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« TOURNEZ LES YEUX POUR ADMIRER, VOUS QUI EXERCEZ LE POUVOIR, CELLE QUI EST PEINTE ICI » La fresque du Bon Gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti Patrick Boucheron Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/6 - 60e année pages 1137 à 1199 ISSN 0395-2649 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-annales-2005-6-page-1137.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Boucheron Patrick, « « Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici » » La fresque du Bon Gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/6 60e année, p. 1137-1199. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de l'E.H.E.S.S.. © Editions de l'E.H.E.S.S.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.226.100.35 - 23/12/2012 12h53. © Editions de l'E.H.E.S.S. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 94.226.100.35 - 23/12/2012 12h53. © Editions de l'E.H.E.S.S.

Patrick Boucheron

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« TOURNEZ LES YEUX POUR ADMIRER, VOUS QUI EXERCEZ LEPOUVOIR, CELLE QUI EST PEINTE ICI » La fresque du Bon Gouvernement d'Ambrogio LorenzettiPatrick Boucheron Editions de l'E.H.E.S.S. | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2005/6 - 60e annéepages 1137 à 1199

ISSN 0395-2649

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Boucheron Patrick, « « Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici »  » La

fresque du Bon Gouvernement d'Ambrogio Lorenzetti,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/6 60e année, p. 1137-1199.

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« Tournez les yeux pour admirer,vous qui exercez

le pouvoir, celle qui est peinte ici »

La fresque du Bon Gouvernementd’Ambrogio Lorenzett i

Patrick Boucheron

Parmi les œuvres politiques de la fin du Moyen Age, la fresque dite du « BonGouvernement » peinte par Ambrogio Lorenzetti en 1338-1339 pour décorer lesmurs de la Sala della Pace du Palazzo Pubblico de Sienne, est sans doute celle quifut le plus avidement détaillée. Et ce, dans les deux sens que la langue italiennesépare (particolare et dettaglio), selon la distinction essentielle posée par DanielArasse au seuil de son grand livre d’« histoire rapprochée de la peinture ». De lapeinture siennoise, on a scruté minutieusement le particolare, cette petite partiedu tout supposée en éclairer le sens, et le dettaglio, découpe de la figure qui résultede l’opération mentale de celui qui « détaille » le tableau comme une viande àl’étal1. De fait, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti est à la fois l’objet d’une exégèsequasiment ininterrompue depuis le XIXe siècle au moins – et dont on verra qu’elles’arrête souvent sur l’interprétation de quelques figures particulières – et un réser-voir inépuisable pour les « détaillants » en quête d’illustrations : combien de cou-vertures de livres s’ornent d’un détail de la fresque du Bon Gouvernement, illustranttous les sujets, des plus abstraits (la tyrannie ou le civisme) au plus concret (l’éco-nomie agraire) ?

Sans doute est-il impossible, devant cette profusion d’« objets dérivés », deprétendre voir à neuf l’œuvre de Lorenzetti : entre elle et nous s’interposent néces-sairement l’indigeste feuilleté des interprétations, des interpolations et un fouillisde détails qui disloque la représentation. On peut le déplorer, ou considérer au

1 - DANIEL ARASSE, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion,1992, p. 11.

Annales HSS, novembre-décembre 2005, n°6, pp. 1137-1199.

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contraire que l’extraordinaire profusion de lectures que l’œuvre a suscitée est, ensoi, objet d’histoire – une histoire qui n’est pas seulement au second degré (lesreprésentations d’une représentation), mais renvoie à la puissance figurative del’œuvre elle-même, dans sa capacité fondamentale à précipiter du discours. Onverra que cette double nature – allégorique et réaliste – de la fresque de Sienneest à la fois essentielle au fonctionnement pictural de l’œuvre et porteuse d’unfâcheux strabisme historiographique, entre ceux qui ne veulent y voir qu’unmessage politique univoque et ceux qui déchiffrent un à un ses effets de réel.

Tout ceci, pourtant, ne doit pas nous faire perdre de vue l’essentiel : l’extra-ordinaire actualité de la fresque, c’est-à-dire sa capacité continue d’actualisation,le fait qu’au-delà même de son contexte de production, elle demeure captivante,troublante, poignante. On pourrait en dire ce qu’Italo Calvino écrivait des clas-siques : un texte classique se reconnaît au fait qu’on ne peut jamais le lire, maistoujours le relire, même si c’est la première fois, tant il s’est imposé dans les replisde la mémoire ; mais, à l’inverse, toute relecture est une découverte, puisqu’unclassique n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire2. Dans les années 1330, à Sienne,le spectre de la tyrannie rôde et menace la république. Lorenzetti en fait une« rumeur de fond » qui embrume sa fresque : elle persiste aujourd’hui.

Au début de l’année 2003, la parution d’un petit livre de Quentin Skinner,L’artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement3, fut accom-pagnée de la rumeur de son importance. La personnalité de son auteur, mais aussil’ombre portée de Pierre Bourdieu – qui avait voulu et soutenu cette parution donton devinait qu’elle entretenait quelque familiarité avec sa démarche critique –,conféraient à l’œuvre siennoise une actualité seconde. L’étude que l’on va lire neprend pas seulement prétexte, ou occasion, de la traduction du livre de Skinnerpour proposer une nouvelle lecture de la fresque de Lorenzetti : les interprétationset, plus encore que les interprétations, la méthode herméneutique de Skinnersoulèvent des problèmes généraux suffisamment importants dans le champ intel-lectuel en général pour mériter une discussion approfondie. Mais elles s’inscriventégalement dans un paysage historiographique complexe et foisonnant qu’il convientde reconstituer patiemment. C’est pourquoi il est sans doute indispensable d’éta-blir le status quæstionis à partir d’une approche pragmatique de l’œuvre, envisagéedans ces différentes échelles de contextualisation : qui commande, à qui, où etpourquoi ? Ce qui permettra, dans un deuxième temps, d’évaluer plus équitable-ment la portée des analyses de Skinner ; il restera ensuite – dans un troisièmetemps – à suggérer quelques pistes de réflexion quant au fonctionnement propre-ment pictural d’une œuvre dont le message politique n’est peut-être pas toujoursà chercher où on le croit.

2 - « Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pourautant prétendre éteindre cette rumeur. Est classique ce qui persiste comme rumeurde fond, là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître » (ITALO

CALVINO, « Pourquoi lire les classiques », in ID., Défis aux labyrinthes. Textes et lecturescritiques, Paris, Le Seuil, 2003, vol. 2, pp. 125-131, ici p. 130).3 - Paris, Raisons d’agir, 2003.1 1 3 8

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Une approche pragmatique

Le contexte de la commande

Œuvre politique, la fresque d’Ambrogio Lorenzetti s’inscrit d’abord dans le contextede sa commande. En février 1338, lorsque le peintre reçoit son premier versementpour prix de son travail dans le Palais public, Sienne vit, depuis plus de cinquanteans, sous le gouvernement des Neuf (1287-1355). Élus pour deux mois à l’issued’une procédure complexe destinée à empêcher l’enracinement oligarchique, lesNove forment l’exécutif du gouvernement communal, qui porte bien haut les valeursguelfes et populaires4. Ils sont, dans les actes de la pratique, désignés sous l’appel-lation Governatori e difenditori del Comune e del Popolo. Entendons par là qu’ils défen-dent l’équilibre politique d’un régime de compromis dont l’assise sociale est élargieà l’ensemble du popolo. Gouvernement des marchands sans doute, stabilité dela classe dirigeante certainement ; mais l’analyse prosopographique menée parWilliam Bowsky sur les quelque cinq cents noveschi identifiables démontre sansambiguïté qu’il s’agit encore d’un groupe socialement ouvert5. Sa compositionsociale n’est finalement pas si éloignée de ce que préconisent les statuts urbainsde 1319-1320 lorsqu’ils affirment que les Neuf doivent être choisis « de’ merca-tanti de la città di Siena o vero de la mezza gente » (parmi les marchands de la citéde Sienne ou du moins parmi les « gens moyens »). Autrement dit, l’idéal du biencommun n’est pas, dans la Sienne du gouvernement des Neuf, un slogan vide desens ; il correspond à une certaine expérience politique dont la longévité paraîtexceptionnelle aux contemporains, dans une Italie ébranlée par la marche à laseigneurie6.

Car cette stabilité politique est tout sauf acquise. Coup de force desPiccolomini en 1292, conjuration gibeline en 1311, guerre civile en 1318, conspi-ration des Tolomei en 1325 : la tension sociale est permanente et le spectre dela tyrannie rôde autour de Sienne7. Des villes toscanes tombent aux mains des

4 - WILLIAM BOWSKY, A Medieval Italian commune: Sienna under the Nine, 1287-1355,Berkeley, University of California Press, 1981.5 - Pour une mise en perspective de cette (relative) exceptionnalité siennoise dans uneItalie communale et seigneuriale en proie à un mouvement d’oligarchisation de sesélites dirigeantes, voir GIAN MARIA VARANINI, « Aristocrazie e poteri nell’Italia centro-settentrionale dalla crisi comunale alle guerre d’Italia », in R. BORDONE, G. CASTELNUOVO

et G. M. VARANINI, Le aristocrazie dai signori rurali al patriziato, Rome-Bari, Laterza,2004, pp. 121-193, ici pp. 135-136.6 - MARIO ASCHERI, « La Siena del Buon Governo (1287-1355) », in S. ADORNI BRACCESI

et M. ASCHERI (dir.), Politica e cultura nelle repubbliche italiane dal Medioevo all’età moderna:Firenze, Genova, Lucca, Siena e Venezia. Atti del Convegno Siena 1997, Rome, Istituto storicoitaliano per l’Età moderna e contemporanea, 2001, pp. 87-107.7 - Le governo largo de la Commune siennoise était alors fissuré par des luttes politiquesinternes, sous la pression de cet « écart croissant [qui] se produit entre le mouvementcontinuel d’expansion économique et sociale et les tendances à la concentration desrichesses et au raidissement des couches dirigeantes des villes » (PAOLO CAMMAROSANO, 1 1 3 9

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seigneurs : Orvieto, San Gimignano, Grosseto. Florence même, qui se donne au ducde Calabre Charles d’Anjou à la Noël 1325, ne semble pas épargnée. « Gouverner etdéfendre la Commune et le Popolo » est, pour les Neuf, un combat. Et ce combatse joue aussi, se joue surtout, sur le terrain culturel. Voilà pourquoi les années1320-1330 se caractérisent par une intense activité de communication politiqueque Paolo Cammarosano a replacée dans une chronologie d’ensemble8. Il distinguetrois périodes dans l’élaboration du message politique de la Commune de Sienne.La première – de la fin du XIIe siècle aux années 1240 – correspond au contextede la commune consulaire gibeline. Le message y est essentiellement de célébra-tion ; il s’agit alors de créer l’illusion de l’unanimité. Entre 1240 et 1280, la difficilemise en place du régime du Popolo ne permet pas le développement d’une propa-gande bien définie. Le pouvoir communal (que l’on appelle alors « gouvernementdes Vingt-quatre ») tente un compromis social entre noblesse et popolo. La rupturede ce compromis en 1277 oblige le gouvernement des Neuf à convaincre lepeuple de sa légitimité. Commence alors une longue phase au cours de laquellela commune siennoise investit toutes ses forces dans une campagne active decommunication politique, dont l’aménagement du centre civique (dégagementmonumental du Campo, refondation du Duomo, construction et décoration duPalazzo Pubblico) n’est qu’une des modalités.

Le meilleur exemple de cette ambition réside sans doute dans la traductionen langue vulgaire des statuts urbains de la ville en 1309-1310. Que lit-on dans lepréambule ? « Que ledit statut doit être déposé à la Biccherna et y rester attaché,pour que les pauvres et les autres personnes ignorant le latin et tous ceux qui leveulent puissent le consulter et le recopier s’ils le désirent. » Et, plus loin, larubrique 134 de ce même statut précise qu’il doit être « écrit en langue vulgaire,en bonnes grosses lettres, bien lisibles et bien formées, sur du bon parchemin »9.

« Élites sociales et institutions politiques des villes libres en Italie de la fin du XIIe audébut du XIVe siècle », Les élites urbaines au Moyen Age. Actes du XXIVe Congrès de la SHMES(Rome, 1996), Paris-Rome, Publications de la Sorbonne/École française de Rome, 1997,pp. 193-200, ici p. 199). Toutefois, le grand mouvement d’exclusion politique qui agiteles communes italiennes dans le dernier tiers du XIIIe siècle laisse Sienne relativementépargnée. Voir, sur ce point, les travaux novateurs de GIULIANO MILANI, L’esclusione dalcomune. Conflitti e bandi politici a Bologna e in altre città italiane tra XII e XIV secolo, Rome,Istituto storico italiano per il Medio Evo, 2003, p. 172 sqq., ainsi que sa synthèse récenteLe comuni italiani, Rome-Bari, Laterza, 2005.8 - PAOLO CAMMAROSANO, « Il comune di Siena dalla solidarietà imperiale al guelfismo:Celebrazione e propaganda », in ID. (éd.), Le forme della propaganda politica nel due e neltrecento, Rome, École française de Rome, 1994, pp. 455-467.9 - Il Costituto del Comune di Siena volgarizzato l’anno MCCCIX-MCCCX, éd. par AlessandroLisini, Sienne, Lazzeri, 1903, pp. 1 et 126-127. Pour la traduction de ces passages et leurcommentaire, voir LAURA NERI, « Culture et politique à Sienne au début du XIVe siècle :le Statut en langue vulgaire de 1309-1310 », Médiévales, 22-23, 1992, pp. 207-221, icip. 207. Voir également la récente édition critique de Il Costituto del Comune di Sienavolgarizzato nel 1309-1310, éd. par Mahmoud Salem Elsheik, Sienne, Fondazione Montedel Paschi di Siena, 2002. Sur le niveau d’alphabétisation de la population siennoise etla politique communale en faveur des petites écoles, voir la synthèse récente de DUCCIO

BALESTRACCI, Cilastro che sapeva leggere. Alfabetizzazione e istruzione nelle campagne toscanealla fine del Medioevo (XIV-XVI secolo), Ospedaletto, Pacini Editore, 2004.1 1 4 0

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On ne saurait mieux dire cet idéal, profondément républicain, qui consiste à exalterla lisibilité de la norme et à mettre en scène sa disponibilité sociale10. Les nouveauxstatuts de 1337, qui resteront en vigueur jusqu’au milieu du XVIe siècle, sont égale-ment traduits en langue vulgaire par le notaire ser Mino di Feo, précisément aumoment où Ambrogio Lorenzetti peint sa fresque dans le palais communal11. Celapermet à Bram Kempers d’affirmer, sans doute de manière un peu abrupte, quela fresque du Bon Gouvernement « traduit les statuts de la cité [...] sous une formepicturalement suggestive »12. Retenons en tout cas que la peinture de la Sala dellaPace s’inscrit dans un contexte culturel très nettement caractérisé par une exigencede diffusion au plus grand nombre d’un message politique d’autojustification. Onsait bien aujourd’hui que toute communication politique ne ressortit pas nécessai-rement à la catégorie de la propagande, les gouvernements n’ayant pas les mêmesintérêts à produire leur légitimation ni à élargir le cercle des destinataires de leursmessages. Raison de plus pour souligner le fait que, dans les années 1320-1340et pour des raisons politiques que l’on peut reconstituer précisément, le régimesiennois des Neuf était bien engagé dans une politique consciente et coordonnéede propagande, entendue comme moyen de propager la foi des citoyens dans lesvertus d’un régime politique qui se savait menacé.

Aussi raffiné qu’il pût être dans le détail, ce message politique se ramenaità quelques effets massifs de sens : dans la république rêvée des Neuf convergent

10 - Précisons : cet idéal peut être dit « républicain » dans le contexte de l’Italie commu-nale des années 1330, travaillée par des aspirations contradictoires entre des regime dipopolo attachés à la défense des valeurs civiques, d’une part, et la tentation seigneurialed’autre part. Mais il peut également jouer dans d’autres systèmes politiques, commel’atteste par exemple un extrait de la première Vita du pape Clément VI (1342-1352)relatif au programme de peinture mis en œuvre dans le palais des Papes d’Avignon (etcoordonnés par un peintre, Matteo Giovannetti, qui eut très certainement des liensavec les frères Lorenzetti : voir ENRICO CASTELNUOVO, Un peintre à la cour d’Avignon.Matteo Giovannetti et la peinture en Provence au milieu du XIV e siècle, Paris, Montfort, [1962]1996, p. 91 sqq.). Le pape souhaitait alors que « sous chacune de ces images ou figures[...] fussent écrites leurs paroles ou leurs écrits au sujet des choses susdites ou d’autresdu même genre, en lettres grosses et lisibles, en désignant les livres et les chapitres quiles contenaient en lettres rouges. Et toutes ces choses ne devaient pas peu profiter à ceuxqui les verraient ou les liraient [...] » (ÉTIENNE BALUZE, Vitae paparum Avenionensium, éd.par Guillaume Mollat, 4 vol., Paris, Letouzey & Ané, 1914, vol. 1, p. 258, cité, traduitet commenté dans ÉTIENNE ANHEIM, La forge de Babylone. Pouvoir pontifical et culturede cour sous le règne de Clément VI (1342-1352), Thèse de Doctorat d’histoire, Paris,École pratique des hautes études, 2004, p. 542.11 - Ce volgarizzamento est aujourd’hui perdu.12 - BRAM KEMPERS, Peinture, pouvoir et mécénat. L’essor de l’artiste professionnel dans l’Italiede la Renaissance, Paris, Gérard Montfort, 1987, pp. 130-146, ici p. 146. Le jugement estsans doute schématique, comme lorsqu’il affirme : « La clarté et l’ordre avant touteschoses – c’était ce que déclaraient les statuts et c’est avec cette idée en tête qu’on aconçu les fresques et qu’on les a garnies d’inscriptions » (p. 144). Voir aussi ID., « Gesetzund Kunst, Ambrogio Lorenzettis Fresken im Palazzo Pubblico in Siena », in H. BELTING

et D. BLUME (éd.), Malerei und Stadtkultur in der Dantezeit, Munich, Hirmer Verlag, 1989,pp. 71-84. 1 1 4 1

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un idéal de la transparence de la norme et un discours de gloire faisant de Siennela seconde Rome. Dressant une statue d’Aristote devant le Dôme, nourrissant lalégende de la fondation de la ville par les fils de Rémus, Senius et Aschinus (peintsà fresque par Lorenzetti dans la Sala della Pace), évoquant en tête de leurs statutsde 1337 la constitution Deo auctore de Justinien13, les Siennois sont donc engagésdans une sorte de fuite en avant idéologique. Cité prospère et bientôt assoupie,Sienne ne vit certes plus les heures glorieuses de son dynamisme commercial etbancaire – et l’on doit également prendre en compte les effets de cette désynchro-nisation entre la puissance économique et l’élan culturel, le second venant compenserl’essoufflement de la première14. L’expression la plus célèbre de ce que MarioAscheri n’hésite pas à appeler la « mégalomanie siennoise » est sans aucun doutele chantier du Dôme, jamais achevé, mais qui aurait dû être la plus grande églisede la chrétienté – pour ne rien dire du projet, tout aussi fou, de concurrencerl’université de Bologne par la création en 1321 du nouveau studium15. Il reste quele lieu cardinal de cette ambition politique paradoxale, qui exprime par des moyensque l’on peut juger démesurés un idéal normé de la justice et de la mesure, estbien la place du Campo, dont les Neuf ordonnèrent le pavement, ainsi que laconstruction de la tour dite aujourd’hui « Torre del Mangia » à partir de 1338, quidomine de ses 88 mètres les plus hauts campaniles toscans16. Et de cette ambition,

13 - MARIO ASCHERI, « Legislazione, statuti e sovranità », in Antica legislazione della Repub-blica di Siena, éd. par Mario Ascheri, Sienne, Il Leccio, 1993, p. 18. Voir aussi MARIO

ASCHERI et RODOLFO FUNARI, « Il proemio dello Stato comunale del “Buon Governo”(1337-1339) », Bolletino Senese di storia patria, XCVI, 1989, pp. 350-364.14 - Il convient de signaler ici que le cas siennois a inspiré les premiers essais, que l’onpeut juger naïfs aujourd’hui mais qui n’en étaient pas moins profondément innovants,de contextualisation économique de l’activité artistique, tant du point de vue de lapeinture (MILLARD MEISS, Painting in Florence and Siena after the Black Death: The arts,religion, and society in the mid-fourteenth century, Princeton, Princeton University Press,1978) que du point de vue de l’architecture monumentale, la cathédrale de Sienneétant pour Robert Sabatino Lopez le modèle de la « pétrification des richesses » etdu « drainage organisé de capitaux et de main-d’œuvre à des fins économiquementimproductives » (ROBERT SABATINO LOPEZ, « Économie et architecture médiévales.Cela aurait-il tué ceci ? », Annales ESC, 7-4, 1952, pp. 433-438). Pour un état récent dela recherche sur ce point, voir, sur la question de l’économie de la cathédrale, LUCIO

RICCETTI, « Le mani sull’Opera. Vescovo, Capitolo e Comune, tra devozione civica,finanziamento e gestione del patrimonio dell’Opera del Duomo di Orvieto fino al 1421 »,Nuova rivista storica, LXXXVI-1, 2002, pp. 49-110, ici pp. 50-53 et, d’une manièregénérale, sur les conjonctures économiques de la consommation artistique, RICHARD

A. GOLDTHWAITE, Wealth and the demand for art in Italy, 1300-1600, Baltimore-Londres,The Johns Hopkins University Press, 1993, ainsi que les différentes contributionsrassemblées dans Economia e arte, secc XIII-XVIII. Atti della XXXIIIa Settimana di Studi,Florence, Istituto internazionale di storia economica Francesco Datini, Prato, 2002.15 - PAOLO NARDI, L’insegnamento superiore a Siena nei secoli XI-XIV. Tentativi e realizzazionidalle origini alla fondazione dello Studio generale, Milan, Giuffrè, 1996, p. 113.16 - Sur l’espace urbain de Sienne, voir ODILE REDON, L’espace d’une cité. Sienne et lepays siennois (XIII e-XIV e siècles), Rome, École française de Rome, 1994 ; MARIO ASCHERI,Lo spazio storico di Siena, Rome, Silvana, 2001.1 1 4 2

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Ambrogio Lorenzetti n’est pas seulement l’exécutant ou l’interprète : il en incarneà la fois les aspirations et les contradictions.

Ambrogio Lorenzetti, doctus pictor

Ambrosius Laurentii de senis hic pinxit utrinque : l’inscription court, en belles lettresgothiques, dans la partie inférieure gauche du mur nord où sont les figures allégo-riques du bon gouvernement, et, plus précisément, sous les pieds des vingt-quatreconseillers qui vont, en cortège, porter la corde que leur tend la figure assise de laConcordia jusqu’au grand personnage trônant en majesté au centre de la composi-tion. Ambrogio Lorenzetti, de Sienne, a peint ceci, « des deux côtés » : nous auronsà revenir sur cette précision, insistant sur la latéralisation de l’œuvre. Notons seule-ment pour l’instant la solennité de la signature, et le fait qu’elle soit rehaussée parl’usage de la langue latine. Or, dans l’économie textuelle d’une œuvre peinte quijoue de la diglossie propre à la culture médiévale, le latin est réservé aux seulesinscriptions qui nomment les vertus et disent le nom de l’artiste ; les inscriptionsen vers dans les cartouches commentant les allégories étant, quant à elles, rédi-gées en langue vernaculaire17. Daniel Russo a sans doute raison lorsqu’il proposed’intégrer cette marque d’attribution à la longue tradition des inscriptions quimettent « sous le regard de Dieu l’œuvre accomplie et l’humble rappel de l’exé-cutant » tout en rappelant que « s’il y a une signature dans l’œuvre [de Lorenzetti],répétée avec constance, c’est celle du chiffre neuf, qui renvoie par l’intermédiairedu peintre aux Neuf magistrats qui ont commandité et payé le décor entier18 ». Iln’empêche : si l’on doit effectivement prendre garde à ne pas surestimer ici laportée de la signature de l’artiste, dont l’auctoritas est moindre que celle descommanditaires de l’œuvre, il est difficile de ne pas y voir une revendicationd’auctor, moins sous l’œil de Dieu (qui n’est guère écrasant ici) qu’au regard deshommes et de la postérité, quitte, bien entendu, à inscrire cette revendication dansles formes anciennes et vénérables de l’inscription monumentale.

Le peintre qui signe son œuvre en latin incarne en effet, pour la postérité,le modèle de l’artiste-philosophe. Cent ans après l’achèvement de la fresque sien-noise, Lorenzo Ghiberti le décrit dans ses Commentaires comme « famosissimo esingularissimo maestro », « nobilissimo componitore », « huomo di grande ingegno ».Ambrogio est un dessinateur hors pair, « beaucoup plus doué que les autres »,habile compositeur. Lorsqu’il écrit ces lignes, Lorenzo Ghiberti vient d’acheverles portes du Paradis du baptistère de Florence (1425), composition majeure de laRenaissance italienne qui tente d’adapter à la sculpture du bronze les recherches

17 - A une exception près, celle du premier verset du Livre de la Sagesse : « Diligiteiustitiam qui iudicatis terram » (Aimez la justice, vous qui jugez la terre).18 - DANIEL RUSSO, « Le nom de l’artiste, entre appartenance au groupe et écriturepersonnelle », in D. IOGNA-PRAT et B. BEDOS-REZAK, L’individu au Moyen Age. Individua-tion et individualisation avant la modernité, Paris, Aubier, 2005, pp. 235-246, ici pp. 237et 239. 1 1 4 3

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des peintres touchant à la narrativité des scènes représentées. De ce point de vue,Ambrogio Lorenzetti apparaît à Ghiberti comme un modèle. Mais son ingegno n’estpas seulement un art d’exécution : « Fu nobilissimo disegnatore, fu molto peritonella teorica di detta arte19 ». Voici l’essentiel : si l’œuvre d’Ambrogio Lorenzettiest étudiée et admirée au Quattrocento pour l’habileté de sa construction perspec-tive, elle est bien considérée comme une peinture savante, et son auteur commel’un de ces précurseurs qui ont hissé la condition de peintre du niveau des artsmécaniques, auquel la tradition la confinait, à celui d’un art libéral, qu’ils côtoyaientpar leurs pratiques de la mathématisation de l’espace20. Décisif est, de ce point devue, l’usage du terme teorica sous la plume de Lorenzo Ghiberti : c’est en devenantthéoricien de son art que le peintre accède à la dignité de l’intellectuel. Tel estbien le sens des Commentarii de Ghiberti, premier traité théorique rédigé par unpeintre. Or, comme l’a remarqué Richard Krautheimer, Ghiberti n’utilise le termequ’avec parcimonie : seuls les Anciens, Lorenzetti et lui-même peuvent être dits« perito nella teorica detta arte », experts dans la théorie de cet art21.

