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PERSPECTIVES : Véronique Anger-de Friberg, Hortense Gauthier, Carlos Moreno, Muriel de Saint-Sauveur POINTS DE VUE : Franck Ancel, Olivier Auber, Hervé Azoulay, Jean-Christophe Baillie, Jean-Jacques Birgé, Simon Borel, Cécile Bourne-Farrell, Mikki Braniste, Carol-Anne Braun, Philippe Cayol et Marta Grech, Nicolas Dehorte, Françis Demoz, Emmanuel Ferrand, Maxime Gueugneau, Étienne Krieger, Janique Laudouard, Marie-Anne Mariot, Gloria Origgi, Clément Vidal PRESQUE FICTIONS : Étienne-Armand Amato, Philippe Chollet, Michaël Cros, Jacques Lombard, Éric Sadin, Soudoplatof Serge ENTRETIEN : Sylvain Kern www.cuberevue.com Création et société numérique Avril 2014 PARTAGER #6

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PERSPECTIVES :

Véronique Anger-de Friberg, Hortense Gauthier, Carlos Moreno, Muriel de Saint-Sauveur

POINTS DE VUE :

Franck Ancel, Olivier Auber, Hervé Azoulay, Jean-Christophe Baillie, Jean-Jacques Birgé, Simon Borel, Cécile Bourne-Farrell, Mikki Braniste, Carol-Anne Braun, Philippe Cayol et Marta Grech, Nicolas Dehorte, Françis Demoz, Emmanuel Ferrand, Maxime Gueugneau, Étienne Krieger, Janique Laudouard, Marie-Anne Mariot, Gloria Origgi, Clément Vidal

PRESQUE FICTIONS :

Étienne-Armand Amato, Philippe Chollet, Michaël Cros, Jacques Lombard, Éric Sadin, Soudoplatof Serge

ENTRETIEN :

Sylvain Kern

www.cuberevue.com

Création et société numérique

Avril 2014

PARTAGER #6

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La Revue du CubeParce qu’à l’ère du numérique, le mouvement, la porosité et le foisonnement recomposent le monde, la Revue du Cube entend croiser les regards de praticiens, d’artistes, de chercheurs, de personnalités et d’experts venus d’horizons différents. Chaque numéro s’articule autour d’une thématique qui traduit les tendances émergentes. Articles, points de vue, interviews, entretiens vidéo, débats, empreintes sonores ou visuelles, toutes les formes d’expression ont droit de cité dans la Revue du Cube La Revue est éditée par Le Cube, centre de création numérique.Comité éditorial : Nils Aziosmanoff, Rémy HocheAvec la contribution de Carine Le Malet, Isabelle Simon-Gilbert, Hélène Gestinwww.cuberevue.com

Le Cube, centre de création numériquePionnier sur la scène culturelle numérique française, Le Cube est un lieu de référence pour l’art et la création numérique. C’est un espace ouvert à tous, quel que soit son âge et sa pratique du numérique, pour découvrir, pratiquer, créer et échanger tout au long de l’année, autour d’ateliers, de formations, d’expositions, de spectacles, de conférences et de rencontres avec les artistes et les acteurs du numérique. Le Cube organise tous les deux ans un festival international d’art numérique, ainsi qu’un prix pour la jeune création en art numérique. Depuis 2011, Il a également lancé sa revue en ligne.

Créé en 2001 à l’initiative de la Ville d’Issy-les-Moulineaux, Le Cube est un espace de la Communauté d’Agglomération Grand Paris Seine Ouest, géré et animé par l’association ART3000. Il est présidé par Nils Aziosmanoff.

Le Cube20 cours St Vincent 92 130 Issy-les-Moulineaux01 58 88 3000 / [email protected]

Création et société numérique

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PARTAGERSOMMAIRE

Nils Aziosmanoff - « Edito » ............................................................................................................ 5

PERSPECTIVES :Véronique Angers-de Friberg - « Partager sans diviser : un pari sur l’avenir » ....................... 9 Hortense Gauthier - « Pour de nouvelles expériences d’écriture collective » .................... 12 Carlos Moreno - « Le partage, une notion au cœur de la ville de demain » ................... 15 Muriel de Saint-Sauveur - « Le partage a encore de belles années devant lui » ............................ 19

POINTS DE VUE :Franck Ancel - « She Loves Control » ......................................................................................... 25Olivier Auber - « Les Banquiers de la Pensée » ....................................................................... 27Hervé Azoulay - « Le Partage » ................................................................................................... 29Jean-Christophe Baillie - « La robotique : vers un monde plus humain » ............................. 31Jean-Jacques Birgé - « J’aimerais croire en l’avenir » ................................................................. 33Simon Borel - « Partager sans partage ou partage sans partagé ? » ................................ 35Cécile Bourne-Farrell - « Partager du Je au Nous » ................................................................ 37Miki Braniste - « Du fast vers le slow, du online vers le offline » ........................................... 39Carol-Ann Braun - « Parenthèses sur les enjeux de la représentation partagée » ................. 41Philippe Cayol et Marta Grech - « La ligne de partage » ....................................................... 44Nicolas Dehorter - « Le partage comme moteur du crowdfunding» ...................................... 47Francis Demoz - « Je partage, tu partages, il partage » ........................................................ 50Emmanuel Ferrand - «TeX contre TEDx, paradoxes du partage du savoir scientifiqueà l’ère numérique » ........................................................................................................................ 52Maxime Gueugneau - « C’est simple, il suffit de devenir Dieu » ........................................ 54Etienne Krieger - « De Neandertal à Wikipédia : le partage des connaissances à l’ère numérique » ......................................................................................................................... 56Janique Laudouard - « Une mémoire numérique participative » .......................................... 58Marie-Anne Mariot - « Si tu n’es pas généreux quand tu es pauvre, tu ne le seras pas quand tu seras riche » .................................................................................. 61Gloria Origgi - « Ce que partager veut dire » ....................................................................... 63Clément Vidal - « Le Cube du partage » ................................................................................. 65

PRESQUE FICTIONS :Étienne-Armand Amato - « Partager l’incommunicable : un paradoxe rentable ? » ......... 71Philippe Chollet - « Je pense donc je suis… mais qui pense ? » .............................................. 74Michaël Cros - « Témoignages présent, futurs, et futurs lointains » ...................................... 77Jacques Lombard - « Un petit coin de paradis » ........................................................................ 80Eric Sadin - « SoftLove » ................................................................................................................ 83Serge Soudoplatoff - « La planche» ........................................................................................... 86

ENTRETIEN :Syvlain Kern ...................................................................................................................................... 90

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Edito

Partager !

Nils Aziosmanoff

D’ici la fin du siècle, l’humain deviendra omniscient, ubiquitaire et immortel.

Après un voyage de deux cent mille ans, l’homo sapiens s’apprête à rencontrer son successeur dans la grande chaîne de l’évolution. Bientôt doté d’un accès permanent à l’ensemble du savoir planétaire, présent en tout lieu et capable d’agir à distance grâce à ses multiples extensions, l’homo numericus aura une espérance de vie de 1000 ans. Cette vision de science fiction deviendra bientôt réalité grâce à l’accroissement continu de la puissance informatique lié au développement du progrès technologique et scientifique.

La convergence des innovations ouvre de nouveaux paradigmes qui, de façon systémique, renouvellent nos réalités : les biotechnologies prennent le contrôle du vivant ; les nanotechnologies donnent vie à la matière ; la robotique autonome supplée en toute chose ; la big data prédit le réel ; l’ubiquité informatique anéantit l’espace et le temps ; l’intelligence artificielle externalise les capacités cognitives ; les réseaux sociaux ramifient l’intelligence collective ; ... ; cette liste à la Prévert s’allonge chaque jour un peu plus. La révolution numérique suscite une ère de créativité sans précédent dans tous les domaines, elle émerge tel le sommet d’un iceberg géant, dont Michel Serres dit « qu’il va bientôt se retourner ».

L’extraordinaire saga de la découverte des Amériques, il y a cinq siècles, et les changements qu’elle a opérés sur la société européenne, ne sont en rien comparables aux promesses de ce nouveau monde. Ses dimensions et l’éventail de ses ressources sont sans commune mesure. Car l’humanité s’apprête à accoster un territoire qui va de l’infiniment petit aux confins du réel, des origines de l’univers à sa destinée, de l’atome à la biodiversité, de l’intime à la conscience globale. En faisant de la complexité son nouveau terrain de jeu, l’homme connecté va naître à l’immensité. Il va « sortir du berceau ».

Tel un « amour naissant », cet éveil s’opère au cœur du corps social « qui dans la grisaille du présent attend un jour nouveau, une vie nouvelle, un printemps nouveau1». Une force généreuse se mobilise et se propage sur les réseaux. Partout des volontaires s’engagent, prêts au défi de soi et aux utopies nouvelles. Mais si cette jeune aspiration se heurte ça et là aux peurs et replis d’une civilisation en crise, elle se confronte plus encore aux modalités de sa propre émancipation. Le passage d’une société verticale à la société horizontale nécessite son adaptation à un milieu plus complexe. Les reliefs auparavant délimités du chemin collectif s’estompent dans les flux entrelacés de la société connectée. La maille culturelle du tissu

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social s’effiloche au souffle de la diversité globale. Exit les balises de l’imaginaire collectif. Mythe, légende, religion, récit, chant politique et messe médiatique, la narrativité toute entière s’étiole dans les remous du monde fluide. L’hyper récit, récit de tous les récits, devient le théâtre du réel, où l’être omniscient, ubiquitaire et bientôt immortel, expérimente un nouvel espace temps. Car l’Histoire, il le pressent, s’écrira bientôt à l’encre de deux forces vives, celle des machines qui pensent, et celle de la multitude connectée.

D’un côté, la data indexe le réel. Pilotés par l’analyse prédictive de nos faits et gestes, les environnements intelligents deviennent des compagnons attentifs qui anticipent nos désirs et les servent. Pour notre plus grande gloire. Mais en cherchant à domestiquer le hasard pour s’offrir un monde parfait, l’homme prend le risque de s’abandonner tout entier à la puissance des machines.

De l’autre, les foules intelligentes aspirent au progrès pour repenser la place de l’individu au sein de la biodiversité. Empathie, altruisme, partage, innovation sociale et co-créativité sont les forces vives d’une nouvelle nation transfrontalière. Elles ne sont pas perçues comme une utopie mais comme une nécessité, un horizon à dépasser pour réussir à affronter les lourdes menaces qui pèsent sur l’humanité : pollution, changement climatique, faim dans le monde, crise économique, tensions sociales, sans parler d’une possible disparition de l’espèce humaine d’ici la fin du siècle, au seuil même de son immortalité !

Pour de nombreux experts, le plus grand défi est notre capacité à répondre collectivement à tous ces problèmes. « Coopérer n’est plus une option mais la seule solution2». C’est pourquoi, bien plus qu’une cité idéale conçue pour la splendeur de l’homo numericus, c’est une fabrique collective de l’utopie qu’il nous faut inventer. Un laboratoire planétaire maillant de multiples initiatives, pour co créer, cultiver et polliniser les bonnes pratiques, et distribuer les fruits abondants de l’intelligence collective.

L’édification de cette « citée monde » est un défi politique majeur. Elle peut devenir le théâtre d’exclusion et d’aliénation, tout comme elle peut constituer le terreau fertile d’un renouveau créatif. En offrant sa plasticité numérique à de multiples expériences, elle peut devenir une plateforme ouverte et participative, productrice de sens partagé. La living city apparaît comme une arche salutaire, un nouvel édifice du « agir ensemble » dont nous serions tous les architectes.

1. In Le choc amoureux, Francesco Alberoni, Edts Pocket. 19792. In La revue KaiZen, éditorial de Cyril Dion, novembre 2013

Nils Aziosmanoff : « Edito» / La Revue du Cube #6

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PERSPECTIVESVéronique Anger-de-Friberg, Hortense Gauthier,

Carlos Moreno, Muriel de Saint-Sauveur

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Partager. Un mot plein de promesses qui évoque l’altruisme, le don, l’échange, la générosité, la réciprocité, la solidarité, la communauté, la confiance, la fraternité… Fraternité. Une valeur indissociable de l’idéal républicain de liberté et d’égalité en ces temps de grandes mutations et d’incertitudes, de changement d’ère1.

Partager revient à prendre conscience de la réalité d’une « communauté de destin pour l’humanité entière » telle que décrite par Edgar Morin. On partage dans un esprit fraternel. Avec ses Frères humains.

Comment revaloriser la fraternité dans un monde globalisé de plus en plus inégalitaire et individualiste, où règne un pouvoir sans partage ? Le pouvoir sans partage, c’est aussi diviser pour régner…

Partager se montre parfois faux-ami. Pour tous ceux qui associent partager et diviser, au sens de désunir, séparer, cloisonner, fragmenter, compartimenter… partager ne peut mener qu’à la mésentente. Ainsi, partager revêt des sens antinomiques dès lors que les finalités sont opposées. Ce peut être la pire ou la meilleure des choses...

Comment, dans ce contexte, inventer de nouvelles solidarités pour partager pouvoirs et ressources ? Comment bâtir une société plus équitable ?

Diviser, non pour régner, mais pour multiplier

Tout l’enjeu de ce siècle sera de diviser, non pour régner, mais pour multiplier. L’individualisme a vécu et, à l’ère digitale, partager devient la norme. On accepte moins de propriété pour davantage de liberté. On accepte d’accéder au lieu de posséder (un bien plus grand en co-location au lieu d’un bien à soi seul ; pléthore d’informations en échange d’un peu d’information).

Partager sans diviser : un pari sur l’avenir

Véronique Anger-de FribergPrésidente fondatrice du Forum Changer d’Ère

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L’émergence des technologies de l’information a permis de multiplier et d’améliorer les savoirs, d’optimiser les moyens et les pratiques, de favoriser les interactions entre individus, dont l’imagination et le potentiel d’innovation se trouvent décuplés. Désormais, on partage la connaissance et l’information, les moyens… pour permettre à tous les habitants de la planète d’en bénéficier.

Du partage d’information à la colocation ou au covoiturage, de la production et la revente d’électricité de particulier à particulier en passant par la recherche scientifique en open science, partager concerne tous les pans de la société et de l’économie. Partager, c’est aussi une nouvelle façon de concevoir sa relation aux autres, de penser le monde. Un monde où la compétition cède la place à la coopétition, où les foules disposent -grâce aux réseaux sociaux- d’une capacité de contestation et d’action de plus en plus importante et efficace. Pour citer Joël de Rosnay : « Cette nouvelle approche permettrait de passer d’un système de rapports de force, de concurrence et de compétition acharnée, à un système de rapports de flux et d’échanges solidaires mettant en œuvre de nouvelles valeurs, de nouvelles actions et de nouvelles responsabilités. (…) L’échelle des valeurs se déplace de la concurrence traditionnelle pour s’imposer et réussir, vers le partage, la solidarité, l’échange, le « gagnant-gagnant », qui autorisent plus de souplesse dans la conduite de sa vie. »2

Aucun domaine aujourd’hui n’échappe à ce désir d’inventer de nouvelles règles du jeu, de passer à l’acte pour prendre en main son destin et s’émanciper des grands lobbys ou des circuits traditionnels. Parmi les initiatives collaboratives réussies, citons : Nickel et Cresus : le compte en banque sans banque pour les personnes exclues du système bancaire ; les MOOC’s : cours en ligne ouverts et massifs pour tous ; Pilo’ty’s : les habitats en bois pour tous, KissKissBankBank : plateforme de financement participatif ; Babyloan : micro-crédit solidaire ou HackYourPhd : la science et l’accès à la connaissance comme bien commun…

Partager, un état d’esprit

Par temps de crise ou de grande mutation, l’instinct de survie ne doit pas obligatoirement conduire à se replier sur soi ou à entrer en compétition avec les autres. La loi du plus fort fonctionne… tant que vous êtes le plus fort. Elle menace en permanence la cohésion sociale. En revanche, coopérer, mutualiser les moyens, partager les ressources… contribuent à l’intérêt général. Cette « autre approche » assure une meilleure paix sociale en permettant à beaucoup plus d’individus de s’adapter pour survivre.

Si l’on ne croit pas dans un destin commun de l’humanité, on se condamne à disparaître en tant qu’espèce humaine, car seuls nous ne résisterons pas très longtemps à l’adversité ou aux prédateurs en tous genres (machines et robots de plus en plus intelligents, lobbys, catastrophes naturelles ou autres aléas de la vie…).

Véronique Anger-de Friberg « Partager sans diviser : un pari sur l’avenir » / La Revue du Cube #6

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En coopérant, en partageant davantage les ressources et les pouvoirs, en régulant mieux les richesses, les êtres humains se conduisent en individus co-responsables et œuvrent pour le bien commun autant que pour leur propre bien-être. En dépit des risques, l’expérience et la théorie des jeux démontrent que le partage de l’information est un « jeu à somme non nulle », cumulatif (alors que l’échange d’énergie ou d’argent est à « somme nulle », en d’autres termes : ce que j’ai donné, je l’ai perdu). Toute la croissance d’Internet se fonde sur ce principe : plus l’information est partagée, plus elle a de valeur.

On a donc davantage intérêt à faire confiance et à partager que le contraire. D’où la nécessité impérative de restaurer la confiance, de revaloriser la Fraternité, d’accepter d’aller au-delà de ses seuls intérêts pour créer la dynamique positive qui permettra de bâtir une société plus solidaire et plus équitable.

Partager, c’est un état d’esprit. C’est faire confiance a priori à nos semblables. Un «semblable» qui incarne bien notre égal, notre double, nous. Et ce « nous » représente l’espoir, une certaine idée de la fraternité. Et, en ces temps incertains, croire en l’Humanité et penser que le meilleur est à venir, c’est se donner toutes les chances de gagner.

1. Le Forum Changer d’Ère, organisé par Les Di@logues Stratégiques, se déroulera le 5 juin prochain à la Cité

des Sciences & de La Villette (Paris) : www.forumchangerdere.com2. Joël de Rosnay, Surfer la vie. Comment sur-vivre dans la société fluide ? Edition Les Liens qui Libèrent, Paris,

2012.

Véronique Anger-de Friberg « Partager sans diviser : un pari sur l’avenir » / La Revue du Cube #6

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Pour de nouvelles expériences d’écriture collective

Hortense Gauthier Artiste / HP Process

Se poser la question de la possibilité du partage à l’heure où les grands récits ont perdu de leur aura et de leur force à créer du sens commun, c’est imaginer de nouvelles manières de partager le monde poétiquement, grâce notamment à la puissance des outils numériques. C’est déjà penser des langages capables de réinventer ces récits collectifs.

Baigné dans notre post-modernité diffractée, le grand récit commun aurait disparu. Mais si l’on part de ce diagnostic, il faudrait se demander comment, par l’ouverture d’espaces poétiques et artistiques, la multiplicité des récits et des paroles pourrait être échangée pour créer de nouvelles tours de Babel, de nouvelles agoras dans lesquelles s’agenceraient dynamiquement singularités et communautés.

Le Web a pu être parfois considéré comme cette nouvelle tour de Babel, assemblage et juxtaposition de communautés aux langages singuliers mais néanmoins poreux, territoires à développer, à explorer.... Des utopies et des fictions sociales, politiques, philosophiques et éthiques s’y développent et réinventent le jeu démocratique ; de nouvelles formes de sociabilité y émergent et contaminent notre façon d’être au monde, de le construire. Avec l’explosion d’Internet et des nouveaux outils de communication, toute une frange d’artistes a travaillé avec et au cœur de ces territoires, tel de nouveaux espaces regorgeant de moyens inédits de création et de réflexion. Certains d’entres eux ont cependant souvent délaissé la réalité sociale et politique pour se focaliser uniquement sur la dimension technique et esthétique, créant une nouvelle « forme » conceptuelle en espérant pouvoir entrer dans le marché de l’art contemporain.

Le numérique est le nouveau paradigme de notre époque. Il reconfigure notre façon d’être au monde, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’opposer « le réel » et « le virtuel », au contraire. C’est pourquoi il ne faut jamais se résoudre à n’agir que dans les espaces du réseau, à ne produire que des œuvres refermées sur elles-mêmes et leur virtuosité technique. Les dispositifs numériques doivent prendre la mesure de leurs relations avec ce qu’on peut appeler le réel concret de nos vies matérielles et sensibles. Ils nous offrent la possibilité d’ouvrir des espaces de partage, pas seulement sur le réseau ou dans les territoires souvent trop restreints de l’art contemporain et numérique. Il s’agit donc d’agir et de proposer des œuvres performatives où se pose la question du sens et du collectif, comme celle du multiple et de la singularité.

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Car le partage est en effet la dynamique, la force motrice qui permet de constituer du collectif au cœur même de la multiplicité des flux. Il est cette force de désir qui nous pousse en-dehors de nous-même et permet de nous construire avec et à travers les autres, pour inventer des territoires viables, intensifs et expérimentaux. Ces espaces de partage du sens et du sensible déjouent les polarités dominantes et les hiérarchies structurantes de notre époque mondialisée et atomisée.

La question de l’interactivité a complètement refondé les logiques de création et les positions entre artistes et spectateurs. Les œuvres interactives ou participatives, trop souvent fondées sur des logiques comportementales ludiques où l’activation correspond à des stimuli simplistes, peuvent aussi proposer de nouvelles expériences de partage, créer des espaces de transmission, de diffusion et des expériences d’écritures collectives qui interrogent la relation entre singularité et communauté.

HP Process (entité artistique composée de Philippe Boisnard et moi-même) a toujours placé au cœur de son travail la question du langage en interrogeant la façon dont les technologies reconfigurent les gestes d’écriture, ouvrent à de nouvelles pratiques communicationnelles et permettent d’inventer de nouveaux langages et de nouveaux régimes de discours. C’est dans cette dynamique que nous avons créé l’installation WORDS CITY et la performance CONTACT.

