partis politiques robert michels.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

:CO

iOO

:^\cn

o

CDco

/

>

\

-

ft;iBOKnT"bdePtiilosophiescientifique

Bibliothque

^^^ho BERT

MICHELS

Professeur l'Universit de Turin

LES

PartisESSAI

Politiques

SUR LES TENDANCES OLIGARCHIQUESDES DMOCRATIES

TRA1;U1T PAR

LE

D-^

S.

JANKELEVITCH

PAKISERNEST FLAMMAKlOiX, DITEUR26, RUE RACINE, 26

F

f

\[

\

AjQBOKflT)Bibliothque de Philosophie scientifique

ROBERT MICHELSPROFESSEUR A l'UNIVERSIT DE TURIX

LES

Partis PolitiquesESSAI SUR LES

TENDANCES OLIGARCHIQUES

DES DMOCRATIES

TRADUIT PAR

LE D

S.

JANKELEVITCH

PARISERNEST FLAMMARION, DITEUR26. RUE RACINE, 26Tousdroits de Iraduciion, d'adapiaiion et de

reproduction rservs

pour tous

les pays.

Bawil^Bi

^^

Droits de traduction et de reproduction rserve

pour tous

les

pays,

Copyright 1914,

by Ernest Flammarion.

Les Partis Politiques

"'J.;/:

PREFACE

Dans

cette dition franaise

de

mon

livre, j'utilise

toutes les critiques et observations qu'il a suscites dans son dition allemande, parue il y a deux ans

pein^. L'accueil qu'jl, a trouv

alors

dans

le

monde

scieyUfque a vraiment dpass toutes mes esprances. Bieir^i'crit en allemand, mon ouvrage a trouv un premier cho en France, cette vieille terre de la dmocratie et des critiques de la dmocratie. Il a t ensuite discut en Hollande, o Leeuwenburg, entre autres, lui consacra une srie d'articles dans lesquels mes thories se trouvent corrobores par des arguments tirs de l'histoire du parti socialiste hollandais. Il fut enfin accueilli avec une trs grande laveur en Allemagne, o la dmocratie, vierge, pour ainsi dire, et peu connue, a cependant beaucoup d'admirateurs fervents et aveugles. Partout, mon ouvrage a eu la trs rare fortune de provoquer des comptes rendus aussi remarquables par la quantit que par la qualit comptes rendus inspirs par une mditation srieuse sur les questions que j'agite et crits par des personnalits dont quelques-unes occupent un rang;

minent danstique.

le

monde de

la

science et de la poli-

A quelque cole appartinssent, tous

politique

ou

scienlilique

qu'ils

mes

critiques

se

sont

montrs

unanimes sur quelques points que

je considre

comme1

BS^S^J

L

l'KElACE

essentiels. Tous se sont en effet montrs d'accord pour reconnatre que la lecture de mon ouvrage tait indispensable tous ceux qui s'occupent de sociologie, et surtout de la sociologie des partis; que mon livre, crit avec une grande srnit de jugement, avec une objectivit et une impartialit absolues, tait conu et conduit avec sincrit, voire avec hardiesse que son auteur possde une connaissance profonde de l'engrenage de la vie pratique et que de cette connaissance dcoule, en mme temps qu'une pntration analytique, une mthode synthtique offrant une base solide la discussion du problme choisi par l'auteur que ce livre est enfin trs personnel, crit par un esprit curieux et un observateur perspicace qui n'a pas oubli qu'une uvre ne vaut et ne dure qu' la condition de dcrire;;

la vie .

mes tudes de science 'pesD'aucuns m'en ont fait un mrite, pensant que l'optimisme dans les sciences sociales n'est qu'un mensonge. Quelques-uns ont mme admis que le pessimisme se dgage fatalement de la constatation des faits contenus dans mon livre. Mais, sur ce point, on m'a adress aussi des critiques srieuses, bien que souvent un peu naves. Un socialiste franais, tout en reconnaissant que les tendances oligarchiquesBeaucouj) ont qualifisimiste.

sur lesquelles j'insiste sont trs vraies et trs frappantes en ce qui concerne la dmocratie sociale allemande, prtend que pour le socialisme franais l'oligarchie est un phnomne secondaire , parce que du haut en bas, dans le parti et dans les syndicats, rgne plutt la suspicion . Un illustre conomiste amricain, mon ami Brooks, me fit observer que mes critiques pouvaient trs bien s'appliciuer la dmocratie europenne, mais nullement la dmocratie amricaine (celle des bosses, si minutieusement dcrite par tant d'crivains dignes de

PRFACEfoi).

3 rpondre

Je ne perdrai pas

mon temps

une

pareille assertion^ Elle s'explique par ce

phnomne

psychologique, aussi frquent chez les individus que chez les nations, qu'on voit facilement la paille dans l'il d'autrui, alors qu'on n'aperoit pas la poutre dans son propre il. Il est vident qu'un livre qui branle ce point les

fondementstrouver dela vrit

mmes dunombreux

parti

socialiste, aurait

d y

deil

contradicteurs. Mais je dois reconnatre que, contrairement mesaccueilli

prvisions,

a t

par

les socialistes

avec

beaucoup de faveur. Il est vrai que l'conomiste Konrad Schmidt, tout en rendant hommage l'abondance des matriaux que j'ai runis et au caractreintressantet attrayant

de

ma

synthse, dclare

que

les

moyens de contrle dont dispose ds aujour-

d'hui le parti socialiste en Allemagne, suffisent maintenir les chefs dans la subordination la volont de la masse. Quelques autres, dont le marxiste Konrad Haenisch, dclarent comprendre parfaitement l'utilit de mon livre, mme au point de vue spcial du parti socialiste, et admettent explicitement l'existence de l'oligarchie au sein de ce parti. Mais problme de la ils me reprochent d'avoir trait le dmocratie d'une faon trop abstraite, de n'avoir pas montr suffisamment que les dfauts et les lacunes du systme dmocratique dans la vie des partis socialistes contemporains s'expliquent, en dernire analyse, par les conditions gnrales du rgime social moderne; rgime fond sur l'existence dQ diverses classes et de diverses conditions, l'influence desquelles les socialistes eux-mmes ne sau-

compltement. Je crois avoir livre, ce rpondu, dans mon reproche, qui voit dans l'oligarchie des partis une ralit d'hier et d'aujourd'hui, mais lui conteste le caractre de loi.raientse

soustraire

suffisamment

4

PREFAOE

Un

autre socialiste, le thoricien rformiste Paul

Kampfmeyer, n'a pas cru pouvoir mieux dfendre sa propre manire de voir qu'en mconnaissant les ides principales exposes dans mon livre, en disant notamment que ma conception de l'oligarchie implique une accusation de corruption contre tous les chefs politiques d'origine proltarienne (alors que j'ai fait tous mes efforts pour n'aborder la question morale que le moins possible) et en m'accusant, en mme temps, de juger la dmocratie d'aprs un critre trop lev. A cette accusation je rpondrai que je n'ai mesur la dmocratie qu'avec le mtre de la dmocratie elle- mme, telle que la conoivent nos socialistes modernissimes tout en admettant l'incomptence des masses et la ncessit d'une direction:

jforte

et

stable, ces derniers s'obstinent

qualifier

un

pareil ordre de choses, qui n'est spar de l'aristo-

que par une nuance, du nom pompeux de dmocratie . Question de terminologie, naturellement, oi la logique est de notre ct, mais o il est impossible d'tablir des rgles valables pour la pratique. Personne en effet ne peut empcher son prochain de parler, si tel est son plaisir, de pnombre par une journe ensoleille d'aot, ou d'appeler chien un chat, ou chat un chien...cratie

Les Partis politiques

PREMIERE PARTIELES CHEFS DANS LES ORGANISATIONS

DMOCRATIQUESA. CAUSES DTERMINANTES D'ORDRE TECHNIQUE ET ADMINISTRATIF

CHAPITREIntroduction.

I

Ncessit de l'organisation.

La dmocratie ne se conoit pas sans organisation. La dmonstration de cette tlise peut se faire en peude mots.

Une

classe qui arbore en face

de

la socit le dra-

peau de re\'endications dtermines et aspire raliser un ensemble d'idologies, ou d' idaux , dcoulant des fonctions conomiques qu'elle exerce, a besoin d'une organisation. Qu'il s'agisse en effet de revendications conomiques ou politiques, l'organisation apparat comme le seul moyen de crer unevolont collective. Et en tant qu'elle repose sur le principe du moindre effort, c'est--dire de la plus grande conomie de forces, l'organisation est, entre les mains des faibles, une arme de lutte contre lesforts.

6

LES PARTIS POLITIQUES

Unerain

luttela la

ne peutsolidarit

avoir deselle

que dansde

mesure o

se

entre

chances de succs droule sur le terindividus ayant desces partisans les

intrts identiques. Les socialistes,

de l'ide d'organisation, noncent donc un argument qui s'accorde bien avec les rsultats de l'tude scientifique de la nature des partis, lorsqu'ils objectent aux thories anarchistes et individualistes que rien ne serait plus agrable aux patrons que de voir les forces ouvrires se disperser et se dsagrger. Nous vivons une poque o l'ide de la coopration a pouss dans les esprits des racines tellement profondes que les millionnaires eux-mmes aperoivent la ncessit d'une action commune. Aussi conoit-on que l'organisation, dont l'absence rend tout succs impossible a priori^ soit devenue le principe vital de la classe ouvrire. Le refus de l'ouvrier de participer la vie collective de sa classe ne peut avoir pour lui que des consquences funestes. Par son degr de culture, par ses conditions conomiques, physiques et physiologiques, le proltaire est l'lment le plus faible de notre socit. L'ouvrier isol se trouve en fait livr sans dfense l'exploitation de ceux qui sont conomiquement plus forts. C'est en s'agglomrant et en donnant leur agglomration une structure que les proltaires acquirent la capacit de la rsistance politique, en mme temps qu'une dignit sociale. L'importance et l'influence de la classe ouvrire sont en raison directe de son nombre. Or, pour reprsenter un nombre, il faut s'organiser, se coordonner. Le principe de l'organisation doit tre considr comme la condition absolue de la lutte politique conduite par les masses. Mais le principe, politiquement ncessaire, d? l'organisation, s'il permet d'viter la dispersion des forces propice aux adversaires, recle d'autres prils. Onplus

fanatiques

NECESSITE DE L ORGAMSATION

solide^^on^yoit^Iacuser davantage la tendance Ji remplacer les chefs occasionnels par des chefs professionnels. Toute organisation de parti tant soit peu compliquf'e exige un certain nombre de personnes qui lui consacrent toute leur activit. La masse dlgue alors le contingent ncessaire; et ces dlgus, munis d'une procuration rgulire, reprsentent la masse d'une faon permanente et vaquent ses affaires. Mais Ja^^remi.re closion d'une direction professionnelle marque pour la dmocratie le commencement de la fin. Et cela tout particulirement cause de l'impossibilit logique du systme reprsentatif lui-mme, qu'il s'agisse du parlementarisme ou de la dlgation de parti. Les thoriciens de la dmocratie ne se lassaient pas de rpter que si, en votant, le peuple fait acte de souverain, il renonce en mme temps sa souverainet. Le pre du suiTrage universel et gal en France, le grand dmocrate Ledru-Hollin lui-mme, en vint exiger qu'on supprime prsident el parlement et qu'on reconnaisse dans le comice populaire le seul organe lgislatif. Il motivait sa proposition en disant que le peuple, qui perd tous les ans tant de temps en ftes, vacances et dsuvrement, pourrait bien en faire un emploi plus utile, en le consacrant cimenter son indpendance, sa grandeur et sa prosprit.