On retrouve un jugement comparable chez Giorgio Vasari qui, cent ansencore après Ghiberti, peint toujours Ambrogio Lorenzetti sous les traits del’artiste-gentilhomme. « C’était un maître excellent en peinture ; mais il s’étaitadonné aux lettres dans sa jeunesse [...] ; il fréquenta toujours des gens cultivés etdes hommes de valeur. Sa grande réputation le fit participer utilement aux affairespubliques de la cité. Les mœurs d’Ambrogio furent en tout point dignes d’éloges,mœurs de gentilhomme et de philosophe plutôt que d’artiste22. » Là encore, il estaisé de reconnaître dans ces lignes la projection d’un idéal social propre à Vasariet à son temps. Mais pour ce faire, l’auteur des Vite ne travaille pas à partir de rien ;il recompose des bribes de souvenirs accumulés formant, dans la seconde moitiédu XVIe siècle, l’horizon disponible de la mémoire d’Ambrogio Lorenzetti. « Adonnéaux lettres dans sa jeunesse », le peintre siennois le fut sans conteste, puisque àla fin de sa vie, le 9 juin 1348, il rédige lui-même, et de sa propre main, sontestament (« scritto su una carta di pecora per volgaro, scritto per mano di maestroAmbruogio », précise le document23), tandis que la Mort Noire qui va bientôtl’emporter fait déjà de tels ravages dans la ville de Sienne qu’on ne trouve plus,dit le texte, un seul notaire pour prendre sous la dictée les dernières volontés desmourants. Un compte de la fabrique du Duomo enregistre, en 1335, le paiementpar la Commune d’un maître de grammaire pour traduire un texte hagiographiquelatin qui doit servir de source d’inspiration aux Storie di San Savino peintes par

19 - LORENZO GHIBERTI, I commentarii, éd. par Lorenzo Bartoli, Florence, Giunti, 1998,Livre II, III, 1, pp. 87-89.20 - Sur la complexité de l’usage de la perspective par Ambrogio Lorenzetti, voir DANIEL

ARASSE, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999, pp. 59-92.21 - RICHARD KRAUTHEIMER, Lorenzo Ghiberti, Princeton, Princeton University Press,[1956] 1982, p. 220.22 - GIORGIO VASARI, Le vite de’ più eccelenti pittori, scultori e architettori, éd. par RosannaBettarini et Paola Barocchi, Florence, Sansoni, 1967, vol. 2, pp. 181-182.23 - VALERIE WAINWRIGHT, « The will of Ambrogio Lorenzetti », The Burlington maga-zine, 117, 1975, pp. 543-544.1 1 4 4

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Pietro Lorenzetti24. Contrairement à son frère aîné, Ambrogio n’a pas besoin deces médiateurs culturels puisqu’il a directement accès à la culture écrite – en latinet en vulgaire.

De là à reconstituer la part qui pourrait être la sienne dans l’élaboration (oul’interprétation) du programme iconographique de la salle de la Paix, il y a unpas que l’état de la documentation empêche absolument d’accomplir. Précisonsseulement que le nom d’Ambrogio Lorenzetti apparaît dans les registres de comptecomme celui d’un exécutant. Des paiements échelonnés, du 26 février 1338 au29 mai 1339, selon le modèle traditionnel de la rétribution artisanale à la tâche,nous permettent seulement de reconstituer un prix global relativement modestede cent treize florins25. Il faut donc supposer l’intervention d’autres acteurs, neserait-ce que pour rédiger les inscriptions en langue vulgaire de la fresque qu’aucunhistorien de l’art ne se risque à attribuer à Lorenzetti, se contentant de formulerdes hypothèses qui ont toutes en commun de puiser dans le milieu des lettrés etpoètes siennois, souvent d’origine notariale, et qui se trouve profondément renou-velé et enrichi par la migratio du studium de Bologne en 1322. La dernière hypothèseen date, due à Maria Monica Donato, propose le nom du poète siennois Bindo diCione del Frate dont la chanson politique Cosı nel mio parlar aurait une métriquedantesque qui ne serait pas sans évoquer les soixante-deux vers de la salle de laPaix26. Mais peu importe ici : retenons pour l’instant l’existence très probable(quoique non documentée) d’un ou plusieurs intermédiaires culturels faisant le lienentre la volonté politique des commanditaires et l’expression picturale d’AmbrogioLorenzetti, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’imaginer un concepteur tout-puissant élaborant la totalité du programme iconographique. Car – et c’est laseconde leçon qui ressort, à mon sens, de la documentation et de ses lacunes –Ambrogio Lorenzetti, peintre lettré, avait les moyens culturels d’interpréter le

24 - Documenti per la storia dell’arte senese, éd. par Gaetano Milanesi, Sienne, Torrini,1854, vol. 1, p. 19, et cité par ENRICO CASTELNUOVO, « Famosissimo et singularissimomaestro », in ID. (éd.), Ambrogio Lorenzetti. Il Buon Governo, Milan, Electa, 1995, pp. 9-22,ici p. 19.25 - Documents publiés dans HAYDEN MAGGINIS, « Chiarimenti documentari. SimoneMartini, i Memmi e Ambrogio Lorenzetti », Rivista d’arte, série 4, LI, 1989, pp. 3-23.Les paiements s’échelonnent comme suit : cinq versements (26 février, 2 avril-5 mai,30 juin, 24 septembre, 9 décembre [1338]) de 31 lires (10 florins) chacun, en moyenne,pour le compte des Neuf, un autre versement (19 lires, 1 sou et 6 deniers, soit 6 florins)« per parte del suo salaro » le 19 février 1339 et le solde versé le 29 mai 1339 (173 lires,14 sous et 2 deniers, soit 55 florins), la mention du paiement enregistré dans le registrede la Biccherna étant de ce point de vue très claire : « Per le dipinture que aveva fattenel Palazzo di Signori Nove, per risiduo del suo salaro. »26 - MARIA MONICA DONATO, « Dal “Comune rubato” di Giotto al “Comune sovrano”di Ambrogio Lorenzetti (con una proposta per la “canzone” del Buon Governo) », inA. CARLO QUINTAVALLE (dir.), Medioevo: Immagine e racconti. Atti del convegno inter-nazionale di studi (Parma, 2002), Milan (sous presse). Nous n’avons pu consulter cetarticle à paraître, mais ses conclusions sont annoncées dans ID., « “Quando i contrarison posti da presso [...]”. Breve itinerario intorno al Buon Governo, tra Siena e Firenze »,in G. PAVANELLO (éd.), Il Buono e il Cattivo Governo. Rapprensentazioni nelle arti dalMedioevo al Novecento, Venise, Marsilio, 2004, pp. 21-43. 1 1 4 5

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programme iconographique qui lui était soumis, quel qu’ait pu être son degréd’élaboration, et de l’adapter plus ou moins librement (la « liberté » créatrice appa-raissant ici clairement contrainte par l’inégalité de répartition du capital culturel,ne serait-ce qu’entre Ambrogio Lorenzetti et son frère).

De la capacité de jugement politique du peintre, on ne saurait dire plus,sinon en notant que la remarque de Vasari (« sa grande réputation le fit participerutilement aux affaires publiques de la cité ») est confirmée par les sources, puisque,on le sait, Ambrogio Lorenzetti fut élu en 1347 au Consiglio dei Paciari (l’undes organes de l’administration communale) et qu’il y prononça un discours le2 novembre, défendant une proposition visant à renforcer l’autorité du capitainedu Peuple. La minute notariale enregistre la prise de parole de Magister AmbrosiusLaurentii et « précise » seulement qu’il fait bénéficier l’assemblée de « sua sapientiaverba » [sic]27. Une prise de parole en faveur des institutions populaires de la villejugée éloquente par le notaire qui enregistre les délibérations : les indices sontténus, mais convergents.

Quant à la « grande réputation » de Lorenzetti (celle d’être « un maître excel-lent en peinture ») qui constitue la troisième branche de laurier que tresse Vasaripour couronner d’éloges son prédécesseur, il suffit pour l’attester d’évoquer la listedatée de ses œuvres – et, de ce point de vue, la parution récente d’un ouvrage desynthèse offrant, pour la première fois, un panorama complet de toute l’œuvrepeint attribuée aux frères Lorenzetti constitue un progrès considérable28. Lafresque du Palazzo Pubblico se situe au faîte d’une carrière picturale qui duratrente ans, de 1319 (date de la première Madone attestée : la Vierge à l’Enfantde Vico l’Abate, aujourd’hui conservée au Museo di Arte Sacra de San CascianoVal di Pesa) à sa mort en 1348. Après quelques commandes à Florence, cettecarrière est, depuis 1335, exclusivement siennoise et – seconde caractéristiquemajeure – de plus en plus dépendante de la commande publique. Si l’on metde côté son abondante production de madones, pourtant déterminante dans laconstruction de sa renommée de peintre savant et l’élaboration de son art subtilde la mise en espace, Lorenzetti doit surtout sa gloire de peintre « politique » àses grands cycles narratifs peints à fresque. En 1335, il peint avec son frère Pietroles fresques (aujourd’hui disparues) de l’hôpital Santa Maria della Scala. C’estune première étape dans l’accès à la commande publique, puisque la fabrique del’Ospedale Maggiore de Sienne est, depuis 1309, investie par l’administrationcommunale29. On pourrait en dire autant de la grande église San Francescoqu’Ambrogio décore de ses « Storie di santi e martiri francescani » en 1336-1337.

27 - Archivio di Stato di Siena, Concistoro, 2 [1347] : document signalé (mais sans indica-tion de sources) par GEORGE ROWLEY, Ambrogio Lorenzetti, Princeton, Princeton Univer-sity Press, 1958, p. 132, et cité dans RANDOLPH STARN et LOREN PARTRIDGE, Art ofpower. Three halls of state in Italy, 1300-1600, Berkeley, University of California Press,1992, pp. 33 et 318, n. 83.28 - CHIARA FRUGONI (dir.), Pietro e Ambrogio Lorenzetti, Florence, Le Lettere, 2004.29 - Suivant en cela un mouvement politique global de municipalisation des fabriquesqui vaut pour les hôpitaux comme pour certaines cathédrales, et dont j’ai tenté unesynthèse dans PATRICK BOUCHERON, « A qui appartient la cathédrale ? La fabrique et1 1 4 6

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A partir de cette date, il occupe l’espace laissé vacant par le départ de SimoneMartini à Avignon, et peut accéder plus directement au cœur de l’État communalen prenant en charge des programmes iconographiques liés à l’édilité civile.D’après le chroniqueur Agnolo di Tura del Grasso, il exécute en 1337 des fresquesde « Storie romane » sur le mur extérieur du palais communal, non loin desprisons30. Puis vient la commande de la salle de la Paix à l’intérieur cette fois-cidu palais communal – palais que, d’une certaine manière, il ne quitte plus jusqu’àsa mort en 1348. Ambrogio Lorenzetti reçoit en 1340 une commande publiquepour décorer la loggia du Palais d’une Madona in maestà con le quattro virtù cardinali,et peint en 1345 une mappemonde que Ghiberti décrit comme « une cosmo-graphie, représentant l’ensemble de la terre habitée » – œuvre aujourd’hui perdue,mais qui donne toujours son nom à l’une des salles du Palazzo Pubblico31. Viergesen majesté, mais aussi, comme on va le voir, représentation réaliste de châteauxet de villages fortifiés dans la même salle de la Mappemonde – sans parler de sesbiccherne, tablettes de bois peintes servant de couverture aux registres de l’adminis-tration financière et dont la série, continue depuis 1258, constitue l’une des grandesexpressions siennoises du rapport entre l’art et l’administration32 : Lorenzetti s’ins-crit tout entier dans la tradition de l’art civique à Sienne. Et c’est aussi pour lePalais public que frère Francesco de San Galgano, camerlingue de l’administrationde la gabelle, lui commande l’Annonciation de 1344, aujourd’hui conservée à laPinacothèque de Sienne, et dont la subtile construction fondée sur une perspectiveà un seul point de fuite est encore étudiée et admirée au Quattrocento. Si l’onpeut, sans risque d’erreur, qualifier Ambrogio Lorenzetti de « peintre de confiancedes Neuf33 », il est aussi sans conteste un artiste savant, et ces deux vertus – fidélitépolitique et compétence culturelle – confluent dans cette notion d’art civique dontla tradition historiographique a fait de la fresque dite du « Bon Gouvernement »l’emblème et l’horizon indépassable.

Le palais communal, comme lieu d’images

La décoration de la Sala dei Nove du Palais public de Sienne s’inscrit dans unprogramme d’ensemble dont on peut dater les premières réalisations de l’année

la cité dans l’Italie médiévale », in P. BOUCHERON et J. CHIFFOLEAU (dir.), Religion etsociété urbaine au Moyen Age. Études offertes à Jean-Louis Biget par ses élèves, Paris, Publica-tions de la Sorbonne, 2000, pp. 95-117.30 - AGNOLO DI TURA DEL GRASSO, Cronache senesi, éd. par Alessandro Lisini et FabioIacometti, Rerum Italicarum Scriptores, n. s., XV, Bologne, Zanichelli, 1931-1939,« Partie 6 », pp. 253-564, ici p. 518.31 - EDNA CARTER-SOUTHARD, The frescoes in Siena’s Palazzo Pubblico, 1289-1539. Studies inimagery and relations to other communal palaces in Tuscany, New York, Garland, 1979, p. 314 sqq.32 - Voir, sur ce point, ALESSANDRO TOMEI (dir.), Le biccherne di Siena: Arte e finanzaall’alba dell’economia moderna, Rome, Retablo, 2002.33 - MARIA MONICA DONATO, « Il pittore del Buon Governo: Le opere “politiche” diAmbrogio in Palazzo Pubblico », in C. FRUGONI (dir.), Pietro e Ambrogio Lorenzetti, op. cit.,pp. 201-255, ici p. 209. 1 1 4 7

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131034. Les principaux services administratifs de l’État communal (et notammentles officiers de la Biccherna et de la gabelle, chargés de la gestion fiscale) étaientdéjà installés au rez-de-chaussée d’un palais civique dont la construction acommencé dans les années 1290. Entre 1304 et 1310, avait été construit l’étagesupérieur du bâtiment central, en même temps que la salle dite de la Mappemonde,où se réunissait le Grand Conseil. C’est dans cette salle que Simone Martini achève,en 1315, sa monumentale Maestà, représentant la Vierge trônant en majesté, « sou-veraine, patronne et avocate de la Commune35 ». Depuis la victoire des Siennoiscontre les Florentins lors de la bataille de Montaperti en 1260, Sienne s’enorgueillitd’être Civitas Virginis, la cité protégée par la Vierge Marie. Sa représentation enmajesté est un grand thème de la peinture siennoise. Un paiement effectué le12 août 1289 en faveur d’un peintre nommé Mino nous apprend qu’il existait déjàune fresque de ce type dans la salle du Conseil36. Toutefois, le chef-d’œuvre deSimone Martini se réfère en 1315 à un précédent plus récent et bien plus illustre :il reprend le thème iconographique développé par son maître Duccio di Buoninsegnadans sa Maestà, qui était déjà une commande publique des Neuf, et qui fut portéeen triomphe sur l’autel majeur de la cathédrale le 9 juin 1311 en une procession quis’apparentait à un rituel civique37. Quatre ans plus tard, la Maestà prend directementpossession du palais : captation politique d’autant plus spectaculaire qu’au mêmemoment, les Neuf commandent à Simone Martini de poursuivre la décoration dessalles du Palais public, en la complétant de thèmes profanes, comme la représenta-tion figurative des châteaux du contado.

Lorsque Ambrogio Lorenzetti commence à œuvrer dans la pièce adjacenteà la salle de la Mappemonde, le Palais public de Sienne est déjà un lieu d’images,qui parlent le langage impressionnant du pouvoir. La Maestà de Simone Martinis’impose par ses dimensions, sa puissance figurative et sa renommée immédiate.Dès 1317, Lippo Memmi s’en inspire directement pour peindre la Maestà du palaiscommunal de San Gimignano. Surtout, elle s’inscrit dans un système figuratifcohérent, que l’on peut globalement définir par trois caractéristiques majeures : lerecours à l’allégorie politique, l’usage des écritures peintes et l’emploi du réalismefiguratif.

34 - Bonne vue d’ensemble dans GABRIELE BORGHINI, « La decorazione », in C. BRANDI

(dir.), Palazzo Pubblico di Siena. Vicende costruttive e decorazione, Milan, Pizzi-Monte deiPaschi di Siena, 1983, pp. 147-349.35 - ALESSANDRO BAGNOLI, La Maestà di Simone Martini, Milan, Silvana Editoriale, 1999.36 - JOACHIM POESCHKE, Fresques italiennes du temps de Giotto, 1280-1400, Paris, Citadelles& Mazenod, 2003, pp. 278-279.37 - JOHN WHITE, Duccio. Tuscan art and the Medieval workshop, Londres, Thames &Hudson, 1979, pp. 96-97. Précisons que la Maestà de Duccio est la première représenta-tion mariale utilisée en tableau d’autel : comme l’a justement remarqué Hans Belting,elle n’est pas à proprement parler une image cultuelle, mais « le cadeau précieux quela ville faisait à la Madone sous la forme d’une image, pour la prier de prendre la citésous sa protection », et ce dans le contexte d’une intense compétition entre la commandepublique et celle des confréries et des ordres mendiants (HANS BELTING, « Les Madonesde Sienne. L’image dans la vie quotidienne et religieuse », in ID., Image et culte. Unehistoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Le Cerf, 1998, pp. 511-552, ici p. 552).1 1 4 8

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L’allégorie politique

Le recours à l’allégorie politique constitue l’innovation la plus saisissante duprogramme pictural siennois. A la fin du XIIIe siècle encore, la célébration des vertusdu gouvernement communal (ou l’exécration de ses ennemis dans le cadre de lapeinture infâmante) emprunte essentiellement ses modèles à l’Écriture sainte ; c’estle cas – mais on pourrait multiplier les exemples – de la Sala dei Notai du Palazzodei Priori à Pérouse (1297) : Moïse y apparaît comme l’incarnation du bon souverain,faisant front contre Pharaon38. L’efficacité politique d’une telle image repose surune compétence culturelle que les historiens estiment toujours – à tort ou à raison –généreusement diffusée dans les sociétés médiévales : celle qui consiste à identifierles grands personnages de l’histoire religieuse par leurs traits iconographiques dis-tinctifs. Dans ce cas de figure, le message politique vient par surcroît : il est moinsemprunt, détournement ou captation que dédoublement de lecture. Par quelquesindices discrets, ou par la localisation même de l’image qui alerte sa lecture (quevient faire Moïse dans un palais communal ?), le spectateur attentif – héros anonymeet docile de l’analyse iconographique – ajouterait spontanément à la significationcommune et régulière de l’image religieuse un second niveau de lecture, propre-ment politique. Rien de tel dans le Palazzo Pubblico de Sienne : la partie la pluscélèbre (car la plus commentée) de la composition met en scène des allégoriesféminines aux bras surchargés d’objets symboliques – ici, une femme au sablier ;là, une autre tenant sa lance – qui n’ont aucune existence, ni dans la vie réelle nidans la vie spirituelle. Il n’y a rien ici à reconnaître, et tout à imaginer.

Telle est l’allégorie politique : établissant un lien direct entre l’image et lasignification, qui évite le détour par les codes d’identification de l’image religieuse,elle est sémantiquement première mais historiquement seconde. Car elle suppose,pour être comprise, une familiarité avec la pensée politique (d’inspiration aristotéli-cienne et thomiste, notamment) et une disponibilité intellectuelle envers l’abstrac-tion qui ne peut se diffuser qu’entraînée par un mouvement culturel d’ensemble,dont la réalisation de la fresque du Bon Gouvernement constitue un jalon essentiel.C’est sur ce point précis de l’argumentation que pèse la réflexion de NicolaiRubinstein dans son article fondamental de 1958 sur les « idées politiques »– l’expression est faussement anodine – dans l’œuvre de Lorenzetti39. Dans sonsillage s’inscrivent les travaux, tout aussi déterminants, de M. M. Donato, qui a legrand mérite d’aborder de manière sérielle l’ensemble de la peinture politique del’Italie communale et post-communale40. Elle a notamment montré, de manière à

38 - JONATHAN RIESS, « Uno studio iconografico della decorazione ad afresco del 1297nel Palazzo dei Priori a Perugia », Bolletino d’arte, 66, 1981, pp. 43-58.39 - NICOLAI RUBINSTEIN, « Political ideas in Sienese art: The frescoes by AmbrogioLorenzetti and Taddeo di Bartolo in the Palazzo Pubblico », Journal of the Warburg andCourtauld Institutes, 21, 1958, pp. 179-207.40 - MARIA MONICA DONATO, « “Cose morali, e anche appartenenti secondo e’ luoghi”:Per lo studio della pittura politica nel tardo Medioevo toscano », in P. CAMMAROSANO

(éd.), Le forme della propaganda politica..., op. cit., pp. 491-517. 1 1 4 9

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mon sens définitive, que le modèle de l’allégorie monumentale et narrative utiliséepar Lorenzetti à Sienne était florentin et giottesque. Dans les années 1320, Giottoa peint à fresque sur les murs du palais du Podestat de Florence une représentation« de la Commune sous les traits d’un juge in forma di giudice qui tient un sceptreà la main et qui est entouré des vertus cardinales41 ». Cette mention tardive deVasari nous permet seulement de nous faire une idée de cette œuvre aujourd’huiperdue, à laquelle font également allusion deux sonnets d’Antonio Pucci. Cespoèmes commentent une composition contrastée entre, d’une part, une image dela Commune rubato, c’est-à-dire dépouillée, assaillie par des personnages venantlacérer ses vêtements (allusion évidente aux luttes des factions qui se disputentl’appropriation des ressources publiques) et, d’autre part, la représentation de laCommune triomphant des rubatori que Vasari décrit en précisant que l’ensembleest conçu pour « faire peur au peuple »42.

L’idée d’opposer ainsi deux modes de gouvernement en usant de l’allégoriepour décrire leurs propriétés politiques et leurs effets concrets est reprise par Giottodans la chapelle Scrovegni de Padoue (vers 1305). Les représentations mono-chromes de la Giustizia et de l’Ingiustizia (la première, figurée par une femmecouronnée trônant dans un décor gothique, tenant dans les mains les deux plateauxde la balance et surmontant une frise paisible où se déroulent les travaux deschamps ; la seconde, incarnée par un homme en armes retranché dans une forte-resse en ruines et en partie cachée par une sombre forêt, surplombant des scènesde guerre et de désolation) constituent un prototype convaincant pour la fresque deLorenzetti43. Car l’on peut volontiers suivre M. M. Donato lorsqu’elle affirme quece modèle giottesque d’« idéologisation de la commune » se diffuse rapidementdans l’art politique toscan : on le retrouve dans les fresques peintes par TaddeoGaddi pour le tribunal de la Mercanzia Vecchia à Florence ainsi que dans cellesde la Sala d’Udienza du Palazzo dell’Arte della Lana, où la Commune est représen-tée sous les traits de Brutus, usant d’un référent romain également très prégnantà Sienne44. Mais l’usage le plus remarquable de ce modèle allégorique est sondétournement à des fins de propagande seigneuriale dans le Dôme d’Arezzo : ils’agit des bas-reliefs du mausolée funéraire de l’évêque et seigneur d’Arezzo GuidoTarlati, qui fut le commanditaire d’une œuvre peinte de Pietro Lorenzetti, sculptésentre 1329 et 1332 par les Siennois Agostino di Giovanni et Agnolo di Ventura.On y retrouve la figure d’un noble vieillard barbu, trônant en majesté et incarnant

41 - G. VASARI, Le Vite..., op. cit., vol. 2, p. 116.42 - M. M. DONATO, « “Cose morali”... », art. cit., pp. 510-517.43 - JONATHAN RIESS, « Justice and common Good in Giotto’s Arena chapel frescoes »,Arte cristiana, LXXII, 1984, pp. 69-80.44 - Que l’on songe à la peinture à fresque du patriote exemplaire Marcus Regulus parSimone Martini en 1330 à côté de la Salle du Conseil ou aux scènes peintes par AmbrogioLorenzetti lui-même en 1337 dans le Palais public que le chroniqueur Agnolo Di Turaprésente comme des storie romane di mano di maestro Ambruogio Lorenzetti da Siena(A. DI TURA DEL GRASSO, Cronache senesi, op. cit., p. 518). Sur le référent romain dans lapeinture siennoise du temps des Lorenzetti, voir M. M. DONATO, « Il pittore del BuonGoverno... », art. cit., pp. 208-209.1 1 5 0

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la Commune. Mais alors qu’un premier panneau, intitulé Il Comune pelato, le montredépouillé de ses ornements par une foule déchaînée, le second le présente rétablidans sa dignité et son autorité, que reconnaissent fidèles et prisonniers agenouillésdevant la Comune in signoria45. Que le modèle giottesque puisse ainsi soutenir undiscours de légitimation de l’insignorimento de la Commune, considérée non commeune trahison, mais au contraire comme un accomplissement et une sauvegarde deses vertus politiques, est une donnée contextuelle lourde de sens, sur laquelle ilconviendra de revenir.

Les écritures peintes

Mais restons pour l’instant dans le Palazzo Pubblico de Sienne. Ce qui caractérisel’ensemble du programme iconographique dans le premier tiers du Trecento y estbien, outre l’usage de l’allégorie politique, l’invasion des tituli, cartels et autreslettres peintes. L’écriture a envahi la peinture et y impose son règne, celui d’un« parler visible » (visibile parlare), selon l’expression dantesque reprise par les histo-riens de l’image et de la scripturalité qui, en Italie, en ont récemment révolutionnél’approche46. Cette écriture commente, identifie et oriente. Elle se déploie mêmedans des cartouches où s’autonomise ce que certains spécialistes désignent aujour-d’hui comme un genre littéraire, la poésie en peinture. Entre le titulus et l’allégorieexiste un lien organique : le premier sert à expliciter la seconde, selon une rhéto-rique de la désignation et du dévoilement dont M. Donato a décrit la subtile typo-logie47. Plus important peut-être : si les mots associés aux images deviennent ceque l’historien et anthropologue Hans Belting appelle justement un Bildtext 48, ilsinfluent aussi sur la perception globale de l’image tout entière, en suggérant qu’unepeinture peut se lire comme l’on déchiffre un texte.

Retenons en tout cas que si les écritures se déploient largement dans lafresque d’Ambrogio Lorenzetti, elles doivent se lire à la suite de celles qui ornentd’autres pièces du Palais public, et particulièrement la salle dite de la Mappemonde.

45 - Sur cette œuvre, voir dernièrement GEORGINA PELHAM, « Reconstructing theprogramme of the tomb of Guido Tarlati, bishop and Lord of Arezzo », in J. CANNON etB. WILLIAMSON (éd.), Art, politics, and civic religion in Central Italy, 1261-1352, Aldershot,Ashgate, 2000, pp. 71-115. Pour un exemple contemporain et convergent d’usage del’allégorie et de la narrativité dans un programme sculpté de mausolée seigneurial, jeme permets de renvoyer à PATRICK BOUCHERON, « Tout est monument. Le mausoléed’Azzone Visconti à San Gottardo in Corte de Milan (1342-1346) », in D. BARTHÉLEMY

et J.-M. MARTIN (dir.), « Liber largitorius ». Études d’histoire médiévale offertes à PierreToubert par ses élèves, Genève, Droz, pp. 303-326.46 - Voir les contributions rassemblées dans CLAUDIO CIOCIOLA (éd.), « Visibile parlare ».Le scritture esposte nei volgari italiani dal Medioevo al Rinascimento, Naples, Edizione Scien-tifiche Italiane, 1997 (et notamment la présentation lumineuse d’ARMANDO PETRUCCI,« Il volgare esposto: Problemi e prospettive », pp. 45-58).47 - MARIA MONICA DONATO, « Immagini e iscrizioni nell’arte “politica” fra Tre eQuattrocento », in C. CIOCIOLA (éd.), « Visibile parlare »..., op. cit., pp. 341-396.48 - HANS BELTING, « Das Bild als Text. Wandmalerei und Literatur im ZeitalterDantes », in H. BELTING et D. BLUME (éd.), Malerei und Stadtkultur..., op. cit., pp. 23-28. 1 1 5 1

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Et c’est la Maestà de Simone Martini que l’on retrouve, une fois de plus, au cœurdu dispositif symbolique49. Sur les gradins du trône de la Vierge en majesté selisent deux strophes qui constituent le premier exemple connu de « poésie enpeinture » en langue vulgaire. Suggérant de les attribuer au poète Cino da Pistoia,l’historien Furio Brugnolo a montré qu’elles ont pu être inscrites non en 1315,mais en 1321, l’année où Simone Martini entreprend une restauration de sa fresque.Dans un climat politique qui s’est alors tendu, peut-être a-t-on jugé nécessaire derenforcer la portée éthique de l’œuvre. C’est la Vierge qui parle ; elle exhorte lescitoyens à défendre les vertus communales (les « bons conseils ») et vitupère sesennemis : « Mais si les puissants viennent à molester les faibles, / les écrasant deleur mépris ou de leurs violences / vos prières ne sont pas pour eux / ni pour ceuxqui abusent ma ville50. » Quant à l’Enfant Jésus sur les genoux de la Madone, iltient dans la main gauche un panonceau où est peint le premier verset du Livrede la Sagesse : « Diligite iustitiam qui iudicatis terram »51. On retrouve le mêmeverset nimbant l’allégorie de la Justice dans la salle de la Paix tandis que l’un desvers de la « chanson » qui court à mi-hauteur du mur oriental où sont représentésles effets du bon gouvernement constitue la reprise poétique de cette référencebiblique : « Volgiete gli occhi a rimirar costei, / vo’ che reggiete, che qui figurata »52.Cet effet de citation, d’une salle l’autre, est évidemment décisif : tout se passe aufond comme si l’injonction civique n’était autre que l’écho, dans la sphère poli-tique, d’une exhortation religieuse, ou, pour le dire autrement, comme si la paroleimpérative de la Vierge dans la salle de la Mappemonde s’autonomisait de soncontexte de religion civique pour résonner, libre et souveraine, dans l’espace publicpeint par Lorenzetti.