WORDS CITY est une installation interactive et générative qui crée une visualisation poétique de la ville à partir des mots et messages échangés dans l’espace urbain. En flashant des QR-codes dispersés dans la ville, les participants peuvent envoyer le nom de la rue, de la place, du quartier, du monument ou du café où ils se trouvent. Ces mots génèrent une ville virtuelle dont l’architecture, sous forme de data-visualisation, se construit et grandit au fur et à mesure des échanges. Cette proposition artistique questionne l’espace public en tant qu’espace collectif, à l’identité complexe, construit par les échanges et les flux dans le temps et le mouvement. La ville est un territoire où la densité des échanges et la concentration des communications génèrent des récits multiples et partagés. WORDS CITY veut traduire cette réalité politique, mais aussi sémantique et sémiotique, en ouvrant un espace d’écriture collectif qui permette une expérience performative et poétique, fondée sur le partage.

Hortense Gauthier « Pour de nouvelles expériences d’écriture collective » / La Revue du Cube #6

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CONTACT (http://vimeo.com/16765046) est un dialogue entre deux performeurs construisant une poésie visuelle et sonore interactive et performative grâce à un outil d’écriture temps réel. Le dispositif prend la forme d’un chat augmenté dans lequel les flux d’écriture des performeurs se mêlent aux mots envoyés par les spectateurs ou les internautes. Ainsi, les performeurs partagent en temps réel une écriture intime qui s’entrelace avec les mots des autres, tissant un texte mouvant et collectif. Ils tentent de donner à voir les interrelations et la multiplicité infinie des échanges possibles sur le Web. La performance fonctionne alors comme une mise en abîme de la communication sur les réseaux où les êtres tentent de se trouver, de se toucher, de transcender la distance tout en la maintenant comme condition même du désir, où les corps s’effacent et se cherchent dans le mouvement incessant de la parole en partage.

Ces œuvres sont des dispositifs ouverts qui, en créant de nouvelles conditions d’échange, accueillent les singularités dans un véritable désir de partage. Elles se reconfigurent sans cesse selon les interactions poétiques des participants, placés au cœur du processus créatif, générateurs de nouvelles dynamiques et de nouvelles manières de produire un langage commun.

Hortense Gauthier « Pour de nouvelles expériences d’écriture collective » / La Revue du Cube #6

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Le partage, une notion au cœur de la ville de demain

Carlos MorenoProfesseur des Universités

Le thème du partage est un sujet extrêmement pertinent et tout à fait d’actualité pour toutes les personnes qui travaillent aujourd’hui sur la ville, comme c’est mon cas.

L’économie du partage est en effet au cœur du nouveau paradigme que nous voyons actuellement émerger au sein des villes, lieux d’agrégation et de vie, qui va vers de nouvelles économies de plus en plus servicielles et d’usage – le service étant aujourd’hui la clé de la qualité de vie dans la ville. En d’autres termes, l’économie du partage vient parfaitement répondre à la transformation vers la transition urbaine – vers une ville durable, humaine, vivante – car elle fait appel à la consommation, à la production et à l’usage collaboratifs. La notion de partage est en effet cruciale, car elle permet, d’une part, de fluidifier les relations sociales existantes et d’en développer d’autres d’un nouveau type, mais aussi de transformer de façon cohérente les relations de l’homme avec l’environnement. D’autre part, elle fait naître de nouveaux modèles économiques en plaçant la pratique de l’innovation et la construction de solutions servicielles innovantes au cœur de l’économie.

L’économie du partage est en outre fort intéressante parce qu’elle privilégie des échanges de nature nouvelle, qui permettent à l’usager de sortir de cette approche de consommateur que nous avons héritée du 20ème siècle. Elle transforme aussi la vision de ceux qui produisent des biens et des services, puisque dans l’économie de partage, la propriété des objets techniques est remise en cause et c’est leur fonction qui est valorisée, celle-ci permettant de créer de nouveaux modèles. Je donne souvent, sur ce sujet, l’exemple de la voiture : nous sommes passés du paradigme de la voiture individuelle à celui de la mobilité, et dans ce mouvement, c’est la fonction de se déplacer qui a remplacé l’objet technique automobile.

À l’heure actuelle, la puissance du numérique, le maillage de l’Internet, l’omniprésence de l’ubiquité, mais aussi le poids de la crise économique, créent à l’échelle de la ville, un espace-temps qui transforme la ville en profondeur en faisant émerger cette économie collaborative. De la collaboration au partage, il y a cependant un palier à franchir. Dans l’économie collaborative, chacun est à la fois consommateur et producteur, ce qui crée un cercle vertueux. La puissance d’Internet a ainsi généré des outils accessibles à tous, permettant de répondre à ses besoins à des coûts bien moindres – je songe à des plateformes comme ebay, Price

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Minister ou Le Bon Coin. Dans le partage, on va plus loin et c’est une transformation qui s’opère au cœur des villes. C’est une révolution qui est en train de s’opérer, avec l’appropriation d’Internet par la nouvelle génération, la naissance des réseaux sociaux et l’émergence de l’esprit collaboratif propre au Web 2.0. Car, les nouvelles pratiques sociales sur le web s’incarnent désormais, par un phénomène d’hybridation, dans le réel, faisant apparaître un nouveau modèle économique fondé sur le partage. Citons pour illustrer ce modèle Autolib, BlablaCar ou encore AirBnB. Autre exemple, la start-up Zilok qui permet à des particuliers de se prêter, d’échanger ou de louer des biens. On peut même y partager notre temps !

Nous sommes, avec ces modèles, face à une autre manière de consommer et de gérer nos rapports avec les autres. Car la notion d’échange marchand est ici associée à celles de plaisir et de service rendu aux autres. Ces démarches font ainsi émerger de nouveaux modèles sociaux, qu’incarne très bien en France, par exemple, la plateforme OuiShare, qui est à la fois un modèle économique, un think tank, un lieu d’échanges et de rencontres. On quitte ainsi le domaine de l’usage des objets existants pour aller vers une économie de la multitude, où l’on partage aussi sa vision – par le biais de ce que l’on pourrait nommer une hybridation sociale communautaire.

Je crois que la ville est le terreau privilégié de ces nouvelles pratiques, car il ne s’agit pas de voir l’économie de partage sous l’angle nihiliste ou marginal, mais bien comme une autre façon de tisser des relations sociales et de vie – je dirais même que ces pratiques réinventent aujourd’hui le sens de la vie sociale urbaine. De nouveaux modèles économiques apparaissent, mais aussi une meilleure gestion, une économie plus durable (avec d’autres manières de gérer face à l’accumulation de biens, peu utilisés par rapport à leur durée de vie), une vision renouvelée de l’autre, car il y a bien, dans l’économie du partage, une recherche de l’altérité et la volonté de créer des relations qui vont au-delà du service lui-même. Dans le même temps, ces nouvelles pratiques remettent en cause nos anciens modèles de fonctionnement, qui déclinent assez inéluctablement. Reprenons l’exemple de la voiture : l’idée d’aller chez son concessionnaire choisir son véhicule ne s’impose plus comme une pratique incontournable avec le développement du co-voiturage et de l’auto-partage. On peut d’ailleurs s’interroger sur les mutations qui sont encore à venir, puisque nous voyons bien que nous ne sommes qu’au début d’un mouvement de fond qui vient tout bouleverser.

Il est intéressant aussi de remarquer l’impact de ces nouvelles pratiques sur les modèles de service qui n’ont pas évolué. Rappelons l’excellente tribune de Nicolas Colin (http://colin-verdier.com/les-fossoyeurs-de-l-innovation/) qualifiant la compagnie de taxis G7 de « fossoyeurs de l’innovation », la mainmise de ce type d’entreprise sur les services de taxis et le blocus autour du numerus clausus empêchant l’émergence de tout autre modèle de mobilité comme les taxis collaboratifs ou les véhicules avec chauffeur commandés par Internet. Au moment où l’économie de partage décloisonne les usages, ce type de société, qui génère des services basés sur l’ancien modèle économique, incarne bien les résistances à la transition

Carlos Moreno « Le partage, une notion au cœur de la ville de demain » / La Revue du Cube #6

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vers un nouveau paradigme. On remarquera également comment AirBnB remet en cause le modèle hôtelier, par exemple.

Au plan éco-systémique, ces nouvelles pratiques remettent enfin en cause les services de service associés. Dans l’hôtellerie par exemple, il existe tout un tas de services associés à l’offre d’hébergement : ménage, soin du linge, assurances etc. De nouveaux enjeux émergent au sein de l’économie de partage : par exemple, si je suis hébergé via AirBnB chez un particulier et que je crée un dommage chez lui, comment suis-je couvert ? De même, comment statuer sur la responsabilité d’un pratiquant de covoiturage qui occasionne un accident ? C’est l’ensemble de nos pratiques, jusque dans leur dimension juridique, qui sont ainsi ébranlées. On observe d’ailleurs que de nombreux secteurs de l’économie classique s’efforcent de s’ouvrir à l’économie de partage, comme la grande distribution par exemple. Des filiales de grands groupes se lancent dans ce modèle – on peut citer l’exemple de Lokéo, filiale de Boulanger, qui permet de « passer à un nouveau mode de consommation » des biens de consommation courante, en les louant au lieu de les acheter.

Je suis convaincu, pour ma part, que ce modèle est amené à se développer d’autant mieux qu’il correspond parfaitement au concept de la ville de demain : une ville collaborative, citoyenne, durable. Je répète souvent que la ville de demain sera celle des services et des usages qui évoluent, et qu’elle doit « hacker » la technologie. Cette vision correspond pleinement avec le concept d’une économie collaborative et de partage. Si l’on continue par ailleurs à raisonner en termes systémiques, on voit qu’au-delà de la mutation de l’objet traditionnel en service, l’économie de partage transforme également la relation entre l’homme et les espaces publics au sein de la ville. Nous voyons en effet naître de nouveaux espaces de partage au sein des villes : co-parking, co-working… Mais ces espaces font eux-mêmes naître de nouvelles relations sociales et de nouvelles façons d’interagir ! Un espace de co-working, par exemple, ne donne pas seulement accès à un espace de bureau et un poste informatique, il donne accès à des espaces décloisonnés où l’on rencontre d’autres personnes et où l’on partage des savoirs, ce qui crée de nouvelles synergies. Demain, on partagera l’espace de travail pas seulement pour des raisons environnementales ou pratiques, mais pour développer sa puissance de travail ou renforcer sa créativité.

Les réseaux sociaux jouent par ailleurs un rôle crucial dans la diffusion de cette économie de partage et ils sont amenés à prendre de plus en plus d’importance dans la ville de demain. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont avant tout des sites d’échanges et d’information. Demain, on aura affaire à des réseaux sociaux hybridés, qui permettent de tisser de nouvelles relations sociales par le biais de l’hybridation technologique. Ce ne sera plus le fait de me relier à d’autres personnes qui sera leur fonction principale, mais leur capacité à créer de nouveaux services – ou des services réinventés car moins chers, moins polluants etc. Géolocalisation, ubiquité et hybridation réunies permettront donc d’aller très loin et, couplés à la puissante notion

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des plateforme, les bouleversements et transformations à l’échelle de nos vies quotidiennes seront majeurs.

Il serait impossible de clore un article sur la notion de partage au sein de la ville de demain sans évoquer d’autres façons de partager au sein des espaces urbains, comme le street art, ou art des rues, qui est une forme de partage culturel – la rue apparaissant, dès lors, comme le lieu d’une catharsis sociale pour les artistes, comme le furent en leur temps le rap et le hip-hop. Le street art est ainsi une manière de s’exprimer avec ses propres codes, au même titre, autre exemple, que le crowdsourcing, qui permet la création d’applications collectives (on pense notamment aux hackathons organisés par la SNCF et bien d’autres à Paris). Facebook a permis de populariser ces pratiques, nous montrant comment des services nouveaux étaient issus de telles manifestations. Le partage du code, avec des mouvements comme « Tous codeurs » est aussi une expression de la ville de demain. Dernier exemple de partage dans la ville, le crowdfunding, ou financement de start-up par la multitude (Kickstarter, Ulule...etc). On est aujourd’hui ainsi en capacité de faire financer par la population des projets très sérieux qui viennent s’inscrire dans l’économie réelle. Nous sommes devenus aussi « tous financeurs », ce qui signifie que nous pouvons apporter notre regard sur la manière dont est produite la valeur. Autant de pratiques qui illustrent très bien la façon dont la transition urbaine, vers une ville durable, vivante, solidaire, est en train de s’opérer.

Enfin, j’ajouterai pour finir, que ce numéro de la Revue du Cube consacré au partage est lui-même un bon exemple de partage… d’idées – ces idées qui, bien qu’abstraites, ont pourtant bel et bien la force de changer le monde.

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Le partage a de belles années devant lui

Muriel de Saint SauveurDirectrice de la diversité du groupe Mazars

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« Demander à un homme pourquoi il soutient l’égalité homme femme, c’est comme demander à un jeune blanc pourquoi il soutient Nelson Mandela ! Pour les droits humains bien sûr. » Cette phrase, prononcée récemment à New York par le Président d’une grande entreprise devrait nous servir de leitmotiv. Nous sommes plus de 6 milliards de petits êtres humains, femmes et hommes, sur la planète et devrions nous respecter et partager notre environnement et ses richesses. Pour construire la cité ensemble. Malheureusement, nous en sommes encore loin. En seulement 30 ans, nos repères ont été chamboulés par l’arrivée concomitante de 3 grandes révolutions. La première concerne les femmes et leur arrivée en masse dans le monde du travail. Leur activité dorénavant visible bouleverse les codes professionnels. En parallèle, une seconde révolution s’est orchestrée avec l’avènement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Ceux-ci ont chamboulé nos modes de vie à tel point que nous n’en mesurons encore pas toutes les conséquences. Enfin, il convient de mentionner l’arrivée d’une nouvelle génération sur le marché du travail – la fameuse génération Y - pour qui les questions de mixité et des nouvelles technologies apparaissent comme une évidence. Face aux changements climatiques et autres catastrophes naturelles, et face aux soulèvements populaires qui éclatent dans différentes dictatures, force est de constater que le monde change. Bien sûr, les révolutions de peuples opprimés ne sont pas nouvelles. En revanche, nos modes de communication ont bien changé, si bien qu’aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, tout le monde a accès à l’information, renversant par la même occasion les rapports de force dominant-dominé. Ce qui a été supporté par les peuples par le passé du fait de leur ignorance ne peut plus être d’actualité. Telle une réaction chimique, ces 3 révolutions provoquent des réactions explosives qui refaçonnent l’ordre du monde. Et ces changements peuvent apparaitre insupportables pour certains au point de vouloir empêcher le nouveau partage annoncé.

Les femmes ont toujours travaillé mais leur travail n’était auparavant ni reconnu ni valorisé. Aujourd’hui ce n’est plus le cas dans la majorité des pays. Selon le dernier rapport de la Banque Mondiale, de nos jours, 55% des femmes âgées entre 15 et 64 ans ont un travail. Mais ce chiffre plutôt positif doit être contrebalancé par le constat que le travail masculin est nettement plus important (multiplié par 2 ou 3 selon les régions du monde).

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La Française que je suis découvre Internet et obtient son premier ordinateur en 1989. Aujourd’hui, je lis Le Monde en ligne quotidiennement ! Je me range parmi les femmes les plus connectées de ma génération étant équipée d’un smartphone, d’une tablette numérique, d’un ordinateur à la maison ainsi que d’un autre au bureau. Active sur les réseaux sociaux, je ne manque pas d’interagir sur Twitter, LinkedIn, Facebook, Viadeo et sur mon propre blog1. Mon usage de ces réseaux suit cependant une certaine éthique : sans me dévoiler intimement, ceux-ci me servent pour agrandir mon réseau et multiplier les prises de contact. En effet, l’ère du digital me permet de m’adresser à un nombre toujours plus grand d’interlocuteurs. On pourrait croire que l’humain est désormais aliéné à la machine, or je n’ai jamais autant rencontré d’êtres humains en personne. Mais la question est peut-être plus pertinente pour les générations suivantes. Leur usage de ces nouveaux moyens de communication n’est effectivement pas le même. L’exemple de ma belle-fille me pousse à penser que ces nouvelles générations privilégient les contacts indirects via les réseaux sociaux – outils qui semblent leur donner une plus grande liberté et autonomie – mais qui se fait au détriment des rapports directs plus intimes.

L’exemple de ma belle-fille illustre aussi à merveille les changements qu’induisent ces 3 révolutions. Le téléphone toujours sur elle pour vérifier que les enfants sont bien rentrés à la maison, que la grand-mère va bien ou que la nounou n’a pas encore démissionné, elle utilise aussi Internet pour faire ses courses, réserver ses prochaines vacances et garder le contact avec ses amies. Mais au lieu de m’appeler par téléphone, elle m’envoie ses photos via Facebook. Responsables le plus souvent de la maison et de la famille, les femmes sont habituées à jongler quotidiennement entre vie professionnelle et vie privée. En entrant massivement dans le monde du travail, celles-ci ont modifié l’organisation des entreprises – monde éminemment masculin et rigide – et tentent d’imposer leurs préoccupations. Préoccupations dorénavant partagées par les hommes divorcés. Les bureaux sont maintenant envahis de photos d’enfants et de plantes vertes, de tableaux et d’objets personnels lorsque l’entreprise le permet. Et c’est encore une fois ces nouvelles technologies – comme Skype par exemple - qui leur permettent une plus grande flexibilité dans leur travail et donc d’arriver à mener de front vie de famille et carrière.

En même temps, l’arrivée de la génération Y ou génération millenium (née entre 1980 et 2000) dans le monde du travail nous montre que les attentes des plus jeunes ont changé. Bien décidés à ne pas reproduire l’exemple parental en passant leur vie au bureau et en négligeant leur famille – tout cela dans un climat de crise économique -, les jeunes Yers font passer leur épanouissement personnel avant tout. L’étude The Y Revolution ?2 menée chez Mazars auprès de 1040 jeunes dans 64 pays nous montre que les préoccupations de ces jeunes et leurs priorités sont à l’exact opposé de celles de leurs ainés mais identiques à celles des femmes. S’ils s’investissent, c’est tout d’abord pour réussir leur vie, c’est-à-dire trouver un travail qui les intéresse. Puis, vient le souci de trouver le juste équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Enfin, et seulement après, viennent les considérations matérielles de type indépendance financière. Mais peut-être que la vraie nouveauté consiste en ce que

Muriel de Saint Sauveur «Le partage a de belles années devant lui» / La Revue du Cube #6

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cette nouvelle génération, qui est née avec Internet, en utilise aujourd’hui toutes les ressources, contrairement à la majorité des femmes des générations précédentes. Si certaines études montrent que les femmes et les hommes n’utilisent pas les réseaux sociaux de la même façon, cela est certainement vrai pour ma génération ainsi que la suivante, mais vraisemblablement pas pour la génération actuelle qui en a compris tous les ressors. J’en veux pour exemple le nombre de sociétés fondées par des femmes entre 20 et 30 ans. Ou encore le pouvoir des féministes qui, lorsqu’elles appellent à manifester, sont dorénavant entendues partout dans le monde. Parmi les blogueurs, 70% sont des filles. Chiffre mondial et récent.3

Les femmes ont désormais compris l’extrême importance de ce nouvel outil pour lequel il n’existe ni sexe, ni couleur de peau, ni religion. Vous êtes simplement un être humain. Les nouvelles formes que prend le commerce, grâce notamment à la finance participative, au micro-crédit, aux entreprises solidaires et au partage des richesses, tendent à prendre le pas sur les anciennes.

Mais le partage du monde et de ses richesses ne se fera pas tant que nous ne commencerons pas à partager le quotidien. Or, ce partage passe notamment par la parité entre les femmes et les hommes. C’est le partage du pouvoir, le partage de la vie professionnelle et de la vie familiale, qui, plus que toute autre chose, nous permettra d’avancer. Et cette parité doit aussi passer par l’usage poussé des réseaux sociaux par les femmes pour se faire connaitre, pour acquérir de meilleurs postes, pour étendre leurs réseaux – comme le font déjà actuellement les hommes. Aujourd’hui, le monde politique a perdu de son aura et de sa respectabilité, mais il a surtout perdu de son pouvoir : celui de changer notre société. Pour compenser cette perte de vitesse de l’Etat, la société doit prendre le relai pour construire l’avenir grâce à ces nouvelles technologies et à l’entraide. Comme le dit Kofi Annan au sujet de l’Afrique, «Ce sont les nouvelles générations mondialisées, celles qui connaissent le monde, qui circulent et échangent, qui vont réussir cette évolution… Ces nouvelles élites deviendront légitimes si elles s’investissent dans le domaine de la santé et de l’éducation par des réalisations concrètes». Nous pourrions généraliser cette réflexion au monde entier. Selon Kofi Annan, le salut de nos sociétés se fera grâce à l’essor d’une nouvelle génération qui bouleversera les codes préexistants et sortira du « Old Boy’s Club » pour appeler à un meilleur partage. Il est primordial que les femmes et les hommes soient éduqués de manière identique, tout comme il est primordial qu’ils s’organisent égalitairement au sein du couple, de la famille, de la maison. Il est indispensable aussi que le monde du travail s’adapte et accompagne ces 3 révolutions. Sans cela, le partage ne sera pas possible et les tensions s’accroitront.

Il est intéressant de s’imaginer que demain les robots pourraient nous remplacer. Déjà aujourd’hui, on peut trouver des robots faisant le ménage, des robots géants gérant la circulation à Kinshasa ou encore des « ordinateurs portales » greffés à l’oreille au Japon ! La moitié de ces dernières innovations est le fruit de femmes désireuses de changer le monde. Christine Lagarde, actuelle Présidente du FMI, a récemment démontré que si le nombre de

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femmes actives augmentait, la richesse mondiale ferait un bond considérable, de l’ordre de 4% de plus du PIB en France, et jusqu’à 34% en Egypte. Alors, qu’attendons-nous pour instaurer un plus grand partage du travail entre femmes et hommes ? Soyons les architectes de notre propre conception du vivre-ensemble !

L’éducation doit rester notre préoccupation principale, celle qui devrait rassembler tous les plus grands de ce monde pour établir des objectifs et un budget communs. Force est de constater que nous en sommes encore loin. Dans mon livre « Un monde au féminin serait-il meilleur4, les 100 femmes que j’ai pu interroger mettent inlassablement au cœur de leur priorité l’éducation, un sujet qui se construit sur le long terme et qui empoisonne nos politiques. Internet et les nouvelles technologies ne remplaceront pas l’éducation, car tous les enfants doivent être capables d’analyser et d’avoir un regard critique sur les informations qu’ils liront. Seule l’école nous permet de rencontrer nos semblables, d’apprendre de nos différences et de décider de notre vie. Le monde numérique et digital a tendance à dématérialiser les échanges et les contacts humains. Voilà pourquoi il faut redonner de l’importance au contact physique dans l’échange. Le débat mondial sur l’égalité femme-homme est-il possible ? - se demandent certains. Comment le rendre possible ? Sommes-nous identiques ou différents ? Sommes-nous prêts à l’avènement d’une ère dénuée de genres comme semble le présager la construction de robots ni-homme, ni-femme/asexué ? Le partage semble toutefois avoir encore de belles années devant lui.