Victor Considrant avait combattu radicalement et outrance la thorie de la souverainet populaire soi-disant garantie par le systme reprsentatif. Mme en admettant, disait-il, en thorie et d'une faon abstraite, que le parlementarisme incarne vraiment le gouvernement des masses, il n'en est pas moins vrai qu'en pratique il ne saurait tre autre chose qu'une fraude continuelle exerce par les hommes au pouvoir. Il ne subsisterait plus alors, entre la dmo-

20cratieet la

LES PARTIS POLITIQUES

racine dans

monarchie, qui toutes deux ont le systme reprsentatif, qu'une

leurdiff-

'

rence des plus insignifiantes; et cette diffrence porterait non sur la nature des deux rgimes, mais uniquement sur leur rythme. Au lieu d'un seul roi, le peuple se donnerait une foule de roitelets; et n'ayant pas la libert et l'indpendance ncessaires pour diriger la vie de l'Etat, il se laisserait dpouiller docilement de son droit fondamental. Il ne se rserverait que le droit climatrique et drisoire de se donner de temps autre de nouveaux matres. On peut complter cette critique du systme reprsentatif par cette observation politique de Proudhon: Les reprsentants du peuple, disait-il, n'ont pas plus tt conquis le pouvoir, qu'il se mettent consolider f et renforcer leur puissance. Ils entourent sans cesse leurs positions de nouvelles tranches dfensives, jusqu' ce qu'ils russissent s'affranchir complte-

ment du contrle populaire. C'est un cycle naturel et que parcourt tout pouvoir issu du peuple, il finit par s'lever au-dessus du peuple. Aux environs de 1840, ces ides taient trs rpandues et peu prs universellement admises. En France tout particulirement, ceux qui s'occupaient de sciences sociales et les politiciens aux ides dmocratiques taient profondment convaincus de leur:

Les clricaux eux-mmes mlaient leurs voix condamnaient le systme reprsentatif. Le Quand j'ai vot, catholique Loui s yeuillgt disait mon galit tombe dans la bote avec mon bulletin;vrit.

celles qui

:

ils

disparaissent ensemble

.

thorie est professe par les diverses coles anarchistes qui la dfendent avec beaucoup de force et d'loquence. Les prils quijours,cette

De nos

dcoulent deci est

la reprsentation, alors mme qu3 celledu suffrage universel, sont enfin reconnus par Marx et Engels. Ce qui n'empche pas les

issue

IMPOSSIBILITE DU GOUVERNEMENT DIRECT DES MASSES ^1

I

II

marxistes de se servir largement du parlementarisme dans lequel leur thorie voit une arme entre tant d'autres, mais qui constitue en ralit leur seul et unique moyen d'action. Il est bon de noter toutefois que tout en signalant les prils de la reprsentation, les marxistes s'empressent d'ajouter que le parti socialiste n'a pas les craindre. De nos jours, le fait de la souverainet populaire a t soumis une critique approfondie par un groupe de savants italiens aux tendances conservatrices. Gaetano Mosca parle de la fausset de la lgende parlementaire. II dit que cette faon de concevoir la reprsentation du peuple comme un transfort libre et spontan de la souverainet des lecteurs (collectivit) un certain nombre d'lus (minorit) repose sur une prmisse absurde elle suppose en elTet que la minorit peut tre rattache la volont de la collectivit par des liens indissolubles. JRien n'est:

plus faux une fois le geste lectoral accompli, le pouvoir des lecteurs sur leurs lus prend fin. Le dlgu se considre comme l'arbitre autoris de la situation. Et il l'est en effet. S'il se trouve encore dans la masse des individus capables d'exercer quelque influence sur le reprsentant du peuple, ils ne sont jamais bien nombreux ce sont ceux qu'on appelle les grands lecteurs, les gros bonnets de la circonscription et du parti local. Ce sont, en d'autres termes, des individus qui, tout en faisant partie, par leur situation sociale, de la masse souveraine, n'en savent pas moins se glisser dans les groupes oligarchiques qui tiennent cette masse souveraine sous::

leur joug.

Cette critique du systme reprsentatif vaut tout spcialement pour la vie moderne qui revt tous les jours des formes plus complexes. Et mesure que ces formes se compliquent, il devient de plus en'plus absurde de vouloir reprsenter une masse ht-

22

LES PARTIS POLITIQUES

rogne, dans tous les innombrables problmes que fait natre la diffrenciation croissante de notre vie politique et conomique. Reprsenter signifie faire accepter, comme tant la volont de la masse, ce qui n'est que volont individuelle. Il est possible dereprsenter, dans certains cas isols, lorsqu'il s'agit par exemple de questions ayant des contours nets et souples et lorsque, par surcrot, la dlgation est de

brve dure. Mais jine__reprsentation permanente quivaudra toujours une hgmonie es reprsentants sur les reprsents.

CHAPITRELeparti

III

dmocratique moderne

comme

parti militant.

Le

militantisme

.

Le parti moderne est une organisation de combat au sens politique du mot et, comme telle, il doit se conformer aux lois de la tactique. Celle-ci exige avant tout la facilit de la mobilisation. C'est ce qu'avait dj reconnu le grand Ferdinand Lassalle qui a fond un parti ouvrier d'action rvolutionnaire. II soutenait notamment que la dictature qui existait, de fait, dans la socit soumise sa direction, devait tre considre comme justifie en thorie et comme indispensable au point de vue pratique. Les milices, disait-il, doivent suivre docilement leur chef, et toute l'association doit tre comme un marteau entre les mains de celui-ci. Cette manire de voir rpondait une ncessit politique, surtout si l'on songe que le mouvement ouvrier, cette poque, n'en tait encore qu' ses dbuts et d'une inexprience enfantine. tJne rigoureuse discipline tait alors, pour le parti ouvrier, le seul moyen de s'imposer l'estime et la considration des partis bourgeois. La centralisation garantissait, et garantit

toujours, l rapidit des rsolutions.

Une vaste organisation est dj par elle-mme un mcanisme lourd et difficile mettre en marche. Etlorsqu'il s'agit d'une masse dissmine sur une tendue considrable, ce serait perdre un temps norme, que de vouloir la consulter sur chaque question, fin-

24viter mettre

LES PARTIS POLITIQUES

un avis qui, vu les circonstances, ne peut tre que sommaire et incertain. Seul un certain degr de csarisme assure la rapide transmission et la prcise excution des ordres dans la lutte de tous les jours. Le socialiste hollandais Van Kol dclare franchement que l'instauration de la vraie dmocratie ne sera possible qu'une fois la lutte termine. Mais tant que la lutte dure, une direction, mme socialiste, a besoin d'autorit et de force suffisantes pour s'imposer. Un despotisme provisoire estdonc ncessaire. La libert elle-mme doit s'incliner la ncessit d'une action prompte ou immdiate. La soumission des masses la volont de quelques individus serait ainsi une des plus hautes vertus dmocratiques. A ceux qui sont appels nous conduire, nous promettons fidlit et soumission. Nous leur disons Hommes ennoblis par le choix du peuple, montrez-nous le chemin et nous vous suidevant:

vrons.

Ce sont des rflexions de ce genre qui nous rvlent la vritable nature du parti moderne. Dans un parti, et plus particulirement dans un parti politique de combat, la dmocratie ne se prte pas l'usage domestique elle est plutt un article d'exportation. C'est que toute organisation politique a besoin d'un quipement lger qui ne gne pas inutilement les mouvements. La dmocratie est tout fait incompatible avec la promptitude stratgique, et ses forcesnese prtent pas une rapide entre en campagne. D'o l'hostilit du parti politique, mme dmocratique, l'gard du rfrendum et de toutes les autres mesures de prvention dmocratique; d'o aussi Ja ncessit d'une constitution qui, sans tre csarienne au sens absolu du mot, n'en est pas moins fortement centra:

lise et oligarchique.

traits suivants

M. Lagardelle complte le tableau en y ajoutant lest Et ils ont reproduit l'usage des/:

LE PARTI DMOCRATIQUE MODERNEproltaireslistes;ils

25

les

ont constitu

aussi dur que le

moyens de domination des capitaun gouvernement ouvrier gouvernement bourgeois, une bureaui

cratie ouvrire aussi lourde que la bureaucratie bourgeoise, un pouvoir central qui dit aux ouvriers ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas faire, qui brise dans les syndicats et chez les syndiqus toute indpendance et toute initiative et qui doit parfois inspirer ses victimes le regret des modes capitalistes de l'autorit. L'troite ressemblance qui existe entre le parti dmocratique de combat et l'organisation militaire trouve son cho jusque dans la terminologie socialiste qui, en Allemagne surtout, est emprunte en grande partie la science militaire. II n'est peut-tre pas une seule expression de tactique militaire, de stratgie et de caserne, bref du jargon militaire, qui ne se retrouve dans les articles de fond de la presse

':

,

socialiste.

Le

lien intime

qui existe entre

le parti

et

l'arme

est attest par l'intrt passionn avec lequel quel-

ques-uns des chefs les plus notoires du socialisme allemand se sont occups de questions militaires. Pendant qu'il sjournait en Angleterre, le ngociant allemand Frdric Engels, qui avait dj servi dans la garde en qualit de volontaire d'un an. se plaisait, dans ses heures de loisir, tre la fois thoricien du socialisme et de la science militaire. On doit Bebel. fils de sous-officier prussien, un grand nombre de projets de rforme d'ordre technique et qui n'ont rien de commun avec l'antimilitarisme thorique du socialisme. Bebel et Engels, ce dernier surtout, peuvent mme tre considrs comme des crivains essentiellement militaires. Ce penchant pour l'tude des questions relatives l'arme est loin d'tre accidentel chez les chefs socialistes-. Ils dcoule d'un instinct d'affinit lective.3

B.

CAUSES

DTERMINANTES D'ORDRE PSYCHOLOGIQUE

CHAPITRELe droit moral la

I

dlgation.