Le réalisme figuratif

Il est un dernier écho qu’il nous faut à présent considérer : celui du réalismefiguratif, qui constitue le troisième trait structurel du programme iconographique.En face de la Maestà ornant le mur oriental de la salle du Conseil (dite aujourd’huisalle de la Mappemonde), les Neuf avaient commandé à des peintres illustresla représentation des châteaux forts et des villages fortifiés dont la Communes’emparait, au moment où la politique territoriale de consolidation du contado était

49 - FURIO BRUGNOLO, « “Voi che guardate...”. Divagazioni sulla poesia per pittura delTrecento », in C. CIOCIOLA (dir.), « Visibile parlare »..., op. cit., pp. 305-339, ici pp. 331-332.50 - Traduction dans ODILE REDON et alii, Les langues de l’Italie médiévale, Turnhout,Brepols, 2002, p. 113.51 - Voir sur ce point WOLFGANG SCHILD, « Gerechtigkeitsbilder », in W. PLEISTER etW. SCHILD (éd.), Recht und Gerechtigkeit im Spiegel der europäischen Kunst, Cologne, DuMont Buchverlag, 1988, pp. 86-171, ici p. 138.52 - FURIO BRUGNOLO, « Le iscrizioni in volgare: Testo e commento », in E. CASTELNUOVO

(éd.), Ambrogio Lorenzetti..., op. cit., pp. 381-391. On notera au passage que la distributiondes écritures est ici simplifiée par rapport à la Maestà, où les inscriptions se déploienten une vingtaine de lieux, et jouent de manière subtile de la diglossie (latin et verna-culaire) mais aussi de la disgraphie (majuscules et minuscules).1 1 5 2

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considérée comme un enjeu stratégique majeur pour le régime siennois. Pourréaliser ce que l’historienne Uta Feldges-Henning appelle fort justement des « por-traits topographiques »53, la Commune diligentait le peintre sur les lieux mêmesde la terra acquise ou conquise, de manière à ce qu’il puisse les dessiner au naturel :on a ainsi conservé des récépissés de paiement à Simone Martini pour aller peindreles châteaux de Montemassi et de Sassoforte (mai 1330), puis d’Arcidosso et Casteldel Piano (décembre 1331), tous situés dans la zone d’expansion territoriale de laCommune, vers la Maremme ou l’Amiata54. Le réalisme figuratif n’est pas ici affairede style : la « ressemblance » sert de code symbolique d’identification et d’apparte-nance, sans doute de manière complémentaire avec d’autres codes, comme H. Beltingl’a récemment montré en ce qui concerne les rapports entre le portrait et le blason55.

Figurer au naturel constitue donc, dans ce cas, une sorte d’obligation profes-sionnelle pour le peintre rétribué par la Commune, et le réalisme doit ici êtreréféré à un usage politique précis de l’image peinte. Cet usage est documenté pourla première fois en 1314, même si la délibération qui l’atteste l’inscrit déjà dansune tradition : « Que l’on peigne le castello [de Giuncarico] dans le palais communalde Sienne, là où se réunit le conseil, et là où sont peints les autres castelli acquispar la Commune de Sienne, et que jamais l’on ne puisse retirer, gratter ou outragercette peinture56. » Cette délibération du Conseil général de la commune de Siennedate du 30 mars 1314 ; la soumission du château dont il est question fut rédigée laveille, le 29 mars. On voit bien ici que la peinture n’est pas seulement de représen-tation, et qu’elle outrepasse l’usage qu’on lui assigne ordinairement (exalter, légiti-mer, communiquer...). Elle s’inscrit bien dans un « dispositif administratif »57, celuide l’enregistrement documentaire et de l’élaboration d’une mémoire communale.La représentation au naturel du château de Giuncarico entre dans ce lieu d’imageset de mémoires accumulées qu’est le palais communal, de même que son nomentre dans les registres de la Commune qui forment son espace documentaire,comme il entre, physiquement, dans l’espace de la ville qu’est le contado.

Il y entre, théoriquement, pour n’en plus ressortir. Mais l’histoire de l’expan-sion territoriale de la Commune est heurtée et hésitante, et ce que la délibérationde 1314 présente comme une inscription définitive et immuable fut rapidementécorné par le temps. De toutes ces fresques, la seule qui soit parvenue intacte

53 - UTA FELDGES-HENNING, Landschaft als topographisches Porträt. Der Wiederbeginn dereuropäischen Landschaftsmalerei in Siena, Berne, Benteli, 1980.54 - MAX SEIDEL, « “Castrum pingatur in palatio”, 1. Ricerche storiche e iconografichesui castelli dipinti nel Palazzo Pubblico di Siena », Prospettiva, 28, 1982, pp. 17-41(documents cités pp. 36-37). Voir aussi la suite de cette étude : LUCIANO BELLOSI,« “Castrum pingatur in palatio”, 2. Duccio e Simone Martini pittori di castelli senesi“a l’esemplo come erano” », Prospettiva, 28, 1982, pp. 42-65.55 - HANS BELTING, « Blason et portrait. Deux médiums du corps », in ID., Pour uneanthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, pp. 153-181.56 - « Quod dictum castrum pingatur in palatio comunis Senarum ubi fiunt consilia, ubisunt picta alia castra acquistata per comune Senarum, et numquam possit talis picturatolli, abradi vel vituperati » (cité par O. REDON, L’espace d’une cité..., op. cit., p. 163).57 - Ibid. 1 1 5 3

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jusqu’à nous est celle de la partie supérieure du mur occidental, où, en arrière-plande la très célèbre figure équestre de Guidoriccio da Fogliano, certains reconnaissentle château de Montemassi, dans la Maremme, pris par les Siennois le 28 août 1328.Chiara Frugoni et Odile Redon ont contesté cette identification en mettant en avantun argument fort : ce qui est représenté est ici non un « portrait topographique »mais le récit en images d’un siège de ville ; or, cet usage commémoratif de la peinture,qui passe par la mise en scène d’une narrativité, diffère de ce dont on vient deparler, cet enregistrement documentaire de « châteaux peints dans le palais »58.

Quoi qu’il en soit, il importe d’admettre que la Sala della Pace est commela chambre d’écho de la Sala del Mappamondo, au sens où l’usage par AmbrogioLorenzetti de l’allégorie politique, de l’écriture peinte et du réalisme figuratif nepeut bien se comprendre qu’en rapport avec ce qui s’est expérimenté dans la piècemitoyenne, où se réunissait le Grand Conseil. Le peintre du Bon Gouvernements’inscrit pleinement dans cette tradition récente, où s’est illustré son aîné et sonmaître Simone Martini, de la même manière que son œuvre prend place dans lesystème visuel global du Palazzo Pubblico. Ainsi, par exemple, lorsqu’il peint cesdeux petites tablettes représentant, pour la première, une cité fortifiée près de lamer (sans doute Talamone) et pour la seconde un castello, peut-être sur les rivesdu bord de Chiusi ou de Trasimène. Il s’agit là, comme l’a justement remarquéEnzo Carli, du premier exemple attesté en Europe d’un « paysage pur »59. Nulrécit ici, rien à voir ni à raconter, sinon méditer sur « deux cités dans le silence60 ».On comprend bien pourquoi cette peinture pure touche tant notre goût moderne,et pourquoi on laisse si aisément embarquer notre rêverie dans l’esquif délicate-ment ourlé – à la manière de deux lèvres jointes – qui mouille à l’ombre de ladeuxième cité de Lorenzetti, comme récemment encore le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis61. Mais il n’est pas non plus interdit de rappeler que cet usaged’un réalisme figuratif et muet tournant le dos à tout ce que Leon Battista Albertiappellera plus tard l’historia se réfère, à Sienne dans les années 1330, à un usagesocial politiquement circonscrit.

L’œuvre : ce qu’on y voit

Il faut donc saisir la logique visuelle d’ensemble de ce lieu d’images, c’est-à-dire,comme le propose Jérôme Baschet dans son étude de cas sur les fresques de la

58 - CHIARA FRUGONI et ODILE REDON, « Accusé Guido Riccio, défendez-vous ! », Médié-vales, 9, 1985, pp. 118-131. Position différente dans ANDREW MARTINDALE, « The problemof “Guidoriccio” », The Burlington magazine, 128, 1986, pp. 259-273. Pour un état récent surcette controverse, et de nouvelles hypothèses d’attribution, voir THOMAS DE WESSELOW,« The “Guidoriccio” fresco: A new attribution », Apollo, CLIX, 2004, pp. 3-12.59 - ENZO CARLI, La pittura senese del Trecento, Milan, Electa, 1980, p. 208.60 - C. FRUGONI (dir.), Pietro e Ambrogio Lorenzetti, op. cit., p. 183.61 - JEAN-BERTRAND PONTALIS, Le dormeur éveillé, Paris, Mercure de France, 2004, p. 13 :« Chaque fois qu’une femme l’attire, il revoit la barque de Lorenzetti. Elle est vide, ilen sera l’unique passager. »1 1 5 4

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chapelle abruzzaise de Bominaco, non seulement référer les images à leurs lieux,mais à l’usage social de ces lieux. Car s’il est vrai que « les fidèles du XIIIe sièclen’allaient pas à l’église comme on va dans un musée, pour contempler des œuvresd’art62 », on pourrait en dire de même des citoyens siennois du XIVe siècle. La Saladella Pace où est peinte la fresque dite du « Bon Gouvernement » est la sallede réunion et de délibération des Neuf. Si cette œuvre délivre un message poli-tique, c’est donc d’abord aux magistrats eux-mêmes, à qui s’adresse l’exhortation :« Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir [...]. » Si l’on supposeque les Signori Nove siégeaient sur une estrade plaquée contre le mur nord (et doncsous la peinture allégorique des vertus du bon gouvernement), c’est vers leurgauche qu’ils devaient tourner naturellement le regard pour y lire cette inscriptioncourant sous la peinture qui, se déployant sur l’ensemble du mur est, détaille leseffets du bon gouvernement, de la cité (au plus près des Neuf) vers le contado(dans l’angle sud-est de la pièce). Tandis qu’à droite, le mur ouest se partage lapeinture « allégorique » des vices formant la cour infernale du mauvais gouverne-ment, et la peinture « réaliste » de ses effets sur la ville et le contado.

Il est toutefois absurde d’imaginer le fonctionnement de la salle de la Paixcomme un huis clos entêtant où les Neuf affronteraient seuls leur représenta-tion allégorique. Officiers, justiciables et citoyens avaient, lors de certaines occa-sions politiques, accès à cette salle de délibération, mais aussi de proclamation63.Imaginons-les alors face aux Neuf, devant le mur nord, levant les yeux vers leursrépliques allégoriques (les neuf vertus du bon gouvernement), et tournant le regardtantôt à droite, du côté de la paix et de la justice (les effets du bon gouverne-ment), tantôt vers la partie gauche de la salle, qui est sa part mauvaise, sinistre (lemauvais gouvernement et ses effets). Sans doute est-il illusoire de reconstituer unsens de lecture univoque pour l’œuvre d’Ambrogio Lorenzetti, puisque la logiquefonctionnelle des lieux ménage, par nécessité politique, un double point de vue.On pourrait même ajouter que cette nécessité fait loi, qu’elle a en soi force de loi,puisqu’en elle s’exprime le sens des lieux dans son essence politique, tout entièredans l’accessibilité, l’ouverture et la transparence. Accès réservé, certes ; ouverturelimitée certainement et transparence voilée par le rituel politique, assurément.Mais l’important réside dans cette accessibilité – même restreinte –, cet entrebâille-ment du sens qui ménage la possibilité d’un double point de vue, politiquementsymétrique, sur l’œuvre. Et de ceci, un chroniqueur anonyme de 1350 témoigneprécisément lorsqu’il note que « Questo dipinture sono in nel detto palazzo delcomuno salito le schale al primo uscio a mano sinistra ; e chi va el puo vedere64 ».

62 - JÉROME BASCHET, Lieu sacré, lieu d’images. Les fresques de Bominaco (Abruzzes, 1263) :thèmes, parcours, fonctions, Paris-Rome, La Découverte/École française de Rome, 1991,p. 8.63 - Voir, par exemple, DIANA NORMAN, « “Love justice, you who judge the earth”: Thepaintings of the Sala dei Nove in the Palazzo Pubblico, Siena », in ID. (éd.), Siena, Florenceand Padua: Art, society and religion, 1280-1400, 2 vol., New Haven, Yale University Press,1995, vol. 2, pp. 145-167, ici p. 165.64 - « Cronaca senese dei fatti riguardanti la città ed il suo territorio di autore anonimodel secolo XIV », dans Cronache senesi, op. cit., pp. 39-172, ici p. 78. 1 1 5 5

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On ne saurait être plus clair : la peinture est dans le palais de la Commune ; chacunsait comme s’y rendre (première entrée à main gauche après l’escalier) ; qui y vapeut la voir.

Mais que voit-on précisément ? Contentons-nous pour l’instant d’une descrip-tion, la plus neutre possible. Une seule source de lumière, la fenêtre du mur sud,éclaire un mur nord de sept mètres de long. Les murs est et ouest font chacunquatorze mètres de longueur. La dimension de la pièce est donc relativementmodeste, et ce, d’autant plus que l’ensemble du programme se déploie sur troismurs seulement. Ces trois murs mettent en scène trois séries d’opposition : l’allégo-rie du bon gouvernement (mur nord) et ses effets (mur est) ; le bon gouvernement(murs nord et est) contre le mauvais (mur ouest) ; les Vertus (mur nord) contre lesVices (partie droite du mur ouest). La distribution est donc dissymétrique, puisquele bon gouvernement (vertus et effets) s’étend sur deux murs alors que le murouest doit condenser la représentation des vices et des effets du mauvais gouver-nement. C’est pourquoi ce mur ouest est tripartite (de droite à gauche : la courinfernale des vices ; ses effets sur la cité ; ses effets sur le contado) et le mur estbipartite (de gauche à droite : effets du bon gouvernement sur la cité ; effets surle contado).

Description neutre ? Pas tout à fait, car s’y est glissée, subrepticement, unecatégorie herméneutique fondamentale : celle de l’allégorie politique, qui s’opposeimmanquablement à la catégorie du réalisme figuratif, et dont la confrontationstructure, comme on l’a vu, l’ensemble du programme pictural du Palazzo Pubblico,avant même qu’Ambrogio Lorenzetti n’y peigne sa fresque. Si l’on postule parexemple que la représentation de la femme au sablier, peinte sur le mur nord, àla droite du grand personnage siégeant en majesté, n’a pas la même valeur iconiqueque celle de la jeune fille qui se penche au balcon près d’un pot de fleurs dansl’un des nombreux détails du paysage urbain sur le mur est, ce n’est pas parcequ’une différence de traitement stylistique les oppose, mais parce que la premièreest surmontée d’un titulus qui la nomme : elle est la Tempérance. Mais que direalors de la jeune femme couronnée et juchée sur un beau cheval blanc qui prendla tête d’un cortège nuptial à la gauche du mur est ? Point de titulus ici : est-ce àdire qu’elle n’est qu’une jeune femme partant aux noces, et que le sens (y comprispolitique) de sa représentation s’épuise tout entier dans cet effet de réel ? Il seraitabsurde de contester la pertinence de l’interprétation qui repère dans l’œuvre deLorenzetti la duplicité entre ces deux langages picturaux que sont l’allégorie et leréalisme, mais de rappeler simplement qu’il s’agit d’une interprétation, et nond’une donnée immédiate de la représentation. Or, comme on le verra plus loin,cette « duplicité » de l’œuvre se reflète dans une fâcheuse « dichotomie discipli-naire »65. Les historiens des idées politiques (et notamment Quentin Skinner)commentent l’allégorie du bon gouvernement, les historiens de la ville ou de la

65 - Ce diagnostic essentiel, sur lequel on reviendra, a d’abord été porté par MARIA

MONICA DONATO, « Testi, contesti, immagini politiche nel tardo Medioevo: Exempitoscani. In margine a una discussione sul Buon Governo », Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, 19, 1993, pp. 305-355.1 1 5 6

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société en étudient les effets. Les premiers confrontent les images avec des textespolitiques, les seconds avec des réalités factuelles.

Aussi n’est-il pas question de décrire dans le menu l’extraordinaire panoramaqui se déploie de part et d’autre de l’allégorie centrale du mur nord : tout a été ditou presque du spectacle de la vie urbaine qui fait de la città la scène presquemiraculeuse de la dolce vita où l’on danse et l’on parade, où l’on part à la nocecomme l’on négocie ses affaires66. De même a-t-on minutieusement repéré lespaysages et les travaux des champs, la gamme typologique des bâtiments agricoles,depuis la ferme isolée sur son appezzamento jusqu’au bourg fortifié, les 56 person-nages et les 59 animaux (cinq mulets, onze ânes, sept chevaux, neuf chiens, deuxfaucons, un porc...) peuplant ce contado qui, des murs à la mer, forme le « décord’une véritable idylle économique67 ». Paysans affairés dans un paysage équilibré,proprement mis en valeur par la commune qui y projette son idéal d’ordre etd’harmonie, vignes grimpant les coteaux, blés ondoyants dans les vallées, arbresfruitiers couronnant le sommet des collines, bêtes parcourant des chemins sage-ment tracés par les édiles ou ployant sous la charge, tels ces ânes qui, au premierplan, traversent le pont en briques pour se diriger vers le marché de la ville : toutce qui est nécessaire à la vie urbaine est là, disponible, sous les yeux, presque àportée de main. Plus que pour les paysans qui y travaillent, cette campagne idéalel’est d’abord pour les citadins qui en vivent ; elle est « ce contado bien peuplé etcouvert d’un dense réseau de centres de peuplement » qui fait, pour GabriellaPiccinni, de l’espace rural vu de la ville une figure du séjour paradisiaque68.

Si l’œuvre de Lorenzetti emporte la conviction de qui la regarde, c’est trèscertainement du fait de cette puissance d’évocation. On peut volontiers accorderà Joachim Pœschke le fait que l’État est ici représenté « comme jamais auparavantdans l’art médiéval », et plus précisément l’État de paix et de justice, « avec les

66 - Sur tous ses aspects, voir, récemment, MAX SEIDEL, Dolce vita. Ambrogio LorenzettisPorträt des Sienneser Staates, Bâle, Schwabe, « Vorträge der Aeneas-Silvius-Stiftung ander Universität Basel-XXXIII », 1999.67 - J. POESCHKE, Fresques italiennes..., op. cit., p. 292. Concernant la valeur documentairede la représentation des « Effets du bon gouvernement » sur le contado, l’étude debase demeure celle de GIOVANNI ROMANO, « Documenti figurativi per la storia dellecampagne nei secoli XI-XVI », Studi sul paesaggio, Turin, 1978, pp. 3-91. Le dénombre-ment des animaux est donné ici d’après l’excellent commentaire iconographique dumanuel qui a formé des générations d’étudiants : CHARLES-MARIE DE LA RONCIÈRE,PHILIPPE CONTAMINE et ROBERT DELORT, L’Europe au Moyen Age, t. 3, Fin XIII e siècle-fin XV e siècle, Paris, Armand Colin, 1971, p. 142. On notera au passage que la fresque deLorenzetti y est commentée à deux reprises : d’abord dans sa partie allégorique pourillustrer le premier chapitre consacré aux institutions et aux idéologies des régimespolitiques (pp. 30-37), ensuite dans sa partie « effets » pour alimenter un dossier surles paysages ruraux dans un chapitre intitulé « Le cadre de vie » (pp. 136-145). Cedédoublement pédagogique caractérise parfaitement la « dichotomie disciplinaire » dontil est question ici.68 - GABRIELLA PICCINNI « La campagna e le città (secoli XII-XIV) », in A. CORTONESI,G. PASQUALI et G. PICCINNI, Uomini e campagna nell’Italia medievale, Rome-Bari, Laterza,2002, pp. 123-189, ici p. 167. 1 1 5 7

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conditions qui le rendent possible et les bienfaits qu’il procure »69. Est-ce fairepreuve de trop d’audace que de suggérer que le violent contraste entre les bienfaitset les méfaits du gouvernement était probablement plus convaincant, pour l’œildu Trecento, que les savantes allégories des vices et des vertus ? Et du point devue de la culture politique, la modernité n’est-elle pas justement là, dans ce fameux« réalisme italien » qui consiste à juger de la légitimité d’un régime à l’aune de seseffets concrets ? On y reviendra plus tard. Mais puisque tous les historiens desidées politiques – et Quentin Skinner avec eux – sont persuadés que le senspolitique de l’œuvre est tout entier dans le déchiffrement des figures du mur nord,suivons-les un temps, et achevons cette rapide description en rendant compte duprincipe d’organisation des allégories.

Trois plans doivent être distingués : le sol, que foulent les pieds des citoyenset, à l’extrême gauche, de l’allégorie de la Concorde ; l’estrade, où est placé, isolé,le trône de justice ainsi que le banc où siègent les sept autres allégories ; le cieluniformément bleu enfin, où les vertus théologales déploient leurs ailes mordorées.Si l’on hiérarchise à présent les figures en fonction de leurs tailles respectives,s’impose d’abord le vieillard barbu, qui trône, souverain, au milieu du banc. Ilrègne. Sa dextre tient le sceptre et sa senestre un disque doré (bouclier ? sceau dela Commune ?). Il arbore non une couronne, mais le chapeau bordé de vair despodestats. Une inscription au dessus de ses épaules (CSCCV), l’habit noir et blancdont il est vêtu, la présence des jumeaux Senius et Aschinus têtant la louve à sespieds : tout, autour de lui, fait signe vers la Commune de Sienne70. Représentéesous les traits d’une jeune femme sévère mais richement vêtue, la Justice trône àgauche et constitue le second pôle de la composition. Elle est identifiée par leverset du Livre de la sagesse déjà maintes fois cité, et a comme attribut une grandebalance romaine dont elle équilibre les plateaux avec ses pouces. Chaque plateauporte un ange. Celui de gauche, tenant le glaive et la couronne, est surmonté del’inscription « Distributiva » : il symbolise donc la justice distributive qui punit (unedécapitation) et récompense (un couronnement). Un autre titulus (« Comutativa »)désigne l’ange de droite tenant une canne (mesure de longueur) et un cylindre(mesure de capacité) : il incarne la justice commutative qui règle l’équité des

69 - J. POESCHKE, Fresques italiennes..., op. cit., p. 293. Voir aussi SOPHIE CASSAGNES-BROUQUET, Les couleurs de la norme et de la déviance. Les fresques d’Ambrogio Lorenzetti auPalazzo Pubblico de Sienne, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1993.70 - Beaucoup d’hypothèses ont été formulées à propos de ces abréviations : récemmentencore, ALOIS RIKLIN, Ambrogio Lorenzettis politische Summe, Berne, Stämpfli Verlag, 1996,p. 13, proposait d’y lire Commune Senarum Civitatis, Civitas Virginis. Plus satisfaisante estl’idée, formulée depuis longtemps déjà, que le troisième C provient d’une restaurationabusive et qu’il convient de restituer le sigle plus habituel CSCV (Commune SenarumCivitas Virginis), au-dessus des épaules d’un vieillard trônant et couronné en tout pointcomparable à celui de la fresque de la salle de la Paix (A. TOMEI (dir.), Le biccherne diSiena..., op. cit., pp. 150-151). Sur ce point, voir M. M. DONATO, « Immagini e iscri-zioni... », art. cit., p. 393 sqq. Concernant l’iconographie de la louve, voir l’étude récentede DIETMAR POPP, « Lupa senese: Zur Inszenierung einer mytischen Vergangenheit inSiena (1260-1560) », Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft, 24, 1997, pp. 41-58.1 1 5 8

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échanges. Cette représentation de la justice dans sa double nature aristotélicienne(distributive et commutative) est inspirée par la Sapientia, qui tient le fléau de labalance dans le ciel des idées.

Suivons à présent les cordons de la balance, dont se saisit l’allégorie de laConcorde, en contrebas de celle de la Justice. Cette jeune femme, un rabot surses genoux, est figurée au ras du sol, de plain-pied avec les citoyens, mais lesdomine de la tête et des épaules : sa taille la place au troisième rang, après levieillard trônant et la Justice. Des deux brins de la balance, l’un rouge et l’autreblanc, elle tresse une corde, qu’elle donne à un groupe de vingt-quatre citoyens.Ils la portent en procession jusqu’aux pieds du grand personnage barbu, et c’estcette même corde qui rejoint son sceptre tenu dans sa main droite. Nous voici doncrevenu au centre de la composition. Six femmes, de part et d’autre du vieillard véné-rable, sont clairement désignées par leur titulus et leurs attributs symboliques. Ellessont, respectivement, la Paix, la Force et la Prudence à sa droite ; la Magnanimité,la Tempérance et la Justice à sa gauche. Encore la justice ? Non, car il s’agit icide la justice en tant que vertu et pas en tant que mode d’exercice du pouvoir. Or,si l’on admet pour l’instant, et de manière provisoire, que le personnage chenutrônant en majesté incarne le gouvernement de la Commune de Sienne, force est deconstater que les six allégories féminines lui sont hiérarchiquement subordonnées(de plain-pied avec lui sur le banc, mais plus petites de taille). Autrement dit, cesvertus ne transcendent pas le gouvernement mais émanent de lui comme sesqualités propres.

A l’égard des vertus théologales, la position du gouvernement est tout autre.Bien que de stature plus modeste, les trois figures féminines que leur titulus désignerespectivement comme Fides, Caritas et Spes : la Foi, la Charité et l’Espérance,dominent le grand personnage dans le ciel des idées, puisque leur caractère sur-naturel les maintient hors de la hiérarchie terrestre. Contrairement aux six vertusprécédentes, elles lui sont extérieures et représentent une force particulière quidoit l’inspirer. Cette force, c’est la grâce divine, qui le domine immédiatement etlui est transmise directement, sans passer par l’Église, entièrement absente decette composition.

