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1 PASCAL ET LE DIVERTISSEMENT Copyright Pierre Macherey L’un des thèmes dominants de la pensée pascalienne est le désaveu de la philosophie, dont sa critique du cartésianisme est l’expression concentrée. A ses yeux, l’entreprise de la philosophie, davantage encore que défaillante, “incertaine”, est avant tout dénuée de sens, “inutile”, en raison de sa prétention déplacée et abusive à l’universalité, prétention que la raison humaine, avec les moyens dont elle dispose, bien que ceux-ci ne soient pas négligeables, est certainement incapable de satisfaire : car il lui est définitivement impossible aussi bien de voir absolument les choses au point de vue de Dieu que de donner à son propre point de vue un fondement stable qui, dans les limites qui sont imparties, en garantirait une fois pour toutes les certitudes. De là pour la pensée humaine, pour autant qu’elle ne se résout pas à consacrer uniquement son attention à quelques questions ciblées du type de celles qui sont accessibles à l’esprit géométrique, questions qu’elle parvient formellement à résoudre à condition d’adopter à leur égard une attitude ludique, sans trop les prendre au sérieux, - Amos Dettonville est avant tout un joueur, et c’est ce qui le distingue fondamentalement de Salomon de Tultie, et même de Louis de Montalte -, l’obligation de se rabattre sur l’unique problème qui demeure à sa portée, mais dont les enjeux sont pour elle cruciaux : à savoir celui que lui pose l’existence humaine, dont elle ne peut éluder les innombrables contradictions, qui rendent à la limite celle-ci inviable et invivable. De ce point de vue, on peut trouver chez Pascal les éléments de base d’une critique radicale de la métaphysique, qui anticipe sur celle de Kant, et a pour conséquence, conséquence radicale écartée par le rationalisme kantien, de rabattre toutes les tentatives précédemment conduites par les philosophes sur un unique terrain, le seul qui reste à la philosophie, pour autant que ce terme soit encore approprié : celui d’une anthropologie, au sens d’une élucidation critique de la condition humaine, avec ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, dans le cercle desquels elle est définitivement enfermée, ce qui la condamne à en recenser les contradictions en ayant à jamais déposé l’espoir de les résoudre. Ce qui surnage principalement de la composition de l’Apologie de la religion chrétienne, dont ne subsistent que des lambeaux épars auxquels il est vain de chercher à restituer une cohésion ou une cohérence dont ils sont à jamais privés, ce sont les éléments, ou plutôt les bribes, de cette anthropologie philosophique, qui se ramène pour l’essentiel à une exploration des différents aspects de la vie humaine, dans une perspective très proche en première apparence de celle adoptée par les moralistes. Cependant, si Pascal est moraliste, c’est d’une manière tout à fait originale, comme le donne en particulier à comprendre l’Entretien avec M. de Saci, où il est expliqué qu’il y a eu, dans le passé lointain et proche de l’Antiquité païenne et de la tradition chrétienne, deux manières alternatives de considérer la condition humaine : l’une consiste, une fois rejeté ce qui peut être tenu pour accidentel et inessentiel, à identifier et à glorifier les marques subsistantes de la grandeur de l’homme, c’est-à-dire l’aptitude dont, en dépit de tout, il dispose en vue de se donner par lui-même les moyens de mener une vie libre dont il ait personnellement la maîtrise ; l’autre, en sens exactement inverse, met l’accent sur les obstacles qui rendent une telle tentative problématique, voire même impraticable, obstacles que l’homme rencontre, non à l’extérieur, mais au dedans de lui-même, du fait que sa nature soit déchue et corrompue, ce qui entache d’incertitude ses espoirs de salut, dans lesquels il se

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PASCAL ET LE DIVERTISSEMENTCopyright Pierre Macherey

L’un des thèmes dominants de la pensée pascalienne est le désaveu de laphilosophie, dont sa critique du cartésianisme est l’expression concentrée. A sesyeux, l’entreprise de la philosophie, davantage encore que défaillante,“incertaine”, est avant tout dénuée de sens, “inutile”, en raison de sa prétentiondéplacée et abusive à l’universalité, prétention que la raison humaine, avec lesmoyens dont elle dispose, bien que ceux-ci ne soient pas négligeables, estcertainement incapable de satisfaire : car il lui est définitivement impossibleaussi bien de voir absolument les choses au point de vue de Dieu que de donnerà son propre point de vue un fondement stable qui, dans les limites qui sontimparties, en garantirait une fois pour toutes les certitudes. De là pour la penséehumaine, pour autant qu’elle ne se résout pas à consacrer uniquement sonattention à quelques questions ciblées du type de celles qui sont accessibles àl’esprit géométrique, questions qu’elle parvient formellement à résoudre àcondition d’adopter à leur égard une attitude ludique, sans trop les prendre ausérieux, - Amos Dettonville est avant tout un joueur, et c’est ce qui le distinguefondamentalement de Salomon de Tultie, et même de Louis de Montalte -,l’obligation de se rabattre sur l’unique problème qui demeure à sa portée, maisdont les enjeux sont pour elle cruciaux : à savoir celui que lui pose l’existencehumaine, dont elle ne peut éluder les innombrables contradictions, qui rendent àla limite celle-ci inviable et invivable. De ce point de vue, on peut trouver chezPascal les éléments de base d’une critique radicale de la métaphysique, quianticipe sur celle de Kant, et a pour conséquence, conséquence radicale écartéepar le rationalisme kantien, de rabattre toutes les tentatives précédemmentconduites par les philosophes sur un unique terrain, le seul qui reste à laphilosophie, pour autant que ce terme soit encore approprié : celui d’uneanthropologie, au sens d’une élucidation critique de la condition humaine, avecses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses misères, dans le cercle desquels elleest définitivement enfermée, ce qui la condamne à en recenser les contradictionsen ayant à jamais déposé l’espoir de les résoudre. Ce qui surnage principalement de la composition de l’Apologie de la religionchrétienne, dont ne subsistent que des lambeaux épars auxquels il est vain dechercher à restituer une cohésion ou une cohérence dont ils sont à jamais privés,ce sont les éléments, ou plutôt les bribes, de cette anthropologie philosophique,qui se ramène pour l’essentiel à une exploration des différents aspects de la viehumaine, dans une perspective très proche en première apparence de celleadoptée par les moralistes. Cependant, si Pascal est moraliste, c’est d’unemanière tout à fait originale, comme le donne en particulier à comprendrel’Entretien avec M. de Saci, où il est expliqué qu’il y a eu, dans le passé lointain etproche de l’Antiquité païenne et de la tradition chrétienne, deux manièresalternatives de considérer la condition humaine : l’une consiste, une fois rejetéce qui peut être tenu pour accidentel et inessentiel, à identifier et à glorifier lesmarques subsistantes de la grandeur de l’homme, c’est-à-dire l’aptitude dont, endépit de tout, il dispose en vue de se donner par lui-même les moyens de menerune vie libre dont il ait personnellement la maîtrise ; l’autre, en sens exactementinverse, met l’accent sur les obstacles qui rendent une telle tentativeproblématique, voire même impraticable, obstacles que l’homme rencontre, nonà l’extérieur, mais au dedans de lui-même, du fait que sa nature soit déchue etcorrompue, ce qui entache d’incertitude ses espoirs de salut, dans lesquels il se

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lance à corps perdu, sans garantie, témoignage par excellence de sa misère. Orce qui distingue radicalement la position de Pascal, c’est le refus de choisir entreces deux options : “Qui fait l’ange fait la bête”, “Nous sommes au rouet”, sont dece point de vue les formules cruciales qui donnent à son anthropologie sacoloration unique, sur des bases qui sont celles d’une logique du paradoxe, dontles sources seraient sans doute à chercher du côté de Nicolas de Cuse et de sathématique de la coïncidentia oppositorum, selon laquelle l’esprit humain estconfronté à des contradictions insolubles dont la tension ne se relâche jamais etqu’il doit, en se résignant à pratiquer la “docte ignorance”, s’exercer à supporterpuisqu’elles constituent en dernière instance la condition de son fonctionnementnormal.L’idée de base de l’anthropologie pascalienne, c’est donc que l’homme est grandet misérable, le pivot de cette affirmation étant constitué par le mot de liaison“et”, qui signifie à la fois que l’homme est grand bien que misérable, et aussi, siétonnant que cela puisse paraître, qu’il est grand parce que misérable ;autrement dit, pour concentrer ces deux thèses en un énoncé unique, il estgrand en étant misérable, grand jusque dans sa misère même, ce qui est l’unedes clés de la fameuse métaphore oxymorique du “roseau pensant”, ensuitepassée à l’état de cliché et vidée par là de l’essentiel de sa portée spéculative. Sil’homme est un être à part, ce qui justifie qu’il fasse l’objet d’une étude séparée,c’est en raison de sa nature monstrueuse qui fait de lui l’égal d’une chimère ;cette nature consiste en une combinaison exceptionnelle d’ordre et de désordre,qui fait naître le désordre de l’ordre et l’ordre du désordre, sans que l’un oul’autre parvienne définitivement à s’imposer et sans que leur alternance puissejamais trouver de terme. Notons en passant qu’en adoptant un tel point de vue,Pascal est bien loin de considérer l’homme comme un empire dans un empire,c’est-à-dire comme étant capable d’établir et de confirmer son règne sur undomaine bien délimité et indépendant où il exercerait ses pouvoirs sans partage,dans une perspective uniment positive : s’il y a un monde de l’homme, celui-ciest un monde en loques, dont les frontières sont pour toujours indécises, et quin’a d’autre fondement que celui qui est fourni par ses lacunes, dans un mélangeinclarifiable de puissance et d’impuissance, où la seule assurance de stabilité estcelle qui est fournie par l’état de fait, c’est-à-dire la radicale contingence quidécide du choix d’un métier ou de la forme d’un Etat, dans un univers où le videse trouve virtuellement partout, et où Dieu ne se révèle qu’à travers sonabsence irrémédiable, Deus absconditus, face cachée que seuls illuminent parinstants, pour certains, les éclairs imprévisibles de la grâce. C’est dans ce contexte trouble et empreint de confusion que prend place laréflexion consacrée par Pascal au thème du divertissement, qui éclaire lesextraordinaires singularités de cette manière de concevoir la condition humaine,dont elle fait ressortir la précarité, qui constitue son unique loi:“Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendresous le divertissement.” (Br. 137)Examiner tous les aspects de la vie humaine, en élucider les plus infimes détails, sur un plan où c’est le “je ne sais quoi” qui fait toujours en dernière instance ladécision, serait une tâche infinie, vouée de ce fait à l’échec ; mais il est possiblede parer à cet inconvénient en allant directement, par le moyen de la raison deseffets, à ce qui, pour elle constitue, non son centre, mais l’expression parexcellence de son décentrement, c’est-à-dire son absence totale de centre : ledivertissement, qui, écrit Pascal, doit “suffire” pour la comprendre, ce qui veutdire que, n’y en ayant pas d’autre disponible, il faut bien se contenter de cette

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explication.On est plongé par là en plein paradoxe : c’est à l’extrême de la particularité, carle divertissement est par excellence un régime de dispersion et dedéconcentration, que se trouve le principe générique permettant d’effectuer larécollection d’une totalité démembrée, dont les éléments sont définitivementépars, et à laquelle il faut renoncer à restituer une unité quelque peuconsistante. Or, quoiqu’en pratiquant le divertissement l’homme ne cesse des’engager, dans un monde sens dessus dessous, sur des chemins de traverse, ens’évertuant à mettre au point des façons de se divertir inédites, il y a un faitglobal, massif et permanent du divertissement en tant que tel, qui poussetoujours dans le même sens, même si c’est en divergeant. Le coup de forceeffectué par Pascal se trouve, comme très souvent chez lui, concentré dans untrait de style, manière imperceptible de modifier la façon d’utiliser les mots qui,d’un seul coup, et sans qu’on s’en soit rendu compte, change tout : ce trait destyle consiste à parler, au singulier et en utilisant l’article défini, dudivertissement, ce qui métamorphose celui-ci en une allure commune de la vie,alors même que la vie, en proie à la logique du divertissement, ne cesse dechanger ses allures, en se prêtant aux attraits et aux élans, non seulement desdifférents divertissements, mais du divertissement, occupation de détournementou de distraction n’ayant pas fatalement pour destination l’agrément, et quiexerce sa force sur le plan du divers, et d’un divers irréductible à l’unité, ettrouve en celui-ci, sinon un fondement stable, du moins les conditions de soninimaginable persévérance ou continuité. Autrement dit, il y a une puissance dudivertissement comme tel, qui se traduit par une constance dans la culture del’éphémère, la seule constance à vrai dire dont soit capable la vie humaine, quise caractérise ainsi par le fait qu’elle fait de l’inconstance un principe.Pascal n’a pas inventé le mot divertissement, qui s’était introduit dans la languefrançaise un siècle et demi avant lui, mais il a créé une toute nouvelle façon des’en servir, qui l’a élevé au rang d’une hypothèse directrice, dont il a fait leconcept de base de la nouvelle anthropologie édifiée sur les ruines de lamétaphysique et de ses illusions perdues, anthropologie du divertissement dontcet énoncé abrupt fournit un assez bon résumé :“Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.” (Br. 127)Le divertissement, qui est une manifestation d’instabilité, puisque les fixationsauxquelles il se consacre de manière obsessionnelle sont fatalement provisoires,traduit une inquiétude et un ennui, au sens très fort qu’avait ce dernier terme auXVIIe siècle, proche de celui qu’exprime aujourd’hui le mot angoisse, sourdepréoccupation qui n’est pas une peur ciblée sur un objet précisément identifiable,mais correspond à un malaise généralisé, très difficile pour cette raison àdissiper, qui, de proche en proche, se communique à l’ensemble du milieu de viede l’homme : c’est le monde entier qui l’ennuie, en le plongeant dans unedésespérance, un souci, une incapacité à se satisfaire, un sentiment inexpiablede vide et de perte, qui ne lui laissent comme solution que la possibilité toujoursprésente de se divertir, ce qu’il fait pour oublier, en se lançant à corps perdu,avec l’espoir de combler ce vide, dans de nouvelles recherches qui n’aboutissentqu’à relancer le cours de son inquiétude, et ceci suivant un mouvement qui nepeut s’interrompre ni trouver de terme définitif. L’ennui, comme le désir, dont ilest l’envers ou le revers, la vérité cachée, est un sentiment qui se nourrit de lui-même, ce qui lui interdit toute promesse de résolution :“Ennui - Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos,sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alorsson néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son