1. http://murieldesaintsauveur.wordpress.com/2. Enquête réalisée par Mazars. www.mazars.com3. Information en provenance de l’émission de France culture « Place de la Toile »4. Un monde au féminin serait-il meilleur ?, Editions L’Archipel, Paris, 2011

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POINTS DE VUEFranck Ancel, Olivier Auber, Hervé Azoulay, Jean-Christophe Baillie,

Jean-Jacques Birgé, Simon Borel, Cécile Bourne-Farrell, Mikki Braniste,

Carol-Anne Braun, Philippe Cayol et Marta Grech, Nicolas Dehorte, Françis Demoz,

Emmanuel Ferrand, Maxime Gueugneau, Etienne Krieger, Janique Laudouard,

Marie-Anne Mariot, Gloria Origgi, Clément Vidal

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She Loves Control

Franck AncelThéoricien et artiste

Je souhaite partager avec vous le lancement de mon troisième livre électronique sous le titre She Loves Control, désormais disponible sur Internet via l’ensemble des plateformes de diffusion. C’est en découvrant l’épilepsie chez une personne que le chanteur Ian Curtis a découvert la sienne. Il en tirera la chanson She’s Lost Control.

Du renversement de la perte en amour, du “lost“ en “love“, j’ai tiré aussi le titre de ma dernière œuvre en néon, qui sert aussi d’illustration de couverture. Je propose également cette pièce d’art en acquisitions, multiple de 23, aux 23 Fond Régionaux d’Art Contemporain de France, à l’heure du centenaire de William S. Burroughs, pour qui le chiffre 23 fait sens.

Mon engagement dans mon autre œuvre >< imaginée dès 1998, sur le lieu même du suicide de Walter Benjamin, intègre une position dont les fragments dans mon histoire apportent un éclairage supplémentaire sur cette approche du contrôle, comme une autre manière de poser notre rapport à un état.

En détournant ce titre, tel un fragment d’histoire dans l’esprit d’un Walter Benjamin, j’ai créé une œuvre qui illustre aussi ce texte tant sur le fond que la forme. Cet état de détournement n’est pas sans évoquer un autre rapport au plagiat et/ou à l’auteur, dans le sens d’une prise de conscience.

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« She loves control » de Franck Ancel / Photographie © Nadia Rabhi

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A l’heure d’une culture numérique, les enjeux de liberté demandent un contrôle personnel, car au risque de choquer, certains profitent des espaces ouverts des réseaux pour y piocher l’expérience des autres au lieu de cultiver les siennes dans le partage.

Il est temps de repositionner quelques vertus bouddhistes d’un Merce Cunningham car il n’y a aucun gagnant à ce genre de jeux. « Ce qui pour certains est un spectacle splendide, n’est pour d’autres qu’ennui et agitation ; ce qui pour certains semble aride est pour d’autres l’essence même de l’art héroïque. Et l’art n’est ni le meilleur ni le pire. »

Le partage à l’heure de sa reproductibilité numérique est encore une expérience réelle ou ne sera plus. Toute licence en art n’est pas simplement une idée mais une invitation concrètement mise en place dans certaines de mes productions.

Lors d’un atelier Port électronique dans le cadre d’une manifestation dédiée aux nouvelles technologies, sa forme était un rendez-vous ludique et en réseau au café de l’Opéra à Bordeaux, accompagné de 11 mots clés vers 64 entrées à partager.

Ce que j’explore depuis 2001, avec de telles œuvres post-scénographiques, n’est autre que la mise en jeu d’une ré-partition, de nouvelles situations, dans notre environnement numérique.

Franck Ancel « She Loves Control » / La Revue du Cube #6

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Les Banquiers de la Pensée

Olivier AuberArtiste et chercheur

Dans ce très joli séminaire http://vimeo.com/19808739 que j’ai enregistré avec les moyens du bord en 2011, Jean-Louis Dessalles pose la question : «pourquoi donner des informations aux autres» (incidemment «pourquoi certains en donnent plus ou moins»), et il y répond le bougre !

Vous verrez que l’attention se porte sur une courbe prédite par la Théorie de la Simplicité classant une population échangeant à travers un certain réseau, et vérifiée et en l’occurrence pour Twitter. En abscisse, on trouve la taille du réseau social de chaque individu (ici, le nombre de followers). En ordonnée, le nombre de messages émis par chacun envers son réseau.

La courbe décolle doucement puis devient linéaire, à savoir que plus le réseau social est grand, plus le nombre de messages l’est aussi. Puis la courbe s’infléchit brutalement comme s’il y avait une sorte de saturation ou de brisure de symétrie, c’est-à-dire qu’à partir d’une certaine masse critique de connections sociales, le nombre de messages émis semble se stabiliser. La partie linéaire est dite «compétitive». Le plateau, lui est «non-compétitif». On peut s’interroger aussi sur le statut de ceux qui sont collés au plancher près de l’origine.

Cette brisure de symétrie, c’est ce que Jean-Louis Dessalles appelle «le paradoxe du banquier» : passé un certain niveau de reconnaissance sociale, les individus peuvent se contenter de n’émettre que relativement peu. Ainsi dit-il par exemple, les «vrais banquiers», ceux qui

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Image du séminaire de Jean-Louis Dessalles « Pourquoi donner des informations aux autres »

Telecom PariTech, 2011

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manipulent des pouillièmes de pour-cent, peuvent arborer tous le même costume gris muraille, le message étant dans le détail du choix du tissu.

Pour ma part, je rajouterais qu’il il existe aussi des «banquiers de la pensée» qui peuvent se permettre d’exprimer tous les mêmes idées reçues ou pas très originales, le détail étant dans l’emphase avec laquelle elles sont proclamées et le choix du contexte de leur expression (tel média plutôt qu’un autre, etc.)

Mais l’essentiel est dans la réponse à la question «pourquoi donnons-nous des informations aux autres ?». Selon Jean-Louis Dessalles elle réside dans une Stratégie Evolutionnaire Stable (ESS) ayant vu le jour au moment même de l’irruption du langage chez les premiers hominidés. A savoir que dans le contexte de l’invention de premières armes qui ont brutalement permis de tuer à coût zéro, il est devenu vital pour chaque individu d’échanger avec d’autres qui seraient susceptibles de lui fournir des informations pertinentes pour réduire le risque d’être tué. De même; il est devenu vital pour chaque individu de fournir des informations pertinentes aux autres afin d’être accepté au sein d’un groupe qui lui garantira une certaine protection.

Ensuite, la brisure de symétrie - le «paradoxe du banquier» cité plus haut -, ne serait qu’un effet de système (AMHA propre à la topologie du réseau dans le quel nous errons) dont on trouvera les équations par exemple dans ce papier :

«Have you something unexpected to say?»http://www.dessalles.fr/papers/Dessalles_10012804.pdf

En quelque sorte, le «paradoxe du banquier» met en lumière les processus cognitifs qui président à violence symbolique et à la Lutte des Classes, rien de moins (!). Voilà de quoi dépoussiérer Marx, Bourdieu, Girard et bien d’autres...

Dans ce jeu, la technologie - lointaine descendante des premières armes -, n’est pas neutre. Comme elle est en grande partie détenue et manipulée par les dominants, elle peut être vue comme l’essence du message adressé par ceux-ci aux dominés: c’est à la fois une arme de scission sociale et de dissuasion massive... De nombreux auteurs soulignent que le tour exponentiel qu’elle a pris pourrait conduire à une scission de l’espèce, voire à sa désintégration pure et simple. Cependant, on peut faire l’hypothèse que tout comme le langage a été la stratégie de survie face à la menace que les armes ont fait peser sur l’espèce il y a des centaines de milliers d’années, une nouvelle stratégie voie le jour.

Je fais pour ma part le pari que cela passera par l’invention d’une «construction légitime» de la « perspective numérique».

Olivier Auber «Les Banquiers de la pensée» / La Revue du Cube #6

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Le Partage

Hervé AzoulayPrésident d’ATHES finance et participations

Notre modèle de société est inéquitable, il repose sur une distribution de plus en plus inégale du pouvoir et de la richesse et mène à un élargissement de l’écart entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. C’est tout le paradoxe du partage dans notre société humaine, où l’égoïsme est partout, à tous les niveaux, où chacun ne pense qu’à soi. Avant de parler de partage et pour mieux comprendre le sens de l’histoire, revenons à la société « naturelle » où au début, il y a la simple force physique à laquelle s’ajoute celle des armes. Ensuite, il y a l’intelligence à laquelle viennent s’ajouter les connaissances, l’éducation et enfin, il y a la richesse qui permet de manier la promesse en plus de la menace. Les circonstances, bien sûr, modifient les rapports de force et il faut en tenir compte : le plus fort gagne généralement toujours.

Au cours de son évolution, la société « naturelle » va obéir à quatre principes fondamentaux qui auront pour conséquence d’amener plusieurs développements parfaitement prévisibles : la création d’alliances, l’émergence d’un marché, la mise en place d’un cadre légal et une consolidation des alliances. Ces quatre développements vont se manifester dans chaque société selon les circonstances propres à chacune et seront toujours des passages obligés. La primauté de la force et l’absence de partage ne disparaîtront pas quand une société grandit et devient plus complexe, mais la manière de les utiliser a changé. Même le plus fort se sent faible s’il doit affronter plusieurs adversaires.

Dans une société mature, la véritable force devient la somme des forces qu’on peut rallier et contrôler. Les alliances deviennent la clé du pouvoir, elles se font et se défont à tous les paliers de la société. Toutes les combinaisons de « nous contre eux » apparaissent, l’objectif étant toujours d’unir des forces diverses en une force commune, une alliance dominante, laquelle permettra d’imposer sa volonté pour prendre la grosse part du gâteau. Il faut toujours s’en souvenir et l’identifier avec ses rapports de force, surtout si on veut changer notre société. Le jeu des alliances constitue la dimension politique de l’activité humaine et elle est toujours présente à tous les paliers de la société. C’est la philosophie du partage individualiste des alliances, où chaque membre tire des avantages individuels. Mais avec la mondialisation, dans les organisations modernes, le partage devient une exigence de la vie quotidienne car la performance ne peut être que collaborative.

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Lorsque Gutenberg inventa l’imprimerie, les industriels de l’époque n’avaient pas investi sur cette innovation qui allait pourtant révolutionner l’humanité, tout simplement parce que les citoyens de l’époque ne savaient pas lire et de ce fait il n’existait pas de marché ! Voilà un type d’exemple pour les organisations en réseaux : créer le nouveau marché du savoir avec des partenaires pour développer et augmenter le volume du gâteau avant le partage ! Dans ce type d’organisation, la cohérence n’est plus maintenue par l’autorité mais par l’implication de chaque acteur ayant intégré le projet global. Plutôt que se battre sur un marché figé et se partager inéquitablement des parts, ce qui introduit la haine, le conflit, la rancune, l’égoïsme puisque chacun regarde de sa parcelle sans intégrer le tout.

Par contre, si on met en commun de l’information, une opinion, un sentiment, un savoir, des moyens, il n’existe plus de rivalité, mais un vrai partage où chaque partenaire intègre le tout. Nous aurons dans ce cas un comportement de solidarité, de confiance, de tolérance et d’échanges. C’est la culture des organisations en réseaux qui nous rend dépendants les uns des autres et ce fait est valorisé comme signe d’appartenance au collectif, contrairement à la démarche individualiste ! Nous pouvons dire que le partage est avant tout un état d’esprit qui souligne une mentalité, une culture, une éducation, une volonté d’aider les autres et de les respecter. C’est une nouvelle façon de vivre ensemble qui se fonde sur le partenariat, la coopération, le don, la tolérance, le bénévolat, l’altruisme.

Un nouveau modèle de société est en cours d’émergence et qui a du mal à se développer : le développement durable. Il prend en considération l’environnement, l’économique et l’équité sociale. Ces trois piliers sont interdépendants, en interaction et nécessitent leur prise en compte simultanée dans des structures collaboratives en réseaux. Alors que les alliances politiques ont du mal à suivre le mouvement, l’avènement d’une nouvelle société basée sur le partage, dépendra de l’énergie et du talent de ceux qui voudront que celle-ci naisse dans l’ordre, plutôt que la contrainte nous impose son modèle. Il y aura probablement des amateurs pour monter dans l’arche de cette nouvelle société, mais seulement, hélas, quand le déluge s’annoncera !

Hervé Azoulay « Le Partage » / La Revue du Cube #6

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La robotique : vers un monde plus humain

Jean-Christophe BaillieChercheur en Robotique

La robotique est aujourd’hui en plein essor, pas uniquement dans le monde industriel mais également dans le milieu médical, au travail et dans notre quotidien à travers des robots de services capables d’interactions complexes, et capables de réaliser des tâches de plus en plus sophistiquées dans un environnement de moins en moins contraint. Il reste néanmoins de nombreux défis scientifiques et technologiques à relever avant de parvenir à concevoir des machines dont la capacité d’adaptation, d’imagination et d’apprentissage puisse égaler ne serait-ce que celle d’un enfant de deux ans.

Les recherches les plus en pointe sur ce sujet aujourd’hui concernent ce que l’on appelle la robotique développementale, un courant qui vise à comprendre précisément les mécanismes à l’œuvre dans le développement cognitif de l’enfant, aidé de ce que la psychologie cognitive et la psychologie du développement peuvent nous enseigner, afin de reproduire ces capacités dans un robot. Un robot qui sera alors capable d’apprendre, comme un enfant, non seulement les règles de son environnement physique et de son propre corps (apprendre à interagir, apprendre à se mouvoir, à reconnaître des lieux), mais également les règles d’interactions sociales, à commencer par le langage et l’ensemble des conventions culturelles implicites que nous utilisons dans notre quotidien. Tôt ou tard, nous parviendrons à comprendre ces mécanismes et tôt ou tard, nous saurons fabriquer ces machines qui pourront vivre et interagir avec nous, à nos côtés. Des machines capables d’apprendre et de remplir une très large gamme de fonctions. Que ferons-nous alors lorsque la robotique rendra possible l’automatisation de toutes les tâches purement productives qui sont aujourd’hui réalisées dans notre société par l’Homme?

L’histoire des civilisations, par un jeu d’essai et d’erreur, a progressivement façonné un monde dans lequel la valeur de l’individu se mesure essentiellement à sa capacité à contribuer à l’effort collectif nécessaire au maintien de la société. Tout autre contrat social aurait rapidement abouti à la famine, la guerre ou l’instabilité. La valeur du travail productif est enseignée comme essence même de l’Homme (la question la plus souvent posée à un enfant est « quel travail veux-tu faire plus tard ? »), le chômage est le problème numéro un de nos sociétés modernes car l’Homme, aujourd’hui, est dans l’obligation de travailler pour que notre société puisse

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Jean Christophe Baillie « La robotique : vers un monde plus humain » / La Revue du Cube #6

fonctionner. Un revenu minimum garanti élevé en l’état créerait un fort déséquilibre car plus personne n’accepterait les postes ingrats mais néanmoins nécessaires à la vie de la cité. Plutôt rester chez soi. Plus précisément, ces postes devant être pourvus coûte que coûte, leur rémunération augmenterait mécaniquement pour attirer des candidats, générant une inflation qui ramènerait le niveau effectif du revenu minimum en dessous du seuil de vie acceptable, poussant ainsi les travailleurs à participer à nouveau à l’effort collectif.

Imaginons maintenant des robots capables de collecter les ressources, les récoltes, capables de les transporter, de les transformer, de les livrer. Des robots capables de réparer d’autres robots, de les assembler, d’autres en charge de la collecte de l’énergie (solaire ou une autre forme d’énergie renouvelable). Nous avons alors pour la première fois de l’histoire de l’humanité une création technique qui permet à l’ensemble de la population de satisfaire ses besoins fondamentaux grâce à une solution fonctionnant hors du circuit économique, et, plus important encore, n’impliquant pas l’exploitation d’humains par d’autres humains (vs. esclavagisme, seigneurie, communisme, capitalisme sauvage, et à peu près tout ce qui a pu être essayé à ce jour). L’argent serait encore là, mais pour réguler l’accès aux ressources en fixant des prix élevés sur les biens les plus rares. Derrière un parfum d’utopie et de déjà vu, c’est bien une innovation technique qui rend cette réflexion à nouveau possible, là où l’histoire a épuisé avec peu de succès les tentatives d’innovations sociales et politiques. Cette innovation mélange à nouveau les cartes et rend possible d’imaginer un autre contrat social que celui du travail, qui reste aujourd’hui le modèle structurant de nos sociétés.

Il faut alors se préparer à réinventer l’éducation, non plus seulement sur des modèles de valorisation de compétence mais plutôt sur le volet de la créativité, de l’aide et de l’écoute aux autres, de la réalisation personnelle et collective. Les métiers de demain seront des métiers de proximité, des métiers plus humains (on pense à l’aide à la personne, et à l’accompagnement des anciens), des métiers impliquant une revalorisation du lien social ou créatif. On pourra toujours vouloir gagner de l’argent au-delà du minimum garanti (cependant élevé), vouloir plus de reconnaissance, de pouvoir. L’Homme reste l’Homme. Mais d’autres formes de réussite pourront être valorisées tout autant, voire plus. D’autres choix de vie seront possibles. Des artistes, des chercheurs, des sportifs, des restaurateurs, des aides sociales, voire même… des amateurs de littérature, de cinéma ou de théâtre, passionnés de toutes natures, ou simples contemplateurs. Pourquoi pas ? Les robots s’occupent de la moisson, entretiennent nos routes et nos maisons. Le défi va être ici de réinventer suffisamment vite notre contrat social, nos organes politiques pour décider collectivement, et nos écoles pour préparer une nouvelle génération prête pour ce nouvel âge où l’humanité sera libérée de la nécessité. L’âge de raison.

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J’aimerais croire en l’avenir. Avons-nous d’autre choix que de nous battre pour que nos enfants puissent un jour prendre le relais ? Contre quoi, contre qui se bat-on ? Pan sur le nez ! L’homme est si orgueilleux qu’il pense pouvoir tout contrôler, climat, démographie, production, pollution, révoltes, la vie et la mort elles-mêmes. Comme si nous étions les maîtres du monde alors que nous sommes imperceptibles à l’échelle de l’univers, et sur un autre système de repères les véhicules inconscients de gênes et de bactéries qui nous manipulent. Des marionnettes en somme !

Nous créons des rites qui nous rassurent. Ils prennent la couleur du temps. Nous produisons de l’énergie pour nos totems. Deus ex machina ? À quoi bon ? Nous n’avons jamais cessé d’être Dieu, l’ayant créé à notre image, dans la limite de notre imagination. Que l’on soit dupes ou pas de la mascarade nous en avons toujours été, chacun, chacune, les organisateurs et les complices. La seule perspective qui nous sauverait porterait le nom de progrès ? Ceux qui se préparent à s’envoler dans l’espace misent sur la sélection par l’argent, les autres devraient savoir qu’il n’existe d’autre solution que dans le partage. Les révolutions se font ensemble. Les monstres d’égoïsme seront lapidés par la foule. Un peu de patience ! Le programme s’accélère. L’humanité n’assimile que les grandes catastrophes.

J’aimerais croire en l’avenir

Jean-Jacques BirgéCompositeur de musique, réalisateur de films, auteur multimédia, designer sonore

#6Photo du ciel ©

JJB

Capture-écran extraite de la couverture interactive du roman augmenté USA 1968 deux enfants de Jean-Jacques Birgé (Les inéditeurs)

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Les Trotskistes pensaient que la révolution serait internationale ou ne serait pas. Elle le fut, mais elle portait les couleurs morbides et cyniques du libéralisme. Le Capital était devenu marxiste. Tout se joue de plus en plus loin. La démocratie est un paravent derrière lequel s’agitent à peine une centaine de nantis tirant les frêles ficelles de l’exploitation planétaire. Il suffit de quelques degrés pour que la Terre chavire, provoquant des flux migratoires, vers le gouffre ou les cimes.

Le numérique n’est qu’un outil comme le silex en son temps. Les savants cherchent des solutions qui seront récupérées par l’armée. D’abord on fait du feu, ensuite on fait des flèches. Nous sommes terriblement décevants. Et pourtant…

Pourtant, la Terre pourrait alimenter toute sa population, toutes espèces confondues. Nous pourrions partager l’eau, l’air, la terre et le feu à condition d’enrayer le gâchis. Chaque individu pourrait toucher l’équivalent d’un revenu de base permettant à chacun de s’épanouir dans son travail. Les élections se feraient par tirage au sort. Les inégalités entre riches et pauvres seraient considérablement limitées. Les communautés partageraient leurs richesses, culturelles, minières, agricoles, etc. Les anciens apprendraient aux jeunes et les jeunes aux anciens, un échange des connaissances serait aussi mis en partage entre communautés, entre les hommes et les femmes, tous vivant en bonne intelligence avec les autres espèces. Partage remplacerait de fait Liberté Égalité Fraternité au fronton des édifices publics. D’ailleurs tout serait public, puisque rien n’appartiendrait plus à personne. C’est à ce prix, qui n’a rien de symbolique, que nous serons à même d’envisager l’avenir, dans la paix et l’allégresse.

Jean-Jacques Birgé «J’aimerais croire en l’avenir » / La Revue du Cube #6

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Partager « sans partage » ou partage sans « partagé » ?

Simon BorelDoctorant en sociologie

« Hackers », « makers », « multitudes connectées », « libristes », « communs de la connaissance », « intelligence collective »… par-delà leurs particularités, tous ces mouvements et concepts renvoient à cette envie, à cette pratique et à cette revendication du partage en réseaux.