Dans ces grands principes de composition, l’allégorie des vertus trouve unécho inversé et affaibli sur la partie droite du mur ouest de la salle, qui figure lemauvais gouvernement. Affaibli, car le mal ne se déploie pas aussi largement quele bien : on retrouve la même tripartition des plans (un sol, une estrade et un ciel),mais bien des personnages ont déserté la scène, et ce vide renforce l’effet dedésolation. Restent toutefois quelques doubles inversés : le monstre cornu auxdents acérés et à l’inquiétant strabisme figure la tyrannie ; il est inspiré par les trois« vices » que sont l’Avarice, la Superbe et la Vaine Gloire et entouré par six mau-vaises femmes : la Cruauté, la Trahison et la Fraude à sa droite ; la Fureur, laDivision et la Guerre à sa gauche. Ces allégories répondent parfois terme à termeà celles du mur nord : ainsi la Divisio. Comme le grand personnage, elle porte unhabit blanc et noir aux couleurs de la Commune. Mais sa robe est composée dedeux bandes dans le sens de la longueur, sur lesquelles sont inscrits les mots Si etNo : la complémentarité symbolique s’est transformée en contradiction heurtée. 1 1 5 9

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Les cheveux défaits, elle tient comme la Condordia, un outil de menuisier : unescie, avec laquelle elle se coupe le poignet. Image saisissante des effets suicidairesde la division politique, cette figure trouve un écho dans l’image de la Justiceentravée à ses pieds. L’allégorie du mur nord est ici déportée dans un mondehostile, où la corde ne sert plus à relier mais à contraindre. Jouant sur l’assonancecorda/concordia/accordia, la corde est bien le « fil rouge » d’une œuvre dont le« thème d’ensemble » est, pour M. M. Donato, la justice71. « Là où cette véritésacrée est au pouvoir, elle invite la multitude des individus à s’unir72 » : tels sontles deux premiers vers de la strophe inscrite dans le panneau en bas de la représen-tation où Concorde confie la corde aux vingt-quatre citoyens. Lui fait écho le carteldu mur ouest, sous la Justice entravée, et qui désigne très explicitement le sensde lecture de l’image : « Là où la Justice est ligotée, jamais personne ne s’entendsur le Bien commun, ni ne tire droit la corde73. »

Quentin Skinner entre quatre murs

Aristote vs Cicéron : à la recherche des « sources textuelles »

Nous voici revenus au point de départ et il est temps, désormais, d’aborder defront l’apport de l’analyse de Quentin Skinner à la compréhension de l’œuvre.Celle-ci accompagne depuis presque vingt ans la pensée de l’historien des idéespolitiques : énoncées une première fois dans un article paru en 198674, les thèsesde Skinner ont été depuis lors réaffirmées et affinées, notamment pour tenircompte des critiques qu’elles ont suscitées75. Ce dossier, traduit et remanié, paruen France en 2003 sous le titre L’artiste en philosophe politique, a fait l’objet d’unenouvelle édition en langue anglaise, où l’on peut également trouver quelquesrévisions de détail76. La lecture d’Ambrogio Lorenzetti par Quentin Skinner estdonc un work in progress, sans cesse retravaillée et remise sur le métier, et il convientd’ailleurs de saluer la probité avec laquelle l’historien de Cambridge rend comptedes critiques adressées à sa propre interprétation.

71 - M. M. DONATO, « Il pittore del Buon Governo... », art. cit., p. 217.72 - « Questà santa virtù, là dove regge, induce ad unità gli animi molti. »73 - « Là dove sta legata la giustizia, nessuno al ben comun giammai s’accorda, né tiraa dritta corda ».74 - QUENTIN SKINNER, « Ambrogio Lorenzetti: The artist as political philosopher »,Proceedings of the British Academy, LXXII, 1986, pp. 1-56.75 - ID., « Ambrogio Lorenzetti’s “Buon Governo” frescoes: Two old questions, twonew answers », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, LXII, 1999, pp. 1-28 ;« Ambrogio Lorenzetti e la teoria dell’autogoverno repubblicano », in S. ADORNI

BRACCESI et M. ASCHERI (éd.), Politica e cultura nelle repubbliche italiane..., op. cit., pp. 21-42.76 - ID., Visions of Politics, vol. 2, Renaissance Virtues, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 2002 : « The rediscovery of republican values », pp. 10-38 ; « Ambrogio Lorenzettiand the portrayal of virtuous government », pp. 39-92, et « Ambrogio Lorenzetti on thepower and glory of republics », pp. 93-117.1 1 6 0

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Ramenée à l’essentiel, celle-ci n’a guère variée. La fresque commandée àLorenzetti est destinée « à transmettre une série de messages politiques » (p. 14)77 ;tout le problème est de savoir lesquels. Or, sur ce point, Skinner entend affronter unesolide tradition interprétative, initiée par l’éminent spécialiste de l’histoire politiqueflorentine qu’est Nicolai Rubinstein. Dans son article classique de 1958, Rubinsteinfaisait de la fresque du Palais public la somme visuelle de la philosophie politiqued’Aristote telle que l’a transmise et adaptée Thomas d’Aquin78. La clef de voûte dece système de pensée est le concept aristotélicien de bien commun, qui apparaît icidans sa reformulation thomiste « comme fondement et critère d’un bon gouverne-ment79 ». Le juge vénérable est donc bien l’incarnation allégorique du bien commun,et Ambrogio Lorenzetti l’a placé au centre d’une composition qui, pour la premièrefois peut-être en Occident, expose avec clarté et rigueur un système de penséeconstituant un premier jalon dans l’autonomisation de la culture politique.

Telle est l’interprétation globale contestée par Quentin Skinner, qui refusela filiation entre idéologie civique et tradition aristotélicienne. Il la refuse globale-ment, et pas seulement en ce qui concerne la portée politique de l’œuvre siennoise,dont l’analyse est instrumentalisée pour servir d’argument dans un débat qui ladépasse. Désireux d’écrire une histoire de la liberté antérieure au libéralisme80,Q. Skinner s’inscrit dans une controverse intellectuelle (et pas seulement érudite)qui concerne les origines mêmes de l’humanisme. L’opinion qui a longtempsprévalu fut celle de l’historien Hans Baron, inventeur du concept d’« humanismecivique » : insistant sur le seuil de 1400, qui faisait selon lui une coupure assez netteentre Moyen Age et Renaissance, Baron célébrait la révolution culturelle induite pardes penseurs florentins comme Coluccio Salutati (1331-1406) ou Leonardo Bruni(1370-1444). Ceux-ci avaient forgé l’idée de liberté républicaine comme une armeredoutable dans le combat idéologique qui opposait la « commune » de Florenceà la « tyrannie » des seigneurs de Milan81. Avant eux, nul ne pouvait penser la

77 - Pour plus de commodité, j’indique désormais entre parenthèses dans le corps dutexte le renvoi aux pages du livre de Q. SKINNER, L’artiste en philosophe politique..., op. cit.78 - NICOLAI RUBINSTEIN, « Political ideas in Sienese art: The frescoes by AmbrogioLorenzetti and Taddeo di Bartolo in the Palazzo Pubblico », Journal of the Warburg andCourtauld Institutes, 21, 1958, pp. 179-207.79 - Ibid., p. 184.80 - Je fais ici allusion à son livre La liberté avant le libéralisme, traduit en français en 2000à l’initiative de Pierre Bourdieu pour sa collection « Liber » aux Éditions du Seuil : c’estpar ce biais que P. Bourdieu s’est intéressé à l’œuvre de Q. Skinner, allié objectif d’unelutte symbolique qui se déroulait alors sur un terrain politique autant que méthodo-logique. Le fait que L’artiste en philosophe politique constitue le second volume d’unecollection (« Cours et travaux ») dirigée par le sociologue et inaugurée par son propreScience de la science et réflexivité, le fait aussi d’apprendre que Pierre Bourdieu avait projetéde préfacer l’ouvrage, ont créé des conditions de réception spécifiques au champ intel-lectuel français. Elles n’ont pas joué ailleurs, et notamment en Italie, où les hypothèsesde Quentin Skinner sont discutées pour ce qu’elles sont : des contributions stimulantes,mais non définitives, à un débat d’historiens.81 - HANS BARON, The crisis of the Early Italian Renaissance, Princeton, Princeton Univer-sity Press, [1955] 1966. 1 1 6 1

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république : les gouvernements communaux avaient donc pratiqué une politiquedans l’ignorance totale de ses fondements philosophiques, et se révélaient en toutcas incapables d’affirmer une « idéologie civique indépendante »82.

Cette thèse, qui se révéla aussi féconde qu’elle était brutale et tranchée,domina longtemps le champ académique. Reprenant, en les radicalisant, les critiquesformulées par Paul Oscar Kristeller83, Quentin Skinner conteste énergiquement lacoupure « baronienne » de l’humanisme civique florentin de 1400 et défend unedatation bien plus basse de l’émergence d’une conscience urbaine de la libertérépublicaine, dans l’Italie communale de la première moitié du XIIIe siècle. Cechangement de perspective inspire l’architecture même de sa grande synthèse surLes fondements de la pensée politique moderne, dont les premiers chapitres exposent lelien entre « rhétorique et liberté » à partir du corpus des traités de l’ars dictaminis84.De ce point de vue, L’artiste en philosophe politique n’est pas autre chose qu’une« défense et illustration » de cette thèse centrale. Mais qu’est-ce que l’ars dictaminis ?C’est l’art de la persuasion communale, qui présente à la fois des modèles rhétoriquesde la parole politique et une défense idéologique du gouvernement des cités. Parfoisdestinés à l’usage exclusif des podestats (ainsi le recueil anonyme de l’Oculus pasto-ralis, daté de 1220-1225, qui en est l’œuvre pionnière), les ouvrages d’ars dictaminis,comme le Candelabrum du Florentin Bene ou celui de Guido Faba (v. 1230), consti-tuent un genre spécifique. Le chef-d’œuvre en est certainement le Liber de regiminecivitatum de Jean de Viterbe, achevé en 1253 ; on peut en suivre la veine jusquedans l’ouvrage encyclopédique rédigé en français par Brunetto Latini en 1260, Lilivres dou tresor.

Suivant les intuitions d’Ernst Kantorowicz85, et à partir de ses propresrecherches rétrospectives sur la généalogie intellectuelle de la coupure machiavé-lienne86, Q. Skinner n’a cessé de réévaluer l’importance de ce corpus. En l’occur-rence, l’historien des idées politiques ne fait que suivre un courant historiographiquetrès influent dans le monde anglo-saxon, avec les analyses de Ronald Witt et JohnMundy87. Mais il l’est tout autant en Italie, où les travaux fondateurs d’Enrico Artifoniont montré que la rhétorique constituait non seulement l’un des fondements de la

82 - Telle est, par exemple, la thèse défendue par GEORGE HOLMES, « The emergenceof an urban ideology at Florence », Transactions of the Royal Historical Society, 23, 1973,pp. 111-134, ici p. 124, dans le droit fil des analyses de H. Baron.83 - PAUL OSCAR KRISTELLER, « Humanism and scholasticism in the Italian Renais-sance », in ID., Renaissance thought and its sources, éd. par Michaël Mooney, New York,Columbia University Press, 1979, pp. 85-105.84 - QUENTIN SKINNER, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel,[1980] 2001, pp. 59-68.85 - ERNST KANTOROWICZ, « An “autobiography” of Guido Faba », Medieval and Renais-sance studies, 1, 1941-1943, pp. 253-280.86 - QUENTIN SKINNER, « Machiavelli’s discorsi and the prehumanist origins of republi-can ideas », in G. BOCK, Q. SKINNER et M. VIROLI (éd.), Machiavelli and republicanism,Cambridge, Cambridge University Press, 1990, pp. 121-141.87 - RONALD WITT, « Medieval “Ars dictaminis” and the beginnings of humanism: Anew construction of the problem », Renaissance quarterly, 35, 1, 1982, pp. 1-35 ; JOHN HINE

MUNDY, « In praise of Italy: The Italian republics », Speculum, 64, 4, 1989, pp. 815-834.1 1 6 2

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légitimation du gouvernement communal, mais aussi des modalités concrètes de sonexercice88. Il faut bien comprendre que l’enjeu de cette réévaluation théorique dansl’histoire des idées est essentiellement chronologique. La séquence qui commencedans les années 1220 (Oculus pastoralis) et s’achève en 1260 (Li livres dou tresor)correspond à la conjoncture d’élargissement de la base sociale des régimes urbains.Mais elle est antérieure à la grande vague des traductions intégrales des œuvrespolitico-morales d’Aristote : l’Éthique à Nicomaque ne circule vraiment dans sapremière version intégrale en latin qu’au début des années 1250, et Guillaume deMoerbeke achève sa traduction latine de La Politique dix ans plus tard. D’Aristote,nos auteurs n’ont donc qu’une connaissance imparfaite et indirecte. En revanche,ils connaissent par cœur Salluste, Sénèque, et surtout le Cicéron des Devoirs et deDe l’invention.

Voici ce qui est réellement décisif aux yeux de Quentin Skinner : pouvoiraffirmer que « l’idéologie de l’autonomie républicaine s’est développée dans lespremières décennies du XIIIe siècle, et a largement précédé la redécouverte desœuvres morales et politiques d’Aristote » (p. 19), ou encore, de manière plusabrupte, que « la théorie politique de la Renaissance doit plus à Rome qu’à laGrèce » (p. 110). La différence n’est pas mince : elle réside dans la certitude quela république est le meilleur des régimes. On sait bien que cette idée est étrangèreà la typologie des quatre régimes légitimes (monarchie, aristocratie, démocratie etrégime mixte) posée par Aristote dans la Politique. La commentant, les auteursscolastiques – comme Henri de Rimini, Ptolémée de Lucques, Thomas d’Aquinet jusqu’à Marsile de Padoue – expriment certes quelques préférences, mais défen-dent globalement l’idée que la meilleure forme de gouvernement varie en fonctiondes circonstances. Sans doute la tendance actuelle consiste-t-elle à prendre davan-tage au pied de la lettre que Quentin Skinner ne le fait la doctrine de la souverai-neté populaire développée par Marsile de Padoue dans son Defensor pacis (1324) ;sans doute minore-t-il également l’importance d’un Ptolémée de Lucques qui,dans la continuation du De regimine principium de Thomas d’Aquin, critique ouver-tement le modèle monarchique et pense le regimen politicum (c’est-à-dire le gouver-nement des lois de l’Italie communale) sur le modèle de la cité républicaine89.

88 - ENRICO ARTIFONI, « I podestà professionali e la fondazione retorica della politicacomunale », Quaderni storici, 63, 1983, pp. 687-719 ; ID., « Sull’eloquenza politica nelDuecento italiano », Quaderni medievali, 35, 1993, pp. 57-78 ; ID., « Retorica e organizza-zione del linguaggio politico nel Duecento italiano », in P. CAMMAROSANO (éd.), Le formedella propaganda..., op. cit., pp. 157-182. Voir aussi la version remaniée et augmentée deson article des Quaderni medievali traduit en français sous le titre « L’éloquence politiquedans les cités communales (XIIIe siècle) », dans ISABELLE HEULLANT-DONAT (éd.),Cultures italiennes (XII e-XV e siècle), Paris, Le Cerf, 2000, pp. 269-296. Bonne mise au pointégalement dans PAOLO CAMMAROSANO, « L’éloquence laïque dans l’Italie communale(fin du XIIe-XIVe siècle) », Bibliothèque de l’École des chartes, 158, 2000, pp. 431-442.89 - Voir par exemple MICHEL SENNELART, Les arts de gouverner. Du regimen médiévalau concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 195-196, ainsi que PATRICK GILLI,Au miroir de l’humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne àla fin du Moyen Age, Rome, École française de Rome, 1997, pp. 32-34. 1 1 6 3

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Mais Quentin Skinner a parfaitement raison d’affirmer que l’on trouve chezBrunetto Latini la défense la plus nette du régime républicain : ainsi lorsqu’ildéclare au début de son livre sur les « Seigneuries » qu’il y a trois formes de gouver-nement (« Le premier est le gouvernement des rois, le deuxième le gouvernementdes nobles et le troisième le gouvernement de la commune par elle-même ») etque, parmi eux, « le troisième est meilleur que les autres »90.

Les allégories de Lorenzetti : repolitiser notre regard

Chronologiquement et thématiquement, nous voici bien loin d’AmbrogioLorenzetti, et il faut toute l’habileté rhétorique de Quentin Skinner pour déporterinsensiblement son lecteur, au seuil d’un livre théoriquement consacré à la fresquesiennoise et à son auteur, vers l’analyse, en soi et pour soi, d’un corpus de textescertes déterminants sur le plan de l’histoire des idées, mais sans lien direct ouaffiché avec l’œuvre commandée par les Neuf. Tout le jeu consiste alors à démon-trer que cette base textuelle, antérieure d’un siècle ou presque à la décoration duPalazzo Pubblico, est plus à même d’en éclairer l’iconographie que le courant depensée thomiste qui lui est contemporain. Que l’on n’attende pas de preuvesformelles de cette filiation (à partir, par exemple, d’une analyse philologique desécritures peintes) : non, le seul argument qui intéresse Q. Skinner est celui del’efficacité herméneutique. « C’est dans la littérature pré-humaniste sur le gouver-nement des cités que l’on trouvera l’éclairage le plus efficace sur les effets picturauxde Lorenzetti » (p. 91, nous soulignons). En confrontant l’image peinte aux textesqui l’auraient inspirée, Quentin Skinner met en scène un effet de dévoilement quivaut démonstration. La fresque du Bon Gouvernement ne serait pas la sommevisuelle de l’aristotélisme politique réinterprétée par Thomas d’Aquin, comme lecroit Nicolai Rubinstein, mais l’illustration exacte de la philosophie morale romaine(et notamment cicéronienne) telle que les dictatores (c’est-à-dire les auteurs de l’arsdictaminis) l’ont redécouverte et réinventée.

La Tempérance : les textes, le temps, l’histoire

Et de fait : à lire Skinner, on se convainc souvent que la référence au corpus desdictatores enrichit notre lecture des allégories. Prenons un exemple (apparemment)simple, celui de la vertu de tempérance. Surmontée de son titulus (Temperantia),la figure féminine siège à droite du grand personnage trônant en majesté, entreMagnanimitas et Iustitia. Drapée d’une belle robe bleue, elle soulève un sablier dela main droite, dont elle désigne de l’autre main le sable déjà à moitié écoulé. Cetattribut symbolique n’est pas habituel. D’ordinaire, la Tempérance est représentéeavec à la main deux récipients, versant le liquide de l’un dans celui de l’autre, enmélangeant souvent l’eau et le vin. On dirait aujourd’hui qu’elle « met de l’eau

90 - BRUNETTO LATINI, Li livres dou tresor, éd. par Francis James Carmody, Berkeley,University of California Press, 1948, p. 80.1 1 6 4

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dans son vin » : Ambrogio Lorenzetti lui-même la représente précisément ainsi, en1326, dans la fresque qu’il peint sur les murs de l’église San Francesco de Sienne91.Une telle iconographie correspond effectivement à la conception thomiste de latempérance comme modération : « Le nom même de cette vertu signifie le pouvoirde modérer ou de tempérer quelque chose »92. Le motif du sablier ne peut doncavoir sa source dans cette tradition : c’est dans la littérature cicéronienne que l’onretrouve, selon Skinner, « la clé de l’iconographie originale de Lorenzetti » (p. 104).Se conduire de manière tempérée, écrit Cicéron dans Les Devoirs (I, XXXVI, 131),c’est se conformer à la conduite du temps lui-même : « Nous devons prendre gardede ne jamais bouger trop lentement ou trop rapidement. » On retrouve là uneconception de l’exercice du pouvoir, sinon détachée de l’exigence morale, en toutcas plus « technicienne » dans son principe. Voilà pourquoi Varron, dans son traitésur La langue latine, affirme l’existence d’un lien étymologique entre tempus ettemperentia, et voilà pourquoi un instrument de mesure du temps peut désigner demanière adéquate la vertu de tempérance.

La démonstration de Quentin Skinner est ici classiquement iconographique :le recours à une source textuelle permet de décrypter l’image. Sans doute ne dit-ilpas clairement qu’il s’agit là de la première représentation connue dans la peintured’un sablier, dont les premières attestations documentaires ne sont pas antérieuresau début du XIVe siècle. En effet, contrairement à ce que suggère le sens commun,ce que l’on appelait alors les « verres à heure » (ou les « heures de sable ») servaitd’abord à étalonner les horloges mécaniques sonnant les heures égales. Le sablierest donc une innovation de la première moitié du XIVe siècle, liée au décomptemoderne du temps93. Lynn White a ainsi pu montrer que les allégories de laTempérance s’encombrent au siècle suivant de tous les attributs de la modernitétechnologique, pour sursignifier le fait qu’une conduite tempérée implique unrapport maîtrisé de l’homme au temps, à l’espace et, d’une manière générale, àl’environnement naturel : ainsi, dans un manuscrit du De quattuor virtutibus cardina-lis du pseudo-Sénèque, datant du XVe siècle et aujourd’hui conservé à la SächsischeLandesbibliothek de Dresde, où la figure féminine porte une bride à la bouche,des lunettes à la main, une horloge mécanique sur la tête, aux chaussures deséperons à roulettes et à ses pieds un moulin à vent94. On pourrait aussi développerl’idée que le recours à l’innovation technologique, et notamment à la capacité d’uncontrôle rationnel du temps, fait partie de l’arsenal rhétorique des propagandistesde l’identité urbaine dans l’Italie du Trecento : que l’on songe, par exemple, à la

91 - C. FRUGONI (dir.), Pietro e Ambrogio Lorenzetti, op. cit., p. 192.92 - THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 2a-2ae.93 - GERHARD DOHRN-VAN ROSSUM, L’histoire de l’heure. L’horlogerie et l’organisationmoderne du temps, Paris, Éditions de la MSH, [1992] 1997, pp. 122-123. L’auteur s’appuieici sur les travaux de ANTHONY TURNER, « “The accomplishment of many years”: Threenotes towards a history of the sand-glass », Annals of science, 39, 1982, pp. 161-172.94 - LYNN WHITE JR., « The iconography of Temperantia and the virtuousness oftechnology », in T. K. RABB et J. SEIGEL (éd.), Action and conviction in Early ModernEurope: Essays in memory of E. H. Harbinson, Princeton, Princeton University Press, 1969,pp. 197-219. 1 1 6 5

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description enthousiaste – et strictement contemporaine de la fresque de Lorenzettipuisqu’elle date de 1336 – que le dominicain Galvano Fiamma fait de l’horlogemécanique juchée sur le campanile de San Gottardo in Corte à Milan95.

Exalter le bon gouvernement d’une cité, c’est aussi montrer sa capacité àmobiliser l’innovation technique, et ce dans un contexte général de concurrence,voire de surenchère vis-à-vis de ses rivales. De ce point de vue, le recours à lathématique du temps maîtrisé pour désigner la vertu de tempérance ne se comprendpas seulement comme une sage illustration du texte cicéronien, mais comme sonactualisation dans un tempo politique plus vif. Si Ambrogio Lorenzetti changed’attributs symboliques pour peindre l’allégorie de la Tempérance, passant de lamesure des récipients en 1326 (date à laquelle il peint cette vertu, à San Francesco,avec ses attributs classiques de modération) au récipient de mesure qu’est le sablieren 1338-1339, est-ce vraiment parce qu’il se veut plus fidèle à la cohérence dutexte cicéronien, oublieux de toute référence à la tradition thomiste ? Ne peut-onpas imaginer également que l’allusion à la capacité de maîtrise technologique deSienne lui semble (à lui ou à ses commanditaires) d’une actualité politique plusintéressante, ou plus convaincante ? On le voit : l’interprétation de Quentin Skinnerpeut relancer la réflexion, mais ne saurait à elle seule expliquer de manière uni-voque le sens de l’allégorie. L’analyse des textes peut certes l’éclairer, mais l’histo-rien de la vie politique des cités italiennes ou l’historien des techniques médiévalesa aussi son mot à dire – sans parler des historiens de l’art, puisque Cesare Brandi amontré que la partie de la fresque dont nous discutons est celle qui fut la plusprofondément restaurée après 1356 (on le discerne nettement au motif inversé del’étoffe qui recouvre le banc), et qu’il n’est pas exclu que les figures aient étérepeintes sans toujours tenir compte du travail initial de Lorenzetti96.

La Paix : vaincre les méchants, et contempler son triomphe

Mais poursuivons la lecture des allégories. A l’extrême gauche du banc où siègentles vertus est la Paix, sans doute la plus célèbre et la plus belle des figures fémininespeintes par Lorenzetti. Tenant délicatement un rameau d’olivier et appuyant satête sur son bras droit accoudé sur un coussin orné, elle a le regard tourné vers ladroite et semble contempler, indolente, le calme et la beauté du panorama qui

95 - GALVANO FIAMMA, Opusculum de rebus gestis ab Azone, Luchino et Johanne Vicecomitibus,éd. par Carlo Castiglioni, Rerum italicarum scriptores, Bologne, Zanichelli, n. s., XII, 4,1938, p. 17. Pour un commentaire de ce passage, voir PATRICK BOUCHERON, Le pouvoirde bâtir. Urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIV e-XV e siècles), Rome, École française deRome, 1998, pp. 117-119. Il s’agit d’une des toutes premières attestations documentairesde cette innovation technique (G. DOHRN-VAN ROSSUM, L’histoire de l’heure..., op. cit.,pp. 113-114).96 - CESARE BRANDI, « Chiarimenti su “Buon Governo” di Ambrogio Lorenzetti », Bolle-tino d’arte, 40, 1955, pp. 119-123. Nouvelle approche de cette question (qui renforcel’hypothèse d’une rénovation importante de la fresque par Andrea Vanni dans la secondemoitié du XIVe siècle) dans ROBERT GIBBS, « In search of Ambrogio Lorenzetti’s allegoryof Justice. Changes to the frescoes in the Palazzo Pubblico », Apollo, 149, 1999, pp. 11-16.1 1 6 6

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se déploie sur le mur est : les effets de son bon gouvernement. Sa robe légèreet immaculée, mais aussi sa pose d’inspiration classique, mollement affaissée, ladistinguent de ses consœurs. Nul hiératisme ici : elle semble comme une statueantique parcourue d’un souffle de vie. Mais l’œil moderne se fourvoie en la prenantpour une femme languide : on aperçoit sous le coussin et son pied droit une armureet un bouclier, que l’éclat terni des ors et des argents – bien plus présents dansl’œuvre de Lorenzetti qu’on ne le pense d’ordinaire97 – rend certainement moinsvisibles qu’ils ne l’étaient originellement. La Paix est donc, dans la compositiond’Ambrogio Lorenzetti, en position de triomphe, ou plus précisément, de reposaprès le triomphe. Elle correspond donc bien moins à la définition thomiste d’unepaix comme absence de discorde qu’à la conception romaine (que l’on trouvenotamment chez Prudence, dont la Psychomachie était très lue au Moyen Age) d’unepaix comme victoire sur la discorde. On comprend, d’ailleurs, que les dictatoresconfrontés à l’exacerbation de la conflictualité factieuse risquant de déchirer lapaix civile dans la première moitié du Duecento aient trouvé une ressource intellec-tuelle plus énergique dans cette conception romaine de la paix triomphant sur lesforces de la discorde. Ainsi Orfino de Lodi, écrivant vers 1240, pour qui la paix estl’issue victorieuse de « la bataille et de la fuite de la discorde », ou Jean de Viterbequi exhorte les magistrats à défendre la paix, c’est-à-dire à « libérer les commu-nautés des hommes mauvais et s’assurer de leur soumission » (p. 21).