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vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse,le chagrin, le dépit, le désespoir.” (Br. 131)Pourquoi se divertit-on, au sens absolu que prend le divertissement lorsqu’il estpratiqué pour lui-même, indépendamment donc de la recherche d’unesatisfaction extérieure dont la possession puisse être garantie ? Pour échapper àl’ennui profond que provoque le fait d’être en repos, c’est-à-dire tout simplementd’être, de subsister sans occupation définie, en étant alors confronté à soi-mêmeet à son vide, dont il faut à tout prix être diverti, en faisant diversion, et enpayant pour cela le prix, - il est fort élevé -, qui est de se lancer dans uneagitation vaine, qui permette pour un temps de penser à autre chose, enreléguant à l’arrière-plan son ennui, selon une procédure qui évoque à l’avancecelle du refoulement. Le divertissement permet donc de gagner du temps enpratiquant l’art de perdre son temps, et ceci en se dépensant sans mesure, etsans autre perspective de gain que celle qui consiste dans la promesse de passerdu temps, - le divertissement a toujours la forme d’un “passe-temps”, d’une“distraction” qui permet d’éloigner ses soucis en pensant à autre chose -, en vuede suspendre pour un petit moment l’insupportable inquiétude qui inondel’existence entière de sa noirceur.Ce point est évoqué de manière saisissante dans la phrase que Pascal a écrite enmarge du fragment le plus développé qu’il a consacré au thème dudivertissement :“Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.” (Br. 139)Le divertissement est une quête qui ne tend vers rien, mais procure seulementune chance de s’échapper à soi-même, tant que dure la poursuite du leurreauquel elle s’attache, dont la seule fonction, la “raison pourquoi”, saisie au pointde vue de la raison des effets, est de tromper une attente dont la pression necesse de tarauder celui qui y est en proie :“De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grandsemplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’onimagine que la vraie béatitude soit l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans lelièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usagemol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’onrecherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est letracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.” (Br. 139)Quel trait commun réunit la chasse, la guerre, le jeu, la conversation desfemmes ou l’accomplissement des obligations liées aux grandes charges ? Riend’autre que le fait que tout cela est du divertissement, c’est-à-dire, sous toutesles formes imaginables, un moyen de s’absenter à soi-même, afin de se défendrecontre son ennui, tout en sachant obscurément que ce n’est qu’un palliatifdérisoire qui ne change rien aux données du problème, puisque celui-ci, l’instantsuivant, va se reposer, le même toujours, car il s’avère impossible d’échapper àson retour lancinant. C’est pourquoi le divertissement, agitation démente quitourne en rond et s’effectue sur place, témoigne exemplairement descontradictions de l’existence humaine qui n’a pour se supporter et pourpersévérer que la culture du superflu, dont les satisfactions imaginaires nepeuvent que la décevoir : le divertissement est à la fois absurde et plein de sens,l’essentiel de sa signification consistant dans son absurdité, qui met cruellementà nu les ressorts cachés de la condition humaine, dont il révèle l’ultime vérité,qui n’est rien d’autre que l’absence même de vérité, au sens d’une vérité qui luiappartiendrait à elle seule en propre. C’est pourquoi il faut aller plus loin, et reconnaître dans le divertissement, et

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dans le sérieux et l’application que, hors de toute raison, on lui consacre, alorsmême qu’il se révèle à terme sans objet, et sans issue, la forme pure, et la pluspure qui soit, d’un exercice spirituel. En remontant à la clé de toutes lesconduites humaines, qui est le divertissement en tant que tel, on se donne lemoyen de restituer à l’existence saisie sous ses aspects les plus humbles enapparence une dimension transcendante, même si celle-ci se traduit par la pertede sens et déclenche un sentiment profondément déprimant, ce qui est la rançonà payer pour profiter des révélations qu’il comporte. Que fait-on au justelorsqu’on s’adonne à la conversation des femmes, pudique euphémisme quirecouvre toute une gamme variée d’intérêts, d’émotions et d’attitudes? Apremière vue, on cède à une attraction dont les bénéfices escomptés sontdirectement palpables. Mais comment s’en tenir en une telle affaire à ce quePascal appelle “un usage mol et paisible”, c’est-à-dire au fond indifférent ? Lafonction du divertissement est précisément de faire pièce à l’indifférence, et l’onsait la place que tient dans l’Apologie la thématique de l’indifférence, qui, avecl’apparence de tranquillité qu’elle affiche, est la forme la plus viciée et la pluscondamnable de l’oubli de Dieu : il en arrache de force le masque, au prix d’unedépense d’énergie insane, dont la seule justification est la poursuite indéfinied’un bien qui ne se présente qu’à travers son absence. L’homme qui se divertitbrûle ses vaisseaux, et, à son insu même, se fait violence à lui-même, se sacrifiepour son salut, même si cette quête, dans la forme où il s’y consacre, est sansespoir, d’autant plus méritante et digne d’admiration à sa manière qu’elle estainsi désintéressée et gratuite, puisqu’elle s’accomplit en ayant déposé toutechance de succès et en misant en quelque sorte sur son échec. Le divertissementest comme un pari à l’envers, qui révèle les dessous du pari véritable : car cedernier, de la même manière que le divertissement, est un saut dans le vide, uncalcul désespéré, - l’argument du pari consiste à expliquer qu‘il est raisonnablede choisir de faire en conscience quelque chose de déraisonnable -, comme unedernière chance ressentie comme impossible, ce qui n’empêche d’essayer de lasaisir, en l’absence de toute prise assurée qui en garantirait le succès.C’est pourquoi le divertissement, qui est parfaitement déraisonnable, n’en répondpas moins à une cause, une “raison pourquoi”, ce qui lui restitue, au niveau quiest le sien, une sorte de légitimité, qui le sanctifie :“Mais quand j'y ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tousnos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bieneffective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible etmortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensonsde près.” (Br. 139)“Y penser de près”, formule qui revient à deux reprises, au début et à la fin decette phrase, et qui pourrait faire penser à une psycho-analyse avant la lettre,c’est précisément ce qui est pour nous le plus difficile, parce que nous sommesdes êtres de divertissement, qui, spontanément, nous ôtons les moyensd’appréhender la juste mesure des choses et du rapport que nous entretenonsavec elles. Notre ignorance s’explique tout d’abord par le fait de prendre distancepar rapport à ce que nous sommes en réalité, par peur du terrible secret quinous hante : de ce secret, nous cherchons par tous les moyens à écarter lamenace, le meilleur de ces moyens étant donné par l’oubli de notre condition,dont la vue nous fait horreur, ce qui est l’ultime raison du divertissement,conduite lucide et opaque à la fois, comme nous ne pouvons manquer de nous enapercevoir si nous y pensons de plus près, et si nous faisons l’effort de percer lemystère de sa banalité ordinaire et d’en apercevoir l’inquiétante étrangeté. Avecle divertissement, et son obsédante intranquillité, nous touchons du doigt notre

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misère, alors même qu’il essaie d’en différer la manifestation : et c’est à traverscette tension qui le mine en profondeur qu’il s’élève à une sorte de grandeur,cette grandeur que porte en soi la misère, pour autant qu’elle arrive à s’éprouvercomme misère, dans le doute et dans la souffrance, en l’absence de toutsentiment de sécurité qui viendrait en alléger le poids et aiderait à mieux lasupporter :“La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbrene se connaît pas misérable.C’est donc être misérable que de /se/ connaître misérable; mais c’est être grandque de connaître qu’on est misérable.” (Br. 397)Le divertissement est précisément le miroir dans lequel l’homme projettesimultanément sa misère et sa grandeur, et peut ainsi se voir tout entier tel qu’ilest.Même si les raisons qu’on se donne pour se divertir sont fallacieuses, on a doncbien raison de se divertir :“Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tantque le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pasqu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaître la vraie béatitude... La vanité, leplaisir de la montrer aux autres.Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ilscherchent le tumulte, s’ils ne le cherchent que comme un divertissement ; maisle mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ilsrecherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raisond’accuser leur recherche de vanité, de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâmentet ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.” (Br., 139)Les hommes qui se divertissent expriment qu’ils ont naturellement, doncobscurément, instinctivement, un sens très juste de leur condition, même s’ilsdéguisent cette intuition en dissimulant la nécessité propre du divertissement, ausingulier, sous la futile contingence des divertissements, au pluriel, qui n’endélivrent que l’apparence bariolée et fugace. De là un perpétuel renversement :on se lance dans l’agitation pour parvenir au repos, par l’effet d’une impulsion ouattraction dont la finalité insaisissable s’impose en se dérobant ; et comme on nepeut supporter ce repos, on se lance à nouveau dans l’agitation, soi-disant envue d’atteindre ce repos dont on ne veut pas réellement, car on pressent qu’onn’aurait pas la force de le supporter :“Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement etl’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ;et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre premièrenature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos etnon pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en euxun projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porteà tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ilsn’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent,ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelque obstacle ;et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense auxmisères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait mêmeassez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas desortir au fond du coeur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit deson venin.Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuirait même sans aucune caused’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain qu’étant plein de

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mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une ballequ’il pousse, suffisent pour le divertir.” (Br. 139)Est remarquable cette présentation du divertissement comme “occupation audehors”, qui peut être prise simultanément à deux niveaux : au plus superficiel,elle signifie que nous cherchons à l’extérieur, par exemple dans les relations quenous entretenons avec d’autres personnes, une solution au problème que nouspose en permanence notre personnel ennui d’exister; mais, du même coup, ellesignale indirectement, sous la forme ambiguë d’un “ressentiment”, ce besoin quenous avons d’échapper à notre condition, en nous consacrant corps et âme àautre chose, quoi ?, nous ne le voyons pas clairement, ce qui n’empêche quenous y tendions en vertu d’un “instinct secret”, qui peut aussi s’interprétercomme un appel du divin, issu du lointain souvenir de notre première conditionantérieure à la chute. Platon, dont Pascal a dit par ailleurs qu’il prépare auchristianisme, avait déjà proposé dans Le Banquet une analyse de ce genre : nosattirances les plus sordides en apparence doivent être prises comme des ombresportées ou des préfigurations avortées de ce grand et noble amour dont les élansnous projettent au plus loin de nous-mêmes, sur un plan vertical et nonhorizontal, dans la recherche, non de notre semblable, l’autre moitié de l’orange,mais de ce complément d’absolu qui nous manque, et dont le défaut est la clé denotre condition mortelle et de l’intime souffrance qui en est l’inévitableaccompagnement. Nous sommes des êtres de désir, qui entretenons un rapportambigu à l’absolu, dont nous gardons la nostalgie car nous n’avons pas tout àfait perdu le souvenir de ce qu’a été notre première nature : et le divertissement,qui permet occasionnellement de combler ce manque, est aussi ce qui,constamment, nous en rappelle la pensée, à laquelle, malgré tous nos efforts,nous ne pouvons échapper. C’est pourquoi les grands philosophes, ces demi-habiles, qui nous incitent à contrer unilatéralement les tentations du désir, sousprétexte qu’elles sont porteuses de désordre et de trouble, n’ont sur la chosequ’une vue incomplète et défaillante, conforme à leur prétentieuse rationalitéabstraite qui mutile tout ce qu’elle touche, et passe à côté de l’essentiel:“Philosophes - Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehors.Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous. Nospassions nous poussent au dehors, quand bien même les objets ne s’offriraientpas pour les exciter. Le objets du dehors nous tentent d’eux-mêmes et nousappellent, quand même nous n’y pensons pas. Et ainsi les philosophes ont beaudire : “Rentrez en vous-mêmes, vous y trouverez votre bien,” on ne les croit pas,et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots.” (Br. 464)L’appel du dehors, sous ses manifestations les plus variées, traduit en effet uneobscure impulsion, toujours la même, dont il faut sans doute s’efforcer decontrôler au mieux la forme, mais sans prendre le risque d’en altérer le contenuqui, lui, doit être reconnu dans sa positivité et non faire l’objet d’une attitudenégative de pur rejet, qui tend à l’ignorer ou à l’éliminer. Nous sommes ici en pleine anthropo-théologie : lorsqu’elle est envisagée sousun horizon de transcendance qui, de façon inouïe, en creuse démesurément lesreliefs, la vie quotidienne prise sous ses aspects les plus quelconques, les plusmesquins, les plus humbles, se révèle emplie d’arrière-pensées latentes qui enredoublent et en magnifient la portée. La personne qui s’amuse, ou se figure lefaire, en poussant une boule de billard ou en lançant en l’air un ballon, chercheDieu, même si c’est sans le savoir : et la maladresse enfantine avec laquelle ellemène cette recherche laisse encore transparaître le caractère irrépressible dubesoin tourmentant auquel elle répond, besoin existentiel auquel il n’est d’autre