De

la

dlgation.

charge exceptionnellement scrupuleuse des dispositions statutaires ou moins d'vnements tout fait extraordinaires. L'lection faite en vue d'un but dtermin devient une charge vie. L'habitude se transforme en droit. L'individu rgulirement dlgu pour une certaine dure finit par prtendre que la dlgation constitue sa proprit. Si on lui en refuse le renouvellement, il menace aussitt de reprsailles, dont ladmission est encore la moins grave, qui auront pour effet de semer la confusion parmi ses camarades. Et cette confusion se terminera presque toujours (nous verrons tout l'heure pour quelles raisons) par sa victoire.

dlgation de fait nat le droit moral la Les dlgus une fois lus restent en sans interruption, moins d'observance

Mme dans les organisations politiques plus vastes qu'un parti, les dirigeants usent souvent de ce strata-

LE DROIT MORAL A LA nELEGATIO\

27

ils dsarment les adversaires plus ou supposes tels et les obligent de rpondre une politesse par une politesse plus grande. Et c'est ce qui arrive surtout dans les cas o le chef qui se sert de ce moyen est rellement indispensable ouest seulement considr comme tel par la masse. Le fait de donner sa dmission, lorsqu'il n'est pas une manifestation de dcouragement ou de protestation (comme le serait par exemple le renoncement la candidature dans un collge lectoral n'otfrant aucune chance de russite), est le plus souvent, pour le dlgu, un moyen de conserver, d'assurer, de consolider son pouvoir. Au premier obstacle auquel ils se heurtent, la plupart des chefs ne manquent pas d'otfrir leur dmission, en allguant Icurgrande fatigue, mais tout en faisant valoir leurs mrites. Lorsque Vahlteich eut propos de modifier les statuts de l'Association gnrale des Ouvriers allemands, dans le sens d'une dcentralisation (1864), le prsident Lassalle en conut une grande colre, et, orgueilleusement conscient de sa valeur, proposa l'Association l'alternative suivante: Ou vous me garantirez contre de pareils affronts, ou je m'en vais. Rien ne lui fut plus facile que d'obtenir de la sorte l'exclusion immdiate du critique importun du parti. Le Lassalle hollandais. Trlstra, a galement russi faire taire ses adversaires et camarades socialistes, en les menaant pathtiquement de se retirer dans la vie prive Si on ne cessait, dit-il, de l'assaillir par une critique inopportune de ses actes, son idalisme ne rsisterait pas aux luttes intestines quotidiennes. Le mme fait s'est reproduit plus d'une fois dans l'histoire du parti socialiste italien. Il arrive souvent que la conduite des dputs socialistes la Chambre se trouve, sur une question plus ou moins importante (opportunit de la grve gnrale, par exemple), en dsaccord avec la majorit du parti; de mme que

gine, par lequelforts

:

28leurs votes

LES PARTIS POLITIQUES

clans les Congrs peuvent se trouver en opposition avec les ides de la section locale. Le moyen de rtablir l'accord et de faire taire les adversaires est alors tout indiqu les dputs menacent de donner leur dmission ou la donnent etectivement, afin de provoquer un nouveau plbiscite du corps lectoral auquel ils font appel comme la seule autorit comptente. Leur rlection dans ces conditions est presque toujours assure, et ils se trouvent de ce fait investis d'une immunit vraie et incontes:

table.

Au Congrs

socialiste italien,

tenu

Bologne en

1904, quelques dputs ont, en opposition avec la majorit des camarades qu'ils reprsentaient, vot en faveur de l'ordre du jour rformiste. Invits justifierleur conduite,taire entre lesils

ont

rsili

leur

mandat parlemen-

m.ains de leurs lecteurs; et ceux-ci,

pour viter les frais et les ennuis d'une nouvelle campagne lectorale et ne pas s'exposer perdre la circonscription, se sont empresss de leur accorder uneamnistie rtrospective. Ce sont l de beaux gestes dmocratiques, mais qui dissimulent mal l'esprit autoritaire qui les dicte. Quiconque pose la question de confiance semble s'en remettre au jugement de ses partisans mais, en ralit, il jette dans la balance tout le poids de son autorit, vraie ou suppose, et exerce le plus souvent une pression laquelle les autres n'ont qu' se soumettre. Les chefs se gardent bien de convenir que leurs menaces de dmission ne visent qu' renforcer leur pouvoir sur les masses. Ils dclarent au contraire que leur conduite leur est dicte par le plus pur esprit dmocratique, qu'elle est une preuve clatante de leur sensibilit et de leur dlicatesse, de leur sentiment de dignit personnelle et de leur dfrence envers les masses. Mais si l'on va au fond des choses, on s'aperoit que leur faon d'agir est, qu'ils le veuil;

LE DROIT MORAL A LA DLGATIONlent

29

ou non, une dmonstration oligarchique, la manifestation d'une tendance s'affranchir de la volont des masses. Qu'elles soient donnes avec arrire-pense ou seulement dans le but d'empcher des divergences d'opinions entre les chefs et la masse et de maintenir entre ceux-l et celle-ci le contac ncessaire, les dmissions ont toujours pour effet pratique d'imposer la masse l'autorit des chefs.

CHAPITRE

II

Le besoin de chefs chez

les

masses,

Il n'est pas exagr d'al'firmer que parmi les citoyens jouissant des droits politiques, le nombre de ceux qui s'intressent vraiment aux affaires publiques est insignifiant. Chez la majorit, le sens des rapports intimes qui existent entre le bien individuel et le bien collectif est trs peu dvelopp. La plu[tart n'ont pas le moindre soupon des influences et des contrecoups que les affaires de cet organisme qu'on appelle Etat peuvent exercer sur leurs intrts privs, sur leur prosprit et sur leur vie. Dans la vie des partis dmocratiques on peut observer les signes d'une indiffrence politique analogue. Seule une minorit, et parfois une minorit drisoire, prend part aux dcisions du parti. Les rsolu-

tions les plus importantes, prises au

nom du

parti le

plus rigoureusement dmocratique, c'est--dire du parti socialiste, manent le plus souvent d'une poi-

gne d'adhrents. Il est vrai que le renoncement l'exercice des droits dmocratiques est un renoncement volontaire, sauf dans les cas, assez frquents cependant, o la masse organise est empche de prendre une part active la vie du parti [tar des conditions gograiihiques ou topographiques. Il est certain en tout cas (jue, d'une

BESOIN DE CHEFS CHEZ LES MASSES

31

faon gnrale, c'est l'organisation urbaine qui seule dcide. Quant aux membres habitant la campagne ou les villes de province loignes des grands centres, leur rle se borne l'accomplissement des devoirsles lections,

paiement des cotisations et votation, pendant en faveur des candidats dsigns par l'organisation de la grande ville. Nous avons ici une preuve de l'influence qu'exercent, en plus des conditions locales, les considrations d'ordre lactique. La prpondrance des niasses urbaines de l'organisation sur les masses rurales dissmines est un phnomne qui rpond la ncessit de la promptitude dans la rsolution et de la rapidit dans l'excution, ncessit laquelle nous avons dj fait allusion dans le chapitre sur l'importance tactique de l'organisation. Dans les grandes cits elles-mmes, il se produit souvent une slection spontane, la suite de laquelle il se dgage de la masse organise un certain nombre d'individus qui assistent plus assidment que les autres aux sances de l'organisation. Ce groupe se compose d'ailleurs, comme celui des dvots qui frquentent les glises, de deux catgories bien la catgorie de ceux qui sont anims du diffrentes noble sentiment du devoir et la catgorie de ceux qui ne viennent aux sances que par habitude. Dans tous les pays, ce groupe ne compte qu'un nombre restreint d'individus. La majorit des organiss a pour l'organisation la mme indiffrence que la majorit des lecteurs pour le Parlement. Mme dans les pays o, comme en France, l'ducation politique collective est plus ancienne, la majos'occuper activement de questions rit renonce d'administration et de tactique et s'en remet volontiers sur ce point aux dcisions du petit groupe qui a l'habitude d'assister aux runions. Les grandes luttes que se livrent les chefs pour faire prvaloir telle tacsociaux:

:

32

LES PARTIS POLITIQUES

tique de prfrence telle autre, c'est--dire pour s'assurer la suprmatie dans le parli, ces luttes au nom du marxisme, du rformisme ou du syndica-

ne restent pas seulement incomprises de la masse, mais la laissent tout fait froide. Dans presque tous les pays on peut observer ce fait, que les runions o se discutent les actualits politiques, sensationnelles ou sentimentales (impt sur.le bl, accusation contre des ministres, rvolution russe, etc.), voire celles o sont traits des sujets d'intrt gnral (exploration du ple Nord, hygine physique, spiritisme) attirent beaucoup plus de monde, alors mme qu'elles sont rserves aux seuls membres du parti, que les runions consacres aux questions de tactique ou de thorie. Ces dernires questions sont pourtant d'une importance vitale pour la doctrine ou l'organisation. Nous avons eu nous-mme l'occasion de faire cette observation de visu dans trois grandes villes typiques Paris, Francfort-sur-Mein et Milan. Nous avons pu constater que, malgr les diffrences politiques et ethniques, il existe dans ces trois centres la mme indiffrence pour les affaires du parti et le mme manque d'assiduit ses runions ordinaires. Les grandes masses ne rpondent l'appel que si on leur promet l'intervention d'un orateur de marque ou si on a soin de leur lancer un mot d'ordre particulirement violent, comme, par exemple, en France A bas la vie chre! ou en Allemagne A bas le gouvernement personnel! La masse se montre encore assez empresse, lorsqu'on la convoque une reprsentation cinmatographique ou une confrence de vulgarisation scientifique, accompagne de projections ou de lanterne magique. Bref,/eJJie a un faible pour tout ce qui frappe les yeux et pour les spectacles devant lesquels les passants se rassemblent] bouche be jusque sur la voie publique.lisme,:

:

:

LE BESOIN DE CHEFS CHEZ LES MASSES

33

Ce qui aggrave encore la situation, c'est que ce ne sont pas toujours les proltaires qui constituent, tout particulirement dans les petits centres, le public habituel des runions et comices. Le soir, le travail termin, le proltaire n'aspire qu'au repos et se couche de bonne heure. Le vide qui rsulte de son absence aux runions est combl par des individus de condition moyenne, petits bourgeois, vendeurs de journaux et de cartes postales illustres, commis, jeunes intellectuels encore sans position, tous gens heureux de s'entendre apostropher comme proltaires authentiques et glorifier comme la classe de l'avenir.de celle de l'Etat. systme contributif est fond sur la coercition, tandis que le systme lectoral est dpourvu de toute sanction. Il existe un droit, mais non un devoir lectoral. Tant que celuici ne sera pas substitu celui-l, il est probable que seule une petite minorit continuera faire usage d'un droit auquel la majorit renonce volontairement et dicter des lois la masse indiffrente et apaIl

en

est

de

la vie

du parti

comme

Dans

l'un

et

dans

l'autre, le

thique.