La soumission des noirs ennemis de la Commune à sa paix armée, c’est trèsexactement ce qu’Ambrogio Lorenzetti a peint à fresque dans la Sala della Pacedu Palais public de Sienne : voyez le cortège des prisonniers entravés que lessoldats en armure de la milice communale traînent au pied du trône où siège levieillard vénérable, en contrebas de l’estrade des Vertus. Ils sont comme lestrophées d’un triomphe, double inversé de la procession des vingt-quatre conseillersqui convergent, eux aussi, vers le trône, pour y apporter la corda/concordia. Mais lacorde des prisonniers n’est pas le lien volontaire de la société politique : elle lescontraint et les soumet, les menant vers le juste châtiment que leurs crimes leurassignent, et jusqu’au châtiment suprême pour celui qu’un voile noir aveugle,signe distinctif du condamné à mort. La diagonale qui mène des captifs jusqu’à laforce victorieuse au repos que représente l’allégorie de la Paix structure doncl’ensemble de la composition du mur nord, et trouve logiquement son écho àl’ouest où est donné à voir le spectacle désolant d’une cité où la paix n’a putriompher de la discorde. Y règne la furor, qui caractérise pour les moralistes romainscomme Salluste la dissension civique créée par une foule sans loi, définition queles auteurs pré-humanistes de l’ars dictaminis reprennent à leur compte, commeOrfino de Lodi lorsqu’il dénonce « la furor suprême de ceux qui méprisent lecaractère sacré des lois98. »

97 - Voir le schéma publié dans M. SEIDEL, Dolce vita..., op. cit.98 - ORFINO DE LODI, « De regimine et sapientia potestatis », in A. CERUTI (éd.), Miscella-nea di storia italiana, VII, 1869, pp. 33-94, ici p. 76. Composé en vers léonins au débutdes années 1240, le traité d’Orfino de Lodi reprend la conception de la furor populidéveloppé notamment dans l’Oculus pastoralis ; voir, sur ce point, DIEGO QUAGLIONI, 1 1 6 7

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Quentin Skinner rapproche à juste titre cette définition de la furor d’unavertissement des Breves de la Commune de Sienne (1250) au sujet des « fures, desmalfaiteurs et de ceux qui jettent des pierres sur les maisons et les édifices publicsde Sienne » (p. 22). Or, certains historiens considèrent aujourd’hui qu’un desenjeux idéologiques de la défense du bien commun était de faire admettre l’idéeque les « maisons et les édifices publics » de la ville étaient protégés par « le carac-tère sacré des lois » dont parle Orfino de Lodi, ou, pour le dire autrement, quel’ombre bienveillante de sacralité projetée par les édifices religieux dont laCommune avaient parfois la charge s’allongeait sur l’ensemble des chantiers édili-taires qu’elle mettait en œuvre. Et voilà pourquoi, sans doute, le monstre à torsed’homme et tête de sanglier qui incarne la furor à la droite du tyran de la cour desVices tient une dague à la main droite et une pierre à la main gauche. Ce « mino-taure » dantesque est comme les fures dénoncés par les statuts de Sienne en 1250 :en jetant des pierres sur les édifices, il endommage l’ordre urbain (la ville duMauvais Gouvernement est matériellement ruinée) en même temps qu’il en outragela sacralité.

Dernier point : on a déjà évoqué la figure de la Concordia, dont le rabot estle symétrique bénéfique de la scie de la Discorde, qui se tient à côté du monstrede la furor. Comment interpréter la présence de cet outil de menuisier ici ? D’évi-dence, l’explication de Chiara Frugoni, qui y voit la marque d’« un grand respectpour le travail manuel99 », est faible. Quentin Skinner nous mène sur une voie plusintéressante en rappelant l’importance de l’aequitas, qui est l’un des fondementsde la paix civique dans la philosophie cicéronienne. L’équité vise à aplanir lesdifférences sociales, aequus étant utilisé ici dans son sens classique, synonyme deplanus (plat, nivelé, lisse). Le rabot est donc bien l’outil de l’aequitas, qui sert àrendre toutes choses égales et planes. Et comment ne pas voir que les vingt-quatre conseillers, tous de taille égale, ont été symboliquement « rabotés » parl’instrument civique d’une concorde qui n’hésite pas à niveler les personnes, lesbiens et les valeurs ? Si nous peinons aujourd’hui à l’admettre, c’est parce que laforce abrasive de l’idéologie libérale (qui reconnaît justement dans l’Italie commu-nale l’un de ses glorieux commencements) a fait du « nivellement » une contre-valeur. Or, la valeur positive de l’aequitas est revendiquée par les dictatores, etnotamment Jean de Viterbe lorsqu’il soutient que les magistrats de la cité doiventêtre « amoureux de l’équité autant que de la justice »100.

« Politica e diritto al tempo di Federico II. L’“Oculus pastoralis” (1222) e la “sapienzacivile” », in Federico II e le nuove culture (Atti del XXXI Convegno storico internazionale, Todi,9-12 ottobre 1994), Spolète, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1995, pp. 3-26.99 - CHIARA FRUGONI, Una lontana città. Sentimenti e immagini nel Medioevo, Turin,Einaudi, 1983, p. 146.100 - JEAN DE VITERBE, Liber de regimine civitatum, éd. par Augustus Gaudentius, Biblio-teca juridica Medii Aevi, Bologne, In aedibus societatis Azzoguidianae, vol. 3, 1901, p. 252.1 1 6 8

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Le Juge, les allégories et le bruit du monde

Telle est la démarche de Quentin Skinner : confronter, de manière systématique,les allégories de Lorenzetti aux textes des dictatores et démontrer par là que lasignification politique de l’œuvre s’en trouve renforcée, dans un sens plus nette-ment républicain. Elle a, de mon point de vue, le grand mérite de repolitiser notreregard sur la fresque du Palais public, c’est-à-dire de rendre plus nerveux, plusénergique aussi, le rapport qu’entretiennent ces images avec les valeurs civiquesdes communes italiennes, qu’une attitude désabusée et paresseuse risque effecti-vement de noyer dans une conception molle et défraîchie du « bien commun ».La vie politique, ses tensions et ses urgences y apparaissent avec plus d’acuité.Encore peut-on estimer que le chemin n’est qu’à moitié parcouru, et que ce n’estpas seulement aux œuvres de théorie politique que la peinture siennoise doit êtreréférée, mais également aux actes de la pratique politique. Le rabot de la Concorde,par exemple, évoque sans doute l’aequitas des Latins. Mais lorsque l’on connaîtl’âpreté des débats que suscitaient les choix fiscaux des communes italiennes– alors confrontées à la décision, profondément politique, de faire peser le prélève-ment sur la fortune estimée des contribuables –, on saisit mieux ce que la questionde l’équité peut avoir de concret et de brûlant : le rabot fiscal est alors, de fait,l’instrument de la Concorde101.

Il en va de même de l’idéal de paix et de justice, qui n’est pas un vain motdans un monde troublé comme l’est celui des communes italiennes du premiertiers du Trecento. Pas plus que l’allégorie de la Paix sur le mur nord, la figureféminine incarnant la Securitas à l’aplomb de la porte de la cité, qui coupe en deuxle mur est des Effets du bon gouvernement, ne saurait inspirer un attendrissementmièvre. Certes, elle est charmante, ainsi dénudée et voletant dans le ciel céruléend’un paysage toscan – rappelons au passage qu’il s’agit ni plus ni moins du premiernu féminin de la peinture occidentale à être chargé d’une valeur positive102. Maisque porte-t-elle dans la main gauche, sinon l’échafaud où l’on discerne nettementun pendu aux yeux bandés ? Quant au cartel qu’elle tient de la main droite, ilaffirme hautement que la sécurité de circulation est la toute première valeur poli-tique des regimi di popolo de l’Italie communale : « Tout homme peut marcherlibrement, sans peur / chacun peut semer et labourer / aussi longtemps que cettecommune / conservera cette dame comme souveraine / car aux méchants elle a

101 - Voir, pour un premier aperçu, PATRICK BOUCHERON, « Les enjeux de la fiscalitédirecte dans les communes italiennes (XIIIe-XVe siècles) », in D. MENJOT et M. SANCHEZ

MARTINEZ (éd.), La fiscalité des villes au Moyen Age (Occident méditerranéen), vol. 2, Lessystèmes fiscaux, Toulouse, Privat, 1999, pp. 153-167, et surtout les contributions rassem-blées dans PATRIZIA MAINONI (éd.), Politiche finanziarie e fiscali nell’Italia settentrionale(secoli XIII-XV), Milan, Unicopli, 2001.102 - MARIA MONICA DONATO, « La “bellissima inventiva”: Immagini e idee nella Saladella Pace », in E. CASTELNUOVO (éd.), Ambrogio Lorenzetti..., op. cit., pp. 23-41, ici p. 24. 1 1 6 9

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retiré tout leur pouvoir103. » Cette dame est la justice, qui est – comme la paixtriomphant des séditieux – une justice de combat contre les méchants. Et, làencore, l’historien de l’Italie communale ne peut pas ne pas penser au programmepolitique du popolo qui exige une justice plus sévère, plus rigoureuse, s’attaquantaux corps des condamnés, n’hésitant pas à supplicier, torturer, exécuter104. Fiscalité,justice, édilité : dans ces trois domaines de l’activité publique, qui constituent lesenjeux les plus lourds de la politique communale, on voit que la fresque siennoises’engage et prend parti – pour une fiscalité plus équitable, une justice plus coerci-tive, une édilité mieux régulée.

Pourtant, ce que recherche Quentin Skinner dans l’œuvre d’AmbrogioLorenzetti est un reflet des idées politiques abstraites qui l’auraient inspirée bienplus qu’un écho des préoccupations politiques concrètes qu’il aurait exprimées.« Pour résumer la théorie constitutionnelle que j’ai exposée, on peut dire qu’elleenferme deux exigences à la fois simples et fortes. Si nous voulons vivre en paix,il nous faut d’abord rétablir une forme de gouvernement reposant sur des signoriélus agissant entièrement selon les lois et les coutumes de leur communauté. Ilfaut ensuite que ces signori soient chacun à tour de rôle, et sans passion, capablesd’accomplir les devoirs de leurs charges d’une manière exemplaire » (pp. 51-52).Tel est, pour l’historien des idées, le message politique délivré par la décorationpeinte de la Sala della Pace. Il est simple, normatif, et s’applique à toutes lesfigures peintes. Ce qui importe peut-être le plus à Quentin Skinner est de montrerque le personnage central de la composition, ce juge vénérable que je renonceencore à qualifier, n’est pas l’incarnation du bien commun tel que N. Rubinsteinle voyait, mais le vir sapiens cicéronien. Cet « homme supérieur et sage » (De l’inven-tion, I, 2), qui nous a persuadés d’abandonner nos manières brutales et de vivresous la loi, est le législateur suprême, qui revit en la personne des magistrats dela commune. Qu’est-ce, en effet, que la Commune, sinon le système politique oùles lois gouvernent elles-mêmes, en tant qu’elles sont incarnées dans les magis-trats ? Comme l’écrit Jean de Viterbe, « ceux qui président aux affaires des répu-bliques doivent être semblables aux lois105 ». C’est pourquoi ils siègent « sur untrône de gloire » et tiennent le sceptre « d’une main forte et le bras tendu ». Et,au total, « les portraits que ces auteurs font de leurs gouvernants sont ceuxd’esclaves ou de serviteurs de l’État » (p. 42).

103 - « Senza paura ogn’uomo franco cammini / e lavorando semini ciascuno, / mentreche tal comuno / manterrà questa donna in signoria, / ch’ ell’ha levata a’ rei ogni balia ».104 - Voir sur ce point les travaux de JEAN-CLAUDE MAIRE VIGUEUR, « Justice et poli-tique dans l’Italie communale de la seconde moitié du XIIIe siècle : l’exemple dePérouse », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1986, pp. 312-330,ainsi que ceux d’ANDREA ZORZI, « Contrôle social, ordre public et répression judiciaireà Florence à l’époque communale : éléments et problèmes », Annales ESC, 45-5, 1990,pp. 1169-1188 ; ID., « La justice pénale dans les États italiens (communes et principautésterritoriales) du XIIIe au XVIe siècle », in X. ROUSSEAUX et R. LÉVY, Le pénal dans tous sesÉtats. Justice, États et sociétés en Europe (XII e-XX e siècles), Bruxelles, Publications des facultésuniversitaires Saint-Louis, 1997, pp. 47-63.105 - JEAN DE VITERBE, Liber de regimine..., op. cit., p. 238.1 1 7 0

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Tel est sans doute le principal point de faiblesse de l’argumentation deQuentin Skinner. Pour lui, une allégorie ne peut renvoyer qu’à une seule idée, etsi le vieillard barbu représente la souveraineté de la loi en tant qu’elle s’incarnedans la figure communale du magistrat, il ne peut pas désigner autre chose. « Ceuxqui ont vu dans cette figure royale une personnification du bien commun mesemblent par conséquent avoir fait fausse route. Il s’agit bien davantage d’unereprésentation symbolique du type de signore ou de signoria qu’une cité doit sedonner si elle veut que les commandements de la justice soient respectés et quele bien commun soit préservé » (p. 95). Dans sa volonté de balayer radicalementtoute possibilité d’assimiler le personnage vénérable du centre de la compositionà l’idée thomiste de bien commun, l’historien s’expose à une série d’argumentscontraires dans le détail desquels je ne m’attarderai pas, renvoyant sur ce pointaux pages très convaincantes de M. M. Donato106.

Contentons-nous ici d’exprimer un étonnement méthodologique : au nomde quoi l’historien, qu’il le soit des textes ou des images, serait-il sommé de statuersur le fait que telle figure représente – ou ne représente pas – telle idée et elleseule ? La lecture de Quentin Skinner enrichit sans aucun doute notre regard surles allégories de Lorenzetti ; mais elle ne saurait invalider définitivement les inter-prétations qui ne sont « concurrentes » que dans l’esprit de celui qui les combat.Car le Juge trônant en majesté au centre de l’estrade des vertus du Bon Gouverne-ment peut incarner et la souveraineté des lois et le bien commun ; on peut, pourl’interpréter correctement, utiliser à la fois les auteurs de l’ars dictaminis d’inspira-tion cicéronienne et la philosophie thomiste, mais aussi d’autres sources visuelles,et remarquer par exemple que l’idéologie communale investit ici une iconographieroyale, que l’on songe à la porte de Capoue de Frédéric II où l’empereur trônanten majesté apparaît encadré de figures en buste incarnant la justice, ou encore àl’effigie de Charles d’Anjou sur le Capitole à Rome107. C’est en se référant à cecorpus iconographique qu’Ernst Kantorowicz a cru discerner au centre de la compo-sition siennoise « un personnage gigantesque semblable à un empereur108 » : inter-prétation fautive sans doute, mais qui a au moins le mérite de pointer le caractèrefondamentalement équivoque de l’image.

S’il faut absolument qualifier l’allégorie centrale de la composition deLorenzetti, on pourrait dire, mais cette formulation n’est en rien exclusive, qu’elledésigne d’abord le gouvernement communal, en tant qu’il s’incarne dans la figuresouveraine d’un juge vénérable. Elle est en cela conforme à la tradition siennoise dereprésentation des magistrats de la ville (notamment dans les statuts enluminés)109.

106 - MARIA MONICA DONATO, « Ancora sulle “fonti” del Buon Governo di AmbrogioLorenzetti: Dubbi, precisazioni, anticipazioni », in S. ADORNI BRACCESI et M. ASCHERI

(dir.), Politica e cultura nelle repubbliche italiane..., op. cit., pp. 43-79.107 - J. POESCHKE, Fresques italiennes..., op. cit., p. 293.108 - ERNST KANTOROWICZ, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au MoyenAge, Paris, Gallimard, [1957] 1989, p. 95. Précisons que The king’s two bodies paraît un anavant l’article fondamental de Nicolai Rubinstein évoqué supra.109 - GIULIA OROFINO, « Decorazione e miniatura del libro comunale: Siena e Pisa »,Atti della Società ligure di storia patria, 103, 1989, pp. 463-491, ici p. 482. 1 1 7 1

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Mais elle s’inspire également du modèle giottesque des fresques du palais duPodestat de Florence qui, d’après Vasari, comportaient une figure « de la Communesous les traits d’un juge (in forma di giudice) qui tient un sceptre à la main et quiest entouré des vertus cardinales110 ». D’autres codes visuels permettent d’enrichirles dénotations idéologiques de l’image : l’emprunt aux symboles de l’autorité (labarbe du vieillard), de la majesté (le trône et la pose frontale), de la souveraineté(le sceptre) ; mais aussi leur réinterprétation dans un cadre communal (la couronneroyale devenant le chapeau bordé de vair des podestats111). Second niveau de déno-tation: ce gouvernement n’est pas celui de n’importe quelle commune, mais de laCommune de Sienne. Le juge est surmonté d’un titulus qui la désigne clairementen tant que Commune Senarum Civitas Virginis ; il brandit comme un bouclier lesceau de la Commune ; à ses pieds figurent les symboles de la fondation mythiquede la ville, la louve et les jumeaux qui la tètent, Senus et Aschinus, dont le nommême (qui désigne également, en latin, la cité elle-même) fait écho avec la personasenex qui la dirige et l’incarne112. Une fois établi le code des dénotations, on peuttrès bien compléter l’interprétation de l’image en établissant – et pourquoi pas àpartir de sources textuelles – une gamme, jamais saturée, de connotations. Skinnera démontré que cette image complexe pouvait être connotée par la théorie poli-tique pré-humaniste des dictatores évoquant la rigueur des lois se confondant avecla stature du magistrat qui en est à la fois maître et serviteur. Mais cela n’empêcheen rien de compléter le système de connotation par l’évocation de la notion tho-miste de bene comune, dans laquelle N. Rubinstein avait sans doute tort de vouloirréduire l’entière signification allégorique de l’image, mais dont on ne peut nierqu’il s’agit d’un concept clef de l’idéologie communale, et qu’au-delà même decette idéologie, il a pu recouvrir un sens politique très concret, dont les effets sefaisaient sentir, précisément, dans ces domaines majeurs qu’étaient la justice, lafiscalité ou l’édilité113.

Au total, lorsque Randolph Starn, rendant compte de la controverse Rubinstein/Skinner, avance prudemment que la figure du vieillard vénérable doit être vuecomme « a multivalent personnification », il prend une position qui n’est guère

110 - G. VASARI, Le Vite..., op. cit., vol. 2, p. 116.111 - Elle le devient même réellement, si l’on en croit la reconstruction graphiqued’Alessandro Bagnolo qui, lors d’une campagne récente de restauration de l’œuvre, acru discerner, en lumière rasante, le dessin d’une couronne de lauriers sous la peinturedu bonnet podestataire. S’agit-il d’un repentir ? Ou doit-on imaginer un état antérieurde la fresque où Lorenzetti aurait laissé coexister couronne impériale et chapeaucommunal, avant de renoncer à cette association politique par trop équivoque ? Surcette découverte récente et sa discussion, voir MARIA MONICA DONATO, « Il “princeps”,il giudice, il “sindacho” e la città. Novità su Ambrogio Lorenzetti nel Palazzo Pubblicodi Siena », in F. BOCCHI et R. SMURRA (dir.), Imago urbis. L’immagine della città nella storiad’Italia, Rome, Viella, 2003, pp. 389-407.112 - E. CARTER SOUTHARD, The frescoes in Siena’s Palazzo Pubblico..., op. cit., p. 60.113 - Voir, par exemple, les réflexions d’ÉLISABETH CROUZET-PAVAN, « “Pour le biencommun” [...]. A propos des politiques urbaines dans l’Italie communale », in ID., Pouvoiret édilité. Les grands chantiers dans l’Italie communale et seigneuriale, Rome, École françaisede Rome, 2003, pp. 11-40.1 1 7 2

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valorisée dans le champ académique tant elle semble triviale, mais qui a de solideschances d’être plus adéquate à son objet que d’autres opinions plus tranchées114.Inversement, si Quentin Skinner adopte une position si risquée au sujet de l’allé-gorie du Vieillard de la fresque siennoise, c’est parce qu’il estime que se joue là,au moins du point de vue symbolique, un débat intellectuel qui, on l’a vu, dépassela portée de l’œuvre de Lorenzetti pour concerner la question globale de la genèsede l’humanisme.

Retour sur la méthode

Soucieux d’évaluer, le plus équitablement possible, les apports concrets de la lectureskinnerienne de la fresque de Lorenzetti, nous voici donc ramenés à l’examenglobal de sa méthode. C’est à ce niveau théorique que se situe la préface qu’OlivierChristin a rédigée pour L’artiste en philosophe politique. Il y célèbre une « triplerévolution politique et pratique ». La première consiste à se défaire de ce qu’ilappelle « le fétichisme du texte, la glose ininterrompue des auteurs classiques, lesgénéalogies fabuleuses » (p. 8). Elle concerne donc la démarche de Quentin Skinnerd’une manière générale, en tant qu’historien des idées115. En refusant de discri-miner dans le corpus des textes disponibles à un moment donné en fonction decritères de valeur, Skinner chercherait à reconstituer une épistémè foucaldienne, etéchapperait ainsi à la litanie glorieuse de l’histoire des idées, où Machiavel neconsent à discourir qu’avec Platon, et Hobbes avec Machiavel. D’où – et c’est ladeuxième « rupture » d’après O. Christin – la mise au point d’une méthode où« c’est l’image qui conduit aux textes, parce qu’elle seule permet d’exhumer aveccertitude une tradition philosophique en partie occultée » (p. 11). Cela amèneQuentin Skinner à mettre à jour une tradition républicaine oubliée, qui aboutit àune autre histoire de la liberté, cicéronienne, et en tout cas indépendante de laformation de l’idéologie libérale.

Je ne reviens pas sur ce dernier aspect, qui commande à l’évidence l’en-semble de la démarche116. La première dimension du projet, en revanche, mériteexamen. Le programme skinnerien a séduit beaucoup d’historiens s’intéressant,selon la formule de Jean-Philippe Genet, « non à l’histoire des idées en tant que

114 - R. STARN et L. PARTRIDGE, Art of power..., op. cit., p. 50. L’auteur y voit « a combi-nation of ruler, saint, and seated magistrate ».115 - Démarche explicitée dans QUENTIN SKINNER, « Motives, intentions and interpre-tations of texts », New literary history, 3, 1972, pp. 393-408, repris sous le titre « Motives,intentions and interpretation », dans ID., Visions of politics, vol. I, Regarding method,Cambridge, Cambridge University Press, 2002, pp. 90-102.116 - On doit rappeler ici que le travail de Quentin Skinner sur l’ars dictaminis s’inscritdans une très longue tradition érudite, et ne peut donc se ramener au dévoilementhéroïque évoqué par Olivier Christin : « Exhumant, à partir de la lecture de la fresquede Lorenzetti, des textes jusque-là négligés, ou plutôt tenus pour quantité négligeable[...] », p. 12. 1 1 7 3

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telle, mais aux idées d’une société donnée117 ». Ce que certains ont pu lui reprocherréside dans l’écart entre les ambitions théoriques affichées et leur mise en œuvrepratique. Le jugement est sans doute trop sévère, mais il est certain qu’à lireattentivement L’artiste en philosophe politique, on s’étonne parfois d’y trouver desanalyses point si éloignées des « généalogies fabuleuses » que Skinner est censédénoncer, lorsque les auteurs se répondent entre eux dans le ciel éthéré des idées,sans que leurs propos soient toujours lestés par le poids des contextes sociaux. Ilest vrai que le grand talent de Quentin Skinner consiste à mobiliser une amplevariété de textes – notamment ceux de l’ars dictaminis – qui se situent au « secondrayon », par rapport aux corpus canoniques de l’histoire des idées. Mais en combi-nant par exemple des énoncés extraits du De regimine et sapientia potestatis d’Orfinode Lodi avec ceux de Li livres dou tresor de Brunetto Latini pour reconstituer cequ’il appelle sa « théorie constitutionnelle », il omet de rappeler que le premier aune tradition manuscrite presque confidentielle alors que le second est très large-ment diffusé. Cette absence de pondération dans l’usage des textes empêche, dansun contexte médiéval, de juger des conditions réelles de réception sociale desidées politiques.

En ne s’intéressant qu’aux textes dits « politiques » sans se soucier de décrireconcrètement les modalités matérielles de leur diffusion, il n’est pas certain que l’onpuisse reconstituer le « langage d’une époque » (selon l’expression d’O. Christin),comme l’a fait, par exemple, Michael Baxandall pour comprendre ce qui étaitperceptible à « l’œil du Quattrocento »118. Ce dernier avait, notamment, largementutilisé les sources de la prédication – singulièrement absente dans l’analyse deQuentin Skinner. Elles sont pourtant essentielles pour qui veut saisir la manièredont la parole politique circule, diffuse et pénètre dans la société communale. Unseul exemple permet de s’en convaincre : dans une étude récente, Rosa Maria

117 - JEAN-PHILIPPE GENET, La genèse de l’État moderne. Culture et société politique enAngleterre, Paris, PUF, 2003, p. 262. Dans ce passage, l’auteur critique la « stratégie derecherche » de Quentin Skinner, s’appuyant notamment sur les analyses de JAMES

TULLY, « The pen is a mighty sword: Quentin Skinner’s analysis of politics », in ID.(éd.), Meaning and context. Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Cambridge Univer-sity Press, 1988, pp. 7-25.118 - MICHAEL BAXANDALL, L’œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de laRenaissance, Paris, Gallimard, 1985. Notons au passage que c’est en engageant un dia-logue explicite avec la méthode de M. Baxandall que Pierre Bourdieu fut amené àénoncer « le paradoxe de la compréhension historique d’une œuvre ou d’une pratiquedu passé – celle de Piero della Francesca par exemple – ou d’une pratique ou d’uneœuvre émanant d’une tradition étrangère – le rituel kabyle » en posant cette précaution,que je crois fondamentale : « Il faut, pour suppléer à l’absence de la compréhension[véritable] qui est immédiatement donnée à l’indigène contemporain, faire un travailde reconstruction du code qui s’y trouve investi ; mais sans oublier pour autant que lepropre de la compréhension originelle est qu’elle ne suppose aucunement un effortintellectuel de construction et de traduction ; et que l’indigène contemporain, à la diffé-rence de l’interprète, investit dans sa compréhension des schèmes pratiques qui n’af-fleurent jamais en tant que tels à la conscience [à la façon par exemple des règles degrammaire] » (PIERRE BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,Paris, Le Seuil, 1992, p. 433).1 1 7 4

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Dessı a fort bien décrit la manière dont le verset biblique déjà maintes fois évoqué,qui exhorte les puissants à l’amour de la justice (« diligite iustitiam qui iudicatisterram »), devient au XIIIe siècle un lieu commun de ce qu’elle appelle « la commu-nication verbale et visuelle ». Les vers latins que peignent Simone Martini danssa Maestà, puis Ambrogio Lorenzetti dans la Sala della Pace sont cités dans l’Oculuspastoralis, chez Jean de Viterbe et presque tous les dictatores. Mais on les retrouveégalement chez Dante et Giovanni Villani. Surtout, depuis le Sermo ad iudices dePietro Cantore jusqu’à la prédication du dominicain Remigio de’ Girolami àFlorence en 1293-1295, R. M. Dessı montre que le verset biblique du Livre de laSagesse devient le thema obligé pour toute exhortation aux puissants, et un « slogande gouvernement des communes italiennes » fournissant « une légitimation sacréede la potestas juridique et, dans le même temps, la promesse d’un gouvernement depaix et de concorde119 ».

