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PATRIMOINES ET IDENTITÉS Sous la direction de Bernard Schiele MUSÉ0 COLLECTION

Patrimoines et identites

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PATRIMOINES ET IDENTITÉS

Sous la direction deBernard Schiele

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IDEN

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e patrimoine est en débat. Quel est son avenir dansles sociétés, comme la nôtr e, en mutation accé-

lérée ? Qu’advient-il lorsqu’il cher che à tout enclaver : lematériel et le cultur el, le tangible et l’intangible ? Com-ment alors mémoir e et fonction identitair e vont-ellescoexister ? Comment fair e, si le patrimoine doit êtr e à lafois la mémoire de tous et celle de chacun ? De quoi ou dequi sera-t-il le médiateur ? Le patrimoine a un passé. A-t-ilun futur ? Ce livr e propose de déplacer les interr ogations :voir moins le patrimoine que la mise en patrimoine.Quelles sont les opérations qui le constituent ? Commentproduit-il du sens ?

Neuf spécialistes, tous muséologues et cher cheurs, ontaccepté de jouer le jeu et d’entr er dans le débat pour êtr e endébat : Y ves Ber geron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman,Hana Gottesdiener , Joëlle Le Mar ec, Marie-Jeanne Chof fel-Mailfert, Raymond Montpetit, Bernar d Schiele et Michel V anPraët.

Cet ouvrage est le fr uit de deux colloques scientifiquesorganisés par le Pr ogramme d’études avancées en muséo-logie de l’Université du Québec à Montréal en 2000et 2001. Il s’adr esse à tous ceux, pr ofessionnels, cher-cheurs, étudiants ou autr es, qui, à divers titr es, s’intér es-sent aux questions et aux enjeux du patrimoine, du muséeet de la cultur e. Il s’adr esse aussi à tous ceux qui, s’in-terrogeant sur la mémoir e à l’heur e de l’éphémèr e, voientdans le patrimoine un moyen de penser notr e modernité.

ISBN 2-89544-030-1

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Données de catalogage avant publication (Canada)

Vedette principale au titre :

Patrimoines et identités

(Collection Muséo) Textes présentés lors de deux colloques organisés par le Programme d’études avancées en muséologie de l’Université du Québec à Montréal, l’un tenu au Musée d’art contemporain de Montréal en mars 2000 et l’autre tenu au Musée des sciences et des techniques de Montréal en avril 2001. Comprend des réf. bibliogr. Publ. en collab. avec : Musée de la civilisation.

ISBN 2-551-21532-3 (Musée de la civilisation) ISBN 2-89544-030-1 (Éditions MultiMondes)

1. Muséologie – Congrès. 2. Patrimoine mondial – Congrès. 3. Musées – Congrès. 4. Culture – Congrès. 5. Mémoire collective – Congrès. I. Schiele, Bernard. II. Musée de la civilisation. III. Université du Québec à Montréal. Programme d’études avancées en muséologie. IV. Collection: Collection Muséo Français.

AM2.P37 2002 069 C2002-940567-X

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Sous la direction deBernard Schiele

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Direction et coordination : Service de la recherche et de l’évaluationMusée de la civilisation de Québec

Révision linguistique : Robert ParéImpression : AGMV Marquis Imprimeur inc.

© 2002 Musée de la civilisation de Québec

Musée de la civilisation de Québec85, rue DalhousieQuébec (Québec)G1K 7A6Téléphone : (418) 643-2158Télécopieur : (418) 646-9705Courrier électronique : [email protected] : www.mcq.org

Le Musée de la civilisation est subventionné par le ministère de la Cultureet des Communications du Québec.

ISBN 2-551-21532-3 – Musée de la civilisationISBN 2-89544-030-X – Éditions MultiMondes

Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2002Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2002

Éditions MultiMondes930, rue PouliotSainte-Foy (Québec) G1V 3N9CANADATéléphone : (418) 651-3885Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 800 840-3029Télécopie : (418) 651-6822Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 888 [email protected]://www.multim.com

DISTRIBUTION EN LIBRAIRIE AU CANADA

Diffusion Dimedia539, boulevard LebeauSaint-Laurent (Québec) H4N 1S2CANADATéléphone : (514) 336-3941Télécopie : (514) [email protected]

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À la mémoire de Denis SamsonSes amis

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Table des matières

Préface

Gérald Grandmont ..................................................... xi

Introduction

Bernard Schiele ........................................................... 1

PREMIÈRE PARTIE – L’ENJEU DU PATRIMOINE

Chapitre 1 – Les musées en devenir ? Une interrogationparadoxale .................................................................. 15

Joëlle Le Marec

Chapitre 2 – Tradition, mémoire, patrimoine..................... 41

Jean Davallon

Chapitre 3 – Patrimoine naturel et culture scientifique,l’intangible au musée ........................................................... 65

Michel Van Praët

Chapitre 4 – Les musées, générateurs d’un patrimoinepour aujourd’hui ........................................................ 77

Raymond Montpetit

DEUXIÈME PARTIE – STRATÉGIES DE MÉDIATION

Chapitre 5 – Images de soi, images des autres : les modesopératoires d’une exposition sur des reliquesd’Europe et d’Océanie .............................................. 121

Jacqueline Eidelman & Hana Gottesdiener

Chapitre 6 – La médiation culturelle : territoire d’enjeuxet enjeux de territoire ............................................... 141

Marie-Jeanne Choffel-Mailfert

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Chapitre 7 – La médiation au Musée de la civilisation ..... 173

Yves Bergeron

Chapitre 8 – Les trois temps du patrimoine ..................... 215

Bernard Schiele

Présentation des auteurs ...................................................... 249

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Préface

Préface

Gérald GrandmontSous-ministre adjoint aux politiques,

aux sociétés d’État et au développement internationalMinistère de la Culture et des Communications

Dans le marché des colloques que nous connaissons aujour-d’hui en Occident, ceux qui sont prégnants sont ceux quiconstituent, lorsqu’on relit les Actes, des moments de cristal-lisation de la connaissance. En lisant les Actes du colloquede l’UQAM en muséologie, on peut facilement trouverdans les textes de nouveaux repères de la connaissance.

L’institution muséale, aussi paradoxal que cela puisseparaître, est devenue un lieu d’influence sociétal marqué,tout en rejoignant moins de 40% des citoyens, et ce, dansla meilleure des hypothèses. C’est dire à quel point sonleadership, sa notoriété dépassent sa fréquentation. Je nechercherai pas à expliquer comment nous en sommes arrivésà cet état de situation, d’autant plus qu’il existe des variationsimportantes dans le profil des musées, selon les disciplineset selon les pays. Mais il faut reconnaître une longue filiationdepuis le XIXe siècle, où commence à se déployer plussystématiquement le concept d’exposition aux côtés de larecherche scientifique sur les collections jusqu’aux scéno-graphies contemporaines qui nourrissent la communication

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muséale. On peut même noter une accélération, ces 25 der-nières années, de cette dimension de la communicationmuséale. Là encore, on se retiendra de brosser quelquesexplications.

L’institution muséale est entrée dans une «culture de lacomplexité», pour reprendre l’expression de Joël de Rosnay.La diversification des institutions, celle des pratiquesmuséales, l’exposition des choix thématiques, le raccordavec les publics, l’invention de la communication muséale,le renouvellement de la mise en espace, le côtoiement denouvelles professions à l’intérieur des institutions, l’impli-cation des intérêts des publics dans le choix des activités etmême dans la réalisation des expositions notamment,l’apparition d’institutions faisant office d’agora culturelle,par-delà la stricte vocation muséale, les liens étroits avec lesprogrammes scolaires et les partenariats institutionnels entremusées, entre musées et universités, entre musées et villes,entre musées et milieux associatifs, entre musées et gouverne-ments ; tout ce foisonnement qui a largement dépassé lestade expérimental apprivoise la complexité des savoirs, lacomplexité des rapports humains. La langue anglaise, parlantdes pratiques muséales, rend superbement cette notion pardes mots-valises, tels «edutainment» et « infotainment».

On observe encore une nouvelle forme de patrimoniali-sation, que ce soit dans l’apparition de concepts commeceux du patrimoine intangible, culturel ou de la patrimonia-lisation du paysage. Tout le spectre du musée y passe, dessciences naturelles à l’ethnologie, des musées d’art auxécomusées. Mais cette forme de patrimonialisation rejointune autre sphère, au-delà de l’objet lui-même qui nous a étélégué, celle de la production de sens pour les personnes etles sociétés, celle d’une activation de la mémoire.

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Demain, si ce n’est aujourd’hui, le musée est et seraconfronté, sans perdre son authenticité, à l’intégration desnouvelles technologies de communication, mais en dépassantle simple «clonage numérique» qui se contenterait de faire,en mode virtuel, ce qu’il fait déjà dans l’espace physique.L’institution muséale approche à peine une nouvelle maturitéqu’elle est déportée vers un autre univers de créativité. C’estsans doute cette mouvance continuelle qui fait aujourd’huique l’institution a cette prégnance sociale.

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Introduction

JEUX ET ENJEUXDE LA MÉDIATION PATRIMONIALE

S’il est vrai que la «nature imite l’art »,il est naturel que l’imitation de l’art apparaisse comme

l’imitation la plus naturelle de la nature…

Un art moyen, Pierre Bourdieu, 1965

Le patrimoine – le terme – nous est maintenant si familierqu’on en vient à oublier qu’il n’a été introduit dans lediscours quotidien que vers les années quatre-vingt. Ce passagedu monde du spécialiste au monde de tout le monde acoïncidé avec un élargissement de ce que recouvrait etdésignait jusqu’alors la notion de patrimoine. Limitée àl’origine aux beaux-arts – musées, monuments, archéologiemonumentale – elle a étendu son action pour englober demanière extensive les traces matérielles et immatérielles dupassé jusqu’à y incorporer l’ensemble des productionshumaines. C’est donc tout le tangible et l’intangible quientrent aujourd’hui dans la définition du patrimoine. Lanature elle-même a été prise en compte avec les paysagesnaturels et historiques – naturalisés par l’histoire. Les espècesvivantes et les sociétés humaines ont suivi tout naturellement.En témoigne, par exemple, le classement au patrimoinemondial par l’UNESCO du Parc National des PyrénéesOccidentales jouxtant le Parque Nacional de Ordesa y MontePerdido, à la frontière de la France et de l’Espagne. Il s’agittout à la fois de protéger et de conserver le paysage – les sites

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de Gavarnie, Estaubé, Troumouse, Baroude, Ordesa, Añisclo,Pineta et Escuaín –, la flore, la faune, les traces de culturesmatérielles, les modes de vie et les particularités linguistiquesdes populations qui y vivent. L’idée de patrimoine s’étendmaintenant à tout l’environnement naturel et culturel,matériel et immatériel. Rien de ce qui est réel, symboliqueou imaginaire n’échappe à son emprise. Le patrimoine«claquemure pour ainsi dire tout l’univers1 ».

Dès lors, le patrimoine est une friche en attente demobilisation culturelle ou, plus précisément, en attente demobilisations culturelles, car à l’élargissement du champculturel correspond celui du spectre des acteurs qui vontl’investir. C’est pourquoi la question à poser est moins celledes patrimoines, que celle des mises en patrimoine.

Or, mettre en patrimoine consiste à assigner un statut deréférentiel à des choses tangibles ou intangibles. Les singularitésconférant des identités2, vouloir les conserver pour les préserveren découle tout naturellement. Toutefois, l’aspect matérielou immatériel reste secondaire par rapport à l’ancragesymbolique dans le social. «La mémoire n’a pas de prix et elleest immatérielle. Le patrimoine est seulement censé représenterde la mémoire, il n’est pas son support matériel incontesté»,souligne Jeudy (1999, p. 36). La remémoration d’un événe-ment historique par la commémoration collective est unautre mode d’ancrage dont le «faire-revivre» est le support.La conjuration de l’éphémère par l’inscription dans la duréese joue donc à partir de différents supports et sur plusieursregistres, qu’il s’agisse d’un objet (dans une exposition), d’unmonument (mis en valeur) ou d’un événement (revécu

1. Pour pasticher la belle et juste formulation de Girardin reprisepar Davallon.

2. Identité qui n’est jamais définitive puisqu’elle fait constammentl’objet d’un investissement symbolique. Elle se recompose doncpériodiquement.

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IntroductionJeux et enjeux de la médiation patrimoniale

collectivement par un rituel de célébration). Autrement dit,la mise en patrimoine est à la fois une mobilisation et unmode de désignation du culturel et son articulation autour dusocial. C’est pourquoi la mise en patrimoine s’accompagnenécessairement d’une mise en médiation.

Les contributions réunies dans cet ouvrage se structurenttoutes autour de cette dialectique de la mise en patrimoineet de la mise en médiation. C’est pourquoi cette dialectiqueest la première clé de lecture transversale. La deuxième cléest la question de l’altérité. Le patrimoine produit de ladifférence dans le temps et dans l’espace. L’altérité seconstitue dans et par un effet de distanciation inhérent à ladécentration symbolique, spatiale ou temporelle, résultantde la mise en patrimoine. C’est en cela que le patrimoine sedistingue de la mémoire. Là encore, chacun des auteursprend position sur cette question. La troisième clé est leconstat des répercussions de la crise des valeurs de notremodernité sur le projet muséal (compris dans le projetpatrimonial). La culture de la complexité3, comme le souligneGérald Grandmont dans sa préface, est la nouvelle donne.Le musée ne peut plus prétendre au monopole de la parolelégitime. Il est un acteur parmi d’autres à un moment oùl’idéal des Lumières s’estompe. En somme: trois ordres dequestionnement, étroitement articulés les uns autour desautres, ancrent la problématique de cet ouvrage: patrimoine/médiation, altérité/spatialité-temporalité et modernité/postmodernité. Chaque chapitre peut donc être lu en fonctionde ces questionnements transversaux ou indépendammentdes autres, puisqu’il les «problématise».

Abordons la première clé transversale, le rapportpatrimoine/médiation. (Je précise que l’ordre de présentationdes clés ne respecte pas la succession des chapitres dans

3. Gérald Grandmont utilise « complexité » dans un sens différentde Van Praët, pour qui elle renvoie à l’idée de « processus ».

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l’ouvrage – regroupés dans l’une ou l’autre des deux partiesselon que l’accent porte sur le patrimoine ou la médiation;je me suis attardé à ce qui me semble être le point fort del’argument de chacun. Bien évidemment, il aurait été possiblede proposer une autre grille de lecture et d’articulation desproblématiques entre elles.)

Dans la perspective du rapport patrimoine/médiation, LeMarec (chap. 1), qui s’y attarde plus particulièrement,examine trois dispositifs muséaux (les musées d’art, de scienceset techniques, et de territoire) pour mettre en évidence le faitque le musée d’art tend à gommer systématiquement dudispositif toutes les traces de médiation, bien qu’il en instaureune avec ses programmes de visite, ses publications, sesbrochures, etc., alors que le musée de sciences et techniques,au contraire, l’inscrit et la rend évidente dans son dispositif.Quant au musée de territoire, il oscille entre les deux.Pourquoi cela ? Parce que ces trois types de musées renvoientà trois conceptions de la culture actualisées dans et par leursdispositifs muséaux. Ainsi, le musée d’art – encore fortementmarqué par la pensée de Malraux, du moins en France –cherche, par le face-à-face avec l’œuvre, à provoquer l’expé-rience individuelle de la « transcendance», hors de toutdiscours et de toute référence sociale. Dans le cas du muséede sciences et techniques, l’accès au savoir « vrai » exigel’affranchissement des conditions sociales de son émergence.La médiation s’exhibe pour mieux marquer son caractèretransitoire. Par contre, le musée de territoire, lié au référentsocial, met l’accent sur ce qui est «partagé». Ces conceptionsde la culture qui subsument la mise en patrimoine et la miseen médiation s’affrontent dans le champ muséal et encaractérisent la dynamique.

Choffel-Mailfert (chap. 6) interroge, elle aussi, le projetpatrimonial sous l’angle des tensions révélées par la médiation.Toutefois, à la différence de Le Marec, essentiellement préoc-cupée par les logiques exogènes (mais mobilisées par des

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IntroductionJeux et enjeux de la médiation patrimoniale

stratégies endogènes), elle examine le poids des logiquesendogènes sur la mise en patrimoine et les pratiques demédiation. Pour cela, elle se concentre sur les « lieux […] quiconditionnent les expériences par lesquelles chaque individus’approprie une culture». La médiation est donc un «territoired’enjeux politiques et sociaux», comme elle est un territoired’enjeux muséaux (bien entendu greffés à la culture) pourLe Marec. Le droit à la culture, loin de se limiter à ladémocratisation de la « culture cultivée », passe par lareconnaissance de celui des « cultures plurielles ». La prise encompte de la dimension locale devient alors déterminante.Le point d’ancrage de la médiation se déplace. Il se situemoins dans le musée (ou le monument) que dans le territoire.Plus précisément, le musée tend à être une des modalitésd’appropriation du territoire par les acteurs sociaux. Car,pour Choffel-Mailfert, le véritable enjeu est le « rétablisse-ment du lien social » dans une société qui le distend.L’élargissement de la notion de patrimoine et celui, corrélatif,des référentiels du champ culturel se présentent donc comme« la construction d’une multiplicité d’espaces qui sont autantde représentations que la société se donne d’elle-même» etautant de voies potentielles de médiation. Toutefois, cetteouverture comporte des risques de dérives, notammentlorsque le lieu (comme les centres urbains ou les patrimoinesindustriels), devenant historique par un processus de patrimo-nialisation, «n’est plus un lieu au sens anthropologique duterme» et «perd sa qualité relationnelle et procède d’uneidentité produite par le regard des autres ». La réflexion surle redéploiement contemporain du patrimoine ne peut fairel’impasse sur la médiation culturelle car l’enjeu est«d’instaurer des espaces d’énonciation propres au territoireet de participer directement du processus qui fonde symbo-liquement l’espace commun».

Van Praët (chap. 3), lui, analyse la genèse historique dela médiation contemporaine du musée de sciences (alors que

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Le Marec et Choffel-Mailfert ont opté pour une analysesynchronique). Pour ce faire, il examine la notion depatrimoine intangible et les relations que celle-ci entretientavec le musée. Dans un premier temps, il rappelle que cettenotion est moins nouvelle qu’il n’y paraît au premier abord.De fait, elle s’est mise en place à partir du XIXe siècle,lorsqu’il s’est agi de rendre compte de la complexité desprocessus qui régissent le monde naturel. Dès lors, l’inventaireet la description des éléments des mondes naturel, social etculturel ne suffisent plus «pour en approfondir la maîtrise etla connaissance». L’intérêt se transfère donc des «objets versles processus» dans tous les domaines, y compris les arts : « lafiguration naturaliste du paysage se trouve à la même époquerestructurée, comme en témoigne le mouvement impression-niste ». Dans cette perspective, le terme «écologie » – l’étudedes phénomènes synchroniques –, lorsqu’il apparaît auXIXe siècle, témoigne plus de l’avènement d’une culture de lacomplexité que d’une démarche initiatrice. Dans un secondtemps, il montre que cette nouvelle conception – «représen-tations et disciplines» – «bouleverse […] les concepts etenjeux des musées » (surtout le musée scientifique). Laquestion à résoudre est alors la suivante : comment préserverle « rangement et la conservation des collections» et, enmême temps, entreprendre des «actions de diffusion et devulgarisation ressenties comme indispensables tant pourpropager les nouveaux concepts que pour éviter un isole-ment de la communauté scientifique vis-à-vis de la société»(Van Praët) ? Ce dilemme trouve sa solution dans un conceptmuséal qui dissocie les réserves des galeries d’exposition,c’est-à-dire une séparation des activités de production deconnaissances nouvelles de celles de diffusion de ces mêmesconnaissances auprès des publics. Cette recomposition dudispositif muséal fera des activités de médiation la composanteprincipale du dispositif d’inscription du musée dans le socialpour les actions visant le public. Elle favorisera, au début du

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siècle par exemple, le développement des panoramas et desdioramas, dont on mesure aujourd’hui l’efficience pour lesthèmes environnementaux. Mais, une fois acquise l’idée decomplexité – pour y revenir et faire le lien avec la médiationcontemporaine –, le patrimoine intangible en découle naturel-lement puisqu’il désigne «ce qui relève de la conservation desprocessus et phénomènes» naturels, sociaux et culturels. C’estdire à quel point, insiste Van Praët, « la muséologie contem-poraine des sciences et des technique ne peut s’abstraire dela réflexion et des enjeux sur le patrimoine intangible» ni, enconséquence, faire l’impasse sur les modalités de sa mise enmédiation.

Prenant résolument le parti d’une approche «prag-matique de la médiation», Bergeron (chap. 7) insiste sur lefait qu’il n’y a pas de véritable médiation sans prise encompte des visiteurs (comme Choffel-Mailfert insiste sur lerôle des acteurs). Ce sont eux qui, en définitive, donnentdoublement son sens au musée comme lieu de diffusion etcomme lieu d’appropriation. Car «la médiation demeureun processus permettant aux musées de jouer un rôled’intermédiaire entre les savoirs et les publics. Le Musée dela civilisation (Québec), qui depuis son ouverture a optépour des «approches multidisciplinaires» afin de « faire lepont entre les savoirs et les publics», lui sert de terraind’enquête. Ceci l’amène à trois constats. Premier constat: leMusée de la civilisation a décidé dès le début de laisser destraces (essentiellement des écrits) de ses activités et desdébats auxquels celles-ci auront donné lieu. Il peut doncjeter un regard rétrospectif sur les discours qu’il a reflétés etalimentés et, du coup, sur l’évolution de la conjoncturemuséale. Deuxième constat: le Musée de la civilisation, quise veut un «musée de l’homme d’ici», a entrepris de leconnaître en continu par la mise sur pied d’un service derecherche sur les publics. Ainsi, il s’est donné les moyensd’une réflexion et d’une vigilance constantes pour maintenir

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le cap sur son objectif de dialogue avec les publics. Troisièmeconstat : comme Montpetit pour les visiteurs (chap. 4) etChoffel-Mailfert pour les acteurs sociaux, Bergeron constateque les logiques exogènes qui sont à l’œuvre transformentles attentes et les pratiques. Le Musée de la civilisationenvisage donc d’autant plus rapidement une révision de sespratiques de médiation qu’il peut se distancier de celles quiprévalent actuellement, ayant développé les outils pour lespenser. Mais il semble bien que de toutes les tendances, latransformation du rapport au temps – «nous vivons de plusen plus en temps réel», observe Bergeron – soit celle quirisque le plus d’affecter l’évolution du musée (voir Schiele,chap. 8) puisqu’il faudra l’«inscrire véritablement […] dansle temps présent».

La deuxième clé de lecture est la relation fondamentaled’altérité instituée par le patrimoine.

Il s’agit de la «dialectique du même et de l’autre, del’identité et de la différence», comme l’écrivent Eidelman etGottesdiener (chap. 5). Choffel-Mailfert analyse la cons-truction identitaire en fonction de l’appropriation de l’espacesymbolique du territoire (c’est-à-dire la relation entre «nous»et «nous»). Eidelman et Gottesdiener l’examinent en fonctionde la relation entre «nous» et « eux». Elles montrent que les« frontières sociales et symboliques », jamais définitives, sont« renouvelées dans les échanges ». Prenant prétexte del’exposition La mort n’en saura rien – Reliques d’Europe etd’Océanie, qui confronte le visiteur à des représentationsétrangères de la mort, elles cherchent à comprendre comments’effectue le passage de sa propre culture à celle de l’autre.Elles montrent que la déstabilisation, le «brouillage desrepères », s’effectue à travers une « inversion des systèmes dereprésentation» déclenchée, par exemple, par la découverted’objets dont l’existence n’était même pas soupçonnée.«L’objet aussi bien que le visiteur sont “désanonymisés” :l’objet parce que le regard porté sur lui lui confère une

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identité, le visiteur parce que l’objet fait surgir chez lui unquestionnement sur sa propre identité. » Le mode opératoirede cette exposition – une stratégie de médiation fondée surune approche comparative – , qui enferme le visiteur dansun « jeu de miroirs » faisant de lui « la source et la cible » d’un«échange de regards», conforte l’analyse de Le Marec voulantque le musée de territoire soit lié au référent social. L’accèsà ce qui est partagé (ou ne l’est pas) repose sur les médiationssociales et y renvoie. L’étrangeté (l’altérité) résulte bien duregard d’une communauté culturelle sur un extérieurconstitué d’autres communautés culturelles.

Mais la question de l’altérité s’articule autour de celle dela temporalité construite par le patrimoine.

C’est fondamentalement à partir du présent que lepatrimoine instaure un rapport au passé, soutient Davallon(chap. 2), qui remet en question l’amalgame spontané de lamémoire et du patrimoine. La mémoire se distingue dupatrimoine en ce qu’elle repose sur une continuité directeparce que sa capacité de rendre présent le passé tient au faitqu’elle est transmise sans autre médiation que celle desindividus eux-mêmes (mémoire collective du groupe) ou dela société (courants de pensée); le patrimoine, par contre,reconstruit le passé à partir du présent parce qu’il présupposeune rupture entre le passé et le présent. «La rupture quiouvre la temporalité topologique du patrimoine tient au faitque l’objet de patrimoine est trouvé ou retrouvé, mais nontransmis.» La «continuité de nature symbolique construite»par le patrimoine «autour de l’objet» se déploie dans untemps abstrait qui s’oppose à celui, concret, de la mémoire.Cette « rupture de continuité du patrimoine» – laquelle,soit dit en passant, fonde son irréductible altérité – «ouvrela possibilité à la fois de choisir ses ancêtres et de regarderson histoire de l’extérieur». Voilà pourquoi, pour Davallon,« la filiation est inversée». C’est elle qui nous permet de«nous» penser comme les héritiers d’«eux» – «qu’il s’agisse

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des Grecs, des aristocrates français du XVIe siècle, des paysansdu début de ce siècle ou des aborigènes australiens».

Schiele (chap. 8) remet lui aussi en question le rapportde temporalité. Toutefois, si pour Davallon c’est la projectionvers le passé qui structure l’appropriation symbolique dupatrimoine, pour Schiele c’est la relation avec le futur quiest déterminante. Les Lumières, caractérisées entre autrespar la foi dans la Raison et le Progrès, convoquaient le passépour mieux anticiper le futur à partir du présent. Toutefois,le passage d’une société de la connaissance à une société del’innovation entraîne une déstabilisation perpétuelle duprésent. Ce changement se produit en conjonction avec unreflux des idéaux des Lumières et l’incertitude donts’accompagne cette dissolution des repères. Le passé apparaîtalors comme une valeur refuge et un moyen de conjurer lefutur et de fixer, ne serait-ce que temporairement, uneimpermanence sur laquelle la société n’a plus de prise. Maisce rapport nostalgique au passé, que nous vivons actuel-lement, masque probablement un changement plus profondencore (aussi évoqué par Bergeron) : celui du passage à unesociété du présent. C’est-à-dire une société qui n’a plus depassé puisqu’elle n’a plus de futur. En effet, si la projectiondans le futur que suppose l’idée de progrès n’est plus opéranteet si le futur s’abolit dans l’impermanence du présent, qu’ya-t-il d’autre à part un étalement dans celui-ci ? Nous serionsdonc en transition vers une société de l’espace. Notreconception du patrimoine serait donc appelée à setransformer rapidement. Que restera-t-il de son statut, dansun contexte de surabondance de référentiels s’équivalant lesuns les autres et se substituant les uns aux autres ? Un jeu designes dans une circulation généralisée des signes ? Si pourDavallon l’individuation passe par le rétablissement d’unecontinuité symbolique avec le passé, pour Schiele, dansl’hypothèse d’une société «asymbolique», elle se constitueraitprogressivement à partir de la juxtaposition d’expériences

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IntroductionJeux et enjeux de la médiation patrimoniale

closes sur elles-mêmes – l’engouement actuel pour la réalitévirtuelle en étant le symptôme.

La troisième clé de lecture est, comme je l’ai mentionné,la crise des valeurs et ses répercussions sur le projet muséalcompris dans le projet patrimonial.

Reprenant la distinction établie par Davallon entre«mémoire» et «patrimoine», pour souligner que le statut depatrimoine n’est jamais acquis une fois pour toutes, qu’il estun construit éphémère devant être constamment réactivépour demeurer dans un «dialogue productif avec le présent»,Montpetit (chap. 4) insiste à son tour sur le présent. Ce n’estjamais qu’à partir du présent que le passé fait sens. Parconséquent, « toute politique muséale» comprise dans unepolitique du patrimoine doit voir à favoriser la transforma-tion [du] legs du passé en un patrimoine pour maintenant enfaisant que les choses anciennes s’inscrivent dans la mémoired’aujourd’hui». Mais ce travail sur le passé doit s’inscriredans la nouvelle réalité des musées. Ceux-ci sont aujourd’huides institutions s’adressant au grand public et en prise sur lasociété. En contrepartie, ils en subissent le poids. Ainsi lacrise des valeurs contemporaines (voir Le Marec, Bergeron etSchiele) trouve-t-elle son écho dans un «musée postmoderne»,lequel – sur le plan de la médiation – «moins qu’une“direction” ou des “idéaux” […] présente des cas, des histoires,des récits de passions individuelles, que chacun peuts’approprier à sa façon, selon ses valeurs personnelles». Car,pas plus que les autres institutions, il n’a la «légitimité deproposer un discours normatif global». De plus, « il devient,dans le contexte de notre temps une “organisation” […]centrée sur des objectifs empiriques de performance et surl’appropriation personnelle par les visiteurs, des produitsculturels qu’il met en marché». Enfin, tant la mondialisationque le développement des industries culturelles (voir Schiele)forcent une convergence avec l’industrie touristique et unréalignement de ses modes de médiation: il œuvre «dorénavant

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aux frontières, de plus en plus brouillées, entre le culturel,l’éducatif, le récréatif et l’économique».

… À Aix-en-Provence, après l’incendiequi a totalement anéanti les forêts […]

la décision a été prise de recomposerle paysage boisé de la Sainte Victoire […]

en conformité avec les tableaux de Cézanne.

Patrimoine et développement, Jean Paul Curnier, 1992

Le patrimoine nous interpelle. Il est en débat. Je tiens àremercier : Yves Bergeron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman,Hana Gottesdiener, Joëlle Le Marec, Marie-Jeanne Choffel-Mailfert, Raymond Montpetit et Michel Van Praët. Ils ont tousaccepté de jouer le jeu et d’entrer dans le débat pour être endébat. Ma gratitude va aussi à tous ceux qui sont intervenus aucours des discussions et les ont enrichies de leurs observations etde leurs remarques.

Je tiens également à remercier tout particulièrement FrancineBeauchemin-Martel qui, assistée de son équipe, a assuré le soutienlogistique des deux colloques dont cet ouvrage est issu; LucetteBouchard qui nous a accueillis au Musée d’art contemporain deMontréal en mars 2000; et Claude Benoit qui nous a accueillisà son tour au Musée des sciences et des techniques de Montréalen avril 2001. Un grand merci à tous ceux, que je ne peuxnommer ici tant la liste serait longue, dont le concours a contribuéà la réussite de ces deux colloques.

Et enfin, un très grand merci au Service de la recherche etde l’évaluation du Musée de la civilisation, qui a accueilli cesactes dans sa collection.

Bernard Schiele

RéférencesJeudy, Henri-Pierre, «Le temps et les mémoires collectives», in Choffel-

Mailfert, M.-J., et Lüsebrinck, H.-J., (éd.), Regards croisés vers uneculture transfrontalière, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 35-39.

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Première partie

L’ENJEU DU PATRIMOINE

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Chapitre 1

LES MUSÉES EN DEVENIR ?UNE INTERROGATION PARADOXALE

Joëlle Le MarecMaître de conférences,

Ecole Normale Supérieure Lettreset Sciences Humaines de Lyon

Les musées français sont le théâtre de transformationsspectaculaires. Rappelons quelques-unes d’entre elles, sansprétention aucune de les inventorier méthodiquement. Lanouvelle « loi musées» institue désormais une procédure delabellisation des musées qui donne à la collection un rôleprimordial : les mutations muséales amorcées dans les années1970 avec la redéfinition du rôle social des musées et lamontée de leur dimension communicationnelle, sont réviséesdans le sens d’un recentrage sur les collections. Mais lesenjeux de patrimonialisation ainsi réactivés ne réapparaissentpas sous leur forme traditionnelle; ils sont désormais articulésautour d’une nouvelle conception marchande du musée,lequel se fait producteur de valeur économique grâce à lagestion de ce patrimoine.

Phénomène au moins aussi important mais plus discret :les liens avec la sphère scientifique et les savoirs académiquesse modifient. Les ethnologues avaient largement participé au

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mouvement de l’écomuséologie dans les années 1970. Cesont maintenant les historiens qui deviennent la communautéscientifique de référence pour les musées de territoire. Parcontre, les questionnements anthropologiques sont désormaisexploités massivement dans le champ de l’art contemporain,à l’affût de nouvelles pratiques (qu’il se propose d’« inter-roger») et qui élargit ses marges vers les terres des sciencessociales. Paradoxalement, l’abandon de la référence auxdisciplines académiques dans les instances de validation despratiques muséales et l’exploitation intensive de ces mêmesquestionnements académiques dans le champ de l’art contem-porain sont pareillement salués comme les marqueurs de lamodernité dans la sphère muséale. Ces différents mouve-ments et événements font l’objet de commentaires nom-breux : un débat médiatique intense accompagne la publi-cation et la mise en place du projet du Musée des ArtsPremiers, qui remplacera le Musée de l’Homme et le Muséedes Arts Africains et Océaniens. L’affaire a suscité de nom-breuses prises de position sur les liens entre muséologie,ethnographie et art, avec, dans tous les cas, la mise en concur-rence de visions antagonistes de la place qu’occupent lesobjets exotiques dans notre patrimoine et dans notre culture.

Il me semble que l’on peut poser l’hypothèse que tous cesévénements ont à voir les uns avec les autres, sans cependantse contenter d’en référer à la généralité des mutations sociétalessi souvent invoquées pour expliquer des changements massifs.Si l’on en reste au dispositif muséal, il faut se donner lesmoyens de rendre compte des changements à ce niveau, quiest celui du dispositif lui-même, sans court-circuiter ce travailpar une échappée immédiate à un niveau englobant des«grandes mutations culturelles». L’extérieur du dispositif estalors saisi par les représentations qui en sont mobilisées dansle monde muséal lui-même, et non par des perspectiveshistoriques, économiques, sociologiques que l’on mettrait enrapport avec les mutations muséales. La dynamique des

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transformations muséales relève au moins partiellement deconflit de représentations au sein des musées.

Les musées en contradictions

Les musées, institutions de la stabilité, sont saisies par ledémon de la contradiction. Ces contradictions concernenten particulier les différentes conceptions de la culture qu’ilsmobilisent (la culture au sens de la philosphie classique, oula culture au sens anthropologique des modes de vie partagéspar les membres de communautés, ou encore la culturecomme rapport au savoir partagé par un collectif). Ellesconcernent aussi les modèles de communication qui inspirentleurs relations avec le public.

La situation n’est pas nouvelle; l’institution muséale atoujours plus ou moins géré de telles tensions par la mise enplace de séparateurs politiques et administratifs. En France,par exemple, les musées de sciences et techniques ne relèventpas du ministère de la Culture, mais du ministère de l’Éduca-tion Nationale et de la Recherche; les tutelles, les références,les filières de formation sont différentes et les communautésprofessionnelles se croisent relativement peu. Cependant,les marges de manœuvre permettant de telles contradictionsrestent inscrites dans l’institution. On le constate dans deuxdispositifs au moins, qui créent des espaces de confrontationentre différentes dimensions des musées. Le premier estl’ICOM (International Council of Museums), qui associedes musées de tous pays en une famille d’établissements etles constitue ensemble en genre institutionnel, lequeltranscende malgré tout l’extrême diversité des conditions destatuts et de modes de fonctionnement. Le second est ladéfinition des musées donnée par l’ICOM. Cette définitionest une multi-énumération de fonctions et d’objectifs, dontcertaines sont en tension contradictoire: l’interprétationdes articulations et de la hiérarchie de ces fonctions et

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objectifs est laissée à l’interprétation de chacun. Les différentsaménagements de la définition depuis sa formulation en1951 correspondent à différentes combinaisons héirarchiquesdes fonctions et des objectifs.

Rappelons cette définition, inscrite dans les statuts del’ICOM en 1951 :

Le musée est un établissement permanent, administré dansl’intérêt général en vue de conserver, étudier, mettre envaleur par des moyens divers et essentiellement exposerpour la délectation et l’éducation du public un ensembled’éléments de valeur culturelle : collections d’objets artisti-ques, historiques, scientifiques et techniques, jardins bota-niques et zoologiques, aquariums…

En 1975, le muséeest une institution permanente, sans but lucratif, au servicede la société et de son développement, ouverte au public, etqui fait des recherches concernant les témoins matériels del’homme et de son environnement, acquiert ceux-là, lesconserve, les communique et notamment les expose à desfins d’études, d’éducation et de délectation.

Ce sont l’articulation entre recherche et conservation etl’ordre d’énumération des objectifs qui changent. En 1951,l’accent est mis sur la conservation d’un ensemble d’objets ;en 1975, il est mis sur la rercherche concernant les témoinsmatériels de l’homme. La conservation, l’étude et l’expositiondépendent de l’ensemble « d’éléments de valeur culturelle »,en 1951 ; en 1975, la conservation et l’exposition dépendentde la recherche. Dans les deux cas, l’exposition n’est qu’unmoyen de mettre en valeur ou de communiquer. L’ordre desobjectifs assignés à l’exposition s’inverse cependant : «délec-tation et éducation du public » en 1951, « étude, éducationet délectation» en 1975.

La situation n’est donc pas nouvelle, puisqu’elle estmême inscrite institutionnellement dans des dispositifs etse manifeste dans la succession des formulations.

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Ce qui est peut-être nouveau, c’est la radicalisation deces contradictions, qui sont non plus réparties dans le champmuséal, mais gérées dans les mêmes familles muséales, voireau sein d’un même établissement. C’est la mobilisationconsciente de ces contradictions, non plus seulement commemoyen d’analyser la dynamique muséale, mais commemoteur de l’action, qui nous intéresse ici. Les schémasd’action inspirés de la contradiction sont multiples, maisj’en retiendrai deux, basés chaque fois sur l’effort de réinscrip-tion de valeurs ou de modes d’action dans le dispositifmuséal : d’une part, la résolution des contradictions par laconcurrence entre les dimensions du musée, et la radica-lisation de l’une d’elles au détriment des autres; d’autrepart, la résolution des contradictions par l’intégration desdimensions contradictoires dans des dynamiques de projet.

Dans le premier cas entrent un ensemble de transfor-mations importantes qui affectent actuellement les muséesà dominante «culture et société», transformations qui meparaissent liées à une mise en concurrence de conceptionsde la culture opposées : chacune des parties souhaite radica-liser l’inscription de sa propre conception dans le dispositifmuséal. Dans le second cas entrent de nouveaux outils detravail tels que le projet d’établissement, qui institue leprojet comme technique dans le média lui-même. Il s’agitd’une technique du consensus qui permet de suspendre sanscesse l’inscription définitive de la forme musée ou plutôtqui légitime politiquement et institutionnellement le droitde ne pas inscrire encore.

La situation actuelle, dans laquelle la contradictiondevient un élément moteur de la dynamique muséale, estsans doute favorisée par l’injonction moderniste faite aumusée de bouger, changer, ne pas être en retard, ne paslaisser passer le train (le train du numérique et des nouvellestechnologies, le train du marché). Cette injonction émaned’un système de valeurs et de normes qui n’est pas celui du

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musée, mais celui d’un modèle de société, à savoir uneidéologie, avec lequel le musée comme institution doitcompter. À l’intersection des contradictions propres àl’institution muséale et des tensions générées par laconfrontation entre l’institution muséale et le modèle desociété dans lequel il baigne, le jeu est ouvert, le texte estbrouillé1 : il est à la fois fort difficile et fort tentant dedégager des relations causales. Il est plus modeste etraisonnable de penser les phénomènes en tensions, à partirdes représentations contradictoires qui circulent dans lemusée. Les contradictions internes au musée commeinstitution assumant des fonctions multiples peuvent alorsêtre amplifiées par les contradictions entre l’institutionmuséale comme gardienne des références originelles (par lafonction patrimoniale et la représentation d’un ordre dessavoirs stable) et des modèles sociaux qui instituent le change-ment comme référence normée. Par exemple, l’introductiondes nouvelles technologies au musée ne met pas le musée enmouvement : elles mettent les contradictions du musée enmouvement.