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issue honorable que celle proposée par le calcul du pari, salto mortale qui oblige àtout sacrifier sans promesse et sans garantie, avec le très mince espoir deparvenir à l’apaisement souhaité, seule démarche véritablement adulte dont ledivertissement présente des images déformées qui, à travers toutes les torsionsqu’elles lui imposent, laissent encore apercevoir quelque chose de leur modèleidéal :“Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à lagorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.”(Br. 411)Cet instinct, qui contredit la vue de nos misères, coexiste avec elle, et en estinséparable. En quelque manière, c’est la méthode des figuratifs, que Pascalpropose par ailleurs d’appliquer à la lecture de l’Ecriture Sainte, qui est encoreconvoquée à ce propos : le divertissement est une figure de la conditionhumaine, dont il rend manifeste à sa façon, mais non moins éloquemment, lestraits essentiels, à travers un mixte d’ordinaire et d’extraordinaire, de naturel etde surnaturel, dont la confusion tordue et crucifiante est en elle-même parlante.Est par là ouverte la possibilité d’une mythologie de la vie quotidiennepermettant de regonfler de sens, ce qui est le plus manifestement dénué desens, et, d’ailleurs, a d’autant plus de sens, virtuellement, qu’il présente ce senssous la forme aberrante du non sens, comme un tumulte qui s’efforce en vain derecouvrir un insupportable silence, celui des espaces infinis par exemple, qu’ildonne encore et toujours à entendre sous la démence suppliciante de son bruit.Tout ce qui se produit ici et maintenant, dans la vie présente avec ses futilesapparences, est chargé de mystère : les valeurs du sacré et du profane, entrelesquels il n’y a plus de frontière nettement tracée, s’échangent ainsi enpermanence, au risque de se confondre.Cette figure du divertissement, qui revêt les allures de la contingence et de lafausseté, est donc l’expression la plus nécessaire et la plus vraie de la conditionhumaine, qui ne peut se concevoir sans divertissement, sans le divertissement :“Divertissement - On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur,de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. Onles accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leurfait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur,leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose quimanque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affairesqui les font tracasser dès la pointe du jour. - Voilà, direz-vous, une étrangemanière de les rendre heureux ! Que pourrait-on faire de mieux pour les rendremalheureux ? – Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôtertous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ilsviennent, où ils vont; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Etc’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps derelâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occupertoujours tout entiers.” (Br. 143)Et Pascal a ajouté en marge de cette amère méditation :“Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure.”Ce qui est étonnant dans ce passage, qui obéit à une rhétorique del’amplification, c’est l’usage qu’il fait de la première à la dernière ligne du pronomimpersonnel “on”. Qui est ce on? Au début du texte, cela paraît clair : “on chargeles hommes dès l’enfance...” évoque tout un procès d’apprentissage qui, dirait-on, “assujettit” les hommes en les préparant aux diverses occupations de la viequ’ils auront à exercer par la suite, et dont la charge est anticipée parprécaution, alors même que son poids ne se fait pas encore ressentir : “on”, ce

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sont donc les parents, les maîtres, le système éducatif, la collectivité elle-même,les usages et les moeurs, en tant qu’ils remplissent à l’égard de futurs hommescette tâche de formation ou de subjectivation qui les destine à être des hommesde divertissement, qui ne peuvent supporter le repos parce qu’il les force à resterface à face avec eux-mêmes, ce qu’ils ne supportent pas, et les façonne en vuede cette fin. Mais, au fur et à mesure que les phrases du texte se succèdent, enrépétant de façon lancinante la même formule verbale appelée par ce “on”, “onles accable”, “on leur fait entendre”, “on leur donne des charges et des affaires”,“on ne peut trop les occuper et les détourner”, “on leur conseille”, toutesformules qui évoquent une muette conspiration, dirigée d’on ne sait où, on voitpeu à peu le point d’assignation de ce “on” se déplacer insensiblement, demanière à renvoyer à une intention cachée qui, comme une main invisible,manipule du dehors les affaires humaines, et les dirige inexorablement dans lesens qui convient, le seul dont elles soient capables, en raison de l’ordure dontest définitivement empreint le coeur de l’homme.De là ce message aux résonances provocantes, que Pascal semble avoir esquissédans le cadre de la préparation de son Discours sur la condition des grands :“Connaissez-vous donc et sachez que vous n’êtes qu’un roi de concupiscence, etprenez les voies de la concupiscence.” (Br. 314)Pour l’homme, connaître sa concupiscence, bien que cette connaissance doivesusciter de sa part un sentiment de répulsion et de rejet, doit être une incitationà surmonter son dégoût et à s’engager plus avant encore dans la voie de laconcupiscence, incitation qui paraît relever d’une autre initiative que la siennepropre, et à laquelle il ne lui reste qu’à s’abandonner, dans la honte des’apparaître à lui-même, selon l’image que lui renvoie le divertissement, commeun roi de concupiscence, dont la souveraineté, quelle que soit la manière dontelle s’exerce, est condamnée à l’indignité qui est sa règle. Pourtant la fatalitéincarnée dans la présence maléfique de ce “on”, qui semble alors possédé parune inspiration surhumaine, n’est qu’humaine, toute humaine, en ce sens qu’ellerelève jusqu’au bout de la seule responsabilité de l’homme, qui doit, dans lapeine, et dans le souci, assumer jusqu’au bout sa condition : c’est suivant cettemême logique que la doctrine de la prédestination, loin de retirer à l’homme saliberté, le précipite dans l’abîme qu’ouvre sous ses pas la nécessité de déciderentièrement par lui-même de ses actes par des initiatives dont il porte l’entièreresponsabilité.C’est pourquoi, en ressentant et en acceptant sa misère, dont il prend acte etdont il entreprend personnellement d’ordonner les manifestations, l’homme, parun nouveau retournement du pour au contre, apparaît dans sa vraie gloire, gloirede misère, la seule à laquelle puisse prétendre un roi de concupiscence :“Grandeur - Les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiréde la concupiscence un si bel ordre.” (Br. 403)De sa misère, l’homme a su lui-même par ses propres forces tirer un ordre, quiest son ordre, et non celui qui lui serait imposé de l’extérieur par un autre ou parune forme de nécessité à l’élaboration de laquelle il n’aurait point du tout part,comme la pierre qui, sans avoir eu à choisir, tombe en suivant la loi de lapesanteur. Dans le fragment sur le divertissement qui a déjà été cité à plusieursreprises, Pascal écrit :“Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.” (Br.139)L’ordre du divertissement, dont ils subissent les pernicieuses conséquences, car illeur est impossible de faire autrement, les hommes se le sont eux-mêmesdonné, par leurs forces propres ; c’est donc bien eux qui l’ont “inventé”, comme

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une ingénieuse solution, à vrai dire la seule envisageable, au problème que leurposait leur impossible condition. A des coeurs creux et pleins d’ordure n’a pas faitdéfaut l’astuce qui leur a permis de survivre en faisant de leur misère unsystème, un mode de vie qui parvient diversement à s’imposer à travers les payset à travers les âges, tour de force qui, tout pervers qu’il soit, provoque, enmême temps que la répulsion, un étonnement qui ressemble à de l’admiration, lasorte de sentiment qu’on éprouve au spectacle de choses étranges, dont on sedit qu’elles ne devraient pas pouvoir exister, et qui pourtant, en dépit de tout,sont là miraculeusement devant nous, comme des réalités impossibles à nier etdont il faut bien accepter l’incroyable évidence.Le divertissement, les hommes l’ont fabriqué en même temps qu’il leur étaitimposé, et il est la marque, à la fois, de leur misère et de leur grandeur, de leurmisérable grandeur et de leur grandiose misère, qu’ils ont voulues tout en yétant condamnés, en vertu de l’un de ces insolubles mystères dont seules larévélation et la foi sont en mesure de percer le secret. Dans ce secret, la raison,sous les formes insaisissables à première vue de la raison des effets qui n’estaccessible qu’à l’esprit de finesse, est elle aussi impliquée :“Raison des effets - Renversement continuel du pour au contre.Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des chosesqui ne sont point essentielles; et toutes ces opinions sont détruites. Nous avonsmontré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes cesvanités étaient très bien fondées, le peuple n’est pas si vain qu’on dit; et ainsinous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple.Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’ildemeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines;parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas,ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines.” (Br. 328)C’est au moment où le peuple est le plus “vain”, qu’il est aussi le plus “sain”, etréciproquement il n’y a pas pour lui d’autre manière d’être sain, conforme à sanature, que d’être vain, en cherchant à y échapper ; lorsqu’il paraît le pluséloigné de la vérité, il se trouve, si on peut dire, en plein dedans, quoique ce soitfort obscurément : il est, au sens fort de l’expression, dans le vrai, à défaut desavoir le vrai de ce vrai où il est et où il s’est mis sans le savoir, en se faisantdans le monde la place qui lui revient par l’invention du divertissement, c’est-à-dire au fond de la culture sous toutes ses formes, qui sont des créations de sanature d’homme et ont en celle-ci leur “raison pourquoi”. C’est pourquoi la raisondes effets est requise en vue de percer la carapace des comportements del’homme ordinaire, dont les errements dissimulent une vérité cachée. Cet hommeordinaire, Pascal l’appelle du nom de “peuple”, en vue de signifier cette humanitéignorante, et non moins avisée pour autant, sûre d’elle en tout cas, qui n’agitqu’en y étant poussée par des instincts secrets que rien ne peut détourner deleur route, et ainsi exactement ajustés à leur cible, qu’ils ne peuvent manquer.Le peuple ne sait pas ce qu’il fait, et en même temps il le sait ou du moins il le“ressent” mieux que quiconque, comme on le voit clairement si on y pense deplus près.Cette étonnante analyse tourne autour de l’idée que, bien que la vérité soitcachée aux hommes, ils la connaissent, ou du moins la pratiquent en acte ens’engageant dans des conduites de divertissement, qui parviennent à une sorted’authenticité en explorant jusqu’au bout les voies de la fausseté et de laméconnaissance : en ce sens, tout en se livrant à des comportementsdéraisonnables en apparence, ils suivent des raisons qui, bien qu’ils n’en aientpas conscience, sont de très bonnes raisons. On peut voir là l’esquisse d’une

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théorie de l’idéologie comme fausse conscience qui, de la manière détournée quila caractérise, n’en obéit pas moins à des lois nécessaires ; c’est-à-dire que saproduction prend place dans le jeu de mécanismes dont le fonctionnement serègle sur des conditions qui en déterminent l’efficacité sans risque d’erreur oud’écart, alors même que la fonction de ces mécanismes est de produire del’erreur et de l’écart. Si l’homme est aliéné, au double sens de la folie et de laservitude, c’est donc en vertu d’un déplacement dont la nécessité s’est inscritedans sa nature, et dont il ne lui reste qu’à exploiter à fond tous les aspects parsa décision propre.Si l’homme est vain, c’est parce qu’il ne voit pas la vérité là où elle est, selon laloi propre à l’idéologie, et on serait presque tenté de dire selon sa nature d’homoideologicus, qui dans son être le plus profond est enclin à l’idéologie, c’est-à-direau divertissement ; mais cette vérité, cela ne l’empêche pas de l’incarner, et detémoigner pour elle dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, y compris lesplus insensés qui, tout infectés qu’ils soient d’illusion et de préjugé, exprimentfigurativement, donc sous un masque, un sens profond, dont ils constituent lamanifestation, sous des formes qui doivent elles-mêmes être décryptées. Ne pasvoir la vérité où elle est, c’est quand même la voir, même si c’est la voir là oùelle n’est pas, à travers une vision qui, si elle n’est pas parfaitement claire, n’enest pas moins, de façon décalée, porteuse de vérité. On peut résumer cetteexplication en utilisant la notion controversée de reflet, qui, ici, s’applique trèsbien : le divertissement est le juste reflet de la nature de l’homme, dont il traduitdignement l’indignité, cette indignité qui est le lot d’un roi de concupiscence dontle coeur est plein d’ordure. L’homo ideologicus dont nous venons de parler, c’estdonc l’homme d’après la chute, dont la nature est déchue, ce qui s’exprime àtravers le fait qu’elle ne peut saisir la vérité qu’à distance et ailleurs que là oùelle est, n’ayant plus le moyen d’y avoir un accès innocent et direct. Pour conclure cette sommaire investigation consacrée à la thématiquepascalienne du divertissement, qui a permis de lui restituer la plénitude de sadimension anthropologique, replaçons celle-ci dans une perspective plus large,en vue de lui assigner des prolongements en amont et en aval, donc de luireconnaître une dimension supplémentaire en termes d’ancienneté et demodernité.Tout d’abord, il n’est pas douteux que l’anthropo-théologie du divertissement ases racines dans une tradition antérieure qu’il est indispensable de prendre encompte en vue de mieux en mesurer la portée. Sur cette tradition, il n’estpossible de proposer qu’une vue cavalière, en remontant par exemple aumouvement dit de la “devotio moderna ” dont l’un des précurseurs avait été lemystique Jan Ruysbroeck, ermite brabançon qui, au XIVe siècle, vivait dans laforêt de Soignes et est mort, comme il se doit, en odeur de sainteté. Ruysbroecka réintroduit dans la théologie chrétienne une tendance néo-platonicienne dontles intuitions allaient en sens opposé des certitudes raisonnées du thomisme. En1891, Maurice Maeterlinck a réalisé une traduction française de l’un desnombreux écrits de Ruysbroeck, L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroeckl’Admirable, précédée d’un long texte de présentation, bourré de citationsempruntées à Plotin, qu’il a plus tard repris dans un recueil réunissant plusieursétudes de ce qu’il appelle “métaphysique inconsciente”, dont le titre, Le trésor deshumbles, va exactement dans le sens des préoccupations qui retiennent en cemoment notre attention, avec en perspective une resacralisation de l’existencesous ses formes les plus communes, et une réévaluation des usages du langage