D’autres textes pourraient être mobilisés pour éclairer le sens politique del’œuvre. A commencer d’ailleurs par les inscriptions peintes elles-mêmes : il estétonnant qu’un historien des textes comme Quentin Skinner prenne si peu enconsidération les soixante-deux vers de la « chanson » qui résonne sur les trois mursde la Sala della Pace, sinon pour proposer un commentaire philologique d’un mot(per) d’un seul vers (un ben comun per lor signor si fanno), qui n’a apparemment pasconvaincu les spécialistes120. Il est vrai que, de l’avis même de Furio Brugnolo, lesécritures peintes de l’œuvre siennoise forment un « un objet qui reste encore pourune bonne part à explorer et qui demeure fuyant121 ». Au fond, et comme l’a trèsbien remarqué M. M. Donato, c’est l’idée même de sources textuelles sur laquelles’appuie Quentin Skinner qui est la plus contestable. En cherchant à tout prix unseul texte (ou un seul groupe de texte) comme principe explicatif de l’image,l’historien de Cambridge dévoile peut-être son attirance pour la Renaissance, dont

119 - ROSA MARIA DESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale.Intorno ai protesti di Giannozzo Manetti e alle prediche di Bernardino da Siena », inG. AUZZAS, G. BAFFETTI et C. DELCORNO (éd.), Letteratura in forma di sermone. I rapportitra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI, Florence, Olschki, 2003, pp. 201-232, icip. 224, étude, à mes yeux décisive pour la compréhension du thème de la Paix dansla fresque de Lorenzetti. Voir aussi, sur ce point, son article récent : « Pratiche dellaparola di pace nella storia dell’Italia urbana », Pace e guerra nel basso Medioevo. Atti delXL Convegno storico internazionale, Todi, 12-14 ottobre 2003, Spolète, Centro italiano distudi sull’alto Medioevo, 2004, pp. 271-312, ainsi que ID. (éd.), Prêcher la paix et disciplinerla société. Italie, France, Angleterre (XIII e-XV e siècle), Turnhout, Brepols, 2005.120 - Le vers, qui se rapporte aux allégories du Bon Gouvernement, est généralementcompris comme la volonté affirmée de « faire du bien commun leur seigneur » – ce quirenforce évidemment l’interprétation de Nicolai Rubinstein. Quentin Skinner proposede traduire plutôt dans le sens suivant : « Là où la justice conduit de nombreuses âmesà agir ensemble, elles peuvent espérer créer un idéal de bien commun où y parvenir,grâce à l’action de leur signore » (p. 98). Car, selon lui, per ne peut signifier ici que« par l’action de », ce que conteste Furio Brugnolo en prenant appui sur de nombreuxexemples dantesques (F. BRUGNOLO, « “Voi che guardate...” », art. cit., pp. 318-319,n. 37).121 - Ibid., p. 318. 1 1 7 5

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il est l’éminent spécialiste. Car ce qui caractérise la peinture de la Renaissance estbien, effectivement, ce rapport étroit et circulaire entre l’autorité d’un texte etl’interprétation qu’en donne une image. Or, contrairement à une idée reçue, leMoyen Age développait certainement un rapport beaucoup plus libre avec lesauctoritates, si bien qu’il est sans doute illusoire de chercher, pour le XIVe siècle,la source textuelle d’une image. Tout se passe au fond comme si Quentin Skinnerappliquait une méthode herméneutique plus adéquate à l’analyse de la Chambrede la Signature de Raphaël qu’à la fresque du Palazzo Pubblico de Lorenzetti122.

La défense de N. Rubinstein s’en trouve dès lors facilitée. Dans un texteécrit en 1997, il maintient sa position et réaffirme l’inspiration aristotélicienne del’œuvre d’Ambrogio Lorenzetti, adaptée au contexte chrétien par Thomas d’Aquin,puis au contexte italien par ses continuateurs (Ptolémée de Lucques et Remigiode’ Girolami notamment). Le bien commun est « meilleur et plus divin » que lesbiens particuliers : l’idée d’Aristote, reprise par Thomas d’Aquin dans son traitéinachevé De regimine principum, est selon lui « communalisée » par Ptolémée deLucques pour qui les peuples qui ont « l’âme virile et le courage au cœur et qui fontconfiance à leur intelligence » comme les peuples d’Italie centrale et septentrionalepréfèrent la république. Il n’y a donc pas de contradiction entre la référence tho-miste et l’engagement républicain, et Quentin Skinner a tort d’opposer deux corpsde doctrine (l’ars dictaminis d’une part, l’aristotélisme thomiste de l’autre) commedeux blocs de pensée incompatibles. Au total, tout en persistant à affirmer que lafresque siennoise « reflète pour la première fois dans le champ de l’iconographiel’impact de la redécouverte de la doctrine politique d’Aristote sur la pensée poli-tique du temps », N. Rubinstein admet que l’aristotélisme n’est pas l’unique sourced’une œuvre dont il reconnaît aisément « l’éclectisme doctrinal »123. Voici peut-être ce qui manque le plus à Quentin Skinner comme historien des images, maisaussi comme historien des textes médiévaux : le sens de cet « éclectisme doctri-nal », si naturel aux médiévistes, et sans doute si étrange aux yeux d’un spécialistede la philosophie politique classique. Un éclectisme qui s’exprime également dansles sources que Skinner utilise comme arguments : s’il cite abondamment la partiede Li livres dou tresor qui est sans conteste inspirée des écrits des dictatores dupremier XIIIe siècle, il ne se prive pas pour autant de puiser dans le livre intituléEtike, li livres Aristotles, dans lequel Brunetto Latini écrit ouvertement qu’il entend« fonder son édifice sur le livre d’Aristote124 ».

Il reste un dernier point à élucider – mais il est essentiel. Souvenons-nousde ce qu’écrit O. Christin dans sa préface : la force de la méthode de QuentinSkinner viendrait du fait que, chez lui, « c’est l’image qui mène au texte ». D’unecertaine manière, cette remarque rend bien compte de l’effet de lecture produit

122 - Je reprends là un argument développé dans M. M. DONATO, « Testi, contesti,immagini politiche... », art. cit., ici pp. 321-333.123 - NICOLAI RUBINSTEIN, « Le allegorie di Ambrogio Lorenzetti nella Sala della Pacee il pensiero politico del suo tempo », Rivista storica italiana, 109, 1997, pp. 781-802,ici p. 788.124 - BRUNETTO LATINI, Li livres dou tresor..., op. cit., p. 175.1 1 7 6

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par L’artiste en philosophe politique. Celui-ci est en effet animé par une théâtralitéque l’on dirait volontiers baroque. Après avoir très rapidement présenté l’œuvrepeinte et sa volonté d’en expliquer le sens politique, Skinner expose, méthodique-ment, la « théorie constitutionnelle » que compose, selon lui, la combinaison desénoncés de l’ars dictaminis. Il n’est plus alors question d’images : Skinner a substituéà la peinture un monde de textes qui fait écran. Puis vient le temps du dévoile-ment : le rideau tombe, la peinture réapparaît, les allégories prennent sens. Ellesse trouvent soudainement éclairées par les textes que l’on a lus sans savoir qu’ilscommentaient les images que l’on ne voyait plus mais que l’on voit à nouveau,transfigurées et réinterprétées. Convenons qu’il y a presque du tour de passe-passedans cette savante dramaturgie. Pour Skinner, Lorenzetti « ne se contente pasd’illustrer une idéologie existante de la vie civile. Il contribue, simultanément, àproduire cette idéologie » (p. 82). Mais l’historien avoue plus loin qu’il a « surtoutenvisagé jusqu’ici les fresques de Lorenzetti comme la traduction visuelle d’uneidéologie » (p. 109). Autrement dit, de la manière dont, par les moyens propres dela peinture – c’est-à-dire par sa force de création visuelle, plus que de la traductiond’idées politiques qui lui serait exogène –, Lorenzetti a pu contribuer à la produc-tion d’une idéologie, Quentin Skinner ne parle guère. Et si résidait là, pourtant,la principale force de conviction de l’œuvre politique d’Ambrogio Lorenzetti ?

De l’autre côté des images : un récit d’espaces

Au seuil du troisième chapitre de L’artiste en philosophe politique, Quentin Skinneradmet s’être « consacré jusqu’ici au mur nord de la salle des Neuf, et donc à lareprésentation par Lorenzetti de l’idéal d’un gouvernement vertueux », et annoncesa volonté d’« élargir la perspective et [de] considérer l’organisation d’ensemblede la fresque » (p. 129). Ce qui vaut au lecteur quelques belles pages, notammentsur les personnages qui dansent au centre de la ville (on y reviendra), ces imagesramenant toutefois Skinner à réenvisager le sens de l’allégorie de la Justice. Rienn’y fait : le regard de l’historien des idées politiques est aimanté par le mur nord,comme si toute tentative de diversion se trouvait contrariée par la certitude quec’est bien ici, à ce niveau d’abstraction, que se joue l’essentiel. Cette captation duregard – captif comme le sont les prisonniers encordés – tient au fonctionnementpictural de l’œuvre même, dont M. M. Donato a bien montré qu’elle était physique-ment tripartite (trois murs) mais conceptuellement binaire (réalisme et allégorie)125.Or, comme je l’ai déjà signalé, cette partition dans la représentation entraîneinévitablement une dichotomie de l’analyse, mutilante pour la compréhension del’œuvre : aux historiens des idées l’étude des allégories du Bon Gouvernement, auxhistoriens de la vie urbaine ou de l’espace rural la description de ses effets.

125 - M. M. DONATO, « Il pittore del Buon Governo... », art. cit., p. 212. 1 1 7 7

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Allégorie et réalisme à fronts renversés

Comment casser ce partage des rôles ? D’abord, sans doute – et c’est la premièredes pistes que j’évoquerai –, en remarquant que le réalisme et l’allégorie ne sontpas nécessairement distribués aussi simplement qu’on ne le pense sur les paroisde la Sala della Pace. Voici deux chevaliers en armure, agenouillés au pied du trôneoù siège le Juge, lui offrant un modèle réduit de château en signe d’hommage.Réplique laïcisée de la scène traditionnelle de dédicace d’église où un prince offreau saint trônant en majesté la maquette de l’église qu’il lui consacre, la scènedésigne avec force la dimension sacrée de ce geste de soumission politique126.Soumission territoriale des feudataires du contado à la souveraineté de la cité (et,dans ce cas, le château fait écho aux « portraits topographiques » des castelli de lasalle de la Mappemonde). Mais aussi, et d’une manière plus idéologique, soumis-sion politique des milites porteurs de certaines valeurs sociales (la culture courtoise,connotée ici par l’allure, la coiffure, la barbe effilée...) qui déposent au pied de laCommune, de la force de la loi et du bien commun, la tour (car, au fond, l’édificepeut aussi désigner une de ces tours gentilices qui hérissent encore les cités ita-liennes), symbole de leur pouvoir sur la ville127. Derrière eux, on l’a déjà dit, desfures sont en état d’arrestation, attachés par une corde, pour l’un d’entre eux déjàpromis à la mort, et amenés en triomphe au centre de la fresque par des hommesen armes. Parmi ces derniers se peuvent distinguer deux groupes : d’une part, lamilice communale proprement dite, brandissant bien haut lances et boucliers (surlesquels on peut identifier le lion rampant, emblème du popolo) et, d’autre part,derrière eux et au second plan, les contadini recrutés par les Neuf en 1302 pourmaintenir la paix. Rapports complexes d’alliance et de domination entre la cité etle contado, clivage de la société politique entre Militia et Popolo, antagonisme socialet culturel dont la conflictualité est médiatisée par la loi, partage entre la forcelégitime et la violence débridée... On pourrait développer à loisir tous ces thèmesessentiels à partir de cette seule scène, dont on comprend bien qu’elle ne se contentepas de représenter allégoriquement des abstractions politiques, mais qu’elle donneà voir, en même temps, les conditions concrètes de l’exercice du pouvoir.

Si l’allégorie n’est pas une fuite hors du réel, l’inverse est aussi vrai : lareprésentation que l’on juge « réaliste » des Effets du bon gouvernement comporteune puissante charge allégorique. On ne la perçoit bien que si l’on parvient à

126 - Comme dans une représentation contemporaine de la fresque de Lorenzetti (maisantagoniste du point de vue politique puisqu’elle célèbre le bon gouvernement de laseigneurie d’Azzone Visconti) où l’on voit des représentations allégoriques des citéssoumises à la domination des seigneurs de Milan déposer aux pieds de saint Ambroise,patron et protecteur de la capitale lombarde, une maquette représentant chacune deces villes, elles-mêmes défendues par leurs saints patrons (P. BOUCHERON, « Tout estmonument... », art. cit.).127 - Sur cette problématique, voir les travaux essentiels de JEAN-CLAUDE MAIRE VIGUEUR,Cavaliers et citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale, XII e-XIII e siècles, Paris,Éditions de l’EHESS, 2003.1 1 7 8

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s’extraire des pièges à regard que sont les effets de réel placés par AmbrogioLorenzetti en maints endroits de sa fresque, comme un chasseur pose ses collets.Ainsi pour l’énigmatique groupe de « jeunes gens tournoyant de façon solennelle »(p. 148) au milieu de la ville. Que voit-on, ou, plus précisément, qui voit-on ?Quelqu’un chante et joue du tambourin. A droite de cette figure statique, deuxfigures, de dos. Puis trois autres, se présentant de profil au spectateur, s’effleurantles doigts plus qu’ils ne se donnent la main, et se déhanchant légèrement : ilsdansent. La ronde est complétée, à gauche du chanteur, par quatre autres jeunesgens, toujours dans la même attitude. Mais ce n’est pas une ronde, ou du moinspas une ronde fermée, car elle serpente et passe sous le pont que forment lesmains jointes des deux derniers danseurs. Un, puis deux, puis trois, puis quatrepersonnages. Dix en tout, selon une suite platonicienne bien connue au MoyenAge ; et parmi eux un chanteur et neuf danseurs, comme il y a neuf vertus sur lemur nord et neuf vices à l’ouest, et comme l’on retrouve, en sortant du palais parla place du Campo, neuf segments pavés de briques sur la place. Voici qu’emportépar le rythme de cette chorégraphie silencieuse, le spectateur se met à compter,confondant l’espace représenté et l’espace réel, et qu’il retrouve dans ce tempoquelque chose comme une basse sourde qui chante, de manière discrète maisinsistante, l’omniprésence des Nuove dans la ville qu’ils dirigent.

Par la seule force du nombre s’insinue de l’étrangeté dans cette scène appa-remment banale : des jeunes filles dansent dans la rue. Car il s’agit bien de jeunesfilles, n’est-ce pas ? Depuis le XVIIIe siècle au moins, nul n’en doute : ces robeslongues et ses traits fins ne peuvent appartenir qu’à de belles damoiselles – desvierges, même, ajoutent certains commentateurs128. Cette manière de juger del’identité d’un personnage sur sa mine, et de déterminer son sexe en se fiant ànotre seule impression de spectateurs modernes, n’est pas sans risque. L’imagemédiévale est évidemment codée : comme l’a montré Jane Bridgeman de manièresans doute définitive, ce qui distingue le genre féminin parmi tous les personnagespeints à fresque par Ambrogio Lorenzetti dans la Sala della Pace, c’est un ensemblede critères (le galbe de la cheville, les cheveux longs tressés le long du dos ouenroulés en chignon, la poitrine) qui, tous, manquent aux « danseuses » aux cheveuxcourts et à la poitrine plate. Les danseuses sont donc des danseurs, et même desdanseurs professionnels puisqu’il s’agit de ces giullari itinérants auxquels se réfè-rent les statuts siennois de 1309-1310, même s’il n’est pas exclu que le peintre aitégalement voulu rendre une certaine ambiguïté sexuelle attribuée à ces person-nages, ce que dénonceront plus tard des moralistes comme Matteo Palmieri ouLeon Battista Alberti129.

Dès lors, le sens de la scène change : il ne s’agit pas de la ronde innocenteet spontanée de jeunes filles en fleurs (où a-t-on vu, d’ailleurs, qu’elles pouvaient

128 - Par exemple JACK M. GREENSTEIN, « The vision of peace: Meaning and representa-tion in Ambrogio Lorenzetti’s Sala della Pace cityscapes », Art history, 11, 1988, pp. 492-510, ici p. 496.129 - JANE BRIDGEMAN, « Ambrogio Lorenzetti’s dancing “maidens”: A case of mistakenidentity », Apollo, 133, 1991, pp. 245-251. 1 1 7 9

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ainsi danser dans la rue ?) mais de la danza ad arco, performance codifiée de dan-seurs professionnels employés par les gouvernements communaux pour participerà une forme complexe de ritualité politique. Car plutôt que des fleurs, ces person-nages portent sur leur vêtement des signes autrement plus inquiétants. Des verssemblent envahir la robe jaune du danseur qui se tient au plus près du bord de lafresque ; à gauche – et nous tournant le dos – se trouve un personnage sur lequelon reconnaît plutôt des insectes ailés, mites ou libellules ; et c’est pis que mitées,proprement en lambeaux, qu’apparaissent les autres robes des giullari. Vers etmites sont les symboles de la tristitia, ce vice de tristesse et de morosité que lesmoralistes chrétiens ont depuis longtemps pris pour cible130. Or, comme l’a bienmontré Quentin Skinner qui reprend sur ce point l’hypothèse de J. Bridgeman,les auteurs de l’ars dictaminis (Albertano da Brescia, Guido Faba notamment) ontinvesti pour le politiser le système des péchés développés par l’Église. Il faut, dansla vie civile aussi, lutter contre la tristitia en exprimant son gaudium, la joie donc,mais qui est moins ici l’élan d’une âme que l’émotion obligée de l’homme en tantqu’il est un animal politique131. Ainsi, préconise Jean de Viterbe, le podestat doit-il terminer son discours par un appel au gaudium132.

Et pour exprimer ce sentiment de mobilisation émotionnelle, quoi de mieuxqu’une danse festive et solennelle, à la manière de ce tripudium que Sénèquedécrivait comme une danse majestueuse à trois temps ? Quentin Skinner cite, àl’appui de son interprétation, la Gratulatio d’un podestat qui adresse en 1310 sesfélicitations aux citoyens de Padoue ayant surmonté leurs divisions : « Vos lettresannonçant la paix ont suscité d’immenses gaudia dans nos cœurs et se sont pour-suivis avec une danse de tripudium marquant l’exultation de toute la populationde Padoue133. » On en déduit donc que « les danseurs étaient là pour marquer lerejet de la tristitia et exprimer leur joie respectueuse face aux scènes de paix civileet de gloire les entourant » (p. 163). La scène représentée ici n’est certes pas uneallégorie : aucun titulus ne la surplombe en la désignant, et elle ne saurait se réduireà illustrer une idée. C’est bien une pratique sociale qu’elle met en scène, mais

130 - CARLA CASAGRANDE et SYLVANA VECCHIO, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age,Paris, Aubier, 2002.131 - Cette histoire politique des émotions est aujourd’hui l’un des chantiers historio-graphiques les plus prometteurs, notamment pour le haut Moyen Age ; voir, par exemple,les travaux de Barbara H. Rosenwein, qui développent la notion féconde de « commu-nautés émotionnelles » (BARBARA H. ROSENWEIN, « Pouvoir et passion. Communautésémotionnelles en Francie au VIIe siècle », Annales HSS, 58-6, 2003, pp. 1271-1292) ouceux de PHILIPPE BUC, Dangereux rituel. De l’histoire médiévale aux sciences sociales, Paris,PUF, 2003 – où l’on peut notamment lire, sur le sujet qui nous intéresse ici : « Tristitia etlaetitia étaient des postures corporelles publiques qui manifestaient intentionnellementl’inimitié ou l’amitié politique » (p. 81). Voir également, dans un cadre urbain et pourla fin du Moyen Age, les études récemment rassemblées dans ÉLODIE LECUPPRE-DESJARDIN et ANNE-LAURE VAN BRUAENE (éd.), Emotions in the heart of the city (14th-16th century), Turnhout, Brepols, 2005.132 - JEAN DE VITERBE, Liber de regimine civitatum..., op. cit., p. 231.133 - « Gratulatio patavini potestatis atque reipublicae patavinae », dans LUDOVICO

MURATORI, Antiquitates Italicae, Milan, 1741, vol. 4, p. 131.1 1 8 0

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une pratique énergiquement ritualisée et à forte valeur symbolique – valeur elle-même enrichie par le mode de représentation très codifié choisi par le peintre.Lorenzetti semble vouloir ici déstabiliser la dichotomie figurative qu’il utilise habi-tuellement : pas de titulus, mais pas non plus d’effet de réel, ou plus exactementun trouble qui vient se loger au cœur même de l’effet de réel. Dans cette brècheentre le réalisme et l’allégorie, aux bords incertains et comme enveloppée d’unnimbe de silence, peut s’engouffrer une lecture proprement politique de l’œuvre,politique au sens où elle est de manière indistincte pratique et théorique134.

Espace pictural, espace public

Ainsi le réel lui-même n’est-il pas aussi assuré qu’on le pense. Telle une onde dechoc fuyant son épicentre, l’inquiétude peut alors se propager, du groupe desdanseurs à l’ensemble du panorama urbain qu’il polarise. Pour le comprendre, ilfaut se tourner vers les analyses les plus savantes des historiens de l’art, concernantnon pas l’iconographie mais les principes formels de composition figurative, carc’est en mobilisant les moyens propres de la peinture que Lorenzetti donne àvoir cet effet de déstabilisation. Or, celui-ci est d’autant plus saisissant qu’il vientdémentir, et de manière diffuse, une première impression d’ordre, d’harmonie etde régularité. Tandis que les allégories sont disposées sur le mur nord selon lalogique visuelle d’une perspective frontale, à la manière de la Maestà de Duccioou de celle de Simone Martini, l’espace semble se creuser si l’on regarde le murest. Plus des trois quarts de la surface peinte y sont occupés par les lignes defuite des édifices de la ville, dont les angles vifs saturent l’espace, le découpent,l’ordonnent rigoureusement. On l’a dit : Ambrogio Lorenzetti fut unanimementloué par ses contemporains comme un maître de la construction perspective. Dansses Annonciations notamment, il est le premier à faire converger les lignes derécession non vers un axe mais vers un point. Erwin Panofsky y a vu un jalonessentiel dans la mathématisation de l’espace : Lorenzetti est un pionnier qui« rend l’“espace systématique” moderne matériellement visible135 ».

Reprenant le dossier du système perspectif chez Lorenzetti, Daniel Arassea nuancé ce schéma panofskyen. Il l’a fait pour l’essentiel à partir du thème icono-graphique de l’Annonciation, qui entretient une affinité particulière avec laconstruction géométrique de l’espace pictural : peindre le moment où le Verbes’incarne dans la chair, ce n’est pas seulement donner figure à l’immensité faisantirruption dans la mesure, mais représenter l’écart qui consiste « à faire pénétrerun “corps” dans un “lieu” qui ne saurait le contenir136 ». Cet assouplissement du

134 - Je me situe ici dans l’écho de l’adieu à la philosophie politique exprimé notammentdans ALAIN BADIOU, Abrégé de métapolitique, Paris, Le Seuil, 1998.135 - ERWIN PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique, Paris, Éditions de Minuit,1975, p. 125.136 - D. ARASSE, L’Annonciation italienne, op. cit., p. 92. 1 1 8 1

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schéma perspectif de Lorenzetti pensé par Panofsky comme un espace mathémati-quement unifié vaut aussi, me semble-t-il, pour la fresque du Palazzo Pubblico deSienne. Ce qui s’y déploie n’est en rien la rigueur ordonnée vue à travers la finestraalbertienne. Le panorama urbain grouillant et foisonnant y est aux antipodes del’espace cristallin de la fameuse « cité idéale » d’Urbino, qui « n’offre rien à voirqui se puisse raconter137 ». Au contraire, ici, s’il y a tant de chose à narrer, c’est quela temporalité y est aussi fractionnée que l’espace est difracté. Non pas un espaceet une historia, mais des lieux, des corps et des récits138. Ce « tumulte » au sensalbertien vient du fait que l’espace de Lorenzetti est, comme celui de Duccio,fondamentalement aristotélicien, au sens où il ne représente pas autre chose que« la somme des lieux occupés par des corps139 ». Sans doute inspirée par les arts dela mémoire, cette conception de l’espace, antérieure à la réduction albertienne parlaquelle un lieu unifié fera corps avec une seule histoire, est celle d’une juxtapositionde « boîtes locales » où prennent place figures et récits140.

Et de fait : sur la paroi des Effets du bon gouvernement, scènes et édifices dela vie urbaine sont bien disposés comme des « boîtes locales » occupant l’espacedans une perspective empirique giottesque. A gauche du groupe des danseurs, deshommes sont assis sous un portique, sans doute occupés à jouer aux dés. Deboutderrière eux, deux hommes en grande conversation : commentent-ils la partie quise joue ? Et les deux enfants qui se pressent près du banc, que se disent-ils ?L’espace est ouvert, mais ménage des lieux séparés : à chaque maison sa scène deparole. A droite des danseurs, on devine l’animation de l’échange verbal dansl’échoppe du marchand de chausses ; mais celle-ci flanque l’école où résonne,studieuse, la voix du maître, qui surplombe ses élèves attentifs du haut de sonpupitre. Si l’on peut reconstituer la gamme complète des paroles urbaines – impé-rieuse ou participative, tantôt amicale et tantôt conflictuelle –, les angles vifs desbâtiments découpent des bribes de récits, des lambeaux de conversation dont lebrouhaha fait le paysage sonore de la ville. Du haut de leurs balcons couverts, desjeunes filles se penchent pour voir passer, et commenter sans doute, le cortègenuptial, tandis que, chevauchant en sens opposé, deux milites passent au secondplan, derrière la boutique du marchand, dont l’arrête vive tranche les silhouettescomme l’on coupe une conversation.

Attention, pourtant, à ne pas substituer à l’image trompeuse d’un ordrerenaissant le fantasme tout aussi chimérique d’un désordre médiéval. Même s’il

137 - HUBERT DAMISCH, L’origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1993, p. 193.138 - LEON BATTISTA ALBERTI, De Pictura, I, 19 : « Ainsi, laissant le reste de côté, je nementionnerai que ce que je fais quand je peins. D’abord j’inscris sur la surface à peindreun quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en véritécomme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être consi-dérée ; puis j’y détermine la taille que je souhaite donner aux hommes dans la peinture »(d’après la traduction récente de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, LEON BATTISTA

ALBERTI, La peinture, Paris, Le Seuil, 2004, p. 83).139 - D. ARASSE, L’Annonciation italienne..., op. cit., p. 59.140 - JEAN-PHILIPPE ANTOINE, « Mémoire, lieux et invention spatiale dans la peintureitalienne des XIIIe et XIVe siècles », Annales ESC, 48-6, 1993, pp. 1447-1469.1 1 8 2

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n’obéit pas à une construction géométriquement homogène et unifiée, rien n’estplus strictement régulé que l’espace de la cité heureuse de la Sala della Pace. Surce point, les analyses classiques de John White sont décisives. Elles permettentde contraster les deux murs qui se font face, et ce non seulement du point devue de l’iconographie, mais aussi du point de vue de l’agencement formel. Toutau long du mur occidental, le mauvais gouvernement répand les ténèbres sur laterre morte et la désolation sur une ville rongée par la haine. D’où vient l’angoisseprofonde qui, au-delà même de ce qui est représenté, étreint le spectateur ?J. White en dévoile le ressort, d’autant plus puissant qu’il peut rester longtempsinaperçu : l’espace pictural lui-même semble démembré, désaccordé, strident.« Rien ne cadre, aucun édifice ne conduit vers un autre – tout est difficile141. »Dans la ville du Bon Gouvernement également « tous les édifices sont de biais ».Mais cette distorsion obéit à un principe d’ordre : « Tous fuient à partir de cecentre, dont la ligne de partage est mise en évidence par une rue grimpant entreles maisons, derrière la façade qui ferme l’espace sur la gauche142. » L’inclinaisondes toits donne l’impression que les maisons sont disposées sur des gradins, commeau théâtre de cette représentation politique qui se joue au rythme solennel desgestes des danseurs.