Des récits fondateurs

Il existe différents récits fondateurs des musées, qui fixentdans les origines choisies les valeurs de référence dontl’institution tire le sentiment de son identité. Je ne parleraipas ici de l’histoire des historiens, mais bien des histoiresd’origine qui circulent dans le monde muséal et qui peuventtirer leurs éléments des travaux historiques.

1. Je me réfère ici en clin d’œil au texte et au jeu comme figuresdu fonctionnement social opposées et commentées par Geertz,qui prend évidemment clairement partie pour le texte. VoirClifford Geertz, « Genres flous : la refiguration de la penséesociale », in : Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris,PUF, 1986 pour la traduction française.

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La pluralité des récits manifeste les tensions contradic-toires, mais le fait qu’ils puissent être invoqués sélectivementsoulage ces tensions: les récits jouent le rôle de séparateursdans la mesure où les institutions originelles sont présentéescomme étant plus «simples» que celles qui en héritent,complexifiées par le cours des histoires traversées. Selon quel’on fait remonter le musée au Mouseîon d’Alexandrie, auxcabinets de curiosité de la Renaissance ou aux muséesnationaux créés dans la foulée de la Révolution française, lerécit n’est pas le même et l’identité muséale est construitedifféremment.

Il y a les historiens des musées et il y a des histoires àpropos des musées. Ces dernières ne sont pas forcément lefait des premiers, même si elles s’appuient largement sur lesdonnées historiques disponibles dans les travaux de recherche.Elles circulent en tant que récits fondateurs, elles habitentles imaginaires et structurent la transmission pédagogiqued’un système de représentations dans une communauté pro-fessionnelle et, plus largement, dans une communautéculturelle élargie. Il faudrait une histoire des représentationsdu musée à travers les types de communications sociales quil’ont pris en charge, notamment les manuels destinés à laformation des futurs professionnels des musées2. À défaut depouvoir me référer à une telle histoire, je me contenterai derepérer trois figures des origines du musée qui habitent nosreprésentations.

Une des origines du musée l’associe très directement àl’antiquité grecque : le musée serait né avec le Mouseîond’Alexandrie, du nom d’un des éléments du Palais desPtolémées, vers la fin du IVe siècle avant J.-C., qui abritait

2. Voir par exemple Claude Badet, Benoît Coutancier, Roland May(dir.), Musées et patrimoine, Paris, Éditions du CNFPT, 1997.L’ouvrage comporte, bien sûr, un bref chapitre historique, toutentier marqué par la relation entre musée et patrimonialisation.

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un collège de savants vivant du mécénat royal et disposant,pour fabriquer le savoir, d’un vaste ensemble de ressourcesmatérielles : bibliothèque, jardins botaniques et zoologiques,observatoire astronomique, laboratoire d’anatomie3. En quoile Mouseîon est-il un ancêtre des musées actuels ? Il a donnéson nom à l’institution muséale, bien sûr, mais à part cela,il dessine plutôt les contours d’une institution de recherche,un peu à l’image de celle que Bacon avait rêvée dans LaNouvelle Atlantide4 et qui inspirera la création de l’AshmoleanMuseum au XVIIe : il réunit des savants dégagés des soucis del’existence et qui construisent un savoir sur des bases empi-riques à partir de textes, d’instruments et de spécimens. Cecollège de savants placés dans les conditions de travail opti-males, à partir d’un état des connaissances existantes, d’objetsde la nature observables et d’instruments d’étude, continuenteux-mêmes à enrichir le Mouseîon de leur propre productionsavante. Le Mouseîon n’est structuré ni par l’activité decollecte, ni par les conditions de la mise en accès public descollections, ni par un dispositif d’exposition, mais parl’activité de recherche de ses pensionnaires. La référence auMousîeon donne cependant au musée la légitimité d’unegénéalogie qui le fait remonter à la Grandeur Grecque5. Iln’est pas besoin, dans cette perspective, de comparerprécisément le fonctionnement du musée et celui du mousîeonalexandrin. Il suffit que la généalogie établisse un lien directentre le musée et la pensée classique dans son rayonnementfondateur. Est implicitement légitimé, par cette référence, lerattachement à une culture classique largement dominante

3. Voir Roland Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard/Réunion des Musées Nationaux, 1993.

4. Voir la traduction de La Nouvelle Atlantide de Bacon parMichèle Le Doeuff et Margaret Llasera, parue chez Flam-marion en 1995. La Nouvelle Atlantide avait été publiéinitialement en 1627.

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dans l’institution muséale, dans la mesure où cette cultureest issue directement de la philosophie antique.

Un second récit fait naître le musée du studiolo renais-sant, puis du cabinet de curiosités6. Au-delà des analyseshistoriques qui seules pourraient restituer la matrice culturelleet sociale dans laquelle ces dispositifs faisaient sens à l’époque,il reste, dans l’imagerie enchantée que nous avons construitede ces cabinets de curiosités, la fascination pour l’esthétiquede la collection et de l’exposition, et du cabinet commecondensation à la fois savante et poétique de l’univers. Lacollection et l’exposition sont les œuvres de vies entières.Elles traduisent un rapport essentiellement individuel à laculture qui s’y incarne pourtant dans sa portée universa-lisante, encyclopédique ou cosmologique: il y a mise enboucle des activités de collecte, d’exposition et de visite, quisont le fait d’un petit nombre de princes et de lettrés. De cepoint de vue, les rapports entre visite, collecte et expositionsont peut-être analogues aux rapports entre écriture et lecturechez les savants de la bibliothèque du mouseîon. Chez cesderniers, les pratiques de lecture étaient celles-là même del’écriture de commentaires, lesquels généraient de nouveauxouvrages pour la bibliothèque7. La référence au cabinet decuriosités mobilise une genèse de la pratique culturelle ausens de la philosophie classique, comme cheminement

5. Détienne commente sévèrement une vision de l’histoire auservice des valeurs occidentales représentées comme issues de latransmission en ligne directe du Miracle grec et de l’uni-versalisme des valeurs de la Raison et de la Science et opposéesà tout comparatisme anthropologique. Voir M. Détienne,Comparer l’incomparable, Paris, le Seuil, 2000.

6. Voir Krzyztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux,Paris-Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987.

7. Voir Christian Jacob, « Lire pour écrire : navigations alexan-drines », in Marc Baratin et Christian Jacob (eds.) Le pouvoirdes bibliothèques : la mémoire des livres en occident, Paris, AlbinMichel, 1996.

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nécessairement individuel vers un idéal par l’exercice de laraison, du goût et de la vertu. Il s’agit de la «culture cultivée»,ainsi nommée par Bourdieu pour en désigner le caractèresocialement construit, mais aussi de la culture telle qu’elleest promue très concrètement dans une organisationpolitique et administrative par le ministère de Malraux. Ellepose l’articulation directe entre l’individualité la plus intimeet l’universalité de ce qui échappe au temps et à l’espace dusocial, qui relève du sacré et s’éprouve dans la transcendance.

Enfin, un dernier récit fondateur fait remonter les muséesà la Révolution. Georgel y voit ainsi « l’emblème du XIXe siè-cle8 ». Les travaux de Poulot9 ont très largement éclairé lavision de cette jeunesse des musées, lesquels s’imposentcomme des institutions majeures au XIXe siècle, en tant quelieux de conservation et d’exposition. Le musée né de laRévolution condense les liens entre la culture et le politique,au service de la construction d’une identité nationale. Laculture y est un bien commun, à la fois patrimoine matériellégué à la postérité et représentation des formes d’un rapportau savoir fondé sur l’exercice de la Raison, collectivementpartagée. Le musée est donc le lieu concret dans lequel estconservé le patrimoine commun, organisant les conditionsde l’accès et de la jouissance collective de ce bien par lepeuple. Il est aussi l’espace de mise en forme des représen-tations du savoir : l’organisation et la présentation de lacollection d’histoire naturelle matérialise, par exemple, lesclassifications animales et végétales, et les spécimens ydeviennent les éléments d’un monde de savoir à vocationuniversalisante, anonyme, collectif. Qu’il conserve et donne

8. Voir Chantal Georgel, « Le musée et les musées : un projet pourle XIXe siècle », avant-propos de La jeunesse des musées, cataloguede l’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 7 février-8 mai 1994, Paris,Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994.

9. Voir Dominique Poulot, Musée, nation, patrimoine : 1789-1815,Paris, Gallimard, 1997.

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accès au chef-d’œuvre ou bien à la classification, le muséeprend en charge « le droit du peuple d’entrer en pleinepossession de ce qui est de plein droit la propriété universelledu genre humain» (Georgel, p. 16). Le récit des musées quicommence à la Révolution met en forme l’histoire d’unefondation par un changement d’état entre avant et après : lemusée accompagne l’avènement d’une articulation directeentre la rationalité scientifique et la démocratie, qui faitsuite à un état « sans», un état à la fois pré-scientifique et pré-politique. Le cabinet de curiosités aristocratique, traversé desecrètes et subtiles correspondances entre les objets, figurel’état antérieur, avant la fondation proprement dite, quidémarre avec la collection ordonnée selon la classification,austère et systématique, bien commun pour la Nation toutentière.

Le musée en tensions : représentationscontradictoires de la culture

Le musée qui prend naissance à la Révolution est déjà unestructure contradictoire et complexe à plus d’un titre. Unepremière tension réside dans la double vocation du musée:il prend en charge le patrimoine et sa transmission à lapostérité et il organise les conditions de l’accès et de lajouissance de ce bien commun par le peuple. Dans lesprincipes, ces deux idéaux sont compatibles. Mais dans lamesure où ils s’incarnent dans un lieu concret, ils entrent entension: le service de la collection et le service du publicvont constituer les deux piliers de l’institution et générerdes tentatives pour pousser chacun d’eux dans sa logiquepropre, l’un «contre» l’autre.

Par ailleurs, une deuxième tension réside dans le lienentre culture et politique: le musée intervient dans la cons-truction d’une identité politique, territorialisée et situéehistoriquement, mais il revendique l’universalisme de la

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raison et du chef-d’œuvre, «propriétés universelles du genrehumain ». Là encore, à l’origine, les dimensions sontcompatibles, mais au premier mouvement qui concrétise lemusée dans un espace et un temps particuliers, elles entrenten confrontation. C’est donc la matérialisation des principesen dispositifs concrets qui active les contradictions. Celles-ci sont résolues par cette même dimension matérielle dudispositif qui les a activées, plus précisément par l’organi-sation et la gestion administrative des musées qui séparentces derniers en catégories, puis divisent et répartissent lesfonctions au sein des établissements.

Différents types de musées

Ainsi, en schématisant grossièrement, dès le XIXe siècle lesmusées se distribuent en trois types, trois milieux, dont laséparation permet de résoudre au moins partiellement lestensions excessivesqui traversent l’institution: musées d’art,musées de sciences et techniques, musées de territoire.Chacun assume les mêmes missions, mais institue des hiérar-chies différentes entre celles-ci. Le musée d’art privilégie leservice de la collection et celui de l’œuvre. Le centre desciences a fait évoluer le musée de sciences vers le service dela médiation et celui du public. Le musée de territoireopérera avec les écomusées une réarticulation du rapport aupatrimoine et du rapport au public: c’est la population deréférence qui est à la fois partenaire et public du musée. Elleest partenaire dans la mesure où elle est dépositaire dupatrimoine, mais aussi du point de vue qui informe cepatrimoine et le constitue en savoir, et elle est le premierpublic du musée.

Les trois types de musées que sont le musée d’art, lemusée de sciences et techniques, et le musée de territoirerenvoient à des conceptions antinomiques de la culture,laquelle est pensée comme mise en forme d’un rapport

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d’altérité entre « la société» et le monde du dehors. Lasociété est entendue ici au sens d’espace social où se défi-nissent les conditions d’existence d’une communication entreses membres, la construction de dispositifs médiatiques quimettent en forme matériellement et socialement les savoirssociaux dans des communications sociales entre membres etentre groupes, et la constitution des cadres institutionnelsqui garantissent l’identité de ces membres et de ces groupes,et qui orientent et soutiennent leur action dans des systèmesde valeurs historiquement construits. Les dispositifs sont àpenser à ces trois niveaux de fonctionnement: celui descommunications directes entre membres, celui de lacirculation des savoirs à l’échelle des collectifs sociaux, celuides institutions à l’échelle historique.

Dans le premier cas, celui des musées d’art, la conceptionde la culture portée par l’institution est celle d’un dispositifde mise en place d’accès pour tous à l’expérience nécessai-rement individuelle de la transcendance, qui est l’expériencede l’existence du sujet hors des médiations sociales et horsdes phénomènes de langage. Idéalement, ce qui se passedans l’expérience esthétique ne mobilise ni les liens sociaux,ni les savoirs. C’est la rencontre avec l’œuvre qui est censéeopérer la sortie du sujet hors des médiations, dans undehors qui rend le sujet à lui-même, libéré de toute relationintersubjective. Cette conception héritée de la philosophiedes Lumières s’incarne dans une politique culturelle trèsconcrète avec Malraux: celui-ci met au point un dispositifculturel dans lequel le musée n’est que le moyen d’acheminerles visiteurs sur le lieu du face-à-face avec l’œuvre. Nil’espace ni les objets additionnels ne doivent faire sens à laplace de l’œuvre : le musée d’art est idéalement, dans laconception de Malraux, un lieu asémiotique, qui rendimaginable et matérialise, au plan pragmatique, la possibilitéd’une signification échappant aux faits de langage.

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Dans le second cas, celui du musée de sciences, laconception de la culture portée par l’institution est celled’un dispositif réalisant les conditions d’un partage collectifde connaissances ayant acquis un statut de savoir « vrai »,c’est-à-dire portant sur des choses qui existent indépendam-ment des conditions sociales et cognitives qui ont permisleur saisie. Cependant, à la différence de l’œuvre, le savoirsur la nature des choses n’est pas révélé par la mise encontact avec ces choses (même si l’impact esthétique desmerveilles de la nature est explicitement recherché dans cesmusées, mais plutôt comme événement déclencheur de lasoif de savoir) ; il est clairement proposé comme étant lerésultat d’un ensemble d’opérations sociales et cognitivesnormées, auxquelles tout un chacun pourrait en principe seplier s’il voulait se donner les moyens de savoir « comme» lesscientifiques. C’est le partage d’une même représentation dela rationalité en tant que fondement potentiellement universelde l’accès au savoir «vrai », qui permet au musée de sciencesde penser sa relation au public non pas comme à un ensembled’individualités, mais comme à un collectif social illimité. Sile musée d’art rêve la relation à son public comme simpledésignation muette du lieu de la rencontre de chaque individuavec l’œuvre, le musée de sciences rêve la relation à sonpublic comme l’explication des conditions par lesquellestous peuvent partager le même rapport au savoir.

Dans les deux cas, la conception de la culture qui est enjeu règle un rapport d’altérité avec un «dehors» du mondesocial : l’expérience d’une condition d’existence du sujetautonome affranchi des médiations et du langage dans uncas, l’expérience cognitive d’un mode d’existence «naturel»des choses également externe aux médiations sociales, maisaccessible collectivement par la mise en œuvre de la rationalitéscientifique qui crée un ensemble touffu de médiationssociales explicitement désignées comme nécessaires, dansl’autre cas.

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Dans le musée de société, par contre, la conception dela culture qui est en jeu forme un tout autre rapportd’altérité : non pas entre l’individu ou le collectif et «l’en-dehors» du social, mais entre une communauté culturelle etson extérieur, qui est l’environnement et les autres commu-nautés culturelles. La conception de la culture est icianthropologique: une culture est un groupe d’appartenancecollective pour des individus qui se définissent commemembres de ce groupe par différence d’avec les autres(distants dans l’espace ou dans le temps) et qui partagentune langue, un territoire, un mode de vie, des savoirs et desreprésentations, des pratiques et des productions matériellestémoins de ces pratiques, de ces savoirs, de ces représentationspartagées.

Au XIXe siècle, il est vrai, le projet théorique de l’anthro-pologie impliquait un autre pôle d’extériorité, moins relatif:l’ambition de décrire les cultures comme des ensemblesorganiques ordonnés par une évolution, puis comme desensembles structurés dont le fonctionnement faisait systèmeposait un dehors des cultures humaines dans un cadrethéorique qui les subsumait toutes ailleurs que dans unpoint de vue, certes savant, mais malgré tout culturellementsitué. Cette ambition a fait long feu: l’ethnologie se penseelle-même aujourd’hui comme une solution culturelle (occi-dentale) à la mise en forme d’un rapport d’altérité entreNous et Eux. Mais elle a inspiré les musées d’ethnographieau tournant des années 1930. Le Musée de l’Homme estainsi l’inscription institutionnelle du projet scientifique d’unereprésentation des cultures humaines. Il est, comme dans lecas des musées d’art et des musées de sciences, un lieuculturel qui ouvre vers un «dehors» du culturel : un autreordre de vérité sur les cultures, comme des œuvres existantindépendamment des points de vue internes à ces cultures.

Dans les années 1970, l’écomusée reprend la conceptionanthropologique de la culture, mais au nom de l’affirmation

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identitaire d’une communauté qui se saisit de l’institutionmuséale pour assumer un point de vue sur elle-même et unrapport aux autres. Dans la définition qu’en donne Georges-Henri Rivière en 1980, quelques éléments renvoient direc-tement à la gestion du rapport d’altérité entre Nous et Eux:

L’écomusée est un instrument qu’un pouvoir et une popu-lation conçoivent, fabriquent et exploitent ensemble[…].Un miroir où cette population se regarde, pour s’y reconnaître,où elle recherche l’explication du territoire auquel elle estattachée, jointe à celle des populations qui l’ont précédée,dans la continuité des générations. Un miroir que cettepopulation tend à ses hôtes, pour s’en faire mieux comprendre,dans le respect de son travail, de ses comportements, de sonintimité10.

Le «dehors » devient ici « les autres communautés cultu-relles » dont les membres sont invités à visiter le territoire. Lemusée n’est pas un espace franc – porte ouvrant sur un pôled’extériorité –, il est un instrument qui fait partie intégrantedu territoire qu’il représente pour ses membres et pour autrui.

Les trois conceptions de la culture pour une mêmeinstitution sont réglées par la hiérarchisation des missionscommunes : le service de la collection, le service de la média-tion, le rapport au savoir. Ces trois types de musées peuventse regrouper différemment, deux par deux, dans le systèmede contradictions qui crée l’espace où se gèrent les fonctions.Ainsi, les musées d’art et les centres de sciences, mêmediamétralement opposés pour le rapport hiérarchique qu’ilsinstituent entre l’œuvre et le public, continuent de concevoirla culture comme une sortie «hors» du social, vers l’idéal duBeau (par l’œuvre d’art) ou celui du Vrai (par la science). Lemusée de territoire, au contraire, revendique la synonymieentre culture et société.

10. Voir La muséologie selon Georges-Henri Rivière : cours de muséo-logie, textes et témoignages, Paris, Dunod, 1989.

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Le même idéal d’une sortie hors des médiations dans lesmusées d’art et de sciences est rêvé de façon opposée dansles uns et les autres : l’œuvre s’adresse à l’individu et larencontre s’effectue dans le registre de la délectationesthétique; au contraire, le savoir s’adresse à l’ensembled’une communauté la plus large possible – celle qui partageles valeurs de la raison – et la rencontre s’effectue parl’adhésion à l’univers des médiations qui rendent possible laconnaissance.

Par ailleurs, les musées de territoire et les musées d’art,opposés pour le rapport à la culture qu’ils privilégient, fontjouer à l’objet un rôle central pour représenter ce rapport àla culture. L’objet peut être une œuvre d’art ou un témoinmatériel des cultures humaines au sens anthropologique. Cen’est pas le cas dans le musée de sciences, où le savoir s’estaffranchi de son référent direct dans le monde de la nature:on ne peut exposer directement des atomes, des planètes,des cellules, un processus de sélection naturelle, des propriétésphysiques. On expose des artefacts qui attestent de la réalitéde leur existence dans l’ordre du savoir, et non pas dansl’ordre du réel sensible. C’est par contre la référence parl’objet qui est rêvée par le musée d’art et le musée deterritoire, mais le statut de cet objet y est très différent:objet témoin renvoyant à des pratiques sociales et ne prenantsens que par rapport à des discours multiples dans un cas,œuvre autonome existant hors de tout discours dans l’autre.

La hiérarchie des fonctions

Le paysage des représentations que nous avons dessiné estévidemment caricatural. En particulier, les différentesconceptions de la culture coexistent évidemment au sein dumusée. Mais là encore, un principe séparateur joue pourréguler les contradictions: les métiers de la conservationsont très distincts des métiers de la médiation, qui n’ont pas

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encore leur propre filière professionnelle. Un musée desbeaux-arts peut ainsi développer un service d’action cultureltrès dynamique. Il assure par ce biais une prise en comptedu caractère profondément social de la visite au musée enproposant aux visiteurs « le détour de cognition nécessaire àl’appréhension des œuvres de création11», c’est-à-dire enassumant souvent une orientation résolument didactique.

Cependant, la médiation ne laisse pratiquement aucuneinscription dans le dispositif muséal, à l’exception desprogrammes et des publications proposés aux visiteurs. Mêmedéveloppée intensivement, elle ne dérange pas le dispositifmuséal. Dans le musée des beaux-arts, les expositions sontdes productions intermédiaires qui inscrivent temporaire-ment des discours dans le dispositif muséal, mais tempo-rairement seulement: les expositions-dossiers du Musée duLouvre, toutes bavardes qu’elles soient, ne dérangent enrien le système général du musée, lui-même basé sur la miseen valeur des œuvres. Il peut exister des espaces ou desdispositifs tels que les «salles de documentation» ou desbornes interactives, qui témoignent d’une collaboration entrela conservation et l’action culturelle, mais là encore lesemplacements choisis (l’entrée, la sortie, des zones annexesou intermédiaires) reconstituent le principe séparateur.

Du culturel au politique

Dans les trois types de musées, l’articulation entre le politiqueet le culturel s’opère de manière très différente. L’enjeupolitique met très fortement en concurrence la conceptionuniversalisante (et donc centralisée) de la Culture au sensclassique et la conception différenciatrice des cultures comme

11. Voir Dominique Chavigny, « Les conditions du débat », in :Passages public(s) : points de vue sur la médiation artistique etculturelle, Lyon, ARSEC, 1995.

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façons d’être et façons de faire spécifiques de collectivités,dont l’ensemble manifeste la pluralité des états de la sociétéhumaine. On l’a dit, cette dernière conception est elle-même soutenue académiquement par une discipline plusrécente que la philosophie, moins légitime : l’anthropologie.Celle-ci est née au XVIIIe siècle. La communauté des ethno-logues a été ainsi très activement sollicitée par le mouvementdes écomusées dans la décennie 1970. De manière signi-ficative, depuis quelques années, la dimension politique decette conception anthropologique de la culture est ressentiecomme relevant d’une idéologie suspecte : la défense desvaleurs identitaires liées aux territoires, revendiquée par desmouvements révolutionnaires dans les années 1970 et jusqu’àla décentralisation, est désormais confrontée aux valeursmodernistes du réseau, du métissage, de la «mondialisationheureuse12». C’est dans ce contexte que le projet de Muséedes Arts Premiers, qui rapatrie dans le champ des chefs-d’œuvre les collections du Musée de l’Homme et du Muséedes Arts Africains et Océaniens, apparaît comme la reven-dication au titre de la culture classique d’ensembles muséo-graphiques entièrement constitués au nom d’une conceptionanthropologique de la culture.

L’objet exotique n’a pas achevé son parcours en arrivantdans les vitrines du Musée de l’Homme; il n’est pas bloquésémiotiquement puisqu’il prend place dans une conceptionrelative de la signification culturelle. Cette dernière estfragilisée par sa relation explicite à des contextes sociaux,culturels et politiques, dans des espaces et des temps situés.C’est pourquoi l’objet peut reprendre son cheminement pourgagner le pôle des objets d’art, qui sont quant à eux calésdans un absolu, renvoyant à un extérieur des cultures et du

12. Selon la malheureuse expression d’Alain Minc dans une tribunedu journal Le Monde qui précédait de quelques jours l’attentatdu 11 septembre.

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social13, au pays des chefs-d’œuvre – dans une conceptionqui n’en est certes pas moins située culturellement14.

Cependant, cette victoire d’une conception classiques’opère sur le terrain fragilisé des musées ethnographiquesentre elle-même en contradiction avec une montée trèsnette de la conception anthropologique de la culture dansla sociologie de la culture : les analyses des pratiquesculturelles des Français15 font désormais place, à côté de lamesure des taux de pratiques cultivées, à l’exploration depratiques qui sont, de ce fait, nouvellement légitimées commeétant culturelles, par exemple le rapport aux médias, maisaussi les pratiques amateurs, notamment musicales. Mêmedans le champ des pratiques cultivées canoniques, telles lavisite des musées et la lecture, l’analyse sociologique amèneà revoir nettement lesreprésentations de la pratique tradition-nellement représentées sur le modèle du rapport intime etsolitaire à l’œuvre, artistique ou littéraire, pour prendre encompte les pratiques de sociabilité et des communicationssociales dans lesquelles s’inscrivent la circulation des livreset la visite au musée.

Dans le cas des musées de sciences, le lien au politiqueest différent : le thème de la démocratisation du savoir y estposé en des termes qui rejoignent fortement le thème de la

13. « Je suis au Louvre » : tel était le texte accompagnant la photo del’objet présenté en chef-d’œuvre, sur les affiches annonçantl’ouverture du Pavillon des sessions au Louvre, préfigurationdu futur Musées des Arts Premiers.

14. Pourtant, depuis les travaux de Bourdieu et Darbel, le caractèresocialement construit du rapport à l’art a été largement établi,fondant une critique politique des institutions dites de la Culturecultivée.

15. Voir les travaux publiés par le Département évaluation etprospective du ministère de la Culture, et notamment OlivierDonnat, Les Français face à la culture, de l’exclusion à l’éclectisme,Paris, Éditions La Découverte, 1994.

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démocratisation de la culture dans les musées d’art etd’histoire. C’est une même conception universalisante dusavoir ou de l’art qui habite les deux discours, en cela trèsdifférents de celui qui est porté par les musées de territoire.On y parle moins de population que de public, et le publicy est dans les deux cas une cible. En revanche, le musée d’artprivilégie une représentation de la démocratisation de laculture en termes d’accès : idéalement, l’ensemble du patri-moine serait accessible à l’ensemble des individus, le muséese constituant en dispositif neutre permettant l’expériencede la rencontre avec l’art. Le centre de sciences privilégiequant à lui une représentation de la démocratisation dessavoirs en termes non pas d’accès, mais de médiation:idéalement, chacun devrait arriver à savoir «comme» lesscientifiques, le musée se constituant en dispositif permettantl’expérience de la compréhension, se prolongeant idéalementà l’extérieur du musée par la capacité à argumenter dansl’espace public sur les «questions vives» qui mobilisent lasphère du scientifique. J’ai analysé ailleurs16 comment lesnouvelles technologies s’étaient développées très différem-ment dans les musées d’art et les centres de sciences, radica-lisant la conception que chacun d’eux privilégie, celle del’accès dans le premier cas, celle de la médiation dans lesecond.

Celui par qui les contradictions s’activent :le public en tension

La représentation que les musées se font du public et ladéfinition qu’ils en donnent va donc de pair avec la

16. Voir Joëlle Le Marec, « Le multimédia dans les musées,valorisation du singulier et représentation du tout », in : Actesd’ICHIM 97, IVe Conférence internationale sur l’hypermédiaet l’interacativité dans les musées, 3-5 septembre 1997, Muséedu Louvre, Paris.

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conception de la culture qu’ils défendent17. Elle se dissocieen fonction de la couche professionnelle à l’intérieur d’unmême musée. C’est peut-être là, à notre avis, que les tensionscontradictoires qui traversent l’institution muséale se fontplus aiguës : ce n’est pas le type de musée qui est réellementdéterminant dans le modèle de public et le schéma d’actionqui en découle, mais plutôt le type de métier.

Dans la conception classique de la culture, le public estun ensemble d’individus le plus large possible, tous invitésà enter en contact avec les œuvres, ce pourquoi ils sontconstitués pratiquement en audience potentielle. Le modèlede communication constitué en schéma d’action pour lesprofessionnels reste le modèle linéaire production-réception,qui schématise le rapport institution-public tout en laissantintacte l’autonomie du visiteur, lequel ne doit avoir affairequ’à l’œuvre. Dans cette perspective, la mesure de la fréquen-tation reste une représentation reine de l’impact du pôle dela production sur le pôle de la réception. Cette mesuredonne corps au modèle, elle l’actualise et le légitime, et enmême temps permet de maintenir à l’état d’abstraction lesdeux entités affrontées que sont l’institution et le public,sans projeter de dimension communicationnelle dans cetimpact dont chaque visiteur doit garder la jouissance unique.

Or, les professionnels de l’exposition et de la médiationne peuvent pas mobiliser ce schéma pour leur propre action.Au moment de la conception d’une action culturelle, lemodèle d’action mobilisé est celui d’une situation de commu-nication anticipée avec des entités visiteuses: un groupe, despersonnes. Ce sont des modèles de communications inter-personnelles, alimentés par l’expérience vécue d’interactionsmultiples, qui nourrissent l’imaginaire du médiateur, quecelui-ci soit concepteur multimédia, animateur, rédacteur,

17. Voir Joëlle Le Marec, « Le public : définitions et représenta-tions », Bulletin des Bibliothèques de France no 2, 2001, p. 45-50.

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muséographe. Les médiateurs pensent moins en termes depublic au sens d’audience, qu’en termes de visiteurs, ou toutau moins, d’interlocuteurs destinataires de l’intention demédiation. Le modèle du code garde sa valeur de schémarationalisant, inspirant des stratégies de communication etdes logiques d’action à l’échelle très globale d’une «politiquedes publics», qui concerne les échelons de la direction desétablissements et des projets. Mais ce sont des modèlespragmatiques de la communication interindividuelle, quipeuvent inspirer l’action à des niveaux de production dedispositifs et de services directement destinés aux individus,qui actualiseront le phénomène de public.

Ces modèles de public et ces schémas d’action s’entre-choquent et se négocient au quotidien, mais ne s’inscriventpas directement dans la forme muséale car les séparateursjouent à tous les niveaux pour éviter leur inscriptionsimultanée.

Cependant, les débats professionnels laissent de multiplestraces dans les colloques, projets, communications et écritsde toutes sortes : les médiateurs s’expriment intensémentsur leur métier et leur vision du rapport au public. Cetteexpression s’inscrit, sans doute pas directement, dans laforme muséale, mais d’abord dans les comptes rendus, desouvrages, des projets, qui remontent dans les canaux insti-tutionnels18. De nouvelles formes de programmation muséalecomme le projet scientifique et culturel d’établissementobligent à mettre en forme la confrontation ou le consensussur les schémas d’action envisagés à l’échelle de la politique

18. Dernièrement, le colloque « Entre conservation et médiation,l’exposition temporaire : un projet partagé », Musées des Beaux-Arts de Lyon, 13 novembre 2001, posait l’exposition commeespace de la confrontation et du dialogue entre plusieurs niveauxd’intervention : le projet d’établissement, la muséographie,l’accompagnement des visiteurs, les évaluations.

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d’établissement et à l’échelle du travail quotidien desdifférents agents de l’action muséale.

C’est par la confrontation autour des visions du rapportau public et l’inscription progressive de ces différentes visionsdans le fonctionnement et l’organisation d’une même famillemuséale, dans un même établissement, que les conceptionsde la culture sont elles-mêmes mises en jeu, explicitées dansleurs contradictions et confrontées. On ne peut sous-estimerla difficulté de faire coexister des conceptions contradictoiresdes publics, des relations au public, et en fin de compte dela culture, au sein des mêmes établissements. La techniquedu projet permet de se projeter dans la résolution possiblede ces contradictions dans une dynamique commune. C’estpourquoi, à mon avis, les projets d’établissements sontdestinés à se développer, mais ils peuvent aussi bien radicaliserles logiques antagonistes dans la mesure où ils peuventdéboucher sur la réinscription d’une hiérarchie de prioritésqui s’en trouvera fortement légitimée, et donc mettre enplace de nouveaux séparateurs pour détendre les tensions.À l’état de technique, le projet collectif est un convertisseur:dans la mesure où il diffère longtemps l’inscription définitivedes priorités, au bénéfice de l’inscription provisoire de pointsde vue, il fait aller ensemble, au service d’une même dyna-mique, la confrontation des points de vue et la possibilitédu consensus.

On peut dès lors repenser l’activité d’évaluation, etnotamment sa difficulté à trouver une inscription véritabledans la sphère muséale, en dépit des revendications pour enfaire une étape obligée du processus de conception. C’estdans la mesure où elle ne s’inscrit pas qu’elle peut faire jouerdes articulations entre conceptions antagonistes. En effet,l’évaluation ne fait pas autre chose que de convertir ungrand nombre de situations locales de communication inter-individuelle entre enquêteur et visiteurs, en une relation

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entre institution et public. Symétriquement, elle convertitdes demandes d’inscription et de fixation du modèle derelation public-institution en un grand nombre de relationsd’enquêtes interindividuelles dont elle rend compte: elleempêche constamment que le jeu entre les modèles ne seferme.

Cette opération peut semble relever de la simple évidencemais, dans les deux cas, il y a toute une série de mutationsqu’on suppose acceptables pour tous. En particulier, il y aplusieurs conversions des modèles de communication misen œuvre : le modèle du code est inapproprié pour rendrecompte des situations interindividuelles, qui mobilisent desmodèles tels que celui de la communication inférentielle oucelui de l’interactionnisme. Par contre, le modèle émission-réception reste très largement en vigueur dans la constructiond’une représentation des rapports public-institution.L’évaluation peut être vue, dans cette perspective, commel’activité réalisant le tour de force de jouer de la nécessaireambiguïté des deux statuts de l’enquête de public: mise enœuvre de techniques d’enquêtes permettant de construiredes connaissances ayant une validité dans le champ scien-tifique d’une part, actualisation de modèles inspirant deslogiques d’action professionnelles dans le champ institu-tionnel d’autre part. Dans ce champ institutionnel, ce sontdeux modèles hétérogènes de la communication, et deuxacceptions différentes du public, qui sont mis en œuvre etqui sont sans cesse en rapport de coréalisation et de mise encause mutuelle.

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Chapitre 2

TRADITION, MÉMOIRE, PATRIMOINE*

Jean DavallonProfesseur de sciences de l’information

et de la communicationUniversité d’Avignon

Directeur du DEA, Muséologie et médiation culturelle

En conclusion de son article désormais fameux sur les notionsde tradition et de sociétés traditionnelles, Lenclud soulève unintéressant paradoxe:

Pour vouloir changer, sinon nécessairement changer defacto (mais c’est un autre problème), il faut disposer d’uneréférence aussi assurée que possible à ce par rapport à quoil’on entend changer. Plus une société a les moyens dereproduire exactement le passé, plus elle est donc apte àperpétrer le changement. À l’inverse, moins une société ales outils de la conservation littérale du passé, moins elledétient la capacité sinon de changer du moins de projeterle changement. Tout comme il faut avoir su pour être àmême d’oublier ou comme il n’est pas de transgression sans

* Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans le numéro74/75 de la revue EspacesTemps consacré au thème Transmettreaujourd’hui : retour vers le futur, sous le titre « Le patrimoine :“une filiation inversée” », p. 6-16. Je remercie la rédaction de larevue d’en avoir autorisé la reprise.

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interdit, la traditionalité est une condition du changement.Faute de tradition dûment enregistrée, on s’en tient à… latradition1.

Ce paradoxe est intéressant en ce qu’il constitue uneattaque frontale de l’évidence selon laquelle «la conservationlittérale du passé» et la possibilité de reproduire ce dernier, quiaccompagne cette évidence, sont des limites à la capacitéd’innovation de la société. Or, si cette évidence surgit dès qu’ilest question de la tradition, n’est-elle pas, plus encore, inévita-blement liée à toute évocation du patrimoine… En effet, il estaujourd’hui de mise de stigmatiser l’intérêt actuellement portéau patrimoine pour déplorer son caractère passéiste et nostal-gique; un caractère envahissant qui viendrait essentiellementfreiner la prise en compte des réalités présentes et se substituerà la mémoire vivante. En France, la littérature critiquantl’intérêt pour le patrimoine est abondante; elle s’étend depuisdes réserves exprimées par les spécialistes du patrimoine eux-mêmes vis-à-vis de son extension jusqu’aux critiques radicalesde sociologues vis-à-vis des pratiques de patrimoine2. Cesquestions ont aussi fait l’objet de vastes (et longs) débats enAngleterre qui apportent un éclairage non seulement sur lepatrimoine mais sur la définition et le statut reconnus àl’histoire3.

1. Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Surles notions de tradition et de société traditionnelle enethnologie », Terrain, 9, oct. 1987, p. 123.

2. Par exemple : Jean-Michel Léniaud, L’Utopie française. Essaisur le patrimoine, Paris , Mengès. 1992 ; Henri Pierre Jeudy,Mémoires du social, Paris , Presses universitaires de France, 1986 ;Henri Pierre Jeudy, « Entre mémoire et patrimoine », Ethnologiefrançaise, 15 (1), 1995, p. 5-6.

3. Sur ce point, voir par exemple : Nick Merriman, Beyond theGlass Case : The Past, the Heritage and the Public in Britain,Leicester/Londres/New York, Leicester University Press, 1991;David Lowenthal, The Heritage Crusade and the Spoils of History,Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; Raphael

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Pourtant, que se passe-t-il lorsque nous regardons le patri-moine depuis le présent? Lorsque nous laissons de côté lepostulat selon lequel le passé nous tient en dépendance à traversle patrimoine? Lorsque nous quittons le schéma d’une trans-mission linéaire qui va de ceux qui l’ont produit vers nous quien sommes héritiers? Pour se demander simplement quelrapport au passé et au présent le patrimoine instaure?

Entre rupture et continuité

Le patrimoine, opérateur de tradition

Le paradoxe évoqué ci-dessus peut difficilement se compren-dre sans la référence à Jack Goody et à Jean Pouillon sur laquelleLenclud s’appuie4. Si nos sociétés «croulent sous le poids desarchives et des livres, ont inventé les musées et la professiond’antiquaire et ont conféré à l’histoire, définie comme larestitution du passé, le statut privilégié que l’on sait5»; si ellescultivent l’art de la mémoire, c’est que l’utilisation de l’écritureleur permet de construire la bonne version de la tradition qu’ilconvient de reproduire. De ce fait, elles créent par «innovationradicale», selon l’expression de Goody. «Puisque dans cessociétés la tradition est précisément consignée, transcrite dans

Samuel, Theatres of Memory, vol. 1, Past and Present inContemporary Culture, Londres : Éd. Verso, 1994 ; John Urri,« How societies remember the past », p. 45-65 in TheorizingMuseums : Representing Identity and Diversity in a ChangingWorld, sous la direction de Sharon Macdonald et Gordon Fyfe.Oxford, Blackwel Publishers, 1996.

4. Jack Goody, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avecet sans écriture : la transmission du Bagré », L’Homme, 17 (1),p. 29-52, 1977 ; Jean Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Paris,François Maspéro, 1975 ; Jean Pouillon, « Plus ça change, plusc’est la même chose », Nouvelle Revue de psychanalyse, 15, 1977,p. 203-211 (Repris p. 79-91 in Le Cru et le Su, Paris, Éd. duSeuil, 1993).