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ordinaire qui donne accès, le seul dont nous dispositions, à des mondesinconnus, jetant ainsi un pont entre le visible et l’invisible : cette orientation agénéralement été celle adoptée à la fin du XIXe siècle par le mouvementpoétique du symbolisme, particulièrement dans la forme qu’il a pris avec lesécrivains belges, qui se sont précisément donné pour objectif de reconstituer parles moyens de l’art une telle mystique de la vie quotidienne, ce qui constitue unesorte de résurgence tardive de l’attitude propre à la devotio moderna, dont lecourant double secrètement l’histoire du sentiment religieux jusqu’à nos jours.Dans Le trésor des humbles, se trouve un texte intitulé “Le tragique quotidien” dontles premières lignes évoquent une thématique proche de celle dudivertissement :“Il y a un tragique quotidien qui est bien plus réel, bien plus profond et bien plusconforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures. Il estfacile de le sentir, mais il n’est pas aisé de le montrer, parce que ce tragiqueessentiel n’est pas simplement matériel ou psychologique. Il ne s’agit plus ici dela lutte déterminée d’un être contre un être, de la lutte d’un désir contre un autredésir ou de l’éternel combat de la passion et du devoir. Il s’agirait plutôt de fairevoir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait plutôt de fairevoir l’existence d’une âme en elle-même, au milieu d’une immensité qui n’estjamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialoguesordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel etininterrompu de l’être et de la destinée. Il s’agirait plutôt de nous faire suivre lespas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité, desa beauté ou de son Dieu...”L’idée que le “tragique essentiel” n’est pas celui des grands drames de la vie,dont le fracas paraît suspendre le cours des choses, mais qu’il accompagnesilencieusement, et dans leurs secrètes profondeurs, les existences les pluscommunes, va dans le sens d’une resacralisation de l’ordinaire dont Maeterlinck,également traducteur de Novalis, a trouvé l’inspiration, en même temps quedans la mystique de Ruysbroeck, chez les romantiques allemands. Cet idée luivient aussi d’Emerson, un autre de ses auteurs de prédilection, auquel une étudeest également consacrée dans Le trésor des humbles, qui, dans The American Scholar,fait cette déclaration, où il n’est pas interdit de lire un concentré de l’esprit de ladevotio moderna, transmis par l’intermédiaire de la théologie anglo-saxonne desUnitariens:“Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque... J’embrasse lecommun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds... De quoivoudrions-nous vraiment connaître le sens ? De la farine dans le quartant ; dulait dans la casserole ; de la balade dans la rue ; des nouvelles du bateau ; ducoup d’œil ; de la forme et de l’allure du corps ; - Montrez-moi la raison ultimede ces questions ; montrez-moi la présence de la cause spirituelle la plus hautetapie, comme elle est toujours tapie dans ces faubourgs et extrémités de lanature;... et le monde ne s’étend plus comme un ennuyeux fourre-tout, undébarras, mais il a une forme et un ordre ; pas de vétille; pas d’énigme ; maisun seul dessein qui unit et anime le pinacle le plus élevé et le fossé le plus bas.”Pour en revenir à la théologie de Ruysbroeck, elle est d’inspiration hermétique, etse fonde sur le principe de l’analogie, dont elle tire son caractère intrinsèquementpoétique, qui est l’une des raisons de l’intérêt que Maeterlinck lui a consacré :elle donne à voir un monde fait de similitudes où, tout portant sur soi la marquedu divin, le dehors et le dedans ne cessent d’être en communication réciproque,et où les essences, qui sont aussi des existences, sont immergées dans lalumière irradiante de la superessence, à la ressemblance du Christ qui a vécu et

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est mort dans une humilité à la fois humaine et surhumaine, où ombre et clartécohabitent sans pouvoir être nettement tranchés. Dans le chapitre 32 de ladeuxième partie des Noces spirituelles, intitulé “Des quatre espèces de fièvres quipeuvent tourmenter l’homme”, Ruysbroeck évoque dans ces termes les hommes“inconstants de coeur” : “En tout ce qu’ils font, la nature cherche secrètement cequi lui est propre, et souvent à leur insu, car ils ne se connaissent pas eux-mêmes”, ce qui signifie que leur dérèglement est loin d’être sans règles, et quevivre en dehors de Dieu, c’est encore vivre avec Dieu, sinon en Dieu, même sic’est de manière relâchée, à la limite de l’abjection, dans un monde en folie oùles hiérarchies établies, comme celle du haut et du bas, ont cessé d’être valides.C’est ce même message qui est repris et popularisé au siècle suivant dansl’Imitation de Jésus Christ de Thomas a Kempis, ouvrage de piété qui a connu unevogue considérable et a le plus contribué à la diffusion de l’orientation spirituellepropre à la devotio moderna, où l’on peut lire : “Il n’est point de créature si petite etsi vile qui ne présente quelque image de la bonté de Dieu”, d’où il se conclutqu’“Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus duphilosophe superbe qui, se négligeant lui-même, considère le cours des astres”,et que “La plus pauvre petite demeure sera jugée au-dessus du palais toutbrillant d’or”, ce qui fait penser par anticipation à la parole de Kierkegaardopposant les chaumières de l’existence aux luxueuses constructions de la penséerationnelle. Ceci justifie l’appel lancé par l’Imitation de Jésus-Christ à “aimer leschoses simples”, dont les artistes flamands, inventeurs de la peinture de genre,proposeront plus tard, en termes profanes, mais toujours en vue de célébrer lagloire de Dieu, une transposition esthétique. Dans une telle perspective, lemonde terrestre, même sous ses formes les plus désenchantées et les plus viles,garde un pouvoir magique d’enchantement : et celui-ci, correctement dirigé,peut servir de tremplin à l’élévation de l’âme, qui part de lui pour parvenirensuite à s’en éloigner. Lorsque Pascal, dans un fragment des Pensées , s’en prendà “la vanité de la peinture qui attire l’admiration par l’imitation de choses dont onn’admire point les originaux”, cette “vanité”, devenue d’ailleurs un motif picturalà part entière dont la portée est manifestement édifiante, doit être interprétée aumême sens où il parle de celle du peuple dont les opinions sont pourtant trèssaines : le plaisir qu’on prend à la représentation des choses les plus basses està la fois juste et injuste, et il se nourrit précisément de cette incertitude.La devotio moderna joue sur cette sorte de contradiction, dont elle ne sort jamais :si elle réhabilite le monde, c’est pour enseigner en douceur la nécessité deprendre distance par rapport à lui. en adoptant une attitude qui est la fois dereconnaissance, donc pour une part d’acceptation, et de déni, en vue derenoncer à ses séductions. Cette contradiction est à la base, toujours au XVesiècle, de la pensée de Nicolas de Cuse dans le sillage de laquelle se situedirectement Pascal, qui lui a emprunté la métaphore du cercle dont le centre estpartout et la circonférence nulle part, formule clé d’une cosmologie enperspective faisant passer, sur fond de nominalisme, la co-présence et laréversibilité de l’un et du multiple avant le principe de la hiérarchisation desessences qui, lui, s’applique à un cosmos bien centré et ordonné; enconséquence, cette cosmologie nouvelle, tournée vers la considération del’univers infini, se situe à contre-courant de la logique aristotélicienne et duprincipe de contradiction sur lequel celle-ci s’appuie. Dieu se donne à voir dans lemonde à travers une pluralité d’images divergentes, que leur divergencen’empêche pas d’être vraies toutes ensemble, et même rend plus vraies encore,puisqu’elle incite à corriger les unes par les autres : c’est pourquoi la coïncidentia

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oppositorum devient la loi par excellence de la pensée, qu’elle dirige vers la véritéen l’exerçant à supporter des contrariétés qui, en même temps qu’elles la fontsouffrir, la dynamisent et la transportent au-delà des apparences immédiates.Replacées dans cette tradition, l’anthropo-théologie du divertissement révèletoute l’ampleur de sa portée, qui la rend à son tour initiatrice d’une nouvelletradition, dans laquelle sa leçon est reprise et prolongée. C’est ainsi que, dansune perspective qui rappelle celle de Pascal, et qui est également celle d’uneanthropo-théologie, Feuerbach explique que l’homme est l’être qui, par un jeu derenversement, a été dépossédé de son essence, dont il ne lui reste que desreprésentations déformées et déplacées, représentations à la fois vraies et nonvraies, dont il lui faut par ses propres forces se réapproprier le contenu : ce quidistingue Feuerbach de Pascal, c’est qu’il voit dans le discours de la religion laforme par excellence de ce processus de distorsion dont il faut en sens inversedétordre les noeuds pour parvenir à la vérité de l’homme, qui n’apparaît quesous une forme excentrée, alors que Pascal voit dans ce discours, tel qu’il estfixé par la révélation, le seul critère de référence auquel il soit possible de serapporter pour restituer leur “raison pourquoi” aux comportements humains qui,hors de cette référence seraient totalement privés de sens, et trouvent leurvérité en Dieu seulement, en l’absence de toute référence à un centre quel qu’ilsoit (selon la logique du décentrement, qui n’est pas assimilable à uneexcentration). Pourtant, même en se contredisant, Pascal et Feuerbach énoncentfinalement le même renvoi permanent du divin à l’humain et de l’humain audivin, qui est la clé de leur méthode interprétative reposant sur le déchiffrementde figures à laquelle on peut si l’on veut donner le nom d’herméneutique.Tout près de nous, ce n’est pas un hasard si Bourdieu a choisi d’intitulerMéditations pascaliennes l’ouvrage dans lequel il a concentré l’exposition de sa“philosophie”, qui, comme celle de Pascal, prend d’abord la forme d’uneantiphilosophie, au point de vue de laquelle “la vraie philosophie se moque de laphilosophie”. Pascal, théoricien du sens pratique ? Oui, et précisément par sonanalyse du divertissement et des pratiques sociales d’attachement et d’illusionqui lui correspondent, avec leurs mécanismes bien réglés dont le fonctionnementexprime l’arbitraire dans le forme de la nécessité. Ces mécanismes, il fauts’exercer à les voir à la fois de près, tels qu’ils s’offrent immédiatement dans leurréalité concrète, et de loin, en développant à leur égard un point de vue objectif,sans pour autant perdre de vue qu’ils ne sont pas des réalités extérieures qui nenous concerneraient pas personnellement comme le croient ces “demi-habiles”,qui sur toutes choses font les philosophes, et que Pascal ne cesse de vitupérer aulong des Pensées , ce que fait également Bourdieu dans le cadre de sa critique dela raison scolastique. De là la nécessité de promouvoir la figure d’une nouvellephilosophie, libérée des a priori traditionnels de la raison philosophante abstraite, parce qu’elle aura su s’engager directement dans les conflits réels de la vie ettout d’abord en avoir pris la mesure réelle. Cette nouvelle philosophie est donccelle qui se donne les moyens d’être en prise sur cet homme vrai dudivertissement qu’est en dernière instance l’homme social, exposéquotidiennement à parier pour l’incertain à travers des conduites qui sontmanipulées à son insu par des régularités statistiques, dont la connaissance nelui est cependant pas définitivement refusée, pour autant qu’il en vienne àprendre conscience qu’il est au rouet de sa grandeur et de sa misère, en tant queroseau pensant pris dans l’alternative insoluble de l’objectivité et de lasubjectivité, dont les points de vue sont également irrécusables et impossibles àéliminer. Ce que Pascal apporte à Bourdieu, c’est donc, plutôt qu’un modèle deconnaissance qu’il ne resterait plus qu’à appliquer, une incitation, voire une