Tout en murmurant quelquefois, la majorit est enchante au fond de trouver des individus qui veuillent bien s'occuper de ses affaires. Le besoin d'tre diriges et guides est trs fort chez les masses, mme chez les masses organises du parti ouvrier. Et ce besoin s'accompagne d'un vritable culte pour les chefs qui sont considrs comme des hros. Le misonisme, qui a de tout temps fait chouer tant de rformes srieuses est de nos jours en augmentation plutt qu'en diminution. Et cela s'explique par la plus grande division du travail dans nos socits civilises modernes n'en rsulte-t-il pas en effet une difficult croissante d'embrasser d'un coup d'il d'ensemble toute l'organisation politique de l'Etat et son mcanisme de plus en plus compliqu? A ce misonisme:

34s'ajoutent,laires, les

LES PARTIS POLITIQl'ES

plus spcialement chez les partis popuprofondes diffrences de culture et d'du-

cation qui existent entre ses membres et impriment au besoin de direction prouv par les masses une tendance dynamique croissante.Celte tendance se manifeste dans les partis politiques de tous les pays. Certes, l'intensit avec laquelle elle agit prsente, d'une nation l'autre, des diff-

rences notables, dtermines par des contingences historiques ou par des raisons de psychologie ethnique. C'est le peuple allemand qui prouve avec le plus d'intensit le besoin d'avoir quelqu'un qui lui montre le chemin et lui passe le mot d'ordre. Cettequalit,

commune

proltariat,

constitue

toutes les classes, y compris le un terrain psychologique des

plus favorables l'closion d'une puissantenie directrice.

hgmo-

Nous trouvons en effet runies, chez les Allemands, prdistoutes les conditions ncessaires cet effet position psychique la subordination, sentiment:

profond de la discipline, bref toute l'hrdit non encore liquide du caporalisme prussien, avec toutes ses qualits et tous ses dfauts; en outre, une confiance dans l'autorit qui confine l'absence de tout sens critique. Seuls les originaires de provinces rhnanes, dous d'une individualit plus prononce, forment, jusqu' un certain point, une exception sousce rapport.

Le

prilfait

que

cette

particularit

du caractre

alle-

courir l'esprit dmocratique a dj t signal par Karl Marx. Malgr qu'il ft lui-mme, dans toute la force du terme, un chef de parti, etqu'il possdt

mand

cette fonction,

au plus haut degr les qualits qu'exige il n'en a pas moins cru devoir mettre en garde les ouvriers allemands contre une conception trop rigide de l'organisation. Dans une lettre qu'il crivit ce {)ropos Schweizer. il disait qu'on

LE BESOIN DE CHEFS CHEZ LES JLVSSES

35

devait s'appliquer avant tout dvelopper chez l'ouvrier allemand le got de l'indpendance. Et il justi-

son opinion par cette raison que l'ouvrier alleainsi dire ds sa naissance la tutelle de la bureaucratie, a une foi aveugle dans l'autorit et les pouvoirs constitus. L'indiffrence que la masse manifeste pour la vie publique en temps normal devient, dans certains casparticulirement importants, un obstacle l'extension de la puissance du parti. 11 arrive que la foule abandonne ses chefs au moment mme o ils se disposent passer Faction. Ce fait se produit alors mme qu'il s'agit d'organiser ce qu'on appelle des manifestations de protestation. Lorsqu'il a t question en 1895 de restreindre en Saxe le droit lectoral, c'est--dire de lser des centaines de milliers d'ouvriers, ce fut en vain que les chefs socialistes ont tent de susciter un mouvement en faveur du suffrage. Les efforts des dirigeants se sont briss contre l'apathie des masses. La presse se mit parler un langage enflamm. Des millions de feuilles volantes ont t rpandus dans le peuple. En l'espace de quelquesjours, 150 meetings de protestation ont t tenus. Tout fut inutile. Il a t impossible de crer un mouvement vritable. Les runions, surtout dans les petits pays, ont eu lieu devant des banquettes moiti vides. Les chefs, c'est--dire le comit central et les agitateurs envoys sur les lieux, taient indigns par le calme et l'indiffrence desmasses qui rendaient toute action srieuse imposfiait

mand, soumis pour

sible.

C'est aux chefs eux-mmes qu'on doit d'ailleurs attribuer en grande partie l'insuccs du mouvement.

Les masses ne se rendaient pas tance de la perte qu'elles allaient chefs ont nglig de leur en consquences. Habitues tre

compte de l'imporque les montrer toutes les diriges, les massessubir, parce

30

I.ES

PARTIS POLITIQUES

ont besoin, pour se mettre en mouvement, d'une prparation pralable. Mais lorsque les chefs leur font des signes qu'elles ne comprennent pas, parce qu'elles n'y taient pas prpares, elles restent indiffrentes.

La meilleure preuve de l'impuissance organique de masse est fournie par ce fait que ds que la lutte la prive de ses chefs, elle abandonne dans une fuite dsordonne le champ de bataille, comme une fourla

milire envahie par la terreur. Elle se rvle alors dpourvue de tout instinct de rorganisation, moins que de nouveaux capitaines, capables de remplacer les chefs perdus, surgissent dans son sein spontan-

ment et immdiatement. Que de grves manques et de mouvements politiques chous, parce que les gouvernements ont su en temps opportun mettre les chefs en sret! De cette constatation est ne l'opinion qui attribue tous les mouvements populaires aux menes artificielles d'individus isols, appels meneurs, et d'aprs laquelle il suffirait de supprimer ceux-ci peur avoir toujours raison de ceux-l. Cette opinion est surtout en faveur auprs de certains conservateurs l'esprit troit. Mais elle tmoigne, de la part de ceux qui la professent, d'une incapacit de comprendre la nature intime de la masse. Dans les mouvements collectifs, quelques rares exceptions prs, tout procde naturellement, et non artificiellement . Est avant tout naturel le mouvement lui-mme, la tte duquel se trouve le chef. Et le plus souvent celui-ci descend dans l'arne, non de son propre gr, mais pouss parles circonstances.

Non moins

ment rapide de

l'agitation, ds

naturel est l'crouleque l'arme se trouve

dpourvue de ses chefs. Mais le besoin que la masse prouve d'tre dirige et son incapacit d'agir autrement que sur l'initiative venant du dehors et d'en haut, imposent aux chefs

LE BESOIN DE CHEFS CHEZ LES MASSES

37

des charges extrmement lourdes. Les chefs des parpolitiques modernes ne mnent certainement pas une vie de fainants. Leurs postes ne sont rien moins que des sincures. Ils doivent acqurir leur suprmatie au prix d'un labeur crasant. Toute leur vie est un effort incessant. Le travail d'agitation tenace, persvrant, inlassable du parti socialiste, et plus particulirement du socialisme allemand, a suscit juste titre l'admiration de ses critiques et adversaires bourgeois eux-mmes. L'activit dploye par le chef de parti professiontis

nel dans les organisations dmocratiques est fatigante

au plus haut degr, ruineuse pour la sant et, d'une faon gnrale, malgr la division du travail, d'une extrme complexit. Il doit payer continuellement de sa personne, et lorsque des raisons de sant lui imposent une retraite relative, il n'est pas libre de se l'accorder. Les exigences dont on l'accable ne lui laissent pas le moindre rpit. Les masses ont la manie incurable des orateurs de parade, des grands noms et, dfaut de ceux-ci, elles rclament tout au moins des honorables . A l'occasion de ftes et d'anniversaires, dont les foules dmocratiques sont si friandes, ainsi qu' l'occasion de runions lectorales et d'inaugurations, la direction est assaillie de toutes parts de demandes qui Envoyezfinissent toujours par le mme refrain:

nous des dputs

!

d'une simple grve locale pour de la direction du parti l'envoi sur place d'un dput socialiste. Il est mme arriv qu'une organisation rurale du parti socialiste italien a fait venir un dput pour le charger d'tudier les conditions locales du travail agricole, de trouver des moyens d'amlioration, de prsenter un mmoire aux propritaires, et ainsi de suite, ce qui l'a immobilis pendant quatorze jours.

En

Italie,

il

suffit

qu'on

sollicite aussitt

38

LES PARTIS POLITIQUES

Les chefs sont chargs, en outre, de toutes sortes de travaux littraires et, s'ils sont avocats, ils doivent encore s'occuper des nombreux procs intressant le

Quant aux chefs suprieurs, ils touffent littralement sous le poids des fonctions honorifiques dontparti.

on

les gratifie.

Le cumul des fonctions est, en effet, une des caractristiques des partis dmocratiques modernes. Dansil n'est pas rare de voir personne siger la fois au conseil communal de la ville, au Landtag et au Reichslag, et diriger, par-dessus le march, une fdration de syndicats ou une cooprative. Il en est de mme en Belgique, en Hollande, en Italie. Tout cela procure au chef honneur et gloire, puissance et influence sur la masse, laquelle sa prsence devient de plus en plus ncessaire mais cela signifie aussi pour lui excs de travail et de fatigue, de soucis et de proccupations; et ceux qui sont dous d'une constitution nerveuse peu solide sont souvent emports par une mort prmature.

le parti

socialiste allemand,

la

mme

;

CHAPITRE

III

La gratitude politique des masses.

En plus de l'indiffrence politique des masses et de leur besoin d'tre diriges et guides, un autre facteur, d'une qualit morale plus releve, contribue assurer la suprmatie des chefs c^^esl.Ja. reconnaissance des foules pour les personnalits qui parlent et crivent en leur nom. Ces personnalits se sont fait la rputation de dfenseurs et de conseillers du peu^ pie et ont souvent support, par dvouement sa cause, des perscutions, la prison et l'exil, alors que la masse elle-mme pouvait, en toute tranquillit et sans tre trouble, se livrer au labeur quotidien. Les chefs, disait Bebel, ont le privilge de marcher l'avant-garde du parti et d'tre les premiers recevoir les coups que nos adversaires dirigent contre le:

parti.

Ces hommes, qui se sont acquis souvent une sorte d'aurole de saintet et de martyre, ne demandent, en change des services rendus, qu'une seule rcompense la reconnaissance. Cette exigence se fait jour quelquefois jusque dans l'historiographie officielle du parti. La foule, elle-mme, ressent la gratitude avec:

une

grande intensit. ainsi que l'affirment souvent les chefs, que les masses soient portes l'ingratitude.trsIl

n'est pas vrai,

40

LES PARTIS POLITIQUESla

Tandis que l'ingratitude detie n'est,

monarchie

et

de

l'aris-

tocratie est consciente et voulue, celle de la

dmocra-

tout au plus, que

l'effet

d'un oubli involon-

rapide succession au pouvoir de diffrents chefs. Il est vident que dans la vie intrieure d'un parti, o la succession au pouvoir de diffrentes tendances est beaucoup moins frquente que dans la vie publique, la dmocratie se trouve bientaire,

rsultant de la

preuve d'ingratitude. des exceptions cette rgle et nous montre les masses coupables, en apparence, de la plus noire ingratitude envers les chefs qu'elle s'est donns elle-mme, on peut tre certain qu'il y a l-dessous un drame de jalousie. Il s'agit d'une lutte dmagogique, pre, sourde, opinitre entre plusieurs chefs, lutte dans laquelle la masse est oblige d'intervenir, parce qu'elle est mise en demeure de se prononcer pour l'un ou l'autre des adversaires en prsence. Et, en se prononant, elle manifeste ncessairement de l'ingratitude envers l'un des coml'Etat fairel

moins expose queSi l'histoire

prsente et

ptiteurs.

abstraction de ces cas exceptionla masse paie ses chefs d'une sincre reconnaissance, laquelle est mme considre comme un devoir sacr. C'est ainsi, par exemj)le,Mais,si l'on

fait

nels,

on peut dire que

masses organises du parti socialiste allemand beaucoup de noblesse et un grand esprit de sacrifice, manifest leur gratitude au vieux Liebknecht, en lui confiant, alors que ses facults intelqueles

ont, avec

commenaient dj dcliner, la direction et en lui allouant, non sans une certaine opposition, un traitement de 7.200 marks. Et lorsqu'on s'aperut, aprs sa mort, que sa famille se trouvait, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, dans unelectuelles

duVorivrls

situation matrielle difficile, lel'instruction de sesfils.

i)arli prit

sa charge

Le plus souvent, ce sentiment de reconnaissance se

LA GRATITUDE POLITIOIE DES .MASSES

41

traduit par le renouvellement indfini de leur mandat aux chefs qui ont bien mrit du parti. Lorsque le bruit se l'ut rpandu, au Congrs de Dresde (1903), qu'un

nombre d'lments rvolutionnaires avaient dcid de ne plus rlire comme membre de la direction du parti le rformiste Ignaz Auer, une vritable indignation s'empara de la majorit des dlgus. C'est que les camarades se sentaient lis envers Auer par une ternelle reconnaissance, parce qu'il a t un des fondateurs du parti et qu'il personnifiait leurs yeux une des poques les plus intressantes de l'histoire de la dmor-ratie socialiste.certain

CHAPITRE IVLe besoin de vnration chezles

masses.