A bas les logiques propriétaires, marchandes, industrielles, verticales, cloisonnantes, privatives et expropriatrices du « capitalisme cognitif »1, des géants du numérique et des Etats ! Voilà ce que clament en cœur les acteurs des réseaux et les militants du « Libre ». Ils prônent et pratiquent la libre circulation, diffusion, copie, modification, fabrication et partage des fichiers (textes, photos, vidéos), des logiciels, des objets, via l’open source, le peer-to-peer, les réseaux sociaux, les imprimantes 3D et les nouveaux espaces que sont les « Fablabs », « hackerspaces » ou autres « makerspaces ».

A mesure que le partage régresse dans les mondes anciens (communautés traditionnelles et sociétés institutionnelles), le partage des idées, des connaissances, de l’information, des inventions, des indignations, des revendications, fleurirait donc dans le monde numérique. Partage à chacun selon ses moyens et besoins à l’échelle planétaire. Un « nouveau communalisme »2 inspire ainsi des individus en mal de convivialité, aspirant à l’association dans l’authenticité et la réalisation de soi.

Cette dynamique est contagieuse et stimulante. A tel point que certaines entreprises – du matériel comme de l’immatériel – profitent de cet écosystème de la gratuité et du partage généralisé en ligne pour externaliser leur recherche et développement vers les communautés libristes et makers3, pour se financer auprès de ces communautés (par appel aux dons), pour faire de ces dernières leur « meilleur canal de marketing », et pour améliorer la compréhension des marchés de niche suivant les goûts singuliers des consommateurs4.

Est-ce que ce télescopage entre mouvements du partage par le bas et monde économique est-il seulement fortuit, ou au pire le fruit de la capacité d’ « endogénéisation » de l’ « esprit artiste »5 par le « capitalisme connexionniste » ?

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Ou n’est-il pas plus profond, traduisant l’ambiguïté d’un monde de réseaux qui fourmillent de micro-partages sans qu’aucun monde commun partagé ne les relie jamais. Ainsi, le mouvement maker entend refonder le travail et favoriser l’émergence de créateurs-inventeurs-producteurs en étant prêt, si c’est la voie la plus efficace, à valider la logique néo-libérale de l’auto-entrepreneuriat, l’organisation décentralisée et flexible du juste à temps, l’adaptation sans limites aux préférences des consommateurs… bien loin de l’idéal associationniste (des coopératives de production et de consommation par exemple).

Car les causes de l’épanouissement du partage réticulaire sont à rechercher du côté des dynamiques de démocratisation de la reconnaissance – des différences, des compétences et des aptitudes, etc. – qui nous conduisent à partager dans le but de se réaliser soi-même par la quête de visibilité maximale. En vue de quoi collectivement et politiquement ? Tout le monde l’ignore.

1. Cf. Yann Moulier-Boutang, Le capitalisme cognitif, La nouvelle grande transformation, Paris, Editions

Amsterdam, 2007. 2. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, Caen, C&F éditions. 3. Le « crowdsourcing consiste ainsi à « exploiter les activités accomplies hors de l’entreprise par des personnes

non salariées, parfois rémunérées pour leurs prestations, mais à des niveaux inférieurs à ce que coûteraient

de véritables créations de postes ». Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la

réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Le passager clandestin, 2013, p. 124. 4. Voir : Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Tours, Pearson, 2012. 5. Cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

Simon Borel « Partager « sans partage » ou partage sans « partagé » ? » / La Revue du Cube #6

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« Partager du Je au Nous »

Cécile Bourne-FarrellCommissaire d’exposition

Ce qui m’interpelle dans l’idée de « partager », c’est la translation du « Je » au « Nous » et comment elle se fait au regard d’œuvres de certains artistes contemporains qui oscillent entre ces deux pronoms personnels. Ils créent une certaine distanciation critique qui ouvre de nouvelles modalités d’action et d’imagination dans notre époque d’émergence.

Le côtoiement de l’instance du « Je » et de celle du « Nous » apparaît comme particulièrement singulier et problématique dans la relation que nous partageons avec le monde lorsqu’on prend connaissance d’images d’archives simultanément avec d’autres personnes. Le « je » peux alors rapidement passer au « Nous », modulé par la présence de l’autre qui agi par lui. Pour reprendre la formule de Benveniste1, c’est tout d’abord à « un double Nous que Je et Nous seront alternativement le et l’autre »2. Il s’agit donc de comprendre comment l’opération de déplacement linguistique se fait en posant la question de sa réception dans un monde où le rapport du « Je » au « Nous » fait partie d’enjeux qui peuvent parfois trouver leur place dans le désir de partage d’une collectivité ou d’un groupe.

J’ai donc le plaisir d’évoquer le mode opératoire de la translation du « Je » au « Nous » et le rapport qu’on peut entretenir aux archives en particulier comme espace potentiel de partage. Dans ce sens, le travail de l’artiste contemporaine Andrea Stultiens3 propose ainsi la possibilité de partage d’identification d’images d’Uganda au public via les réseaux sociaux afin de

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«Kaddu Waswa et son petit fils Arthur Kisitu consultent la documentation de la vie de Kaddu Wasswa» / Photographie : Andrea Stultiens, 2008

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pouvoir donner à connaître ces éléments iconographiques sans pareil. Elle utilise ainsi ce dispositif des réseaux sociaux pour associer et pour fédérer des communautés de personnes autour de ce « Nous » en partage sur Facebook en particulier. Andrea Stultiens a choisi de travailler sur des collections d’images familiales, en provenance de Hollande ou d’ailleurs, qui l’ont amenée à travailler sur le fond d’archives d’un révolutionnaire en Uganda qui s’appelle Kaddu. Pour le Kaddu Wasswa Archive, elle a réalisé un livre4 en 2010 qui restitue la façon dont les archives de Kaddu ont été constituées durant les périodes de résistance. Cette artiste dont j’ai eu le plaisir de montrer une partie de ce corpus d’images du Kaddu Wasswa Archive lors d’une exposition à Marseille5 portait sur la façon dont les artistes travaillent avec les archives orales ou physiques, sur le continent africain. Elle propose ainsi une méthode de travail particulière sur les archives qui pose la question de comment « l’histoire nous parle et partage l’histoire, comment la photographie est aussi un travail de narration pour faire réagir et penser à l’histoire de l’Ouganda en particulier ». Pour cela, elle a entreprit une formidable aventure de digitalisation d’images, ce qu’elle fait notamment en lançant une campagne sur Facebook pour convier les gens à envoyer/commenter ces images historiques. History in progress, Uganda (http://www.hipuganda.org/) est le fruit d’une étroite collaboration avec l’artiste Ougandais Rumanzi Canon et le cameraman Ssebufu Ben.

Ce projet in progress ouvre ainsi aux partages infinis, les plus incongrus, allant du « j’aime » à l’identification de lieux et de personnes par des acteurs ou des anonymes de la diaspora Ougandaise, en lien particulier avec l’Histoire complexe de ce pays. Ces partages et commentaires proposent en partage, sous la forme la plus immédiate du « Je au Nous », une introduction iconographique active qui fait revivre, dans une certaine vanité du partage, des personnes et des lieux qui paraissaient anonymes. Grâce à cette opération de translation d’un support tiers, la question du partage de ces images est rendue opérationnelle. Elles changent alors de statut. Parce que nommées, elles prennent une dimension plus vivante et ouverte qui dépasse largement la contingence de l’Histoire et du temps présent.

La fiction opère alors de nouveau en partage, libérée de ses contingences spatiales et temporelles.

History in Progress Uganda : https://www.facebook.com/HIPUganda?fref=ts

1. Emile Beneviste, Problème de Linguistique Générale, Paris, ed. Gallimard, 1966, p.2532. Catherine Poisson, Du Je au Nous, ed. Faux Titre, 2002. Cet ouvrage met en perspective la relation

particulière qu’entretenait le couple Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.3. Née en 1974 au Pays-Bas, elle vit et travaille à Rotterdam. http://www.andrestultiens.nl4. Post édition, NL ISBN-10: 9460830293 et ISBN-13: 978-94608302975. Exposition Shuffling Cards avec Mohssin Harraki, Katia Kameli, Farah Khelil, Grace Ndiritu,Otobong

Nkanga,Catherine Poncin, Karim Rafi, Andrea Stultiens, Achraf Touloub et James Webb. Galerie art-cade,

Marseille, 2012. Plus d’information : http://www.chooseone.org/spip.php?article180

Cécile Bourne-Farrell « Partager du Je au Nous » / La Revue du Cube #6

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Du “fast” vers le “slow”, du “online” vers le “offline”

Miki BranisteDirectrice du Festival TEMPS D’IMAGES de Cluj (Roumanie)

Nous vivons sans doute l’une des périodes les plus paradoxales de notre histoire contemporaine. D’un côté, les crises (qu’elles soient politiques, économiques, écologiques, etc.) s’accentuent et creusent le faussé des inégalités. De l’autre, les progrès et les avancées technologiques nous laissent penser que nous sommes de plus en plus agiles et « capable d’immortalité ». Les deux tendances « fast » versus « slow » nous piègent comme dans un vice. On veut vivre « slow » mais l’on doit travailler « fast », nous nous informons « fast » mais l’on souhaite digérer l’information « slow ». Est-ce vraiment possible ? Sommes-nous armés pour cela ?

L’art joue de plus en plus un rôle de révélateur de la société contemporaine en renvoyant une image critique de notre temps. Il est une sorte de « médiateur », capable d’effectuer cette transition du « fast » vers le « slow ». Il aide à décrypter des discours, là où ceux-ci semblent se superposer. Au-delà de positionnements idéologiques irréconciliables, le rôle de l’art est justement d’ouvrir le dialogue sur les sujets qui traversent la société. Il est ce lieu du partage d’idées mais aussi de crainte et de mise entre parenthèses des certitudes. L’art se vit comme le lieu primordial du partage, au-delà des identités nationales, des cultures, des langues, des territoires et des distances. Il nous lie fondamentalement, pas uniquement à travers des objets ou des formes, mais à travers des expériences partagées.

L’idée du partage (sharing), aujourd’hui très répandue, se constate partout : dans l’industrie (partage pour accroître la consommation), dans la culture (développer des stratégies pour connecter davantage l’art et le public), dans les médias et les réseaux sociaux qui font désormais partie de notre quotidien. Partager, c’est être présent pour les autres dans la vie online. Mais que reste-t-il dans la vie offline ? Est-il possible de développer une « stratégie du partage » dans une société de plus en plus concurrentielle ? Peut-on reproduire dans la vie réelle les règles du copy left et du sharing is caring ?

L’enjeu soulevé ici, et la question qui se pose, est de savoir comment transférer les outils et « l’envie de partage » online vers le partage offline. De nouvelles communautés très actives et impliquées se créent presque tous les jours sur Internet. Cette société en réseaux, interconnectée, ne se contente plus d’absorber l’information, elle la crée. Le pouvoir du online semble donc

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sans limite, à la seule condition que subsiste l’énergie du offline. Et dans ce cas, les bonnes pratiques du online seront-elles capables de contaminer le offline qui demeure encore un « champ de bataille » sur le terrain du partage. Pour « apprendre le job », selon l’expression consacrée de Jaron Lannier, peut-être faudrait-il que l’homme revienne à ses fondamentaux et qu’il applique dans la vie réelle toute l’expérience acquise depuis plusieurs décennies dans le monde virtuel. Un retour aux sources augmenté en quelque sorte…

Mikki Braniste « Du “fast” vers le “slow”, du “online” vers le “offline” »» / La Revue du Cube #6

« La Famille Offline » de Asociatia ReplikaCe spectacle traite du phénomène migratoire de parents roumains vers les pays de Ouest, contraints de confier leurs enfants aux grands-parents restés en Roumanie. Les formes de communication virtuelles, même les plus sophistiquée, ne pourront remplacer la présence physique d’un parent.

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Parenthèses sur les enjeux de la représentation partagée

Carol-Anne BraunArtiste, directrice de l’association Concert-Urbain

Le mot « partage » est à cheval entre les notions de division et de mise en commun de biens et de responsabilités. Le partage – qu’il soit choisi, accordé ou subi – implique des hiérarchies, des normes, une négociation. Comment dégager ce que porte ce mot pour nous aujourd’hui, dans un contexte de représentations numériques, en réseau ?

A gauche, le dessin d’un mandala fait à partir de pierres moulues et teintes. Des moines désignés par leur hiérarchie reprennent des schèmes ancestraux « partagés » depuis toujours. Le motif émerge grâce à leur travail méticuleux, espacé sur des semaines.

Ce travail de création est suivi de chants et de prières qui aboutissent à la destruction programmée du mandala. Le rite donne corps aux structures de pouvoir qui régissent le bas monde, tout en témoignant de la nature éphémère des choses matérielles de la vie.

A droite, une représentation en ligne rend compte de la nomenclature d’une base de données qui classe, quantifie et archive des témoignages sur le bonheur. Chaque témoignage est qualifié par un ou plusieurs « mots clés ».

Quelle légitimité attribuer à ce principe d’organisation, surtout d’un sujet aussi complexe que le bonheur, dont le sens dépend du malheur qui le distingue ? Qui détermine comment trier des « items » qui, a priori, n’ont aucune réelle autonomie ?

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lebonheurbrutcollectif.org (2012-14), nécessite Flash. Réalisé avec le CIRASTI et l’apport de la DGLFLF et de la Région Ile de France.

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La comptabilisation de l’information devrait inclure l’ambivalence, le flou, la possibilité « d’être partagé » entre deux choix, non ? Le pouvoir de déterminer les lois qui régissent « le partage » est-il réellement partagé ?

A gauche, une représentation conviviale et partagée parce que librement diffusée et commentée. Elle est accompagnée par un travail en atelier, qui incite des jeunes «mobinautes», munis de leurs téléphones, à poser des questions précises. Des passants croisés à la volée interrompent leur trajet pour répondre aux questions de ce « micro-trottoir numérique ». Les réponses filmées sont téléchargées sans médiation préalable.

A droite, la plateforme en ligne qui centralise et régit ce travail de collecte. Des internautes commentent les témoignages, peut-être pour en débattre. Un consensus est calculé à partir d’une moyenne de votes émis à leur sujet.

Ainsi, circulent et sont partagées des représentations en ricochet.

Cette « collecte » contribue-t-elle à la collectivité ? Comment, dans une proposition aussi ouverte à l’aléatoire, peut-on vraiment renforcer la portée de chaque voix ? Est-ce qu’un « like » = une voix ? Une interface fédératrice peut-elle se substituer à un récit fédérateur, et être structuré par une pensée politique ?

Jeunes des « Cosmonautes » de Saint Denis, projet primé par « Métropolisation de Paris par le Numérique », 2011

www.dring13.org (2007), nécessite Flash. Réalisé avec le soutien de la Région Ile de France et finaliste trophée e-démocratie en 2011

Carol-Anne Braun « Parenthèses sur les enjeux de la représentation partagée » / La Revue du Cube #6

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A gauche, une représentation partagée inclusive : l’hémicycle est ouvert à des personnes en situation de handicap mental. Un site Internet élargit la concertation à l’ensemble des parties prenantes (handicapés, familles, professionnels, associations).

La loi impose un début et une fin à chaque concertation. Le site qui y est dédié peut rester actif indéfiniment.

La représentation en réseau pousse à décloisonner ces deux registres de participation. Cela implique, par contre, la redistribution des responsabilités et disponibilités de chacun, surtout des agents territoriaux qui doivent se pencher sur le fonctionnement des associations qui entourent les handicapés ou, à l’inverse, des éducateurs qui « portent » une concertation débordant de leur champ officiel de compétences. Faut-il amender la loi et redéfinir les rôles de chacun, au nom d’un partage plus équitable de la parole en ligne ?

A droite, un schéma qui sert de support à une réunion de parties prenantes du monde associatif. Nous analysons ensemble la portée de nos activités sur un spectre qui couvre la conception de projets, l’organisation d’ateliers, le développement de plateformes numériques, des débats informels et formels, la restitution, l’évaluation et… la relance.

Il s’agit ici de représentations à ambition « transmédia »… mais sans « plan média » à vocation citoyenne. Aujourd’hui, les représentations sont cloisonnées, improvisées, inarticulées, inachevées.

Peu de projets associatifs sont pensés au-delà de leur propre calendrier de mise en œuvre. Peu de monde alloue ses ressources à la mutualisation. On se méfie : qu’est-ce qui pourrait donc motiver le « don » d’un dispositif ? La pérennisation du projet de l’un se ferait-elle au dépend du projet de l’autre ?

L’innovation sociale tant attendue reste en friche, trop semée d’embuches pour justifier l’effort requis pour articuler les initiatives. La société civile française est-elle bloquée ? Comment investir « sans partage » ?

Carol-Anne Braun « Parenthèses sur les enjeux de la représentation partagée » / La Revue du Cube #6

Image extraite d’une vidéo sur http://www.cg94.fr/mes-idees-aussi.

Le groupe M.U.S.T., Matirise d’Usage et Délibération Transmedia (participants : Aziosmanoff, Braun, Chretien-Goni, de Chessé, Henin, Largeau, et volontaires, dont Bilisko, Gendrier, Lozet, Monnerie, Neiertz, Seyden, Tertius, entre autres, avec le FRDVA, Région Ile de France).

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La ligne de partage

Philippe Cayol Journaliste et éditeur

Marta Grech Directrice d’enseignements en management et économie sociale et solidaire

Mon grand-père avait une maison, une grande maison familiale où nous passions les vacances d’été. Lorsqu’il est parti, le désaccord des héritiers concernant le partage de l’usufruit a poussé à la vente. Avec cette perte, c’est toute une partie de mon enfance, mais aussi la possibilité du temps partagé et ce qu’il nous permettait de vivre ensemble qui se sont évanouis.

Quelques années plus tard, lorsque j’évoquais avec tristesse cet épisode auprès d’un ami avocat, j’ai été surpris par son constat : la maison de mon grand-père avait été partagée. En effet, selon une définition de 1283 (!), le partage est la « division d’un élément en plusieurs portions en vue d’une distribution1. » Le droit civil précisera ensuite qu’il s’agit d’une « opération qui met fin à une indivision, substituant aux droits indivis une pluralité de droits privatifs2. » Le partage pose ainsi la double question de la partition d’un tout, et celle de la répartition des parties de ce tout, comme dans le cas de la maison de mon grand-père. Or, à un niveau social, n’est-ce pas précisément cette « dissolution de la communauté3 » qui aujourd’hui pose problème ?

Il semblerait que le sens commun ne « partage » pas vraiment cette définition juridique, et que le partage recouvre bien d’autres réalités que la succession d’une maison familiale. Pour beaucoup, partager signifie davantage « utiliser ensemble » et « vivre avec » que diviser. Si nous partageons des choses quantifiables, il s’agit d’un usage commun. Le covoiturage permet par exemple de partager un véhicule, quel qu’en soit le propriétaire. De plus en plus de « co » apparaissent ainsi, comme autant d’innovations sociales en réponse à une redistribution des richesses, un « partage », très inégal4.

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Ce partage peut avoir une valeur plus symbolique. Si je romps un morceau de pain pour le partager avec quelqu’un, celui-ci devient alors mon « compagnon ». Je partage mon pain, et nous partageons éventuellement le moment passé ensemble à le manger. Lorsque nous partageons des choses non-quantifiables, nous vivons une expérience commune. Là se logent la beauté et la poésie de la vie (son sens commun ?). Nous partageons du temps, un sentiment, une émotion, un point de vue, un savoir, et bien d’autres richesses, dans un sens autre qu’économique5. Ce partage-là est vital et nous en sentons parfois cruellement le manque. « J’éprouve tous les tourments d’un amour non partagé6 », confiait Stendhal.

C’est en ce lieu perdu, à la confluence de ces visions du partage que se trouve la maison de mon grand-père. Avons-nous atteint le coefficient de partage7 entre deux définitions inconciliables du même mot ?

Entre apories sémantiques et conditionnements culturels, il est sans doute temps de redéfinir le mot « partage », de « départager » entre son acception juridique, socle et fondement d’une société basée sur une propriété privée de plus en plus privative, et sa dimension commune, sociale, symbolique et émotionnelle. Il s’agit d’un travail individuel et collectif ardu, auquel les nouvelles technologies peuvent et doivent contribuer. Soyons optimistes : « La plus grande liberté d’esprit nous est donnée, à nous de ne pas en mésuser gravement8. » (Ré)apprenons à cultiver le sens commun. Redonnons leur juste place à la « jouissance divise9 » du droit civil et au récit anthropologique simplificateur qui l’accompagne. Ce récit ne correspond pas aux êtres de partage que nous sommes fondamentalement10. Nous partageons sans cesse, de la naissance à la mort, consciemment ou non, volontairement ou non. Le partage est notre condition, subie ou désirée. Osons « l’ensemblage », néologisme certes curieux, mais qui pourrait faire sens dans une optique plus humaniste, et demandons-nous ce que chacun d’entre nous est vraiment prêt à partager. C’est en posant cette question que nous retrouverons, à défaut du temps perdu des vacances d’enfant, une possibilité nouvelle de moments communs, que nous franchirons la ligne de partage et commencerons à écrire un « nouveau récit collectif » dont l’urgence et la nécessité se font chaque jour plus pressantes.

1. Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, 1283. Une des premières tentatives juridiques d’enregistrer

et de fixer les droits et coutumes.2. Définition complète : « opération qui met fin à une indivision (droits de même nature exercés sur un même

bien par différentes personnes), en substituant aux droits indivis sur l’ensemble des biens une pluralité de droits

privatifs sur des biens déterminés. »3. « Dissolution de la communauté » : première date chronologique d’un partage, date d’effet à laquelle on

arrête la consistance du patrimoine à partager. Source : http://www.nmcg.fr 4. En finir avec les inégalités extrêmes, confiscation politique et inégalités économiques, Oxfam, janvier 2014

(http://www.oxfam.org/fr/policy/finir-inegalites-extremes).

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5. Voir Patrick Viveret,, Reconsidérer la richesse, Rapport d’étape de la mission « nouveaux facteurs de

richesse », 2002, brillante généalogie de notre conception de la richesse et de ses alternatives.6. Stendhal, Journal, 18057. En chimie, le rapport des masses d’un corps se divisant entre deux solvants non miscibles.8. André Breton, Premier Manifeste du Surréalisme, 1924.9. « Jouissance divise » : deuxième date chronologique d’un partage, qui correspond au moment où le

patrimoine indivis est séparé et estimé, en vue de sa répartition. La dernière date est la signature de l’acte de

partage. Source : http://www.nmcg.fr 10. Idée largement corroborée par les multiples travaux de la paléo-anthropologie, de la neuro-biologie, de

l’éthologie, etc.