5. Lenclud, op. cit., p. 120.

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sa lettre, on peut s’en écarter et surtout s’en écarter délibéré-ment.» Sociétés à écriture, elles sont caractérisées par une«créativité-rupture», tandis que les sociétés à tradition orale lesont plutôt par une «créativité “cyclique”, celle qui s’exprimedans l’inventivité ordinaire de qui reconstruit quotidienne-ment la tradition, barde, conteur, officiant ou artisan6».

Si nous nous référons à la distinction entre les deux formesde société qui sert de base au raisonnement de Lenclud – entresociété à écriture et société orale –, il est certain que le patri-moine fait partie des procédures qui contribuent à l’établisse-ment de la bonne version de la tradition (autrement dit, del’héritage) que la société ou le groupe social s’est constituée, enle repérant, l’inventoriant, l’étudiant, le consignant, le conser-vant. Pouillon attire avec raison l’attention sur le fait que, dansles sociétés à écriture, « la remémoration exacte» ne doit pas faireperdre de vue la part de «reconstruction créative» qui caracté-rise la «créativité-rupture» propre aux sociétés à écriture. C’estune invite à ne pas oublier cet aspect essentiel : le patrimoinepose une différence entre nous et un ailleurs temporel ouspatial, à partir duquel nous pouvons nous positionner tant dupoint de vue des façons de faire que de penser. Il y a ce qui a étéet ce qui est ; ce qui est par rapport à ce qui a été.

Or, une des déficiences des approches habituelles du patri-moine est précisément de séparer ce qui est différence de ce quiest continuité. Tantôt, on considérera par exemple le patri-moine sous le seul aspect de la différence, c’est-à-dire de lacoupure entre nous et ceux qui ont été les producteurs ou lesdépositaires des objets ; ceux que l’on peut appeler par commo-dité «eux», pour désigner cet univers social situé dans le passéet/ou dans d’autres contrées, représenté par les objets de patri-moine, tout en mettant l’accent sur la dimension sociale de larelation. Cette façon de penser est confortée par « l’isolement»

6. Ibid., p. 122.

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dans lequel se trouve tout objet de patrimoine vis-à-vis du restede la société. Celui-ci jouit d’un statut, d’un traitement, d’unusage particulier du fait qu’il est un bien commun qui doit êtreconservé. De ce fait, il tranche sur le reste des objets de la société.On en profitera alors pour pointer du doigt son appartenanceau passé, son caractère de chose dépassée, inutile, parasite,synonyme de passéisme, de régression, de mort. Tantôt, àl’inverse, on n’aura d’yeux que pour la continuité qu’il instaureentre nous et «eux», aspirant au maintien de la tradition,appelant la reproduction, marquant une identité. Ainsi, tantôton aura privilégié la rupture créatrice, choisissant « la moder-nité»; tantôt la continuité, la remémoration, revendiquantalors « l’identité». Mais on voit bien comment, en ce second caspar exemple, le partage ayant été inégal, qu’ayant oublié le rôled’appui du patrimoine pour la créativité-rupture, le chercheuraura pris en compte presque exclusivement la dimensionidentitaire. À moins qu’il n’ait repéré qu’il ne s’agissait là qued’un usage du patrimoine (et non de sa nature) dans lequeln’aura été retenue qu’une des deux dimensions en vue derépondre à une stratégie «traditionaliste», face à une autre quiaurait été «avant-gardiste».

Mais si nous quittons le domaine de l’usage du patrimoinepour adopter une vue d’ensemble sur sa constitution, nousdevons constater que l’existence et la conservation même d’unpatrimoine supposent que la rupture ne soit pas totale. Unchoix radical de la modernité reviendrait à nier toute possibilitéde patrimoine. Inversement, le patrimoine ne saurait soumet-tre la société présente au maintien complet de ce qui était, ni seréduire à une simple reprise du passé ou de la norme existante7.Certes le patrimoine fonde (institue) une continuité entre nous

7. On voit ce dilemme de manière particulièrement nette dansl’architecture (Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris,Éd. du Seuil, 1992). Mais on pourra dire de même de lamémoire.

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et l’ailleurs d’où il vient, il constitue même une présence de cetailleurs dans la société (ici et maintenant), mais il n’en pose pasmoins une différence de fait entre les deux mondes. Cettecontinuité est donc partielle et elle ne saurait signifier non plusreproduction. Mais que signifie une continuité partielle? Com-ment peut-elle l’être?

La transmission, une notion à préciser

Poser la question du caractère partiel de la continuité impliquede poser celle de la continuité elle-même entre nous et «eux».C’est là qu’il nous faut ouvrir l’examen de ce que recouvre leterme de «transmission». Un tel examen vient ajouter ladimension verticale de ce qui constitue le patrimoine à l’ana-lyse de sa place et de son fonctionnement (j’ai dit plus haut «sonusage») au présent dans notre société.

L’idée la plus communément admise est que le patrimoineassure la continuité entre ceux qui l’ont produit, ou qui en ontété les dépositaires, et nous qui en sommes les héritiers puis-qu’ils nous l’ont transmis. De là naîtrait la charge de conserver,de préserver, de sauvegarder ce patrimoine pour le transmettreà notre tour. Une telle idée reprend la conception du patri-moine en tant que bien transmis à l’intérieur d’une famille,selon la chaîne des générations. Les références à cette concep-tion ne manquent pas, depuis les premières discussions sur lepatrimoine national jusqu’aux références actuelles à la défini-tion juridique8. Une telle idée n’est pas sans évoquer les deuxprésupposés qui, selon Lenclud, biaisent l’approche de la

8. Voir André Desvallées, « Émergence et cheminements du motpatrimoine », Musées et Collections publiques de France, 208,sept. 1995, p. 6-29 ; André Desvallées, « Patrimoine », Publics &Musées, 7, janv.-juin 1995 (pré-publication du Thesaurusinternational du langage muséologique élaboré sous la directiond’André Desvallées), p. 135-153 ; Yvon Lamy, L’Alchimie dupatrimoine, Talence, Maison des sciences de l’hommed’Aquitaine, 1995.

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tradition en la rabattant sur celle du sens commun: «la tradi-tion comme promise d’avance au recueil et à la connaissance»,il suffirait donc de l’enregistrer et «une manière propre à notreculture de penser l’historicité, [la conduisant] à enfermer latradition dans le seul trajet qui va du passé vers le présent9».

Toute la question de savoir si une telle conception peutrendre compte des processus sociaux effectivement mis en jeudans les pratiques recouvertes par les termes de «patrimoineculturel» ou «naturel»; autrement dit d’un «patrimoine collec-tif», et non plus privé10.

Certes, on peut difficilement nier que la transmission estconstitutive du patrimoine; sans elle on ne saurait être fondé àutiliser ce terme. Mais la difficulté tient précisément à ce quecette évidence sert de base à la conception ordinaire dupatrimoine, y compris chez beaucoup de spécialistes. Or si onveut aller plus loin que cette définition ordinaire, il est indis-pensable de se pencher sur la construction sociale de la trans-mission: c’est elle qui institue le patrimoine comme «chose»sociale. Je m’explique. Le patrimoine privé est institué par laconstruction sociale et juridique qui régit la propriété et satransmission. Dans le cas du patrimoine collectif, il existeévidemment des règles juridiques régissant la transmission,mais aussi des processus de transformation d’objets en objets depatrimoine (processus de patrimonialisation), ainsi que –

9. Lenclud, op. cit., p. 117-118.10. J’utilise le terme « patrimoine collectif » pour désigner toute

forme de patrimoine revendiquée par les membres d’un groupesocial réel (communauté, Nation, etc.) ou virtuel (ensemble desindividus qui considèrent telle ou telle chose comme leurpatrimoine, par exemple les Européens pour la Grèce antiqueou aujourd’hui tous ceux qui reconnaissent le patrimoine del’humanité ou l’environnement comme patrimoine commun).Il s’agit d’un terme descriptif destiné à distinguer deux formesidéaltypiques de patrimoine qui peuvent se trouver plus oumoins mêlées dans la réalité.

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disons pour l’instant – un fonctionnement spécifique à l’ins-tauration du statut de patrimoine. De ce fait, lorsqu’on parleen ce cas de «transmission», on fait référence à deux processusque l’on risque de mélanger.

Dire que ce patrimoine est transmis d’une génération àl’autre et que la première a donc la charge de le conserver, dele préserver, de le sauvegarder pour le transmettre à son tour àla seconde, c’est faire référence à la transmission d’un patri-moine déjà constitué. Notre société délègue d’ailleurs partiel-lement cette charge à des spécialistes (les conservateurs, parexemple). La transmission vise alors effectivement une conti-nuité dans le temps entre générations; continuité physique(conservation) et continuité de statut (continuité symboliqued’objet de patrimoine).

En revanche, au moment où le patrimoine est reconnucomme patrimoine, c’est-à-dire lorsque des objets acquièrentce statut, il l’est à partir du présent. Les recherches sur lapatrimonialisation le montrent très clairement: c’est nous quidécidons que tels outils, telles usines, tels paysages, tels discoursou telle mémoire vont avoir statut de patrimoine. L’opérationpart donc bien du présent pour viser des objets du passé, mêmesi celui-ci est très récent11. La question n’est plus dès lors desavoir comment est assurée la continuité pour éviter unerupture, mais comment elle est construite à partir d’unerupture. Nous retrouvons à ce point nos interrogations sur lecaractère partiel de la continuité.

11. Ce sont d’ailleurs ces recherches qui s’affranchissent le plus duprésupposé selon lequel le patrimoine est un donné préexistantqui se transmettrait du passé vers le présent, mais leur objetétant l’analyse du processus de production du patrimoine, ellesne vont pas forcément jusqu’à revoir la définition du patrimoineet la question de la transmission ou de l’historicité.

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Les formes de la continuité

Comment la continuité entre nous et eux – entre nous et cetailleurs temporel et/ou spatial que constitue l’environnementsocial d’origine des objets de patrimoine – peut-elle êtrepartielle?

On peut dire qu’elle l’est en un sens assez évident dans lamesure où notre société ne suit pas la tradition et où nous avonspour principe de nous écarter délibérément de l’état ancien dela société, où nous sommes tournés vers l’innovation plutôt quevers la reproduction. Cette attitude a pour effet d’introduireune part de rupture dans la continuité. Mais jusqu’où va cetterupture puisqu’elle ne saurait être totale? Il est certain que lesoppositions entre société orale et société à écriture, créativitécyclique et créativité-rupture demandent à être précisées etrelativisées12. Pour utiles et pertinentes qu’elles soient pour unecompréhension de la tradition ou du patrimoine, de tellesoppositions doivent être appliquées aux situations concrètesavec quelques précautions.

Ainsi, à l’intérieur de notre propre société, il apparaît quedes régimes différents de créativité coexistent. Certaines façonsde faire ou de penser se perpétuent à travers une créativitécyclique qui les réinvente (ou du moins les réajuste) quotidien-nement. D’autres de ces façons sont effectivement reconnues– voire déclarées – comme dépassées, au profit de pratiques, dereprésentations ou de savoirs nouveaux qui viennent les rem-placer selon la logique de la créativité-rupture, les renvoyantdans le passé avant de les rejeter éventuellement dans les enfersde la mémoire ou de l’histoire, c’est-à-dire l’oubli. D’autresvont au contraire être conservées dans la pénombre de la

12. Dans sa contribution de 1994 « Qu’est-ce que la tradition ? »,Gérard Lenclud relativise d’ailleurs lui-même cette distinction(« Qu’est-ce que la tradition ? », p. 25-44, in Transcrire les mythes,sous la direction de Marcel Détienne, Paris, Albin Michel).

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mémoire (présentes sur le mode mineur de pratiques considé-rées comme marginales ou traditionnelles) ou remises enlumière, ramenées sur le devant de la scène, après avoir étéressorties de l’oubli et du désintérêt ou simplement découver-tes. Et cette variété de statut au regard de la temporalité vautaussi pour les objets matériels.

On voit par conséquent qu’il est opportun de distinguertrois sortes de continuité.(i) Une première continuité est due à une sorte de persé-

vérance de ce qui est et de ce qui se fait (ce que Lencludappelle la « tradition »). Les choses, les pratiques et lesreprésentations se reproduisent à travers l’inventivitéordinaire. Selon Lenclud, cette continuité renvoie plutôtà une conception cyclique du temps. La société semblecontinuée dans le temps même si une inventivité latravaille intérieurement.

(ii) Une seconde forme de continuité est celle que nousconstruisons à travers nos choix d’innovation. Les choses,les pratiques et les représentations changent, mais lessujets sociaux ont le sentiment que leurs choixdéterminent un trajet, tracent un chemin continu. Cettecontinuité renvoie plutôt à une conception linéaire dutemps. On peut la dire partielle car elle s’appuie sur unerupture avec une autre forme de continuité qui seraitcelle de la tradition (la créativité-rupture de Pouillon).

(iii) Mais il existe une troisième forme de continuité quinous intéresse plus particulièrement ici, même si elleest secondaire lorsqu’on parle de tradition. Elle résulted’un travail de remise (ou parfois de maintien) au jourde l’oublié, du perdu, de ce que l’on ne sait pas, ne faitpas ; bref de ce qui ne se voit pas – ou plus. Dans lecontexte d’une société régie par la créativité-rupture,des choses matérielles ou immatérielles, voire despratiques, vont être découvertes, puis utilisées pour

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reconstruire une continuité entre leur environnementd’origine et nous.

Cette continuité renvoie donc à une conception du tempsoù la linéarité est travaillée par la reprise dans le présentd’éléments du passé, mais en donnant à ces éléments un statutsymbolique particulier. Ces éléments sont en quelque sorte, entant que présence de l’ailleurs, les opérateurs de cette conti-nuité. Celle-ci renvoie à une conception du temps, non pascyclique ou linéaire, mais plutôt topologique: avec la prise encompte du passé comme passé dans le présent, le temps présentse redouble; passé et présent se superposent dans le présent detelle sorte que ce dernier en vient à former en quelque sorte unpli. Or, ce redoublement, ce plissement du présent trouve sonfondement dans une rupture temporelle et résulte d’une cons-truction, depuis le présent, de la filiation qui nous rendhéritiers de ces choses du passé. Ma thèse est que ce que l’onappelle la «transmission» du patrimoine relève de cette der-nière rupture-construction de continuité.

Construire la continuité patrimoniale

Lieux de mémoire : la mémoire saisiepar l’histoire

Toute discussion de la notion de patrimoine convoque plus oumoins la relation de celui-ci avec l’histoire et avec la mémoirecomme deux formes de rapport au passé. Pierre Nora abordeles différences entre ces deux formes dans son introduction desLieux de mémoire, intitulée précisément «Entre Mémoire etHistoire13». C’est à une définition de la mémoire relativementtraditionnelle (au moins pour le sociologue) qu’il fait alors

13. Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire : La problématiquedes lieux », in : Les Lieux de mémoire, vol. 1, La République, sousla direction de P. Nora, 1984 (p. 23-43 de l’éd. 1997, Paris,Gallimard, coll. « Quarto »).

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référence, puisqu’il s’agit de la mémoire telle qu’elle est définiepar Maurice Halbwachs dans une opposition à l’histoire. Laréférence à Halbwachs est explicitement faite dans ce texte,mais, comme nous allons le voir, la conclusion du derniervolume, portant sur «L’ère de la commémoration», reprendcette conception14.

L’auteur, traçant le programme de la prise en compte d’unehistoire de ces objets matériels que sont les «lieux de mémoire»,montre de quelle manière ces derniers viennent répondre à uneraison d’être fondamentale qui est «d’arrêter le temps, debloquer le travail de l’oubli, de fixer un état des choses,d’immortaliser la mort, de matérialiser l’immatériel pour – l’orest la seule mémoire de l’argent – enfermer le maximum de sensdans le minimum de signes15»; de sorte que, n’ayant d’autresréférents qu’eux-mêmes, «signes à l’état pur», ils sont des lieuxdoubles: chaque lieu de mémoire est «un lieu d’excès clos surlui-même, fermé sur son identité et ramassé sur son nom, maisconstamment ouvert sur l’étendue de ses significations16».

Il faut noter que le point de vue de cette approche se règlesur le mouvement de constitution de ces objets, en tant qu’ilssont une «matérialisation de la mémoire». Ainsi, précise l’auteur,ce que «l’on appelle aujourd’hui mémoire, n’est donc pas de lamémoire, mais déjà de l’histoire»: il s’agit en fait d’unemémoire archivistique, qui est en quelque sorte venue rempla-cer la mémoire sociale, collective, et à laquelle vient faire échoune pratique mémorielle individuelle, subjective, privée, inté-gralement «psychologisée17». En d’autres termes, ce qui est

14. Ibid., p. 24-25. Pierre Nora, « L’ère de la commémoration », in:Les Lieux de mémoire, vol. 7, Les France, De l’archive à l’emblème,sous la direction de P. Nora, 1992 (p. 4687-4715 de l’éd. 1997,Paris, Gallimard, coll. « Quarto »).

15. Ibid., p. 38.16. Ibid., p. 42-43.17. Ibid., p. 30-34.

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dressé par l’historien des lieux de mémoire, ce serait une sorted’acte de décès de la mémoire collective au profit des deuxautres formes de mémoire, l’une matérielle, l’autre indivi-duelle. Ce constat est cohérent avec le point de vue adopté, àsavoir celui d’une «saisie» de la mémoire par l’histoire, unerésorption de la mémoire dans une histoire devenue notre«imaginaire de remplacement18»

Cette conception du devenir de la mémoire, conforme à cequ’a pu écrire le sociologue, peut certes paraître, à premièrevue, assez curieuse pour qui se souvient des réserves émises parHalbwachs vis-à-vis de l’approche historique. Mais il fautconsidérer que les lieux de mémoire relèveraient en fait de cequ’Halbwachs appelait la «mémoire sociale», restes d’ancien-nes mémoires collectives devenues des «courants de pensée» oudes traces du passé ayant fourni sa matière à l’histoire19. Le faitque l’accent soit mis sur la matérialisation de la mémoire sousforme de «restes» – que ces derniers aient forme d’objets, defaçons de faire ou de documents – a pour conséquence de noussituer au-delà de la mémoire collective proprement dite, ducôté où ces «restes» sont le support d’un travail historique quivient leur donner sens et signification.

Même si en 1992, dans la conclusion du dernier tome,intitulée «L’ère de la commémoration», l’idée que «le modèlemémoriel l’a emporté sur le modèle historique20» peut paraîtres’inscrire en faux contre ce qui précède, ce rapport restetoujours le même. En effet, «ce que l’on appelle aujourd’huicommunément mémoire, au sens où l’on parle d’une mémoireouvrière, occitane, féminine», est en fait, poursuit-il, l’histoire

18. Ibid., p. 43.19. Pour un commentaire de cette question, voir Gérard Namer,

Mémoire et Société, Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 65.20. Nora, op. cit., p. 4696.

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de ceux qui s’en sentent les descendants et les héritiers21, et c’estcette inversion de la mémoire en histoire qui est au principe de«la commémoration patrimoniale» qui est «devenue, pourchacun des groupes concernés, le fil disséminé dans le tissusocial qui lui permettra, au présent, d’établir le court-circuitavec un passé définitivement mort22». «L’explosion patrimo-niale» que nous connaissons, précise-t-il, doit donc être ins-crite dans ce contexte. La pratique commémorative assure unmouvement de remontée dans le passé à partir du présent, quinous ramène au présent sous le joug de la trilogie identité,mémoire, patrimoine23. Les relations entre présent et passé fontainsi l’objet de deux types de pratiques: d’un côté la remémo-ration menée grâce à l’histoire, qui est au fond celle proposéeau lecteur des Lieux de mémoire, en remplacement du mythelittéraire; de l’autre, la pratique commémorative en tant qu’elleest une remémoration célébrante et qui est elle-même dépen-dante d’objets patrimoniaux, de lieux de mémoire, porteurs designification en eux-mêmes24.

21. Voici le passage dans son ensemble : « Ce que l’on appelleaujourd’hui communément mémoire, au sens où l’on parled’une mémoire ouvrière, occitane, féminine, est au contraire[de l’histoire scientifique traditionnelle comme mémoire vérifiée]l’avènement à une conscience historique, d’une traditiondéfunte, la récupération reconstitutrice d’un phénomène dontnous sommes séparés, et qui intéresse le plus directement ceuxqui s’en sentent les descendants et les héritiers ; une traditionque l’histoire officielle n’avait pas nullement éprouvé le besoinde prendre en compte parce que le groupe national s’était leplus souvent construit sur son étouffement, sur son silence, ouparce qu’elle n’avait pas affleuré comme telle à l’histoire. […]Cette mémoire est en fait leur histoire. »

22. Ibid., p. 4704.23. Ibid., p. 4712-4713.24. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher cette répartition entre

deux types de pratiques avec les divergences de vue entre DavidLowenthal (The Heritage Crusade and the Spoils of History, op.cit.) et Raphael Samuel (Theatres of Memory, vol. 1, op. cit.).Pour le premier, la discussion entre historiens permet de

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Le partage opéré par Pierre Nora présente l’intérêt de faireapparaître nettement le statut et le fonctionnement spécifiquesde la mémoire; comme d’ailleurs le titre de l’ouvrage le déclareon ne peut plus explicitement, ce sont les lieux de «mémoire»qui sont au centre de l’analyse. Ils peuvent être ainsi abordéscomme les supports d’une signification historique en tantqu’ils sont la résultante d’une opération de condensation-matérialisation de la mémoire. Par le fait même se trouveouverte la porte de leur possible analyse historique. Pourreprendre le langage de Gérard Namer, je dirai que ces lieuxsont alors considérés comme des «institutions de mémoire25»,et c’est dans ce cadre que leur réception, en tant que «pratiquede mémoire», est alors conçue soit comme une réactualisationet une réactivation d’un contenu déjà là (la remémorations’appuyant sur l’histoire), soit à l’inverse comme une pratiquecommémorative remontant du présent vers le passé.

contrôler la signification et d’éviter qu’elle ne devienne unepratique de mémoire célébrant le passé, cette fonction revenantprécisément au patrimoine. Le second dit la nécessité, aucontraire, de faire une histoire des diverses pratiques demémoire ordinaires afin de révéler comment elles produisentde la signification «historique », comment « l’histoire écrite »peut rendre compte d’une «histoire vivante », pour reprendreune opposition d’Halbwachs lui-même (Maurice Halbwachs,La Mémoire collective, nouvelle éd. critique par Gérard Namer[1re éd. 1950], Paris, Albin Michel, p. 113).

25. Face à l’inachèvement et aux difficultés soulevées par la théoriede la mémoire développée par Halbwachs, Gérard Namerpropose d’y ajouter ce qu’il appelle les « institutions de mémoire »et les « pratiques de mémoire ». Les premières vont unifier desmémoires différentes, stocker leur matérialisation et ainsicontribuer à construire une «mémoire sociale virtuelle » (Namer,op. cit., p. 160) : la bibliothèque, le musée, le monument, lesexpositions universelles sont de telles institutions. Mais leurexistence et leurs caractéristiques mêmes impliquent une« pratique de mémoire » qui va transformer, actualiser, cettemémoire sociale virtuelle en mémoire collective ou individuelle :c’est le cas de la lecture ou de la visite (p. 184, 224).

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Il me semble toutefois que ce partage, malgré l’intérêt queje viens de rappeler, pose problème dans la mesure où il meparaît lier – sinon assimiler – identité, mémoire et patrimoinesous l’effet d’une pratique commémorative. C’est certes intro-duire une distinction opératoire entre mémoire et histoire,mais c’est aussi à la fois régler un peu rapidement la questiondu patrimoine et réduire la réception de celui-ci à une pratiquede remémoration célébrante. Or, ce que j’ai avancé plus hautsur la temporalité me paraît précisément pouvoir éclairer enquoi ces deux points font problème.

Le patrimoine, pratique symbolique

On peut remarquer, par exemple, que Pierre Nora accorde uneplace centrale à la production des lieux de mémoire, ainsi qu’àla signification dont ils sont porteurs26. Par le fait même, laquestion de la réception se trouve en quelque sorte renvoyée ausecond plan. Or, si on se place du point de vue de la réception,c’est-à-dire du présent, il est difficile de ne pas prendre encompte les modalités selon lesquelles la continuité est assurée,établie ou maintenue entre le passé et le présent. La ligne departage passe non plus seulement entre mémoire et histoire,mais aussi entre mémoire et patrimoine: ces deux derniersconstruisent en effet des rapports au passé totalement opposés.

26. Noter que c’est un même type de focalisation que nous trouvonschez un autre historien (Krzysztof Pomian) à propos de lathéorie des sémiophores ou du rapport entre mémoire et histoire.Voir par exemple : Krzysztof Pomian, « Histoire culturelle,histoire des sémiophores », p. 73-100 in Pour une histoireculturelle, sous la dir. de Jean-Pierre Rioux et Jean-FrançoisSirinelli, Paris, Éd. du Seuil, 1996 ; Krzysztof Pomian, « Del’histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet d’histoire »,Revue de métaphysique et de morale, 1998 (1), p. 63-110, 1998(ces deux articles sont respectivement repris p. 191-229 etp. 263-342 in : Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999).

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Si l’on reste fidèle à la définition de la mémoire donnée parHalbwachs, on admettra que la mémoire assure une continuitéentre le passé et le présent. Sa capacité à rendre présent le passétient au fait que soit elle est transmise sans autre médiation queles individus du groupe eux-mêmes (mémoire collective), soitelle traverse la société sous forme de «courants de pensée», detraces ou de matérialisation rituelle par exemple. Devenue«mémoire culturelle» ou «mémoire sociale», elle peut alorsredevenir «mémoire collective» lorsque de nouveaux groupessociaux s’en ressaisissent. Cependant, même en ce cas, il s’agitd’une reconstitution ou d’une réactualisation, non d’une re-construction selon le mode historique. Dans son analyse del’importance accordée au temps par Halbwachs, Gérard Namerrésume la différence entre les deux en ces termes: «tandis quela discipline historique est, elle seule, une reconstructionsociale d’un temps abstrait substitut du passé, la mémoire desgroupes est mémoire d’une habitude de pensée»; c’est ainsi que«le temps est le cadre social de la mémoire collective dans lamesure où il est le présent immuable de l’habitude de pensée desoi du groupe27». La reconstruction historique se mène depuisle présent et présuppose qu’une rupture (même s’il ne s’agit qued’un oubli momentané) soit intervenue entre le passé et leprésent; c’est elle qui oblige à s’en remettre à la médiation dedocuments et non à celle de la seule mémoire sous la forme detémoignages par exemple; elle qui permet en définitive que lesévénements «détachés du temps réel» soient disposés suivantune série chronologique qui se développe ainsi dans «une duréeartificielle». En effet, pour Halbwachs

L’histoire est nécessairement un raccourci et c’est pourquoielle resserre et concentre en quelques moments des évolutionsqui s’étendent sur des périodes entières: c’est en ce sensqu’elle extrait les changements de la durée. Rien n’empêchemaintenant qu’on rapproche et qu’on réunisse les événe-ments ainsi détachés du temps réel, et qu’on les dispose

27. Namer, op. cit., p. 113.

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suivant une série chronologique. Mais une telle série suc-cessive se développe dans une durée artificielle, qui n’a deréalité pour aucun des groupes auxquels ces événementssont empruntés : pour aucun d’eux ce n’est là le temps oùla pensée avait l’habitude de se mouvoir, et de localiser cequ’ils se rappelaient de leur passé28.

Or, le patrimoine (collectif) partage avec l’histoire le fait deprocéder depuis le présent. Pour comprendre cette proximité,il faut non se tourner vers la visite, mais remonter à l’opérationpar laquelle l’objet de patrimoine est institué comme tel. Ce quirevient à prendre en compte la dimension symbolique dupatrimoine et à prendre acte de la nécessité d’une approcheanthropologique du phénomène. La rupture qui ouvre latemporalité topologique caractéristique du patrimoine tient aufait que l’objet de patrimoine est trouvé ou retrouvé, mais nontransmis; il est, selon le mot d’Umberto Eco, une «trouvaille29»qui signe son basculement d’un monde (celui de son origine)dans un autre (le nôtre). Le lien avec le passé est alors construità partir du présent. L’originalité du processus patrimonial tientau fait que ce lien est certifié par un travail scientifique,historique, archéologique, ethnologique, etc. qui permettra delui donner son statut d’objet authentique et de le faire parler entant que témoin de ce monde d’origine30.

Si on aborde le processus depuis le présent, une grandedifférence apparaît donc entre mémoire et patrimoine. Dans lepremier cas, la nécessité de conserver et de transmettre s’inscrit

28. Halbwachs, op. cit., p. 165-166.29. Umberto Eco, « Observations sur la notion de gisement

culturel », Traverses, 5, printemps 1993, p. 9-18.30. Pour une première approche, voir Jean Davallon, L’Exposition

à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique,Paris, Éd. de l’Harmattan, 1999, spécialement p. 28-35, 215-218. Le processus ici décrit correspond très précisément à celuide la patrimonialisation. (Cf. ci-contre la figure intitulée «Gestesde patrimonialisation ».)

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dans le temps comme «milieu continu»; dans le second, elleappartient au temps abstrait de la reconstruction scientifique.Adoptant le point de vue d’une approche pragmatique de laréception, nous dirons que la mémoire répond à une nécessitéde transmettre qui est énoncée par celui qui en est le dépositaire ;celui-ci devient le destinateur du processus de transmissioninstaurant le destinataire en un sujet de mémoire (même si c’estce dernier qui s’en ressaisit ou la reconstitue). Le patrimoine, aucontraire, suppose l’obligation de garder que l’on se donne à soi-même parce que la valeur reconnue à l’objet trouvé fait que l’onse sent débiteur de ceux qui l’ont produit31.

Qu’en est-il, dès lors, de la pratique non plus de laconstitution de l’objet de patrimoine (de son institution commetelle), mais de sa réception par les sujets sociaux du présent?

31. Ce point sera développé dans un ouvrage que je compte publierprochainement sous le titre Le Don du patrimoine. Pour l’heure,notons que cette différence entre les deux régimes – de la mémoireet du patrimoine – apparaît au grand jour précisément là où ilsse rencontrent. C’est toute l’ambiguïté de ce que j’appellerai les« musées de mémoire », comme les musées de la Résistance, de laShoah, etc., qui présupposent une coïncidence a priori entre la

Gestes de patrimonialisation

A. Découverte de l’objet comme « trouvaille».B. Certification de l’origine de l’objet.C. Établissement de l’existence du monde d’origine.D. Représentation du monde d’origine par l’objet.E. Célébration de la « trouvaille » de l’objet par son exposition.F. Obligation de transmettre aux générations futures.

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Si cette pratique est «pratique de mémoire», au sens queNamer donne à ce terme, lorsqu’il considère, par exemple, quela pratique de mémoire liée au musée ou au monument (lavisite) ne sert pas à entretenir une mémoire encore présente dansle groupe social, mais à transformer, actualiser une «mémoiresociale virtuelle» (en l’occurrence, l’objet de patrimoine) enmémoire collective ou individuelle, elle l’est d’abord non pas del’événement dont l’objet de patrimoine est la trace, mais del’opération de son institution comme telle. Autrement dit, si lavisite commémore un événement digne de mémoire, c’est enquelque sorte celui de la trouvaille, de « l’invention» de l’objet,de sa reconnaissance sociale comme objet de patrimoine. Cetévénement introduit un partage de nature entre, d’un côté, lacontinuité entre le monde d’origine de l’objet et nous, recons-truite selon le temps abstrait de l’histoire, et, de l’autre, le tempsdes durées collectives qui s’étend entre lui-même et nous.

Au travail de remémoration qui réactualise ou reconstituela mémoire ou celui de commémoration qui la reconduit, ilconvient donc d’opposer le travail de «mémoration» qu’opèrele rituel de la visite patrimoniale, qui est production d’unemémoire, faisant de l’invention de l’objet l’origine d’unemémoire collective. C’est probablement ce qui permet à cerituel de contribuer à un travail de deuil (je pense aux écomu-sées), assurant le passage d’une mémoire ancienne (celle d’ungroupe social en voie de mutation) à une mémoire nouvelle,celle-ci pouvant d’ailleurs soit se maintenir, soit s’effacer.L’absence de cette distinction entre les deux régimes de fonc-tionnement symbolique est, à mon sens, à l’origine de laconfusion qui règne actuellement autour de la notion de

nécessité de transmettre et l’émergence de l’obligation de garder.C’est une telle conjonction qui est au principe de la commémo-ration. On comprend, dès lors, le caractère pour le moins limitatifde toute approche des pratiques de patrimoine (et non demémoire) en termes de commémoration.

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Tradition, mémoire, patrimoine

patrimoine32. C’est à partir de ce travail de mémoration quenous nous estimons non les dépositaires de la mémoire de ceuxqui ont été les créateurs de ces objets, mais de la découverte deces objets eux-mêmes. On peut donc dire que la visite depatrimoine est construction d’un lien social entre certainsmembres de la société présente, à la faveur de la constructiond’un lien entre ces membres et «eux» (les créateurs de cesobjets), à condition toutefois de préciser (i) que ce lien est denotre fait et non du leur, et (ii) qu’il est abstrait au sens où ilétablit une continuité de nature symbolique construite autourde l’objet: une fois son statut garanti au moyen de la certifica-tion scientifique, c’est par lui que la relation advient. C’est luiqui est médiateur entre deux mondes.

En définitive, pour revenir à notre point de départ, nousdirons que, comme pour la tradition revendiquée, la rupture decontinuité ouvre la possibilité à la fois de choisir ses ancêtres etde regarder son histoire de l’extérieur33. Mais ce processus de«filiation inversée», pour reprendre l’expression de Pouillon,où la filiation culturelle vient se substituer à la filiation biolo-gique ou sociétale stricte, qui introduit à l’intérieur de ladétermination linéaire de l’héritage social une interprétationdu jeu des transmissions, ne peut être opératoire qu’à lacondition de «nous» penser, en quelque manière, comme les

32. Elle est, par exemple, à l’origine de l’opposition entre mémoireet patrimoine (ou musée) qui sert de fond à la critique dusecond chez Henri Pierre Jeudy (voir par exemple « Entremémoire et patrimoine », op. cit.), bien que cet auteur aitdepuis longtemps mis au jour certaines des caractéristiques dela temporalité patrimoniale. Même l’ouvrage de Joël Candau(Joël Candau, Mémoire et Identité, Paris : Presses universitairesde France, 1998), qui développe avec beaucoup d’acuité lepartage entre mémoire et histoire à travers une discussion,entre autres, d’Halbwachs et de Nora (par exemple p. 7, 92 etsuivantes, 127 et suivantes), revient à cette assimilation lorsqu’ilaborde, par exemple, « Quête mémorielle et patrimonialisation »(p. 156-162).

33. Lenclud, « Qu’est-ce que la tradition ? », op. cit., p. 42.

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héritiers d’«eux» – qu’il s’agisse des Grecs, des aristocratesfrançais du XVIe, des paysans du début de ce siècle ou desaborigènes australiens. Et là, nous avons quitté le domaine del’histoire pour celui de la construction culturelle.

On comprend peut-être mieux, dès lors, cette ambiguïtéfondamentale de l’usage du patrimoine qui peut à la fois servirla revendication identitaire qui produit l’authenticité d’unetransmission et la création culturelle comme invention d’unetransmission. Simplement, il paraît utile que la théorie neconfonde pas les deux.

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Chapitre 3

PATRIMOINE NATUREL ET CULTURESCIENTIFIQUE, L’INTANGIBLE AU MUSÉE

Michel Van PraëtProfesseur au Muséum national d’Histoire naturelle

ParisDirecteur du DEA de muséologie

L’introduction du patrimoine naturel dans le champ d’intérêtdes musées pose, depuis son origine au XIXe siècle, la questionde la relation, encore en débat, entre le musée et le patrimoineintangible.

Sans traiter des diverses acceptions du concept de patri-moine naturel – il englobera ici aussi bien les acceptionsrestreintes centrées sur la protection des espèces vivantes quecelles qui l’élargissent aux sociétés humaines et à leurs pratiquesdans tel ou tel environnement –, nous introduirons quelquesremarques pour souligner combien les musées de sciences sonttraversés et transformés par le concept de patrimoine intangi-ble. Nous préférerons le terme «intangible» à «immatériel» caril s’agit souvent de patrimoines qui, s’ils ne relèvent pas dutoucher, relèvent bien de différents états de la matière.

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Patrimoine naturel et restructuration du muséeau XIXe siècle

La nature et l’environnement tissent avec les musées des lienssoumis aux représentations scientifiques et sociales que nossociétés ont eues, et ont aujourd’hui, non seulement de lanature, mais aussi du patrimoine et bien sûr du musée. Ladimension actuelle du musée comme lieu de communicationne doit pas masquer un élément essentiel: c’est dans la secondemoitié du XIXe siècle que les musées scientifiques substituèrentà la monstration globale de leurs collections leurs premièresexpositions et que les concepts de l’écologie prirent naissance,cela non par coïncidence, mais en écho (Van Praët, 1989,1994). Repartir de la fonction scientifique et patrimoniale dumusée permet d’enrichir l’analyse de ce phénomène qui con-duit à notre vision contemporaine du musée: institution deconservation des productions de la nature et du génie humain(pour reprendre les expressions fondatrices des musées du XVIIIe

siècle), et lieu de communication culturelle vers un publicélargi, jouant sur les registres du savoir et de la délectation (pourreprendre les actuelles expressions de l’ICOM). Adopter lepoint de vue de l’historien analysant la genèse du muséepermet, par exemple, de préciser les propos de J. de Rosnaydans l’ouvrage L’environnement rentre au musée (Davallonet al., 1992): « l’écologie jette les fondements d’une nouvelleculture de la complexité» (p. 40). En effet, si l’on considère latransformation, dans le courant du XIXe siècle, de la vision quele monde occidental a de son environnement naturel et cultu-rel, l’écologie apparaît comme l’un des produits de la transfor-mation de la pensée, et non comme un élément initiateur de la«nouvelle culture».

L’écologie n’est en fait que l’une des résultantes de ladémarche scientifique d’exploration de la complexité des pro-cessus, qui se développe au XIXe siècle dans les universités etleurs cabinets, ainsi que dans les musées scientifiques qui ont

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Patrimoine naturel et culture scientifique,l’intangible au musée

alors parfois, comme en France, une certaine autonomie vis-à-vis de l’Université (Van Praët et Fromont, 1994). Cela n’ôterien au fait que l’écologie participe d’une vision systémique etd’une nouvelle culture de la complexité, du moins dans laculture occidentale. (À considérer d’autres cultures, l’on peuttrouver des approches anciennes plus systémiques et globa-lisantes qu’en Occident, dont certaines structurent toujoursdes pratiques scientifiques et techniques, par exemple, lamédecine chinoise.) Ce qui se joue à partir du début duXIXe siècle en Europe, puis en Europe et en Amérique à la fin dece siècle, c’est la prise en compte de la nécessité de ne plus selimiter à l’inventaire et à la description de chaque élément denotre univers naturel et culturel pour en permettre la compré-hension, mais au contraire d’en explorer également les proces-sus naturels, sociaux… pour en approfondir la maîtrise et laconnaissance.

Dans le domaine de l’histoire naturelle, la prise en comptedes processus régissant les éléments naturels se développe et setraduit d’abord dans l’exploration des phénomènes diachroni-ques. Ainsi, l’étude des relations des espèces dans le temps setraduit dans un premier essai de présentation globale del’évolution des formes de vie dès 1809 chez J.B. Lamarck(1744-1829); l’œuvre de C. Darwin (1809-1882) et sa diffu-sion dans la seconde moitié du XIXe siècle, témoignent, au-delàde divergences sur les processus, de l’adoption par la commu-nauté des biologistes européens des concepts de transforma-tion et d’évolution de la vie. Avant la synthèse des conceptsécologistes dans le dernier tiers du XIXe siècle, c’est, après lesconcepts évolutifs, l’approfondissement de celui d’individu etl’analyse des processus physiologiques, qui sont clarifiés etrapidement admis à la suite des travaux entrepris par ClaudeBernard (1813-1878).