Les

partis

socialistes

s'identifient

souvent

avecs'ils

leurs chefs au point d'adopter leur

nom commeOn

taient des choses qui leur appartiennent.

a alors,

commeliens

en Allemagne entre 1863 et 1875, des lassaides marxistes ou, comme dans la France socialiste jusqu' une poque trs rcente, les brouset sistes, sistes.

les

allemanistes,

les

guesdistes,

les

jaures-

Le

fait

que ces dsignations personnelles tendent :

disparatre dans des pays tels que l'Allemagne, peut

d'une part, tre attribu deux ordres do causes l'augmentation numrique et les progrs lectoraux du parti ont rendu ncessaire une organisation adapd'autre part, la dictature te de grandes masses d'un seul a succd, au sein du parti, une oligarchie dont les chefs se jalousent rciproquement. A ces deux causes, on peut ajouter le manque total de personnalits minentes et i)ossdant une autorit absolue et incontestable. L'adoration des militants pour leurs chefs demeure gnralement latente. Elle se rvle par des symptmes peine perceptibles, tels que l'accent de vnration avec lequel on prononce le nom du chef, l'absolue docilit avec laquelle on obit au moindre;

,

LE BESOIN DE VXRATION CHEZ LES MASSES

43

de ses signes, l'indignation avec laquelle on accueille toute critique dirige contre sa personne. Mais, lorsqu'il s'agit de personnalits rellement exceptionnelles ou dans des moments d'excitation particulirementvive, la ferveur latente se manifestela

au dehors avec

violence d'un paroxysme aigu. En 1864, les habitants exalts de la rgion rhnane ont accueilli Lassalle comme un dieu. Des guirlandes taient tendues travers les rues. Des demoiselles d'honneur, choisies exprs pour cette occasion par les comits qui se sont forms dans diffrentes localits, faisaient tomber sur lui une pluie de fleurs. Des files interminables de voitures suivaient le carrosse du prsident . Un enthousiasme dbordant et irrsistible et des applaudissements frntiques accueillaient les allocutions souvent extravagantes et orgueilleuses, d'un charlatanisme outr, avec lesquelles le triomphateur avait l'air de vouloir dfier la critiqueplutt que de provoquer des applaudissements.

Cesalut,

fut l:

manquaitni

une marche vraiment triomphale. Rien n'y ni les arcs de triomphe, ni les hymmes derceptionssolennelles de

les

dputations

venues des pays voisins. Lassalle tait un ambitieux de grande envergure et, ainsi que Bismark le disait de lui plus tard, il n'tait pas loin de se demander si le futur Empire Allemand, qui tait l'objet de ses proccupations, devait aboutir une dynastie Hohenzollern ou une dynastie Lassalle. Rien d'tonnant si les vnements que nous venons de dcrire ont excit l'imagination de Lassalle un point tel qu'il crut pouvoir promettre sa fiance de faire un jour, en qualit de prsident de la Rpublique Allemande, son entre dans la capitale, assis dans un carrosse .tran par six chevaux blancs. Lorsque les Fasci, ces premires organisations des ouvriers agricoles, se furent formes en Italie (1892), hommes et femmes avaient dans les chefs du

44

LES PARTIS POLITIQUESfoi

mouvement unedant,les

presquela

dans

leur

navet,

coutumes

religieuses,

surnaturelle. Confonquestion sociale avec ils portaient souvent

dans leurs cortges le crucilix ct du drapeau rouge et de pancartes sur lesquelles taient inscrites des sentences empruntes aux ouvrages de Marx. Paysannes et paysans faisaient escorte aux chefs, se rendant aux runions, avec musique, flambeaux et lampions. Pour saluer les chefs, beaucoup se prosternaient devant eux, ivres d'adoration, comme ils se prosternaient jadis devant leurs voques. Un journaliste bourgeois demanda un jour un vieux paysan, membre d'une organisation socialiste, si les proltaires ne croyaient pas que Giuseppe De Felice Giuffrida, Garibaldi Bosco et tant d'autres, jeunes tudiants ou avocats qui, tout en tant d'origine bourgeoise, travaillaient pour les Fasci, ne visaient pas, au fond, uniquement se faire lireconseillers

communaux

et

dputs.

^

De Felice

et

Bosco sont des anges descendus du Ciel! telle fut la rponse brve et loquente du paysan. On peut convenir que tous les ouvriers n'auraient pas donn celte question la mme rponse et que le peuple sicilien, s'tait toujours particulirement distingu par son culte des hros. C'est ainsi que dans l'Italie mridionale et en partie aussi dans l'Italie centrale les chefs sont, de nos jours encore, entours de mythes d'un caractre religieux. Enrico Ferri a t pendant un certain temps ador en Calabre comme un saint protecteur contre la corruption gouvernementale. A Rome, o la tradition des formes classiques du paganisme se maintient toujours, le mme Ferri a t salu dans la salle d'une grande brasserie, au nom de tous les quirites populaires, comme le plus graml parmi les et tout cela pour avoir bris une vitre en grands signe de protestation contre la peine de la censure:

LE BESOIN DE VNRATION CHEZ LES AIASSESquilui

45dela

a

t

inflige

par

le

prsident

Chambre (1901). En Hollande, l'honorable Doniela Nieuwenhuis. ensortant de prison, reut du peuple, d'aprs cequ'il

raconte lui-mme, des honneurs comme jamais souverain n'en a reu de pareils, et les salles o il donnait des runions taient transformes en vritables serres fleuries, tant on y apportait de bouquets (1886). Et une pareille attitude de la masse ne s'observe pas seulement dans les pays dits arrirs elle est une survivance atavique de la psychologie primitive. Nous n'en voulons pour preuve que l'idoltrie dont la personne du prophte marxiste Jules Guesde est l'objet dans le Nord, c'est--dire dans la rgion la plus industrielle de la France. Mme dans les districts ouvriers de l'Angleterre, il arrive encore de nos jours que les masses font leurs chefs un accueil qui rappelle le temps de Lassalle. La vnration des chefs persiste aprs leur mort. Les plus grands d'entre eux sont tout simplement sanctifls. Aprs la mort de Lassalle, VAllgemeiner deutscher Arbeiterverein, dont il avait fini par devenir le roi absolu, n'a pas tard se scinder en deux branches la fraction de la comtesse Hatzfeld ou ligne fminine, ainsi que l'appelaient ironiquement les adversaires marxistes, du nom de la comtesse::

Hatzfeld, qui la dirigeait,

et

la

ligne

masculine

ayant pour chef J. B. von Schweizer. Tout en se combattant prement, ces deux groupes avaient en commun non seulement le culte de la mmoire de Lassalle, mais encore la fidlit jusqu' la dernire lettre de son programme c'est l un fait des mieux connus de l'histoire du mouvement ouvrier moderne. Karl Marx lui-mme n'a pas chapp cette sorte de canonisation socialiste, et le zle fanatique avec lequel certains marxistes le dfendent encore aujour:

46(l'hui

"LES PARTIS POLITIQUES

se rapproche beaucoup de Lassalle a t l'objet dans le pass.

l'idoltrie

dont

Dela

mme

que

les chrtiens d'autrefois

donnaient

leurs nouveau-ns les

noms des grands fondateurs de

religion, saint Pierre et saint Paul, de parents socialistes d'aujourd'hui donnent leurs bambins, dans certaines parties de l'Italie centrale, o le parti a russi s'implanter, les noms de Lassalo et de Marxina. C'est l, pour ainsi dire, un emblme de la nouvelle foi. Et on ne fait souvent prvaloir cet emblme qu'au prix de souffrances, de brouilles avec des parents rancuniers ou avec des ofllciers de l'tat civil rcalcitrants, quelquefois aussi au prix de graves dommages matriels perte d'em-

nouvelleles

mme

:

ploi, etc.il s'agit, s'il est parfois une manifessnobisme fanfaron qui infeste jusqu'aux milieux ouvriers, n'est pas moins souvent l'expression

L'usage dont

tation de ce

est,

extrieure d'un idalisme profond et sincre. Mais il dans tous les cas, une preuve de l'adoration des

masses pour les chefs, cette adoration dpassant les du simple dvouement qu'on doit prouver l'gard de personnes ayant rendu au parti des serviceslimites

inoubliables.

Les masses prouvent un besoin profond de s'innon seulement devant les grandes idalits, mais aussi devant les individus qui, leurs yeux, reprsentent celles-ci. Leur idalisme les pousse s'agenouiller devant des divinits temporelles auxquelles elles s'attachent avec un amour d'autant plus aveugle que la vie qu'elles mnent est plus rude. Il y a quelque chose de vrai dans le paradoxe par lequel Bernard Shaw oppose la dmocratie l'aristocratie comme un agrgat d'idoltres un agrgatclinerd'idoles.