Ainsi, poursuit J. White, « la réduction de toutes les formes architecturalesest donc calculée à partir du centre de la cité143 ». De là l’impression d’étrangetéque procure la vision de cette scène urbaine : formes et figures ne diminuent passeulement dans le sens de la profondeur (ce qui est conforme à l’effet visuel rendupar la perspective), mais aussi latéralement. Et cet écart par rapport à ce que seraitune construction mathématique de l’espace pictural lui confère évidemment unevaleur symbolique puissante, puisqu’elle joue sur les conditions inconscientes dela perception. Ces diminutions par rayonnement obligent le regard, le contraignentà se plier à une gymnastique centrifuge. Ainsi pour les cavaliers de ce que l’onappelle traditionnellement le « cortège nuptial »144 : ils s’éloignent du centre versla gauche, en contrariant le mouvement naturel du regard, du moins tel qu’il estfaçonné par le sens de la lecture occidentale. La pente est plus douce, en revanche,à qui suit les cavaliers franchissant la porte de la ville. Ils y croisent les paysansmenant, en sens inverse, les bêtes et les produits de leur labeur au marché urbain.Ces nobles cavaliers sont des chasseurs : le faucon au poing, les chiens à leur suite,ils partent accomplir ce rituel laïc de marquage symbolique du territoire qu’est la

141 - JOHN WHITE, « Ambrogio Lorenzetti », in ID., Naissance et renaissance de l’espacepictural, Paris, Adam Biro, [1968] 1992, pp. 93-104, ici p. 99.142 - Ibid., p. 93.143 - Ibid., p. 94.144 - Composition que l’on doit désormais comparer avec celle qui fut peinte en 1335sur le cofano nuziale commandé par la famille Bulgarini à l’occasion du mariage de sonfils Niccolo avec Tora del Cotone, et que la critique attribue aujourd’hui à AmbrogioLorenzetti : Il cofano nuziale istoriato attribuito ad Ambrogio Lorenzetti, Milan, Electa, 2000,et ALBERTO COLLI (dir.), Ambrogio Lorenzetti. La vita del Trecento in Siena e nel contadosenese nelle commitenze istoriate pubbliche e private. Guida al Buon governo, Sienne, NuovaImmagine, 2004. 1 1 8 3

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chasse au Moyen Age, rituel dont la signification sociale est – cela aussi, l’imagele dit à sa façon – diamétralement opposée à la collecte paysanne du gibier145. Ilsne sont pas les seuls : tous ceux qui s’éloignent de la ville diminuent de taille, ycompris ceux qui parcourent le long chemin lattéral qui, de gauche à droite, invitedecrescendo l’œil du spectateur à quitter l’émerveillement urbain.

Cherche-t-on un message politique à la fresque de Lorenzetti ? En voici un,impérieux et essentiel : qui pénètre dans la ville se grandit ; qui s’en éloigne serapetisse. Nul besoin d’interpréter pour le comprendre : c’est dans l’inattentiond’une légère distorsion dans l’ordre de la perception que l’idée s’insinue dansl’esprit du spectateur. Cette éloquence singulière de la représentation, qui estpersuasive sans être démonstrative, est parfaitement adéquate à la chose représen-tée. Car on peut également définir l’efficacité symbolique de l’architecture (ou,d’une manière générale, de l’agencement urbain) à la manière de Walter Benjamin,comme « le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite etcollective »146. Pour produire cet effet, l’artiste siennois use de toute la gamme deses moyens picturaux : la composition des espaces, mais aussi le jeu sur la lumièreet la saturation des couleurs. Car J. White a également montré que le « mouvementrayonnant à partir du cœur de la cité du Bon Gouvernement » ne concernait passeulement la taille des figures, mais aussi le rayonnement de la lumière elle-même,frappant le côté droit de tous les édifices qui sont à gauche de cette ligne dedémarcation, et inversement147. Les spécialistes ont rivalisé d’ingéniosité pourrendre compte de cette distribution proprement surnaturelle de la lumière dans lafresque de Lorenzetti. Pour C. Frugoni, la Sagesse divine est la source de cetteclarté qui illuminerait obliquement le grand mur à partir de la paroi nord ; JackGreenstein penche plutôt pour le regard de la Paix qui éclairerait la ville paisible ;quant à Roger Tarr, il voit dans le « bouclier d’or » du Juge où figure l’image dela Vierge une sorte de soleil fictif148. Ces hypothèses subtiles ont pour point

145 - ALAIN GUERREAU, « Chasse », in J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT (dir.), Dictionnaireraisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, pp. 166-178.146 - WALTER BENJAMIN, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »(1re version 1935), trad. par Rainer Rochlitz, dans WALTER BENJAMIN, Œuvres, t. 3, Paris,Gallimard, 2000, pp. 67-113, ici p. 108. Et, plus loin : « Les édifices font l’objet d’unedouble réception : par l’usage et par la perception. En termes plus précis : d’une récep-tion tactile et d’une réception visuelle. On méconnaît du tout au tout le sens de cetteréception si on se la représente à la manière de la réception recueillie, bien connue desvoyageurs qui visitent des monuments célèbres. Dans l’ordre tactile, il n’existe, en effet,aucun équivalent à ce qu’est la contemplation dans l’ordre visuel. La réception tactilese fait moins par voie d’attention que par voie d’accoutumance. Celle-ci régit même,dans une large mesure, la réception visuelle de l’architecture, réception qui, par nature,consiste bien moins dans un effort d’attention que dans une perception incidente »(pp. 108-109).147 - J. WHITE, « Ambrogio Lorenzetti », art. cit., p. 96.148 - C. FRUGONI, Una lontana città..., op. cit., p. 162 ; J. M. GREENSTEIN, « The vision ofpeace... », art. cit, p. 498 ; ROGER P. TARR, « A note on the light in Ambrogio Lorenzetti’speaceful city fresco », Art history, 13, 1990, pp. 388-392 ; Q. SKINNER, L’artiste en philo-sophe politique..., op. cit., p. 148.1 1 8 4

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commun leur idéalisme : seul le petit côté des allégories serait à même d’éclairerla scène urbaine. C’est déployer beaucoup d’efforts pour refuser l’évidence et lasimplicité de l’hypothèse immanente : le cœur de la ville est source de lumière,car c’est l’espace public lui-même qui rayonne.

On est ici, une fois encore, au plus intime de ce que la fresque d’AmbrogioLorenzetti a, politiquement, à nous dire. Si ce gouvernement est bon, ce n’est pasparce qu’il est inspiré par une lumière divine ni parce qu’il bénéficie d’une légiti-mité plus solide ou de justifications plus savantes, mais simplement parce qu’ilproduit des effets bénéfiques, que tout le monde peut voir, dont chacun profite,et qui sont comme immanents à l’ordre urbain. La ville, dans sa matérialité même,est source d’autorité. Elle est lumière et mesure de toutes choses. Lorenzetti nese contente pas de peindre des objets urbains, il représente les usages sociaux quifont le sens des lieux. Ainsi du cœur de la cité, espace théâtral et solennel, oùvient se loger la scène recueillie des danseurs. Les édifices eux-mêmes semblents’écarter pour observer leur danse, qui rythme l’espace et règle l’intensité de la viecivile. Au fur et à mesure que l’on s’approche de ce foyer incandescent, la lumièreest plus vive et l’on gagne en stature. Lorenzetti figure donc en même tempsl’évidement du centre de la ville et l’accomplissement de son ordre politique. C’estdire qu’il peint, très précisément, ce lieu fondamentalement abstrait et rigoureuse-ment concret qu’est l’espace public dans une cité italienne de la fin du MoyenAge. Cette place n’est pas seulement vide de maisons, mais pleine de sens. Et,puisqu’elle est peinte à fresque dans le Palazzo Pubblico de Sienne et que, pourla voir, il faut traverser la place publique que borde le palais, l’espace peint se litaussi au prisme de l’espace bâti. Or, le Campo de Sienne, à la fois coquille etéventail, est comme le bassin de réception d’un théâtre grec ; il illustre à merveillece rapport symbolique que Jean-Christophe Bailly a finement décrit dans un livrerécent, entre l’orchestra du théâtre et le vide monumentalisé de l’espace public oùvient se loger la dispute fondatrice de la cité149.

Où est le récit ?

Dans son rapport à la construction perspective, par la distribution de ses effets deréel, jouant de la variété des usages subtilement dosés de l’allégorie et dans lamanière dont il baigne son œuvre d’une lumière artificielle, Ambrogio Lorenzettiéprouve toute la gamme de sa liberté de peintre. Rien ne le contraint vraiment, pasplus les sources textuelles que des lois réputées immuables de la représentation. Ensuggérant ici l’audace d’une souveraineté d’artiste, je ne crois pas devoir abdiquerle patient et fastidieux travail de contextualisation de l’historien face à l’allégressedu jugement esthétique. Car c’est bien d’un moment dont il s’agit : moment dansl’histoire de l’art, entre le temps de la bottega et celui des académies, mais aussidans l’histoire du pouvoir, où l’exigence morale d’une souveraineté politique

149 - JEAN-CLAUDE BAILLY, Le champ mimétique, Paris, Le Seuil, 2005. 1 1 8 5

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trouve pour alliée provisoire l’aspiration intellectuelle et sociale des artistes àdéfendre leur souveraineté créatrice150. Cette liberté de mouvement est sociale-ment construite, puisqu’elle correspond à une certaine conjoncture politique où,pour le dire comme Pierre Bourdieu, « le prince ne peut obtenir de ses poètes, deses peintres ou de ses juristes un service symbolique de légitimation réellementefficace que pour autant qu’il leur accorde l’autonomie (relative) qui est la condi-tion du jugement indépendant, mais qui peut être aussi au principe d’une miseen question critique151 ». On retrouve ce principe dans les registres de narrativité,que Lorenzetti mêle dans sa peinture avec une grande souplesse, et sur lesquelsje voudrais achever ces propos.

Visioni ou veduta ? Mimétisme et ressemblance

La question de l’intrusion de la narrativité dans les grands cycles de peinturedepuis Giotto est l’un des enjeux essentiels de la réflexion sur la condition del’image au tournant du Moyen Age et de la Renaissance, dont H. Belting est sansconteste le grand historien152. Concernant la fresque du Palazzo Pubblico, la pre-mière observation à faire sur ce sujet est de remarquer que le rapport de la fresquede Lorenzetti au réel – c’est-à-dire à l’espace représenté, mais aussi au tempsnarré – n’est en rien mimétique. Autrement dit, les grands murs de la salle desNeufs donnent à voir des visioni plus qu’une veduta. On le vérifie aisément enrelevant deux indices simples. Il n’y a, dans le panorama urbain qui se déploie surle mur oriental de la Sala della Pace, que deux éléments architecturaux nettementidentifiables : la silhouette du Dôme en reconstruction à l’extrême gauche de lacomposition, celle de la Porta Romana surmontée du groupe sculpté de la louveallaitant les jumeaux siennois à l’extrême droite. Or, comme l’ont depuis longtempsnoté les spécialistes, ces deux édifices ne sont pas parfaitement ressemblants : desécarts significatifs, qui ne pouvaient évidemment pas échapper à un œil siennoiscontemporain, se sont glissés entre le signifiant pictural et le signifié urbain. Pourle campanile, les baies ne sont pas conformes à l’« original » tel qu’il se présentaiten 1338-1339 (et même après, puisque certains auteurs ont tenté de sauver leréalisme de l’œuvre en supposant une restauration postérieure) ; il en va de même

150 - Au sens d’ERNST KANTOROWICZ, « La souveraineté de l’artiste. Note sur quelquesmaximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance », in ID., Mourir pour la patrieet autres textes, Paris, Fayard, [1984] 2004, pp. 43-73. J’ai tenté de décrire une évolutioncomparable pour le champ architectural dans PATRICK BOUCHERON, « L’architectecomme auteur. Théorie et pratiques de la création architecturale dans l’Italie de laRenaissance », in M. ZIMMERMANN (dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dansl’écriture médiévale. Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris,École des chartes, « Mémoires et documents de l’École nationale des chartes-59 », 2001,pp. 531-552.151 - PIERRE BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 126.152 - HANS BELTING, « The new role of narrative in public painting of the Trecento:Historia and allegory », Studies in the history of arts, 16, 1985, pp. 151-168.1 1 8 6

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de la porte de ville, qui présente sur la fresque de Lorenzetti une ouverture dontl’arche ne renvoie à rien de connu à Sienne au XIVe siècle.

Cette distorsion dans l’ordre de la représentation plonge dans la perplexitéles historiens de l’art qui veulent voir dans la Sala della Pace un portrait réalistede la ville de Sienne observée du haut de la Torre del Mangia. Et, de fait, MaxSeidel a comparé de manière convaincante les éléments architecturaux peints parLorenzetti et certaines données archéologiques : d’évidence, le peintre a multipliéles allusions directes au bâti de sa ville, et notamment en ce qui concerne lesystème des ouvertures, fenêtres, baies et porches, mais aussi balcons, auvents etportiques, toujours très fidèlement rendus153. Or, cette fidélité ne fait justementdéfaut que pour la porte et le campanile, les deux monuments protecteurs de lacité. On ne saurait donc invoquer une quelconque maladresse, pas plus qu’unevaporeuse « licence artistique » : Ambrogio Lorenzetti sait quand il le faut composerun « portrait topographique » au naturel. Mais ce n’est pas ce qu’il a voulu fairedans la Sala della Pace, où il accumule à la fois les effets de réel et les dissemblancespar rapport aux emblèmes les plus célèbres de sa ville. Comment rendre comptede cette apparente contradiction ? H. Belting nous met sur la voie en affirmant quele peintre développe ici un double langage, ou du moins un discours en deuxtemps : « d’abord décrire la cité idéale, ensuite affirmer que la ville de Sienne estune cité idéale154 ». Cette dernière ne devait pas être immédiatement reconnais-sable, au risque d’affaiblir un message moral et politique dont la portée ne pouvaitse limiter à un contexte local mais prétendait au contraire avoir valeur universelle.Entre la ville idéale et Sienne s’établit donc un rapport qui n’est pas d’identificationmais de comparaison : les effets du bon gouvernement consistent en l’édificationde la cité idéale et la ville de Sienne peut être vue comme telle. Elle est l’exemplumd’un sermon.

Cette fonction du détail vrai et du différent dans la narration justifie pleine-ment le fait d’employer ici la catégorie littéraire de l’effet de réel, qui ne prendson sens que dans le registre de la description155. De ce point de vue, Lorenzettiest beaucoup plus proche de la rhétorique de la comparaison développée parPétrarque que de l’imitation des peintres ; or c’est justement en s’opposant à lamimèsis que le poète définit ce qui doit être pour lui l’effet de ressemblance, quivaut la peine d’être cité longuement :

L’imitateur doit veiller à ce que ce qu’il écrit soit ressemblant, et non identique [aumodèle]. Il faut que cette ressemblance soit, non pas telle que la ressemblance du portraità celui dont c’est le portrait (plus celle-là est grande, plus l’artiste mérite d’éloges), maistelle que la ressemblance du fils à son père. En effet, bien qu’il y ait souvent, de père àfils, beaucoup de différences dans les parties du corps, une ombre, ou ce que les peintresde notre époque appellent un air, qui se remarque surtout dans les yeux et le visage,

153 - MAX SEIDEL, Dolce vita..., op. cit.154 - HANS BELTING, « The new role of narrative... », art. cit., p. 159.155 - ROLAND BARTHES, « L’effet de réel », Communications, 1968, repris dans ID., Œuvrescomplètes, éd. par Éric Marty, Paris, Le Seuil, 2002, vol. 3, pp. 25-32. 1 1 8 7

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constitue cette ressemblance qui, aussitôt que nous voyons le fils, rappelle le père à notremémoire, alors même que tous les traits se révèleraient différents si nous nous mettions àles mesurer. Il y a un je ne sais quoi de caché qui produit cet effet. Nous aussi nous devonsde même pourvoir à ce que, pour une ressemblance, il y ait beaucoup de dissemblances156.

Le fil du récit : le temps, l’événement, la mémoire

Le texte de Pétrarque est essentiel, parce qu’il met en jeu l’idée de filiation etcelle de mémoire, et nous permet donc de mieux comprendre le statut complexede la narrativité dans l’œuvre de Lorenzetti. Le fil du récit y est comme la corde del’allégorie, tressée de deux brins. Le premier se rapporte à l’histoire universelle :il s’agit de raconter ce qu’est la cité idéale d’une manière générale. Le second doitêtre référé à un contexte particulier : celui d’une ville, Sienne, qui, à un momentdonné de son histoire, se met à ressembler à l’image que l’on peut se faire d’unecité idéale. Si l’on adopte cette méthode inspirée de la rhétorique de la comparai-son, nul doute que l’irritant problème de l’identification du juge tombe de lui-même : il représente d’abord une notion abstraite (l’idée de bien commun tellequ’elle s’incarne dans l’autorité souveraine des magistrats), et suggère ensuitequ’un régime politique (siennois, en l’occurrence) ressemble à cet idéal commeun fils à son père. Mais on peut également aller plus loin et s’interroger de lamême manière sur ce qui est représenté de l’autre côté du mur nord. Intarissablessur la cité idéale, les historiens sont généralement moins loquaces quand il s’agitde décrire la ville morte dont la peinture – il est vrai très dégradée – embrume lemur occidental de la Sala della Pace. Ils n’y voient généralement que le reflet terniet déformé de la Dolce città dans un miroir inversé, à la manière des enfers destympans des cathédrales dont le désordre n’est, selon l’expression de Jean-ClaudeBonne, « que l’inversion tragique et/ou le miroir grotesque de l’ordre céleste157 ».

Une lecture purement symbolique déréalise cette partie de l’œuvre aussisûrement qu’elle traque les effets de réel de l’autre côté des allégories. Or, DianaNorman a donné récemment des arguments convaincants pour enrichir notrecompréhension des « effets du mauvais gouvernement »158. Dans le paysage urbainde cette ville de plaine (qui contraste donc vigoureusement avec la cité des collinesreprésentée en face), elle repère différents éléments symboliques et architecturauxévoquant la grande rivale politique de Sienne : Pise. Cette rivalité s’exprimed’abord dans le langage commun de la conflictualité politique de l’Italie communale,structurée par la lutte entre guelfes et gibelins. Alors que Sienne, consacrée à laVierge, se veut la championne de la cause guelfe, son peintre Ambrogio Lorenzetti

156 - FRANCESCO PETRARCA, Le familiari, éd. par Vittorio Rossi, Florence, Sansoni, 1968,t. IV, p. 206 (XXIII, 19). Cité d’après MICHAEL BAXANDALL, Les humanistes à la découvertede la composition en peinture, 1340-1450, Paris, Le Seuil, 1989, p. 52.157 - JEAN-CLAUDE BONNE, L’art roman de face et de profil. Le tympan de Conques, Paris,Le Sycomore, 1984, p. 258.158 - DIANA NORMAN, « Pisa, Siena and the Maremma: A neglected aspect of AmbrogioLorenzetti’s paintings in the Sala dei Nove », Renaissance studies, 11-4, 1997, pp. 310-342.1 1 8 8

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a multiplié les signes d’identification de la cité qu’il vitupère du « mauvais côté »de la composition au camp gibelin. Sans doute un œil du Trecento repérait-ilimmédiatement l’opposition entre la porte de ville de la cité heureuse et la portedouble de la ville mauvaise, qui connote sans ambiguïté la souveraineté impériale– cette identification étant confirmée par les médaillons des empereurs qui sur-montent l’image. Le signe architectural agit ici directement comme signal visuel –on pourrait dire comme un logo ou un pictogramme : la ville livrée à la haine estune cité gibeline. Pire, c’est une ville qui plie sous le joug de la tyrannie. Et, làencore, on peut suivre D. Norman lorsqu’elle rappelle que Pise représente alorspour Sienne le contre-modèle de la tyrannie, depuis la mise en place de la seigneu-rie de Gherardo et Ranieri della Gherardesca en 1316 et, de manière plus netteencore, l’aventure de Castruccio Castracani à partir de 1328159.

Entre Pise et Sienne, le conflit est donc politique et idéologique ; il a égale-ment une dimension territoriale. Dans les années 1330, la lutte pour le contrôlede la Maremme – et en particulier du verrou stratégique que constitue MassaMaritima – entraîne les deux cités dans une guerre sans merci. Sienne conquiertfinalement Massa Maritima en 1335, mais au prix d’une campagne très difficile,qui se solde par de nombreuses incursions punitives des Pisans sur son contado160.L’image d’un territoire ravagé par des troupes hostiles et d’une cité en proie auxflammes n’est donc pas une vue de l’esprit, qui ne servirait qu’à contraster l’imageheureuse d’une ville en paix. Elle dit crûment la réalité de la guerre au XIVe siècleet évoque, pour les Siennois, les épreuves douloureuses d’un passé récent. Il nes’agit pas, là encore, de bloquer la signification de l’œuvre par l’interprétationcontextuelle. La ville mauvaise du côté gauche n’est pas davantage Pise que lacité heureuse n’est Sienne. Mais elle lui ressemble. La mémoire des événementspolitiques ne vient pas recouvrir le sens de l’œuvre comme un message univoque ;elle fait écho et ajoute à la ligne mélodique d’une œuvre polyphonique une émo-tion et une vibration particulière qui est celle du temps même. Mieux que demêler des voix, la peinture de Lorenzetti entrelace des rythmes et des temporalités.

Peut-être est-il possible de résoudre de la même manière l’énigme des vingt-quatre conseillers formant la procession du mur nord. Les historiens n’ont jamaisdonné d’explications vraiment satisfaisantes au fait que le peintre des Neuf peigne,dans la salle où ils se réunissent, un cortège de vingt-quatre magistrats. Le régimerenonce-t-il à se donner lui-même en exemple, préférant se référer à l’horizon d’unpassé récent (avant 1287) où Sienne était gouvernée par le collège des Vingt-quatre ? Ou faut-il, à l’aide de calculs compliqués, retrouver dans ces vingt-quatrepersonnages l’exécutif de la Commune en 1338, y voyant par exemple, commerécemment N. Rubinstein, les vingt membres du Consistoire (les Nuove plus onzemagistrats des Ordini) rejoints par quatre Esecutori delle gabelle161 ? A moins que l’on

159 - LOUIS GREEN, Castruccio Castracani: A study on the origins and character of a fourteenth-century despotism, Oxford, Oxford University Press, 1986.160 - DIANA NORMAN, « Pisa, Siena and the Maremma... », art. cit., pp. 330-335.161 - N. RUBINSTEIN, « Le allegorie di Ambrogio Lorenzetti... », art. cit., p. 783. D’autreshypothèses sont exposées dans A. RIKLIN, Ambrogio Lorenzettis..., op. cit., p. 73. 1 1 8 9

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ne fasse encore fausse route en évoquant les institutions siennoises, et qu’il faillese rabattre sur les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, ou (mais ce n’est pasexclusif), les ventiquattro seniori cheminant deux à deux dans le chant XXIX du« Purgatoire » de Dante162. Une fois encore, ce sont les indices contradictoiressemés par Lorenzetti lui-même qui mettent en échec toute tentative d’identifica-tion mimétique. Le peintre, on l’a vu, a dispersé dans toute sa fresque des allusionscryptées aux Neuf ; mais il ne veut pas réduire la portée du message politique qu’ilentend délivrer à la légitimation directe de ce régime, c’est-à-dire de ce momentdans l’histoire institutionnelle de Sienne. Cela nuirait à la fois à la capacité d’actua-lisation d’une œuvre dont l’auteur cherche à construire la postérité et à l’efficacitédu « service de légitimation symbolique » qu’attendent ses protecteurs et comman-ditaires. D’où peut-être cet écart par rapport à l’histoire immédiate : Lorenzettiménage l’avenir en s’inscrivant dans le passé, non parce qu’il présente à ses yeuxun horizon supérieur de légitimité, mais parce qu’il est riche de potentialitéssymboliques, par rapport notamment au récit biblique et à l’autorité dantesque.Les Vingt-quatre sont plus qu’une rémanence ou une réminiscence, mais bien unanachronisme, au sens que Georges Didi-Huberman donne à ce terme, comme« ressemblance déplacée » qui émerge « à la pliure exacte du rapport entre image ethistoire ». Car être devant l’image, c’est être devant le temps, ou, plus exactement,devant un montage de temps successifs et déplacés que l’image désynchronisepour mettre au présent immédiat et contemporain de la représentation163.

« Il a peint de sa main la paix et la guerre »

Non seulement plusieurs discours, donc, mais plusieurs récits enlacés, avec pourchacun sa propre temporalité, tantôt brève et brusque comme l’événement, tantôtample et lente comme la mémoire. Pour saisir le message politique de la fresquede Lorenzetti dans toute son ampleur, il convient donc de les entendre tous, ycompris le récit symbolique que délivrent les médaillons quadrilobés encadrant lacomposition, et dont la frise forme les bords inférieur et supérieur des trois mursde la Sala della Pace. Effacés pour certains, ou détruits par l’ouverture postérieuredes portes des murs nord et est, ces médaillons sont souvent négligés par lescommentateurs, qui n’y voient qu’un discours symbolique au second degré, super-fétatoire par rapport au sens de l’œuvre. C’est le cas, par exemple, des insignespontificaux surmontant la cité heureuse alors que les médaillons des empereursNéron, Gaeta et Antiochis dominent la ville en guerre, ou de la distribution dessaisons (l’hiver à l’ouest, l’été à l’est) et des divinités (Mars à l’ouest, Vénus àl’est) venant redoubler l’opposition symbolique entre les deux murs. Pourtant, les

162 - F. BRUGNOLO, « “Voi che guardate...” », art. cit., p. 323.163 - GEORGES DIDI-HUBERMAN, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme desimages, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 20 et, pour les citations, p. 25. Je m’inspireégalement ici de la conceptualisation du Nachleben d’Aby Warburg, développé dans ID.,L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditionsde Minuit, 2002.1 1 9 0

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médaillons ont également pour fonction d’alerter le regard et de suggérer uneinterprétation seconde des scènes figurées. Ainsi dans le registre inférieur, où sontreprésentés les sept arts libéraux : les symboles du trivium (grammaire, dialectiqueet rhétorique) sous les allégories du mur nord rappellent que l’ordre politique sefonde en rhétorique et que, dans un système politique reposant sur la persuasion,l’art de gouverner est d’abord l’art de bien parler. Quant au mur des Effets, ilest souligné par la frise des médaillons du quadrivium (arithmétique, géométrie,musique, astronomie), auxquels s’ajoutent ceux de la philosophie et des armoiriesde Sienne.

Comme l’a montré l’historienne U. Feldges-Henning, cette représentationsymbolique est surmontée par le panorama des effets du bon gouvernement où l’onpeut reconnaître une représentation systématique des activités des artes mechanicae,selon la classification d’Hugues de Saint-Victor, encore largement utilisée à la findu Moyen Age (on la trouve, par exemple, dans la Summa theologica d’Antonin deFlorence)164. Ainsi distingue-t-on cinq métiers liés à l’art de la laine (Lanificium),mais aussi l’Armatura (qui inclut l’Architectura : d’où la représentation souventcommentée de la ville comme un chantier permanent165), la Navigatio, et bienentendu les diverses composantes de l’Agricultura, la partie rurale de la compositionrassemblant en une seule scène toute la gamme des travaux et des saisons, àla manière du « monde eurythmique » peint dans les calendriers enluminés166.L’évocation symbolique des arts libéraux et la figuration « réaliste » des arts méca-niques font donc système, la première permettant d’alerter le regard sur la portéede la seconde. Or, le sens de cette représentation est politique : intégrer les artsmécaniques dans le portrait de la cité idéale constitue déjà, en soi, une prise deposition. Pour l’élargissement de la base sociale du régime urbain, dont l’organisa-tion des arts est l’un des principes d’organisation politique, mais aussi pour unecertaine conception de l’économie urbaine. La cité heureuse est une ville au travailà l’inverse de la cité tyrannique où boutiques et ateliers sont fermés, sauf cellede l’armurier.