Ce transfert d’intérêt des objets vers les processus, cettemise en perspective des faits dans tout le XIXe siècle ne sont pasl’apanage des sciences naturelles mais de toute la pensée de

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l’époque. Par exemple, de manière contemporaine à Lamarck,le philosophe Hegel (1770-1831) introduit un nouveau con-cept dialectique des rapports socio-historiques, dont Marx(1818-1883) établit une synthèse à partir du milieu du siècle.Dans un tout autre domaine, celui des arts, la figurationnaturaliste du paysage se trouve à la même époque restructurée,comme en témoigne le mouvement des impressionnistes.

Dans les sciences de la nature, de nouvelles disciplinesse créent et forgent des termes pour se définir: «biologie»(Lamarck, 1802), «paléontologie» (1834, sur la base destravaux de G. Cuvier, 1769-1832), «psychiatrie» (1842), ou sedonnent de nouvelles définitions: physiologie: «science qui apour objet d’étudier les phénomènes des êtres vivants et dedéterminer les conditions matérielles de leur manifestation»(C. Bernard). Si le terme «écologie», qui définit l’explorationdes phénomènes non plus diachroniques mais synchroniques,apparaît bien au XIXe siècle, ce n’est le cas qu’au début de laseconde moitié du siècle en Grande-Bretagne et en Allemagne,et plus tard encore en France (1874). Cela souligne combiencette discipline est plus un produit de la nouvelle culture occi-dentale de la complexité qu’une démarche initiatrice, ce quin’ôte rien à son importance ultérieure. (À la frontière dessciences de la nature et de l’homme, il est possible de faire lamême remarque à propos de la psychologie freudienne.)

Cette émergence de nouvelles représentations et disci-plines bouleverse profondément, à partir de la fin du XIXe siècle,les concepts et enjeux des musées, en particulier les muséesscientifiques. Pour la communauté scientifique à l’œuvre dansles musées d’Europe et des Amériques, il s’agit, à la fin duXIXe siècle, de ne pas mettre en péril les grands instrumentsscientifiques que constituent ces institutions par des exposi-tions dont la scénographie désorganiserait le rangement et laconservation des collections. Mais, dans le même temps, lesactions de diffusion et de vulgarisation sont ressenties commeindispensables tant pour propager les nouveaux concepts

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d’évolution, d’écologie… que pour éviter un isolement de lacommunauté scientifique vis-à-vis de la société. Ce dilemme –maintenir l’outil de recherche des collections et organiser desexpositions – trouvera une solution dans la création du conceptmoderne de musée qui dissocie l’espace muséal en réserves(désormais du domaine des seuls spécialistes) et galeries d’ex-positions où ces mêmes spécialistes tiendront un discours àl’usage de la société en créant parfois des formes d’expositions,comme les panoramas et dioramas, particulièrement efficien-tes pour les thèmes environnementaux (Van Praët, 1989,1994; Wonders, 1993).

Patrimoine naturel, musées et montée du conceptde patrimoine intangible

De ce point vue, l’émergence des concepts de l’écologie, maisplus largement de toutes les disciplines scientifiques s’intéres-sant à l’étude des processus à partir du XIXe siècle, est fondatricede la constitution de l’image actuelle du musée. Au-delà de ladichotomie du musée (institution de recherche et de mémoire/lieu de communication et d’exposition), ce qui se pose du mêmefait depuis un peu plus d’un siècle, aux professionnels desmusées et du patrimoine, c’est la question de savoir commentpasser des principes relativement maîtrisés de conservation etd’exposition de traces matérielles (spécimens naturalisés, fos-siles, instruments, œuvres…) à ceux, encore en élaborationaujourd’hui, de conservation et de présentation de processusnaturels, culturels, techniques… relevant de l’intangible.

En d’autres termes, ce qui se joue ainsi depuis la fin duXIXe siècle, c’est la prise en compte, à côté du patrimoinetraditionnel des musées, du patrimoine intangible non seule-ment dans la sphère des musées d’ethnologie, d’histoire… maisaussi de science et de technique.

La réflexion sur le patrimoine intangible ne peut se désin-téresser en aucune façon de ce qui relève de la conservation

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des processus et phénomènes, fussent-ils à l’origine stric-tement «naturels », comme la migration d’une espèce. Lepatrimoine intangible inclut le culturel et le naturel et, dansle culturel, comprend tous les actes de création, y compris laScience ; c’est dire combien la muséologie contemporainedes sciences et des techniques ne peut s’abstraire de la réflexionet des enjeux sur le patrimoine intangible.

En termes de conservation du patrimoine naturel, lesparcs et réserves ont tenté, dès le XIXe siècle, de prendre encompte cette dimension, y compris en France où les débatsà l’Association Française pour l’Avancement des SciencesAFAS, créée en 1872, montrent que cette préoccupationsuit de peu la création des premiers parcs en Amérique duNord et est bien antérieure à la création des parcs nationauxpar la loi du 22 juillet 1960 et à celle des écomusées (àparaître). Pour partie, les centres de sciences relèvent, àpartir des années 1930, de la même volonté de présenter lepatrimoine intangible que constitue la création scientifiquedans ce que Perrin (1937) définit, à propos du Palais de ladécouverte, comme des «anti-musées» pour les différencierdes lieux (musées) ne montrant que des objets et résultats,sans témoigner de la science en train de se faire.

Après un siècle, la réflexion sur la capacité des musées departiciper à la conservation, à la mise en valeur et à la diffusiondu patrimoine intangible apparaît au cœur des débats desprofessionnels, avec la conférence générale de l’ICOM prévueà Séoul en 2004, sur ce thème. L’ICOM a progressivementintégré dans sa définition du musée «les sites et monumentsnaturels, archéologiques et ethnographiques […] les centres desciences et planétariums […] les réserves naturelles» et vient en2001 (lors de sa conférence générale à Barcelone) d’ajouter «lescentres culturels ayant pour mission d’aider à la préservation etla gestion des ressources patrimoniales tangibles et intangibles(patrimoine vivant)». Il demeure que l’expertise acquise depuisle XVe siècle, en matière de conservation de la culture matérielle

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Patrimoine naturel et culture scientifique,l’intangible au musée

et du patrimoine tangible, doit être complétée de nouvellespratiques et compétences en matière de documentation et deconservation de l’intangible. La tendance qui consiste à rap-procher les concepts de patrimoine intangible de ceux des«nouvelles techniques d’information et de communication»,ou du musée virtuel, est par trop simplificatrice et vient d’êtrejustement dénoncée (Deloche, 2001). Quelle que soit la ri-chesse des techniques contemporaines d’information et decommunication, il convient de distinguer la documentationdu patrimoine intangible de sa conservation proprement dite;cette distinction nécessaire n’est pas sans évoquer celle que lesmusées ont déjà eu à préciser entre conservation de tracesmatérielles et conservation des processus qui les génèrent.

Diffuser l’intangible, éviter le scientismeet introduire les visiteurs au savoir qui se crée

Sous des formes diverses, les musées d’histoire naturelle àtravers leurs expositions, les parcs naturels avec leurs sentiersde découverte, maisons de parcs, centres d’interprétation…et pour partie les écomusées tendent à optimiser les actionsde diffusion et de vulgarisation en vue de la conservation dupatrimoine naturel. En termes d’animation, les conceptsd’interprétation sont ainsi devenus prépondérants dans lesparcs (Tilden, 1957). Dans le même esprit, mais plusrécemment, les centres de sciences constituent une réponseà la volonté de diffusion de ce patrimoine intangible quesont les créations scientifiques et techniques; en termesd’animation, la démonstration et l’interactivité s’y sontdéveloppées de manière innovante.

La mise en œuvre d’expositions fondant leur spécificitésur la démonstration d’expériences scientifiques, comme dansle pavillon créé en 1937 à Paris dans le cadre de l’ExpositionInternationale «Arts et Techniques dans la vie moderne» etpérennisé à partir de 1938 sous le nom de «Palais de la

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Découverte», constitue ainsi un modèle reconnu. Le dévelop-pement de l’interactivité dans les expositions des centres desciences tels l’Exploratorium de San Francisco et le Centre desSciences de l’Ontario, à Toronto, créés à la fin des années 1960,est devenu un modèle d’animation qui a influencé l’ensembledes musées de sciences et de techniques même plus anciens. «Enfaisant du musée un lieu de médiation des connaissances,sollicitant la participation active du visiteur, volontairementsitué au centre du dispositif, [ces musées] ont imposé une visionet révolutionné la pratique de la muséologie scientifique»(Schiele, 1997). Sans débattre de l’intérêt et des limites del’interactivité dans les processus d’acculturation aux sciences ettechniques, il convient de noter que, par un glissement designification implicite, la modernité liée à l’entrée du patri-moine intangible dans la muséologie des sciences a permisd’imposer, parfois de manière dogmatique, le modèle participa-tif comme idéal pour la diffusion des sciences dans le mondemuséal.

Il ne s’agit pas de définir les limites, atouts et intérêts de ladémarche participative vis-à-vis de l’immersion ou de la miseà distance. Notre expérience de concepteur d’expositions nousconvainc que la réussite d’une exposition repose avant cela surla mise en place d’une trame de conception où le développe-ment des contenus et de la forme (selon une trame narrative etscénographique) peut combiner plusieurs des démarches ci-dessus, selon un rythme qui n’est pas sans analogie avec unepartition musicale, où se succèdent et alternent référencesconnues, surprises et éléments plus exigeants tant dans lecontenu que dans la forme.

Notre propos est seulement de souligner que le modeparticipatif et interactif de médiation est plus pertinent vis-à-vis de certains contenus que d’autres et que, de ce fait, son usageexclusif tend à fausser la réalité de la démarche scientifique.L’analyse des six grands thèmes présentés au Palais de laDécouverte de Paris (Astronomie et astrophysique; Physique;

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Patrimoine naturel et culture scientifique,l’intangible au musée

Mathématiques; Chimie; Géosciences; Sciences de la vie)montre que le thème «Physique» propose aux visiteurs de 30à 40 démonstrations, nombre qui n’est atteint par aucun autrethème. La même analyse des thèmes offerts à l’Exploratoriumde San Francisco confirme les potentialités de la physique dansune muséologie de l’interactivité. À ces thèmes s’ajoutent, dansles sciences de la vie essentiellement, des thèmes relevant de labiologie sensorielle. Mais, et cela est un cas général pour lesexpositions scientifiques fondées sur la participation du visi-teur, des pans entiers de la science, en fait la majorité d’entreeux, ne figurent pas ou ne sont évoqués que sous des formes nonparticipatives. L’usage d’analogies (voire de métaphores) donnealors accès à un contenu qui demeure formellement un dis-cours préenregistré et plus ou moins habilement mis à dispo-sition en mimant une démarche d’interrogation sur des sup-ports techniques dont l’interactivité n’est que physique (écrantactile…).

Quelle que soit l’importance d’imaginer de nouvellesexpériences participatives pour aider à la mise en valeur de cescomposantes du patrimoine intangible où la muséologie dessciences a des responsabilités particulières (le patrimoine natu-rel et la création scientifique), il convient de prendre pleine-ment conscience des tendances «scientistes» induites par l’usagede la seule démarche participative et interactive dans lesexpositions.

En d’autres termes, lorsque Davallon et al. (1992, p. 20)déclarent à propos de l’écologie que « le musée n’a pas coutumede traiter des sujets qui appartiennent au présent», il s’agit de nepas confondre la nécessaire diffusion et mise à voir d’un savoiren train de se faire avec une démarche d’animation ou d’expo-sition seulement basée sur l’interaction visiteur-expôt, voirevisiteur-démonstrateur. Il est essentiel de ne faire croire aupublic ni que la découverte scientifique résulte d’un processusrapide, voire aisé, ni que toute manipulation débouche sur unrésultat intelligible; de plus des pans entiers de ce patrimoine

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intangible qu’est la création scientifique ne relèvent pas dutemps de la visite d’une exposition ou de l’arrêt devant un expôt.De même cet autre patrimoine intangible qu’est le patrimoinenaturel relève de phénomènes temporels sans commune mesureavec la durée d’une visite ou d’une excursion et de phénomènesspaciaux où les concepts d’action et de sensibilisation localesont insuffisants pour traiter du global.

De même que l’arrivée du patrimoine intangible a profon-dément restructuré l’institution muséale en transformant lesmusées de sciences, en induisant largement la création descentres de sciences et des parcs naturels, pour ne considérer quele seul domaine de la muséologie des sciences, il convientaujourd’hui de dépasser les formes actuelles de médiation pourrépondre aux enjeux de communication sur le patrimoineintangible qui imposent des choix de société (éducation,développement économique, qualité de vie…).

Sans exclure les expôts et animations participatives ilconvient d’éviter les dérives «scientistes» qui, à l’encontre desobjectifs annoncés de certaines expositions et animations,falsifient la science, en particulier en simplifiant les processusd’expérimentation et de découverte (Van Praët, 1999), et nefont qu’accroître la déception du visiteur doublement culpabi-lisé par les effets d’annonce sur le plaisir de manipuler et decomprendre. Dans nombre d’expositions, en effet, le visiteurni ne comprend ni ne prend plaisir; il ne peut prendre plaisirsans comprendre. Il nourrit alors l’illusion que s’il n’a pas deplaisir dans l’éducation formelle, c’est que l’école et/ou l’ensei-gnement sont fautifs.

Les expositions scientifiques, les musées, les parcs ont àmobiliser la participation, l’émotion et l’esthétique, dès lorsque cela permet de mettre chaque visiteur en meilleure situa-tion d’attention. Ils ne peuvent pas, par contre, se satisfairede la mise à voir des seuls domaines naturels ou scientifiquesperceptibles dans le temps d’une visite dans un espace naturelou une exposition.

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Patrimoine naturel et culture scientifique,l’intangible au musée

Plusieurs voies alternatives sont à développer, sanscraindre les critiques des tenants de la médiation del’interactivité :

– Oser dire que le patrimoine de la création scientifiqueest plus vaste que ce qui est exposé et que le patrimoinenaturel n’est pas soumis aux seules interactions visiblesici et aujourd’hui ;

– Ne pas renoncer aux compétences issues de plusieurssiècles d’usage des objets dans la muséologie des sciences,pour expliciter la fonction des objets en collection, desespèces préservées… comme référents non seulementd’un savoir passé mais d’un savoir qui se fait ;

– Oser l’émotion et prôner l’effort (qui ne s’oppose pasau plaisir) pour protéger même les patrimoines intan-gibles qui relèvent de la muséologie des sciences.

Bibliographie

Davallon, Jean, Gérald Grandmont et Bernard Schiele, 1992,L’environnement rentre au musée, Lyon, Presses Universitaires deLyon, 206 p.

Deloche, Bernard, 2001, Le Musée virtuel, Paris, Presses universitairesde France, 265 p.

Perrin, J., 1937, Préface du Rapport général de l’exposition internationalede 1937. Paris.

Schiele, Bernard. 1997. «Les musées scientifiques, tendances actuelles»,Musées et Médias, pour une culture scientifique des citoyens, sous ladirection d’André Giordan, Genève, Éd. Georg.

Tilden, Freeman, 1957, «L’interprétation de notre patrimoine »,traduction français de Vague. Une Anthologie de la muséologienouvelle, sous la direction d’André Desvallées, 1992, Editions W.

Van Praët, Michel, 1989, «Contradictions des musées d’histoire naturelleet évolution de leurs expositions». Faire voir, faire savoir, sous ladirection de Bernard Schiele, Québec, Musée de la civilisation, p.25-34.

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Van Praët, Michel, 1994, « Les expositions scientifiques, “miroirs épisté-mologiques” de l’évolution des idées en sciences de la vie», Bulletind’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie, 2, p. 52-69.

Van Praët, Michel, 1999, «Aspects of learning in the natural historymuseum. Or are all visitors disabled in science», Art Bulletin ofNational Museum, 5, p. 131-136.

Van Praët, Michel et Cécile Fromont, 1995, «Éléments pour une histoiredes musées d’histoire naturelle en France», Musées et Recherche,Dijon, OCIM, p. 55-70.

Wonders, Karen, 1993, Habitat Dioramas. Illusions of Wilderness inMuseums of Natural History, Uppsala, Acta UniversitatisUpsaliensis, Figura Nova Series, 25, 263 p.

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Chapitre 4

LES MUSÉES, GÉNÉRATEURSD’UN PATRIMOINE POUR AUJOURD’HUI*

Quelques réflexions sur les muséesdans nos sociétés postmodernes

Raymond MontpetitProfesseur au Département d’histoire de l’art

Université du Québec à MontréalDirecteur, Département d’histoire de l’art

Accrochés aux fiches de bois, ou dressés contre le mur, lesvieux instruments sont dans un coin du hangar, dans uncoin où l’on n’a jamais affaire. Ils sont là, sous la poussièreet dans la nuit, le grand van à deux poignées, la fourche auxfourchons de bois, le fléau, la faucille, la braye, et aussi lapetite faux, et déjà le javelier…

C’est l’oncle Jean qui a rassemblé ces vieux objets, compa-gnons des anciens labeurs. Le van gisait au fond de latasserie : avant la rentrée des foins, l’oncle a mis à l’abri cetterelique. La faucille, toute rouillée, était par terre dans lejardin : il l’a ramassée. […] L’un après l’autre, de-ci de-là,l’oncle Jean les a recueillis ; il les a portés dans le hangar, loindes regards curieux, loin des insultes. Il y a là aussi, comme

* Ce texte a été rédigé à la demande de la Direction des politiquesculturelles et de la Propriété intellectuelle du ministère de laCulture et des Communications. Il a été publié en mai 2000par ce ministère, dans le cadre de l’élaboration de la Politiquemuséale : Vivre autrement… la ligne du temps. Je remercie leministère d’en avoir autorisé la reprise.

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en un musée d’humbles antiquailles, un soc de charrue, lefer ébréché d’une bêche, une enclume à deux cornes, desgoutterelles, des morceaux d’attelage […]

La faux nue et le javelier se consolent: on a parfois besoind’eux encore. Il est vrai, faucheuses et moissonneuses lesont remplacés au milieu des grands champs; mais qui doncferait les ouvertures, si le javelier n’était pas là? Cependant,les jeunesses ne savent pas les manœuvrer; pour faire debon ouvrage, c’est la main, encore ferme, de l’oncle Jeanqu’il faudrait.

Adjutor Rivard, «Les vieux instruments», dans Chez nous,Québec, Librairie Garneau ltée, 1935, p. 77-78, 86.

Le legs historique

Des objets «compagnons des anciens labeurs»

Des objets devenus vétustes sont cependant conservés au-delàde leur vie utile, moins parce qu’on pense qu’ils pourraientencore servir qu’à cause de la charge mémorielle et émotivedont ils sont porteurs et de la capacité qu’ils ont d’évoquer,pour certaines personnes qui les voient, des temps plus anciens,des manières de faire, des événements et des individus disparus.S’ils ne servent plus, c’est que d’autres plus «modernes» les ontremplacés dans les tâches quotidiennes et que les gens demaintenant n’ont plus l’habileté requise pour en faire un usageadéquat; on en vient rapidement à ne plus savoir à quoi ceschoses pouvaient bien être employées.

«La main encore ferme de l’oncle Jean» ne sera pas toujourslà pour manœuvrer ces instruments, rappeler leur usage etmontrer comment ils fonctionnaient. Et le vieux hangar nepermettra pas bien longtemps de les conserver; leur destin seraalors ou bien la destruction et l’oubli, ou bien la conservation,si un processus de «muséologisation» entre en jeu. Toute lamuséologie repose, en effet, sur un constat bien empirique, àsavoir que certains objets matériels ayant la possibilité de durerplus longtemps que la moyenne des humains peuvent donc être

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perçus par d’autres générations à venir. Après la disparition desderniers usagers qui affirmaient «moi, j’ai bien connu ça», voilàque d’autres personnes peuvent intervenir et avoir recours àune autre forme de savoir et à des compétences différemmentacquises, afin de faire que soit maintenu un contact pertinentavec de tels objets d’hier. Ce sera dorénavant par l’étude quel’on réussira à les connaître; aussi, des dispositifs muséo-graphiques seront conçus, en vue de les présenter et de tenterde réactiver le passé. Ces interventions veulent suggérer auxvisiteurs l’époque de gens disparus dont la vie a gravité autourde tels objets. Puis des commentaires oraux ou écrits s’ajoute-ront, pour dire ces choses et en tirer quelques leçons encoreutiles au temps présent.

Depuis les travaux du philosophe Henri Bergson sur lamémoire involontaire et depuis que Marcel Proust, goûtantdes «madeleines» trempées dans du thé, a pu partir «à larecherche du temps perdu», nous savons que les objets maté-riels peuvent agir sur nous comme des tremplins vers le passéet nous transporter vers un temps révolu auquel, bien qu’en-core présents, ils appartiennent déjà. L’objet ancien conservén’a pas échappé au temps, bien au contraire. Il s’y inscritdoublement, se rattachant à la fois, selon des modalités diffé-rentes, à son époque et à la nôtre; il est devant nous, icimaintenant, tout en étant aussi d’un autre temps qui demeuretoujours le sien.

«Nous appelons historique tout ce qui a été, et n’est plusaujourd’hui1», écrit le philosophe Aloïs Riegl. L’objet qui asurvécu à son époque d’origine est dit une «chose historique».Mais il ne devient pas, par cette seule conservation, «unpatrimoine»; pour cela, il doit pénétrer dans un jeu d’appro-priation effective par la collectivité, signifier quelque chosepour quelqu’un, entrer dans le réseau des préoccupations

1. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, Paris, Seuil, 1984,p. 37.

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contemporaines et contribuer au développement culturel ainsiqu’à la quête de sens des publics de maintenant.

Il faut, me semble-t-il, établir clairement une différenceentre l’objet historique et l’objet patrimonial. Ainsi, comme lerappelle ce très beau texte du philosophe Martin Heidegger,que je voudrais citer, est «historique» toute chose ancienneconservée qui dure hors de son monde d’origine.

Les « antiquités » conservées dans un musée, un meuble parexemple, appartiennent à un «temps passé » ; pourtant, cesont des choses qui subsistent encore «à présent». Commentdonc cet ustensile est-il historique, alors qu’il n’est pasencore évanoui dans le passé ? Uniquement parce qu’il seraitun objet intéressant la science historique, l’archéologie et lagéographie régionale? Mais, un ustensile de ce genre nepeut être un objet de science historique que parce qu’en lui-même il est, d’une façon ou d’une autre, une réalité-historique. D’où, répétition de la question: de quel droitdésignons-nous cet existant comme historique, puisque cen’est pas une chose évanouie dans le passé? […]

Sont-elles donc encore, ces choses subsistantes, ce qu’ellesétaient ? Manifestement, les « choses » ont changé. «Au coursdu temps », le meuble s’est brisé ou bien il est vermoulu.Mais ce n’est pas dans cette caducité, dont l’œuvre se pour-suit tandis que la chose subsiste dans le musée, que consistele caractère spécifique de passé qui en fait quelque chosed’historique. Qu’y a-t-il donc alors de passé dans l’ustensile ?Qu’est-ce que les « choses » étaient, et qu’aujourd’hui ellesne sont plus ? Elles sont bien encore tel ou tel objet d’usagedéterminé, – mais hors d’usage. Seulement, à supposerqu’elles soient encore aujourd’hui en usage, figurant commepart d’héritage dans le mobilier domestique, seraient-ellespour cela des pièces non encore historiques ? En usage ouhors d’usage, elles ne sont plus, en tout cas, ce qu’ellesfurent. Qu’est-ce donc qui est « passé » ? Rien d’autre quele monde à l’intérieur duquel, faisant partie d’un certainoutillage, elles se présentaient comme instruments etétaient utilisées par une réalité-humaine existant-dans-le-monde […]

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C’est le monde qui n’est plus. Mais ce qui fut jadis un objet àl’intérieur de ce monde subsiste encore maintenant. C’est à titred’objet faisant partie du monde que ce qui subsiste encoremaintenant peut, malgré tout, appartenir au «passé » […]

Le caractère historique des antiquités encore conservées adonc son fondement dans le «passé » de la réalité-humaine,au monde de laquelle elles appartenaient2 ».

Toutes les choses plus ou moins anciennes qui subsistent,alors que le monde qui était le leur et les humains qui lesutilisaient ont disparu, sont bien des «choses historiques» ;mais ce caractère historique, elles le tiennent des réseauxanciens de relations qui les unissaient à la seule réalité «histo-rique» à titre primaire, la réalité humaine.

Le monde dans lequel vivait l’oncle Jean, cité en épigraphe,a d’abord été peuplé des choses usuelles présentes dans lesactivités quotidiennes et de quelques articles plus précieux quiembellissaient la vie. Puis on les a rangés au hangar, lorsque«leur temps» a été révolu. Et, peu à peu, c’est toute la cohérencede ce monde qui s’est enfoncée dans un passé de plus en pluslointain, dont bientôt plus personne ne peut témoigner demémoire.

Alors il faut qu’un autre processus se mette en action etassume la prise en charge de ces objets. Parmi ces choseshistoriques qui perdurent, certaines se voient conférer le statutde patrimoine, quand une collectivité entreprend explicite-ment de les conserver et de les transmettre, quand elle s’enréclame et s’y réfère parce qu’elle y trouve du sens et du plaisir,quand elle les inscrit dans sa mémoire vivante, reconnaissant enelles un héritage qui, pour utiliser une métaphore de natureéconomique, compte encore dans son actif et informe toujoursles perceptions et les enjeux du présent.

2. Martin Heidegger, L’Être et le temps, dans Qu’est-ce que lamétaphysique ?, Paris, NRF Gallimard, 1951, p. 180-182.

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L’instauration d’une mémoire patrimoniale

Avec plusieurs historiens, dont Jacques Le Goff par exemple, jedistinguerais les sociétés à «mémoire orale», qui racontent lepassé du groupe dans des rituels et des grands récits fondateurs,des sociétés à «mémoire écrite», qui consignent leur mémoireessentiellement dans des documents écrits3 ; mais j’ajouteraisalors le cas de nos sociétés actuelles, que je qualifierais globale-ment de sociétés à «mémoire patrimoniale». En effet, notresociété actuelle cherche à faire sortir le passé des archives, où ilest en partie consigné, afin qu’il puisse concerner de nouveaula collectivité, comme c’était le cas, mais d’une autre façon,dans les sociétés «orales». Pour cela, elle choisit, de plus en plus,une forme matérielle et publique de mémoire, une forme qui«s’expose au regard» et qui est celle de notre patrimoine. Vu decette façon, celui-ci résulte de la sélection déterminée quiactualise, parmi les choses historiques léguées, des fragmentschoisis du passé, en les mettant en scène et en les proposant àl’appropriation, dans des lieux publics où ils interpellent denouveau le présent.

Le statut de patrimoine est fondamentalement tributairede ces démarches répétées de mise en valeur, de diffusion,d’appropriation suggérée et de réappropriation. Sans celles-ci,les biens qui le constituent ne seraient rien d’autre que deschoses historiques conservées «en réserve» comme les docu-ments des archives écrites. Pour faire un patrimoine, «lasauvegarde ne suffit pas, elle doit être stimulée par un intérêtcollectif d’appropriation et de reconnaissance4». Malgré ce quepostulent certaines de ces définitions, qui se voudraient objec-tives, «pour le patrimoine ethnologique comme pour les autrescatégories de patrimoine, le véritable critère n’est plus ni l’art,

3. Voir Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, coll. « Folio », Paris,Gallimard, 1988.

4. Henri-Pierre Jeudy, Mémoires du social, Paris, Pressesuniversitaires de France, 1986, p. 16.

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ni l’histoire5» ; il ne relève pas des objets eux-mêmes et de leurspropriétés, mais bien de «la conscience intime du groupe socialque tel objet appartient effectivement à son patrimoine6».

Tout objet est ainsi susceptible de connaître trois statutsdifférents: celui d’objet quotidien courant, durant sa «vieutile», celui d’objet historique conservé, et celui d’objet depatrimoine, s’il est revendiqué, présent dans l’espace public etapproprié. Le premier statut est celui de toute chose familièreexistant dans son monde d’origine. Le deuxième est réservé auxobjets qui ont duré au-delà de leur époque d’origine et qui setrouvent désormais gardés hors des logiques originelles dont ilsfaisaient partie. Enfin, le statut de patrimoine ne concerne quecertains objets, ceux qui, pour ainsi dire, sont maintenusprésents et publicisés, ceux qu’on s’approprie et qui serventencore de références actives dans la production de sens qui acours dans la société d’aujourd’hui, en particulier dans les récitsqui s’y élaborent concernant l’histoire collective et l’identité.

On comprendra alors que le statut de patrimoine n’estjamais acquis une fois pour toutes, qu’il est un construitrelativement éphémère qui exige des efforts constants et desactions de mise en valeur, d’interprétation, d’animation et dediffusion, afin que les objets concernés puissent demeurer dansce dialogue productif avec le présent, dialogue sans lequell’appropriation risque de s’interrompre. Ainsi, hors de l’atten-tion publique et du champ culturel du moment, le mêmeartefact cessera de faire partie du domaine du patrimoinecontemporain, pour retrouver son statut de simple «objethistorique» conservé, toujours susceptible, cependant, de rede-venir un patrimoine pour des générations futures qui pourraient

5. Denis Chevalier, « Conserver le patrimoine ethnologique », dansMeubles et immeubles, Actes des Colloques de la Direction duPatrimoine, Abbaye-aux-Dames-de-Saintes, novembre 1992,p. 115.

6. E. Olivier, «Les monuments historiques demain», dans Terrain,9, 1987, p. 124.

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le redécouvrir un jour, s’en soucier de nouveau et y trouver dusens dans le contexte neuf de leurs préoccupations et de leursquestionnements d’alors.

On peut d’ailleurs retracer l’histoire des différents mo-ments de ces appropriations patrimoniales, celle des phasesactives et des phases d’interruption: plusieurs objets histori-ques conservés avec soin, disons depuis trois cents ans, ont eneffet connu des périodes de gloire et d’autres de relatif oucomplet oubli, en fonction du jeu fluctuant de reconnaissancepar le présent, qui dicte leurs entrées et sorties du domaine dupatrimoine. Selon la dynamique du moment, l’objet conservépeut rester hors champ, «en réserve» quant à la situationprésente, ou au contraire se retrouver actif dans la mémoire duprésent et entrer avec lui dans un dialogue productif constitutifdu patrimoine donné d’une époque.

L’acte muséologique trouve assurément son fondementdans la conservation, qui confère à une chose le statut «d’objethistorique» et le maintient, tant que ce bien matériel existe etdemeure dans la sphère muséale de conservation. Mais l’inter-vention muséale a aussi une autre visée: par des actions répétéesd’interprétation et de diffusion, elle voit à maintenir l’attentiondu public d’aujourd’hui sur certains artefacts; elle cherche àfaire que les publics d’aujourd’hui soient concernés par ceschoses d’un autre temps; elle les expose au présent, les con-fronte avec les problématiques du jour et fait qu’elles restentainsi partie prenante de la culture en marche. De telles actionsincitent à une appropriation véritable par la collectivité, dontrésulte le statut de patrimoine conféré à quelques-uns de cesobjets historiques. Je résumerais donc en décrivant ainsi lesdeux temps de cette dynamique muséale qui affecte l’objetmatériel :

– C’est par son inscription première dans les multiplesactivités humaines d’un monde désormais révolu qu’un

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objet d’hier encore existant peut être au centre d’unedécision de conservation et être dit un objet historique ;

– C’est par une appropriation activement maintenue ques’établissent, entre ces objets «hors de leur monde» etla collectivité actuelle, de nouvelles relations signifiantes,qui font entrer ceux-ci dans le domaine du patrimoinede maintenant.

Force est d’ailleurs de constater que les objets «vedettes» dupatrimoine mondial ou national – les pyramides, les châteaux,les peintures de Van Gogh, les sonates de Mozart, Jefferson, lagrotte de Lascaux, les chutes du Niagara, les tableaux deBorduas ou la Joconde – sont constamment au cœur d’unepromotion active qui utilise tous les médias disponibles afin deleur assurer un pouvoir symbolique toujours renouvelé et uneplace prépondérante dans l’imaginaire collectif contemporain.Ce n’est pas par hasard qu’une telle préoccupation s’accompa-gne aussi d’initiatives multiples dans le domaine de la commé-moration. Commémorer donne lieu à des actions qui, précisé-ment, replacent dans le contexte culturel du présent l’événe-ment ou le personnage dont on se souvient, l’inscrivant ainsicomme élément du patrimoine transmis.

Déjà, en 1936, Walter Benjamin notait que «les techni-ques de reproduction ont atteint à un tel niveau qu’elles vontêtre en mesure désormais non seulement de s’appliquer à toutesles œuvres d’art du passé et d’en modifier, de façon trèsprofonde, les modes d’influences, mais de s’imposer elles-mêmes comme des formes originales d’art7». La muséologiequi, à sa façon, prend en charge des artefacts et des œuvres d’artpour les exposer agit, elle aussi, comme le font ces moyens dereproduction; elle modifie le mode d’influence des œuvres et

7. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilitétechnique », dans Essais 2, 1935-1940, Paris, Denoël/Gonthier,1983, p. 90.

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des choses exposées, transformant la manière dont celles-cisont mises en relation avec les publics et généralisant lapossibilité que ces legs entrent avec le monde actuel dans unrapport qui en est un de patrimonialisation.

Les musées sont donc des lieux de conservation de nos objetshistoriques et de constitution de nos objets patrimoniaux, depar leurs actions concertées de mise en valeur, de promotion etde diffusion, qui favorisent l’appropriation de certains objetspar la mémoire active.

La reprise des legs du passé

Dans nos sociétés occidentales, l’époque actuelle fait suite àdeux cents ans de production industrielle qui ont eu pour effetde mettre en circulation une quantité jamais vue de biensmatériels de toutes sortes. À la rareté de la production artisanalea donc succédé la profusion de la production industrielle,multipliant d’autant la possibilité du collectionnement et lestypes de patrimoines. Si le XIXe siècle est celui des musées, c’esten bonne partie dû au rythme nouveau de cette productionindustrielle. En même temps qu’elle plaçait une quantitéinouïe d’objets sur des marchés aux frontières de plus en plusdistantes, cette production industrielle a aussi, sous l’impul-sion des progrès technologiques, mis au rancart – et doncquelquefois au musée – les objets issus du mode antérieur deproduction artisanale. La difficulté est de penser à la manièredont ces choses, qui ne font plus partie de la vie actuelle,peuvent encore mériter son attention, celle aussi du futur, etêtre investies de signification.

Et aujourd’hui, à notre tour, nous sommes devant les restesmaintenant vétustes de cette période industrielle qui nouslaisse ses temples, ses produits, ses savoirs et ses outils, eux aussi«compagnons des anciens labeurs». Comme jadis le van ou lafaux, ces vestiges constitueront des «objets historiques» tant

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qu’ils perdureront et des «objets patrimoniaux» si des interven-tions muséales explicites de sauvegarde, de mise en valeur,d’interprétation et d’appropriation, dans une relation dialecti-que et dynamique avec le présent, sont élaborées.

Toute politique muséale doit agir à l’intérieur d’une poli-tique du patrimoine. Elle ne saurait s’arrêter à la sélection de cequ’il faut conserver et léguer, car elle doit aussi voir à favoriserla transformation de ce legs du passé en un patrimoine pourmaintenant, en faisant que ces choses anciennes s’inscriventdans la mémoire d’aujourd’hui. Sans cette reprise en charge parla mémoire présente, la conservation elle-même risque fortd’être dénoncée comme futile par plusieurs. En effet, pourquoiconserver des biens auxquels peu de gens tiennent, surtoutquand les technologies d’information permettent d’enregis-trer, à des fins d’études, leurs contenus en termes de savoir?

S’il nous faut sans cesse travailler sur les héritages et lesreprendre à notre compte, c’est que l’objet patrimonial fonc-tionne et dure selon une modalité semblable à celle qui assure,selon Roland Barthes, une certaine pérennité à des œuvreslittéraires:

Quoi que les sociétés pensent ou décrètent, l’œuvre lesdépasse, les traverse, à la façon d’une forme que des sensplus ou moins contingents, historiques, viennent remplirtour à tour : une œuvre est «éternelle », non parce qu’elleimpose un sens unique à des hommes différents, mais parcequ’elle suggère des sens différents à un homme unique8.

Comme dans les arts d’interprétation – théâtre, danse,musique – un objet peut être relégué à l’histoire ou, au con-traire, faire encore partie du «répertoire» actuel, être toujoursreconnu et interprété afin de donner encore à penser. Lepatrimoine agit ainsi comme un domaine de références duprésent, car « l’ensemble de ce fonds culturel constitue une

8. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 51.

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réserve dynamique qui, dans un processus d’échange, contribueà définir et à caractériser la culture actuelle9».

Pour réussir à traverser le temps et rester objet de patri-moine, un artefact donné servira de support à divers récits, serale thème de différentes relectures interprétatives et illustrerades significations importantes quant aux circonstances nouvel-les du temps. Sa durée, en tant que patrimoine, dépendratoujours de sa plasticité, de sa capacité à répondre à desquestions inédites et à fonder dans la mémoire – sous la figureengageante d’un fonds transmis qui nous interpelle – les projetsd’avenir qu’on veut se donner et qui s’incarnent, comme àrebours, dans des «leçons» semblant émaner de ces chosesléguées.

Le patrimoine effectif d’aujourd’hui, comme celui d’hier,est fait des choses léguées que le présent rappelle, en tant quematériaux utiles dans la quête de sens toujours en cours et quiest maintenant la sienne. Il n’y a donc de véritable patrimoineque revendiqué.

Les musées dans la société contemporaine

La nouvelle position des musées

La place qu’occupent les musées dans plusieurs sociétés actuellesn’a que très peu à voir avec celle qui était la leur au XIXe siècle, oumême il y a encore une trentaine d’années. D’institutionsrelativement en marge de la collectivité et n’intéressant qu’unefaible minorité de citoyens, dominées avant tout par une logiquede conservation et d’étude, les musées sont devenus des lieux deconservation et de diffusion qui s’adressent au grand public et

9. Paul-Louis Martin, « La conservation du patrimoine culturel :origines et évolution », dans Les chemins de la mémoire.Monuments et sites historiques du Québec, t. 1, Québec, LesPublications du Québec, 1990, p. 1.

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l’atteignent. Des mutations philosophiques, des dynamiquessociales nouvelles et des modifications dans les comportementsont favorisé, au cours des dernières décennies, cette relocalisationdu musée dans un espace public plus central qu’auparavant. Lafloraison des genres de musées et des lieux d’exposition sanscollection, la circulation de grandes expositions-événements, lamultiplication des types d’espaces muséographiques et de misesen exposition, les nombreuses activités d’animation culturelleoffertes par les musées, dans leurs murs ou hors d’eux, enfinl’émergence de la muséologie elle-même en tant que discipline demédiation, tous ces phénomènes sont des signes révélateurs dela nouvelle position sociétale plus en vue des musées. Cettesituation plus centrale entraîne des conséquences et appelle desredéfinitions des pratiques et de constantes adaptations auxmilieux que les musées sont appelés à servir, cela dans une sociétéqui, comme je l’ai noté, fonctionne, quant à sa relation au passé,de plus en plus «à la mémoire patrimoniale».

Si certains facteurs de cette transformation se fondent surl’évolution interne des fonctions des musées, plusieurs autrestiennent à des changements sociopolitiques plus larges et à descourants de pensée qui traversent les différentes sociétés occi-dentales. Il est certain que la muséologie se trouve influencéepar les diverses situations nationales. En Écosse, par exemple,où un nouveau Parlement «national» vient d’être implanté, ona aussi revu les salles d’exposition dédiées à l’histoire nationale.En Allemagne, la logique de la réunification force des modifi-cations et amène des musées à se heurter en particulier à lapériode difficile du IIIe Reich. Les pays de l’ex-URSS redé-ploient aussi leurs collections et leurs récits expositionnels. Demême, en France, dans la foulée du 50e anniversaire dudébarquement de Normandie et de la fin de la Seconde Guerremondiale, on voit s’implanter plusieurs lieux muséaux traitantdes années de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération.Un peu partout, des musées abordent des thèmes de l’histoirerécente et des problématiques débattues dans les sociétés, à

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l’aide de leurs collections ou autrement. Dans plusieurs pays,en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Angleterre, en Hollandeet aux États-Unis, des efforts sont faits pour s’assurer que toutesles cultures ethniques ou régionales présentes sur un territoiredonné puissent voir leur histoire représentée dans les muséesselon un récit qui leur fait justice. Et partout des institutions sedonnent comme mandat majeur d’initier les touristes à l’his-toire et aux cultures des gens du lieu.