Le besoin d'adoration est souvent l'unique rocher de bronze qui survit tous les changements sur-

LE BESOIN DE VXBATION CHEZ LES MASSES

47

venant dans

la

faon de penser des masses. De pro-

testants fervents, les ouvriers industriels

du royaume de Saxe sont devenus, au cours de ces dernires annes, des socialistes ardents. Il est possible que cette volution ait t accompagne chez eux d'un renversement complet de toutes les valeurs. Mais il est certain que s'ils ont exil du meilleur coin de leur mansarde l'image traditionnelle de Luther, ce ne fut que pour la remplacer par celle de Bebel. Dans l'Emilie, o les paysans ont accompli une volution analogue, l'olographie de la trs sainte Vierge a tout simplement cd la place celle de l'honorable M. Prampolini; et dans l'Italie mridionale la foi dans le miracle annuel de la liqufaction du sang de saint Janvier s'est efface devant la foi dans le miracle de la force surhumaine de M. Enrico Ferri, le flagellatore dlia Camorra (le justicier de la Camorra). Au milieu des ruines du vieux monde moral des masses, reste seule intacte la colonne triomphale jiji besoin religieux. Les masses se comportent souvent l'gard de leurs chefs comme ce statuaire de la Grce antique qui, aprs avoir model un Jupiter tonnant, tombe genoux, plein d'adoration devant sa propre uvre.L'adoration provoque facilement la mgalomanie chez celui qui en est l'objet. La prsomption dmesure, non dpourvue souvent de traits comiques, que nous constatons chez les conducteurs des masses modernes, provient non seulement de ce que la plupart d'entre eux sont des self made men, mais aussi de cette atmosphre d'enthousiasme dans laquelle ils vivent et respirent. Mais de cette prsomption mane ragissant son une grande force de suggestion tour sur les masses, elle exalte encore leur admiration pour les chefs et constitue ainsi, pour la suprmatie de ceux-ci. un nouvel lment de stabilit.:

CHAPITRE VCaractres accessoires des chefs.

don oratoire que

C'est principalement, sinon exclusivement, par Je les chefs ont russi, l'origine du

gagner leur suprmatie sur soit capable de e soustraire au pouvoir esthtique et motif de la parole. La beaut du discours suggestionne la masse, et la suggestion la livre sans rsistance l'influence de l'orateur. Or, ce qui caractrise essentiellement la dmocralaquelle elle tie, c'est prcisment Ja facilit avec succprnbe _la^ magie du verbe. Dans le rgime dmocratique, les chefs ns sont orateurs et journalistes. Nous ne citerons que Gambetta et Clemenceau en France, Gladstone, Lloyd George en Angleterre, Crispi, Luzzatti en Italie. Dans les Etats dmocratiques rgne la conviction que seul le don de la parole rend apte diriger les affaires publiques. On peut en dire autant, et d'une faon encore plus absolue, des grands partis dmocratiques. On sait l'influence qu'exerce la parole parle dans le pays qui a connu avant tous les autres le rgime dmocratique. C'est ce qu'avait dj not, ds 1826,. un auteur italien perspicace Le peuple anglais, si sens, si avare de son temps, prouve, couler unouvrier,les

mouvementmasses.

11

n'est pas.de foule qui

:

CARACTRES ACCESSOIRES DES CHEFS

49

homme qui parle en public, le mme plaisir que lui procurent au thtre les auteurs les plus clbres . Aussi Carlyle a-t-il pu dire de son peuple Pour devenir homme d'Etat ou chef d'ouvriers, un Anglais doit prouver, au pralable, qu'il est un matre ora:

teur

.

a constat, propos d'une statistique professionnelle des dputs, que, parmi les reprsentants des partis, les plus jeunes, les plus imptueux, les plus fougueux et les plus progressistes sont ou journalistes ou parleurs habiles. Cette constatation s'applique aussi bien aux socialistes qu'aux nationalistes et aux antismites. L'histoire moderne du mouvement politique ouvrier confirme cette observation. Jaurs, Guesde, Lagardelle, Herv,Bebel, Ferri, Turati, Labriola, Ramsay-Macdonald, Trlstra, Henriette Roland-Holst, Adler, Daszinski

En France, M. Ernest Charles

chacun dans son genre, des orateurs puissants. dire aussi, d'un autre ct, que le manque de talent oratoire explique en grande partie pourquoi Allemagne en une personnalit comme celle d'Edouard Bernstein est reste dans l'ombre, malgr la valeur de sa doctrine et sa grande influence intellectuelle; pourquoi, en Hollande, un Domela Nieuwenhuis a fini par perdre sa situation prpondrante; pourquoi, en France, un homme de l'intelligence et de la culture de Paul Lafargue, malgr sa proche parent avec Karl Marx, s'est vu prfrer, dans la direction pratique et thorique du parti, un Guesde qui, loin d'tre un savant, possde une mentalit plutt simpliste, mais est, en revanche, un orateur de grande valeur. Ceux qui aspirent au capitanat dans les organisations ouvrires sont d'ailleurs loin de mconnatre l'importance de l'art oratoire. Au mois de mars 1909, les tudiants socialistes du non moins socialiste Ruskin Collge , de l'universit d'Oxford, se sontsont,

On peut

50

LES PARTIS POLITIQUES

dclars mcontents de ce que leurs professeurs accordaient l'tude de la sociologie et de la logique pure une place plus importante qu'aux exercices oratoires. Politiciens en herbe, les lves se rendaient bien compte du profit qu'ils pourraient tirer de l'art oratoire dans la carrire laquelle ils se destinaient. Aussi rsolurent-ils de donner leur rclamation une sanction nergique et se mirent-ils en grve, jusqu' ce que satisfaction pleine et entire leur ft donne. Le prestige que l'orateur s'acquiert auprs desJa,

masses est pour ainsi dire illimite, ^ais ce que masse apprcie surtout chez l'orateur, ce "sont les dons oratoires comme tels, la beaut et la force de la voix, la souplesse de l'esprit, la finesse; tandis qu'elle n'accorde qu'une miportance secondaire au contenu des discours. Un hurleur qui court,

comme

s'il avait t piqu par la tarentule, d'un endroit l'autre, pour discourir devant le peuple, passe facilement pour un camarade zl et actif,

pour un vraivaillant

militant; mais celui qui, assis devant sa table de travail, discourant peu, mais n'en tra-

mentet

que davantage, accomplit une uvre vraipour le parti, est considr avec ddain tenu pour un socialiste incomplet.utile

et varies sont les qualits persongrce auxquelles certains individus russissent soumettre leur pouvoir les masses. Il n'est d'ailleurs pas ncessaire que ces qualits, qu'on peut considrer comme les qualits spcifiques des chefs, se trouvent toutes runies chez la mme personne. Parmi ces qualits, le premier rang revient la force de la_ volont qui rduit sous sa domination les volonts moins fortes. Viennent ensuite la_supriont du savoir qui s'impose aux autres; une fermet catonienne de convictions; une foi dans ses ides qui frise souvent le fanatisme et qui, par

Nombreuses

nelles,

:

CARACTERES ACCESSOIRES DES CHEFSson inten sit, inspire

51

le respect aux masses. A toutes ces qualits s'ajoutent enfin, dans certains cas plus

sporadiques, la bont d'me et le dsintressement, qualits qui rappellent aux masses la figure de Jsus-Christ et rveillent chez elles les sentiments religieux assoupis, mais non teints. Mais ce que les masses subissent au plus hautdegr, c'est le prestige de la clbrit. 11 suffit que l'homme clbre lve un doigt, pour se crer aussitt une situation politique. Les masses tiennent d'ailleurs honneur de confier une clbrit la direction deleurs affaires. Les foules se courbent toujours, et de

bon

gr, sous le joug d'individus clbres.

L'homme

qui se prsente elles

le

front ceint d'une

couronne de lauriers est considr a priori comme un demi-dieu. S'il consent se mettre leur tte, il peut compter sur leurs applaudissements et leur enthousiasme, peu importe le champ o il a cueilli ses lauriers. Seul un pote, philosophe et avocat de la clbrit de Lassalle a pu russir veiller les masses laborieuses, endormies ou tranes la remorque de la dmocratie bourgeoise, pour les grouper autour de sa personne. Lassalle lui-mme se rendait si bien compte de l'efTet que les grands noms produisent sur la multitude qu'il avait cherch toujours, et par tous les moyens, gagner sonparti l'adhsion

d'hommes

illustres.

Enrico Ferri qui, tout jeune encore, tait non seulement professeur titulaire de l'Universit, mais jouissait dj d'une notorit universelle comme fondateur de la nouvelle cole italienne de criminoEnrico Ferri, disons-nous, n'a eu qu' se logie, prsenter devant le parti socialiste (au Congrs de Reggio Emilia, en 1893), pour en obtenir aussitt la direction qu'il a conserve pendant quinze annes.Italie,

En

Devain

mme, l'anthropologiste Lombroso et l'criEdmondo de Amicis n'ont pas plus tt donn leur

52

LES PARTIS POLITIQUES

adhsion au parti socialiste, qu'ils ont t levs au rang, l'un de conseiller intime, l'autre d'Homre officiel du proltariat italien militant. Et pour obtenir ces honneurs, ils n'ont pas eu besoin de s'inscrire on leur a tenu titre de membres rguliers compte des quelques tlgrammes de flicitations et des quelques tmoignages pistolaires de sympathie qu'ils ont envoys dans diffrentes occa:

sions.

En France, Jean Jaurs, dj connu comme philosophe universitaire et homme politique radical, et Anatole France, clbre comme romancier, ont conquis d'emble dans le mouvement ouvrier, sans avoir eu subir un noviciat ou une quarantaine quelconque, des situations de premier ordre. En Angleterre, lorsque le pote William Morris, dj g de quarante-huit ans, eut adhr au mouvement ouvrier, il s'est acquis rapidement une trs grande popularit. Tel fut galement le cas, en Hollande, de Herman Gorter, l'auteur de l'lgant pome lyrique Mei et de la potesse Henriette Roland-Holst. Dans l'Allemagne contemporaine, quelques grands hommes, au znith de la gloire, tout en s'tant approchs du parti, ne se sont pas dcids y entrer. Mais on peut tenir pour certain que si Gerhard Hauptmann, aprs le succs de ses Tisserands,, et Werner Sombart, aprs ses premiers ouvrages si remarqus, avaient officiellement adhr au parti, ils seraient aujourd'hui parmi les chefs les plus en vue des fameux trois millions de socialistes allemands. Pour le peui)le, le fait de porter un nom qui luidj familier certains gards, constitue le meilleur titre pour obtenir le rang de chef. A ceux de leurs chefs qui, au prix de longues et pres luttes, se sont acquis un nom dans le parti mme, lessoit

CARACTRES ACCESSOIRES DES CHEFS

53

masses ont toujours prfr instinctivement les individus qui, dj combls d'honneurs et de gloire, sont venus elles avec tout leur bagage de droits l'immortalit.

concomitants, se rattachant au dcrivons, mritent d'tre mentionns. C'est ainsi que l'histoire nous enseigne qu'entre les chefs qui ont conquis leur grade dans le parti mme et ceux qui sont entrs dans le parti avec le prestige d'une gloire acquise au dehors, un conflit ne tarde pas s'lever et que ce conflit revt souvent la forme d'une lutte rgulire pour l'hg-