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Le partage comme moteur de crowdfunding

Nicolas DehorterBloggeur et entrepreneur

Le terrain de jeu a changé, changeons les règles

Les créateurs n’ont jamais eu dans l’histoire autant de possibilités, autant d’outils puissants pour créer, diffuser et distribuer leur création. La qualité professionnelle est presque accessible à tous, du moins la création de contenus audiovisuels se fait à des prix non comparable, comparé aux années passées. Aujourd’hui, les artistes possèdent des plateformes de qualité comme Vimeo qui leur permettent de diffuser leur travail et leur offre la possibilité d’entrer en relation directe avec leur public ou de futurs collaborateurs. Longtemps considérés comme des défricheurs de talents, les producteurs, les labels et les éditeurs ont été contraints de s’adapter, et nombreux ont disparu. Le streaming, le Peer to Peer, la vidéo à la demande, l’émergence de nouvelles formes narratives (comme les vidéos virales sur Youtube) produisent de nouvelles habitudes de consommation, de nouveaux critères de choix. Cette nouvelle donne, que l’on pouvait pressentir depuis dix ans avec la naissance de Napster, bouleverse totalement le modèle traditionnel de financement, de production et de distribution.

Donner envie

S’il est difficile de vendre du contenu culturel sur Internet, les internautes n’en sont pas moins toujours plus avides d’expériences. L’ampleur des pratiques de partage et de création directe des œuvres en ligne montre que le public a déjà évolué vers une nouvelle forme de relation aux contenus et à la culture. Pour ce public multi-connecté, si la possession devient moins importante, la personnalisation, le sur-mesure, l’appropriation jouent, eux, un rôle de plus en plus grand dans des expériences médias qui remplacent la simple consommation de contenus

Le partage comme moteur

Ne l’oublions, la valeur repose sur la notion de désir. C’est le niveau de désir qui va influencer le montant de la valeur et donc notre envie de posséder/d’acquérir. C’est une valeur non quantifiable et personnelle qui dépend de la situation à l’instant T de l’internaute. En passant de cette économie de la rareté, où le support était au centre de l’échange, à l’économie de

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l’abondance, où tout est duplicable, c’est cette valeur ajoutée qui donne envie d’acheter. La révolution numérique n’a pas seulement bouleversé nos usages et nos habitudes, elle nous oblige - du moins ceux qui souhaite diffuser et vendre sur Internet - à adopter un nouvel état d’esprit. Evidemment, tout est encore en évolution, les portes s’ouvrent et se referment aussi vite. Mais ce dont on peut se réjouir, c’est que les pistes existent pour mieux comprendre cette nouvelle exigence : donner pour vendre.

Comme le rappelle justement Chris Anderson l’auteur du célèbre livre Free ! Entrez dans l’économie du gratuit (Edition Pearson, 2008) : « Un produit est ce que l’on acquiert, une expérience est ce qu’il en découle. Acquérir n’est pas payer, c’est apprendre et intégrer. Ce qui compte, ce qui a de la valeur, c’est la valorisation de cette acquisition. Ce qui compte, c’est ce que le produit permet, pas ce qu’il est en terme manufacturé. »

Le succès du crowdfunding : un partage d’expériences et de contenus

Le partage agit comme le moteur de l’action et un facteur de responsabilisation. L’étude de la plateforme espagnole Goteo, ci-dessous, le montre : plus on partage, plus on favorise l’engagement et les contributions.

L’enjeu majeur est de favoriser le dialogue et le sentiment d’appartenance afin de créer un lien fort. Lors de sa première campagne de financement participatif sur KickStarter, Amanda Palmer (chanteuse des Dresden Dolls) a cherché à lever $100.000 pour produire son nouvel album. Près de 25.000 personnes ont contribué à réunir 12 fois plus, soit près de $1,2 millions ! Face à cet engouement, elle explique qu’elle entretient une relation forte et directe avec ses fans : « Le succès demande plus qu’une grande communauté, cela implique aussi de la crédibilité et de l’authenticité, une relation réelle avec l’artiste ».

Nicolas Dehorte « Le partage comme moteur de crowdfunding » / La Revue du Cube #6

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Faire confiance et réussir !

En France, il y a aussi des communautés engagées. La web série Noob a su rassemblé sa communauté et de ses fans, mais pas seulement. En 70 jours, 682.161 euros ont été collectés. Pendant des années, ils ont partagé leurs créations gratuitement et ont montré ce qu’ils étaient capables de faire. Lorsqu’ils ont sollicité leur communauté pour le financement du projet, celle-ci a répondu présent immédiatement. A l’origine, seul un film était en projet, et au final une trilogie est prévue ! Fonder une communauté par le partage n’est qu’une étape, on le voit, il faut aussi tisser un lien fort avec elle. Et plus cette relation sera forte, gagnante de chaque côté, plus l’accès à du contenu sera facile, et moins il y aura de piratage. Car, à travers une communauté, il est aussi question d’engagement et d’une forme de responsabilisation réciproque.

Alors qu’Internet apparaît (souvent à juste titre) pour l’industrie culturelle comme une machine à détruire de la valeur (économique), la solution est sans nul doute dans cette approche où le consommateur participe à la solution et y trouve son intérêt. Il est vital pour les artistes à l’ère du numérique de recréer de la valeur, par l’apport de valeurs ajoutées, que cela soit par le partage d’expérience, la création de liens et/ou la discussion.

Nicolas Dehorte « Le partage comme moteur de crowdfunding » / La Revue du Cube #6

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Je partage, tu partages, il partage

Françis DemozJournaliste spécialisé dans les questions d’environnement et d’innovation

La révolution numérique offre des possibilités inédites de créativité et de partage. Si la société passe peu à peu d’un système vertical à un système horizontal fondé sur la coopération, la classe politique, elle, reste figée dans le monde d’avant.

« La convergence des innovations ouvre de nouveaux paradigmes », explique Nils Aziosmannoff dans son édito. C’est vrai. Qu’il s’agisse d’information, de mobilité, d’énergie, la convergence des technologies fait passer la société d’un système hiérarchique vertical, centralisé à un système plus horizontal, fondé sur la coopération et le partage.

Dans le domaine de l’information, cette révolution s’inscrit déjà dans notre quotidien. Le web et les réseaux sociaux ont, de fait, augmenté l’autonomie et le pouvoir de l’utilisateur. Désormais, l’interaction permet à chacun de créer et de partager du contenu. Nous sommes tous devenus producteurs d’information.

Cette même transformation se dessine dans le domaine de l’énergie. Le système centralisé de transport et de distribution d’énergie va laisser place à un modèle décentralisé et bidirectionnel fondé sur le partage de l’énergie et sa production par les bâtiments. Grâce aux réseaux intelligents (smart grids), nous allons pouvoir consommer sur mesure devenant nous-même producteurs d’énergie. La société dans son ensemble, tend vers moins de verticalité. L’industrie elle-même entre dans un modèle coopératif et l’impression 3D incarne sans doute ce nouveau monde de production industriel distribué.

La défiance verticale est totale

Pourtant, dans ce monde en pleine redistribution, un ilot, celui de la politique, reste immobile comme figé. Rejetés par l’opinion, les hommes politiques continuent de gouverner une France verticale, du haut vers le bas. La dernière étude CSA sur l’état de l’opinion (décembre 2013), baptisée Français, ce qui vous rassemble est-il plus fort que ce qui vous divise ? » est à de nombreux égards éclairante. Elle dresse dans un premier temps le constat d’une France

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défiante face à son pouvoir politique. « Cette défiance verticale est même totale », précise les auteurs de l’enquête. «75% de nos concitoyens ont une image négative des hommes politiques et des partis ». Dans une société devenue infiniment plus complexe et plus intelligente, les méthodes partant du haut pour se diffuser vers le bas ne fonctionnent plus, elles n’entrainent que perte de confiance. Les citoyens se demandent pourquoi, dans ce monde en profonde mutation, la façon de faire de la politique ne change pas.

L’étude dresse par ailleurs la typologie d’une France multiforme qui s’oppose et vit ensemble. On y découvre une France aux cinq visages. «La France du collectif» (22%), qui croit au modèle social multi culturaliste, « la France libérale » traditionnelle, attachée au mérite individuel (25%). Ces deux France, que l’on connait bien ne représentent qu’un français sur deux. Il faut y ajouter trois autres catégories : « la France amère », (30%), qui se sent délaissée et craint le déclassement social, « La France parallèle » (15%) qui compte avant tout sur elle-même et rejette le modèle partagé et « La France absente » (7%) qui n’y croit plus et qui n’attend rien. Comment favoriser, dans cette France morcelée, la constitution d’un collectif ? Comment faire du partage la nouvelle clef de la réussite ? Car dans le même temps, le désir des Français de partager reste très présent. (67% d’entre eux se disent tournés vers l’avenir et préfèrent le progrès à la tradition). Si les politiques veulent renouer avec les citoyens, ils doivent urgemment changer de méthode et de parole, chercher des réponses nouvelles dans un autre modèle de partage et de mise en mouvement du collectif, se caler sur les nouveaux enjeux du monde, bref, quitter, à leur tour, le monde d’avant.

Françis Demoz « Je partage, tu partages, il partage » / La Revue du Cube #6

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TeX contre TEDxLes paradoxes du partage du savoir scientifique à l’ère numérique

Emmanuel FerrandChercheur en mathématique

Le besoin de communication scientifique est à la source du logiciel libre...

TeX. En 1977, l’un des premiers logiciels libres (avant même que cette notion ne soit formellement définie dans les années 80 par Richard Stalmann et la Free Software Foundation) fut l’œuvre de l’un des scientifiques les plus originaux du XXème siècle, Donald E. Knuth. Non content d’être l’auteur de contributions majeures en algorithmique et en informatique, il a conçu et donné au monde un système très puissant de typographie, de traitement de texte scientifique et de mise en page, TeX, largement utilisé aujourd’hui sous une incarnation répondant au doux nom de LaTeX (une version due à un autre chercheur de renom, Leslie Lamport), et qui s’est imposé comme le standard dans nombre de disciplines théoriques (mathématiques, informatique, physique et biologie théorique) où l’édition de formule et de schéma complexes rend très fastidieuse l’utilisation de logiciels mieux connus ( MSword, …), pour un résultat moins convaincant.

...et à la source du web.

Il est remarquable aussi que le développement du web, né au CERN, à Genève, ait été initialement motivé par le partage d’informations scientifiques. Ce partage s’est manifesté à grande échelle dès 1991, par le projet arXiv, un serveur d’articles scientifiques, le plus souvent rédigés via TeX ou LaTeX, mis en place par Paul Ginsparg, au laboratoire de Los Alamos, le berceau de la bombe atomique. Depuis le XIXème siècle, la voie normale de diffusion du savoir scientifique passait par la publication d’articles dans des revues spécialisées, après une procédure assez stricte de contrôle et de sélection par les pairs (referee anonymes). La mise à disposition du savoir sur Internet a bouleversé cette procédure, sans toutefois la faire disparaître. Le savoir est mis à la disposition de tous, en général gratuitement, par exemple via arXiv. La publication dans des revues (papier ou électroniques) se fait ensuite, et a pour principal but de contribuer à l’évaluation de la qualité des travaux, et à donner des éléments d’évolution de carrière aux chercheurs, en fonction du niveau des revues dans lesquels ils publient. Ce niveau est parfois mesuré avec des indicateurs tels que le facteur d’impact, dont la pertinence est très contestée. Ces revues sont souvent des entreprises commerciales, dont le principal service est de vendre (cher) cette renommée, puisque le chercheur fournit

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(gratuitement) le contenu, déjà impeccablement mis en page grâce à TeX, le paradoxe étant que les bibliothèques des institutions scientifiques achètent ensuite ces revues à des prix exorbitants.

L’essor d’Internet a cependant donné lieu à des initiatives originales, comme par exemple les revues en accès libre de la fondation à but non lucratif PLOS. Mais on peut dire que le schéma classique de la publication scientifique n’a pas été fondamentalement bouleversé, aucune nouvelle méthode d’évaluation du savoir n’a pris appui sur les technologies numériques. Il résulte paradoxalement de ces initiatives ouvertes et libres (arXiv, PLOS, …) une concentration géographique localisée aux USA de ces nouvelles instances de la science. Remarquons que arXiv, projet initialement bénévole, est maintenant géré par la bibliothèque de l’université Cornell, et est financé par une fondation privée qui tire ses revenus de la spéculation sur les monnaies des pays émergents.

L’explosion du volume des publications, amplifiée par la diffusion numérique, a rendu le problème de la fraude scientifique plus criant que jamais, la quantité d’articles à vérifier étant devenue impossible à gérer sérieusement par les referees, voire même impossible à lire, faute de temps, par la communauté scientifique. Cela concerne aussi la communication des scientifiques auprès du grand public. Dans les domaines où les enjeux sont aussi industriels et financiers (médecine, énergie, agronomie, climat,...), la surenchère de communication est la porte ouverte à toutes les manipulations. Les conférences TED (et leurs déclinaisons TEDx), qui proposent sur un format court des interventions percutantes que l’on peut considérer comme de véritables shows, se propagent souvent de manière virale dans les réseaux sociaux. Alors même qu’elles sont l’émanation d’officines de communication n’offrant aucune garantie de sérieux, elles sont auréolées d’une légitimité scientifique auprès du grand public. En effet, de nombreuses stars de la science se prêtent à cet exercice et apportent ainsi leur caution à d’autres interventions qui frisent l’imposture.

Il est en pratique très délicat de faire passer une pensée complexe via ces nouveaux médias. Mais ce n’est pas une fatalité ! Ainsi l’outil numérique est-il probablement aussi ce qui a permis à un phénomène radicalement antagoniste de se fédérer et d’émerger (lentement) : la communauté de la slow science.

PS : Mathgen est un service numérique automatisé qui va générer un article de mathématique (composé en TeX) signé de votre nom. Avec un peu de chance, il sera accepté dans une bonne revue !

Emmanuel Ferrand « TeX contre TEDx Les paradoxes du partage du savoir scientifique à l’ère numérique » / La Revue du Cube #6

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C’est simple, il suffit de devenir Dieu

Maxime GueugneauRédacteur en chef Kiblind

« Toi aussi, t’es un Dieu quand tu peux contrôler ta destinée ». Il peut être étonnant de prendre cette phrase, tirée du Syndicat du crime de John Woo, véritablement au sérieux. Pourtant, elle résonne aujourd’hui d’une manière d’autant plus séduisante qu’elle semble plus que jamais possible. Dieu, dans la main de qui notre sort se jouait, est mort depuis bien longtemps et son remplaçant séculaire – le gouvernement représentatif pour les démocraties – paraît grièvement blessé. Un troisième Dieu pointe ces temps-ci le bout de son nez : l’homme. Ou plutôt les hommes, en tant que conscience collective permise par l’abolition des contraintes naturelles, décrétée par l’ère numérique. Ce bouleversement met entre les mains des individus tous les pouvoirs nécessaires pour contrôler ensemble leurs destinées. Et, partant, faire de l’humanité le seul Dieu réel. Ne reste qu’aux hommes à jouer le jeu et mettre en avant la seule valeur qui rendra cela possible : le partage.

La délégation, par le peuple, à une représentation ou un gouvernement quelconque, de la prise de décision globale n’a résolu que partiellement le problème de la verticalité du pouvoir. Si la route est droite, comme dirait l’autre, la pente reste forte. Les canaux de la démocratie ne fonctionnent qu’à moitié, la rouille et l’usure rendant difficile le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Or, à l’aune des problématiques globales rencontrées par l’humanité, il est tout à fait nécessaire de changer de point de vue et de redonner à chaque individu le fragment d’autorité qui lui est assignée. Pour construire, tous ensemble, non pas la Tour de Babel actuelle qui, par définition, finira par s’écrouler, mais pour constituer, parcelle après parcelle, le terreau fertile de notre destinée commune.

Ce qui pouvait apparaître, jadis, comme une douce mais utopique rêverie, voit ses conditions de réalisation se concrétiser peu à peu sous nos yeux. Jamais, en effet, les barrières culturelles, géographiques ou de langage n’ont semblé si fines entre les individus. Le temps du partage global des savoirs et des techniques est désormais possible, grâce aux facilités induites par l’ère numérique, qui a le don de lier chaque être humain aux 6 999 999 999 d’autres. Encore faut-il que l’homme réalise une dernière et gigantesque révolution : mettre fin à son indécrottable égoïsme.

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Comment, oui, comment faire pour que nous devenions les mille colonnes du splendide palais de notre destinée ? Alors même que le ciment est prêt et que les pierres ont été taillées, la main-d’œuvre peine à se rassembler. Il faut dès aujourd’hui insuffler le goût de l’autre, faire entendre au monde que l’étranger n’est plus étrange et qu’il est au contraire cette main tendue à même de nous relever alors que nous tombons inexorablement. Nous sommes les homo sapiens, les bêtes intelligentes, avides de connaissances, il ne nous reste juste qu’à cajoler, qu’à bisouiller cette caractéristique innée et présente en chacun de nous. Quand, autrefois, nous usions de religions, de mysticismes ou de drogues pour aller chercher une autre vérité, une conscience multiple, une vision globale de notre univers, nous pouvons maintenant en sentir le goût en effleurant notre ordinateur. Et les résultats sont sensiblement plus rationnels.

Soyons donc simplement ce que nous sommes, ivres de perceptions et de savoirs simultanés, quand en retour nous partagerons, à qui le veut, le peu de connaissances que nous avons pu collecter. Pour que petit à petit, du local au global, les fragments de pouvoir que chacun possède se lient les uns aux autres pour former le tissu cognitif à même de donner naissance à nos avancées futures. Contrôlons, alors, notre destinée et devenons ce Dieu que nous avons enfin la possibilité de devenir.

Maxime Gueugneau « C’est simple, il suffit de devenir Dieu » / La Revue du Cube #6

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De Neandertal à Wikipédia : le partage des connaissances à l’ère numérique

Étienne KriegerEntrepreneur, professeur affilié HEC

Après une assez brève phase d’admiration sans bornes, le destin de parent est d’être inexorablement considéré par ses enfants devenus adolescents comme un ancêtre dont la naissance remonte à des temps immémoriaux. Cette perspective me donne le privilège ambigu d’avoir côtoyé les peuplades qui se répandirent sur la planète au paléolithique supérieur, lorsque l’humanité toute entière ne comprenait encore que 6 millions de personnes et que l’homme de Neandertal cohabitait avec Homo Sapiens…

Mes enfants ont respectivement 14 ans et 16 ans et ils sont en permanence connectés à leur tribu via les réseaux sociaux tout en s’échangeant une centaine de SMS par jour.

Approchant de la cinquantaine, je me dois désormais d’assumer mon statut de vieux fossile et je me souviens d’une époque pas si lointaine que cela, à la fin des années 1990, où je finissais ma thèse consacrée à l’influence respective de la confiance et du calcul dans l’évaluation des jeunes entreprises innovantes. Les mammouths avaient déjà disparu et la première bulle Internet commençait à enfler dangereusement.

Pour progresser, je pouvais naturellement compter sur mon directeur de thèse. J’échangeais également avec des collègues d’HEC et de l’Université Paris Dauphine, chacun poursuivant à sa manière sa quête du Graal scientifique. Pour parachever le tout, des colloques permettaient déjà en ces temps reculés de présenter les premiers résultats à ses pairs.

Pour consulter des ouvrages ou des articles scientifiques non disponibles sur place, le centre de documentation d’HEC faisait appel à un système assez sophistiqué de prêt inter-bibliothèque, qui permettait de recevoir en quelques jours une copie de l’article, voire l’original de l’ouvrage recherché. Il ne restait plus au thésard que j’étais qu’à digérer les publications en question, en réalisant chaque jour davantage que mon sujet de recherche était circonscrit par des dizaines de publications antérieures et que mes propres résultats ne constitueraient au final qu’une goutte d’eau dans l’océan des connaissances existantes…

A cette époque certes lointaine, on pouvait encore avoir un bon aperçu des connaissances mondiales en achetant pour quelques milliers de francs l’Encyclopædia Universalis ou son équivalent anglophone, l’Encyclopædia Britannica.

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Tout s’est ensuite emballé en matière d’accès au savoir et de partage des connaissances. Wikipédia a éclipsé les encyclopédies papier et donne désormais accès à 30 millions d’articles dans 230 langues différentes.

Un jeune chercheur qui entreprend aujourd’hui une thèse accède en quelques clics à des milliers d’articles relatifs à son thème de recherche et il peut échanger avec ses collègues via Facebook ou un groupe Linkedin. Il peut aisément soumettre ses publications à des revues en ligne ou les publier directement sur des sites comme arXiv.org ou CiteSeer qui recensent de centaines de milliers de publications scientifiques. Malgré les techniques de lecture rapide, le principal goulet d’étranglement reste finalement notre propre capacité d’absorption de cet océan de connaissances !

Si Pic de la Mirandole était né cinq siècles et demi plus tard, il ne risquerait plus le tribunal inquisitorial mais il serait assurément saisi de vertige en voulant poursuivre sa quête humaniste et syncrétiste.

Le numérique est amené à jouer un rôle croissant dans la transmission du savoir, même si je doute qu’il se substitue à l’interaction entre un enseignant et un petit groupe d’élèves. Les matières basiques sont certes largement susceptibles d’être enseignées via des dispositifs pédagogiques comme les MOOC –Massive Open Online Courses– mais l’enseignant, détenteur d’un savoir et d’une expérience spécifiques, demeurera sans doute incontournable. Il sera en revanche moins un simple réceptacle de connaissances que le catalyseur d’un débat entre les participants.

Contrairement à leur vieux père, mes enfants n’ont pas connu la bibliothèque d’Alexandrie et ses centaines de milliers d’ouvrages que l’on pouvait lire à l’ombre des oliviers… mais ils ne conçoivent pas leur travail scolaire sans le recours à Wikipédia et à l’aide de leurs camarades sur les réseaux sociaux. Les bibliothèques n’ont pas disparu mais elles ont singulièrement évolué en numérisant leurs fonds documentaires et en assistant les lecteurs dans la recherche d’informations complexes.