Les modernismes scientifique et artistique ont aussi leurslieux d’exposition: des installations scientifiques, reprenant lemodèle des sciences centers, offrent dans toutes les grandesmétropoles, une multitude de dispositifs interactifs souventsubventionnés par de grandes firmes multinationales, qui lesutilisent comme vitrines. Et, comme les courants de l’artcontemporain aussi se mondialisent, de grands événements,uniques ou récurrents, sont organisés dans de nombreux paysoù sont montrées les œuvres d’un même groupe restreintd’artistes contemporains, visibles un peu partout.

Comme dans les autres réseaux du showbusiness, une dyna-mique de la diffusion impose de plus en plus ses contraintes auxmusées et tend à former une hiérarchie de vedettes patrimonia-les, un «palmarès» des valeurs dominantes, selon leur pouvoird’attraction sur les visiteurs. On constate, en effet, que certainsthèmes et sujets, souvent les mêmes, font à chaque fois recettedans plusieurs villes du monde.

Au Québec comme ailleurs, l’avenir des institutions muséalesdevra en partie, prendre appui sur l’histoire qui nous a légué descollections et des organismes symptomatiques des approches,des politiques et des conceptions dominantes dans le passé ;mais aussi, il faudra tenir compte des problématiques neuvesqui émergent maintenant, tant localement que mondialement.Il faut s’inspirer des pratiques d’excellence et des réalisations deréférence mises en place dans plusieurs pays et bien diffuséesdans les milieux muséaux professionnels, désormais branchés

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sur les réseaux associatifs internationaux et, en même temps,comprendre les dynamiques existantes dans ce secteur.

Je tenterai maintenant de jeter un coup d’œil sur destendances marquantes de la société actuelle qui affectent lamuséologie d’ici et celle d’ailleurs, et qui risquent de se déve-lopper encore dans les années à venir. Elles pourraient êtredéterminantes à moyen terme pour les politiques et les pro-grammes qui devront encadrer et régir la scène muséale.

Les tendances générales

Il y a quelques années, les mots clés dans les cercles muséologiquesétaient: objets, savoirs et professionnels. Certes, objets, savoirset professionnels restent des pôles structurants dans les prati-ques et l’éthique muséales, mais nous constatons aussi que lesenjeux se déplacent et que les priorités changent. Entre autresforces et tendances à l’œuvre, celles de la démocratisation et del’épistémologie critique ont fait planer des doutes sur plusieurscertitudes anciennes du musée.

– La démocratisation accrue des institutions invite àremettre en question la gestion et l’interprétation dupatrimoine par les seuls professionnels des musées. Sil’objet patrimonial est un «bien commun», s’il appar-tient à tous, ne serait-il pas plus légitime que son statutde «patrimoine», au musée ou in situ, soit démocrati-quement décrété, qu’il résulte d’un large consensus etnon de l’expertise de quelques spécialistes? Le patrimoinede tous peut-il être une affaire de professionnels avanttout? Ne requiert-il pas d’être fondé sur une appropria-tion plus large?

– La critique épistémologique, de son côté, a tôt fait demontrer que les savoirs disciplinaires (histoire, ethno-logie, anthropologie, histoire de l’art) sur lesquels lesmusées ont été créés sont des constructions très datées.Ces savoirs sont-ils bien établis, ou ne sont-ils pas

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plutôt très entachés par l’histoire de leur constitution etpar leurs prises de position passées?

Nous savons que le musée a erré, qu’il s’est souvent fait lepromoteur de causes douteuses et que les idées véhiculéesdepuis deux siècles participaient largement, par exemple, ducolonialisme, du racisme, du chauvinisme, de l’européano-centrisme et du sexisme. Tout est à revoir, parce qu’il estdevenu manifeste que les musées ont subi l’influence desidéologies dont les savoirs du temps portaient aussi la marque.

D’où viendrait le pouvoir muséal de choisir les objets quientrent dans les collections et de les interpréter pour en faire unpatrimoine? Pourquoi le patrimoine muséal est-il inaliénable,si les choix des experts qui le constituent sont discutables?

Démocratisation et critique épistémologique ont rendu lemusée moins sûr de lui-même. À l’époque du «chacun poursoi», où domine le «monde privé» des droits individuels, descroyances personnelles et des adhésions consenties, tout estaffaire de libre choix, et la culture individuelle se résumeessentiellement aux choix multiples qui composent le style devie de chacun.

Cet enjeu me semble majeur: il concerne le statut de laculture et l’action possible des musées à un âge qui est, plus quejamais, celui des individus et des droits personnels. Avec lephilosophe Luc Ferry, il faut se dire:

En quoi peut consister la culture d’un peuple démocratique,tel est bien en effet le problème central des sociétés danslesquelles la subjectivisation du monde a pour corollaireinévitable l’effondrement progressif des traditions sousl’exigence incessante qu’elles s’accordent avec la liberté deshommes10.

10. Luc Ferry, Homo Aestheticus, Paris, Grasset, 1990, p. 17. C’estnous qui soulignons.

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C’est donc librement que chacun consent encore à fairesiens certains traits et biens culturels hérités du passé et à se lesapproprier. La fin de l’ancienne forme de transmission, qui sefaisait sous l’égide de la tradition, impose, selon FernandDumont, un devoir nouveau.

L’abandon des coutumes qui faisaient vivre les Anciensconstitue sans doute pour nous une libération, mais quinous contraint aussi à un devoir : assurer des assises pourl’interprétation de l’histoire et la participation politique11.

Cette libération face aux héritages, accompagnée d’unelibre appropriation sélective, représente l’un des traits mar-quants des sociétés postmodernes.

Modernité et postmodernité

Liberté individulle, conscience individuelle, choix personnelssubjectifs, relativisme intégral, telles sont, selon plusieurs, lescaractéristiques de nos sociétés postindustrielles. En 1979,dans sa réflexion sur La condition postmoderne, Jean-FrançoisLyotard décrivait cette postmodernité comme étant un temps«d’incertitude à l’égard des grands métarécits» qui avaient servide références à la modernité. La postmodernité est vue comme«la disparition des grands métarécits qui légitimaient l’initia-tive historique de l’humanité sur le chemin de l’émancipation,et le rôle de guide qu’y jouaient les intellectuels12». Lyotardajoutait que le seul critère de pertinence qui reste, après la chutede ces grands récits, est celui de l’efficacité, qui est «d’optimiserles performances du système13 ». Et d’augmenter sa cohésion.

11. Fernand Dumont, « L’Avenir de la mémoire », Québec, Nuitblanche, 1995, p. 91-92.

12. Voir Gianni Vattimo résumant J.-F. Lyotard dans Éthique del’interprétation, Paris, La Découverte, 1991, p. 14.

13. Voir Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris,Éd. de Minuit, 1989, p. 8.

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Le musée participe dorénavant aussi de cette logiquepostmoderne. Les mises en question de ses actions passées ontentraîné une perte relative de son autorité et de son pouvoird’énoncer, comme jadis, des idéaux et de prôner une directioncommune. La fin des grands récits légitimants – évolution-nisme, marxisme, historicisme, rationalisme, Lumières –, la find’une philosophie partagée de l’histoire – certains penseursparlent, en ce sens, de la «fin de l’histoire» – a touché le musée,le privant de la rationalité ultime qui justifiait son action. Celaprovoque un certain repli de sa part et, par conséquent, unnécessaire rapprochement entre le musée et la collectivité.

Voilà que le musée se fait moins dogmatique, qu’il offrenon pas une signification, mais des occasions d’appropriationplurielle. Il se tourne vers l’extérieur, écoutant plus volontiersles préoccupations de la collectivité et dialoguant avec lesgroupes qui les formulent. Le musée devient une voix parmi lesautres, se proposant de représenter des «points de vue» divers,formulés hors de lui. Il reconnaît ainsi que les visiteurs partici-pent à la production de sens qui opère au contact de sescollections. Moins qu’une «direction» ou des «idéaux», lemusée postmoderne présente des cas, des histoires, des récits depassions individuelles, que chacun peut s’approprier à sa façon,selon ses valeurs personnelles.

En suivant la pensée du sociologue Michel Freitag sur lesruptures entre, d’une part, la modernité, avec son mode degestion «politico-institutionnelle» de la société, et, d’autre part,la postmodernité, avec son mode de gestion «communicationnel-pragmatique», on pourrait dire que le musée a et aura encore àvivre une mutation: d’institution moderne qu’il était, centré surdes idéaux, des discours élitaires et une philosophie partagée del’histoire, il devient, dans le contexte de notre temps, uneorganisation à caractère postmoderne, centrée sur des objectifsempiriques de performance et sur l’appropriation par les visi-teurs des produits culturels qu’il met en marché.

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Les fonctions qui incombent à de telles organisationsrépondent à des objectifs de performance ayant trait, ditLyotard, à «la cohésion sociale interne». Au moment où lemusée se retrouve plus en vue dans la sphère sociale, il n’a pasplus que les autres la légitimité de proposer pour tous undiscours normatif global. Il se fait plus simplement un agentfonctionnel présentant la diversité inclusive des expérienceshumaines et offrant des produits muséaux susceptibles decontribuer à une certaine cohésion sociale. Ce qui s’est dissous,dans nos sociétés, c’est, écrit Freitag:

[…] une représentation commune a priori du monde […]Il reste de cela mille morceaux éparpillés, privatisés,communautarisés, personnalisés, mais rien qui fasse tenir letout ensemble au niveau du sens, qui puisse servir de référencecommune à l’agir de tous dans la société, et qui permetted’orienter, de manière acceptée et comprise par tous, ledéveloppement de la société dans le monde14.

Ce n’est pas dans un tel contexte que le musée a prisnaissance. Au contraire, le musée est historiquement unecréation de la modernité et du siècle des Lumières. Il a agi entant que lieu normatif, lieu qui dictait une norme et unedirection, qui décrétait «le Beau, le Bien, le Vrai» et même le«socialement acceptable», et qui collectionnait et exposait enconformité avec une vision du monde assurée. Le musée del’ère postmoderne n’insiste pas; quel credo spécifique serait lesien? Après la dissolution des grandes représentations commu-nes, le musée recueille ces «morceaux épars» du passé ou duprésent, et les propose au regard, sous le mode d’un loisirculturel. Aussi les musées présentent-ils de plus en plus unesuite d’événements et «d’expositions temporaires», voués àl’hétérogénéité des expériences, des époques et des cultures,

14. Michel Freitag, « Postmodernité, compréhension, normativité »,dans Cahiers de recherche, Groupe d’étude interdisciplinaire surla postmodernité, Département de sociologie, UQAM, 1991,p. 17.

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abandonnant les salles fixes de jadis, où la disposition systéma-tique d’une collection permanente exprimait une «vision dumonde» stable, fondée sur un système philosophique régula-teur. «Le trait le plus caractéristique de la culture dans laquellenous baignons aujourd’hui est sans doute l’éclectisme», noteLuc Ferry: «tout peut, en principe, y coexister […] rien n’y esta priori frappé d’illégitimité15».

Si le musée moderne s’exprimait dans des collectionspermanentes étalées selon un système de valeurs fixe, le muséepostmoderne multiplie les événements. Le rapport qu’il ins-taure entre l’offre et les visiteurs change quand il passe ainsid’institution moderne à organisation postmoderne. Au «patri-moine national» des États modernes, mis en place principale-ment au cours du XIXe et au début du XXe siècle, succède, dansnos sociétés contemporaines, un patrimoine qu’on peut quali-fier, à son tour, de «postmoderne». Il se définit principalementcomme une «ressource», un legs que l’on peut mettre au serviced’une production contemporaine de sens et du développementéconomique qui résulte des nombreux événements produitsdans le cadre de cette stratégie de diffusion.

Ce virage vers les personnes, vers les publics visiteurs, en tantque producteurs de sens et consommateurs, est fondamental.Je voudrais m’y arrêter un moment, avant de voir les consé-quences de ces mutations sur les fonctions qu’exercent lesmusées d’aujourd’hui.

L’ouverture des musées sur la société

La principale transformation récente du musée serait, aux diresde plusieurs, celle de son ouverture, à plusieurs titres, surl’espace social et collectif. Le muséologue Jean Davallon, parexemple, affirme à ce sujet:

15. Luc Ferry, op. cit., p. 333.

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Pendant longtemps, le musée a été une entité fermée. Leséchanges entre lui et son environnement étaient minimes – etceux qui existaient étaient fortement contrôlés. L’essentiel del’activité était interne. Les sorties étaient peu nombreuses(essentiellement du savoir) ; les objets y entrant n’en ressortaientplus ; l’argent reçu était absorbé par cette activité interne deconservation et de recherche et était peu contrôlé parl’extérieur. On peut considérer que les individus eux-mêmesqui entraient au musée y faisaient carrière […] Tout le systèmeétait organisé autour d’un principe de mise en réserve […]

Or, au cours des dernières décennies, les musées ontdéveloppé les échanges en direction de l’extérieur, autrementdit, les sorties du système16.

On peut dire, en résumant, que nous sommes passés enassez peu de temps d’un musée centré largement sur lui-même,sur ses avoirs et ses savoirs, à un musée ouvert sur l’extérieur, unmusée dont l’intentionnalité première va vers ce qu’il offre àceux qu’il sert, les publics. Qu’il s’agisse des collections, desexpositions, des programmes culturels ou des activités decommercialisation, voilà que des flux plus nombreux quejamais circulent entre les musées et d’autres instances sociales,entre les musées et plusieurs autres types d’organisations, aveclesquelles ils interagissent et collaborent régulièrement, dansdes stratégies de production complexes, nécessitant la mise encommun de plusieurs genres d’expertises, à l’intérieur commeà l’extérieur du musée.

Un musée-producteur a en bonne partie remplacé l’ancienmusée-espace des collections, adoptant dans ce passage lesmodes d’organisation et les dynamiques que requièrent cesmultiples travaux de production, par exemple une gestion parprojets, des critères de performance, la mise en place d’équipesmultidisciplinaires et des stratégies de communication. Ce

16. Jean Davallon, « Nouvelle muséologie vs muséologie ? », dansSymposium Museum and Community II, Norway, Stavanger,juillet 1995, p. 156. C’est nous qui soulignons.

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musée-producteur est sensible à la réception de ce qu’il produit:il mesure la réalisation de ses objectifs opérationnels et évalueles résultats de ses actions.

Pour plusieurs, il devient donc manifeste que la qualité desservices publics rendus par le musée, la densité de ses implica-tions dans sa collectivité et sa capacité de se réseauter afin desatisfaire ceux qui le fréquentent sont seules garantes de sasurvie dans l’avenir. L’ex-directeur du Musée de la civilisationde Québec, Roland Arpin, était un des promoteurs actifs decette approche.

Comment un musée peut-il prétendre servir la communautéet bien s’y enraciner, s’il ne se préoccupe pas de sa proprefonction sociale ? Une préoccupation qui s’exprime dansune grande ouverture à la communauté environnante, sesbesoins, ses désirs et ses attentes17.

En cette période de circulation de l’information sous denombreuses formes et modalités, dont plusieurs se qualifient,en anglais, d’edutainment, nous sommes bien conscients que lemusée doit être «à l’écoute» et user friendly, que ses produitsdoivent pouvoir prendre place parmi les autres événementsculturels dont les pages «arts et spectacles» des journaux fontla promotion. Dans un livre intitulé Museums and their Visitors,E. Hooper-Greenhill souligne, elle aussi, ce virage:

Le centre d’intérêt du musée commence à se déplacer de lacollection à la communication. Ce mouvement vers lesvisiteurs est vu comme la seule voie d’avenir. Trop long-temps, les musées ont prôné les valeurs du savoir, de larecherche et du collectionnement, au détriment des besoinsdes visiteurs18.

17. Roland Arpin, Des musées pour aujourd’hui, Québec, Musée dela civilisation, 1997, p. 268.

18. E. Hooper-Greenhill, Museums and their Visitors, London etNew York, Routledge, 1994, p. 1. C’est nous qui traduisons.

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Cette tendance vers les publics, à mon avis, ira croissantdans les années à venir, poussée qu’elle est par le positionne-ment nouveau du musée dans l’espace social, par la crisepostmoderne des métadiscours qui place au premier plan leschoix individuels et les appropriations libres, par la diminutionrelative du financement étatique et par les forces du marché,qui exigent que le musée concurrence les autres formes deloisirs tarifés.

L’objet même du musée est ainsi en redéfinition: lesphénomènes constatés d’ouverture sur la collectivité, de com-mercialisation, d’insertion des musées dans le circuit des «in-dustries culturelles» et même dans l’entertainment economy,comme on dit maintenant, tout cela constitue des symptômes.Ils manifestent bien le grand virage du musée, par lequel ils’éloigne des discours normatifs typiques de sa modernité etrecentre son action sur une opérationnalité nouvelle, quiconsiste à se présenter comme une «organisation de produc-tion» qui offre des occasions de loisirs culturels à des visiteurscherchant un mélange de divertissement et de croissancepersonnelle19.

Ce faisant, le musée entend aussi contribuer au développe-ment économique de la région qui est la sienne. En effet, lesrégions font savoir qu’elles veulent tirer des avantages écono-miques des patrimoines naturel et culturel qui sont les leurs, enles mettant en valeur comme produits touristiques. Récem-ment, le vice-président du comité de l’ICOM sur les muséesrégionaux constatait l’évolution de l’intention qui est à lasource même de la création d’un musée:

De nos jours, les musées locaux connaissent une évolution[…]. L’initiative de leur fondation ne revient plus à despersonnes seules, et la collection ainsi que la conservation ne

19. Voir le livre récent de Michael J. Wolf, Entertainment Economy :How Mega-Media Are Transforming our Lives, New York, TimesBooks, 1999.

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sont plus l’unique fin de leur création. Aujourd’hui, cesprojets relèvent en grande partie d’initiatives de dévelop-pement local et régional, mais surtout de développementtouristique […]20.

Il est généralement admis, aujourd’hui, qu’un des principauxmoteurs de la création et la présence des musées est leur contri-bution à l’activité touristique. J’y reviendrai plus loin, car cephénomène a pris une importance grandissante et plus détermi-nante que jamais dans la vie de nombreuses institutions muséales.

Je résume, dans le tableau binaire ci-dessous, les grandstraits des deux configurations, «moderne» et «postmoderne»,du patrimoine, non pour souligner leurs oppositions, maispour indiquer la direction des changements survenus et de ceuxqui sont en cours.

20. Harmut Prasch, « Pour qui ? Les musées entre identité régionale,politique culturelle et commercialisation touristique », dansCahiers d’étude, ICOM, no 6, 1999, p. 27. C’est nous quisoulignons.

Patrimoine des sociétés Patrimoine des sociétés

MODERNES POSTMODERNES

Un patrimoine muséifié, résultantd’une philosophie de l’histoire, despolitiques étatiques de conservationet d’une gestion de spécialistes

Un patrimoine ressource, auxinterprétations multiples, mis enmarché en vue du développementéconomique, selon des gestions enpartenariat

NATURE : un patrimoine national

misant sur des objets identitaires

et une tradition établie

NATURE : un patrimoine mondial

misant sur des expériences récréo-

touristiques et une actualisation

du sens

FORME : exposition des collectionsen salles permanentes

FORME : expositions temporaires,événements changeants, à contenusthématiques

RÉGIME : éducation populaire etidéologie

RÉGIME : divertissement familial etconsommation

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Nous sommes aujourd’hui entrés dans la logique culturellepostmoderne, tout en constatant encore, ici ou là, des relentsde «modernisme», entre autres dans une certaine nostalgie desformes de cohésion qu’elle pouvait produire.

Le communautaire et le touristique

Le virage du musée vers l’extérieur me paraît comporter deuxvecteurs simultanés. Le premier le situe dans son environne-ment communautaire immédiat, parmi les concitoyens quihabitent à proximité et qui doivent constituer pour lui unpremier public avec des besoins et des attentes à satisfaire. Lesecond vecteur ouvre le musée sur les visiteurs «de passage» etle définit davantage comme un «équipement» touristique quicontribue, par sa présence, à attirer ou à retenir ceux quiséjournent un moment dans sa région.

Peu importe sa nature et ses collections, l’établissementmuséal a l’obligation de servir sa communauté, sans quoi ilrisque d’y figurer comme une entité étrangère et de provoquerle contraire d’une appropriation. «La relation entre les muséeset les publics n’en est plus une que l’on tient pour acquise. Elle

Patrimoine des sociétés Patrimoine des sociétés

MODERNES POSTMODERNES

PUBLIC visé : le grand public,divisé en connaisseurs (études) etnon-connaisseurs (curiosité)

PUBLIC visé : le grand public, lestouristes locaux et étrangers, tousen situation de loisir, et les« navigateurs » de l’Internet

EXEMPLES : musées-collections,sites historiques, monuments,commémorations

EXEMPLES : musées-producteurs,parcs thématiques, expériencesinteractives, sites Web et CD-Rom

OBJETS : des objets exemplaires,des chefs-d’œuvre :– créations de génies-inventeurs, d’artistes– objets commémorant des héros

OBJETS : des objets spectacles,des icônes médiatiques, desattractions :– interactivité et participation– simulation et informatique

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est à repenser dans toutes ses dimensions21.» Il revient au muséed’être à l’écoute, de saisir les occasions de collaboration avecceux qui œuvrent au développement de la collectivité, de sefaire le reflet de son milieu, un lieu de rencontre convivial etune ressource disponible pour ceux qui partagent des objectifssimilaires de production et de diffusion culturelles. Il suit lerythme des événements marquants de la vie collective, sefaisant la mémoire des différents groupes qui la composent etqui sont invités à s’y retrouver périodiquement, devant desobjets et des sujets qui les concernent. En ce sens, tous lesmusées sont des musées «communautaires».

L’autre versant de la dynamique d’ouverture du musée leconduit à prendre de plus en plus en compte sa vocation et sonpotentiel touristiques. Si de tout temps ces établissements ontattiré les visiteurs étrangers, aujourd’hui ils s’inscrivent expli-citement dans des stratégies de développement touristique etmesurent à ce critère une bonne partie de leur réussite. Je diraisd’ailleurs que plus ils se font les miroirs de la communauté, plusils sont en mesure d’offrir à ces visiteurs de passage un lieu desynthèse utile, qui leur permet de disposer d’une image suc-cincte et représentative de la culture qu’ils sont venus décou-vrir. Aussi, explorer et découvrir une région, cela supposemaintenant, pour plusieurs, qu’ils visitent les lieux muséauxqui présentent son histoire et aident à comprendre son présent.

Si le patrimoine muséal, dans nos sociétés, peut être pensé àl’intérieur d’une logique économique, c’est qu’aujourd’hui denombreux visiteurs sont bel et bien prêts à débourser un prixd’entrée pour bénéficier de l’offre des musées. Bien sûr, tous leséquipements muséaux ne sont pas également capables d’offrir un

21. Constance Perin, « The Communicative Circle : Museums asCommunities », dans Museums and Communities ; The Politicsof Public Culture, Washington, Smithsonian Institution Press,1992, p. 182. C’est nous qui traduisons.

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produit qui corresponde à ce qu’attend le touriste contemporain,qualifié lui aussi par certains théoriciens de «posttouriste» :

La consommation du patrimoine ou des espaces de loisirsqui offrent de multiples attractions dans divers environne-ments patrimoniaux agréables, y compris les sites en pleinair, constitue l’une des tendances majeures du «posttou-risme» qui s’est développé à partir des années 198022.

Un théoricien du tourisme a récemment défini ainsi lescaractéristiques principales du «posttouriste» :

La première caractéristique du posttouriste est qu’il n’a pasà quitter sa maison pour contempler plusieurs des objets etdes sites intéressant le « regard touristique » [tourist gaze].Avec la télévision et la vidéo, tout peut être vu, noté,comparé et mis en contexte. Plusieurs des expériencestouristiques typiques, fondées sur la contemplation de scènesdésignées à travers un cadrage bien précis, peuventmaintenant être commandées à loisir.

Deuxièmement, le posttouriste est quelqu’un de profondé-ment conscient du changement et qui prend plaisir dans lamultitude des choix. […]

Troisièmement, le posttouriste sait qu’il est un touriste,que tout cela est un jeu avec de multiples textes, et non uneexpérience unique qui serait la seule authentique23.

Ces caractéristiques nous rapprochent de ce qui a été dit dela nouvelle réalité du patrimoine, lui aussi véhiculé par denombreux médias et offert à la libre appropriation et interpré-tation des récepteurs qui en disposent.

De nos jours, les musées se sont engagés dans des dyna-miques qui les placent au cœur des stratégies touristiques,

22. Kevin Walsh, The Representation of the Past ; Museums andHeritage in the Post-Modern World, London, Routledge, 1992,p. 141. C’est nous qui traduisons.

23. John Urry, « Cultural Change and Contemporary Holiday-Making », dans Theory, Culture & Society, vol. 5, no 1, février1988, p. 37-38. C’est nous qui traduisons.

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conscients qu’ils sont qu’un nombre important de gens voya-gent pour s’enrichir en termes d’expériences et de connaissan-ces24. Les conséquences de cette fréquentation touristiqueaccrue sont positives à plusieurs titres:

Premièrement, cela aide les musées à se faire reconnaîtreen tant que qu’agents de développement économique.Deuxièmement, les partenariats et les collaborationsdeviennent alors choses courantes. Enfin, la mission et laprogrammation des musées deviennent à leur tour plusorientées vers l’extérieur25.

Un musée plus global qu’auparavant, qui offre une gammede services et d’expériences et un assortiment de loisirs cultu-rels, est le mieux préparé pour répondre avec succès aux attentesdes touristes contemporains et, probablement aussi, à celles detous ses visiteurs. Les ingrédients de la réussite varient d’uneinstitution à l’autre, mais quelques traits de base sont toujoursgages de succès, par exemple disposer de collections dontcertains éléments sont célèbres, être situé sur un emplacementintéressant en lui-même, jouir d’un bâtiment à l’architecturespectaculaire, offrir une variété d’expériences diversifiées.

Je voudrais maintenant revenir sur la question des consé-quences des changements décrits sur les fonctions des musées,sur les tâches et les compétences des personnels qui y travaillentet, en dernière analyse, sur nos patrimoines.

24. Une enquête menée par Lord Cultural Resources Planning andManagement de Toronto a montré que 15 % des touristes sontmotivés en premier lieu par la culture ; 30 % s’y intéressentpartiellement ; 15 % considèrent les offres culturelles commeun supplément à leurs voyages. Les 20 % restant profitent desoccasions culturelles offertes mais les rencontrent par hasard.Seulement 15 % des touristes ne manifestent aucun intérêtpour les activités culturelles.

25. G. Donald Adams, « Cultural Tourism, The Arrival of theIntelligent Traveler », dans Museum News, vol. 74, no 6,décembre 1995, p. 32. C’est nous qui traduisons.

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Les fonctions muséales actuelles

Ces changements concernant le patrimoine muséal en entraî-nent d’autres qui touchent aux fonctions que les musées doiventexercer dans ce contexte nouveau. Un modèle devenu classiquedes fonctions muséales est celui de Joseph Veach Noble, publiédans Museum News, en avril 197026. Il résumait à cinq grandestâches complémentaires les fonctions muséales:

Depuis le début des années 1990, un «nouveau» modèle defonctions muséales est proposé, qui sera souvent repris par desmuséologues comme Peter van Mensch et Stephen Weil. Lesfonctions essentielles du musée y sont réduites à trois27 :

1 Collection (acquisition)

2 Conservation (conservation)

3 Étude et recherche (study)

4 Interprétation (interpretation)

5 Exposition (exhibition)

1 Conserver (to preserve)

2 Étudier, faire des recherches (to study)

3 Communiquer (to communicate)

Ce qui nous frappe maintenant, c’est que les modèlesrelatifs à ces fonctions se concentrent à peu près exclusivementsur ce qui est proprement muséologique. Ils ne disent rien desfonctions opérationnelles ou de soutien auxquelles, pourtant,le personnel du musée consacre beaucoup de son temps et deses énergies, et qui sont en développement accéléré.

26. Voir Museum News, vol. 48, no 8, p. 17-20.27. Voir, par exemple, Stephen Weil, « Rethinking the Museum,

An Emerging New Paradigm « dans Stephen Weil, Rethinkingthe Museum, Washington, Smithsonian Institution Press, 1990,p. 57-65.

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Plus récemment encore, on a vu apparaître une autrecatégorisation, qui correspond mieux, me semble-t-il, àl’opérativité déjà évoquée d’une organisation «postmoderne»pragmatique et communicationnelle. Non seulement cettestructuration des fonctions fait-elle une place importante auxfonctions administratives, mais elle repense le musée à partird’un point de vue qui est celui de l’organisation. C’est, parexemple, ce qui domine dans ce diagramme proposé par GarryEdson et David Dean28 :

CONSERVATION OPÉRATIONS

– collection, inventaire – expositions, éducation

– conservation préventive – services techniques

– recherche – gestion de l’immeubleet équipement

– sécurité

ADMINISTRATION

– gestion du personnel, comptabilité/affaires corporatives

– services généraux, levée de fonds

– relations publiques et marketing

Une telle conception en triade confirme que le musée estune organisation de plus en plus axée sur la production, qu’ilest organisé pour «opérer» ; si certaines de ses opérations ontpour dessein d’agir sur le patrimoine d’objets matériels qu’il amission de conserver et de présenter, plusieurs autres fonctionset compétences sont requises pour qu’il réussisse à s’acquitteradéquatement de sa mission, plus large, d’accueil, de service etde diffusion.

Le fonctionnement de plusieurs institutions montre queles musées tendent aujourd’hui à penser différemment leursstratégies d’intervention, en particulier en ce qui a trait à leur

28. Voir Gary Edson et David Dean, The Handbook for Museums,London, Routledge, 1994, p. 15-17.

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réalité opérationnelle. Avec une mission qui se tourne résolu-ment vers l’extérieur – vers les opérations et la programmationpublique –, le personnel s’engage dans plusieurs fonctions quiont pour but de rejoindre les publics, de les connaître et de lesfidéliser, d’accroître la fréquentation et de s’assurer que lesvisiteurs y trouvent l’expérience enrichissante et mémorablequ’ils cherchent. Ainsi, les visiteurs et les autres partenaires dumusée deviennent, pour ainsi dire, des coproducteurs de l’actionmuséale, des actionnaires de sa démarche en faveur du proces-sus patrimonial.

C’est dans ce contexte qu’il faut désormais, à mon avis,penser la fonctionnalité des musées, chaque fonction s’exer-çant à l’égard d’un des groupes particuliers qui sont tous, enquelque sorte, des intervenants dans l’opérativité du musée.Certaines fonctions découlent directement des missions pre-mières, d’autres, plus «opérationnelles», interviennent en ap-pui à leur réalisation. Toutes sont cependant nécessaires aumaintien des opérations et au succès de l’établissement, commeagent actif et utile dans la collectivité.

Résumons dans un autre tableau ces fonctions du musée,concernant ses actions externes et internes.

GROUPES VISÉS

Agents subventionnaires

publics et privés

FONCTIONS

1. information, représentation2. sensibilisation3. sollicitation et levée de fonds4. évaluation et performance

Milieux associatifs

muséal, éducatif, touristique,municipal, communautaire,médiatique, thématique

Fonctions opérationnelles

1. représentation et présence2. collaboration et réseautage3. partage, échanges et coproductions

Les fonctions des musées à l’externe

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Publics visiteurs Fonctions premières spécifiques

1. études et analyses2. recherche muséologique/

muséographique3. programmation, exposition,

interprétation, animation, éducation,action culturelle

4. recrutement, fidélisation et implication5. évaluation et satisfaction

Collectivité

Les fonctions des musées à l’externe (suite)

Fonctions opérationnelles

1. diffusion : publication, Internet,grands médias (coproduction),publicité, relations publiques,marketing, commercialisation,présence sociale active

2. participation : représentativité,écoute, consultation,actions communes,rétroaction

Les collections

Les fonctions des musées à l’interne

Fonctions premières spécifiques

1. acquisition et conservation2. documentation, recherche, accès3. partage4. exposition et diffusion

L’organisation Fonctions opérationnelles

1. définition, planification2. partenariats et collaborations3. gestion, administration4. respect de l’éthique professionnelle5. évaluation

Les personnels Fonctions opérationnelles

1. culture institutionnelle partagée2. cohésion quant aux objectifs3. gestion flexible par projets4. implication5. éducation permanente et formation

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Le caractère multifonctionnel du musée-producteur, résultelargement du virage vers les publics d’un organisme œuvrantdorénavant aux frontières, de plus en plus brouillées, entre leculturel, l’éducatif, le récréatif et l’économique. Déjà, dans lespremières décennies du XXe siècle, le muséologue américainJohn Cotton Dana affirmait:

Un bon musée attire, divertit, provoque la curiosité etsuscite des questionnements qui, à leur tour, encouragent lesavoir. Il aide les membres de la communauté à devenir desêtre humains plus heureux, plus sages et plus efficaces29.

Dans sa volonté d’efficacité, le musée de maintenant et dedemain reprend plusieurs de ces éléments à l’intérieur d’undosage nouveau, qui est celui de notre temps et qu’il nous fautéquilibrer. Une chose est certaine: le musée de demain ne devraavoir pour limites que celles de notre propre créativité: «Theentertainment economy will place, dit Michael Wolf, enourmousdemands on a finite human resource: creativity30.» La créativitémise au service de l’appropriation patrimoniale, voilà le défi dela muséologie contemporaine.

Le nouveau contexte d’une mondialisationaccrue

Les musées ont, en un sens, toujours été préoccupés par uneperspective mondiale, et c’est d’abord dans le désir decollectionner que celle-ci s’est incarnée. Le titre d’un ouvrage

29. John Cotton Dana, Newark Museum ; A Survey : 50 years,Newark, 1959, p. 9. Voici le texte anglais : « A good museumattracts, entertains, arouses curiosity, leads to questionning andthus promotes learning. It (…) helps the members of thecommunity to become happier, wiser, and more effective humanbeings. » C’est nous qui traduisons.

30. Michael Wolf, Entertainment Economy. How Mega-Media ForcesAre Transforming Our Lives, New York, Random House, 1999,p. 293.

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collectif sur la muséologie paru en 1986 rappelait cette dimen-sion, en évoquant un texte de René-Louis de Girardin, datantde 1777 et dans lequel l’auteur décrivait la volonté de cumuleren un lieu des spécimens illustrant la diversité des continents:«On a cru qu’on pourrait produire une grande variété à forced’entasser dans un petit espace les productions de tous lesclimats, les monuments de tous les siècles, et de claquemurer,pour ainsi dire, tout l’Univers31.»

L’histoire des grands musées, surtout européens etaméricains, offre plusieurs exemples de ce «regard intéressé»sur les cultures et les patrimoines de l’«Autre» ; des objets detoutes les cultures et de tous les coins du monde ont étéintégrés dans les collections permanentes exposées par lesinstitutions muséales des grandes capitales occidentales.Aujourd’hui, ce déplacement de différents patrimoines etleur disposition en un seul lieu se font autrement : des loisprotégeant les patrimoines nationaux et limitant leurexportation ont pour effet de changer les façons de faire. Lespatrimoines étrangers font désormais le plus souvent l’objetd’emprunts, de collaborations et d’échanges internationaux,entrant dans des logiques diplomatiques et des stratégiespublicitaires à plusieurs intervenants.

Des œuvres et même des expositions entières, conçues etdiffusées par des équipes internationales, circulent en plusieurspoints de la planète, certaines prenant la forme d’événementsspectaculaires à large diffusion, qualifiés alors de blockbusters.Ce phénomène des blockbusters est un signe manifeste de lamondialisation des productions et de leurs publics cibles. Laréalisation et la mise en tournée de ces expositions exigent que

31. René-Louis de Girardin, De la composition des paysages, Paris,Champ Vallon, 1992, p. 20. En 1986 paraissait au CentreGeorges-Pompidou de Paris, sous la direction de Jean Davallon,un livre intitulé Claquemurer pour ainsi dire tout l’Univers, lamise en exposition, 302 p.

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l’on réunisse des œuvres et des expertises de plusieurs pays, quel’on obtienne l’appui financier d’une ou de plusieurs firmesmultinationales et la collaboration des institutions et des auto-rités des pays qui accueilleront les expositions.

Ainsi, parmi les facteurs qui rendent compte de la multipli-cation des expositions blockbusters depuis les années 1970,figure en bonne place l’intérêt montant pour la coopérationinternationale.

La collaboration avec d’autres musées est un élément dontil faut tenir compte […]. L’importance que l’on attribueaujourd’hui aux expositions itinérantes est en partie liée àl’intérêt croissant que suscite la coopération internationale.Richard Hoffmann, directeur du Musée d’histoire naturellede Washington, déclare qu’il est favorable à l’idée des expo-sitions spéciales (blockbusters) en particulier celles quiencouragent les échanges culturels. Le savoir ne connaît pasde frontières.

La coopération entre les grands musées du monde permetau public de nombreux pays d’apprécier des collectionsmagnifiques qu’il n’aurait jamais pu voir sans cela32.

La circulation des grandes expositions n’est pas le seulphénomène qui atteste de l’ouverture des musées sur desdynamiques relevant du «village global». Pour retracer quel-ques moments marquants de cette histoire, il nous faut remon-ter au moins aux années de l’immédiat après-guerre, qui voientla création de l’ONU, de l’UNESCO et de l’ICOM.

32. George S. Gardner, « Qu’ont donc de spécial les expositionsspéciales ? », dans Museum, vol. 28, no 4, 1986, p. 198-200.Voir aussi, Albert Elsen, « Museum blockbusters. Assessing thepros and cons », dans Arts in America, juin 1986, p. 26-27, quiaffirme : « It is the blockbuster that permits the public to see asubstancial body of work that is otherwise dispersed all over theworld […]. The blockbuster not only permits but encouragesscholarly cooperation rather than rivalry and duplication. Thebest blockbuster catalogues are written by teams of scholarswhose knowledge of their fields is thorough and up-to-date. »

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Si on ne tient pas compte du rôle de fédérateur internatio-nal qu’ont joué auparavant deux associations à caractère natio-nal, à savoir l’Association of Museums – mise sur pied enAngleterre en 1889 et avec laquelle, bien sûr, des muséologuesdu Canada ont entretenu des relations importantes – etl’American Association of Museums – fondée en 1906 et quia tenu sa réunion annuelle de 1947 à Québec –, ni de l’actiondu Bureau international des musées, créé au sein de la Sociétédes Nations elle-même – fondée après la Première Guerremondiale –, il faut retenir comme un fait majeur sur la scèneinternationale la création de l’UNESCO, qui a réuni en 1946à Paris sa première Conférence générale, et celle de l’ICOM,aussi fondée en novembre 1946,

Lors de la séance d’ouverture de la première Conférencegénérale de l’UNESCO, le délégué brésilien, Mario Barata,appela cette nouvelle organisation culturelle mondiale à seconsacrer tout particulièrement au rôle actuel et futur desmusées dans les domaines de l’éducation et du développe-ment culturel. Ces vues reçurent lors de la Conférence untrès large soutien.

Dans le même temps, du 16 au 20 novembre 1946, unesérie de rencontres se déroulaient au Louvre […] en vue decréer un Conseil international des musées (ICOM),organisation non gouvernementale liée à l’UNESCO33.

Par ses actions, ses rencontres, ses déclarations et sespublications, l’ICOM a assurément favorisé la diffusion d’unephilosophie axée sur la protection et le respect des patrimoinesde toutes les cultures, sur la compréhension mutuelle et sur lemusée en tant qu’agent de développement culturel des collec-tivités. Elle s’est intéressée de façon prioritaire aussi à lacirculation des patrimoines par l’échange d’expositions.