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ambiance propice à un certain ordre de réflexion, une attitude particulièrementréceptive à des intérêts rejetés communément par les philosophes, - Bourdieus’indigne des pages méprisantes écrites par Heidegger au sujet de ‘“l’homme duOn” traité en homme de peu, “véritable rite d’expulsion du mal, c’est-à-dire dusocial et de la sociologie” (M P , p. 37) -, intérêts qui sont précisément ceuxcultivés par cet antiphilosophe que se veut le spécialiste en sciences sociales,pour qui comptent avant tout les valeurs basses banalement, voire trivialementcultivées dans la vie courante par ce simple homme du On dédaigné desphilosophes :“J’avais toujours su gré à Pascal, tel que je l’entendais, de sa sollicitude, dénuéede toute naïveté populiste, pour le “commun des hommes” et les “opinions dupeuple saines”; et aussi de sa volonté, qui en est indissociable, de cherchertoujours la “raison des effets”, la raison d’être des conduites humaines enapparence les plus inconséquentes et les plus dérisoires - comme “courir tout lejour après un lièvre” -, au lieu de s’en indigner ou de s’en moquer, à la manièredes “demi-habiles”, toujours prêts à “faire les philosophes”, et à tenter d’étonnerpar leurs étonnements hors du commun à propos des opinions de senscommun.” (MP , p. 10)La sociologie telle que Bourdieu la conçoit et la pratique, dans une perspectivequi ne sépare jamais complètement le cognitif du compassionnel, est-elle, sur lefond, une anthropo-théologie, écartelée entre les deux orientations del’objectivisme scientiste et de la mysticité, ce qui conduit à la resituer dans lesillage de la devotio moderna ? Si c’est le cas, Bourdieu n’en est que plus proche dePascal en qui il s’est lui-même reconnu, en prenant le risque d’entacher sadémarche de contradiction et de l’exposer à la folie mortelle de la croix, quil’incendie de ses feux, en pleine “misère du monde”, à la limite du scientifique,du politique et du religieux. La vie quotidienne, entre divertissement et travail Frédéric Keck Après les trois premières séances du groupe d’études de Pierre Machereyconsacrées à Pascal, Hegel et Marx, et avant d’entrer dans les séances sur lesconceptions phénoménologiques du monde de la vie et leurs répercussionssociologique, je voudrais m’arrêter sur la polarité que Pierre Macherey a installéeentre le modèle du divertissement chez Pascal et le modèle du travail chez Hegel(et, d’une façon qui reste problématique, chez Marx). Il s’agit certes d’unepolarité historique, permettant de passer d’une conception classique de la viequotidienne comme divertissement (chasse, jeu de cartes, conversation avec lesdames…) à une conception moderne de la vie quotidienne comme travail (passeulement celui de l’artisan ou de l’ouvrier, mais toute activité humaine, celle dela femme, du philosophe, de l’artiste…). Mais il s’agit également d’une polaritépermettant de penser la vie quotidienne en tous points comme partagée entredes moments de divertissement et des moments de travail (d’où le débat récentsur la « fin du travail », l’avènement d’une société de loisirs, et finalement leloisir pensé lui-même comme un travail dans une économie productive desloisirs). Cependant, il me semble que l’opposition entre Pascal et Hegel permetde construire à l’intérieur de cette polarité en quelque sorte première et naïveune seconde polarité plus problématique, celle entre divertissement etconversion dans le modèle de Pascal, et celle entre travail et aliénation dans le

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modèle de Hegel. Mon hypothèse est celle-ci : si Pascal et Hegel proposent deuxmodèles permettant de penser la place de la négativité dans la vie quotidienne,ou ce que Pierre Macherey a appelé l’insertion brutale de la transcendance dansl’immanence de la vie quotidienne, c’est chez Pascal sur le mode du hasard ou dujeu, au sens de l’ensemble des rapports de diversion/conversion qui entraînentl’esprit dans un tour vertigineux sur lui-même, et chez Hegel sur le mode del’activité orientée vers un but, selon un schéma téléologique qui rapporte toute lavie quotidienne à un jour singulier où l’esprit se manifeste particulièrement à lui-même, ce que Raymond Queneau a appelé, en reprenant ironiquement le mot deHegel : « le dimanche de la vie ». Je voudrais élaborer les conséquences de cetteopposition avant de poser la question de la place de Marx dans ce dispositif. L’hypothèse de lecture que propose Pierre Macherey, c’est que ledivertissement pascalien est une clé de lecture à la fois pour les Pensées et pourune anthropologie de la vie quotidienne, dont Pascal aurait en quelque sortetracé le programme (selon une piste ouverte par Bourdieu dans ses Méditationspascaliennes). « Sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de lescomprendre sous le divertissement » (Br. 137) : cette phrase extraite des Penséessouligne bien que le divertissement n’est pas un secteur de la vie humaine, celuioù sa misère et sa vanité éclate au plus grand jour, mais bien plus profondémentla logique de toutes les activités humaines les plus ordinaires, même celles quiprennent aux yeux des hommes un sens absolu (et alors il faudrait dire quemême le rituel religieux, ce moment où l’homme consent à « s’abêtir » pourcroire, est lui aussi un divertissement). Mais alors c’est le projet d’une « apologiede la religion chrétienne » qui entre en crise : Pascal a-t-il écrit les Pensées pourpeindre la misère de l’homme sans Dieu afin de lui révéler sa grandeur avecDieu, en sorte que l’anthropologie devrait céder la place à la théologie, ou biena-t-il, comme Pierre Macherey en prend le pari, décrit la misère de l’hommecomme condition même de sa grandeur, selon la logique de la coincidentiaoppositorum que Pascal reprend à Nicolas de Cues, en sorte que l’anthropologieserait immédiatement et en tous points anthropo-théologie, révélation du sacrédans les activités les plus profanes ? Il me semble qu’une phrase des Penséesappuie cette seconde interprétation : « Grandeur – Les raisons des effetsmarquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si belordre. » (Br. 314) La notion de « grandeur » ne se réfère pas ici à une grandeurmorale, versant positif de la misère de l’homme, comme dans « La grandeur del’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. » (Br. 397). Elle se réfèreplutôt à une grandeur géométrique, à la possibilité d’une science de l’ordre issude la misère humaine, ce qui s’appellera ensuite économie : science toute entièrerégie par les « raisons des effets » au sens où elle vient seulement après-couppour décrire les ordres qui se constituent dans les actions ordinaires (c’est lesens du sous-titre de l’ouvrage de L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, Leséconomies de la grandeur, qui ouvre précisément le programme d’une sociologie desactions ordinaires). Mais alors cette science de l’ordre des actions humaines(dont il faudrait repenser les rapports avec l’ordre de la justice et l’ordre de lacharité, selon les indications données par Boltanski dans L’amour et la justice commecompétences) opère une singulière torsion entre les notions apparemmentantithétiques de divertissement et de conversion. Selon une lecture première, laconversion est ce qui devrait suivre la prise de conscience de la vanité dudivertissement, ce qui consiste à interpréter le pari comme un saut de la sciencede l’homme à la foi en Dieu. Mais une autre lecture est possible : la conversionse produit à l’intérieur du divertissement lui-même, elle n’est même rien d’autre

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que le revers du divertissement, ou son détour (au sens où Pascal dit que « leshommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour defolie, que de ne pas être fou », la sagesse apparaissant alors comme l’envers dela folie, comme la folie faisant un tout sur elle-même, ce qui permet au sage devivre avec les autres fous comme s’il était fou). Divertissement/conversion : iln’y a pas entre ces deux moments la grande opposition morale entre la misèrede l’homme sans Dieu et la grandeur de l’homme avec Dieu, mais il y aseulement la différence infinitésimale séparant deux mouvements consécutifs,qui tournent autour de la même chose en suivant des directions différentes.L’homme cherche à la fois le divertissement et le repos, il passe de l’épuisementà l’ennui, mais c’est parce que tout en lui le pousse à tourner autour de sonnéant, pour lui éviter de le regarder en face et de mourir d’effroi. La logique quirégit ces mouvements de tours et détours est alors celle du jeu, dont le pari estseulement une des formes : s’il n’y a que des tours et détours autour d’une casevide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finaliténécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement desstratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstitueraprès coup les lois grâce au calcul des probabilités. L’économie de la grandeurdevient alors une sociologie statistique des jeux de hasard. Cette approche purement contingentiste ou probabilitaire de la viequotidienne peut alors être mise en contraste avec l’approche nécessitariste ettélélogique de Hegel. Hegel reprend à Aristote sa description du travail del’artisan pour l’élargir de la sphère limitée de la tekhné (rapport d’un artisan à sonœuvre) à l’ensemble des activités observables dans la sphère de la société civileou bourgeoise. Selon un mécanisme que Hegel appelle ruse de la raison, leconcept d’abord présent subjectivement en esprit (comme on dit, « dans la têtede l’artisan ») cherche à se réaliser en passant par l’objectivité de la matière, etdoit pour cela jouer sur les tours et détours de la matière afin de lui imprimer,sans qu’elle en prenne conscience, sa propre finalité. Il y a donc bien ici, commechez Pascal, l’idée d’une ruse comme science des tours et détours à traverslesquels se construit le sens de l’action humaine. Et il y a bien également chezHegel une place pour le négatif comme ce qui, ne pouvant être vu de face, obligel’esprit à suivre des tours et détours : c’est parce que le concept ne peut entrerdirectement en relation transcendante de négation avec la matière qu’il doitruser avec elle et entrer dans l’immanence de ses régularités. Mais on voit queces détours et cette négativité sont subordonnés à une finalité positive, selon lemodèle du travail : le jeu avec l’objet n’est qu’un moment pour parvenir à luiimposer une forme définitive, et la place de la négativité n’est dessinée qu’encreux dans l’attente de la négation de la négation qui la relèvera. De ce point devue, Pierre Macherey souligne que les ruses et les détours de la société civile,dont Hegel a emprunté la description à l’économie libérale des Ecossais,notamment à travers la figure de la « main invisible » conçue comme uneProvidence sécularisée, restent subordonnés, au niveau de l’esprit objectif, àl’Etat qui en contrôle la direction de façon souveraine, et au niveau de l’espritabsolu, à la philosophie qui en récapitule le mouvement. On peut se demander sidans nos sociétés libérales cette figure de l’Etat républicain appuyée sur unconseiller-philosophe n’est pas sérieusement mise en question, en sorte quenous n’aurions plus affaire qu’aux ruses et détours du néo-libéralisme – ce quiexpliquerait la popularité du thème de la « ruse de la raison », diffusé au-delà desa limitation par Hegel à une sphère circonscrite. Quelle est alors la place de Marx dans cette alternative ? En quoi saconception de la « réalisation de la philosophie » permet-elle une approche de la

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vie quotidienne, et sera-ce au travers du modèle du travail ou dudivertissement ? À la lecture des analyses du Capital qui font directementréférence au paragraphe 209 de l’Encyclopédie de Hegel, c’est bien le modèle dutravail que reprend Marx, pour penser le travail dans sa réalité pratique contre ladéformation idéologique qu’en a donné l’économie classique. Le travail est alorsconçu comme l’affrontement de l’homme à une réalité qu’il nie mais qui risqueégalement de le nier en tant qu’elle appartient à un autre, sous la forme de lapropriété capitaliste des moyens de production. La vie quotidienne est alorspensée dans la dialectique travail-aliénation-libération. Mais une autre lecture deMarx est possible, plus proche de ce que Marx a appelé « matérialismehistorique » que de ce « matérialisme dialectique ». C’est dans les textes dujeune Marx, comme le suggère Pierre Macherey, que le schéma de l’aliénationprend sa source et se complique. S’il y a aliénation du travail, ce n’est passeulement parce que quelqu’un d’autre prend au travailleur le produit de sontravail, mais c’est parce que le travailleur ne peut se représenter le produit deson travail que de façon renversée, médiatisée par le désir spéculaire des autres.C’est ici que prend place l’analyse marxienne de la religion comme idéologie :l’idéologie inverse le haut et le bas, selon le mécanisme de la camera oscura, elledonne la plus haute valeur à ce qui en a le moins, les idéaux religieux, et ellestend ainsi à ôter sa valeur à ce qui en a réellement le plus, les produits du travailet les biens matériels nécessaires à la subsistance – ce qui permet à certainshommes plus rusés et plus cyniques de s’emparer de ces produits du travail,pendant que les travailleurs pensent (et votent) contre leurs intérêts matériels. Ilme semble que le texte central pour une anthropologie marxienne de la viequotidienne n’est pas, de ce point de vue, Le Capital, mais La question juive. Dans cetexte, en effet, Marx pose la question que devrait se poser toute anthropologiede la vie quotidienne : parlons-nous des hommes de chaque jour, ou bien deshommes du jour du Seigneur ? C’est sur les juifs sécularisés que Marx pose cettequestion, en réponse à la thèse de Bauer sur la sécularisation de la religionjuive : ce qui est réel, est-ce le Juif de la semaine, ou le Juif du sabbat ? Faut-illibérer les Juifs de leur croyances religieuses, ou faut-il d’abord les libérer deleurs conditions matérielles d’existence ? Derrière la religion, c’est plusprofondément l’Etat hégélien-républicain que critique Marx, et la conceptionidéologique des droits de l’homme qui le soutient : si l’on veut libérer leshommes des croyances religieuses qui leur font oublier les conditions matériellesde leur vie quotidienne au profit de grandes cérémonies où ils adhèrent à desidéaux de façon purement abstraite, selon le mécanisme de la consciencerenversée, il faut critiquer davantage l’Etat, grand organisateur du « dimanchede la vie », que la religion, qui n’en est que la gardienne. Le Juif du sabbat n’estdonc pour Marx qu’une figure occasionnelle pour critiquer l’homme du dimanche,l’homme qui masque toutes ses actions quotidiennes les plus inavouables pour semontrer à la grande messe glorieuse du dimanche. Il semble alors que l’analyse de Marx ne puisse être ramenée ici auschéma travail-aliénation-libération, mais qu’elle est beaucoup plus proche duschéma divertissement-conversion que nous avons vu opérer chez Pascal. Quefait en effet l’homme dans sa vie quotidienne ? Il s’amuse et se divertit pendantla semaine, en cherchant à gagner de l’argent, et il s’humilie et se convertit ledimanche, en se tournant vers les idéaux unificateurs de la société civile, dans lecadre de la religion ou de l’Etat. La vie quotidienne est donc une vie double, cequi ne signifie pas qu’elle est aliénée : l’homme de la vie quotidienne vit sur deuxplans, celui du calcul d’intérêts et celui de l’adhésion à l’idéal, ce que Marxappelle, à la suite de Feuerbach, le ciel et la terre. « Là où l’Etat politique est