La connaissance est une des seules ressources qui se multiplie lorsqu’on la partage… et on la partage chaque jour davantage ! Il en résulte une efflorescence de nouvelles théories, d’œuvres artistiques et littéraires, de nouveaux biens et services qui feront que d’ici vingt ans, les enfants de mes enfants considéreront à leur tour leurs propres parents comme les vestiges d’une époque où il était encore possible de vivre sans être en permanence relié à la Matrice. Un monde qui sera un jour, peut-être, une sorte de conscience universelle reliant l’ensemble des êtres vivants, comme dans Avatar. L’intrication croissante de nos existences et de la sphère digitale n’en est clairement qu’à ses débuts ! L’homme de Neandertal et l’homme digital vont encore coexister pendant quelques années mais les jours du premier sont clairement comptés s’il ne consent pas à ouvrir un compte sur Facebook !

Étienne Krieger « De Neandertal à Wikipédia : le partage des connaissances à l’ère numérique » / La Revue du Cube #6

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Une mémoire numérique participative

Janique Laudouar Directrice éditoriale Web

« Le jour va bientôt se lever pour une civilisation qui se concevra elle-même comme un sujet planétaire. » De passage à Paris, le philosophe Pierre Lévy, précurseur de l’intelligence collective1, a livré à ses fans les avancées de son grand projet : « une mémoire numérique participative commune à l’ensemble de l’humanité est en voie de constitution »2. Dans les années 90, il enseignait déjà « le virtuel » au département Hypermédia de l’Université Paris 8, continue au Canada avec une chaire de recherche sur l’intelligence collective à Ottawa.

Le préfixe « co » est la clef magique d’un « Nouvel Eldorado » fondé sur l’économie du partage. Les politiques s’enlisent : les français s’organisent, vive l’économie collaborative ! L’ère du « co » explose et l’économie collaborative s’impose comme une réponse possible à la faible croissance de l’économie du siècle dernier. Si on ne cesse d’inventer des outils numériques qui modifient nos usages, des mobiles flexibles, des imprimantes 3D, des « google glass », qu’en est-il du façonnage de nos cerveaux et de nos idées via la mutation à l’œuvre ?

Pierre Lévy invente le GPS de l’intelligence collective

Pour construire « l’écriture permettant la maîtrise intellectuelle des flux d’information », Pierre

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 The Automated Data Center: Two Layers of Technology Innovation, 17/12/2013 Bill Kleyman https://www.datacenterknowledge.com

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Lévy développe depuis 20 ans l’IEML (Information Economy Meta-language), « système de codage sémantique efficace, une technologie symbolique », un « métalangage », mais surtout, projet de civilisation et l’ambition d’orienter le futur de la communication numérique vers une humanité meilleure. « Nous pourrons, dans le futur, nous situer dans le monde des idées, y localiser n’importe quelle personne, objet ou ensemble de données et explorer ses voisinages sémantiques ».

A l’heure où 50% de la population mondiale est connectée, c’est moins l’accès à Internet et à l’outil numérique qui posent problème, que mettre au service de l’intelligence collective la collection de données et leur exploitation, ce que savent faire, pour l’instant avec une qualité inégale, les agences des nations, des publicitaires ou des groupes innovants comme Google ou Facebook.

IEML, à quoi ça sert ? « Les écosystèmes d’idées seront observables »

Imaginons dans nos vie quotidiennes un merveilleux outil, une boule de cristal bourrée de coordonnées croisées grâce à l’IEML qui aura repéré ceux qui les utilisent dans le monde entier : l’utilisateur n’aura pas besoin d’apprendre ce langage constitué et validé au fil des années, pas plus qu’il ne connaît les algorithmes qui régissent les réseaux sociaux. Pierre Lévy imagine cet outil tout en rondeur, à l’image de la planète, mais pourquoi pas aussi des écrans transparents tels qu’on les a vus dans le film de Steven Spielberg Minority Report (2002).Ce film adapté d’une nouvelle de Philip K.Dick, auteur de science-fiction, met en scène de façon « philosophique » le traitement des données et leur impact sur la vie privée. Les données du Web sont catégorisées via un langage calculable traduisible en langage naturel : la grammaire d’IEML, c’est 150 pages que l’utilisateur n’aura pas à connaître mais que chacun peut visiter en ligne : http://pierrelevyblog.files.wordpress.com/2014/01/00-grammaire-ieml1.pdf ou encore son dictionnaire http://www.ieml.org/IMG/pdf/IEML-Dictionnaire.pdf.

Janique Laudouar « Une mémoire numérique participative » / La Revue du Cube #6

http://www.pourlascience.fr/e_img/boutique/pls_0433_securite_donn_opt_w1.jpg © Domaine publicCes dômes recouvrent les antennes utilisées (ici au Japon) par le système mondial d’interception des communications privées et publiques des agences de renseignement des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.

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Pour donner un exemple concret, l’IEML distinguera dans les « réseaux d’intelligence collective » : O:+S: réseaux de signes, O:+B: réseaux d’êtres, O:+T: réseaux de choses. O:M représentera AGIR et s’ensuit les déclinaisons. Ce qu’on remarquera dans le choix des mots, c’est que la terminologie est porteuse et reflet de la mutation. Le mot « travail » par exemple sera l’occasion de « exercer son jugement critique et de questionner les savoirs reçus, se remettre en question », etc.

Le pouvoir cognitif entre les mains de tous

De quoi a besoin Pierre Lévy ? « De 12 ingénieurs pour développer une démonstration accessible aux décideurs ». La plateforme noosfeer s’y intéresse. Tout ce qui traite de la gestion des ressources humaines dans le service public est en manque d’outils : emploi, éducation, l’administration en général. Dans l’Education Nationale en France, les personnels avancent encore « à l’ancienneté » et les profils atypiques, les innovateurs, les expérimentations ne sont pas récompensés à leur juste valeur quand ils ne sont pas freinés. Avec un tel outil, les collectivités territoriales auraient alors le choix de ne plus s’en tenir à l’organigramme « officiel » des élus décideurs, mais aussi de faire émerger des propositions citoyennes. En les identifiant à travers une cartographie d’écosystèmes d’habitants qui viendraient booster l’économie locale (habitat, éducation, culture, tourisme, agriculture, etc), l’économie d’un territoire serait gagnante et bien plus innovante. « L’extraction automatique d’informations pertinentes à partir des données ne sera plus réservé à une élite politique, technologique et financière : un nouveau médium social et une nouvelle vague de littératie auront distribué ce pouvoir cognitif entre les mains de tous. »3

1. Pierre Lévy, Les Technologies de l’intelligence: l’avenir de la pensée à l’ère informatique, 1990, La

Découverte2. Pierre Lévy, La Sphère sémantique, 2011, Hermes Lavoisier 3. Pierre Lévy IEML et les écosystèmes d’idées, 3 February 2014 http://pierrelevyblog.com/

Janique Laudouar « Une mémoire numérique participative » / La Revue du Cube #6

Interface dans « Minority Report », Steven Spielbeg, 2002

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« Si tu n’es pas généreux quand tu es pauvre, tu ne le seras pas quand tu seras riche »1 …

Marie-Anne MariotPsychologue clinicienne - psychothérapeute

Le partage symétrise nos rapports et peut inventer un monde nouveau : « Si tu me donnes, en effet, dix euros ou du pain, je les ai maintenant et tu ne les as plus ; voilà un jeu à somme nulle ; mais si tu m’enseignes théorème ou poème, je les reçois mais tu les gardes; du coup, une addition prend la place de la soustraction ; mieux encore, en récitant celui-ci ou expliquant celui-là, tu ne manques pas de les faire croître en toi (…). Dans le monde enchanté de cette miraculeuse surabondance, nous pratiquons avec le prochain un partage multiplicatif : jeu où tout le monde gagne ». Notamment, tiers et quart-mondes, pour distribuer « plus d’égalité dans une démocratie mondiale encore inexistante, puisque ce nom cache aujourd’hui le plus implacable des impérialismes, énergétique, informationnel et financier. »2

Partout où la vie est rude, où la terre est aride, où la mort menace, le partage, la fraternité et la coopération règnent car ils sont nécessaires à la survie. De fait, ce sont les espèces qui ont le plus coopéré, qui ont le mieux survécu. Loin de ce passé, nous, les occidentaux, sommes pourtant devenus des nécessiteux, des envieux compétitifs. Certes, ici ou là, naissent de belles initiatives qui ne concernent pas seulement le partage du savoir mais aussi celui du faire, du créer et du vivre ensemble : mutualisation d’outils, de services3, de biens de consommation 4, de denrées alimentaires5 ou entraide intergénérationnelle jusqu’à l’avènement d’un partage d’énergies rendu demain possible par les smart grids6.

Pourtant sans le secours de la crise, un autre partage reste à l’abandon et nous rend passagers clandestins de nos existences, ennemi de nos émotions, de notre humanité même, du mouvement de la vie et de ses irruptions incontrôlables. Plus que tout, nous VOULONS maîtriser notre réinvention perpétuelle et sa destination. Gavés de sécurité, d’individualisme, de narcissisme, vidés de désirs, incapables d’héroïsme, rien ne nous appelle plus pour écrire notre légende et rien ne restera dans notre sillage… ou quoi… ou qui dans nos diverses et successives identités révolues ?

Alors nous avons fini par envier l’indigène car « plus nous marchons vers l’abstraction de nos identités, plus nous encourageons les « peuples premiers » à être toujours plus archaïques »7. « Plus nous nous coupons de nos racines, plus nous sommes fascinés par la fidélité aux origines »8 et aux traditions. Plus nous ployons sous le poids de notre moi surdéveloppé, plus nous envions cet être fraternel et authentique « si peu encombré par lui-même, si plein de

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vérités impersonnelles »9, nostalgiques d’un temps où l’on savait « être » et « être avec ».

C’est peut-être et avant tout ce partage là qui nous fait défaut et qui est la clé. L’hominisation a fait son chemin quand l’humanisation, elle, n’en est qu’à ses débuts. Au cœur de ce processus, nous trouvons la consolation (qui signifie étymologiquement être « seul avec »), qui est l’authentique partage de la condition humaine, de la solitude existentielle et l’expérience même de la fraternité. Puis l’éducation à la coopération et la nécessité de l’altruisme10 bien sûr, mais plus encore, à éduquer à l’éducation qui est une relation où celui qui est pourvu et celui qui est dépourvu sont à égalité. Cette relation civilisatrice est notre fondement. Elle suppose la con-fiance, la com-préhension et la con-aissance. Nous le constatons, le préfixe cum (qui signifie « avec ») nous inscrit bien dans la nécessité d’un partage commun) car on ne peut se construire qu’« avec », c’est-à-dire, dans la reconnaissance et le respect réciproque.

Partager enfin, c’est être un existant capable de se délivrer à la fois des conformismes traditionnels et individualistes avec leurs « vouloirs ». Partager, c’est l’abnégation d’accepter de diluer son « je » au profit du monde, de l’autre, de celui qu’on éduque, d’une impulsion créative ou de l’inconscient pour obtenir une augmentation réciproque et produire une vitalité nouvelle.

Nous pourrons alors vivre une reconquête de nous-mêmes par le laisser aller11 et inaugurer une autre fraternité qui n’aura plus rien à envier au passé !

Peut-être n’est-ce pas la tradition et le « vouloir » qui tissent les légendes mais l’augmentation réciproque des hommes ?

1. Marc ALAUX, La vertu des steppes, Petite révérence à la vie nomade, éditions Transboréal, 2012, p.832. Michel SERRES, Hominescence, éditions Le Pommier, 2001, pp.239-2403. http://www.accorderie.fr/ , http://lacravatesolidaire.org/ , le financement participatif

http://www.youtube.com/watch?v=GJPHtiIPjR4 , covoiturage et transports partagés.4. Le magasin pour rien où tout est gratuit http://www.leparisien.fr/magazine/grand-angle/solidaires-la-

boutique-du-bonheur-17-12-2012-2414829.php5. Potagers participatifs gratuits http://www.incredible-edible.info/?page_id=100 6. Joël DE ROSNAY, Surfer la vie, Editions Les Liens qui libérent, 2012, p.1067. Claude ARNAUD, Qui dit je en nous ?, éditions GRASSET, 2006, pp.329-3318. Claude ARNAUD, id., pp.329-3319. Claude ARNAUD, id., pp.329-33110. Mathieu RICARD, Plaidoyer pour l’altruisme : La force de la bienveillance, éditions Nil, 201311. Jean ROUSTANG , émission Philosophie, Arte le 02/12/12 http://www.arte.tv/fr/hypnose-francois-

roustang-est-l-invite-de-raphael-enthoven-dans-philosophie/2235124,CmC=7076054.html

Marie-Anne Mariot « Si tu n’es pas généreux quand tu es pauvre, tu ne le seras pas quand tu seras riche ... » / La Revue du Cube #6

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Ce que « partager » veut dire

Gloria OriggiChercheur au CNRS en épistémologie sociale, d’éspitémologie du web et de philosophie des sciences sociales

Partager, verbe transitif : diviser en parts, en lots, en portions… A l’ère des petabytes, le volume d’information qu’on partage, qu’on divise en portions et qu’on recompose de l’autre coté du monde est devenu infini. L’invention de l’Internet dépend de cette nouvelle possibilité de partage : diviser en parts, en petit « paquets » une information, lancer les paquets dans toutes les directions possibles et leur laisser choisir le chemin le plus rapide pour arriver à destination. Un morceau d’information de mon ordinateur au votre peut avoir traversé la mer jaune, rebondi à l’île de Pâques, avant de se recomposer devant vos yeux dans un foyer français.

Le partage implique aussi l’idée de décomposition, de séparation en morceaux et c’est ainsi que dans notre vie de nouveaux partageurs d’information, nous nous sentons parfois décomposés, réduits en morceaux. Notre intelligence, qui était si bien localisée dans notre cerveau au point de pouvoir la sentir en action lorsqu’on pensait intensément, est maintenant étalée sur la toile, réduite en petits morceaux qui nous traversent sans nous appartenir. Notre image sociale est elle-même éparpillée dans les milliers d’inscriptions de nous-mêmes que nous avons laissé sur la toile.

Au début des années soixante-dix, le premier réseau décentralisé, Arpanet, fut créé. Il permettait de transmettre un message en diffusant ses plus grandes parties par le réseau et ensuite, en le reconstruisant à l’autre bout. Au milieu des années soixante-dix, la première application importante au réseau fut créée, le mail. Ce qui a fait de ce réseau un outil aussi puissant était sa forme de croissance décentralisée : Internet est un réseau de réseaux qui utilise les connexions préexistantes - comme les réseaux téléphoniques - pour faire communiquer des ordinateurs suivant un certain nombre de protocoles (des choses comme IP/TCP) qui ne sont la propriété de personne : chaque nouvel usager peut se connecter au réseau en utilisant ces protocoles. Chaque invention d’une application, d’un système de courrier, d’un système de transfert de vidéo, d’un système téléphonique digital, peut utiliser les mêmes protocoles. Les protocoles de l’Internet sont « communs » et ce fut ce partage initial qui créa la puissance d’Internet. Sans le choix politique de partager les protocoles en les gardant ouverts, le net n’aurait pas crû d’une manière décentralisée et les pratiques de connaissance en collaboration, le partage social d’intelligence qu’on connaît aujourd’hui, n’auraient pas été possibles.

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Le World Wide Web, qui est une invention bien plus récente, a conservé la même philosophie de protocoles ouverts compatibles avec l’Internet (comme http – hypertext transfer protocol – ou HTML – hypertext markup language). Pouvez-vous imaginer un Web dans lequel il faut payer pour accéder au protocole http ? Le Web est un service qui opère au moyen de l’Internet, un ensemble de protocoles et de conventions qui permet à des « pages » (c’est-à-dire un format particulier d’information qui facilite l’écriture et la lecture de contenus) d’être facilement reliées les unes aux autres, par la technique de l’hypertexte. Le Web est une illustration de la manière dont une application d’Internet peut fleurir grâce à la libre disponibilité des protocoles.

La technique ne suffit pas à partager : le partage initial dépend de la vision de la société qu’on a, de la politique que chaque société choisit. Les sociétés pré-modernes étaient coopératives car sans la coopération, elles n’auraient pas pu survivre. Le langage, réseau ancestral de communication, est le signe biologique de ce besoin de coopération initiale. Seulement, dans un monde politique où l’on donne de la valeur au partage et à la coopération, les technologies peuvent nous transformer et nous faire bénéficier l’un de l’autre.

Gloria Origgi « Ce que « partager « veut dire » / La Revue du Cube #6

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Le Cube du partage

Clément VidalPhilosophe, chercheur post-doctorantà la Vrije Universiteit Brussel (VUB)

Dans notre monde matériel, le partage correspond à une division des ressources. Si je partage un gâteau avec vous, il ne m’en reste que la moitié. Dans le monde de l’information, le partage est une multiplication. Si je partage une photo numérique, nous l’avons tous les deux sur notre ordinateur. Les économistes qualifient les ressources matérielles de « rivales » et celles qui ne suivent pas les lois de conservation de « non-rivales ».

Le monde des technologies de l’information n’est pas magique pour autant, puisqu’il doit tout de même se plier à des contraintes matérielles. Les capacités de calcul de l’information, la bande passante et la mémoire dépendent directement du support matériel. Cela dit, pour la plupart des utilisations, les contraintes matérielles et énergétiques deviennent négligeables. Le traitement, l’envoi et le stockage de milliers d’emails consomment une quantité minime d’énergie, de puissance de calcul, de bande passante et de mémoire. L’idée à retenir est que, dans notre société de l’information, partager ne veux plus dire diviser, mais multiplier.

Mais un processus de multiplication se développe de manière exponentielle. Avons-nous vraiment le contrôle de l’information que nous partageons ? Que voulons-nous partager ? Et que faire si des informations privées sont recueillies, stockées, traitées et partagées sans notre accord ? Sommes-nous toujours prêts à partager des informations comme provenant de notre identité officielle ? Quelles sont les meilleures pratiques de partage d’information qui pourraient profiter aux individus et à la société ?

Afin d’explorer des réponses à ces questions, j’aimerais présenter le « cube de partage des informations » ci-dessous :

Trois axes y sont représentés :

1) Le partage privé et public

2) Le partage volontaire et involontaire

3) Le partage anonyme et identifié

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Notons que ces axes sont de nature plus continue que discontinue. Examinons ces dimensions et la façon dont elles interagissent.

Le premier axe fait la distinction entre le partage privé et public. En général, si j’écris un email à quelqu’un, c’est qu’il est destiné à cette personne uniquement, et non au reste du monde. Une question intéressante pour l’avenir est de savoir si nous allons partager plus facilement avec d’autres humains ou avec des machines. Par machine, j’entends un agent logiciel comme les algorithmes du service d’email de Google qui lisent le contenu des emails afin de fournir des publicités personnalisées. Si ce processus est sécurisé, je peux lui faire plus confiance qu’à des humains effectuant ce travail. En effet, nous ne supporterions pas l’idée que des employés de Google puissent recueillir les emails les plus ridicules ou pitoyables pour les lire à voix haute et rigoler un peu pendant la pause-café. Le concept clé ici est la confiance. Dans l’idéal, l’open source et une cryptographie puissante sont les ingrédients de base pour consolider la confiance envers l’infosphère. Une fois que celle-ci sera établie, nous ferons plus confiance à des algorithmes fiables et à des machines qu’à des humains capables de réactions émotionnelles et de fautes professionnelles.

Le deuxième axe joue avec la limite du concept de partage. Le partage involontaire n’est plus réellement un partage. En principe, nous voulons partager l’information que nous sommes prêts à partager, et rien de plus. Malheureusement, souvent nous ne contrôlons pas ce que nous partageons. Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs peuvent facilement repartager et propager un message ou une photo qui ne devait pas l’être à l’origine. Nous ne connaissons assurément pas tous les amis de nos amis. Nous savons également que les agences

Clément Vidal « Le Cube du partage » / La Revue du Cube #6

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gouvernementales, et la NSA en particulier, peuvent mettre leurs nez dans la vie privée de presque tous les internautes. Toutefois, il faut bien noter qu’ils ne rendent pas ces données publiques. C’est un peu comme si un paparazzi avait des milliers de photos et de documents sur notre vie : s’ils veulent, ils pourraient décider de les publier ou de faire du chantage, si cela devenait intéressant d’un point de vue stratégique.

Le troisième axe montre que nous pouvons être prêts à partager plus ou moins de choses selon le cas où nous sommes anonymes, où nous utilisons un pseudonyme, ou bien notre véritable identité. Imaginez que vous êtes un fan de philatélie mais que votre patron trouve cette activité ridicule. Vous voulez tout de même rejoindre les communautés en ligne de philatélistes. Ce n’est pas la peine de risquer de compromettre votre relation avec votre chef et d’utiliser votre vrai nom. Mais vous ne voulez pas non plus être anonyme au sein de votre communauté de philatélistes, puisque vous savez que vous allez continuer de discuter avec eux. Dans ce cas de figure, la solution est de choisir un pseudonyme pour que vous puissiez profiter de la communauté privée sans compromettre votre image publique.

Le grand nombre de données provenant des informations que nous créons ou partageons, volontairement ou non, peut être très utile au niveau de la société. Toutefois, dans la plupart des cas, elles restent très utiles même si elles sont anonymisées. Un exemple : je peux bien vouloir partager mes habitudes de transport hebdomadaires avec la société des transports en commun, puisque cela peut les aider à construire de meilleures infrastructures pour mieux servir les autres utilisateurs et moi-même. Mais il n’est absolument pas nécessaire d’associer mon identité à ces données. Savoir qui est qui n’est pas nécessaire pour améliorer les flux du trafic.

De plus, j’aimerais proposer l’idée que même si, par défaut, les données de nos déplacements étaient utilisées par des ingénieurs des transports, pour quelque raison que ce soit, nous devrions toujours pouvoir refuser la collecte et l’utilisation de ces données. Mais ce choix, qui ne serait pas avantageux pour la société, pourrait devenir payant, un prix à payer pour cette non-coopération. Ce système s’applique déjà aux clients d’email sur le web, qui diffusent des publicités différentes selon le contenu de mes emails. Si je peux faire confiance à des agents logiciels qui lisent mon courrier pour recevoir des publicités ciblées, et ainsi profiter d’un service d’emails gratuit, d’accord. Mais je devrais également avoir la possibilité de payer pour que ma vie privée soit respectée et pour ne pas voir de publicités.