S’il est vrai que la fresque siennoise peut être lue comme une « somme dela culture politique » de l’époque communale167, nul doute que cette culture poli-tique ne se cantonne pas aux disciplines savantes enseignées à l’université, maisincorpore également les savoirs pratiques des arts mécaniques. On ne saurait pourautant négliger la part de l’astrologie dans cette culture politique. Au Moyen Age

164 - UTA FELDGES-HENNING, « The picturial programme of the Sala della Pace: A newinterpretation », The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXXV, 1972, pp. 145-162, ici p. 151.165 - SANDRA BARAGLI, « L’iconografia del cantiere come propaganda politica. Qualcheconsiderazione », in É. CROUZET-PAVAN (dir.), Pouvoir et édilité. Les grands chantiers dansl’Italie communale et seigneuriale, Rome, École française de Rome, 2003, pp. 79-104, icipp. 86-90.166 - PERRINE MANE, « Les travaux et les jours », in J. DALARUN (dir.), Le Moyen Age enlumière. Manuscrits enluminés des bibliothèques de France, Paris, Fayard, 2002, pp. 139-171,ici p. 158.167 - U. FELDGES-HENNING, « The pictorial programme... », art. cit., p. 161. 1 1 9 1

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aussi gouverner, c’est prévoir – et c’est pourquoi la science des astrologues faitpartie intégrante de l’arte dello stato, depuis Gilles de Rome jusqu’à Machiavel168,même si les historiens des idées, tout à leur hâte de célébrer l’autonomie de laraison politique, ont longtemps refusé de le voir169. A rebours de cette traditioninterprétative, J. Greenstein a proposé de lire dans le registre supérieur des médail-lons de la Sala della Pace la « synopsis symbolique » d’une relation entre la Paixet la Guerre, d’une part, et la configuration des planètes et des saisons, de l’autre170.Et de fait, la cité de la paix est placée sous le signe de Vénus, tandis que Mars,Jupiter et Saturne dominent la ville en armes. En usant du symbolisme des astres,Lorenzetti emprunte au langage commun de l’iconographie communale, telle quel’a notamment illustrée Giotto dans sa décoration de l’ample voûte du Palazzodella Ragione de Padoue entre 1306 et 1312. Ses trois cent trente-trois comparti-ments peints forment un système apparemment cohérent (mais que l’on ne par-vient plus aujourd’hui à déchiffrer) de signes zodiacaux, de planètes et d’allégoriesdes mois et des saisons171.

Comparé à ce modèle, l’usage que fait Lorenzetti de l’astrologie demeuretrès limité, et c’est pourquoi il n’est pas certain que l’on puisse affirmer, avecJ. Greenstein, que « la cause de ces désordres ne réside pas seulement dans latyrannie [...] mais dans la conjonction des planètes172 ». Le registre supérieur dusymbolisme astral exprime, d’une autre manière, les scènes représentées en contre-bas. De là à dire qu’il les explique, il y a un saut interprétatif qui semble hasardeux :tout, chez Ambrogio Lorenzetti, dit le réalisme politique. Les signes célestes peu-vent annoncer les soubresauts de l’histoire, il n’en reste pas moins que ce sont leshommes – en société – qui font cette histoire. Dans la mesure où cette sociétédes hommes est une société politique, la responsabilité leur revient sans contested’assurer la paix et la concorde. Chez Lorenzetti comme plus tard chez Machiavel,les effets donnent leur sens aux signes, et non l’inverse. Comment ne pas voir que lafresque siennoise est un Jugement dernier entièrement sécularisé, où l’immanencel’emporte largement sur la transcendance ? U. Felges-Henning croit discerner

168 - Il suffit de renvoyer sur ce point à l’étude fondamentale de M. SENNELART, Lesarts de gouverner..., op. cit.169 - Dans ses Discours sur la Première décade de Tite-Live (1,56), Machiavel s’inscrit sansambiguïté dans cette tradition de pensée : « J’ignore d’où cela vient, mais on voit pardes exemples anciens et modernes que jamais un grave événement n’est arrivé dansune cité ou un pays sans qu’il n’ait été annoncé par des devins, des révélations, desprodiges ou d’autres signes célestes » (NICOLAS MACHIAVEL, Œuvres, éd. et trad. parChristian Bec, Paris, Robert Laffont, 1996, pp. 282-283). Notons toutefois que chezMachiavel comme chez Guichardin, l’action des hommes est déterminante. Voir, surce point, l’analyse de JEAN-LOUIS FOURNEL et JEAN-CLAUDE ZANCARINI, La politiquede l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Turin, Edizionidell’Orso, 2002.170 - J. M. GREENSTEIN, « The vision of peace... », art. cit., p. 499.171 - COLIN CUNNINGHAM, « For the honour and beauty of the city: The design of townhalls », in D. NORMAN (éd.), Siena, Florence and Padua: Art, society and religion, 1280-1400,2 vol., New Haven, Yale University Press, 1995, vol. 2, pp. 29-54, ici pp. 50-53.172 - J. M. GREENSTEIN, « The vision of peace... », art. cit., p. 504.1 1 9 2

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dans le panorama urbain du mur est « le prototype d’une ville médiévale173 ». Saremarque est juste, à un détail près, mais de taille : la cité de Lorenzetti est undésert religieux174. Un pédagogue qui voudrait la donner à voir comme le refletfidèle de la vie urbaine dans l’Italie communale serait bien en peine d’expliquerdevant elle l’omniprésence du clergé en ville, la force de l’encadrement des ordresmendiants, le prestige inentamé des maîtres de la parole que sont les prédicateurs.Dans la Sala della Pace, les vertus célestes inspirent directement les allégories etles laïcs ont pris possession de la ville : tout est fait pour donner à voir l’atténuationde la médiation cléricale, et ce « détail » ne pouvait manquer de frapper l’œil duTrecento.

Le ciel est bas chez Lorenzetti, et les rapports de causalité se développentde manière latérale bien plus sûrement qu’en surplomb. Nous voici donc ramenés,une fois de plus, à l’horizontalité de l’œuvre, c’est-à-dire, d’une certaine manière,à son sens de lecture. On a déjà signalé que la fresque d’Ambrogio Lorenzettiménageait une pluralité de points de vue, selon que l’on se situe à l’endroit oùdevaient siéger les Neuf, ou face à eux – les écritures peintes invitant elles-mêmesà passer de l’un à l’autre (« Volgiete gli occhi... » : « Tournez vos yeux... »). Toute-fois, il ne semble pas absurde de tenter de reconstituer un sens de lecture sinonunivoque, du moins privilégié. M. M. Donato défend – et elle est en cela suiviepar la presque totalité des chercheurs – un mouvement d’ensemble qui part dumur nord et de la contemplation de ses allégories pour glisser d’abord sur la droitevers les effets d’un bon gouvernement, avant de rebrousser chemin, repasser parle centre, et plonger à gauche sur cette pente sinistre et contrariante qui mène del’allégorie des vices à la description de ses effets175. Une telle lecture peut être, ilest vrai, guidée par les vers de la « chanson » peints dans les cartouches entre lesmédaillons du registre inférieur, sur la bordure qui les sépare des figures médianes,et, plus haut, sur les panneaux brandis respectivement par les deux allégoriesféminines que sont Timor et Securitas. Mais on est bien obligé d’admettre queces vers sont regroupés en six strophes qui peuvent toujours se lire de manièreindépendante les unes des autres et se combiner dans pratiquement tous lesordres possibles.

Aucun argument strictement littéraire n’est décisif en la matière, pas plusqu’est à mon sens déterminante l’hypothèse de M. M. Donato selon laquelle l’ini-tiale rougie du « Q » du premier vers du cartouche situé en contrebas du cortègedes Vingt-quatre et évoquant le règne de la justice : « Questa santa virtù, là doveregge » (Cette sainte vertu, là où elle gouverne...) marquerait indiscutablement,parce qu’elle est plus grande que les autres, le début du texte à lire176. Il est de

173 - U. FELDGES-HENNING, « The pictorial programme... », art. cit., p. 158.174 - Ainsi que l’a justement remarqué C. FRUGONI, Una lontana città..., op. cit., p. 172.175 - M. M. DONATO, « La “bellissima inventiva”... », art. cit., p. 29. Voir aussi JOSEPH

POLZER, « Ambrogio Lorenzetti’s war and peace murals revisited: Contribution to themeaning of the Good Government allegory », Artibus et historiae, 45, 2002, pp. 63-105,ici p. 74.176 - M. M. DONATO, « Il pittore del Buon Governo... », art. cit., p. 214. 1 1 9 3

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toute manière difficile d’en juger, puisque les premiers vers de l’inscription peinteau bas du mur ouest où se déploie la désolation d’un paysage de guerre sontaujourd’hui effacés. Je ne pense pas non plus que la question, âprement débattue,des voies d’accès à la salle des Neuf soit de nature à nous éclairer sur le sens dela lecture, même si la confrontation entre les sources littéraires et archéologiques177

rendent très plausible le fait que les visiteurs pénétraient dans cette pièce à partirde la salle du Grand Conseil, franchissant une porte aujourd’hui murée qui débou-chait devant la partie gauche du mur ouest, face à l’inquiétante Timor planant au-dessus des ruines.

Mais tentons l’expérience et, rompant une fois de plus avec cet idéalismetêtu qui voudrait que le mouvement naturel de la compréhension des phénomènessoit toujours orienté des concepts vers leurs effets concrets, entrons dans la fresquepar son versant réaliste, et suivons de gauche à droite, dans le sens de plus fortepente de la lecture occidentale, ce qu’elle a à nous dire. D’abord, la peur. Ellenous saisit et nous agrippe. Le panneau qu’elle tient à bout de bras l’affirme : voicile spectacle désolant d’une ville où « la justice est soumise à la tyrannie ». Dans lecontado comme dans la ville, des maisons brûlent. Les soldats sillonnent la terrearide, pendant que d’autres hommes d’armes, soudards ou sbires cruels, se rendentmaîtres de la ville, là encore pillant et incendiant, arrachant au fiancé sa promise,outrageant les citoyens en pleine rue, ruinant l’ordre urbain. Ces scènes demeurtres et de viols, de ravages et de solitudes ne nous semblent fantasmatiquesque parce que nous ne prenons pas la mesure de ce qu’était la guerre au XIVe siècle :et si la peinture réaliste de la vie urbaine se trouvait là, sur les parois obscures etétouffantes de ce mur occidental ? On ne peut le croire, et l’on poursuit son chemin,pour comprendre. Du contado à la cité, et jusqu’aux racines du mal : les figuresobscènes et monstrueuses de la tyrannie. Nous sommes de l’autre côté du miroir,ayant quitté le royaume des apparences trompeuses pour le règne des principes.Ces principes sont politiques, et c’est politiquement qu’il faut les combattre : sui-vant le motif de la corde, qui cesse d’être l’entrave des soumis pour devenir le lienvolontaire des citoyens, nous voici désormais sur l’autre mur, la paroi étroite maiséclatante du triomphe de la Paix. On croyait que les vices étaient le double inversédes vertus ; ce sont ces dernières qui forment l’image redressée d’un mauvaisgouvernement que Lorenzetti nous apprend à corriger. Il suffit alors de suivre lessollicitations des écritures peintes pour contempler non pas le triomphe de ceuxqui exercent le pouvoir, mais le bonheur de ceux qui s’y soumettent. Un bonheurgrave et solennel comme une danse, rayonnant comme l’espace public d’une villeau travail, ample comme le paysage qui se déploie, des murs à la mer, jusqu’à cequ’une femme nue qui a pour nom Securitas vienne, en quelques vers, nous signifierla fin du voyage : Senza paura. La peur est vaincue.

177 - R. STARN et L. PARTRIDGE, Art of power..., op. cit., p. 18 ; MICHELE CORDARO, « Levicende costruttive », in C. BRANDI (dir.), Palazzo Pubblico di Siena. Vicende costruttive edecorazione, Milan, Silvana, 1983, pp. 29-143, ici p. 49.1 1 9 4

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Cette expérience, qui nous transporte de l’enfer du réel au purgatoire desidées, puis de celui-ci au paradis, comment la qualifier autrement que de dan-tesque ? Il n’y a que le chant de Dante qui puisse être comparé à la force fracassantedes oppositions peintes par Ambrogio Lorenzetti. On n’insistera sans doute jamaisassez sur la violence de cette dichotomie. L’artiste siennois, précise l’inscriptionlatine, a peint cette fresque « utrinque » : de part et d’autre, des deux côtés. Admi-ratif, Ghiberti ne s’y trompe pas : « Ambrogio Lorenzetti a peint de sa main la paixet la guerre178 ». Non pas le bon gouvernement, selon une dénomination tardive etfautive, pas même la paix, qui donne au Trecento son nom à la salle, mais la paixet la guerre : le bon et le mauvais gouvernement179. Il peint des deux côtés, il écarteles antithèses, il étire au maximum la paix et la guerre, comme si le monde ordinairen’était pas une cité de l’entre-deux, en guerre et en paix, ni bonne ni mauvaise.Car voilà l’urgence : ce qui rôde à Sienne n’est pas le risque de la tyrannie ou lesravages de la guerre, mais la séduction de la seigneurie. Ce qui menace n’est pasle masque effrayant du tyran, dont les crocs acérés semblent tout droit sortis d’unetragédie de Sénèque ou de sa résurgence dans l’Ecerinis d’Albertino Mussato en1313, mais bien le doux sourire de vainqueur qu’arbore l’effigie funéraire deCangrande Ier della Scala, mort en 1329, dominant sa cité de Vérone avec la calmeassurance de celui qui sait qu’il a vaincu l’oubli180. A Vérone, mais aussi à Milan,où Giotto lui-même peint à fresque le bon gouvernement des Visconti181, àArezzo, où le monument funéraire de l’évêque et seigneur Tarlati affirme le main-tien de la Comune in signoria, et même dans la cité rivale de Pise, où le seigneurFazio della Gherardesca va jusqu’à fonder un studium en 1338 pour faire montrede ce qu’un chroniqueur du temps appelle sa « grande bonté182 », la seigneurieparvient à convaincre une frange de plus en plus large de la société politiquequ’elle porte en elle la paix, et non la guerre. L’intensité de l’effort de communica-tion politique de la Commune de Sienne ne devient réellement compréhensibleque si l’on prend la mesure de l’efficacité de la propagande seigneuriale, et dufait que, de cette guerre des images, l’issue est incertaine.

Au moment de prendre congé de la fresque siennoise, sans doute vaut-il la peinede se retourner vers l’un des ressorts cachés de sa formidable énergie : si l’onéprouve, à Sienne en 1338, une urgence impérieuse à ramener la seigneurie du

178 - L. GHIBERTI, I commentarii..., op. cit., p. 88.179 - EDNA CARTER-SOUTHARD, « Ambrogio Lorenzetti’s frescoes in the Sala dellaPace. A change of name », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 24, 1980,pp. 361-365.180 - Bonne vue d’ensemble dans GIAN MARIA VARANINI, « Propaganda dei regimi signo-rili: Le esperienze venete del Trecento », in P. CAMMAROSANO (dir.), Le forme dellapropaganda..., op. cit., pp. 311-434.181 - Du moins si l’on suit l’hypothèse, à mes yeux séduisante, de CREIGHTON GILBERT,« The fresco by Giotto in Milan », Arte lombarda, 47-48, 1977, pp. 31-72.182 - D. NORMAN, « Pisa, Siena and Maremma... », art. cit., p. 328, n. 38. 1 1 9 5

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côté de la guerre, c’est que de plus en plus de citoyens sont alors persuadés qu’ellepeut apporter la paix. Une paix armée, certes, étouffant une partie du gaudiumcommunal sans doute, mais une paix tout de même. Dans les années 1380, lechroniqueur florentin Marchionne di Coppo Stefani exprime très clairement lafonction pacificatrice de la seigneurialisation des institutions communales, affir-mant « qu’il vaut mieux faire la paix ensemble et effacer ses discordes plutôt qued’avoir un tyran après la discorde, et puis la paix » (è meglio pacificarsi insieme e nonavere discordia, che tiranno doppo discordia e poi la pace183). Voilà la vraie alternativepolitique : la paix du peuple ou la paix du prince – et tel est le non-dit du messagepolitique d’Ambrogio Lorenzetti. Car s’il est plus efficace de ramener la tyrannieà son principe originel de violence, on ne peut refuser d’admettre que la seigneurien’est pas l’autre absolue de la commune, mais son devenir possible. En ce sens,Lorenzetti assume le rôle que Walter Benjamin assigne à l’historien, réussissant« à capter une image du passé comme elle se présente au sujet à l’improviste et àl’instant même d’un danger suprême184.

Le danger sera écarté. Ou plus exactement, il n’était pas celui que l’onattendait puisque, dix ans après l’achèvement de la fresque du Palazzo Pubblicode Sienne, c’est très probablement la peste qui fauche Ambrogio Lorenzetti, ébran-lant au passage l’ensemble du milieu social soutenant la peinture d’avant-garde àSienne, qui ne se remettra jamais tout à fait de cette saignée185. Quant au régimedes Neuf, il disparaît en 1355, mais cette mutation politique est loin de sonner leglas de la liberté communale. Dans l’Italie des seigneurs et des princes, Siennefait figure de glorieuse exception. Conservées et restaurées, les peintures politiquesdu Palazzo Pubblico de Sienne sont aujourd’hui encore visibles, en place, en unordre visuel qui demeure très proche de ce qu’il était au XIVe siècle. Cette duréede vie, qui contraste vigoureusement avec celle des autres programmes décora-tifs de palais communaux italiens, à commencer par ceux du Palazzo Vecchio deFlorence186, n’a rien d’accidentel. Elle correspond à la longévité politique durégime communal. On a vu comment le message politique de la Maestà de SimoneMartini trouvait dans la Sala della Pace une chambre d’écho. L’effet ne s’arrêtepas là. L’œuvre politique de Lorenzetti est immédiatement citée, recopiée. Enmême temps que l’on reprend et restaure la fresque, celle-ci est intégralementreproduite en un triptyque placé dans la salle du Conseil en 1447187. On retrouvedes thèmes iconographiques très proches dans le cycle des héros antiques de

183 - Cité par N. RUBINSTEIN, « Le allegorie di Ambrogio Lorenzetti... », art. cit.,pp. 795-796.184 - WALTER BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire » [1940], in ID., Écrits français, éd.J.-M. Monnoyer, Paris, Gallimard, « Coll. folio essais », 2003, pp. 432-443, ici p. 436.185 - Si l’on en croit l’interprétation classique donnée par MILLARD MEISS, Painting inFlorence and Siena after the Black Death: The arts, religion, and society in the mid-fourteenthcentury, Princeton, Princeton University Press, 1978.186 - NICOLAI RUBINSTEIN, The Palazzo Vecchio, 1298-1532: Government, architecture andimagery in the civic palace of the Florentine republic, Oxford, The Clarendon Press, 1995.187 - E. CARTER-SOUTHARD, The frescoes in Siena’s Palazzo Pubblico..., op. cit., pp. 268-270.1 1 9 6

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Taddeo di Bartolo en 1414188, et jusqu’aux fresques de Domenico Beccafumi dansla Sala del Catino en 1535, qui est le dernier cycle politique de la Sienneindépendante189.

De cette capacité d’actualisation du message politique que j’évoquais au toutdébut de cette analyse, et dont j’ai tenté de saisir toute la gamme des implications,il existe un témoignage saisissant. Nous sommes à Sienne, en 1425. Une foule quel’on dit immense s’est rassemblée sur le Campo pour écouter Bernardin de Sienne.Le prédicateur a l’habitude d’évoquer à l’appui de ses sermons des lieux et œuvrespeintes dont il sait le souvenir vivace dans l’esprit de son auditoire190. Le 15 août1427, à l’occasion d’une prédication sur la félicité mariale et la hiérarchie angélique,Bernardino fait allusion à la Madone attribuée à Simone Martini et reprise en 1415par Benedetto di Bindo191. Un mois plus tard, prononçant un sermon sur la disci-pline du comportement des jeunes filles avant le mariage, il cite une autre peinturefamilière à son public siennois : l’Annonciation peinte en 1333 par Simone Martini etLippo Memmi pour l’autel San Ansano du Dôme de Sienne192. Mais afin d’illustrerensuite la réserve nécessaire pour se protéger de l’appel de la chair, il fait un gestesur sa droite et désigne la fenêtre grillagée des appartements du Podestat193. Enfin,lors d’un sermon du 25 septembre 1427 (une condamnation très violente de lasodomie), Bernardin, prétendant que ce vice est plus développé dans la péninsulequ’ailleurs, évoque la position de l’Italie sur la Mappemonde de Lorenzetti194.Deux ans plus tôt, en 1425 donc, c’est la fresque de la Sala della Pace qu’il évoquaitpour prêcher la concorde :

188 - ROBERTO GUERRINI, « Dulci pro libertate. Taddeo di Bartolo: Il ciclo di eroi antichinel Palazzo Pubblico di Siena (1413-1414). Tradizione classica ed iconografia politica »,Rivista storica italiana, 112, 2000, pp. 510-568.189 - MARIANNA JENKINS, « The iconography of the hall of the consistory in the PalazzoPubblico, Siena », Art bulletin, LIV, 1972, pp. 430-451.190 - ENZO CARLI, « Luoghi ed opere d’arte senesi nelle prediche di Bernardino del1427 », Bernardino predicatore nella società del suo tempo (16o Convegno del Centrodi studi sulla spiritualità medievale, Todi 9-12 ottobre 1975), Todi, Accademia tudertina,1976, pp. 155-182.191 - BERNARDINO DA SIENA, Siena 1427. Prediche volgari sul Campo di Siena 1427, éd.par Carlo Delcorno, Milan, Rusconi, 2 vol., 1989, vol. 1, p. 106.192 - Ibid., vol. 2, pp. 869-870.193 - Ibid., vol. 2, p. 861 : « Se egliè uomo, sai come tu fa’: Fara’ti costı a la finestra (chéaveva una finestra come questa qui de’ Signori o quella del Podestà, che poteva vederealtrui e non era veduta lei [...]. »194 - Ibid., vol. 2, p. 1145 : « Hai tu veduta Italia come ella sta nel Mappamondo ? » Surl’usage du référent pictural dans la prédication de Bernardin de Sienne, voir les analysesfondamentales de LINA BOLZONI, « “Come tu vedi dipinto”: La predica e le pitturecittadine », in La rete delle immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino daSiena, Turin, Einaudi, 2002, pp. 167-190, ainsi que « Educare to sguardo, controllarel’interiorità: Usi delle immagini nella predicazione volgare del Tre e Quattrocento », inE. CASTELNUOVO et G. SERGI (dir.), Arti e storia nel Medioevo, vol. 3, Del vedere: Pubblici,forme e funzioni, Turin, Einaudi, 2004, pp. 519-549, ici pp. 546-547. 1 1 9 7

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Quand, ailleurs, en dehors de Sienne, je prêchais sur la Guerre et la Paix, il me venaità l’esprit ces peintures faites pour vous et qui à coup sûr vous donnent une merveilleuseleçon. Quand je me tourne vers la figure de la Paix, je vois des marchands occupés àvendre et à acheter. Je vois danser, je vois des maisons en réparation, des ouvrierstravaillant dans les vignes ou semant dans les champs tandis que d’autres, à cheval,sortent pour aller se baigner dans les rivières. Je vois des vierges allant à une noce, desgrands troupeaux de moutons et d’autres visions remplies de paix. A côté de tout cela, jevois un homme pendu au gibet pour cause de justice. Et pour le salut de tout cela, leshommes vivent en paix et en harmonie les uns avec les autres. Mais si je dirige mes yeuxvers l’autre peinture, je ne vois ni négoce ni danse, mais seulement des hommes affligeantd’autres hommes, les maisons ne sont pas restaurées mais démolies et soumises aux flammes,les champs ne sont plus labourés195.

De ce sermon de Bernardin de Sienne en 1425, on peut retenir trois éléments. Lepremier nous apprend que, près de quatre-vingt dix ans après avoir été peinte, lafresque de Lorenzetti était suffisamment présente dans la mémoire des Siennoispour que le prédicateur estime utile et efficace de l’évoquer longuement, dos aupalais, en ravivant par le geste et la parole un souvenir dont il met en scène lesurgissement à distance (« quand, ailleurs, [...] il me venait à l’esprit ») : magnifiquetémoignage de la force de l’œuvre d’art antérieure au temps de sa reproductibilitétechnique, qui s’insinue dans les esprits – c’est donc bien que les Siennois pou-vaient la voir – et dont la mémoire discrimine les caractères marquants. Et voilàle deuxième élément remarquable : ces traits saillants sont, une fois de plus, lapaix et la guerre, l’opposition forcée entre deux états extrêmes, dont l’écartèlementforce à tourner le regard d’un côté puis de l’autre (« utrinque »), oblige à cet effortque l’on devine douloureux : « Quand je me tourne vers la figure de la Paix [...].Mais si je dirige mes yeux vers l’autre peinture ». Et que voit-on ? Des marchandset des danses d’un côté, des maisons en flamme et des champs stériles de l’autrecôté, et « cet homme pendu au gibet pour cause de justice », si saisissant. Maisles allégories, la justice dans sa double nature aristotélicienne commutative etdistributive, le Grand Juge qui passionne tant les historiens des idées ? Bernardinde Sienne ne les a pas « vus », ou ne s’en souvient pas, ou n’en parle pas. C’est làle troisième élément, essentiel, qu’il faut retenir : l’efficacité réelle du messagepolitique adressé par la fresque de Lorenzetti réside bien dans la représentationdes effets. C’est elle qui, par les moyens propres de la peinture dont AmbrogioLorenzetti joue avec virtuosité, frappe les imaginations, provoque les émotions,impose une vision. Or, cette vision concerne moins les principes du bon gouverne-ment que ses effets concrets sur la ville et son espace, les gestes et les pratiques

195 - BERNARDINO DA SIENA, Siena 1425, Le prediche volgari. La predicazione del 1425in Siena, éd. par Ciro Cannarozzi, Florence, Libreria Editrice Fiorentina, 3 vol., 1940,vol. 2, pp. 276-277. Sur ce sermon, l’article récent de NIRIT BEN-ARYEH DEBBY, « Warand peace: The description of Ambrogio Lorenzetti’s frescoes in Saint Bernardino’s1425 Siena sermons », Renaissance studies, 15, 3, 2001, pp. 272-286, n’apporte pas grand-chose à la bibliographie.1 1 9 8

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de ceux qui la font vivre, les aspirations qui les guident et les dangers qui lesguettent. Voilà pourquoi « la paix et la guerre » ou même, pour mieux respecter ladramaturgie d’une lecture dantesque, « La guerre et la paix », est, à tout prendre,un titre moins trompeur que celui dont on a pris l’habitude d’affubler l’œuvred’Ambrogio Lorenzetti, cette « fresque du Bon gouvernement » qui ne correspondni au souvenir qu’en a Bernardin de Sienne un siècle plus tard ni à l’impressionqu’elle procure aujourd’hui encore. L’intuition fondamentale de Quentin Skinnerréside dans la nécessité théorique qu’il y a à repolitiser le regard porté sur l’œuvred’Ambrogio Lorenzetti, en tant qu’elle nous donne à voir une pensée politique du« bien vivre » ensemble. On reste fidèle à cette intuition – et peut-être aussi àl’intérêt et à la sympathie qu’elle a suscités chez Pierre Bourdieu et bien d’autres –en suggérant ici que ce regard ne se dépolitise pas, bien au contraire, en s’abîmantdans la contemplation des effets des grands murs. Car là réside la force de « cespeintures faites pour vous et qui à coup sûr vous donnent une merveilleuse leçon ».

Patrick BoucheronUniversité Paris I – Panthéon-Sorbonne

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