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parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans lapensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, unevie céleste et terrestre : la vie dans la communauté politique, où il s’affirmecomme un être communautaire, et la vie dans la société civile, où il agit enhomme privé, considère les autres comme des moyens, se ravale lui-même aurang de moyen, et devient le jouet de puissances étrangères. » (« La questionjuive », in K. Marx, Philosophie, Gallimard-Folio, p. 58) Que cette vie soit doublene signifie pas que ce dédoublement puisse prendre fin, mais au contraire qu’ilne cesse de se développer, de proliférer en un dédoublement infini : c’est en touspoints, et pas seulement le samedi soir, que la vie quotidienne bascule de lasemaine au dimanche, dès que l’homme passe de l’être au devoir-être, du plandes faits au plan des valeurs. Tout divertissement est donc en même temps uneconversion : les tours et détours de la vie quotidienne dans la société civileobligent à tisser ensemble, de façon à la fois hypocrite et sublime, les faits et lesvaleurs, l’être et le devoir-être. Il n’y a donc plus d’individu vivant réconcilié aveclui-même dans une libération possible : la vie humaine est irréductiblementséparée d’elle-même par des contradictions qui à la fois la déchirent et laconstituent. Quelque chose se passe dans ce samedi soir permanent qu’est leseuil du fait à l’idéal, qui ne cesse de se répéter et de se rejouer dans chaqueaction humaine de la vie quotidienne. Il me semble que c’est une telle conclusion qu’ont tiré deux lecteurs deMarx et de Pascal qui, en « réalisant la philosophie » par la pratique des scienceshumaines, ont pensé le travail humain sur le mode du divertissement ou du jeu :Lévi-Strauss, à travers sa conception structurale du langage comme jeudifférentiel d’oppositions ouvert par une contradiction première, entre nature etculture, et Bourdieu, à travers sa conception de l’habitus corporel comme illusio,moteur d’enchantement du monde qui permet de participer à des jeux sociaux eneux-même absurdes. Si Lévi-Strauss et Bourdieu sont parvenus à penser ainsi àla fois le travail comme un jeu, c’est-à-dire comme opérant selon des procédureslogiques analogues à celles qui sont observables dans un jeu de cartes ou detennis, et le divertissement comme un travail douloureux et patient par lequel seconstitue l’humanité dans sa misère et sa grandeur, c’est parce qu’ils ontabandonné la conception durkheimienne de la société comme Etat ou commeEglise, selon le modèle du village totémique, sans pour autant la concevoircomme une pure dispersion des activités économiques : en étudiant lesreprésentations religieuses (classifications mythologiques ou scolaires) commeopérant selon des stratégies analogues à celle du jeu, ils ont fait tomber labarrière qui sépare la semaine du dimanche. Cela ne signifie pas qu’ils ontréconcilié la vie quotidienne avec elle-même, mais au contraire qu’ils ont montrépar l’observation scientifique qu’elle est séparée d’elle-même en tous points, etpas seulement dans le passage de la société religieuse à une société« désenchantée » (ce dimanche soir permanent que raconte le récit de lasécularisation). Les hommes sont des joueurs et des calculateurs, mais ils jouentet calculent avec des valeurs qui sont religieuses et auxquelles ils accordent leplus grand respect : le travail produit des valeurs qui lui échappent, et aveclesquelles les hommes se divertissent tout en se convertissant, adorant ce avecquoi ils jouent comme de simples jetons. « Grandeur de l’homme, d’avoir tiré dela concupiscence un si bel ordre. »

Réflexions présentées par P. Macherey au sujet de la note de F. Keck Il n’entrait pas au départ dans mes intentions, en présentant diverses approches

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philosophiques de la vie quotidienne, celles proposées par Pascal, Hegel, Marx etHusserl, de constituer une logique de cette série, en corrélant entre eux lesdifférents pôles de réflexion offerts par le divertissement, la ruse de la raison, laréalisation de la philosophie et le monde de la vie. C’est pourtant ce que FrédéricKeck suggère de faire, à juste titre indiscutablement, car il est clair que laprésentation de ces différents points de vue ne peut s’arrêter à leurjuxtaposition, mais doit déboucher à terme sur leur mise en corrélation, ce quirend possible leur évaluation respective, au-delà des démarches d’une histoire dela philosophie au sens étroit se contentant de recenser des positions sansessayer de les relier entre elles.Pour prendre les choses dans l’ordre, est parfaitement convaincante la façon dontFrédéric Keck installe en vis-à-vis les positions de Pascal et de Hegel, dont lapremière serait dominée par l’affirmation de l’aléatoire, qui entache d’absurditéla réalité humaine prise dans son ensemble, et l’autre par celle d’une finalitécréatrice qui permet en sens inverse de réintroduire la raison dans cette réalité,qui est alors englobée dans le mouvement de l’Esprit universel. En effet, ce seraitune erreur de ramener le concept pascalien de divertissement à la positionmarginale généralement impartie aux activités de pur loisir (l’entertainment tel qu’ilse pratique à Broadway ou à La Vegas, dans des lieux et des momentsd’exception où les préoccupations ordinaires de la vie se trouvent mises entreparenthèses : on est alors en “vacance”, ce qui est l’occasion rêvée de faire levide), en l’opposant à des formes d’activité productrice utile, comme cellesreprésentées par le travail, qui ont une importance vitale pour le déroulement del’existence auquel elles n’apportent pas seulement un supplément dont il seraitpossible à la rigueur de se passer (comme cela se produit pour l’entertainment dontles bénéfices sont par définition superfétatoires : on doit pouvoir s’en passer, cequi n’est pas le cas des produits du travail). C’est la raison pour laquelle, commele note justement Frédéric Keck, le divertissement a chez Pascal une significationglobale, et non partielle ou particulière : à son point de vue, exercer un métier,ou proprement s’occuper, c’est encore chercher un moyen pour échapper àl’ennui de vivre qui est la raison profonde du divertissement comme tel, etcorrompt tous les aspects sans exception de l’existence humaine, qui, quellesque soient ses formes, n’échappe pas à la loi absolue du divertissement. De cepoint de vue, en dépit de ce qui les oppose, les perspectives adoptées par Pascalet Hegel ont bien quelque chose en commun : elles entreprennent de rendrecompte de tous les actes de la vie sans exception en les rapportant à un arrière-plan caché : le souci de la finitude, mobile secret de tous les comportementshumains pour Pascal, et, pour Hegel, la ruse de la raison, qui , en sous main,manipule les éléments investis dans le travail sous toutes ses formes, y compriscette forme par excellence d’activité travailleuse qu’est l’histoire universelle aucours de laquelle les hommes et les peuples, sans le savoir, oeuvrent au servicede l’Esprit. Mais ce sens caché, une fois révélé, conduit à des optionsirréductibles : une chute désespérée dans le vide à laquelle il n’y ad’échappatoire que par le pari au point de vue de Pascal, et la vision rationnelled’un devenir orienté, c’est-à-dire d’un progrès garanti, qui semble être le derniermot de la pensée hégélienne, avec la vision téléologique et eschatologique del’histoire qui la caractérise.La question soulevée par Frédéric Keck est alors de savoir comment Marx sesitue par rapport à ces deux pôles extrêmes. Marx est-il du côté de cequ’Althusser a appelé un matérialisme de l’aléatoire, finalement non dialectique,dans la mesure où il conduit à faire l’impasse sur la thèse de la négation de lanégation, ce qui semble le tirer du côté de Pascal, ou bien en reste-t-il à la

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perspective propre à Hegel d’une rationalité dialectique, qui permet deréintroduire dans l’histoire la représentation d’un progrès téléologique(conformément à l’idée suivant laquelle l’histoire est un mouvement orienté queses conditions de possibilité font tendre vers une fin programmée en lui dès ledépart, autrement dit que “l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peutrésoudre” (thèse d’esprit hégélien)), leur résolution étant en quelque sortepréfigurée et anticipée dans la manière dont elle les pose) ? On pourrait soutenirque la pensée de Marx est restée jusqu’au bout traversée par cette alternativequ’en fin de compte elle ne résout pas, et que c’est cette absence de résolutionqui la rend intéressante, ou, au sens fort du mot, problématique.Frédéric Keck propose une hypothèse différente, qui tend à démarquer Marx plusnettement du hégélianisme, ce qui du même coup le fait basculer du côté dePascal, d’un Pascal toutefois sécularisé, épuré du sens de la transcendance et dudivin, ce qui ramène le pari, c’est-à-dire l’action politique qui donne au problèmedu salut une dimension non plus individuelle mais collective, sur un plan detotale immanence, où règne la loi du jeu et non celle du travail. Dans le texte deFrédéric Keck se trouve cette formule très forte, qu’Althusser aurait sans doutereprise à son compte : “S’il n’y a que des tours et détours autour d’une casevide, alors il n’y a plus de sens ultime de l’action humaine, comme une finaliténécessaire vers laquelle elle tendrait uniformément, mais il y a seulement desstratégies, des coups, des combinaisons, dont il est possible de reconstitueraprès coup les lois grâce au calcul des probabilités”, ce qui, toujours selonFrédéric Keck, tend à confirmer “une approche purement contingentiste ouprobabilitaire de la vie quotidienne”, du type de celle de Pascal, en opposition à“l’approche nécessitariste et téléologique de Hegel” (qui confère à la négationune fonction utile, par laquelle elle impulse le mouvement de résolution descontradictions, alors que chez Pascal, la négation reste jusqu’au bout le symboledu vide, c’est-à-dire du néant, ou de l’absence de sens). Dans la phrase deFrédéric Keck, le terme important est sans doute “uniformément” (“il n’y a plusde sens ultime de l’action humaine, comme une finalité nécessaire vers laquelleelle tendrait uniformément ”) : si on admet que l’histoire est soumise à la loi del’aléatoire, donc qu’elle n’a pas de destination, alors elle cesse de pouvoir êtreprise en bloc, dans les termes où la philosophie, sur des bases empruntées à lathéologie, parle traditionnellement d’histoire universelle, de façon à en rabattrela complexité sur une trajectoire unique ; elle cesse de faire l’objet d’unesynthèse globalisante et uniformisante, et elle est proprement décomposée, ondirait dans un autre langage déconstruite, en étant renvoyée à la pluralitéirréductible des voies entre lesquelles il faut à tout moment trancher, ens’orientant, à plusieurs, dans la vie, sans avoir jamais la garantie d’arriverquelque part, car cette garantie, si elle existait, marquerait la réintroductiond’une transcendance. C’est ce Marx de la décomposition, et non de la synthèse,qui, selon Frédéric Keck, intéresse en premier lieu le structuralisme, en tout cascelui de Levi-Strauss et de Bourdieu, qui met en avant la notion de “jeuxsociaux” dont la signification et la loi de fonctionnement sont en dernièreinstance formelles, c’est-à-dire non susceptibles d’être ramenées dans l’ordred’une interprétation uniformisante qui reviendrait à subordonner le fait au droit,dans une perspective non scientifique de justification ou de légitimation. Dumême coup, au point de vue de cette logique de l’aléatoire, l’entreprise d’unedonation de sens cesse d’être indispensable : on peut parfaitement s’en passerpour rendre compte de la complexité des jeux sociaux humains. C’est la raisondu clivage fondamental passant entre les positions du structuralisme et de laphénoménologie.