Quelques

faits

phnomne que

nous

monie entre deux

factions. Celte

lutte est

provoque

par l'envie et la jalousie chez les uns, par la prsomption et l'ambition chez les autres. A ces facteurs subjectifs s'ajoutent encore des raisons objectives et de tactique. Le grand homme qui a conquis ses grades dans le parti a gnralement sur Voutsider l'avantage de possder le sens de l'immdiat, une connaissance plus profonde de la psychologie de la foule et de l'histoire du mouvement ouvrier et, dans beaucoup de cas, une ide plus prcise

du contenu dogmatique du programme. Dans cette lutte entre les deux groupes de chefs, on peut presque toujours discerner deux phases.\L.es grands hommes, nouveaux venus, commencent par arracher les masses au pouvoir des vieux chefs et se mettent prcher leur nouvel vangile que les foules acceptent avec un enthousiasme dlirant. Mais la lumire qui claire cet vangile mane, non plus du trsor d'ides dont l'ensemble constitue le socialisme proprement dit, mais de la science ou de l'art dans lesquels ces grands hommes ont prcdemmentacquis leur gloire et de l'admiration qu'ils avaient suscite auprs du grand public amorphe. A leur tour, les vieux chefs, pleins de rancune, aprs s'tre organiss en sourdine, finissent par

54

LES PARTIS POLITIQUES

4)iur_,.jaux.

prendre ouvertement l'offensive. Us. ont d'ailleurs^ Tavantage naturel de la prpondrance numriguf. 11 arrive alors trs souvent que les nouveaux chefs perdent la tte, parce que, dans leur qualit de grands hommes, ils se beraient de l'illusion d'tre compltement l'abri de toute surprise de ce genre les vieux chefs ne sont-ils pas, en effet, des individus mdiocres, n'ayant gagn la situation qu'ils occupent qu'aprs un long et pnible apprentissage? Cet apprentissage qui, leur avis, n'exige pas de grandes qualits intellectuelles, les nouveaux grands hommes le considrent du haut de leur supriorit, avec un mlange de ddain et de piti. Mais il est d'autres raisons pour lesquelles les hommes clbres succombent presque toujours dans la lutte que nous dcrivons. Potes, esthtes ou savants, jls refusent de se soumettre la discipline commune du purti et portent ainsi atteinte aux formes extrieures .de^J^^..d^mo^cratie^ C'est l, pour eux, une cause d'infriorit, car la massTi'ent ces formes, alors mme qu'elle est rgie par une.oli^ari'liii'. Aussi les- adversaires, qui ne sont peut-tre pas plus dmocrates, mais sont en tout cas plus habiles, ne se font-ils pas faute de profiter de cette faiblesse, pour discrditer les grands hommes auprs des masses. Qu'on ajoute tout cela que les grands hommes ne sont pas habitus faire face une opposition systmatique, leurs nerfs ne pouvant y rsister la longue, et on comprendra que, dgots et dus, ils finissent souvent par abandonner la lutte ou se dcident faire bande part, agir pour leur propre compte. Les quelques vaincus qui restent quand mme dans le parti sont invitablement refouls l'arrire-plan par les vieux chefs. Dj le glorieux Lassalle avait trouv ur comptiteur dangereux en la personne de l'humble:

CARACTRES ACCESSOIRES DES CHEFS

55

ex-ouvrier Julius Vahlteich. Il russit, il est vrai, mais si Lassalle avait vcu plus longtemps, il aurait eu soutenir une lutte sans merci contre Liebknecht et Bebel. Aprs sa rupture avec les vieux chefs du mouvement professionnel, Willliam Morris s'est vu rduit s'en dbarrasser;

ne commander qu' sa petite garde intellectuelle de Ilanimersmith. Enrico Ferri, aprs s'tre heurt, ds son entre dans le parti, la mfiance tenace des vieux chefs, a commis des fautes thoriques et pratiques qui ont mis fin, une fois pour toutes, son rle de chefofficiel

du

parti socialiste.

Gorter et Henriette Roland-Holst, aprs avoir, pendant quelques annes, suscit autour d'eux l'enthousiasme le plus vibrant, ont fini par tre dbords par les vieilles notabilits du parti qui les ont rduits l'impuissance absolue. Le prestige qu'exerce sur les masses la gloire conquise hors des cadres officiels du mouvement est donc relativement phmre. Quant l'ge des chefs, il est sans importance aucune. Les anciens Grecs disaient que les cheveux blancs sont la premire couronne qui doit ceindre le front des chefs. Mais nous vivons une poque qui a moins besoin de l'exprience accumule de la vie, la science mettant la porte de tous tant de moyens d'instruction que le plus jeune peut devenir, en peu de temps, un puits de science. Tout s'acquiert vite aujourd'hui, y compris Texprience qui constituait autrefois l'unique et vritable supriorit des vieux sur les jeunes. Aussi (et cela dpend non de la dmocratie, mais du type technique de la civilisation moderne), la vieillesse a-t-elle perdu, de nos jours, beaucoup de sa valeur de jadis et, par consquent, aussi du respect qu'elle inspirait et de l'influence qu'elle exerait.

56

LES PARTIS POLITIQUES

Le cas est certes diffrent en ce qui concerne les chefs qui ont vieilli au service du parti lui-mme. La vieillesse, lorsqu'on l'a atteinte en combattant sousbannire du parti, constitue certainement un lsupriorit. Sans parler de la reconnaissance que les masses tmoignent au vieux lutteur pour les services rendus la cause, l'ancien est en outre suprieur au novice, parce qu'il possde une connaissance plus profonde des rapports des causes et des effets qui forment la trame de la politique et de la psychologie populaires. 11 en rsulte que sa conduite pratique sera guide par une finesse de perception inaccessible aux jeunes.la

ment de

C.

FACTEURS INTELLECTUELSINTELLECTUELLE

SUPRIORIT

DES CHEFS PROFESSIONNELS INCOMPTENCE FORMELLE ET RELLE DES MASSES

parti sockliste, alors que l'orgaencore faible et aux rangs clairsems, s'attache surtout propager les principes lmentaires du socialisme, les dirigeants professionnels

Dans l'enfance du

nisation,

sont peu nombreux. La direction du parti est alors assure par des personnes qui n'y voient qu'une occupation accessoire. Mais les progrs de l'organisation font surgir sans cesse, aussi bien l'intrieur qu' l'extrieur du parti, des besoins toujours nouveaux. Et il arrive un moment o ni l'idalisme et l'enthousiasme des intellectuels, ni la bonne volont et le travail dont les proltaires se chargent spontanment aux heures libres du dimanche ne suffisent plus satisfaire aux exigences de la situation. C'est alors que le provisoire cde la place au permanent et le dilettantisme au travail professionnel, au mtier. Avec la naissance d'une direction professionnelle, s'accentue la diffrence qui existe entre les chefs et la masse au point de vue de l'instruction. Une longue exprience nous enseigne, que parmi les facteurs qui assurent la domination de minorits sur des majorits l'argent et ses quivalents (supriorit:

58

LES PARTIS POLITIQUES

conomique), la tradition (supriorit historique), la premire place "revient l'instruction formelle de ceux qui prtendent la domination, c'est--dire la supriorit intellectuelle. Or,

l'observation la plus

nous montre que dans les partis du proltariat, les chefs sont, par l'instruction, suprieurs la masse. En outre, le mcanisme du parti socialiste offre aux ouvriers, grce aux nombreux postes rtribus et honorifiques dont il dispose, une possibilit de faire ciarrire, ce qui exerce sur eux une force d'attraction considrable. Il en rsulte qu'un certain nombre d'ouvriers, plus ou moins bien dous au point de vue intellectuel, se trouvent transforms en employs menant une existence de petits bourgeois, mis dans la ncessit et ayant l'occasion d'acqurir aux frais de la masse une instruction suprieure et une visionsuperficielle

plus nette des rapports sociaux.

Tandis que le travail professionnel et les exigences de la vie quotidienne rendent inaccessible la masse une connaissance approfondie de l'engrenage social, et surtout du mouvement et du fonctionnement de la machine politique, l'ouvrier devenu chef est, au contraire, mme, grce sa nouvelle situation, de s'initier tous les dtails de la vie publique et d'accrotre ainsi sa supriorit sur ses mandants. A mesure que le mtier politique se complique et que les rgles de la lgislation sociale se multiplient, il faut pour s'orienter dans la politique, possder une exprience de plus en plus grande et des connaissances de plus en plus vastes. Aussi le foss qui spare les chefs du gros du parti s'largit-il galement de plus en plus, et il arrive un moment o les premiers perdent tout sentiment de solidarit avec la classe dont ils sont issus. Il se produit alors une vritable division en sous-classes celle des capitaines:

ex-proltaires et celle des soldats proltaires.

En

se

SUPRIORIT DES CHEFS, INCOAIPTENCE DES MASSES 59

donnant des chefs, les ouvriers se crent, de leurs propres mains, de nouveaux matres dont la principale arme de domination consiste dans leur instruction plus grande.

Ces maitres ne font pas seulement sentir leur influence dans l'organisation syndicale, dans l'admiex-ouvriers ou nistration et la presse du parti:

ex-bourgeois, ils monopolisent galement la reprsentation parlementaire de celui-ci. Tous les partis poursuivent de nos jours un objectif parlementaire. Leur activit volue sur le terrain lectoral et lgalitaire, leur fin immdiate consistant dans l'acquisition d'une intluence parlementaire, leur fin ultime dans ce qu'on appelle la conqute des pouvoirs publics . C'est pour raliser cette conqute que les reprsentants des partis rvolutionnaires entrent dans les corps lgislatifs. Mais le travail parlementaire qu'ils y accomplissent, d'abord contre-cur, puis avec une satisfaction et un zle professionnel croissants, les loignent de plus en plus de leurs lecteurs. Les questions qui se posent devant eux et qui exigent, pour tre comprises, une prparation srieuse, ont pour effet d'largir et d'approfondir leur comptence technique et d'augmenter d'autant la distance qui les spare des autres camarades. C'est ainsi que les chefs en arrivent possder, s'ils ne la possdaient dj auparavant, une instruction relle. Et instruction signifie possibilit d'exercer sur les masses un pouvoir de suggestion. A mesure qu'ils s'initient aux dtails de la vie politique, qu'ils se familiarisent avec les diffrents aspects des questions d'impts et de douanes et avec les problmes de la politique extrieure, les chefs acquirent une importance qui les rendra indispensables, tant que les partis pratiqueront la tactique parlementaire et peut-tre mme aprs qu'ils l'auront

abandonne.

60

LES PARTIS POLITIQUES

Rien de plus naturel, d'ailleurs, puisque ces chefs ne peuvent tre remplacs sance tenante, tous les autres membres du parti tant trangers au mcanisme bureaucratique, absorbs qu'ils sont par leurs occupations quotidiennes. Grce la comptence qu'elles procurent dans des mtiers peu ou pas accessibles la masse, les connaissances techniques des chefs leur assurent virtuellement une inamovibilit qui n'est pas sans porter atteinte aux principes de la dmocratie. La comptence technique qui, nous l'avons vu, lve dfinitivement les chefs au-dessus de la masse et assujettit celle-ci au commandement de ceux-l, se trouve renforce plus tard par d'autres facteurs, tels que la routine, le savoir-faire social que les dputs acquirent la Chambre, et leur spcialisation au sein des commissions. Ces chefs cherchent ensuite naturellement appliquer la vie normale des partis les manuvres apprises dans le milieu parlementaire et grce auxquelles ils russissent souvent endiguer facilement des courants qui leur sont contraires. Les parlementaires sont passs matres dans l'art de diriger les assembles, d'appliquer et d'interprter les rglements, de proposer des motions en temps opportun, bref, d'user de toutes sortes d'artifices pour soustraire la discussion des points controverss, pour arracher une majorit hostile un vote qui leur soit favorable ou, tout au moins et dans le cas le plus dfavorable, pour rduire cette majorit

au silence. Et, pour atteindre ce but, les moyens ne manquent pas depuis la faon habile et souvent ambigu de poser la question au moment mme du vote, jusqu' l'action suggestive qu'on exerce sur la foule l'aide d'insinuations qui, tout en n'ayant aucun rapport avec la question, ne laissent pas d'impressionner,:

l'assistance.