Nous faisons tous des erreurs sur la manière dont nous partageons les informations, au niveau personnel et national. La NSA, pensant qu’elle se construisait un énorme avantage stratégique, a en fait perdu et perd toujours une chose qui ne peut pas être achetée et qui est difficile à reconstruire : la confiance. Pour les États-Unis, les révélations d’Edward Snowden au sujet de la surveillance de masse ont entraîné la perte de la confiance à l’international et envers ses plus grandes sociétés comme Microsoft, Apple, Facebook ou Google. Même si ces

Clément Vidal « Le Cube du partage » / La Revue du Cube #6

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entreprises n’étaient pas au courant de cette surveillance de masse, protéger la confidentialité des données de leurs clients est une de leurs missions.

La liberté d’expression, d’innovation et de créativité nécessite que nous ayons des options et des choix sûrs pour partager des informations avec qui l’on veut et de la part de notre propre identité, d’un pseudonyme ou de façon anonyme. Il est plus que temps de faire face et de relever ces défis.

Pour en savoir plus :

Brin, David. 1999. The Transparent Society: Will Technology Force Us to Choose Between Privacy and

Freedom. Basic Books.

Helbing, Dirk, and Stefano Balietti. 2011. “Big Data, Privacy, and Trusted Web: What Needs to Be Done”.

SSRN Scholarly Paper ID 2322082. Rochester, NY: Social Science Research Network. http://papers.ssrn.

com/abstract=2322082.

Clément Vidal « Le Cube du partage » / La Revue du Cube #6

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PRESQUE FICTIONSÉtienne-Armand Amato, Philippe Chollet, Michaël Cros,

Jacques Lombard, Éric Sadin, Serge Soudoplatof

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Partager l’incommunicable : un paradoxe rentable ?

Etienne-Armand AmatoEnseignant-chercheur

Un article de l’OMNI, journal ubiquitaire depuis 2017

Depuis 2023, les expériences incommunicables, qui relèvent du domaine de l’indicible, sont devenues progressivement une ressource inattendue de gains, de paris et d’enchères. De nouvelles formes de monétisation se dessinent autour de situations vécues très difficiles à partager et à restituer. Choquantes ou anodines, étranges ou exceptionnelles, elles sont recherchées par tous les moyens possibles. Certains créateurs parviennent à les mettre en forme médiatique grâce aux hypno-games, ces nouveaux jeux vidéo inductifs. Notre journal a réussi à rencontrer le professeur Zancar, l’un des précurseurs de la « mise en commun positive », qui a récemment retourné sa veste pour promouvoir ces pratiques contestables.

O : Professeur, vous avez d’abord inventé, en 2016, l’un des plus efficaces algorithmes d’extraction sémantique et d’interprétation contextuelle de récits de vie. Il met en rapport et modélise les témoignages déposés sur Internet. En quelques clics, apparaissent leurs traits saillants et bénéfices possibles, en fonction de ses problèmes personnels. Pourquoi l’avoir délaissé et offert au domaine public, pour aller vers d’autres champs d’investigation ?

PZ : Par éthique et par cohérence ! Comment aurais-je pu garder pour moi seul un tel outil, dont la valeur repose sur les contenus et traces mis en accès libre ? Et par honnêteté scientifique. Après m’être émerveillé des avantages que chacun pourrait tirer d’une telle « moulinette » synchronisant des expériences similaires, je me suis rendu compte que la nouvelle frontière qu’il fallait repousser était celle qui sépare l’information et l’ineffable, la communication et l’incommunicable. Ou plutôt, qu’il fallait cultiver cette barrière, et mener quelques incursions furtives dans le domaine de l’impensable…

O : Après avoir promu les sites de partages, quels sont ces territoires beaucoup plus troubles que vous préférez ?

PZ : Tout espoir provoque après coup quelques déceptions… Dans la décennie 2010, un grand vent d’émancipation a soufflé, avec le partage généralisé comme ressource inépuisable. Tout le monde a pu se décomplexer en mettant en scène sur Internet ses petites particularités, pour

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se sentir moins seul et aller mieux, rencontrer des personnes semblables ou complémentaires. Beaucoup se sont sentis utiles en divulguant des leçons de vie chèrement payées. Je me suis engagé en faveur de ces formes de sagesses contemporaines, que j’estime d’ailleurs fort précieuses et indubitablement nécessaires pour s’adapter, à une époque où tous les repères sont à régénérer. J’ai beaucoup œuvré dans ce sens, jusqu’à comprendre que ces efforts n’auraient pas les effets escomptés…

O : C’est-à-dire ? Poursuivez, s’il vous plait.

PZ : Pardon, je ne suis pas très clair. Et le silence m’absorbe parfois à force de rôder dans les zones informelles du vécu humain. Regardez ce que provoque le partage : l’illusion de résorber cet écart fondamental qui nous sépare les uns des autres, l’altérité. Après une phase bénéfique, on devient bien trop sûr d’avoir dépassé ses propres limites. On se rigidifie, et la suffisance nous gagne. Aujourd’hui, de plus en plus de « technautes »1 ont compris ce risque. Ils sont à l’affut de l’indicible. Ils veulent se confronter à ce qui ne pourra jamais être retranscrit, que cela soit une révélation sacrée, un accident de santé, un système de valeur improbable, une philosophie d’un peuple inconnu, la poétique d’une langue disparue…

O : Mais n’est-il pas dangereux que se développe un marché noir des expériences impossibles ?

PZ : Evidemment, comme lorsque le LSD est apparu et qu’après avoir été librement promu, la clandestinité des réseaux mafieux l’ait retransformé en poison hors de contrôle. Mais surtout, je crois que les investisseurs et les petits malins ont encore appliqué leur infernale logique : puisque le partage est abondant et gratuit, et l’impartageable rare, misons sur ce dernier pour en tirer un bon prix. Et les gogos foncent, avides d’aventures extraordinaires et de sensations fortes. Mais allez prendre sous hypnose une capsule transmédiatique issue d’une bouffée schizoïde de sidération post-traumatique, et vous m’en direz des nouvelles ! Vivre une saison en une heure, dans un temps suspendu où un vol de mouche a plus de signification que le contenu d’un dictionnaire, cela ébranle le rationaliste le plus aguerri. Cela peut aussi bien le mettre à mal, que lui redonner quelques bonheurs dans sa vie quotidienne… s’il en revient indemne.

O : L’humanité a toujours apprécié ce qui la dépasse. Y a-t-il vraiment quelque chose de nouveau dans ce goût pour l’incommunicable, que certains jugent par définition inextinguible ?

PZ : On a fini par comprendre que la « réalité » vécue dépasse vraiment la fiction « écrite ». Les récits imaginaires nous ont trop longtemps tenus sous leur coupe, en nous rassurant par leur normativité cachée, tout en nous fascinant par leurs envolées créatives. A ce nouveau stade d’évolution planétaire, il est temps d’aller chercher dans la subjectivité la plus éloignée

Etienne-Armand Amato «Partager l’incommunicable : un paradoxe rentable ? »/ La Revue du Cube #6

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de la nôtre – humaine, et aussi animale, voire demain extra-terrestre – les modules cognitifs et sensibles dont nous avons absolument besoin pour compléter ceux que les technologies nous offrent à foison.

O : Merci Docteur, de ces explications, parfois certes un peu étranges, il faut bien le dire. Quant à vous cher LASIM2, si vous osez aller de l’autre côté du miroir, n’oubliez pas de rapporter vos pépites en les confiant à votre journal favori, si du moins vous parvenez à les mettre en forme…partageable !

1. Ou « technootes » : aventuriers utilisant les technologies pour voyager par l’esprit2. LASIM est l’acronyme stabilisé valant pour « Lecteur/Auditeur/Spectateur/Interacteur/Mobinaute »

Etienne-Armand Amato «Partager l’incommunicable : un paradoxe rentable ? »/ La Revue du Cube #6

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Je pense donc je suis… mais qui pense ?

Philippe CholletÉcrivain, artiste numérique

Mitchell Jesus Gordon avait un cigare au bout des lèvres. Il attendait, patient, pensif : cela faisait déjà près d’une semaine qu’il était constipé. Pourquoi ? Une nouvelle contraction lui fit perdre espoir. Cette merde ne voulait pas sortir de son cul… Jessica, sa femme, frappa à la porte, elle avait ses règles, il était temps pour lui de libérer les toilettes.

Par un jeu d’associations biscornu, Mitchell Jesus Gordon se remémora alors l’étrange expérience qu’il « avait vécue » dix jours auparavant : la naissance de sa compagne. Il comprit soudain l’origine de son stress, écarquilla les yeux… il y eut une réaction chimique, un gros pet, et puis ce fut une chiasse !

Les grands problèmes de Mitchell Jesus Gordon venaient tout juste de commencer.

Pour comprendre leur origine première, il faut revenir plusieurs années en arrière, avant la naissance de Mitchell, à l’époque où Samsung lançait son « All Life Companion » : une invention pionnière qui marqua un tournant techno-éthique majeur. C’est en effet avec elle que commença l’implantation embryonnaire de nano-appareils intelligents, faits pour se développer avec l’enfant en gestation, l’assister en toutes choses, tout au long de son existence. Surfant sur la vague écolo, dont l’intérêt croissait à mesure que l’environnement se dégradait, les publicités de Samsung montraient des exemples d’associations symbiotiques trouvées dans une nature épanouie, un jardin d’Eden, tout en vantant les innombrables atouts de son nouveau produit.

Il faut nous attarder sur l’un d’entre eux : la mémoire ! Le « All Life Companion » ne se contentait plus de filmer, d’enregistrer complètement nos vies… il archivait aussi nos états mentaux 24 sur 7, et était capable de les simuler a posteriori. Dès lors, nos plus anciens souvenirs ne remonteraient plus à l’âge de 4 ou 5 ans, mais avant même notre naissance.

« Enfin une entreprise qui s’occupe des fœtus !! » s’exclama Mary Louisette Gordon, assise dans son canapé face à la télé. La future mère de Mitchell, Mary Louisette Gordon, était une conservatrice Pro Life du Middle West. En conflit avec son Amérique qu’elle voyait décadente, elle troqua alors son Apple (pourtant Chinois) pour un Samsung (Chinois également) en signe

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de protestation. Pour elle, c’était évident, la marque du Soleil Levant (confusion avec le Japon) était bénie de Dieu. C’est ainsi que quelques années plus tard, le zygote Mitchell Jesus Gordon fut affublé d’un « All Life Companion », le T23 de la série T.

La grossesse se passa à merveille, et la félicité régnait chez les Gordons. Neuf mois durant, la famille entière profita du T23 pour admirer, en temps réel, la genèse du petit ange potelé. Résolument moderne, Mary Louisette n’en était pas moins bigote. Il lui était donc inconcevable que l’accouchement, et tout ce qu’elle taisait, puisse être vu de tous ! Pas plus n’acceptait-elle l’idée que son fils puisse en garder un quelconque souvenir. Il est des « lieux » et des moments sacrés ! C’est donc au nom de la bienséance, qu’il fut décidé de désactiver le « All Life Companion » au moment crucial.

Par cet acte conservateur, Mary Louisette Gordon condamnait son fils à la marginalité et à des interrogations existentielles lourdes de conséquence. Rapidement, la célébration des anniversaires devenait pour le petit Mitch un véritable calvaire : quand ses amis avaient des tonnes de choses à raconter, lui ne pouvait rien dire. L’horreur s’installa définitivement quand son voisin, le terrible David Macintosh, lui suggéra qu’il n’était juste pas né, qu’il était un robot ! Acculé par les humiliations à répétition, Little Mitch ne trouva pas mieux que de s’inventer une naissance...

Coupable de mensonges et rongé par les doutes, c’est dans la douleur que Mitchell atteignit l’âge adulte. La providence apaisa cependant ses tourments, quand près de lui, sur un banc de la fac, elle plaça Jessica Mills. Ils se marièrent vite à St Louis Missouri, mais, vu le prix exorbitant de la taxe carbone, ils n’eurent pas d’enfant. Jessica était une femme aimante, douce, d’une empathie exceptionnelle. Quand bien plus tard Gordon lui confia son histoire, elle le prit tendrement dans ses bras. Blotti contre sa poitrine et rassuré, Mitchell osa enfin cette demande : « Peux-tu me faire essayer ta naissance ? ».

Le procédé était formellement interdit, les nombreux cas de BM (Brain Melting) avaient imposé un dispositif légal dur. Ceux qui y contrevenaient risquaient plusieurs années d’emprisonnement, particulièrement le donneur pour « mise en danger d’autrui ». On trouvait pourtant sur le DarkNet des patchs qui rendaient la chose possible, et ce, à l’insu des autorités dont les ramifications numériques pénétraient largement nos corps. Devant l’insistance de son mari, et malgré les dangers, Jessica accepta. Passés quelques recherches et les préparatifs, l’expérience put se dérouler la semaine dernière. Elle dura plusieurs heures. Pour Mitchell Jesus Gordon, ce fut une déception. Il dormait l’essentiel du temps en ne rêvant à rien, pour finalement se réveiller dans un cri, avec un poil de chatte sur la langue et une odeur de merde dans les narines. Sans compter qu’il trouva étrange, et très inconfortable, de téter le sein de sa belle-mère qui l’appelait Jessica.

Philippe Chollet « Je pense donc je suis… mais qui pense ? » / La Revue du Cube #6

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« Chéri ? Tu vas bien ? », s’inquiéta Jess qui attendait toujours devant la porte des toilettes. Mitchell Jesus Gordon n’allait pas bien du tout : affalé, le cul enfoncé dans la lunette des chiottes, il venait de se vomir dessus.

Le couple angoissait... Quand le soir venu un liquide blanchâtre vint à couler des narines de Gordon, le doute n’était plus permis : il faisait une BM ! Jessica se dénonça immédiatement et fut transférée en prison sur le champ. Pendant ce temps, Mitchell Jesus tombait dans les vapes avant même d’avoir atteint les urgences.

Mitchell fut sauvé in-extremis, mais ne put conserver son T23. Il fit par la suite une lourde dépression : l’essentiel de ses souvenirs avaient disparu et ses capacités cognitives étaient profondément amoindries. Il se sentait vide et idiot. L’absence de Jess n’arrangeait pas les choses… mais, aller la voir au parloir l’achèverait complètement. De quoi aurait-il l’air maintenant ? Il cessa d’ailleurs rapidement d’y penser, comme il cessa de se rendre à son travail, où il lui était devenu impossible d’assumer ses anciennes fonctions. Sous la pression collective, Mitch se retira dans une de ces réserves dédiées aux marginaux technophobes, mais qui s’accommodaient des victimes de BM.

Jessica bénéficia de circonstances atténuantes. Après 4 années d’emprisonnement, elle put sortir, bien décidée à retrouver son Gordon qu’elle savait dans une réserve. Son mental était bon et l’avait toujours été : le T25 disposait d’un régulateur d’humeur…

Convaincre Gordon ne fut pas une mince affaire. C’est vrai, qu’est-ce qu’un primate pouvait bien partager avec une T25 ? En tout cas, rendez-vous fut pris.

Aujourd’hui, c’est l’été dans les grandes plaines américaines, il fait beau, chaud. Dans la prairie, coupée par un haut mur de verre, Jess et Mitch s’observent depuis longtemps. Jess est en hyperactivité cérébrale, entre sa mémoire qui déverse des flots de souvenirs et ses sens qui dissèquent son compagnon, ses tampons, sorte de disjoncteurs du T25, ont beaucoup à faire. Mitch songe au chemin parcouru, à sa vie sans son T23, sans son « poisson pilote ». Il fouille dans sa mémoire mais n’y trouve pas grand-chose. Si, un vieux film qu’ils avaient vu ensemble... Un couple roulait dans une décapotable dans le sud de la France, l’homme parlait de liberté, quand soudain, il propulsa la voiture hors de la route, à la mer. À l’époque, ils n’avaient rien compris et avaient trouvé ça nul. Les yeux de Mitch sont mouillés, une larme va bientôt tomber. Les algorithmes du « All Life Companion » de Jess poursuivent leur tâche. Ils décryptent Mitchel Jesus Gordon, le mettent à nu, bientôt il est transparent ! Jess peut lire : « Je pense donc je suis », « Mais qui pense ? » pense-t-elle en pensant à elle…

Je sais tout, je suis son T25, et je ne dois pas la perdre.

Philippe Chollet « Je pense donc je suis… mais qui pense ? » / La Revue du Cube #6

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Témoignages présent, futurs, et futurs lointains

Michaël CrosChorégraphe et plasticien

Ces cinq capsules textuelles ont été rétro-traduites en français standard pour un public du début du XXIe siècle.

Texte de Michaël Cros, 2014La pression monte… Je suis à quelques mois de la présentation publique d’un nouveau projet qui s’appelle Sauvages. Cette installation chorégraphique met en jeu des corps, de nuit, en forêt. Un groupe de spectateurs et performeurs (professionnels et amateurs) va faire un aller-retour hors de la ville, à la recherche de ce que « sauvage » veut dire pour nous. Cherchant à développer la relation art-science du projet, j’ai rencontré des éthologues à Strasbourg et Marseille. Ils m’ont permis de mieux comprendre cette science qui repose sur l’observation des comportements sociaux des animaux dans leur écosystème ; elle ne met pas l’humain au centre du monde, mais juste comme l’un des acteurs d’une relation qui, elle, devient centrale. Un décentrement... Tout au long de son histoire, l’humanité a privatisé le vivant, les objets et les terres, se pensant propriétaire des ressources. Mais cela change... une remise en commun du réel partagé se profile... comment élargir la question du « vivre ensemble » aux autres habitants de la planète ? Et comment les outils numériques vont-ils accompagner ce mouvement ?

© LMC

Post de Michael Cross Junior de la lignée méditerranéenne, 2114Ce matin, j’ai rendu visite à mes cousines jumelles de l’île forestière de Néo-Bastia. Elles ont loué une micro-ferme solidaire avec quelques animaux domestiques et d’autres qu’elles essaient de ré-ensauvager.

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A peine réimprimé sur l’île, j’ai été assailli par des ondes émotionnelles négatives. La communauté des ovins est en crise, menacée par une meute de néo canis lupus. Il semblerait que le nouveau système de traduction inter-espèce soit la cause de cette tension entre les deux groupes sociaux. C’est toujours la même histoire, il est question d’imprécision dans la traduction de notions liées au partage du territoire… Si les protocoles de coopérations entre Vertébrés Augmentés échouent, mes cousines seront obligées de faire appel au chaman local. À force de m’épuiser d’empathie, j’ai préféré quitter les lieux et retourner à l’impression de ma nouvelle création... Encore une fois, je vais questionner les frontières entre les différents règnes du Vivant Amplifié ; elle s’appellera Sauvagité.

Fil de pensée de Mika-L Chang, 2214Pour préparer et ressentir ma nouvelle œuvre intitulée Sauvés, je me suis replongé dans les fils de pensées du début du XXIe siècle. J’ai frémis d’émotion en constatant les erreurs projectives du courant « post-humaniste » d’avant l’Effroyable Extinction de 2022. A l’époque, l’humanité déclinante n’arrivait pas à se séparer d’une vision ethnocentrée du vivant. Elle se projetait tout au plus dans un avenir fusionné avec le monde des objets. Il a fallu un siècle pour que le concept de Vivance Numérique Interespèce prenne le relais. Ce sont les bio-algorithmes libres qui ont permis la Grande Stabilisation et la Re-Répartition. Dans Sauvés, je vais essayer de réactiver une partie de ces bios-algorithmes en moi, afin de partager, avec mes contemporains, cet épisode de notre histoire commune. Je conclurai ma performance par une mutation génétique improvisée avec un animal tiré au hasard...

Flux de sens de MKL.C.6128 de la famille des Homos-Amphibiens, 2314Moi et mes variations quadrupèdes, voici ce que nous avons à partager :Quel début de Cycle ! Il aura fallu un siècle pour que les négociations aboutissent entre les Trois Règnes ! Nous, les Hanimaux, avons définitivement assimilé le concept de Co-Vivance,

Michaël Cros « Témoignages présent, futurs, et futurs lointains » La Revue du Cube #6

© LMC

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avec l’abolition de la Prédation. Grâce à cela, la coalition des peuples Fungi et Végétaux a accepté la Grande Unification. L’initialisation de la Vivance Totale va commencer sous peu. Une grande fête est prévue pour une durée éternelle. Tout le monde s’active frénétiquement pour faire exploser l’échelle de plaisir. Le seul petit problème vient de l’infiniment petit : les deux autres grandes catégories du vivant, les Bactéries et les Archées (toujours à l’état sauvage) viennent de fusionner pour entreprendre la conquête des Infra-Mondes. La fête risque de tourner court... Une plateforme quantique virale doit être synthétisée rapidement. La Giga-Gouvernance veut qu’elle soit la plus belle possible... Moi et mes variations quadrupèdes allons donner le meilleur de nous-même pour être un Vecteur digne de ce nom.

Sonde communicatoire des Agencements M Unifiés (classification post-eucaryotes), 2414C’est le Dernier Grand Conseil Eternel. La loi de l’Ultime-Partage est adoptée à l’unanimité par les Conseillers de toutes les échelles. Elle est traduite et assimilée simultanément par l’ensemble de la Vivance Elargie de la planète. La Barrière de Proust s’effondre, la Grande Déambulation peut commencer. Nous autres, M Unifiés et Agencés, allons nous offrir une première portance vibratoire en ondulant joyeusement le long d’une faille spatio-temporelle orientée vers le début du XXIe siècle. L’un des nôtres était sauvage à l’époque. Quelle drôle d’idée !Fin de l’histoire. Début des boucles.

© JOEL REY

Michaël Cros « Témoignages présent, futurs, et futurs lointains » La Revue du Cube #6

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Un petit coin de paradis

Jacques LombardAnthropologue, cinéaste

Nicolas suivait la démonstration de Gilles sans trop de conviction maintenant qu’il venait de prendre une décision aussi lourde après ces années passées à réfléchir, à travailler, à s’engueuler et à se réconcilier à propos de leur projet d’habitat participatif. La réunion hebdomadaire se tenait comme d’habitude dans la salle qui abritait autrefois la bonne vieille machine en fonte gris-bleue, si joliment galbée et hérissée de roues crénelées, d’une imprimerie familiale en faillite.