33. Voir Patrick Boylan, « L’ICOM hier… », dans Nouvelles del’ICOM, vol. 49, 1996, p. 4. Au Canada, c’est en 1947 quel’Association des musées canadiens a été fondée. Quant à laSMQ, elle a été créée en 1958.

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Pendant longtemps, parmi les muséologues, a prévalul’opinion que ce sont les hommes qui doivent être pèlerinset non pas les objets de musée qui doivent voyager.Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là car les collectionsdes musées, tout comme les hommes, se sont mises à voyager.De ce fait, les musées sont devenus un facteur importantdans le développement de la compréhension mutuelle et dela coopération à l’échelle mondiale34.

Un autre organisme, ICOMOS, fondé en 1965, s’intéresseplus spécifiquement à la conservation et à la restauration desmonuments et des sites historiques. Depuis les années 1990,ICOMOS-Canada, collabore avec d’autres groupes de préser-vation du patrimoine et participe à l’opération «BoucliersBleus» sous l’égide de l’UNESCO, afin de protéger le patri-moine dans des pays en guerre.

Une date marquante pour nous, dans cette prise de cons-cience de la dimension mondiale de la muséologie, est la tenueà Montréal de l’Exposition universelle de 1967, qui a offert augrand public et aux spécialistes une occasion idéale de prendrecontact avec les peuples et les cultures du monde, au moyen demises en exposition dont les muséographies étaient les plusavancées de l’époque.

En 1972, l’UNESCO adoptait la Convention du patri-moine mondial. Entrée en vigueur en 1975 et signée par leCanada, cette convention vise à promouvoir la préservation desbiens culturels et naturels d’une valeur universelle exception-nelle. Son adoption et l’identification de « lieux du patrimoinemondial» ont eu pour effet de faire émerger explicitementl’existence d’un patrimoine qui est bien celui de l’humanitéentière. Ainsi, aux circuits patrimoniaux locaux et nationaux

34. Boris Piotrovski, « Les échanges d’expositions : phénomèneimportant de l’époque contemporaine », dans Musées et échangesculturels, Actes de la 11e Conférence générale de l’ICOM, Moscou,ICOM, 1977, p. 85.

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s’ajoute le grand circuit des sites mondiaux, dont plusieursconstituent des destinations privilégiées, bien intégrées dansl’offre touristique de leur région.

À ces quelques dates, j’ajouterais encore la venue de l’ICOMà Québec en septembre 1992, qui a fourni au milieu profes-sionnel local l’occasion de prendre le pouls des débats qui ontcours dans la communauté muséale mondiale. Depuis lors,plus de muséologues québécois que jamais sont actifs dans lesrencontres de l’ICOM et dans les activités d’ICOM-Canada.

Ainsi le milieu muséal entre-t-il, comme plusieurs domai-nes, dans des actions et des réseaux aux dimensions mondiales.La généralisation du transport aérien, les partenariats avec desfirmes multinationales, la mondialisation du crédit, la distribu-tion mondiale de nombreux médias et produits (cinéma,télévision, vidéo), l’accès au réseau Internet, le partage del’anglais comme langue seconde, l’émergence de problémati-ques communes qui transcendent les frontières locales ounationales, les accords de libre-échange qui mettent en place lesdivers regroupements économiques, les regroupements de typepolitique et culturel – francophonie, Commonwealth, Étatsaméricains –, la participation accrue à des associations et à desforums professionnels internationaux, tout cela constitue unensemble de facteurs qui favorisent les contacts et les initiativesà l’échelle mondiale.

Les prises de conscience individuelles à l’égard des patri-moines, qui témoignent tous de la diversité culturelle mon-diale, se font plus fréquentes que jamais; elles suggèrent alorsune responsabilité partagée quant aux efforts à consentir en vuede la conservation et de la mise en valeur de ces patrimoines. AuQuébec, une telle dynamique incite à participer à la promotiond’un patrimoine sans frontières, tout en tentant aussi d’y fairereconnaître certains éléments particuliers qui tiennent de notreterritoire et des créations de notre propre histoire.

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Conclusion«Un patrimoine pour nous»

Le processus de muséalisation et de patrimonialisation desobjets naturels et culturels a connu, au Québec comme ailleurs,plusieurs étapes. Chacune a défini un corpus particulier d’ob-jets à conserver, proposé au public un certain patrimoinechoisi, et privilégié des approches, des valeurs, des interpréta-tions et donc certains usagers prioritaires. La période présenteparaît bien être celle où le patrimoine est de plus en plus conçucomme une ressource propre à générer à la fois des significa-tions et des retombées économiques. Les «ressources patrimo-niales» se trouvent offertes comme produits, au moyen d’une«spectacularisation» et d’une transmission médiatique, cela àune époque très marquée par les libertés individuelles et lesmarchés mondiaux. Aussi l’adhésion et l’appropriation par unpublic nombreux sont-elles plus que jamais requises.

Le statut de patrimoine, dans la mémoire contemporaine,n’est ni acquis ni ne va de soi; il ne résulte que d’une proposi-tion de sens constamment reprise. Dans ce contexte, sauvegar-der, classer et collectionner sont des gestes nécessaires, desconditions de possibilité du patrimoine, mais non des condi-tions suffisantes.

Parce qu’il n’a pas de «signification intrinsèque», le patri-moine n’a pas non plus d’existence comme telle. Certes, ilest là, sous forme de pierre et de boue, de métal et de bois;mais il ne devient «patrimoine » que lorsque nous, et nousseulement, lui conférons une valeur ajoutée de significationanthropologique. En d’autres mots, les touristes ne vontpas voir que des artefacts mais bien aussi des psychofactsdont les significations se créent de mille façons différentes,dans l’esprit de chacun de nous […]

Les significations viennent avec l’artefact, à travers lasignalisation et le marquage, les guides et les dépliants, etprobablement aussi les lectures préparatoires; tout cela

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contribue au caractère de l’attraction qui, au point de départ,nous a incités à la visite du lieu35.

La muséalisation prend appui sur des choses matérielles,afin d’amorcer une action partagée de production collective desens. En cela elle joue un rôle proéminent dans la constitutiond’une mémoire patrimoniale effective dans le présent.

De nombreuses mutations affectent la culture et ses agentsde production et de diffusion, dans la société dans laquelle nousentrons de plain-pied, et que plusieurs qualifient de «post-industrielle» ou «postmoderne», ou encore «société globale».Déjà, au début de l’ère moderne, les musées ont dû prendre larelève de la tradition dans le contexte nouveau d’une culturequi se voulait «moderne» dans son effort «titanesque et déli-béré de défaire, par la technologie, la rationalité et les politiquesgouvernementales, le caractère de donnée inéluctable de ce quele passé a légué36». Aujourd’hui encore, les musées ont à trouverles stratégies et les interventions capables de produire, à partirdes collections qu’ils détiennent, des patrimoines appropriés àl’intention des nouveaux publics «globaux» et sur les scènesélargies qui sont maintenant les leurs.

Nous savons déjà que l’avenir dépendra, en dernier re-cours, non pas principalement des biens qu’on nous auralégués, legs pourtant nécessaire, mais plutôt de la détermina-tion et de la passion qui conduisent ceux qui travaillent dans lesmusées et ceux qui les visitent vers ces lieux magiques, vers ces«maisons de rêve du collectif37». Là, nous pouvons apprécier

35. Priscilla Boniface et Peter Fowler, Heritage and Tourism in the« Global Village », Londres, New York, Routledge, 1993, p. 158.C’est nous qui traduisons.

36. Edward Shils, Tradition, Londres, Faber and Faber, 1981,p. 197. C’est nous qui traduisons.

37. Voir Walter Benjamin, « Les musée font partie de la façon laplus nette des maisons de rêve du collectif », dans Paris, capitaledu XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 424.

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des choses que nous aimons, en découvrir ou en redécouvrird’autres, en contempler aussi certaines auxquelles nous tenons,admirer des objets que nous aimerions faire découvrir et quenous espérons bien, en ressortant, pouvoir revoir encore dansl’avenir toujours incertain qu’ils nous aident, un moment, àimaginer.

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Deuxième partie

STRATÉGIES DE MÉDIATION

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Chapitre 5

IMAGES DE SOI, IMAGES DES AUTRES:LES MODES OPÉRATOIRES

D’UNE EXPOSITION SUR DES RELIQUESD’EUROPE ET D’OCÉANIE

Jacqueline EidelmanCERLIS-CNRS/Paris V

Hana GottesdienerProfesseur à l’Université de Paris X

Chercheur au Laboratoire Culture et Communication,Université d’Avignon

Lorsqu’on passe en revue les travaux de langue françaiseconsacrés aux expositions et musées sous l’angle de l’évaluationou de la réception par les publics, on constate assez rapidementque la part des recherches ayant trait aux questions d’identitéet de différence, de mémoire et de patrimoine, de culture et dereprésentation n’est pas considérable, même si dans un nombrenon négligeable d’études, on rencontre de manière marginaledes éléments renvoyant par exemple à la question de la mé-moire collective1. Pourtant l’étude de la réception des exposi-tions d’anthropologie devrait être particulièrement propice à

1. Citons parmi les études réalisées au sein de nos laboratoires :J. Eidelman et N. Raguet-Candito, « L’exposition La Différenceet sa réception en Suisse, en France et au Québec : le visiteurcomme expert, médiateur et ethnologue », Ethnologie Française,2002-2 ; L. Idjeraoui et M.-S. Poli, L’exposition comme outil

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l’appréhension de «la dialectique du même et de l’autre, del’identité et de la différence, autrement dit de la Culture et descultures, qui est au fondement de la dynamique sociale2». C’estce que l’on constate dans la littérature de langue anglaise sousl’influence des cultural studies3.

L’exposition «La mort n’en saura rien», présentée auMusée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO)pendant l’hiver 1999-2000, nous a semblé constituer un cas defigure particulièrement intéressant pour l’étude du caractèremultidimensionnel et dynamique de l’identité culturelle, deses variations et reformulations4. Présentation scénographiée etcommentée de crânes et de reliques océaniens et européens,cette exposition mobilisait conjointement l’art et l’ethnologiepour activer les tensions entre profane et sacré, symbolique etimaginaire, soi et les autres, proche et lointain… autrement ditpour déclencher un questionnement du visiteur sur sa propre

d’élaboration esthétique. D’Isère au Maghreb, pour que la viecontinue, Rapport Laboratoire Culture et Communication/Muséedauphinois, 2001 ; J. Davallon et H. Gottesdiener, M.-S. Poli,Enquête auprès des visiteurs du Mémorial de la Résistance du Sitenational historique de la Résistance du Vercors, Rapport CEREM/Parc naturel régional du Vercors, 1996 ; H. Gottesdiener etJ. Davallon, Représentations et attentes des visiteurs du Muséenational des techniques (Conservatoire des Arts et Métiers), RapportExpoMédia International/Musée national des techniques, 1992 ;L. Idjeraoui et J. Davallon, « Relations esthétiques et mémoireindustrielle : le cas de l’arme au Musée d’Art et d’Industrie deSaint-Étienne », Recherche et Communication (à paraître dans lenuméro spécial « Esthétique des Organisations »).

2. D. Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, LaDécouverte, 1996.

3. Voir S. MacDonald et G. Fyle, Theorizing Museums, Oxford/Cambridge, Blackwell Publishers/The Sociological Review,1996.

4. J. Eidelman, H. Gottesdiener, J.-P. Cordier, J. Peignoux etM. Roustan, L’exposition La mort n’en saura rien et sa réception,Rapport CERLIS/MAAO, 2000, 182 p. et annexes.

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Images de soi, images des autres

identité5, sur sa catégorisation des différences culturelles à lalumière de son rapport à mort.

Pour comprendre les procédures de différenciation misesen œuvre, notre analyse est partie de la restitution de l’expé-rience de visite par le visiteur depuis son arrivée dans l’exposi-tion jusqu’à la fin de sa visite (entretiens de motivations,itinérants et compréhensifs) pour la formaliser à travers unegrille de registres de la réception, élaborée à l’occasion d’étudessur l’art contemporain6. Parmi l’ensemble des registres suscep-tibles d’être enclenchés, on pouvait penser qu’une telle expo-sition activerait prioritairement certains d’entre eux; et, parailleurs, que si les motivations de visite formatent la réception,les questions d’identité ne se poseraient que pour certains desvisiteurs. On verra ici comment six registres (esthétique, éthi-que, esthésique, anthropo-civique, cognitif et de la familiarité)s’enclenchent et s’associent à la fois en fonction de la nature descollections et de leur présentation et en fonction des motiva-tions et du monde de référence des visiteurs. C’est cette lecturecroisée des horizons d’attente et des registres d’interprétationqui permet de mettre en évidence le mode opératoire del’exposition. Elle apporte une nouvelle fois la preuve de larelativité des phénomènes identificatoires7, c’est-à-dire du faitque les frontières sociales et symboliques entre «eux» et «nous»sont susceptibles d’être constamment renouvelées dans leséchanges, même si ceux-ci prennent la forme euphémiséed’une visite d’exposition.

5. L. Baugnet, L’identité sociale, Paris, Dunod, 1998.6. On s’inspire ici des catégories d’interprétation conçues par

N. Heinich dans L’Art contemporain exposé aux rejets, Nimes,J. Chambon, 1998 et réadaptées par J. Eidelman dans « Laréception de l’exposition – Hypothèses de collection », Publicset Musées, 16, 1999.

7. R. Quilliot, « Culture et relativisme », Hermès, 20, 1997 ;P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et del’anthropologie, Paris, PUF, 1991.

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Exposer la mort, faire s’entrechoquer les regards

Reprenons à Yves Le Fur, commissaire de l’exposition, l’énoncédu propos de l’exposition:

Rapprocher les crânes reliquaires d’Europe et d’Océanievise à mettre en perspective des conceptions apparemmentdifférentes du sacré. Elles invitent cependant à un identiquerespect. La beauté et la puissance expressives de ces œuvressouvent méconnues, leurs résonances affirment le pouvoirde l’art de surseoir à la mort. La mort n’en saura rien, versemprunté au Guetteur mélancolique d’Apollinaire, évoqueles liens intimes ou prestigieux que l’humanité a pu entreteniravec ses défunts et leur mémoire8.

Le déroulement spatial du propos prend la forme d’unparcours en sept séquences: parures du vif – parures d’au-delàprésente des crânes parés, peints, gravés ou ornés, provenantaussi bien de l’Indonésie ou de la Polynésie française que del’Autriche ou de la Bavière; visages reliquaires, où, «recouvertd’un visage, le crâne devient masque», comme ces crânes sur-modelés (Papouasie) ou ces chefs reliquaires (France ou Suisse);le mystère enclos, ou «la relique enveloppée, recouverte de tissuprécieux ou de matière qui en brouillent la vue», tels les crânesreliquaires (Allemagne) ou le poisson-reliquaire des îles Salo-mon; l’ostension, du «reliquaire domestique avec quelquesesquilles d’os à la châsse contenant un squelette entier», duporte-crânes de Papouasie au reliquaire de Sainte-Cœlestina(Suisse); saints et ancêtres, ou la «mise en place du crâne àl’intérieur d’une effigie» comme le gisant de Saint-Prosper(Suisse) ou les mannequins funéraires (Vanuatu); trésors reli-quaires, ou les crânes en contexte, avec le présentoir à crânes deSepik et l’autel-reliquaire d’Allemagne; l’ultime, ou le «simplesigne, un oiseau gravé sur le crâne» (île de Pâques)9.

8. Y. Le Fur, Catalogue de l’exposition, in : La mort n’en saurarien. Reliques d’Europe et d’Océanie, Paris, RMN, 1999.

9. Ibid.

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Images de soi, images des autres

Trois principes servent efficacement le visiteur dans sadécouverte et son appropriation du propos muséal: une miseen lumière qui contribue à créer une atmosphère intime, àpréserver tout en l’adoucissant la charge émotive des reliques,à encourager une attitude de recueillement et de respect, àsacraliser le lieu d’exposition; une mise en scène des collectionstoute en pâleur, immatérialité, volutes des étoffes, qui apaise,solennise l’exotisme des rituels, exorcise l’épouvante sur lemode de la commedia dell’arte ou du carnaval de Venise; unemise en espace, toute en courbures, qui favorise la fluidité de lacirculation, oriente l’attention du visiteur et rend perceptiblela logique de progression du discours d’exposition. Ce dispo-sitif ménage également une place à l’écrit avec un long texted’avant-propos, des cartels classiques placés près de chaquepièce, des panneaux-textes affichés à l’entrée de chaque section,le catalogue sur présentoir que les visiteurs peuvent feuilleter.

Les étapes de notre analyse de la réception auront été lessuivantes: dans un premier temps, on matérialise les différentsregistres de la réception, on les ordonne et on explicite leursmodes d’articulation. Dans un deuxième temps, on s’intéresseaux objets qui précipitent en quelque sorte les domainesd’interprétation. En troisième, on s’interroge sur l’impact dequelques variables exogènes (âge, genre, mondes de référence,capital de familiarité muséal, type de visite) sur la réception.Enfin, à travers une typologie des effets de l’expérience devisite – intégrant motivations, registre de la réception et iden-tité des visiteurs –, on tente de formaliser le mode opératoire del’exposition.

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Les registres de la réception

Le répertoire mobilisé par les visiteurs10 est composé des sixregistres suivants, que nous allons rapidement illustrer par desextraits de citations:

10. L’étude de la réception de cette exposition s’appuie sur uneenquête qualitative. Le nombre d’entretiens individuels oucollectifs réalisés s’élève à 105. La parole est ainsi donnée à184 personnes interrogées avant et/ou pendant et/ou après lavisite, selon la méthode classique de l’entretien en face à face ouselon la méthode de l’entretien itinérant. Il s’agit d’un échantillonraisonné qui couvre le spectre de la familiarité avec les musées etparticulièrement ceux dévolus aux arts et civilisations non-occidentales. Sur une échelle d’expertise, on a ainsi quatreniveaux : « novices complets » (fréquentation très basse et/ou trèsancienne de tous les types de musées) ; « novice des musées d’artet de civilisation » (fréquentation moyenne ou haute des muséesen général, mais faible des musées d’arts et de civilisations) ;« dilettante des musées d’art et de civilisation » (fréquentationmoyenne ou haute des musées en général, et moyenne des muséesd’art et de civilisation) ; « expert des musées d’art et de civilisation »(fréquentation haute de toutes les catégories de musées).L’échantillon présente par ailleurs les caractéristiques suivantes :les visiteuses y sont mieux représentées que les visiteurs (6/10),les moins de 45 ans sont majoritaires (6/10), les Franciliensreprésentent les 2/3 tiers de l’ensemble. Enfin, une variablecomplexe qui associe la catégorie professionnelle et sociale et letype et le niveau de formation permet de circonscrire les différents« mondes de référence » des visiteurs : mondes de l’art, de lamédiation, de l’anthropologie, de « l’âme et du corps », de laculture scientifique et technique, de l’administration et del’économie, du droit et scolaires (collégiens et lycéens). L’articles’appuie ici plus particulièrement sur l’analyse des questionssuivantes : «Pouvez-vous nous résumer vos impressions ?», «Y a-t-ildes points sur lesquels vous aimeriez revenir, maintenant que vousavez terminé votre visite ? Lesquels ?», «Y a-t-il des objets, des propos,qui vous ont particulièrement frappé ? (n=141).

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Images de soi, images des autres

• Esthétique (opinions relatives à la beauté et à l’har-monie des objets présentés):Mais ça oui, de décorer un crâne, écrire une belle écrituregothique, ça c’est beau. Ça fait un peu comme les autres oùils rajoutent des graines, des plumes… Une imagination…Ils se laissent aller quelque part à… Ça dépasse la mort ça,à mon avis ça dépasse la mort (femme, 57 ans, Paris, mondede l’esthétique, dilettante des musées d’art et de civilisation)(171).

… Goûts artistiques, oui, beaucoup, ça m’a fait penser àune artiste, enfin, moi, je viens pas de Paris, je viens deStrasbourg, elle travaille là-bas, et elle fait des petites poupées,comme ça, mais… le même fonctionnement un peu…objet, pas reliquaire, mais objet-marotte, objet un peutotémique. Et petits personnages comme ça en tissu, et çam’a énormément fait penser à ça et j’ai beaucoup aimé(femme, 22 ans, Île-de-France, monde de l’esthétique, dilettantedes musées d’art et de civilisation) (96).

• Esthésique (expression d’un degré de plaisir ou dedéplaisir tirés des objets) :J’ai envie de vomir… c’est un peu choquant quand même.Bah, choquée, oui. Oui, ça perturbe. Ce n’est pas que cesoit dans un musée, mais c’est qu’il y a des gens qui font ça.Après qu’on en fasse des expo ou pas c’est une autre histoire.C’est peindre pour que ça soit plus joli alors qu’à la basec’est un crâne quoi ! […] Ça peut être beau mais ça reste uncrâne (femme, 22 ans, régions, autres, novice des musées d’artet de civilisation) (2).

Je veux dire étonné sur le point de vue de ce qu’ils faisaientà l’époque. C’est ça… Oui oui. Bon, c’est-à-dire qu’avecdes gens morts ils font pas mal de choses quand même. Moic’est ça. Ils ont pas les boules, de faire quelque chose avecdes personnes mortes. C’est ça le truc… Je dirais que c’estun peu hard… Quand même pour des personneséventuellement un peu jeunes qui devraient venir ici. Enfinje trouve (homme, 23 ans, Île-de-France, culture scientifiqueet technique, novice complet en matière de musées) (107).

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• Éthique (interrogations de type idéologique et moral,références au monde des valeurs):Pourtant je ne suis pas croyante du tout, je ne crois pas àl’éternité de l’âme. La question est posée dans le… du bien-fondé de représenter des gens qui ont fait l’objet de sépulture,de représenter une sépulture. Finalement, est-ce que quelquepart on a le droit de faire ça? Est-ce que ça sert à quelquechose ? (femme, 53 ans, régions, monde de la médiation,novice des musées d’art et de civilisation) (28).

C’est toujours pareil. Les gens ne se résignent pas à être rienaprès. Et pour moi, on n’est rien après… Il n’y a plusrien… Et puis c’est vrai. C’était souvent les riches quibénéficiaient de ces traitements-là. Donc, après la mort, ily a quand même encore une inégalité… (femme, 62 ans,régions, autres, novice des musées d’art et de civilisation) (51).

• Anthropo-civique (renvoie aux connotations intercultu-relles des objets et à leur capacité de tisser des liensentre les cultures) :Je pensais que les Africains étaient des sauvages mais cen’est pas vrai. Il y avait aussi beaucoup de choses de laSuisse. Il y avait des crânes de la Suisse qui ont été dans uncloître… je ne savais pas et ça m’a étonné beaucoup cettecomparaison de la vie en Afrique et de la vie en Europe.C’est les mêmes, il n’y a pas des gens qui sont plus sauvagesque les autres. C’est la même chose je pense (femme, 27 ans,étranger, culture scientifique et technique, novice des muséesd’art et de civilisation) (15).

Donc ça c’est intéressant de voir justement, ces rapproche-ments. […] je trouve que c’est similaire le fait de, d’engloberles crânes, que ce soit dans un reliquaire ou que ce soit àl’intérieur de pierreries, que ce soit dans des, dans desreliquaires en bois en forme de, de poisson ou en forme demaison, c’est la même, c’est la même chose. D’un autrecôté, mettre des pierreries autour d’un crâne, ou mettre des,des plumes c’est aussi la même chose, on fait ça avec les, lesmoyens du bord, si je puis dire, avec ce que l’on a autourde soi et ce que l’on pense le plus beau ou le plus significatifmais c’est un petit peu la même chose (femme, 49 ans, Paris,

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monde de la médiation, dilettante des musées d’art et decivilisation) (124).

• Cognitif (quête d’explications et d’informations sur lesobjets) :C’est impressionnant… Elle peint dessus. Moi, c’est lecrâne peint de la mère par la fille et puis les bijoux aussi,avec le corps et les bijoux qui sont sur le corps. C’estvraiment ça. Pourquoi ils font ça en fait? C’est la questionqui ressort. Pourquoi ils font ça. Avec tous les bijoux et onne sait pas à quoi ça sert. Peut-être pour montrer sa gloireou sa richesse. On a gravé des noms et peut-être que c’estpour rendre hommage (femme, 18 ans, Île-de-France, scolaire,novice complet en matière de musées) (23).

Au niveau des étiquettes, de savoir comment ça a ététrouvé… oui parce que autant le côté religieux, en Occident,apparaît, autant le côté rituel symbolique dans les paysd’Océanie, du Pérou et tout ça, on le pressent moins,comme, bon, on est pas habitué aussi, c’est pas notre culturedonc peut-être qu’on… Mais ça manque un peu d’informa-tions… Moi je me suis posé la question pendant l’exposition,c’est le côté technique de toute cette préparation, de savoirà quel moment dans la mort ça intervient, qui diligentequoi, pourquoi c’est décidé, quelles sont les personnes quiavaient accès aux masques… surtout en Océanie, maiscomprendre quelle était la démarche par rapport à ce côtéreliquaire en Océanie effectivement, ça manque un peu…(femme, 29 ans, Paris, monde de la médiation, novice desmusées d’art et de civilisation) (53).

• Familiarité : (renvoie à l’environnement ou à l’universquotidien du visiteur):Oui mais c’est quand même un peu paradoxal puisque c’estfinalement beaucoup plus près de notre culture. C’est quandmême le christianisme donc c’est quand même pas très loinde notre culture et, euh, c’est assez curieux, qu’on, qu’on sedistancie par rapport à ça, enfin c’est peut être parce quenous sommes tous d’origine protestante… ça peut joueraussi… Le culte des reliques dans un milieu protestant c’estquelque chose de, d’assez contestable et ça peut expliquer

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aussi (homme, 68 ans, Île-de-France, culture gestion, droit,commerce, expert des musées d’art et de civilisations) (121).

Ca va jusqu’au début de ce siècle, ça peut être même plusrécent, mais, bon, ça fait tellement… tellement loin, dansle passé, je veux dire tellement… On a l’impression quec’était… que c’est des rites ancestraux, quoi ! On le fait plusdu tout. Enfin, je sais pas, moi, c’est pas du tout monquotidien ! [rires] donc… Ça m’a évoqué… je sais que monfrère avait ramené du Vietnam un pendentif avec un crânede singe, et des dents aussi. Ça m’a fait penser à ça, mais àpart ça, c’est tout… Disons à part d’autres choses vues dansdes musées ou au cours de mes voyages, à part ça, disons,en prise directe, non, j’ai jamais vu ça, non (femme, 22 ans,Île-de-France, monde de l’esthétique, dilettante des muséesd’art et de civilisation) (96).

En général, deux ou trois registres sont appelés simultané-ment, pratiquement jamais l’un d’eux n’apparaît seul. Dansdeux cas sur trois, le registre esthésique (celui de l’émotion),prime et filtre tous les autres.

Ce choc émotionnel engendre souvent un retour sur soi àtravers un examen du monde des représentations et des valeursindividuelles: une réflexion de type éthique s’engage pour plusde la moitié des visiteurs. Le registre esthétique est convoquépar un peu moins de la moitié des visiteurs: il part d’uneappréhension des objets comme des œuvres et convoque desréférences du type histoire de l’art, graphisme ou cinéma; iltémoigne simultanément d’une acclimatation du regard duvisiteur contemporain aux canons de l’art moderne via les artspremiers et, en opposition, d’une désaffection de l’art baroque,souvent qualifié de kitsch.

On pourra s’étonner de ce que le registre anthropo-civique(qui renvoie aux connotations interculturelles des objets et à lacapacité du propos muséal à tisser des liens entre les cultures)n’ait été mobilisé que par moins d’un visiteur sur deux. La miseen perspective des collections européennes et océaniennes, a eneffet, d’abord déclenché une réflexion tournée vers soi et qui

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demeure introspective plutôt qu’elle n’ouvre à une compré-hension de l’autre. Quand le passage se fait entre sa propreculture et la culture des autres, il s’établit soit selon une logiquequi met les deux cultures en équivalence au-delà de leursdifférences, soit à travers un processus d’identification et larevendication d’une filiation avec les cultures non occiden-tales. Pourtant, la séparation peut perdurer entre ceux d’ici etmaintenant et entre les autres d’ailleurs et du passé, aussi bienparce que les différences culturelles sont infranchissables maiségalement parce que les hommes et les sociétés ont changé dansleur rapport à la mort en particulier.

L’appel au registre de la familiarité (environ quatre visi-teurs sur dix) signale tout autant la singularité des collectionsdonnées à voir (et en particulier les collections européennes),

0 20 40 60 80

esthésique

éthique

esthétique

anthropo-civique

familiarité

cognitif

Les registres de la réception de l'exposition

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un rapport établi avec des expériences ou des savoirs préalables(la connaissance des collections d’arts premiers), une manièrede faire le lien avec le monde ordinaire. Pour quelques-uns,l’espace muséal et l’espace cultuel sont interchangeables et onpeut transposer des attitudes et des pratiques du second aupremier. Mais dans la majorité des cas, c’est tout à la fois uneffet de décontextualisation et un effet de rassemblement quiamène à reconsidérer des pratiques usuelles et, quels que soientsa confession ou son degré de pratique religieuse, les idéespréconçues sont totalement déstabilisées. Ce sentiment d’étran-geté cherche à s’atténuer lorsque l’on s’aperçoit de l’origine desreliques européennes: le sentiment d’une singularité de laculture germanique et de ses manifestations dans l’histoirerécente induit une familiarité par la différenciation qui trouveson origine dans l’expérience personnelle des visiteurs. Uneautre difficulté peut apparaître: l’anticipation d’un contenud’exposition de type Musée des arts d’Afrique et d’Océanie esttotalement battue en brèche par la découverte des objetsprésentés, dont les visiteurs disent qu’ils n’en supposaient pasmême l’existence; les compétences et les savoirs sont alors defaible utilité pour l’interprétation. On notera enfin que l’irrup-tion dans l’espace public d’objets à vocation cultuelle débouchesur leur laïcisation et leur acclimatation à l’espace domestique.Au total, c’est encore un brouillage des repères qui s’effectue àtravers une inversion des systèmes de représentation.

Enfin, le registre cognitif est appelé par plus du tiers desvisiteurs et souvent associé au registre esthésique: une foisl’émotion passée, il y a une soif de connaissances. Dansl’ensemble, les visiteurs sont déçus dans leur quête de savoirs etattendent un autre format d’explications que celui offert. Lademande de clés de lecture est plus importante vis-à-vis descollections océaniennes, mais concerne également les objetseuropéens, comme en écho à l’angoisse profonde qu’ils susci-tent. On retiendra surtout que le déficit de commentairestantôt met un frein aux tentatives de faire un lien entre les

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cultures, tantôt fait mettre l’accent sur l’approche culturalisteet son parti pris relativiste.

Des deux collections d’objets qui enclenchent la réceptionde l’exposition et activent les différents registres qui la structu-rent, la collection européenne est un peu plus souvent invoquéepar les visiteurs.

Il est également à noter que les deux collections ne font pasfonctionner les mêmes registres d’interprétation: la collection«Europe» active plus fréquemment les registres esthésique,éthique et de la familiarité ; la collection «Océanie», plusfréquemment les registres esthétique, anthropo-civique et co-gnitif. À l’intérieur de chacune des collections, des objets précisou une série d’objets génériques sont plus particulièrementappelés : les grands objets recueillent le plus grand nombre decommentaires, côté Europe, et les petits ont surtout retenul’attention côté Océanie ; certaines pièces ont activé un registreplutôt que l’autre, par exemple le cognitif, l’anthropo-civique etl’éthique pour les crânes peints européens ; l’esthésique, l’esthé-tique et la familiarité pour les crânes ornés océaniens. La mise

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en perspective, inattendue pour les visiteurs, des deux collec-tions a ainsi mis en exergue ce que J.-C. Passeron11 dénommela «singularité», la «spécificité» et la «perceptibilité» de chaqueobjet. L’objet aussi bien que le visiteur sont «désanonymisés»:l’objet, parce que le regard porté sur lui lui confère une identité,le visiteur parce que l’objet fait surgir chez lui un questionne-ment sur sa propre identité. Les regards portés sur les objetstantôt se croisent tantôt coïncident : ce sont ces écarts et cesrecouvrements pris dans leur ensemble qui gouvernent l’écono-mie générale de la réception de l’exposition.

Les modes opératoires de l’exposition

Nous noterons d’abord que la réception apparaît liée à quel-ques variables exogènes. S’agissant de la variable âge, on relèveque l’impact émotionnel diminue à mesure que l’âge desvisiteurs augmente, alors que l’appel au registre de la familiarités’effectue en sens inverse; qu’avant 25 ans, c’est l’esthésique quil’emporte, alors qu’à partir de cet âge, c’est généralementl’éthique qui domine; que le registre cognitif est appelé demanière plus nette par les plus jeunes; que le registre anthropo-civique ne mobilise guère les 25-44 ans, qui s’orientent aucontraire davantage vers les dimensions esthétique et éthiquede l’exposition. Prenant en considération la variable du genre,on note que les femmes se sont un peu plus interrogées sur le«comment» des objets (registre cognitif) alors que les hommesont orienté leur appréhension vers le «pourquoi» (registreséthique et anthropo-civique). La mise en relation du «mondede référence» des visiteurs et des registres utilisés montre quel’exposition a certes suscité des lectures mobilisant des savoirs,des compétences, des grilles d’appréhension acquises ou

11. J.-C. Passeron, Conférence au Séminaire du CERLIS (CNRS/Paris V), 2000.

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développées dans le secteur d’activité propre à chaque visiteur;mais également, elle a ébranlé des systèmes de représentation etdéveloppé de nouveaux regards.

Le capital de familiarité avec les musées en général et lesmusées de civilisations en particulier paraît avoir été détermi-nant: de façon nette, la mobilisation des approches esthésiqueet éthique s’est avérée inversement proportionnelle au capitalde familiarité «musées d’arts et de civilisations» ; tandis quel’approche anthropo-civique a marché de pair avec l’élévationdu degré d’«expertise». Au contraire l’approche cognitive seretrouve de manière équivalente au sein de chaque catégorie devisiteurs, même si elle est un peu plus fréquemment convoquéepar les novices des musées.

Ensuite, tout en gardant à l’esprit l’inégale répartition del’expertise des visiteurs en matière de musées et de collectionsd’arts premiers, voyons de quelle manière les motivations ontinteragi avec l’expérience de visite et les registres de la réception.

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L’étude des motivations, réalisée avant même que lesvisiteurs accèdent à la salle d’exposition, met en évidenceune diversité de projets : découvrir, se détendre; voir desobjets ; voir de l’art ; voir des pratiques funéraires; voirdifférentes symboliques de la mort; apprivoiser la mort ;recycler l’expérience de visite; dialoguer, éduquer. Est ainsicouvert un large spectre allant de la culture générale àl’intimité psychologique, en passant par la socialisation,l’éducation, le plaisir de la visite ou de la découverte d’objets.De manière plus synthétique, quatre principaux projets devisite déterminent des postures préalables de réception del’exposition: la visite «découverte», la visite «objets », lavisite «cultures», la visite «personnel». Au-delà de ce quecela peut révéler quant au degré d’information des visiteursà propos de l’exposition en elle-même (une exposition surles reliques? sur la mort ? sur l’art funéraire?) ou quant à leurimage du MAAO (réminiscence du thème africain), c’estaussi plus profondément une vision de la fonction socialedu musée et du sens de sa visite comme pratique culturellequi affleure : musée-étalage d’objets curieux, musée-lieud’ouverture au monde, musée-lieu de capitalisation socialeet culturelle, musée-support de dialogue et de socialisation,musée-support éducatif, musée-lieu de plaisir…

On notera enfin que la mise en relation des motivations etdu type de message perçu conforte l’analyse de la relation entremotivations et réception. La majorité (60%) des visiteurs aperçu la double dimension du propos (mort et cultures). Ceciest surtout visible chez ceux dont la motivation était la décou-verte (8/10 visiteurs). Lorsque la motivation est d’abord «cul-turelle», l’accent est mis sur le message «mort» et de même,lorsqu’elle est plus personnelle, cela n’interdit pas un intérêtpour la culture des autres: dans ces deux cas, il est pris acted’une dimension complémentaire. Enfin, on notera que lemessage général de l’exposition s’est avéré le moins perceptiblechez les visiteurs qui sont d’abord venus pour voir des objets.

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culture mort culture et mort pas de message

découverte 10,0 5,0 80,0 5,0

objets 8,7 13,0 56,5 21,7

culturel 11,1 33,3 55,6 0,0

personnel 27,3 9,1 45,5 18,2Nota : Les données sont en pourcentage.

Ce que nous dénommerons le mode opératoire de l’expo-sition prend alors quatre formes distinctes.

Effet sens/connaissance. Les visiteurs (en majorité desnovices en matière d’arts premiers et de civilisations) dont lamotivation première est la découverte, ont été les plus nom-breux à vivre pleinement une expérience des sens (registreesthésique), à tenter d’établir le lien entre les cultures (registreanthropo-civique), à revendiquer des informations complé-mentaires (registre cognitif).

Effet objets de la Mort. Les visiteurs dont la motivationpremière est l’intérêt pour des objets (ce sont d’abord ceux quidisposent d’un capital de familiarité non négligeable avec les artspremiers) auront été les plus ouverts aux dimensions esthétiquesde la collection (registre esthétique) qu’ils auront intégrées à uneexpérience des sens (registre esthésique). Mais ce regard portésur les «œuvres» ne s’arrête pas à leurs qualités plastiques ni aux

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émotions qu’elles provoquent: ces visiteurs sont les plus nom-breux à chercher des clés de lecture (registre cognitif).

Effet Europe. Les visiteurs (souvent pratiquants de muséesmais très peu familiers des collections d’arts premiers) au départanimés par un motif culturel, ont réagi à l’exposition demanière relativement inattendue: c’est d’abord l’émotion (re-gistre esthésique) qui est mobilisée et qui active une réflexiontournée vers soi et le monde des valeurs morales (registreéthique) et ce, au détriment d’une ouverture aux autres (registreanthropo-civique).

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Effet miroir. Pour les visiteurs (souvent des experts enmatière d’arts et civilisations) animés d’une motivation person-nelle, c’est encore la dimension introspective qui a pris le dessusmais de manière encore plus nette (registre éthique). Dans lalogique de leur projet, la référence au monde du quotidien estégalement très souvent convoquée pendant la visite de l’expo-sition (registre de la familiarité). Mais ce retour sur soi n’exclutpas un regard tourné vers les autres (anthropo-civique).

En conclusion

Englobant ce qui ressortit à l’étude des représentations socialeset cognitives et de leur plasticité, à l’étude des manières devisiter et de leur faculté d’évoluer, aux régimes d’interprétationet à leur compatibilité ou incompatibilité, nous nous sommesainsi donné les moyens d’apprécier la nature du regard qui estporté sur les œuvres et le potentiel de réflexivité du proposmuséal. Sans doute, l’exercice s’en est trouvé facilité en raisondu thème de l’exposition étudiée: quelques-uns des paramètresqui matérialisent l’espace muséal comme un espace public desocialisation des œuvres et de transaction de systèmes d’inter-prétation ont pu aisément être mis en évidence; de même, des

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indicateurs de la coïncidence ou des écarts entre horizond’attente des visiteurs et projet muséal tel qu’il se matérialisedans ses dispositifs de médiation ont pu être étudiés finement.Il n’en demeure pas moins qu’en faisant se tenir un format de«mise en culture», des postures de visite et des registres deréception, nous sommes parvenus à mettre au jour le processusqui, au cours de la visite, conduit à la production de sens, c’est-à-dire le mode opératoire de l’exposition.