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Frédéric Keck arrive à cette solution, qui a le mérite de la netteté, en relisantMarx à la lumière du jeune Marx, et plus précisément de La question juive, et ens’appuyant sur la manière dont ce texte appréhende l’idéologie religieuse, en vuede ramener celle-ci sur un plan profane, donc proprement de la faire redescendredu ciel sur la terre. L’idéologie religieuse est la forme par excellence de laconscience aliénée, c’est-à-dire séparée d’elle-même, scindée, du fait d’êtreprojetée dans un ordre transcendant. La question posée par Marx est de savoird’où vient cette aliénation : a-t-elle sa source dans la conscience elle-même oubien lui est-elle imposée de l’extérieur ? La vérité de la religion est-ellereligieuse ? (Spinoza, de façon comparable, se demandait : l’idée de cercle est-elle circulaire ?) La réponse de Marx semble claire : non, la religion n’a pas savérité en elle-même, comme l’a affirmé à tort Feuerbach, qui pensait qu’ilsuffisait de retourner le discours de la religion pour retrouver la vérité humainequi y est logée, comme un noyau dans son écorce. C’est pourquoi il faut dire quec’est l’homme des jours ouvrables de la semaine (l’homme ordinaire, l’hommeoccupé, l’homme au travail) qui explique l’homme du jour du Seigneur (l’hommequi prie et qui croit), et non l’inverse. Ceci revient au fond à faire de larumination religieuse une forme ordinaire d’occupation, une occupation à côtédes autres, en dépit de son caractère quelque peu tordu : l’homme religieuxn’est pas différent de l’homme qui travaille, et plus précisément ce sont lesraisons qui font qu’il est aliéné dans son travail, c’est-à-dire exploité, quipermettent aussi de comprendre qu’il est aliéné dans sa tête, envahi par descroyances absurdes, en tous cas impossibles à fonder dans l’expérience, qui ledétournent de chercher les moyens matériels de se libérer.C’est donc une erreur de poser la question de l’idéologie sur un plan séparé,comme incite à le faire la théorie dite des superstructures. L’idéologie n’est pasautre chose que la vie ordinaire, mais elle est directement investie dans sesfigures les plus courantes, dans ses “rapports”, à même lesquels elle travaille.L’idée de “superstructure”, sous prétexte d’expliquer les mécanismes dufétichisme, va plus loin encore dans le sens de la fétichisation : elle fétichise lefétichisme en en faisant quelque chose qui joue complètement à part, alors qu’ilfaut au contraire le ramener sur le plan matériel où fonctionnent tous lesrapports sociaux sans exception, y compris ceux qui se traduisent mentalementsous forme de représentations. L’homme qui prie le dimanche n’est pas un autrehomme que celui qui travaille pendant la semaine, ce qui veut dire que lamanière dont il prie est en corrélation avec la condition qui lui est imposée dansson travail, qui fait de lui un travailleur exploité. Il ne faut pas dire que la vieordinaire est doublée par une conscience qui la reflète en en déformant lesenjeux fondamentaux et en les mystifiant : mais c’est la vie ordinaire qui, enelle-même est double, c’est-à-dire travaillée de l’intérieur par des contradictionsdont la résolution n’est pas garantie, ce qui, comme l’écrit Frédéric Keck, setraduit par le fait que “la vie quotidienne est séparée d’elle-même en tous sespoints”, donc non préadaptée à une interprétation cohérente qui en altérerait lacomplexité.Si cette lecture est fondée, on est justifié à affirmer, comme le suggère FrédéricKeck, que le Marx philosophe des textes de jeunesse est finalement plusperspicace, et un meilleur excitant de pensée aujourd’hui pour les scienceshumaines, que le Marx de la maturité, le Marx de la théorie marxiste commesystème ossifié. Autrement dit, la thèse de la coupure épistémologique, qui tendà retirer tout intérêt aux spéculations philosophiques du jeune Marx au bénéficedes recherches scientifiques du Marx de la maturité, n’est plus tenable, ce qui estadmis par à peu près tout le monde à présent. Si Marx a jamais réglé ses

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comptes avec la dialectique hégélienne, c’est durant cette période des années1843-1845, où ont été jetées les bases d’une révolution philosophique dont rienn’indique qu’elle soit aujourd’hui périmée.Ceci dit, il ne faut pas adopter à propos de la question de la coupureépistémologique une attitude qui reviendrait à en reconduire l’idée en laretournant terme à terme, c’est-à-dire en affirmant que le vrai Marx est le Marxphilosophe d’avant 1845, dont l’autre Marx, le Marx savant du Capital, ne seraitqu’une dénaturation ou tout au moins une version appauvrie et mutilée. Ce qu’ilfaut faire, et ce n’est pas facile, c’est penser la continuité entre le Marx desthèses sur Feuerbach, qui critique l’idée d’une essence humaine abstraite, etcelui qui, à partir de 1850, entreprend d’analyser les mécanismes sociaux àl’oeuvre à son époque, dont la clé est historiquement constituée par le rapportantagonique du capital et du travail. C’est ce que signifie la thèse de ladétermination en dernière instance (donc indirecte et non directe) du politiquepar l’économique : la contradiction de fond qui domine la conjoncture historiquedont Marx rend compte n’est pas celle passant entre société civile et Etat (c’estlà que s’était arrêté le jeune Marx), mais celle qui traverse et divise la sociétécivile elle-même, en imposant au travail productif la forme du travail salariéexploité, en raison des conditions dans lesquelles la force de travail estappropriée par l’entrepreneur capitaliste qui a acquis le droit de la consommer àson idée.C’est précisément cette analyse qui a fait défaut à la conception hégélienne dutravail : pour Hegel, le travail est soumis à une logique autonome qui fait qu’iln’est le travail de personne, puisqu’il est l’oeuvre de la raison elle-même. Hegelpense ainsi le travail indépendamment de la position du travailleur qui l’accomplit: c’est finalement ce que signifie l’idée de ruse de la raison, qui va jusqu’àcomprendre que le travail humain est manipulé, mais ne dispose pas des moyenspermettant de comprendre qu’il est matériellement exploité. C’est la raison pourlaquelle Marx, en s’engageant dans la composition du Capital , a dû changer deterrain, en développant un nouveau concept du travail qui ne se contente pas deramener celui-ci à un mécanisme formel (dont Hegel reprend le schéma àAristote), mais le présente comme mise en oeuvre, consommation ou dépensede la force de travail du travailleur, dont elle est le bien propre qu’il est empêchéd’employer à ses propres fins, ce qui signifie qu’il en a été dépossédé, sonaliénation ayant sa cause ultime dans cette spoliation. La politique, dont lemoteur est la lutte des classes, a donc son principe ultime dans cette division quia séparé le travailleur de sa force de travail, devenue un objet ou une valeurdont il n’a plus la disposition, ce qui fait de lui l’équivalent d’un esclave, même sison statut paradoxal est celui d’un esclave “libre” qui cherche de lui-même etconsent à se vendre sur le marché du travail.Pour en revenir aux problèmes de la vie quotidienne, la conséquence essentiellede la perspective nouvelle adoptée par Marx est que celle-ci est marquée de parten part par cette division ou aliénation, qui s’exprime entre autres à travers laséparation du travail manuel et du travail intellectuel, du privé et du public, duloisir et du métier, du masculin et du féminin dans la famille et dans la société.Lorsque Husserl présentera le “monde de la vie” comme ce qui donne leur assiseultime aux activité humaines, sous toutes leurs formes pratiques ou théoriques, ilpassera complètement à côté de l’idée que ce monde de la vie est un mondedivisé, partagé, suivant une condition à laquelle aucun aspect de la vie communedes hommes ne peut échapper.

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Frédéric KeckLes remarques de Pierre Macherey m’encouragent à préciser mon propos, enmême temps qu’elles appuient en la corrigeant légèrement l’hypothèse de lecturede Marx que j’ai imprudemment avancée. En tirant Marx vers Pascal, j’ai effectivement tendu à séparer le divertissementdu travail, ce qui n’était pas mon objectif initial, et Pierre Macherey rappelle avecraison que c’est dans une analyse matérialiste du travail (et non plus, commedans le schéma aristotélicien repris par Hegel, formelle) que réside l’apportprincipal de Marx dans Le Capital. J’ai en effet voulu introduire une notion quin’apparaît pas chez Pascal, mais qui m’a été suggérée par une réflexion sur lesmodèles probabilitaires du divertissement : celle de conversion. Mon point dedépart était celui-là : on tend à présenter le pari pascalien comme ce qui succèdeà la prise de conscience de la misère humaine (et il me semble que PïerreMacherey reprend cette présentation lorsqu’il écrit : « une chute désespéréedans le vide à laquelle il n’y a d’échappatoire que par le pari au point de vue dePascal ») En suivant le raisonnement de Pascal tel que le reconstituait PïerreMacherey, c’est-à-dire du point de vue de la « raison des effets », il m’a sembléqu’une telle approche était contestable, car le pari est effectué par l’homme quijoue, et non par le libertin qui se repent, c’est-à-dire que tout homme qui joueparie que ce qu’il fait a du sens (alors que du point de vue de la raison, cela n’ena aucun). Il me semble que dire cela, ce n’est pas seulement « séculariser »Pascal, en tenant pour acquise son anthropologie de l’homme sans Dieu, et enlaissant de côté sa théologie de la grandeur et sa lecture des figures de la Bible.Au contraire, dire cela, c’est inclure la « conversion » dans l’ensemble des tourset détours du divertissement ; et ici la racine « vers » joue dans les deux sens :qu’on se tourne vers ou qu’on s’écarte de quelque chose, on ne fait jamais quetourner en rond. Cela implique donc d’analyser la « conversion » comme un des« divertissements » de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de lavie quotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimentel’immanence en lui imposant de l’intérieur de nouveaux tours et détours. Laconversion comme le moteur du divertissement dans la vie quotidienne :voilà, dit de façon peut-être trop rapide, l’hypothèse que j’ai formulée. Àcondition d’entendre la conversion non au sens religieux qui tourne l’homme versDieu mais le mouvement anthropologique par lequel l’homme se tourne versquelque chose dans l’espérance d’un gain (c’est en ce sens que Bourdieu parle deconversion du capital social en capital symbolique).Cette hypothèse m’a alors permis de revenir à l’analyse du travail chez Hegel defaçon critique. Si la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas,dans la société civile, de façon à la manifester pleinement là où elle doit être,dans l’Etat et la philosophie, alors on perd de vue la tension immanente dudivertissement et de la conversion, en la résolvant dans une transcendanceextérieure à l’immanence. Ceci m’a amené à mettre en question le schématravail-aliénation-libération comme trop téléologique. Mais cela ne retire aucunevalidité à l’analyse du travail chez Marx, qui montre justement que la libérationn’est pas possible par le seul schéma téléologique en pensée, parce qu’elleimplique une connaissance et une mobilisation collective autour de ce qui séparele travail humain de lui-même (division de l’intellectuel et du manuel, dumasculin et du féminin, du public et du privé, pour reprendre les oppositions quepropose Pierre Macherey). Reprendre Marx à partir de la notion de viequotidienne, plutôt que, par exemple, à partir de l’utopie d’une société du travaillibre, me semble alors un programme très riche, parce la notion de « quotidien »

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implique en elle-même une tension entre « chaque jour » et « certains jours »(ce que j’ai appelé, en reprenant le mot à Queneau, le « dimanche de la vie »)Une critique de la vie quotidienne est alors possible qui ne mette pas en vis-à-visl’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre, comme l’ombre et lalumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et cequ’ils font le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’unl’autre partiellement. Bref, par l’analyse de la vie quotidienne, on ne sort pas dela « camera oscura » de l’idéologie, mais on en comprend mieux de l’intérieur lesmécanismes.Ceci me permet enfin de conclure sur la question de la coupure épistémologique.Je ne plaide absolument pas pour un retour au jeune Marx, ni même au Marx de1843-1845, en disant par exemple que ce serait dans ce Marx là que l’ontrouverait « la vie » contre le dernier Marx qui aurait trop cru à « la science ». Jecrois que la notion de coupure épistémologique est une notion particulièrementféconde, et qu’elle devrait être appliquée à chaque penseur qui a voulu faireœuvre de science (Bourdieu par exemple : quand passe la coupure qui le faitdevenir sociologue ? à son retour de l’Algérie ? à la publication de La misère dumonde ? en décembre 1995 ?) Je crois que cette notion n’est féconde que si l’oncesse de vouloir situer la coupure, pour chercher en chaque point du textecomment la coupure s’y effectue et s’y rejoue, en sorte que le texte apparaîtcomme le lieu d’une coupure continuée. Je ne prétend à aucune originalité là-dessus : j’emprunte à Pierre Macherey cette formule, mais je me souviens d’unarticle d’Etienne Balibar dans Politique et philosophie dans l’œuvre de Louis Althusser (sousla dir. de S. Lazarus) qui dit quelque chose de semblable en repérant lesdéplacements de sens de la notion de coupure chez Althusser lui-même, et j’airécemment entendu Stéphane Legrand défendre l’idée que la coupureépistémologique serait la conception proprement structurale du temps, un tempsdifférencié, diffracté en plusieurs lignes parallèles, qui ne cessent de se couper etde se recouper, produisant des avancées toujours locales (ce qui est très lisiblechez Foucault ou Deleuze). Ma seule contribution à cette interprétation serait deproposer la notion de « conversion » pour penser les effets de cette coupure, quitourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que ce tour soit completet définitif, en sorte qu’il n’apparaît après-coup que comme un nouveau détour.Mais peut-être est-ce là un usage trop sécularisé ou profane de la notion deconversion ? Peut-on penser le divertissement en lui-même, sans le faire entreren tension avec son inverse qu’est la conversion, mais sans non plus le fairedisparaître dans la morale et la bonne conscience religieuse ? Et peut-on alorspenser le travail comme un divertissement sans en gommer le sérieux, voire letragique, et notamment les luttes collectives et les processus d’exploitation dontil fait l’objet ? Ce sont les questions que j’ai voulu très simplement soulever.