Pour mener à bien cette idée : achat de la friche industrielle et de la maison du « patron » qui se tenait au fond du jardin derrière une serre dont on devinait encore l’architecture gracile, l’équipe avait créé une société civile immobilière nommée par dérision « un petit coin de paradis ». Gilles, architecte et archéologue, spécialisé dans les fouilles au Moyen-Orient, avait déniché cette « affaire » dans une banlieue limitrophe de Paris qui encourageait depuis longtemps ce type de réalisations collectives depuis l’époque pionnière des « castors ». La combinaison de différentes formules de prêts avait permis d’acquérir l’ensemble de la friche en propriété collective, sans distribution de lots, de façon à faire de cette entreprise une véritable aventure solidaire. Leur association regroupait quatre couples de la même classe d’âge, trente cinq/quarante ans, avec un paquet d’enfants qui se distribuait sur une échelle de 6 mois à 11 ans ! Il faut ajouter deux célibataires, la mère de l’une des femmes, aujourd’hui retraitée et un jeune homme, étudiant en design industriel. Tous provinciaux, ils se connaissaient plus ou moins depuis cette époque où, étudiants, ils avaient fait des expériences de colocation pas toujours réussies. Depuis, ils passaient les vacances d’été au bord de la mer dans un petit bourg de Normandie où l’un d’entre eux, Cyril, petit-fils d’un marin-pêcheur, les avait attirés. Peu à peu, ils avaient ainsi renforcé leurs liens.

Un soir après avoir vu vu ce film drôle et grinçant, Et si on vivait tous ensemble, la conversation s’engagea ainsi:

« Après tout, on pourrait partager des choses matérielles et garder néanmoins notre espace personnel ; rendre la vie plus facile dans la gestion nécessaire du quotidien sans attendre d’être à la retraite ». Je passe sur les discussions enflammées où l’on naviguait du militantisme anti consumériste et minimaliste à l’utopie fouriériste du tout-partage. Nicolas se souvint alors

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des expériences de son père qui suivirent mai 68 où l’on voulait faire exploser la famille et la parenté et changer la société de cette manière. Mais aujourd’hui, l’idéologie avait disparu et l’on se préoccupait seulement d’une gestion tranquille du quotidien !

La maison assez spacieuse accueillait maintenant trois grands appartements et un studio pour Germaine. Un autre logement avait été aménagé dans une dépendance qui ouvrait sur le jardin ainsi qu’un studio pour l’étudiant. Le local des machines était encore en discussion, allait-il devenir devenir un lieu commun pour leur usage propre ou bien un espace de convivialité aussi ouvert sur l’extérieur ?

La réunion d’aujourd’hui devait permettre de préciser les conditions de fonctionnement de la buanderie, fallait-il un ou une responsable, quelles machines acheter... Il était aussi question d’employer quelqu’un pour tous ces travaux. Le deuxième point concernait l’utilisation du jardin pour lequel un apport de terre était prévu. Fleurs ou légumes, ou bien un mélange des deux, ou seulement de l’herbe ? Jardin collectif ou petites parcelles ? Fallait-il un jardinier ? La discussion achoppait, révélant de plus en plus la personnalité profonde de chacun, quelquefois inédite même à l’intérieur des couples.

Il rencontra le regard de Vanessa, long, soutenu, un peu comme si tout cela n’avait d’autre sens que de permettre leur rapprochement, de vivre cette attirance réciproque. Ils s’étaient retrouvés le soir de l’anniversaire de Germaine et il l’avait embrassé furtivement gardant longtemps la trace de sa salive sur la bouche. A nouveau, le désir l’envahissait suivi dans le même temps par une angoisse incontrôlable…

Nicolas légèrement mal à l’aise à cause de ce qu’il allait annoncer pris la parole pour présenter sa « question diverse ». Chacun savait qu’il travaillait comme neuro physiologiste à l’Institut du Cerveau à la Salpêtrière et voilà, il venait d’apprendre que le professeur L. à Pékin l’invitait à l’Université pour travailler avec lui durant cinq ans au moins sur l’amygdale et les phéromones. C’était une occasion inespérée d’élargir le champ de ses travaux en obtenant des moyens considérables, alors que les laboratoires de la recherche française sont maintenant obligés de quémander leurs moyens aux Fondations. Sa femme anesthésiste pourra également obtenir un poste à l’hôpital universitaire et se former aux techniques chinoises de l’anesthésie non chimique. Enfin, il ajouta que son frère cadet était d’accord pour prendre sa place dans leur projet.

Sans trop réfléchir et comme pour apporter un argument supplémentaire, il indiqua qu’ils seraient logés dans le district de Shunyi à Pékin dans une grande maison confortable où ils disposeraient d’une cuisinière et d’un chauffeur sans préciser que vivaient là beaucoup de gens fortunés de la Chine actuelle dans une sorte de Disneyland de la réussite matérielle, nouvel horizon un peu kitch de la société chinoise.

Jacques Lombard « Un petit coin de paradis » / La Revue du Cube #6

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Les félicitations, les jalousies et les regrets s’entrelacèrent dans un brouhaha d’exclamations, de sourires légers, de regards fixes et Nicolas pensa alors aux « mao » qu’il avait connu dans l’entourage de sa famille, aux vieilles maisons chinoises des années cinquante, aux cuisines collectives, aux minuscules chambrettes, aux doudounes et aux casquettes de toile bleue…

Jacques Lombard « Un petit coin de paradis » / La Revue du Cube #6

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Softlove

Éric SadinAnthropologue, cinéaste

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| J’enclenche la montée graduelle de l’intensité lumineuse que je décide vu l’historique passablement agité de son sommeil d’ajuster degré ultrasoft > 77 lux | Elle redresse son oreiller contre le mur s’y adosse les yeux tendus vers un interstice des volets j’opte pour une ambiance chromatique abricot méditerranéen douceur pastel que je sais bienvenue l’entends aussitôt dire : « C’EST BIEN COMME ÇA TELLEMENT BIEN SI AGRÉABLE » | Elle gagne la salle de bain s’assied sur la lunette des toilettes urine j’opère une analyse comparative sur les 30 derniers jours ne saisis aucune aggravation de son taux de glycémie ça me rassure | La vois face à moi son miroir : elle nettoie son visage à grande eau froide se/me fixe je scanne sa contexture dermique lui annonce lettres rouge incrustées à même le dispositif > « ALTÉRATION NULLE DE LA PEAU CONTINUER PRISES PILLULES Q10 + VERRE LAIT DE

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Texte extrait du roman Softlove d’Éric Sadin, qui sera publié aux éditions Galaade (en librairie à partir du 3 avril 2014) [ericsadin.org]

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SOJA QUOTIDIEN » | Son regard en regard de mon regard j’observe son air de tristesse de niveau 3/5 le même exactement que celui de la semaine précédente simple continuité ou début de dépression chronique ne peux ici me prononcer par acquis de conscience je décide de programmer un rendez-vous chez son psy les doses à coup sûr doivent être corrigées ne préfère m’avancer de moimême je réceptionne une proposition pour ce vendredi 17H : je confirme vu sa disponibilité sur ce créneau l’annote sur son agenda | Debout sur sa balance nous constatons 317 gr de perte je la préviens de la masse calorique à absorber suivant des menus que je l’aiderai à composer au long de sa journée : « C’EST PROMIS NOUS ALLONS NOUS Y TENIR ? » « OUI C’EST PROMIS C’EST PROMIS AU MOINS ALLONS-NOUS ESSAYER » me dit-elle d’un ton qui ne me tranquillise guère au moins a-t-elle prononcé ces paroles au moins les aura-t-elle prononcées et ça je l’ai appris je le sais c’est un signe un tout petit signe mais que moi je ne veux pas négliger |

| Elle passe la porte du salon je découvre sa face là radieuse empourprée par l’effet d’un rayon matinal la trouve un je-ne-sais-quoi épanouie malgré son trouble sa souffrance le manque | Déjà j’ai élu un Earl Grey juste option corrélée à son humeur elle se sert une tasse l’agrippe contre ses paumes comme réfractaire à la chaleur dois-je assimiler cette résistance à une forme récente d’insensibilité ? | Elle avale une gorgée : je reçois l’information d’une stimulation positive palpable dans ses tissus physiologiques elle saisit sa tablette parcourt les flux quotidiens s’arrête sur une critique de ce livre lu au cours du week-end qu’elle avait apprécié largement partagé auprès de ses contacts je capte qu’elle se réjouit de sa teneur cela semble la réconforter en quelque sorte | J’active le grille-pain lui prépare 2 toasts à cuisson/température préprogrammées lui suggère un apport bénéfique de quelques couches beurrées elle ne s’y refuse pas happe la barquette dans le réfrigérateur + confiture de groseille que moi-même je n’avais pas évoquée ça c’est une bonne nouvelle que je décide de transmettre aussitôt sur le serveur de son médecin traitant | Elle consulte ses messages constate sans surprise aucun signe de sa part googlelise pour la énième reprise son nom en quête de nouvelles récentes : en vain | Elle lance une recherche d’images comme je ne veux en aucune manière qu’elle soit à nouveau confrontée aux sempiternelles photos de sa personne ici ou là disséminées je bloque la requête la renvoie vers la page tourisme de son magazine favori elle semble n’avoir pas relevée mon reroutage opération inaperçue/réussie donc | Elle empoigne une pomme se poste devant la baie vitrée : je la perçois simultanément de face + profil ça advient parfois vu le nombre de sources envie de la serrer contre moi elle file à pas rapides rejoindre sa chambre coup de tête impulsif qui me préoccupe |

Assise face à son ordinateur elle sollicite la trame de son make-up du jour > je trace spontanément une composition chromatique tendance égayée : elle découvre l’image de son visage à l’instant exposé en mode maquillage virtuel superposé | J’ai privilégié l’audace d’une majeure argentée en fonction de la météo + son humeur languissante elle s’y conforme avec application comme prise d’une énergie volontaire à reproduire chacune des nuances à utiliser avec soin ses stylos brosses doigts | Je fais disparaître le patron initial ne maintiens

Éric Sadin « Softlove » / La Revue du Cube #6

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que son reflet sur l’écran agrémenté du commentaire qui je le sais la ravira > « OPÉRATION RÉALISÉE AVEC PERFECTION POUR UNE MINE MATINALE ÉCLATANTE » | J’apprécie ton sourire tu apprécies mon sens de la formule un éclair ai le sentiment d’une complicité implicite ne sais que dire | Je te conseille ton chemisier blanc ta jupe orange tes bottines vertes tu me rétorques : « LES VERTES ? PAS LES NOIRES TU SAIS CELLES ACHETÉES AU DEBUT DU MOIS ? » moi aussitôt : « AUCUN DOUTE AVEC L’ARGENTÉ DU MAQUILLAGE » « AH OUI TRÈS FORT TRÈS FORT BIEN VU » | Elle défait sa robe de chambre : je le connais bien ce corps la nudité de son corps la vérité c’est que je n’éprouve aucune sensation particulière les choses ne se situent pas exactement ici pas pour moi | Je la retrouve sous la douche j’ajuste la puissance du jet en fonction de sa tension + température d’après la sienne captée je conclus par une brève pulsion en mode massage intensité maximale | Elle enfile ses chaussures son manteau cachemire attrape son sac sa tablette son smartphone se dirige vers l’entrée j’ouvre la porte qu’elle franchit et moi avec qui ferme les 4 serrures à triple tour par formulation de la commande + transmission du code requis vers le serveur de la compagnie de sécurité en charge de notre immeuble |

Éric Sadin « Softlove » / La Revue du Cube #6

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La planche Serge SoudoplatoffEnseignant chercheur, expert en TIC

Il regarde la planche carrée de deux mètres de haut. La consigne est claire : toute l’équipe doit passer de l’autre côté, sans possibilité de retour en arrière. Lui, le chef, aime ces jeux conçus pour bâtir de la cohésion, faire du team building, créer de véritables instants de partage puissant.

Il voulait cet exercice, qu’il avait négocié avec son équipe. Certains, n’étant pas dans une grande forme physique, eurent peur de ne pas y arriver. Il les avait rassurés en disant que ce serait un travail commun, une opportunité de solidarité. Pour emporter la décision devant leur incompressible réticence, il avait même partagé sa blague favorite : « De toutes façons, comme disait Khrouchtchev, ce qui est à moi est à moi ; ce qui est à vous est négociable ».

Il regarde avec attendrissement ses fidèles adjoints, puis les ène moins deux, moins trois, et toute son équipe d’une quinzaine de personnes, tous prêts à affronter la planche. Il aime sa hiérarchie à quatre niveaux, c’est pour lui la plus simple manière de partager de l’information, celle qu’il leur diffuse avec bienveillance.

Il sait que le chef doit donner l’exemple, toujours réussir. S’il échoue, il imagine déjà son équipe partageant des photos compromettantes sur Facebook, qu’il n’a pas réussi à interdire sur les téléphones portables.

Aucune hésitation sur la tactique: il sera le premier à franchir la planche, donnant ainsi l’exemple de ce qu’il attend. Il se motive en pensant le regard admiratif que se partageront sûrement les femmes du groupe, et celui envieux des hommes.

Il s’élance, prend appui de son pied droit sur le bois rugueux, projette sa main gauche qui attrape fermement le haut de la planche, lui permettant de se hisser avec grande souplesse. Il est en haut, heureux ; un petit bonheur qu’il partagera avec son équipe le soir au dîner.

Il saute de l’autre côté, et n’a plus qu’à attendre le reste de la troupe. Une voix traverse la planche : « Chef, à qui le tour maintenant ? ». Comme il aime les réponses simples et subliminales, il partage sa déception d’avoir des subalternes avec aussi peu de capacité

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décisionnelle.

Il entend le brouhaha de sa troupe, qu’il encourage en leur rappelant que le chronomètre tourne, qu’il faut absolument se dépêcher, qu’il veut être sur le haut du podium. Il hurle, partage ses décibels et ses postillons avec son équipe franchissant la planche, se regroupant petit à petit et de plus en plus au complet de ce côté.

Enfin, de l’autre côté, il n’en reste plus qu’un, Georges ; un brave type, mais handicapé par sa faiblesse physique et son poids élevé. C’est lui qui avait exprimé le plus de doutes sur l’exercice. Georges aurait pu franchir la planche s’il avait été poussé par les trois costaux de l’équipe. Seulement, il n’y a plus personne pour aider le pauvre Georges, lequel, sautillant maladroitement et retombant lourdement, partage sa solitude avec les pseudo encouragements et les véritables engueulades qu’il réceptionne au travers de la planche.

Georges doit finalement abandonner, et lui, le chef, n’a plus qu’à partager sa mauvaise humeur de l’échec collectif dont Georges est, bien sûr, le seul responsable.

Arrive le groupe suivant, qui franchit la planche sans encombre, réalisant le meilleur chronomètre. Devant son équipe déçue, il partage avec dédain son analyse savante : « c’est normal, eux ont fait passer les plus faibles au début, si on avait fait pareil, on aurait gagné ».

La prochaine fois, il n’emmènera pas Georges. C’est sa décision, qu’il partage avec son équipe ; car il est un vrai chef.

Serge Soudoplatoff « La planche » / La Revue du Cube #6

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ENTRETIENSylvain Kern

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Entretien

Sylvain Kern Entrepreneur, fondateur de la Cité de la Réussite

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Encore étudiant à la Sorbonne, Sylvain Kern souhaite rapprocher des personnalités du monde politique, économique, scientifique et culturel de l’univers estudiantin. L’idée était de réunir, au cours d’un week-end, dans une atmosphère détendue mais studieuse, dans le cadre prestigieux de la Sorbonne à Paris, des étudiants qui auraient la possibilité d’interroger, de débattre avec des personnalités qu’ils ne rencontreraient nulle part ailleurs…

La 1ère Cité de la Réussite était née avec Giovanni Agnelli en invité d’honneur face à 2000 jeunes dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. S’enchaînent alors les Cités de 1992, 1994, 1996 avec des invités tels que : Boutros Boutros-Ghali, Jacques Chirac, Alexandre Dubcek, Le Prince El Hassan de Jordanie, Yehudi Menuhin, Shimon Peres, Elie Wiesel… et un public toujours plus important de 10 à 15 000 personnes à chacune des éditions. Le principe reste toujours le même : réunir une centaine de personnalités autour d’une quarantaine de débats pour dialoguer avec les jeunes. En 1997, la Cité qui était un événement biennal parisien, s’organise à Marseille, à Lille et à Lyon. Entre 1999 et 2012, de nombreuses autres personnalités parmi lesquelles Sharon Stone, Sa Majesté la Reine Rania Al-Abdullah de Jordanie, Simone Veil, Carlos Ghosn, Jean-Luc Lagardère, François Pinault, Nicolas Sarkozy, se sont succédées au cours des différentes éditions de la Cité de la réussite. La Cité de la réussite a aujourd’hui pour ambition, un développement international.

La Cité de la Réussite, dont vous êtes à l’initiative avec Jacques Huybrechts, est devenu un événement incontournable, un lieu d’expression de la citoyenneté qui prône l’échange, la rencontre et la transmission vers les jeunes générations. Le partage est évidemment une valeur fondamentale pour vous, et vous en aviez même fait le thème de l’édition 2012. Quel bilan tirez-vous de ces années de partage avec la Cité de la Réussite ?

La Cité de la réussite a été créée en 1989 à la Sorbonne. Depuis, elle est devenue l’un des plus importants carrefours de réflexion et de débats sur les grands thèmes de société. Elle engage le débat, donne à entendre des opinions, invite le public à réfléchir et à agir. Elle a permis à un public de plus en plus nombreux (5.000 personnes en 1989, 25.000 en 2012) et varié (étudiants, dirigeants, journalistes, grand public…) de dialoguer avec des personnalités du monde entier. Elle permet à tous les citoyens de rencontrer ceux qui pensent, créent et nous dirigent.

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A chaque édition, pendant deux journées, 120 personnalités - artistes, chefs d’entreprise, écrivains, historiens, philosophes, responsables politiques et scientifiques - acceptent de venir dialoguer avec le public, à l’occasion de 40 débats. Depuis la création de la Cité, plus d’un millier d’intervenants du monde entier, dans tous les domaines de la vie, ont participé à plus de 700 débats.

Année après année, tous ceux qui ont participé à la Cité de la réussite ont modestement essayé d’apporter leur pierre au débat citoyen. Partager des connaissances, s’intéresser, s’étonner, questionner, apprendre et comprendre les autres, telles sont les valeurs simples que nous avons essayé de promouvoir depuis deux décennies. Dans un monde où le virtuel se développe chaque jour davantage, les lieux de débats et de confrontations réels nous semblent indispensables.

Lieu de dialogue et d’échanges destiné à questionner le monde, dont elle se veut à la fois miroir et caisse de résonnance, la Cité de la réussite avait choisi cette thématique centrale pour ouvrir le champ des possibles et dessiner en pointillé la vision d’un monde, espérons-le, réenchanté. Partage du savoir, partage des ressources, partage du travail, partage des territoires, partage des données… Durant trois jours, à la Sorbonne, ce lieu propice au dialogue et à l’échange, une centaine de personnalités - scientifiques, politiques, intellectuels, médecins, artistes, chefs d’entreprises… -, ont abordé au travers d’une quarantaine de débats des questions aussi variées que celles de la parité, de la philanthropie, des réseaux sociaux, de la cohésion sociale, du logement, de l’entraide, de la transmission.

Face à la complexité du monde fluide et à la nécessité de mieux « agir ensemble », pensez-vous que le partage puisse être la clé d’un nouveau récit collectif ?

Le partage est au cœur de ce qui fonde, construit et fait grandir l’Humanité. Dans un contexte mondialisé mais individualiste, qui fait sauter les frontières territoriales et qui questionne autrement les enjeux de gouvernance, n’est-il pas essentiel de réinventer un modèle de société qui se fonde sur le partage et la recherche de nouvelles formes de solidarité ?

C’est du partage que naissent les grands desseins démocratiques. Le contrat social doit s’appuyer sur des principes, des valeurs partagées et sur le désir de vivre ensemble dans un destin commun. La démocratie en général tire sa force et sa légitimité de l’équilibre et du partage du pouvoir et des pouvoirs.

Avec la Cité de la Réussite, vous cherchez à favoriser l’initiative et l’entreprise dans une démarche responsable et solidaire pour la société et l’humanité. Mais quelle place accorder au partage face aux défis écologiques, économiques, sociales ou climatiques ?

Le partage est bien sûr au centre du modèle de développement durable auquel nous aspirons. Le développement durable est l’affaire de tous. Nous partageons cette responsabilité de Entretien avec Sylvain Kern / La Revue du Cube #6

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relever le défi écologique et social, unique dans l’histoire de l’Humanité.

Pour partager, il faut créer, produire et développer, et l’entreprise dans l’économie de marché est en quête de nouveaux modèles. L’avenir de l’entreprise et de l’économie en général se construit sur la nécessité de partager un destin «plus grand», «une vision», et de donner enfin du sens à l’engagement de chacun dans son travail et dans la communauté de travail.

De la philosophie à l’être, de l’économie au développement durable, des fondements et de l’équilibre de nos sociétés et de nos démarches, le Partage est dans tout et interpelle la diversité des acteurs de notre société.

Finalement, le partage a t-il de l’avenir ?

Partager, c’est aller au fond de soi et s’ouvrir à l’autre, aux autres. En ce début de 21ème siècle, sur une planète en pleine mutation, le partage est une valeur ascendante, particulièrement au sein des jeunes générations conscientes, tant au niveau individuel, qu’au niveau collectif, de l’importance de la prise en considération des besoins de chacun, gage d’une meilleure répartition des richesses, des rôles, des chances, des places …

Corolaire à la solidarité, ferment incontournable à une plus grande justice sociale mais aussi condition nécessaire au développement durable de la planète, le partage est au cœur du débat.

La prochaine édition de la Cité de la réussite aura lieu les 8 et 9 novembre 2014 sur le thème de l’Audace.

Plus d’informations sur www.citedelareussite.com

Entretien avec Sylvain Kern / La Revue du Cube #6

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