Alors même que le terme d’«exposition» s’emploie généra-lement pour désigner une situation dans laquelle il est donnéà un visiteur de contempler une collection organisée d’objetsremarquables, dans «La mort n’en saura rien», on peut recon-naître une situation où celui qui visite se trouve lui-mêmeexposé à ressentir les effets de l’expérience où il s’est engagé. Cepoint de vue, qui fonde toute réflexion sur l’exposition entermes de réception, apparaît dans celle-ci plus prégnantqu’ailleurs à cause de son thème et de sa force d’évocation auniveau des représentations sociales, des problématiques per-sonnelles et des imaginaires individuels et collectifs. En raisond’une approche comparative faisant prendre conscience ducaractère particulièrement exotique, voire morbide, de la cul-ture européenne, c’est dans un jeu de miroirs que le visiteur seretrouve pris, au centre d’un échange de regards dont il est à lafois la source et la cible. Ces regards, d’abord dirigés vers lesautres (les Océaniens, les ancêtres de l’époque baroque), re-viennent à leur auteur pour lui renvoyer, tel un boomerang,une image imprévue, source de questionnement identitaire.Un parti pris muséal fort, tant par son approche comparativeque par ses choix esthétiques, est le déclencheur d’une visited’interprétation. La déstabilisation, en favorisant la mise enquestion de certains repères établis, en faisant que se réévaluel’horizon d’attente, peut ainsi être l’occasion d’une ouverturesur un travail de réflexion identitaire et de réconciliation.

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Chapitre 6

LA MÉDIATION CULTURELLE: TERRITOIRED’ENJEUX ET ENJEU DE TERRITOIRES

Marie-Jeanne Choffel-MailfertMaître de conférences à l’Université H. Poincaré

Nancy 1

La thématique territoriale est aujourd’hui l’objet d’une atten-tion vive de la part de beaucoup d’acteurs sociaux et politiques,de décideurs, d’entrepreneurs ou de représentants de l’État.Elle donne lieu à la production de nombreux discours sur«l’inscriptionterritoriale», porteurs d’approches méthodolo-giques se référant aux pratiques et aux outils de développementlocal mais aussi à un ensemble d’expériences et d’initiatives quitentent d’inventer de nouveaux modes de gestion et de valori-sation des ressources endogènes, économiques, sociales etnotamment culturelles.

Cette nouvelle dynamique, articulée autour de la volontéde construire des complémentarités, implique des partenariatsentre les acteurs et conduit à un décloisonnement des champsd’intervention. Au sein de ce processus de développement, lechamp de la médiation culturelle occupe une place grandis-sante: devenu un véritable enjeu de territoires, il est le théâtrede recompositions qui nécessitent d’être interrogées.

Ce constat nous presse de ne pas considérer la médiationcomme une fonction abstraite, déconnectée des logiques de

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localisation et des logiques d’acteurs qui lui confèrent toute lacomplexité du social. Les projets et activités culturelles, dontl’ancrage territorial ou régional répond à une volonté politiqued’aménagement et de développement, requièrent une appré-hension qui parte des lieux, ceux-là même qui conditionnentles expériences par lesquelles chaque individu s’approprie uneculture. Il importe donc d’être attentif aux effets de représen-tation et de transformation produits en regard de nos cadres deréférence comme en regard des patrimoines qui réinventent ouassurent la permanence des territoires. Ce point de vue autorisealors un travail d’élucidation de la médiation comme territoired’enjeux.

En occupant le terrain social, celui de la communication,du patrimoine ou encore de l’art vivant, la médiation culturelleparaît assumer des fonctions symboliques majeures révélatricesdes menaces mais aussi des potentialités ouvertes par l’histoireprésente à l’échelle de la territorialité. Michel de Certeaudéfinit la culture comme une «prolifération d’inventions en desespaces contraints1» ; l’analyse présente n’a pas pour objet d’or-ganiser le sens des multiples formes empruntées par la média-tion culturelle au gré des «territoires vécus2», mais d’identifierquelques lignes de force pour en décrire la complexité. Prendrela mesure de ce territoire d’enjeux nécessite qu’on inventoriediverses figures qui sont autant de façons d’explorer les réfé-rents comme les voies d’action possibles ouvertes par lesterritoires urbains, industriels ou ruraux.

Cependant, avant même d’interroger la notion de média-tion, il est utile de préciser le cadre de référence de cette analyse,en l’occurrence celui de l’élaboration d’une politique culturelleterritorialisée dans le contexte français.

1. M. de Certeau, La Culture au pluriel, Seuil, col. « Points », Paris1993, 228 pages, p. 13.

2. Nous reprenons ici l’expression employée par le ministèrefrançais de l’Aménagement du Territoire.

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Les repères de l’analyse

La notion de territoire dans le contexte français

Le territoire peut être défini comme entité géographique ouhistorique reconnue et se traduire par un sentiment de recon-naissance et d’appartenance sociale exprimé par la population.Il peut constituer une zone d’influence économique, cultu-relle, historique qui répond aux appellations diversifiées de«région», «contrée», «pays d’ici», «province» et revêt souventune unité administrative: matérialisée par une structure degestion communale ou intercommunale, elle constitue le der-nier échelon de l’organisation administrative française et faitréférence à un lieu d’identité commune reconnue, constitutived’une possible action collective. Le territoire désigne aussi lelieu de l’articulation des stratégies du politique autour desdynamiques sociales et culturelles, elles-mêmes surdéterminéespar l’interaction – ou la confrontation – entre la concurrenceinternationale et les économies territoriales. Ce concept nousintéresse donc aussi précisément parce qu’il mobilise cettetension entre le local et le global, entre l’espace vécu et lamondialisation, tension en regard de laquelle il faut placer lejeu des acteurs sociaux, politiques et culturels.

Les orientations d’une politique culturelle

En France, contrairement à beaucoup d’autres pays où lagestion culturelle relève des lois du marché, l’intervention dupouvoir politique dans le domaine culturel est une traditionreconnue comme légitime et déterminante. Depuis l’ambi-tieux projet d’action culturelle du Front Populaire, né d’ungrand mouvement politique associatif et gouvernemental,projet repris et développé en 1945, la culture est inscritecomme catégorie d’action publique et revêt une réelle viséepolitique. Fondé sur l’idée d’un «droit à la culture», l’édifice dela politique culturelle se trouve désormais légitimé au travers del’enjeu de démocratisation. La nécessité de sortir la culture de

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son «ghetto» impulse l’action gouvernementale à partir dupremier ministère spécialisé, le ministère d’État chargé desAffaires culturelles créé par Malraux, en 1959. L’idée dedémocratisation culturelle ordonne alors l’action de l’État:celle-ci s’inscrit dans la volonté de réduire les inégalités socialeset de lutter contre le handicap géographique, en favorisantl’équipement culturel des zones défavorisées, tout en reposantsur une vision universaliste et abstraite de la «culture cultivée».Ainsi l’action de ce ministère «Malraux» peut-elle être caracté-risée par « la volonté de faire communier le peuple entier dansla célébration des chefs-d’œuvre du passé et du présent3».

Il fallut la critique de 1968 pour contester cet impérialismede la «haute culture» et ouvrir la voie à des modes de travailinnovants, dont, par exemple, la création des FIC (Fonds d’Inter-vention Culturelle), qui donnent une extension à la notion demonuments historiques : «plutôt sauver mille monuments pourcinquante ans que cinq pour mille ans4». Cependant, dans lesfaits, les Commissions culturelles instituées dans les annéessoixante-dix ne sont pas vraiment consultées et disparaissentprogressivement. Il faudra attendre 1982 pour que l’interventionpublique dans la culture connaisse un réel développement et soitérigée en priorité de gouvernement. Le référentiel de l’actionculturelle est alors élargi à la notion de «cultures plurielles» et desrapports inédits avec l’économie sont créés.

Aujourd’hui, avec les lois de décentralisation et la mise enplace d’organes de déconcentration, le rôle de l’Administrationcentrale du ministère de la Culture a évolué. Il est désormaispartagé avec d’autres ministères, notamment ceux de

3. E. Ritaine, Les stratèges de la culture, Paris, Presses de la Fondationnationale des sciences politiques, 1983, cité par le Programmeeuropéen d’évaluation : La Politique culturelle de la France, laDocumentation française, 1988, 394 pages, p. 30.

4. A. Duhamel, cité par Augustin Girard, intervention orale,colloque de Dijon, « Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ? », mai 1994.

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l’Éducation nationale et de la Jeunesse et des Sports, mais aussiavec les opérateurs locaux, en l’occurrence les collectivitéslocales, communes, départements et régions, et le réseau asso-ciatif. Ces transformations ont affecté le financement de laculture, qui est actuellement assuré pour moitié par l’État, maissurtout, ces relations contractuelles et ces financements con-joints, sans donner lieu à un transfert de compétences, ontcontribué à un renforcement des espaces locaux et régionauxdans l’élaboration, la négociation et la mise en œuvre d’unepolitique culturelle. Cependant, si ces évolutions nous intéres-sent ici, ce n’est pas tant par leur aspect structurel que par cequ’elles modifient du point de vue des orientations culturelles.

Vers une intervention culturelle territorialisée

Traditionnellement, en France, comme l’écrit Mireille Pongy,les «référents de l’excellence artistique et scientifique, de laqualité professionnelle et de l’innovation [sont] portés parl’administration centrale du ministère de la Culture et parcertaines professions culturelles dont les lieux de représenta-tion et les autorités de légitimation se situent à Paris5». Or,depuis plusieurs décennies, la contestation s’est surtout portéenon pas sur ces référents de l’excellence eux-mêmes, mais surleur hégémonie qui a longtemps rendu impensable la notion decultures plurielles.

La nouvelle donne apportée par la décentralisation, quiredéfinit les modes de collaboration entre les collectivitésterritoriales publiques, offre alors une double possibilité:

– Répondre au souci de démocratisation de la culture etconcrétiser cette lutte contre l’hégémonie;

5. Mireille Pongy, in : Institutions et vie culturelle, Les notices, LaDocumentation française, 1996, p. 43.

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– Intégrer l’action culturelle dans l’ensemble de l’inter-vention publique et contribuer ainsi à l’élargissementdes référents de la politique culturelle.

Pour comprendre comment l’action culturelle territorialiséedevient un élément de l’ensemble de l’intervention publique,il faut se référer non seulement aux formes verticales decoopération de l’État avec les régions, les départements, lesvilles, mais aussi aux formes horizontales qui développent descoopérations intercommunales entre les collectivités d’unemême aire géographique. Le ministère de l’Aménagement duTerritoire (DATAR) a ainsi impulsé une politique de dévelop-pement local qui procède d’une démarche de type volontaristeet collective, et engage un processus complexe à partir de lamise en œuvre d’une intercommunalité institutionnelle. Cettedémarche aboutit parfois à la création d’un Contrat de Pays,ainsi que la loi Voynet le permet. Une nouvelle organisationterritoriale permet ainsi de dépasser le cadre imposé par leslimites administratives et donne lieu à des politiques plusglobales qui visent le développement économique par la créa-tion d’un environnement culturel, éducatif et social favorable.

Ce contexte politique d’appui au développement régionalpeut être considéré comme un fait marquant de l’évolutioncontemporaine du système politique français: d’une part, ildiversifie et multiplie les domaines sectoriels d’interventiondes autorités locales dans le domaine de la culture (musique,livre, musées, théâtre, etc.); d’autre part, les habitants dequartiers urbains comme les populations rurales, les milieuxéducatifs, les entreprises sont au centre de partenariats quiimpliquent les professionnels, les collectivités publiques parte-naires et les associations.

Cet engouement pour le territoire, le micro-local, peutsembler paradoxal au moment où l’internationalisation del’économie s’accélère, où les frontières de l’Europe disparaissent,au moment où l’espace des flux de capitaux, d’informations, de

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technologies, d’images, de sons, de symboles s’organise enréseaux et semble effacer toutes les frontières. Mais ce paradoxepourrait bien n’être qu’apparent car ces phénomènes globalisantsne sont pas incompatibles avec des mécanismes de gestion et derestructuration de l’espace au regard desquels la valorisation dela dimension locale est un enjeu majeur. En effet, ces nouvellesorientations sont directement liées au changement d’orienta-tion de la société française dans un double contexte de crise,crise économique et crise apparente de l’État-providence faceaux problèmes socioéconomiques. Pour dynamiser le secteurproductif et des échanges, comme pour gérer le mal-êtreoccidental en regard des transformations des espaces de réfé-rence et des relations sociales induites par les relations mar-chandes, la mobilisation de toutes les ressources locales, ycompris culturelles, devient une priorité.

Le recours à la notion de médiation

Dès lors, il paraît utile d’observer les variations de sens et d’enjeuxdes manifestations culturelles propres à ce contexte. À cet égard,la notion de médiation culturelle qui est nouvellement et large-ment mobilisée aujourd’hui peut être considérée comme unindicateur propre à observer les variables de cette recompositiondu paysage culturel. Ce n’est pas un hasard si le terme de«médiation» est présenté comme une notion clé au moment oùla culture est précisément convoquée comme ressource dans unevisée de développement local. Nous ferons donc l’hypothèse quele recours à la médiation véhicule une symbolique utile à unevision instrumentale de la culture, pensée au profit d’un mode degestion de la territorialité et d’une redéfinition du local commeterritoire privilégié d’intervention des politiques publiquesinnovantes dans un contexte de décentralisation à la française.

À ce stade, il peut être utile d’examiner rapidement ce querecouvre le concept de médiation. Le dictionnaire nous montreque le terme apparaît au XVe siècle à partir du mot latin médiatio,

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«qui se tient au milieu», alors que son emploi modernecorrespond à l’adjectif anglais mediate, qui désigne l’élémentintermédiaire lui-même, le moyen. Cette très brève approchelexicale donne deux lectures divergentes de la même notion:celle de l’obstacle «qui se tient au milieu», qui s’interpose (lamédiatrice),et celle de l’intermédiaire qui opère le rapproche-ment. Dans les deux cas, la médiation donne lieu à une relationternaire et établit la nécessité de recourir à la figure du tiers.

Autrement dit, poser la question des enjeux de la médiationculturelle c’est, en regard de la relation que nous avons posée, àsavoir celle du politique aux dynamiques sociales et culturellesdu territoire, interroger le rôle du tiers-médiateur, lui donnerune lisibilité, en identifiant les figures qui caractérisent ce rôleet déclinent diverses modalités par lesquelles se construit l’arti-culation du micro-local aux logiques exogènes.

Médiation culturelle et lien social

Cette ambivalence de la fonction du tiers, intermédiaire ouinterposition, peut être illustrée par l’utilisation qu’en propose lepolitique par la voie de la Délégation à l’Aménagement duTerritoire qui souhaite développer un nouveau métier, au servicedu développement: celui de médiateur. À l’échelle des quartiersurbains comme à celle des collectivités rurales, la définitiondonnée à cette nouvelle fonction privilégie une logique deproximité et de territorialité: «Formé à l’écoute, à l’analyse, lemédiateur doit assurer un lien social entre les habitants. L’acti-vité du médiateur évolue et doit s’adapter aux différents territoi-res. Elle peut être sociale ou culturelle6 […]. En milieu urbain,le métier connaît un essor important. Cet emploi est quasimentinexistant en milieu rural alors qu’un malaise social émerge; il ya un potentiel de milliers de créations d’emplois.»

6. http ://www.datar.fr/datar_site/datar

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La figure du médiateur qui se précise ici est celle d’unpersonnage hybride, d’un homme orchestre, qui intervient surdes scènes où le malaise social est sensible. Il doit réussir là oùles autres ont échoué, dans l’exercice plus classique et plustechnique de leur activité.

Il se présente alors comme un auxiliaire dont on souhaitequ’il renouvelle, régénère tous les rôles, celui du pédagogue,celui du travailleur social, celui de l’expert culturel, afin d’in-venter des réponses aux problèmes multiples qu’impliquent leschangements sociétaux dont l’énumération devient aujourd’huibanale: l’industrialisation, l’urbanisation, l’accélération desinnovations scientifiques, des applications technologiques, lamultiplication des risques alimentaires et la crise du mondeagricole.

La médiation permet ainsi l’émergence d’activités et demétiers nouveaux encore peu codifiés dont la dénominationannonce le caractère abstrait et novateur. Elle recouvre desinitiatives qui se présentent comme une ressource ultimenécessitant une distance, voire une rupture, par rapport auxmétiers traditionnels, et dont l’espace d’intervention est alorsdiversement élargi:

– Ce n’est plus seulement le moyen ponctuel de gérer unesituation de crise mais aussi un outil permanent pourprévenir et résoudre les situations, notamment conflic-tuelles, de la vie quotidienne;

– Ce n’est plus un rôle réservé au contexte de la ville etde ses banlieues dites sensibles, mais elle concerne toutle territoire ;

– Elle n’est pas réservée à une classe de la populationcomme cela a pu être le cas pour les associations de lapremière moitié du XXe siècle.

La médiation ouvre à des pratiques qui instaurent unedynamique de complémentarité entre diverses actions secto-rielles : l’éducatif, le culturel, le socioculturel, l’économique

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sont appelés à conjuguer leurs spécificités dans la visée dudéveloppement global d’un territoire spatial.

Si la médiation culturelle se présente désormais comme lemoyen d’établir ou de rétablir le lien social, c’est bien parcequ’elle ne relève pas du champ technique,mais s’exerce dansl’espace symbolique, ce qui lui permet de remplir une fonctionsous-jacente et plus fondamentale. En effet, comme le fontremarquer J. Perret et Guy Saez, «si la dimension artistique etculturelle est fortement mobilisée dans les périodes de grandemutation, c’est sans doute parce que l’espace symbolique, celuides représentations que l’on se fait de l’ordre des choses, est unespace décisif pour l’expression comme pour la résolution destensions7».

Cette figure du médiateur culturel est révélatrice en effetd’une grande mutation, d’un changement fondamental quiconditionne le sens de l’intervention culturelle. Celle-ci s’estforgée dans les luttes sociales et culturelles portées par les annéessoixante et soixante-dix. Elle a conduit à une libération et à unedynamique d’émancipation de l’individu par rapport à unesociété vécue comme contraignante. Pourtant, aujourd’hui,cette dynamique ancestrale de l’émancipation paraît s’êtreinversée : «C’est vers le dedans du groupe que, dorénavant, onregarde avec envie. Une nouvelle douleur s’exprime. Ce n’estplus vraiment l’émancipation que l’on revendique, c’est l’exclu-sion que l’on redoute8.»

Ce retournement symbolique signale un extraordinairechangement: « l’or de la liberté s’est changé en plomb9». Laculture n’est plus au service de la conquête de l’individualisme

7. J. Perret et G. Saez, « Introduction », p. 6, in : Institutions et vieculturelle, Les notices, La Documentation française, Paris, 1996.

8. J.C. Guillebaud, La Refondation du monde, p. 233, Seuil, Paris,1999.

9. Ibid., p. 234.

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et de la révolte contre les pouvoirs oppresseurs mais de ladéfense contre les menaces qui pèsent sur le retranchement ducollectif et sur le maintien de la société.

En regard de cette mutation, la fonction de médiateursemble relever de l’ambivalence contenue dans l’approchelexicale.

Le rôle du médiateur intermédiaire est appréhendé à traversune fonction soignante ou «médicalisante» par rapport à unesociété malade, guettée par la dislocation. Cette piste quivalorise l’approche «orthopédique» de la culture n’est pasfortuite. La visée politique serait ici d’apaiser l’angoisse desorganisations face aux incertitudes, de rassurer, de protéger etde rendre le futur prévisible, maîtrisable, car, comme le rappelleLeclerc dans son histoire des enquêtes sociales, «un problèmesocial est résolu dans la mesure où il n’apporte plus d’incertitudeaux acteurs dominants, aux pouvoirs, où il ne leur apparaît pluscomme désordre, mais comme mouvement ordonné […]10 ».

La question ici est de savoir si on assiste à l’instrumentalisa-tion du local, qui aurait à faire face à une dilution des modèlesexplicatifs et à un épuisement des modèles d’interventionsociale. Dans ce sens, la dimension culturelle de l’aménage-ment du territoire conserverait aux pouvoirs un rôle de produc-teur de normes dans le champ culturel et attribuerait unefonction intégrative et normative à la médiation dans la viséed’assurer l’efficience de l’espace productif.

Mais le médiateur pourrait aussi ouvrir les voies d’uneutopie démocratique. Son rôle pourrait alors être appréhendécomme un rôle d’interposition, utilisant le local comme unespace de mobilisation sociale, politique et culturelle. Cetteinterprétation engage donc étroitement le projet politiqueporté par l’attention donnée au territoire: il peut être un lieu

10. G. Leclerc, L’observation de l’homme : une histoire des enquêtessociales, Seuil, Paris, 1979, p. 14-15.

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de l’alternative, de la résistance au pouvoir, en écho auxidéologies « localistes» qui valorisent le pays d’ici, le quartier, larégion, comme un espace capable de création, de mobilisationsociale et de différenciation face aux racines mêmes du malsocial ; un univers qui confine à l’errance tant il est marqué parla globalisation, la «marchandisation» et la mondialisation desbiens culturels qui obéissent à la circulation des flux. Lamédiation culturelle aurait alors une voie d’action, celle decontribuer à restaurer, face à un individu «délivré de seschaînes, […] privé de ses rôles, de ses places, de ses identités11 »,une inscription dans une mémoire collective assumée.

Sous des allures caricaturales, ce modèle binaire noussemble avoir une fonction pédagogique en ce qu’il met enexergue le renouvellement du processus symbolique dontrelève inévitablement toute action de médiation, face à deslogiques et à des dominations nouvelles.

Médiation culturelle : territoire d’enjeuxpatrimoniaux

La notion de patrimoine ne cesse de s’étendre, illustrantsingulièrement les lignes de force de la recomposition del’intervention culturelle à l’échelle des territoires: ce secteur estpar excellence un champ de coopération et de partenariat entrel’État, les régions administratives, les départements, les com-munes et les milieux associatifs, et donne lieu à un élargisse-ment sans précédent des référentiels du champ culturel, englo-bant non seulement de plus en plus de témoins et de tracesmatérielles du passé, édifices ou objets à caractère historique,technique, ethnologique, mais aussi les patrimoines à caractèreimmatériel, cultures liées au travail, savoir-faire, rituels, modesde sociabilité. Cette extension permet, certes, la connaissance

11. J.C. Guillebaud, op. cit., p. 235.

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La médiation culturelle : territoire d’enjeuxet enjeu de territoires

et la mise en valeur d’un environnement culturel, symboliqueou technique, mais elle répond surtout à cette volonté d’affir-mation publique des appartenances et des identités commu-nautaires et nourrit ce «désir de société12» qui accompagnela perte du collectif, la peur de l’exclusion, le processus dedésaffiliation.

À partir des patrimoines et des lieux de mémoire on assisteà la construction d’une multiplicité d’espaces qui sont autantde représentations que la société se donne d’elle-même etsoulignent la multiplicité des voies de médiation culturelle.Ces espaces font appel à tous les secteurs de la vie culturelle, àla muséologie, à l’art vivant, aux arts plastiques. L’enjeu, ici,nous dit Michel Foucault, est d’organiser «l’épistémé», c’est-à-dire de faire partager ces valeurs qui sont elles-mêmes «struc-turantes de l’ensemble des discours qui se tiennent sur le réelinterprété par une société donnée13 ».

La médiation culturelle se nourrit de la relation aux patri-moines pour offrir ainsi à l’échelle des territoires des tempsd’expérience commune, d’émotions partagées, qui construisentcet épistémé. Mais quel espace de sens commun vient iciqualifier les territoires à travers l’attention portée aux patrimoi-nes? Il est possible, dans divers types d’interventions culturellesobéissant à des localisations spécifiques, définies par l’urbanisa-tion, l’industrialisation et la ruralité, d’identifier des dynami-ques qui donnent forme à l’épistémé. Nous les désignerons icipar diverses figures de médiation qui illustrent respectivementla relation, le rapport de la mémoire sociale aux lieux, auxmonuments, aux activités passées, au récit.

12. Titre de l’ouvrage de J.M. Salmon : Le Désir de société : des Restosdu cœur au mouvement des chômeurs, La Découverte, Paris,1998.

13. M. Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971.

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Médiation culturelle et enjeudu développement urbain

Cette figure est liée à la volonté de « faire image» et plus par-ticulièrement au développement des quartiers et des centres-villes chargés d’histoire. Lors de la période de forte croissancedes années soixante, l’expansion formidable des villes avaitnécessité la construction d’immeubles en périphérie, ce quiavait eu pour effet, en attirant les classes moyennes, de délaisseren partie les anciens quartiers souvent «historiques» situés aucœur des villes et de les transformer en ghettos destinés à abriter,dans des logements au confort modeste et même souventinsalubres, les populations marginalisées, classes sociales défa-vorisées, émigrés, étudiants. Souvent mal protégés contre ladégradation, voire la destruction, ces centres-villes historiquesont alors vécu une phase de déclassement, voire d’abandon,jusqu’à une période récente où une politique d’aménagementdes sites urbains a imprégné toutes les gestions municipalesdésormais soucieuses de l’identité affichée dans l’urbanisme.

La vieille ville alors tirée de l’oubli acquiert une nouvellefonction subordonnée à un effet d’image. Elle accède à unefonction symbolique, renvoie à un passé disparu et reconstruit :elle devient musée. «Le rapport à l’histoire qui hante nospaysages, nous dit Marc Augé, est peut-être en train de s’esthétiseret, simultanément, de se désocialiser et de s’artificialiser14.» Desquartiers entiers désignés comme patrimoine, sont réhabilitéset vidés de leur population, qui sera relogée dans les immeublescollectifs de la périphérie, alors délaissés par les classes moyen-nes qui préfèrent accéder au logement individuel. Cette valori-sation du patrimoine accompagne le mouvement par lequel lesbureaux et centres d’affaires se multiplient dans les immeublesdésertés de leurs habitants.

14. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur-modernité,Seuil, Paris, p. 94.

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Le patrimoine ne renvoie plus alors à l’identité d’unecommunauté passée mais subit une sorte de destitution quiaccompagne une restructuration des valeurs, une migrationdans les éléments de la représentation de la conscience collec-tive. Il aboutit à une représentation de la connivence par laculture, comme Gilbert Dragon15 a pu la caractériser: «Laconquête par la civilisation a remplacé la conquête par lescivilisés […] la culture a pris le pouvoir.» Au lieu d’être un lieude socialisation et de confrontation des cultures, «la gestion etla mise en valeur des patrimoines risquent de transformer letémoignage en artifice pur et de faire des hauts lieux, des siteset des centres-villes un véritable réseau de simulacres coupé dela vie quotidienne. Les patrimoines serviraient alors à transcen-der l’ordinaire, à produire en permanence de l’exemplarité etde la fascination16.» Cette analyse de Jeudy nous invite àinterroger les enjeux des choix sociopolitiques qui s’effectuentdans le changement de destination des inscriptions culturelles.

La mise en valeur des patrimoines bâtis participe de cettenouvelle orientation des politiques culturelles des villes et defonctions récentes qui leur permettent de faire appel auxlogiques de partenariat public et de mobilisation des mécèneslocaux. Les campagnes de communication s’appuient sur cesressources patrimoniales comme indicateurs, entre autres,d’excellence. Cette logique d’image accompagne le déclin dupoids des associations dans la définition des orientations,comme l’affaissement des logiques traditionnelles au regarddesquelles les choix culturels répondaient à un projet lié à unevisée politique.

15. Cité par Louis Marin, in : De la Représentation, recueil établipar D. Arasse et al., Seuil, Gallimard, Paris, 1994.

16. H.P. Jeudy et J.P. Curnier, in : Patrimoine et développementculturel, Conseil Général du Gard, Ministère de la Culture, dela Communication et des Grands Travaux, octobre 1990, p. 13.

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Pourtant, le discours produit par cette politique de com-munication urbaine revêt une fonction qui est d’abord etessentiellement politique, et affecte directement le centre-villecomme espace de médiation. Cette production d’une identitéurbaine liée à la centralité est au service d’une réorganisation dupouvoir local. Elle devient la manifestation centrale de l’auto-rité qui unifie et symbolise la diversité, alors même qu’elleprocède d’une désocialisation de l’espace, d’une stratégie d’ex-clusion. La médiation culturelle subordonne la médiationsociale: la population est appelée à véhiculer une image encohérence avec cette nouvelle qualification des vieux quartiers.Le haut lieu historique n’est plus un lieu au sens anthropolo-gique du terme: s’il relève bien d’un caractère historique, ilperd sa qualité relationnelle et procède d’une identité produitepar le regard des autres. Cette qualification patrimoniale de laville est une réponse à l’obligation de dynamisme qui intègre àl’aspect économique les dimensions culturelles et socialespropres à légitimer «l’entreprise» et à lui conférer le prestigeattendu. La médiation effectuée par le patrimoine devientargument médiatique porteur de valeurs d’authenticité, deconvivialité.

La violence des mutations contemporaines étant reléguéehors champ, dans le non-lieu de la périphérie, la ville se veutrassurante, offre un espace de détente, soustrait aux effetsnéfastes de la circulation automobile, propose des «zonespiétonnes», des espaces à investir dans le cadre des loisirs. Laprésence de la population devient ici partie intégrante del’image culturelle. Dans cette perspective on peut en effetappréhender la population locale comme un élément quiparticipe de la production même de l’image: « la logique del’image relève à l’évidence du projet de manifester l’existencedu collectif et du vivant17». La médiation culturelle rendue

17. H.P. Jeudy, J.P. Curnier, op. cit., p. 27.

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possible par cette mise en valeur du patrimoine urbain est alorstransformée en signe de développement aux yeux des adminis-trés, signe mesurable par les éléments d’appréciation «exté-rieurs» qui rendent compte de l’image proposée et attribuentde la valeur à la localité.

Cette nouvelle qualification de l’espace par la reconquêtedu patrimoine architectural s’intègre à une politique de déve-loppement local, soucieuse de créer des produits destinés àattirer et à encourager la consommation touristique par lafréquentation d’un centre-ville où culture et commerces seconjuguent. La mise en valeur des éléments patrimoniaux etarchitecturaux permet ainsi le renforcement mutuel des enjeuxmédiatiques et mercatiques. Le prestige et la valeur ajoutéeapportée à l’image de la ville et de la collectivité bénéficient àla logique commerciale qui peut se déployer en offrant à laconsommation des produits de facture et de provenance «loca-les», inscrits dans la référence à un patrimoine immatériel. Lacollectivité soutient ainsi la concurrence avec les villes spatiale-ment proches ou avec les sites ou hauts lieux relevant du mêmeregistre historique ou architectural.

Ce changement de destination des inscriptions culturellesillustre une déclinaison possible du renouvellement du proces-sus symbolique dans un contexte marqué par les transforma-tions socioéconomiques. Si les notions d’aménagement et dedéveloppement des territoires ont été, depuis la SecondeGuerre mondiale, étroitement liées à celles de croissance éco-nomique et de rayonnement économique, de production derichesses, elles changent aujourd’hui de référents, la rupturecréée par la crise imposant un vocabulaire qui substitue ledésarroi à la certitude, qui énonce les tentatives de «relance»,de «reprise» pour conjurer les effets de la déstructurationéconomique; c’est alors vers la culture que se déplace ledéveloppement. «Supplantant le rayonnement économique,le rayonnement culturel apparaît comme la nouvelle donne deredistribution de la puissance.» H.P. Jeudy et J.P. Curnier

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désignent bien le véritable renversement de problématique quis’opère dans ce glissement de sens.

Dans une acception classique, le rayonnement culturel d’unecité ou d’un État portait témoignage de la richesse produitepar affectation d’une part de celle-ci à la vie de l’esprit,affirmant ainsi, et de façon ostentatoire, son affranchissementdes contingences matérielles. Que peut donc signifier undéveloppement culturel surgi de conditions exactementinverses ? D’abord ceci : que la culture y est affaire d’imagequi ne désigne rien d’autre qu’elle-même, qu’elle y occupela place sous la forme d’un pur jeu de signes délivrés detoute contrainte référentielle, de toute contrainte de sens18.

En ce sens, le développement culturel fait obstacle à unetransformation historique, nécessaire à une nouvelle qualifica-tion de l’espace, et interroge la conception de l’urbanité. À quellesconditions cette ville «faite pour illustrer» pourra-t-elle ouvrirdes possibilités de médiation culturelle? Quel temps sera néces-saire à la population non pas tant pour se réapproprier unhéritage, mais pour définir une identité individuelle et collectiveet «éclairer une identité incertaine d’elle-même19»? Cela sup-pose que les nouvelles logiques de gestion (mise en communi-cation, mise en image, mise en exploitation…) n’exercent pasde tyrannies sur la vie quotidienne. La politique culturellemunicipale, par la volonté de transformer l’espace en artifice,semble bien être «délivrée de toute contrainte de sens». Lamédiation culturelle, ainsi absorbée dans une logique d’effetd’image, articule les deux sens divergents du concept de média-tion: elle prend la figure de «l’intercesseur obligé du Prince»,devient la manifestation centrale de l’autorité qui unifie etsymbolise la diversité pour présenter le spectacle d’une ville«bien gérée». Dans le même mouvement, elle impose une unité

18. H.P. Jeudy, J.P. Curnier, op. cit., p. 21-22.19. G. Balandier, Le Dédale. Pour en finir avec le XXe siècle, Fayard,

1994, p. 61.

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à toutes les coupures sociales porteuses d’antagonismes et faitobstacle aux conditions de développement d’une urbanité pro-pice à une confrontation de cultures, à une sociabilité renouve-lée, voire à un syncrétisme culturel et social capable d’utiliser lelocal comme espace de mobilisation.

Cette vision décline une des modalités par lesquelles lamédiation renouvelle le processus symbolique attaché au patri-moine. L’analyse ne saurait pour autant se refermer sur cettefigure qui n’explore, faut-il le préciser, qu’une des multiplesfacettes de l’intervention culturelle en milieu urbain: les patri-moines donnent lieu à des usages multiples. Le développementdu patrimoine appelle un choix qui ne peut être considéré nicomme définitif ni comme isolé: il participe d’un contextemarqué par les tensions propres à la condition même dessociétés modernes. D’autres figures de médiation explorentd’autres logiques territoriales et patrimoniales, renouvellentsans cesse les défis posés par l’accélération permanente dutemps qui affecte les activités humaines.

Médiation et gestion des patrimoines industriels

Certaines régions ont ainsi vécu, plus que d’autres, une périodede déstructuration complète, sur les plans économique, socialet culturel, qui a fortement contrasté avec les années de fortecroissance du milieu du XXe siècle. Il s’agit des régions indus-trielles du nord-est de la France, essentiellement définies par deszones de mono-industries. Ces territoires ainsi que les patri-moines attachés aux activités comme aux sites et aux objets sontparticulièrement significatifs des enjeux de la médiation cultu-relle au regard d’un espace régional, à un moment déterminé del’histoire où plusieurs faits se sont trouvés en conjonction:

– Les années quatre-vingt voient les industries tradition-nelles lourdement affectées par la réorganisation dessystèmes techniques et industriels. D’où la crise gravequi se matérialise dans une région par la fermeture de

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pans entiers de l’industrie, entre autres les foyers demono-industrie liés à l’exploitation du sous-sol : mineraide fer, charbon, gisement de sel. Les industries sidé-rurgiques et textiles, ainsi que les pôles d’artisanatd’art, la lutherie et la fabrication du cristal sont endifficulté. La déstructuration du système productiflaisse derrière elle non seulement des savoir-fairetraditionnels devenus inutiles et des friches industrielles,véritables cicatrices dans le paysage, mais aussi desgroupes sociaux jusqu’alors soudés par une mémoirecollective et une culture ouvrière très forte, en rupturede lien social.

– Dans le même temps, on assiste à une mobilisation del’État, qui élabore une politique culturelle inédite quiétend le domaine de la culture à ceux de la science, dela technique et de l’industrie. Tout en relevant d’inten-tions profondément démocratiques, cette politiqueentendait développer également un outil d’aménage-ment culturel des territoires capable de lutter contre lesconséquences économiques de la crise. Cette initiativepublique a eu un effet mobilisateur limité dans lesmilieux institutionnalisés de la recherche et de l’indus-trie, mais elle a par contre donné lieu à une intensemobilisation de certains groupes sociaux directementconcernés par la crise ; c’est sans doute ce par quoi cemouvement est devenu remarquable.

– En effet, si aujourd’hui on dénombre dans ces mêmesrégions un grand nombre d’institutions muséales rele-vant de diverses appellations, centrées sur la valorisationdes patrimoines matériels et immatériels, c’est parceque la politique régionale est venue à la rencontre d’unemobilisation sociale déjà effective. Plusieurs associationsde mémoire ouvrière, d’histoire locale ou de sauvegardedu patrimoine étaient déjà engagées dans la lutte contrela condamnation de leur culture et de leur outil de

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travail par l’histoire. On peut alors dire que la politiquerégionale contractualisée avec l’État a offert un objectifà l’engagement des acteurs.

La mobilisation observée a emprunté diverses voies20 quisont autant de façons de penser les enjeux de la médiationculturelle en regard de l’aménagement des territoires. Celles-cipeuvent être schématisées par quatre figures caractéristiquesdes démarches engagées:

• La réhabilitation

Elle est le fait d’anciens ouvriers organisés en associations, quis’investissent dans le projet de futur Centre de CSTI, réhabi-litent le site chargé d’histoire et d’événements, remettent enétat les machines, recueillent la mémoire ouvrière. Ces actionscollectives les amènent à désigner les valeurs qu’ils attachent auterritoire, à l’activité économique, au métier.

On assiste alors à une démarche de mémoire collective,voire à un travail de deuil qui se mue lui-même en actionculturelle et apporte des réponses aux problèmes d’une identitélocale malmenée par la modernisation en donnant à chaqueacteur les moyens de «desserrer le carcan culturel dans lequel ilétouffe21 », pour reprendre l’expression de Sainsaulieu. En effet,les opérations de montage du centre culturel donnent lieu àl’élucidation d’une identité professionnelle et culturelle. Deséchanges, des débats ont lieu avec la base militante et lahiérarchie et dévoilent l’ordre social. Les ouvriers se muent enagents culturels, s’approprient leur histoire collective et mènent

20. Sur cette question voir l’ouvrage que nous avons publié : M.J.Choffel-Mailfert, Une politique culturelle à la rencontre d’unterritoire, Culture scientifique, technique et industrielle en régionlorraine, 1980-1995, L’Harmattan, Paris, 1999, 421 pages.

21. R. Sainsaulieu, Identité au travail, Presses de la Fondationnationale des Sciences Politiques, Paris, 197, p. 411.

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un travail d’objectivation de la mémoire qui revêt des implica-tions sociales, culturelles et politiques. Cette revendicationculturelle n’est pas un phénomène simple. Michel de Certeauen a décrit la complexité :

L’itinéraire pris et suivi normalement par un mouvementqui dégage son autonomie, c’est d’exhumer, sous la mani-festation culturelle qui correspond à une prise de conscience,les implications politiques et sociales qui s’y trouvaientengagées. Cela ne revient pas pour autant à éliminer laréférence culturelle car la capacité de symboliser uneautonomie au plan culturel reste nécessaire pour qu’appa-raisse une force politique propre. Mais c’est une forcepolitique qui va donner à l’énoncé culturel le pouvoir des’affirmer véritablement22.

Les groupes, les individus au sein des associations élaborentdes valeurs partagées à partir de leur expérience de mise à l’écartet de «désenchantement» qui a affecté le lien social. Les dyna-miques qui se construisent alors confrontent les patrimoines,porteurs de sens pour des populations traditionnellementécartées des voies de la culture, à la culture établie.

Cette démarche culturelle amène les ouvriers qui partici-pent à la remise en état des machines à substituer une organi-sation du travail qualifiante à l’organisation de production; ilslèvent alors les interdits propres au système en activité. Cetengagement des acteurs dans les opérations de montage seprolonge dans le cadre du fonctionnement du centre où ilsassurent des fonctions de guide. Ils assument alors une respon-sabilité qui se décline de deux façons: d’une part, le patrimoinedevient le support d’un héritage à transmettre, et l’acteurs’engage ici pour prévenir les ruptures de sens entre généra-tions, assurer une continuité malgré les crises et les change-ments d’activités; d’autre part, les acteurs sont motivés par lavisée de communiquer leurs savoirs, de participer à

22. M. de Certeau, La Culture au pluriel, op. cit., p. 128.

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l’élargissement de l’accès aux connaissances, à une prise deconscience capable d’interroger les évolutions scientifiques ettechniques. Ils assument une démarche de citoyenneté qui leurpermet de désigner le sens qu’ils attachent au métier et auterritoire, tout en expérimentant une nouvelle attitude parrapport à l’environnement.