Réactions de P. Macherey aux nouvelles remarque présentées parFrédéric Keck au sujet des positions de Pascal, Hegel et Marx sur laquestion de la vie quotidienne : Frédéric Keck propose une lecture éminemment paradoxale du pari pascalien,d’où se dégage, selon ses propres termes, la représentation de “la “conversion”comme un des “divertissements” de la vie quotidienne, non pas comme ce qui fait sortir de la viequotidienne vers une transcendance, mais comme ce qui alimente l’immanence en lui imposant del’intérieur de nouveaux tours et détours ”. Mais peut-on tout faire dire à un auteur ? Sans

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doute, une lecture libre de Pascal, s’inscrivant dans la perspective d’unephilosophie de l’immanence, perspective qui la stimule et qu’elle stimule enretour, est-elle toujours possible, le seul critère légitime à cet égard étant fournipar les effets de réflexion qu’elle produit : si ces effets représentent une avancéede la pensée, elle se trouve du même coup justifiée, et invalidée au contrairedans le cas où elle n’apporte rien de neuf ou fait retourner en arrière. Mais, quoiqu’il en soit, il est clair qu’elle ne peut accréditer l’idée, insoutenable commetelle, que Pascal serait lui-même un pur philosophe de l’immanence (qui,éventuellement, s’ignore).Toute la question est donc de savoir ce qu’apporte réellementl’intégration/incorporation proposée par Frédéric Keck du pari au modèleprobabilitaire qui permet d’expliquer toutes les conduites de divertissements,avec, à l’arrière-plan, l’idée qu’on n’échappe jamais à la loi du divertissement, etque tout effort en vue de quitter ce plan représente encore l’un de ses “tours”propres, qu’il convient de ramener, comme il le dit, au “mouvement anthropologiquepar lequel l’homme se tourne vers quelque chose dans l’espérance d’un gain ”. Il faut quandmême tenir compte du fait que tous les gains ne se valent pas et ne sont pas demême sorte : il y a ce qu’on appelle traditionnellement les faux biens, les gainsrelatifs, ou encore temporels, fondés sur une espérance factice dans la mesureoù elle est vouée à être aussitôt démentie par les faits, puisque, à l’exaltationmomentanée produite par le divertissement succède inévitablement ladépression, ou tout au moins la déception, étant exclu que le divertissementpuisse réellement satisfaire (il est typiquement une conduite d’échec,désespérante du fait de devoir sans cesse être recommencée), et, cela, on peutle prouver (c’est ce que s’emploie à faire Pascal dans l’Apologie en vue d’arracherl’indifférent à sa fausse tranquillité) ; et puis, il y a le gain qu’on peut dire“absolu”, le vrai bien (qui n’est plus un bien mais Le Bien), visé, sans garantie,par le pari, qui met en avant la représentation d’une vie éternelle, libre de toutedimension temporelle, et donc complètement dégagée de ses aléas. La thèse dePascal, dont on pourrait à la rigueur fournir une interprétation “dialectique”, entermes de négation de la négation, est qu’il y a une manière de parier qui peutune fois pour toutes nous libérer de la nécessité de parier, et donc procure uneissue au tourniquet dans lequel est enfermée l’existence humaine considéréedans ses figures ordinaires, et ceci en retournant le mouvement du pari contrelui-même de façon à en rompre la logique, en faisant basculer celle-ci du côté del’extra-ordinaire : c’est en gros ce qu’il appelle la “folie de la croix”, qui est lacroyance en la possibilité de cette rupture, croyance qui reste jusqu’au bout unecroyance (et non une certitude), pouvant tout au plus être confirmée par desmiracles ( de là l’importance attachée par Pascal à des faits aussi “improbables”que le miracle de la Sainte Epine, ou l’expérience du Mémorial).Ceci entendu, il devient difficile de jouer sur le sens du mot “conversion”, en luifaisant dire à la fois les détours et détours de la vie humaine et le mouvementpar lequel on cherche à échapper à cette logique torve : il y a des conversionsqui n’en sont pas, celles qui font inexorablement tourner en rond, et il y a,espérée, une autre forme de conversion qui est censée procurer une issue auxdilemmes de l’existence humaine, conversion qui dépend d’une initiative appuyéeet relayée par la grâce divine, sans laquelle elle n’a aucun chance d’aboutir. Etc’est parce qu’on n’a jamais la certitude de disposer de l’appui de la grâce divineque le pari de la vraie conversion, qui fait échapper à la règle du divertissement,reste jusqu’au bout un pari, donc d’une certaine manière un saut. C’est parceque le pari est, dans tous les cas, un tel saut qu’il est marqué par l’appel d’unetranscendance qu’on peut dire surhumaine : selon Pascal, il y a dans l’homme un

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mouvement secret qui l’incite à se hausser au-dessus de sa condition,mouvement dont le divertissement est lui-même, si étonnant que cela paraisse,une manifestation. Or si l’homme peut parier, et pousser jusqu’au boutl’entreprise du pari, au point de la retourner contre elle-même, c’est parce que, àla différence de l’animal, il n’est pas une machine : la machine ne parie pas, maiselle se contente d’enchaîner des opérations, et c’est pourquoi elle n’est porteused’aucun espoir de salut. C’est aussi pourquoi toute spéculation sur la misèrehumaine qui ne ferait intervenir la considération de la grandeur humaine estprivée de sens : partout où il y a misère il y a aussi signe d’une grandeur cachée,donc promesse (non garantie) de la possibilité d’une autre vie (dont nedisposeront que les élus, qui n’ont cependant aucun moyen de savoir en toutecertitude qu’ils le sont, mais ont seulement des signes à interpréter, auxquelsleur interprétation n’ôtera jamais leur caractère de signes marqués par unecertaine opacité ou ambiguïté). Il faut donc dire que l’idée cruciale, qui soutienttoute la pensée de Pascal, est celle de cette grâce divine, acquise à certains sansqu’ils puissent s’appuyer sur elle comme un acquis définitif, qu’ils n’auraient plusen conséquence à mériter : car le fait de s’employer à mériter la grâce, qui estaccordée de toute éternité, fait partie de celle-ci et ne peut en être séparé,restant admis qu’on n’a pas la grâce parce qu’on la mérite, mais qu’on la mériteparce qu’on l’a (déjà, au sens d’un déjà pur de toute dimension temporelle).Ceci dit, il est vrai qu’on ne quitte jamais le plan de la vie quotidienne, car c’estsur ce plan que se projette, comme pure possibilité, cette possibilité de la grâce,qui a pour effet de cliver ce plan, et de le faire diverger : les marques de latranscendance sont à chercher dans l’immanence, et non en dehors d’elle. Il y adonc une sorte de transcendance de l’immanence, et c’est ce paradoxe quiconstitue toute l’existence humaine, celle-ci étant à la fois sens (absolu,quoiqu’englué dans le relatif) et non-sens. C’est la raison pour laquelle il seraittout aussi erroné de penser une immanence distincte de la transcendance que depenser, inversement, une transcendance distincte de l’immanence. Tout leproblème, pour Pascal, est de parvenir à penser les deux en même temps, ce quicorrespond à l’entreprise de ce qu’on a proposé d’appeler “anthropo-théologie”.Qu’est-ce qui se passe lorsque, comme Frédéric Keck propose de le faire, onapplique le “modèle” pascalien à l’analyse hégélienne du travail? On pourraitsoutenir que Hegel, lui aussi, tente de penser la transcendance dansl’immanence, et non en dehors d’elle ou indépendamment d’elle. C’est le mêmeindividu qui est simultanément père de famille (en tant qu’être naturel), Bürger,“civil” (en tant qu‘il est impliqué dans le système de la division du travail qui estla base du fonctionnement de la société civile), et citoyen (dans le cadre de l’Etatrationnel, qui est la marque par excellence de la présence du divin sur terre) :ces trois déterminations ne sont pas à comprendre comme des formesd’existence séparées, mais comme des degrés successifs de réalisation de laraison (sous la forme de son absence, dans l’instinct, qui est la conditiond’existence de la famille ; sous celle d’une demi-rationalité, fondée sur un régimede l’opinion de masse ou de la fausse conscience, propre à la société civile ; etenfin sous celle d’une rationalité pleine et entière, qui est celle du politiquecomme tel). Il n’est donc pas possible d’affirmer, comme le fait Frédéric Keck,que “la ruse de la raison vise à insérer la raison là où elle n’est pas ” : car les mécanismes decette ruse présupposent que cette rationalité est toujours déjà là (y compris dansles figures qui, apparemment, la nient : on retrouve là une idée qui rejoint cellede signe telle que l’utilise Pascal), et donc qu’elle préexiste d’une certainemanière à son effectuation : c’est la clé de la télélogie, en tant qu’elle supposeun passage de la puissance à l’acte (l’innovation de Hegel par rapport à Aristote

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consiste dans l’affirmation que ce passage suppose l’intervention de médiations,donc fait intervenir un travail du négatif : la “ruse” tient dans la recherche de cesmédiations). En ce sens, il n’y a pas chez Hegel affirmation d’une “transcendanceextérieure à l’immanence ”, sinon peut-être lorsque la logique de son développementconduit l’Esprit à devenir Esprit absolu, en renonçant à se réaliser dans unroyaume qui ne serait pas le sien, qui ne serait pas celui où il se reconnaîtvraiment bei sich, auprès de soi et chez soi, ce à quoi il parvient finalement àtravers les expériences de l’art, de la religion et de la philosophie, qui n’ont plusrien à voir avec celles de la famille, de la société civile et de l’Etat, par rapportauxquelles elles sont décalées.A partir de là, on comprend pourquoi Marx, en dépit des graves réserves qu’ilportait à l’encontre de sa démarche (interprétée comme une “dialectiqueidéaliste”), s’est tellement intéressé au propos de Hegel, et s’est violemmentélevé contre l’attitude de ceux qui traitaient ce dernier “en chien crevé”, lesphilistins, les matérialistes primaires, qui négligeaient complètement l’apport dela rationalité dialectique (c’est-à-dire d’une rationalité fondée sur la recherche demédiations et sur le travail du négatif). Si on peut tirer de Marx “une critique de lavie quotidienne... qui ne mette pas en vis-à-vis l’aliénation actuelle et la promesse d’une société libre,comme l’ombre et la lumière, mais qui mette en rapport ce que les hommes font la semaine et ce qu’ilsfont le dimanche, comme deux régimes de clair-obscur qui s’éclairent l’un l’autre” (selon lestermes utilisés par Frédéric Keck), c’est donc en renonçant à opposerfrontalement Marx à Hegel, mais en essayant de comprendre comment Marx estparvenu à exploiter, de manière incontestablement originale, l’idée d’une ruse dela raison : si Marx n’a pas “suivi” Hegel, il reste qu’il s’est appuyé sur lui, en cesens qu’il a cherché du côté de la négativité et des médiations les conditionsd’une critique objective de la réalité qui lui était contemporaine, marquée par lagrande contradiction du capital et du travail, qui voue l’existence humaine àl’exploitation. Marx n’est jamais si proche de Hegel que lorsqu’il s’en éloigne, nonpas en prenant radicalement distance par rapport à lui, mais en retournantcontre lui les formes de son raisonnement, de manière à en tirer un autre parti :c’est pourquoi on peut être d’accord sur le fait que le mouvement de la coupure(qui sépare le vrai du faux) n’est jamais définitivement accompli, mais esttoujours à refaire et à renégocier sur de nouvelles bases, sans garantie d’aboutirjamais à un résultat définitif.Que signifie alors, comme le fait Frédéric Keck, “proposer la notion de “conversion” pourpenser les effets de cette coupure qui tourne le regard en un certain sens vers la réalité, sans que cetour soit complet et définitif, en sorte qu’il n’apparaît après coup que comme un nouveau détour ”?Tout dépend du sens qu’on assigne à la notion de “détour”. Il est incontestablequ’on ne pense jamais que par détours, et non en suivant la voie royale quiconduirait directement à la vérité : c’est pourquoi le mouvement de la vérité ouvers la vérité ne peut jamais être séparé de celui de l’erreur, ce que Spinozadonne à entendre à travers la formule verum index sui et falsi, qui perd l’essentiel desa signification lorsqu’on la coupe de sa terminaison et falsi . Mais ces détours,s’ils sont réellement, comme l’écrit Frédéric Keck, “de nouveaux détours”, et nonla simple réitération des anciens, ne peuvent jamais être interprétés en termesde retours, effaçant par là tout possibilité d’acquis ou de progrès. S’il en étaitainsi, il n’y aurait pas d’histoire des sciences, c’est-à-dire d’histoire dumouvement qui entrelace erreur et vérité, mais seulement une histoire deserreurs ou des opinions humaines : et alors la chose, comme dit Pascal nevaudrait pas la peine qu’on y consacrât une heure de temps, position radicalequ’il n’a pas lui-même adoptée puisque, jusqu’à la fin de sa vie, il s’est consacréà des travaux scientifiques qui font de lui un mouvement incontournable de

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l’histoire des sciences (Leibniz ne s’y est pas trompé).Concluons (provisoirement) : ce qu’il faut essayer de faire, et c’est très difficile,ce n’est pas de savoir qui, de Pascal, de Hegel ou de Marx a raison ou a le plusraison, mais c’est de comprendre qu’ils ont, pour nous, raison d’une certainemanière ensemble, non parce qu’ils diraient la même chose (en habillant cela detours de style différents, en différentes langues), mais parce que leursdivergences sont parlantes, c’est-à-dire sont des stimulations pour une penséequi a pris connaissance du fait que la vérité, ça ne se découvre ni ne s’invente,mais ça se recherche, avec les moyens du bord, en s’employant à en faire lemeilleur usage possible, une fois déposée l’espérance d’aboutir à des résultatsdéfinitifs qui effaceraient la nécessité de cette recherche.