En

leur qualit de rapporteurs et

d'hommes com-

SUPERIORITI-; DES CHEFS,

INCOMPETENCE DES MASSES 61

affaires

connaissant les ddales les plus secrets des de traiter, beaucoup de dputs savent, force de digressions, de priphrases et de subtilits terminologiques, faire de la question la plus simple et la plus naturelle du monde un mystre sacr dont ils possdent seuls la clef. Avec tout cela, qu'ils soient de bonne ou de mauvaise foi, ils rduisent les grandes masses, dont ils devraient tre les interprtes thoriques , l'impossibilit de les suivre et de les comprendre, et plus forte raison d'exercer sur eux un contrle technique quelconque. Ils sont les vrais matres de la situation, au sens le plus complet da mot. L'intangibilit des dputs s'accrot encore et leur position privilgie se consolide, grce la renomme que leur procurent, aussi bien auprs de leurs adversaires politiques que dans l'opinion publique de leurs partisans, leur talent d'orateur ou de spcialiste, ou le charme de leur personnalit intellectuelle et mme physique. Le renvoi par les masses organises d'un leader universellement estim jetterait sur le parti, mme aux yeux du pays, un profond discrdit. Si les masses composant le parti poussaient jusqu' l'extrme de la sparation un dsaccord avec les chefs, il en rsulterait pour elles un dommage politique norme. D'un ct, il s'agirait de remplacer immdiatement dans leurs fonctions les cltefs dmissionnaires qui ne sont parvenus se familiariser avec la matire politique qu'aprs des dizaines d'annes de travail pratique inlassable or, quel est le parti qui puisse trouver du jour au lendemain des forces nouvelles en nombre suffisant et de qualit voulue pour oprer cette substitution? D'un autre ct, n'est-ce pas l'influence personnelle de leurs vieux chefs parlementaires que les masses doivent une bonne part de leurs succs dans le domaine de la lgislationptents,qu'il s'agit;

6

62

LES PARTIS POLITIQUES

sociale et dans la lutte

pour

la

conqute de liberts

politiques gnrales ?

Les masses dmocratiques subissent ainsi, et l-dessus aucun doute n'est possible, une restriction de leur volont, lorsqu'elles sont obliges de revtir leurs chefs d'une autorit qui, la longue, dtruit le principe mme de la dmocratie. C'est dans leur indispensabililque; rside,le

titre

le

plus efUcace.des

son pouvoir tous les puissants et seigneurs de la terre.

chefSj, Quiconque est indispensable

soumet

L'histoire des partis ouvriers nous ofTre tous les jours des cas o les chefs s'tant mis en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux du mouvement, les militants ne se dcident pas tirer de cette situation toutes les consquences qui en dcoulent

logiquement.

Nombreux sont les orateurs parlementaires et les dirigeants d'organisations qui se trouvent, aussi biendans leur conduite pratique que dans leur pense thorique, en opposition avec les masses, ce qui ne les empche pas de continuer penser et agir tranquillement au nom de ces masses. Et celles-ci assistent, dconcertes et mcontentes, aux agissements de leurs grands hommes , sans oser gnralement s'manciper de leur autorit et les congdier. L'incomiM'tcnce des masses se vi-rilii' dans tous les

domaines de la vie politique et conslilue le fondement le plus soUde du pouvoir des chefs. Elle fournit ceux-ci une justification pratique et* jusqu' un certain point, morale. L'incapacit des masses degrer leurs propres intrts rend ncessaire l'existence d'hommes d'affaires qui s'en occupent pour elles. Si on se place ce point de vue, on ne trouvera pas mauvais que les chefs imposent parfois aux masses leur direction. L'lection tout fait libre de chefs par les masses supposerait que celles-ci possdent la comptence ncessaire pour tre mme de reconnatre

SUPRIORITK DES CHEFS, INCOMPTENCE DES MASSES 63et d'apprcier la comptence des chefs. En d'autres termes, l dsignation des capacits suppose la capacit de la dsignation. politique des masses et L'insuffisante maturit l'impossibilit de raliser le postulat de la souverainet populaire dans toute son ampleur ont t

,^Jai\

Vo-^ \^^vLj]

du

parti.

La

lutte politique et la

vie judiciaire ont plus d'un point de contact,

tant

^^r^

plaidoyer continuel. Aussi l'avocat qui participe activement la vie publique trouve-t-il largement de quoi satisfaire son amour du discours et de la dialectique et plus d'une occasion d'exercer la force de ses poumons et de se livrer l'art des grands gestes. Il en est tout autrement du savant, par exemple. Ceux des savants qui ont pris une part active la vie du parti, soit en qualit de journalistes et de propagandistes, soit comme dputs, ont vu leurs aptitudes scientifiques subir une baisse lente, mais progressive. Ils sont morts pour leur discipline, parce que, absorbs par le travail politique quotidien, ils n'ont plus eu le temps d'approfondir les problmes et de continuer perfectionner leur culture et dvelopper leurs facults intellectuelles. Mais la transformation psychique que les chefs subissent au cours des annes tient d'antres causes encore. Pour ce qui est des chefs ouvriers d'origine bourgeoise, on peut dire qu'ils sont venus au proltariatla

donn que

lutte

politique n'est qu'un

^Jl).

^^\

^j^

^^^

|\V^

144soit

LES PARTIS POLITIQUES

par sentiment moral, soit par enthousiasme, soit ont franchi le ^ Rubicon, alors qu'ils taient encore jeunes tudiants, peine sortis de l'enfance, c'est--dire l'ge de l'ardeur juvnile et de l'optimisme. S'tant mis de 1^ l'autre ct de la barricade, la tte des ennemis de leur classe d'origine, ils ont combattu et travaill, essuyant des dfaites, remportant des victoires. dans leurs combats au r^ Puis la jeunesse a pass y service du parti et de l'idal, ils ont dispers au vent ^ leurs meilleures annes. Les premiers accords du ^^ long prlude annonant la vieillesse commencent 1 rsonner pour eux. Mais avec la jeunesse ils ont galement perdu leur idal qui n'a pas rsist aux et aux dceptions de la lutte de tous les amertumes p rj jours, pas plus qu'aux nouvelles connaissances acquiJ V ses qui sont souvent en contradiction flagrante avec leur ancienne foi. Aussi de nombreux chefs socialistes deviennent-ils avec l'ge trangers ce que le socialisme contient de plus essentiel, les uns se dbattant difficilement contre leur scepticisme, d'autres revenant, consciemment ou non, l'idal de leur ge prsocialiste. Ir^ Mais pour ces dsenchants le retour complet en f" arrire est impossible. Leur pass les enchane. Ils // ont une famille qu'ils doivent nourrir. D'un autre ^^ct, leur renom politique exige qu'ils persvrent r^ toujours dans la mme voie. Aussi restent-ils extrieurement fidles la cause laquelle ils ont un jour sacrifi le meilleur d'eux-mmes. Mais renonant ils sont devenus opportunistes; ces l'idalisme, anciens croyants, ces altruistes de jadis, dont le cur fervent n'aspirait qu' se donner, se sont transforms en sceptiques, en gostes dont les actions ne sont plus guides que par le froid calcul. Il est certain qu' mesure qu'un individu conquiert dans son parti des situations de plus en plus leves,enfin par coriviction scientifique. Ils;

^

^

1

y^^

^

"^

flI

MTAMOnpHOSE l'SVClIOLOGlorE DES CHEFS

145

\

i

son monde psychique et mental subit souvent une volution qui aboutit une transformation complte.

i

Et quand celte transformation est accomplie, le chef j ne voit dans son propre changement qu'un reflet du \ changement survenu, prtend-il, dans le monde environnant. Les circonstances nouvelles, dit-il, exigent une nouvelle thorie et imposent une nouvelle tactique. C'est de la ncessit psychologique de trouver une explication et une excuse la mtamorphose des chefs qu'est ne en grande partie la thorie rformiste et rvisionniste du socialisme international. Ce (jui exerce une action particulirement puissant sur la mentalit des chefs et sur leur composi\z/^ tion, c'est le passage brusque de l'opposition la yy^ participation au pouvoir. Il est vident que dans une priode de proscriptions ^ ^ et de perscutions de la part de la socit et de l'Etat, ( fi>p"P la moralit des chefs du parti se maintient un 7 \ niveau beaucoup plus lev que dans une priode de ( Anj''^'^, triomphe et de paix ce fait est d en grande partie \ ce que les caractres gostes et troitement ambij tieux se tiennent alors l'cart du parti, ne se sou--^ ciant nullement de jouer le rle de martyrs. Tant que la lutte pour les opprims ne rapporte ceux qui y sont engags que la couronne d'pines, les bourgeois venus au socialisme ont remplir dans le parti des fonctions qui exigent beaucoup de dsintressement personnel. Ces mmes bourgeois ne deviennent dangereux pour le socialisme qu' partir du jour o le mouvement ouvrier, volontairement oublieux de ses principes, s'engage dans les sentiers glissants d'une politique de compromissions. En Italie, pendant la priode des perscutions, tous ceux qui ont observ et tudi impartialement le mouvement socialiste ne tarissaient pas d'loges sur la valeur morale de ses chefs. iMais le parti socialiste italien n'a pas plus tt[

^

^

\

-]

^

.

i

;

'

:

:

^

146

LES PARTIS POLITIQUES sa

conversion l'amiti gouvernementale que des voix s'lvent de toutes parts pour dplorer sa dchance et pour dnoncer l'entre dans le parti de nombreux lments qui ne voyaient(vers 1900),lui que l'trier qui devait les aider se hisser sur veau d'or de l'administration publique. Partout o les socialistes sont matres de municipalits, de banques populaires, de coopratives de consommation, partout o ils disposent d'emplois rmunrs, il apparat vident que leur niveau moral a considrablement baiss et que les ignorants et les gostes forment dans leurs rangs la majorit.le

achev

en

CHAPITRE

II

L'idologie bonapartiste.

Enpour

tant que chef d'Etat, Napolonl'lu

F''

tenait passer

du peuple. Dans ses actes publics, l'Empe-

reur se vantait de n'tre redevable de son pouvoir qu'au peuple franais. Aprs la bataille des Pyramydes, alors que sa gloire commenait monter vers son znith, le gnral exigeait imprieusement que lui ft confr le titre de premier reprsentant du peuple, qui, jusqu'alors, avait t rserv aux seuls membres de