Cependant, ces actions revêtent un caractère éphémère,non seulement en raison du vieillissement et de la disparitiondes acteurs, mais aussi et surtout parce qu’elles se sont produitesdans la phase d’élaboration du centre.

• La mutation

Cette figure de la réhabilitation est donc transitoire et laissela place à une deuxième figure, celle de la mutation quiréalise une qualification normative du territoire.

L’observation de la réalisation, de la mise en œuvre et del’évolution des projets culturels montre la fragilité de cettefigure qui maintenait la confrontation d’une culture centrale etde cultures périphériques, vécues au quotidien par les popula-tions. Le rapport de force semble alors évoluer vers unelimitation de l’expression des acteurs, au bénéfice d’une pré-sentation qui bénéficie à une instrumentalisation de la culture,absorbe l’histoire sociale des industries et occulte l’idée mêmede crise industrielle ainsi que ses répercussions sociales.

En effet, transformés en institutions culturelles, ces sitesprésentent au public une mémoire mise en scène, et les patri-moines matériels et immatériels sont capitalisés au service d’unehistoire des techniques. La distance qui sépare ceux qui ytravaillaient de ce qui est devenu un lieu d’histoire y estmatérialisée. Les objets techniques, les machines, les vêtementsde travail entrent dans la dynamique de conservation et d’expo-sition, accèdent virtuellement au statut de référentiel. Lesespaces de travail qui étaient des lieux au sens anthropologique,c’est-à-dire à la fois identitaires, relationnels et historiques, sont

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devenus des hauts lieux destinés à servir, nous dit Jeudy, « àtranscender l’ordinaire, à produire en permanence de l’exem-plarité, de la fascination23». Le pouvoir a produit l’espacesymbolique dans lequel il s’exerce.

Le mirage de la réhabilitation est ainsi entretenu, tout enreconvertissant le territoire aux logiques exogènes qui ontaccéléré la disparition des activités constitutives des mémoirescollectives, des luttes sociales, des cultures ouvrières.

Le public est renvoyé à l’univers de représentations qui alégitimé l’organisation industrielle comme sa mutation. Leréférent universel de la culture scientifique et technique, ac-cordé aux enjeux de la modernité et de l’économie, a ici réaliséune qualification normative du territoire.

Ainsi, si l’aventure tentée dans le développement de laCSTI a permis de rappeler le rôle d’expression et d’interpella-tion qui peut être tenu par la culture à partir des potentialitésouvertes par l’histoire, le territoire, les activités et les hommes,elle aura aussi attesté de la soumission inconsciente aux modèlesaliénants proposés par les logiques exogènes, participé de ladestruction active des systèmes de référence par la conversion ausystème de représentations qui, de fait, légitime la mutation del’organisation industrielle et conduit à une dé-territorialisation.

• La conversion

C’est alors la troisième figure, celle de la conversion du terri-toire, qui prévaut. Le projet abouti propose une expositionpermanente qui occulte l’idée même de crise industrielle ainsique ses répercussions sociales. C’est l’occasion de faire tablerase du passé et de parier sur l’avenir, sans retour sur le passéindustriel de la région, pari qui oblige à diffuser les sciences et

23. H.P. Jeudy, « Le temps et les mémoires collectives » (p. 37), in :M.J. Choffel-Mailfert et H.J. Lüsebrinck (dir.), Regards croisésvers une culture transfrontalière, L’Harmattan, Paris, 1999.

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nouvelles technologies par des activités décontextualisées quiprocurent la vision d’une culture universaliste accordée auxenjeux de l’excellence technologique.

La figure de la conversion, qui nourrit beaucoup de projetsactuels de réaffectation d’installations ou de bâtiments techni-ques, témoigne de ce que la constitution de l’ordre symboliquese joue au cœur de la tension entre le global et le local, met enscène un même affrontement ordonné à une fonction idéolo-gique, celle qui oppose des logiques identitaires aux logiquesexogènes.

• La conquête

L’aboutissement de la logique de conversion des patrimoines etdonc de requalification de l’espace prend souvent la figure dela conquête ordonnée au développement d’activités économi-ques. Les exemples en sont nombreux. Ainsi, à Nœud-les-Mines, un ancien terril sert de piste de ski; à Hagondange, hautlieu de la sidérurgie, l’industrie sidérurgique a cédé la place à unparc d’attraction; à Witterheim, au cœur des anciennes exploi-tations du bassin potassique de Haute-Alsace, Décathlon vientd’inaugurer son premier parc sportif de France. Le patrimoineet la culture peuvent ainsi participer à un redéploiementéconomique global du territoire. C’est ce qu’illustre le discourspolitique à travers le concept de «Pôle d’Économie du Patri-moine» élaboré en 1994 par le Comité Interministériel àl’Aménagement du Territoire. Celui-ci poursuit «l’objectif deremédier aux inconvénients du tourisme de masse, dont l’acti-vité uniquement saisonnière et ponctuelle géographiquement,ne produit qu’un développement limité».

Le rôle de la médiation n’est plus ici un rôle de remédiation:

L’ambition des « pôles d’économie du patrimoine » est deconstruire des projets de territoire qui utilisent le patrimoinenon plus comme de simples objets culturels ou touristiques,mais comme des atouts importants d’un développementinnovant, adapté aux réalités du monde rural, en phase avec

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les attentes des citoyens, connecté avec l’ensemble de l’acti-vité économique, délibérément inscrit dans notre modernité24.

Ce concept charrie un ensemble de références, de représen-tations qui composent le nouvel imaginaire et domestiquent laculture pour donner une extension aux systèmes productifslocaux. Les productions culturelles endogènes sont dès lors auxprises avec des logiques exogènes. On assiste à un mouvementde déterritorialisation effective (dont Deleuze et Guattari ontpu analyser les fonctions idéogiques et politiques25) qui désap-proprie les acteurs de leur culture, convertit le territoire en lieude production de richesses, l’appelle à une autre conversion quicontinue à produire et offre une plus-value culturelle.

Le territoire participe alors de la manipulation des symbo-les qui est ordonnée à la conquête des marchés: il est le lieu oùl’on va pouvoir vendre de l’identité, et donc de la différence.«Qui donc, demande Benjamin Barber, va défendre l’intérêtpublic, nos biens communs, dans ce monde darwinien desociétés prédatrices qui se contentent de contrôler les référentssymboliques essentiels de la civilisation26 ? »

Ces quelques exemples témoignent des enjeux liés aupatrimoine, et plus précisément du fait que la patrimoniali-sation est guettée par le risque du refoulement et de la dissi-mulation des déterminations matérielles des pratiques sociales.Ce refoulement a une fonction que nous avons proposé delire en regard de la territorialité. Autrement dit, l’hypothèseque nous avons formulée se trouve ici confirmée: la médiationculturelle, par la voie du patrimoine, concrétiserait la fonctionintégrative et normative du local. L’instrumentalisation quele politique rend ainsi légitime, tant par la visée de la

24. Le Pôle d’Économie du Patrimoine, DATAR, 1994.25. On pourra se reporter à G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-

Œdipe, capitalisme et schizophrénie, éd. De Minuit, Paris, 1992,493 pages.

26. B. Barber, cité par J.C. Guillebaud, op. cit., p. 201.

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restauration du lien social que par celle du développement denouvelles niches économiques, est à lire en regard de l’articu-lation de la territorialité à la mondialisation. Pour autant,faut-il enfermer le rôle de la médiation dans les figures dequalification normative et de conversion qui favorisent larencontre entre l’efficacité de l’économique, l’instrumen-tation de la communication et l’universalité de la culture?

Nous avons montré que la figure de réhabilitation quiapparaissait comme la préservation d’une forme ultimed’appartenance avait un statut de transition limité dans letemps. Or, l’observation des dynamiques auxquelles donnentlieu des activités de médiation liées aux activités artistiquesautorise une autre figure qui donnerait au rôle de transitionun statut durable à travers la figure du passeur.

Médiation et redécouverte de la territorialité

La figure du «passeur»

Michel Serres a imaginé un troisième homme, dans un « tierslieu», figure qu’il est tentant d’étendre au champ de la média-tion culturelle : «En cet espace médian se lève, en effet, trans-parent, invisible, le fantôme d’un troisième homme, connectantl’échange entre le même et l’autre, abrégeant le passage entrele prochain et le lointain, dont le corps croisé ou fonduenchaîne les extrémités opposées des différences ou les sem-blables transitions d’identités27 ». Cette figure du passeur, quin’est pas enfermée dans l’alternative définie entre l’illusionidentitaire et la mondialisation économique, invente une dyna-mique d’animation pensée en regard des mutations d’attitudeset de comportements qui peuvent bénéficier à une revitalisationdu territoire et à une qualification des populations.

27. M. Serres, Atlas, éd. Julliard, 1994, p. 29.

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Cette voie peut être illustrée à partir d’un domained’intervention culturelle longtemps marginalisé en France,en particulier par les politiques publiques de la culture.Nous faisons ici référence à l’Éducation populaire, qui ajoué un rôle historique de ferment dans l’organisation dumouvement social et dans l’inscription de la culture dansune réelle visée politique. Depuis le Front Populaire, en1936, elle poursuit, par la voie associative, un ambitieuxprojet d’action culturelle, voué à l’articulation des deuxformes de la culture idéologiquement opposées, la culturepour l’élite et la culture populaire.

Un de ces réseaux d’éducation populaire, «Scènes etterritoires», créé en Lorraine, met en œuvre son actiond’aménagement culturel du territoire à l’échelle de la régionet vient d’être reconnu «Scène conventionnée» par leministère de la Culture.

La médiation par l’intervention artistique résulte ici d’unepolitique concertée et donc d’un travail en réseau, avec desélus locaux, des acteurs responsables associatifs bénévolesdes collectivités, et des professionnels de la médiation ayantun double objectif : d’une part, faire reconnaître « l’actionculturelle comme composante du développement28 » ; d’autrepart, proposer « la découverte des expressions artistiquescontemporaines pour des publics éloignésdes pôles culturels»,par une multiplicité d’approches qui intègre des activités decréation, de sensibilisation, de formation et de diffusionartistique.

En accueillant un spectacle, un artiste ou une compagnieen résidence dans les plus petits villages de la région, dans desespaces qui vivent la mise à l’écart et la crise de sens, l’interven-tion artistique éclaire ici la fonction du passeur, telle queMichel Serres l’a tracée: parce que «l’affolement peut être

28. Statuts de l’Association « Scènes et territoires en Lorraine ».

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grand au milieu de la rivière. Pour éviter les noyades, l’intermé-diaire est indispensable29».

Parce que cette action entend donner les clés de lecture quipermettront aux populations privées des références requises, del’«habitus», de construire leurs propres significations et doncde vivre une expérience propre d’autonomie, elle devientl’auxiliaire nécessaire qui permet «rencontre, intérêt, intégra-tion, projet de réutilisation, éveil à autre chose, aux autres et àsoi-même30».

L’espace théatralisé offre un mode d’appréhension dupatrimoine qui met en jeu la mémoire sociale liée au récit etremet en scène les mémoires collectives. Ainsi une compagniede marionnettistes a-t-elle établi une résidence d’un mois dansune petite commune pour monter un spectacle librementinspiré de la légende de saint Nicolas, dont la fête traditionnelledonne lieu à de grandes manifestations populaires et locales.L’intervention artistique ainsi légitimée, réinscrite dans unsystème de valeurs, devient une «manifestation» au sens fort duterme: c’est toute la population du village qui prend corps,collectivement, et qui remplit la salle de spectacle, «les person-nes ne sont plus simplement face à face, mais parlent dequelque chose qui existe et œuvre sur quelque chose qui existeen dehors d’elles».

Ce concept d’action culturelle, qui tente d’inventer undéveloppement culturel des territoires, prend le parti d’être endécalage par rapport aux attentes des publics, ce qui supposequ’on refuse le clientélisme afin de proposer des expériencessensibles qui, par l’intermédiaire de l’art vivant, du spectacle,de la pratique de l’art plastique, seront autant d’invitations auvoyage. Dans cette métaphore du voyage, qui est essentielle

29. M. Serres, entretien, revue Vice-Versa, 1991.30. Annie Cardinet, Pratiquer la médiation en pédagogie, Dunod,

Paris, 1995, p. 52.

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pour le passeurde Michel Serres «parce que je n’ai rien apprisque je ne sois parti, ni enseigné autrui sans l’inviter à quitter sonnid», chaque seuil de passage implique que l’on déconstruisepour reconstruire. L’expérience esthétique est ici nécessairepour échapper à une problématique de la consommation deproduits culturels, pour nous permettre de comprendre com-ment un genre, un objet, une œuvre peuvent entraîner unchangement d’attitude allant à l’encontre d’expériences fami-lières ou renouvelant l’expérience commune. La médiationculturelle propose ces points de passage obligés qui invitentl’individu à sortir d’une relation spéculaire, qui entretient lemirage identitaire, pour le conduire vers d’autres espaces où ilse reconnaîtra dans une identité territorialisée, certes, maisouverte, par l’expérience esthétique, à l’activité cognitive et aumétissage culturel.

Cette expérience tentée au sein de l’Éducation populaire estintéressante parce qu’elle montre que c’est par la diversité deschemins empruntés par la culture que ce passageest possible.Qu’il s’agisse de travestir un musée en décor pour y mettre enscène un récit, de proposer des ateliers d’écriture pour réécriredes légendes qui seront fondatrices au regard d’une collectivitésans passé commun, d’investir le site d’une usine fermée poury proposer des spectacles et des concerts, les modalités expéri-mentées, les formes et combinaisons inventées permettent unecréativité sociale. Celle-ci ouvre de multiples voies pour déve-lopper des expériences esthétiques et permettre à des popula-tions de réinventer la territorialité. Elle nous conduit alors versdes rivages qui échappent à l’enfermement défini par l’opposi-tion des lieux identitaires aux non-lieux de la mondialisation.Nous pensons que cette voie permet de redéfinir l’horizon visépar la médiation à l’échelle du territoire, et en particulier dedistinguer celui d’une culture mondialisée de celui d’uneuniversalité de la culture.

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La médiation culturelle : territoire d’enjeuxet enjeu de territoires

Sur ce point, Baudrillard nous éclaire:

Mondialité et universalité ne vont pas de pair, elles seraientplutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation estcelle des techniques, du marché, du tourisme, de l’infor-mation. L’universalité est celle des valeurs, des droits del’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. Lamondialisation semble irréversible, l’universel serait plutôten voie de disparition31.

La recomposition du paysage culturel, peut tempérercette vision pessimiste qui annonce l’avènement d’un totalita-risme culturel ordonnant les différences au règne exclusif del’économie. Par la voie de politiques territorialisées qui auto-risent la multiplicité, des moyens de passage vers les rives del’universel peuvent être sans cesse explorés.

«Il m’arrive maintenant de parler d’universel; mais celuique je propose est bigarré, mélangé, métissé, bariolé comme lemanteau d’Arlequin32.» La figure du passeur aurait pu êtreillustrée par bien d’autres exemples d’interventions culturelles,inventant autant de voies de résistance, d’appropriation, d’auto-nomie, autant de modes de tissages de ce manteau d’Arlequin.La médiation culturelle à l’échelle des «territoires vécus» nemanque pas, en effet, d’inventivité pour explorer des modesd’action qui s’opposent à une fonction intégrative et norma-tive. En ce sens, si la médiation peut être un outil de gestion duterritoire, elle peut aussi être un moyen de le réinventer sanspour autant le nier, par des pratiques qui échappent à l’hégé-monie d’un référent culturel, comme à la globalisation du toutculturel, et renouent avec d’autres systèmes de signification.

En offrant des temps d’expérience pratique et vivante,individuelle et collective, les activités culturelles territorialiséespeuvent tisser ce «tiers lieu» où le jeu des identifications et des

31. J. Baudrillard, cité par J.C. Guillebaud, op. cit.32. Un entretien avec M. Serres, Le Monde, « Débats », 21 fév. 1992.

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«désidentifications» trouve une place et une visée. Le véritableenjeu de la médiation culturelle serait alors d’instaurer cesespaces d’énonciation propres au territoire et de participerdirectement au processus qui fonde symboliquement l’espacecommun.

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Chapitre 7

LA MÉDIATION AU MUSÉEDE LA CIVILISATION

Yves BergeronDirecteur du Service de la recherche et de l’évaluation

Avec la collaboration d’André Allaireet de Luc Dupont

Musée de la civilisation de Québec

Lorsque Bernard Schiele m’a proposé de présenter unecommunication dans le cadre du colloque ayant pour thèmegénéral «Patrimoine et médiation», plusieurs possibilitéss’offraient à moi. Compte tenu du dépôt récent de la Propo-sition de politique du patrimoine culturel, il m’était possiblede construire cette communication en faisant référence auxtravaux du groupe-conseil présidé par le directeur d’alors duMusée de la civilisation, Roland Arpin. J’ai eu l’occasion deseconder M. Arpin à titre de corédacteur du rapport1. De

1. Arpin, Roland (président du groupe-conseil) et al. Un présentdu passé. Proposition de politique du patrimoine culturel déposéeà Agnès Maltais, ministre de la Culture et des Communications duQuébec, Québec, groupe-conseil sur la politique du patrimoineculturel, 2000, 240 p.Site internet du ministère de la Culture et des Communicationsdu Québec : www.politique-patrimoine.org

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plus, j’ai eu l’occasion de coordonner les travaux du groupe-conseil de septembre 1999 à novembre 2000 et d’éditer lesmémoires déposés par les organismes et les institutions2.Cette proposition de politique du patrimoine culturel adresséeà la ministre de la Culture et des Communications du Québecpose un regard rétrospectif sur l’évolution du concept depatrimoine dans la société québécoise.

Le fait que ce mandat ait été confié par la ministre audirecteur de l’époque du Musée de la civilisation n’est pasle fruit du hasard. Roland Arpin, qui a œuvré pendant denombreuses années à titre de sous-ministre à la Culture, aconduit plusieurs dossiers de même nature au sein dugouvernement québécois3. De plus, on doit souligner queson statut de directeur général du Musée de la civilisationa également contribué à cette notoriété.

Ayant participé à la rédaction de cette politique et aprèsavoir longuement réfléchi à la place du patrimoine dans lasociété, j’avais donc la possibilité de structurer cettecommunication autour de la question du patrimoine et durôle spécifique de médiation des musées. J’ai pourtant choisid’opter pour un point de vue différent. Les muséologuesont la responsabilité de réfléchir sur leurs pratiques et sur lesgrandes questions liées au patrimoine, mais ils ont égalementla responsabilité première de produire des expositions et desactivités destinées au public. Compte tenu de cette pers-pective, il m’a semblé important de réfléchir sur la médiationen tenant compte de ceux et de celles qui fréquentent le

2. Yves Bergeron (dir.), La question du patrimoine au Québec.Recueil des mémoires et documents déposés par les organismes augroupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel (octobre1999-mai 2000), Québec, 2000, 517 p.

3. On lui doit notamment Une politique de la culture et des artsproposée à madame Liza Frulla-Hébert, ministre des Affairesculturelles du Québec, Québec, Les Publications du Québec,1991, 328 p.

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Musée. D’ailleurs, le Musée de la civilisation a construit sanotoriété en centrant son concept et sa programmation surles publics. J’ai donc choisi d’explorer cette question pluspragmatique de la médiation.

J’ai voulu démontrer dans ce texte qu’il n’existe pas devéritable médiation sans qu’on se préoccupe de ceux et decelles qui fréquentent les musées. C’était également l’occasionde réfléchir aux tendances qui devraient influencer les attenteset les comportements des visiteurs dans les prochaines années.Bien qu’il soit important de tenir compte des grandestendances sociétales, les événements du 11 septembre 2001nous auraient probablement orientés vers d’autres pistes deréflexion. Il est clair depuis cette date charnière qu’on observedes changements importants des clientèles touristiques. Ceciétant dit, les grandes tendances retenues demeurentd’actualité et méritent d’être explorées plus attentivement.

J’utilise l’expression «l’obsession des visiteurs» pourcaricaturer en quelque sorte cette obsession des gestionnairesde musées, mais il n’en demeure pas moins que sans visiteursles musées perdent leur sens véritable. Ce sont, bien sûr, desinstitutions qui ont la responsabilité de conserver les œuvreset les objets, mais elles ont également le devoir de maintenirun dialogue constant avec les publics qui font des muséesun lieu vivant, un lieu de médiation véritable.

La médiation au Musée de la civilisation

Sur le plan théorique, la médiation constitue sans aucundoute un sujet stimulant pour amorcer un débat sur ce quipourrait être qualifié de fonction invisible des musées. Jesignale cette précision simplement pour rappeler que lesgrandes définitions des musées laissent le plus souvent dansl’ombre cette dimension essentielle de l’activité muséale.

Il n’en demeure pas moins que les enquêtes révèlent que lesvisiteurs des musées sont de plus en plus éduqués et qu’ils

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fréquentent les musées avant tout pour apprendre. Rappelons,à cet effet, le colloque conjoint de l’AMC et de la SMQ tenuà Montréal en 1995 et qui avait pour thème «Le Musée, lieu departage des savoirs4». Les actes de ce colloque avaient d’ailleursfait l’objet d’une publication dans la collection «Muséo» éditéepar le Musée de la civilisation5.

Il m’a semblé approprié d’aborder la problématique de lamédiation au Musée de la civilisation sous un angle particulier.Partant du principe que la médiation demeure un processuspermettant aux musées de jouer un rôle d’intermédiaire entreles savoirs et les publics, j’aborderai des questions qui mesemblent incontournables dans le contexte actuel. À mon sens,pour qu’il y ait un véritable dialogue entre les musées et lespublics qui les fréquentent, on doit d’abord bien cerner lescomportements et les attentes de ces publics. De même, on doitêtre attentif aux tendances qui émergent. En d’autres termes,il me semble essentiel de poser un regard prospectif de manièreà identifier les enjeux qui s’imposeront bientôt aux musées àl’égard de la médiation.

Le cas du Musée de la civilisation

Depuis son ouverture en 1988, le Musée de la civilisation n’ajamais cessé de susciter les débats. Les concepteurs du Muséeont voulu faire de cette institution un musée ouvert sur lemonde et sur les questions qui préoccupent les Québécois. Dèsl’adoption du concept muséologique, on a souhaité préciser lapersonnalité propre du Musée. Au-delà des grandes fonctionsque sont la conservation, la recherche et la diffusion, on s’est

4. Michel Côté et Annette Viel (dir.), Le Musée : lieu de partage dessavoirs, Montréal/Québec, Société des musées québécois/Muséede la civilisation, 1995, 343 p.

5. Tiré de Marie-Charlotte de Koninck, dans Roland Arpin, « LeMusée de la civilisation : lieu de savoir mobiles et souples »,Perspectives et prospectives. Regards sur le musée, 2001.

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efforcé de définir les critères qui feraient de cette institution unmusée ouvert, un musée populaire, un musée polyvalent quifavorise la participation et un musée enraciné dans la société6.

Un monde en continuité et en devenir, telle est la préoc-cupation centrale du nouveau Musée de la civilisation. […]

Le Musée de la civilisation devra faire des choix difficilespour demeurer fidèle à ces orientations. Il les fera en pensantaux visiteurs d’ici et d’ailleurs qu’il doit desservir. Ce Muséese veut d’abord un apport et un soutien à ceux et à celles quis’intéressent aux phénomènes de civilisation. Lieu de plaisir,de détente, de réflexion, de connaissance, d’étonnement, leMusée de la civilisation veut permettre au visiteur d’établirun rapport critique avec son histoire, sa culture. Il veutégalement lui donner une connaissance du passé qui luifournira des éléments de lecture et d’analyse des problèmesprésents et peut-être même des solutions pour l’avenir.Pour ce faire, le Musée rend accessible et fait connaître unprécieux héritage qu’il éclaire par la science et la mise envaleur7.

On souhaitait donc un musée ouvert aux idées et aux pointsde vue. C’est ce qui explique ce parti pris pour les approchesmultidisciplinaires. En somme, le Musée se fait un pointd’honneur de ne jamais privilégier une approche unique. En cesens, il ne se définit pas comme un musée disciplinaire, bien aucontraire. Ce n’est pas un musée d’anthropologie ou d’ethno-graphie, pas plus qu’un musée d’histoire ou de sciences. Nouspréférons présenter la culture et les faits de civilisation sanspartis pris, c’est-à-dire sans le prisme unique et déformantd’une discipline. Aussi, nous préférons faire appel à la socio-logie, à la géographie, à la physique ou à la philosophie, selon

6. Roland Arpin, Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques,Québec, MultiMondes/Musée de la civilisation, Québec, 1992,p. 36-38.

7. Roland Arpin, Mission, concept et orientations. Un monde encontinuité et en devenir…, Musée de la civilisation, Québec,1987, p. 5.

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le cas, pour apporter un éclairage neuf et complémentaire. Bref,on ne voulait pas d’un musée qui monologue.

Médiation ou vulgarisation?

Cette approche nous a conduits tout naturellement à rejoindrele grand public. La question des publics demeure une préoccu-pation fondamentale au Musée. Les visiteurs, comme on leverra, demeurent au cœur de la programmation. Bien que cettepréoccupation pour les publics apparaisse comme une inten-tion louable sur le plan théorique, on a souvent reproché auMusée de la civilisation d’être un musée populaire trop centrésur les attentes du public. Voilà un paradoxe qui peut semblerétonnant à plusieurs égards. Rappelons que chaque projet dediffusion, quelle que soit son envergure, prend appui sur unedémarche scientifique rigoureuse qui s’ouvre à plusieurs pointsde vue. D’autre part, le traitement des messages favorise ce queplusieurs qualifient de vulgarisation, au sens péjoratif. Je croispersonnellement que cette attention toute particulière duMusée pour communiquer les contenus le plus clairementpossible s’inscrit plutôt dans une démarche de médiation.Contrairement à bien des musées qui placent les œuvres et lesobjets au centre de leur mission, le Musée de la civilisation placele savoir au cœur de ses préoccupations. Faire le pont entre lessavoirs et les publics, c’est-à-dire jouer le rôle de médiateurentre les savoirs et les visiteurs, voilà ce qui anime fondamen-talement l’équipe du Musée.

Dans Le musée de la civilisation. Concept et pratiques, ledirecteur général, Roland Arpin écrivait :

La multiplication des modes de communication, la démarchefondamentalement éducative du Musée, sa volonté d’êtreun acteur social et un partenaire dans le développementculturel le conduisent à offrir aux visiteurs un programmevarié et adapté. Experts, amateurs avertis ou néophytes sont

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invités à échanger, à découvrir ou à pousser plus loin leurréflexion et leur désir de connaître […]8.

En d’autres termes, un musée qui se veut accessible doitmettre en œuvre tous les moyens possibles pour que les diverspublics qui le fréquentent puissent y trouver ce qu’ils souhai-tent. Les plus instruits comme les moins instruits doiventpouvoir retrouver l’information adaptée de manière à favoriserla convivialité et, par là même, à susciter l’interaction et unvéritable dialogue avec les visiteurs.

Par ses choix d’expositions, le Musée aborde des questionssociales et engage le dialogue avec les visiteurs. Rappelonssimplement quelques expositions marquantes : Souffrir pourêtre belle, Les enfants des guerres, La mort à vivre, Femmes, corpset âme, Les droits de l’homme et, plus récemment, Métissages.L’exposition constitue, bien sûr, un premier contact avec levisiteur, mais les activités culturelles et éducatives permettentdes échanges plus directs sur de grandes questions actuellescomme la pauvreté, les nouveaux métissages, le partage desrichesses ou les enjeux géopolitiques.

Dans un récent bilan des activités du Musée de la civilisa-tion, la directrice du Service de l’action culturelle, Hélène Pagé,écrivait à juste titre:

Il y a une perception des musées qui est assez évidente, lesmusées conservent et diffusent ; ce qui est moins évidentc’est que les musées sont des lieux de création, sont des lieuxproducteurs de sens, qu’ils ont un discours et que de plus enplus, le public exigera d’entendre ces discours parce queglobalement, les sociétés sont en quête de sens. Dans cecontexte, l’action culturelle est appelée à un rôle encore plusgrand, parce qu’elle peut réagir rapidement, qu’elle peututiliser une panoplie de moyens, simples, efficaces pour yarriver.

8. Roland Arpin, Le Musée de la civilisation. Concept et pratiques,MultiMondes/Musée de la civilisation, Québec, 1992, p. 37.

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L’assertion suivante peut paraître prétentieuse, nous lacroyons tout de même assez juste. L’Action culturelle auMusée de la civilisation a été à l’écoute du public, elle aurapermis de réelles rencontres, aura soulevé des interrogations,des oppositions, des doutes, des actions. Mais surtout, elley a toujours été soucieuse de l’intelligence du public, alaissé place à la réactivité, à de réelles rencontres, on y a étéproactif. De plus, il y a eu l’espace chez nous pour laréflexion, le ludique, l’émotion, la découverte9.

Dès sa conception, le directeur général d’alors du Musée,M. Roland Arpin, souhaitait une institution au service de lasociété.

Des musées qui placent également au cœur de leurspréoccupations le respect de l’intelligence et la confiancedans la créativité de leurs visiteurs. Pour de tels musées,poser la question de la pertinence de leur engagement dansla société c’est, à toutes fins utiles, donner la réponse. Cechoix est déjà derrière eux. Ce qui est encore devant eux,c’est la recherche de ces certitudes que j’ai évoquée, espérantsecrètement que les réponses tardent à venir, car des muséesau service de la société ne peuvent qu’être des musées àl’image de la société et, si tel est le cas, les musées sontencore, et pour longtemps, des institutions qui soulèventplus de questions qu’elles ne donnent de réponses. Deslieux qui placent l’intelligence au plus haut niveau desvaleurs à protéger, des valeurs que ni la rouille, ni la poussière,ni l’humidité ne sauraient inéluctablement atteindre10.

Il faut également rappeler que le concept du Musée plaçaitdès son ouverture la diffusion, c’est-à-dire les expositions, lesactivités éducatives et les activités culturelles au premier plan.De l’extérieur, les activités de conservation semblent moins

9. Hélène Pagé, « L’action culturelle au Musée de la civilisation »,Perspectives et prospectives. Regards sur le musée, Musée de lacivilisation, Québec, 2001, p. 127.

10. Roland Arpin, « Plaidoyer pour des musées au service de lasociété », dans Des musées pour aujourd’hui, Musée de lacivilisation, Québec, 1997, p. 49.

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visibles. Cette perception, il faut se le rappeler, a fait l’objet descandales et de protestations au sein du réseau des muséesquébécois au tournant des années 1990. Pourtant, le Musée dela civilisation a consacré des efforts particuliers pour dévelop-per, rendre accessible et diffuser sa collection nationale. Plus de5000 œuvres et objets sont prêtés chaque année à des musées,à des centres d’expositions ou à des maisons historiques. Je nepeux passer sous silence le programme Patrimoine à domicilequi connaît un succès remarquable depuis quatre ans et quipermet à des citoyens de rencontrer des conservateurs etd’échanger avec eux sur la valeur de leur propre patrimoine.Quoi qu’il en soit, il me semble que cette prise de position duMusée a permis de créer un milieu propice aux débats et à laréflexion sur le rôle social du musée.

Laisser des traces

Pour que le temps conserve la mémoire de ce qui s’est réalisé,le Musée de la civilisation a choisi de publier largement car ilapparaît essentiel de laisser des traces tangibles du savoir, desdébats et des réflexions. C’est pourquoi nous avons créé descollections particulières pour les grandes conférences, les actesde colloque ou les travaux des chercheurs. Nous disposons ainside six grandes collections:1. La collection IMAGES DE SOCIÉTÉ (Fides/Musée de la

civilisation) destinée au grand public dans les librairies;

2. La collection VOIR ET SAVOIR (Fides/Musée de lacivilisation) ;

3. La collection LES PREMIÈRES NATIONS (PublicationsGraphicor, Musée de la civilisation et le ministère del’Éducation) destinée particulièrement aux jeunes deplus de 9 ans et plus spécifiquement au deuxième cycledu primaire ;

4. La collection GRANDES CONFÉRENCES (Fides/Muséede la civilisation) qui rend accessible les exposés de

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personnalités importantes, invitées par le Musée à seprononcer sur les grands enjeux d’aujourd’hui;

5. La collection MUSÉO réalisée en coédition et quiprésente des analyses et des explorations de la pratiquemuséologique au Québec et à l’étranger;

6. La collection LES CAHIERS DU MUSÉE DE LA CIVILISA-TION qui réunit des écrits spécialisés touchant troisaspects de la pratique muséologique propre au Muséeet se découpe en trois catégories:

– la recherche thématique,– la pratique muséale,– les collections.

Outre ces six collections, le Musée publie également encollaboration avec divers éditeurs et partenaires. Mention-nons simplement le guide d’enquête par sondage Connaîtreses visiteurs11 publié en collaboration avec la Société desmusées québécois, qui a ensuite été édité en anglais et enespagnol pour le colloque ICOM 2001 à Barcelone.

La politique éditoriale du Musée a donné lieu à uneapproche non conventionnelle pour les musées. Plutôt que denous contenter de publier des catalogues classiques qui présen-tent le contenu d’une exposition, nous avons choisi de publierégalement des livres qui apparaissent en marge des expositionscomme des compléments à la visite. Ainsi, la collection «Ima-ges de société» publiée conjointement avec Fides permet

11. Connaître ses visiteurs. Guide d’enquête par sondage, Montréal,Société des musées québécois, Musée de la civilisation, 2000,116 p.Know your visitors. Survey guide, Montréal, Société des muséesquébécois, Musée de la civilisation, 2001, 120 p.Conozca a sus visitantes. Guia de encuesta por sondeo, Montréal,Société des musées québécois, Musée de la civilisation, 2000,122 p.

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d’offrir au public des ouvrages qui livrent une partie ducontenu scientifique qu’on ne peut retrouver dans l’exposition.Ces ouvrages sont habituellement coordonnés par les chargésde recherche. En somme, nous présentons des livres qui ne sontpas la répétition du contenu des expositions mais plutôt desouvrages de réflexion. Citons au passage : De La famille Plouffeà La petite vie12, Déclics. Art et société13 et France-Québec. Imageset Mirages14.

À cette typologie des publications s’ajoute la production decatalogues qui accompagnent certaines expositions, tels Syrie,terre de civilisation15, Un art de vivre. Le meuble de goût à l’époquevictorienne au Québec16 et plus récemment, Diamants17.

Regard rétrospectif

Puisqu’il est ici question du Musée de la civilisation, faisonsun bref retour en arrière pour comprendre les fondements decette institution et les rapports que nous entretenons avec lamédiation.

12. Jean-Pierre Deshaulniers, De La famille Plouffe à La petite vie,Les Québécois et leurs téléromans, Montréal, Fides/Musée de lacivilisation 1996, 120 p.

13. Déclics. Art et société. Le Québec des années 1960-1970, Montréal,Fides/Musée de la civilisation/Musée d’art contemporain deMontréal, 1999, 255 p.

14. France-Québec. Images et Mirages, Montréal/Fides/Musée de lacivilisation, Musée national des arts et traditions populaires àParis, 1999, 248 p.

15. Michel Fortin, Syrie, terre de civilisations, Québec, Musée de lacivilisation/Éditions de l’Homme, Québec/Montréal, 1999,348 p. Il existe également une édition en anglais et une éditionen allemand.

16. John R. Porter (dir.), Un art de vivre. Le meuble de goût àl’époque victorienne au Québec, Montréal/Québec, Musée desbeaux-arts de Montréal/Musée de la civilisation, 1993, 527 p.

17. Diamants. Au cœur de la Terre, au cœur des Étoiles, au cœur duPouvoir, Paris, Société nouvelle Adam Biro/Musée nationald’histoire naturelle/Musée de la civilisation, 2001, 351 p.

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Dans les musées plus que dans toute autre institution, noussommes à même de constater que la mémoire est une facultéqui oublie. Bien que tous s’entendent maintenant sur lecaractère particulier du Musée de la civilisation, on oublie qu’ilprend sa source dans un débat de fond qui a forcé les muséologuesà réfléchir sur le rôle du musée dans la société québécoise.

De l’Institut national de la civilisationdu Québec au Musée de l’homme d’ici

De mémoire, on attribue l’origine du Musée de la civilisationau projet de Denis Vaugeois. Le ministre des Affaires culturel-les déposait en 1979 un rapport intitulé Le Musée du Québec endevenir. Cependant, il faut remonter à 1967 pour retrouverl’origine de ce projet.

Dans un article intitulé «Longue gestation d’un jeunemusée»18, Gérald Grandmont évoque un épisode peu connu del’histoire du Musée de la civilisation. En 1966, Michel Gaumond,chef du Service d’archéologie au ministère des Affaires culturel-les, soumettait un projet suggérant de créer un Musée del’homme à la prison des femmes de Québec. Faisant suite à cetteproposition, Jean-Claude Dupont recommandait de créer plu-tôt un Institut national de la civilisation du Québec.

Le 17 novembre 1967, Jean-Claude Dupont déposait àAndré Giroux, de la Direction générale de la diffusion de laculture au ministère des Affaires culturelles, un mémoire« visant à remplacer le Musée de l’homme du Québec parL’Institut national de la civilisation du Québec et les Galeriesde la civilisation du Québec19». Ce rapport est éclairant à plus

18. Gérald Grandmont, « Longue gestation d’un jeune musée »,Cap-aux-Diamants, no 25, printemps 1991, p. 56-59.

19. Jean-Claude Dupont, « Projet visant à remplacer le Musée del’homme du Québec par L’Institut national de la civilisation duQuébec et les Galeries de la civilisation du Québec », Service duMusée de l’homme du Québec, 13 novembre 1967, 24 p.

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d’un titre, D’abord, parce que Jean-Claude Dupont définit lesbases du Musée de l’homme du Québec, qu’il préfère identifiersous le titre d’Institut national de la civilisation du Québec.Ensuite, parce qu’il trace les grandes lignes d’un bilan sur lasituation des musées au Québec20.

Après une courte période, au début des années 1970,l’Institut national de la civilisation disparaît discrètement.L’équipe de l’Institut se réparti peu à peu au sein de diversservices du Ministère: archéologie, ethnologie, Direction gé-nérale du patrimoine et Direction des musées21. L’idée del’Institut réapparaît cependant en 1976 alors que le ministreJean-Paul L’Allier propose dans un livre vert la création d’unInstitut d’histoire et de civilisation22. La défaite des libéraux en1976 retardera le projet mais le nouveau ministre des Affairesculturelles, Denis Vaugeois, reprendra pour sa part le projet deMusée de l’homme du Québec, rebaptisé Musée de l’hommed’ici. Ce concept muséologique, présenté dans le documentintitulé «Le Musée du Québec en devenir23», se heurte toute-fois à une vive résistance de la part du milieu des arts.

On rappelle dans ce rapport que le Musée du Québec,depuis son inauguration en 1933, ne s’était jamais «vu assignerun rôle précis par les autorités gouvernementales, si bien qu’ilconnut diverses orientations, au gré des directeurs, chacun

20. Voir à ce sujet : Yves Bergeron et Roland Arpin, « Jean-ClaudeDupont : du Musée de l’homme du Québec au projet d’Institutnational de la civilisation », Entre Beauce et Acadie. Facettes d’unparcours ethnologique, les Presses de l’Université Laval, Québec,p. 497. (p. 407-421).

21. Gérald Grandmont, op. cit., p. 56.22. Op. cit., p. 56-57.23. Le Musée du Québec en devenir. Concept muséologique, ministère

des Affaires culturelles, 1979, 73 p.Voir également : Le Musée du Québec et son avenir. Programmemuséologique, ministère des Affaires culturelles, 1979, 315 p.

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privilégiant tel ou tel aspect de la culture québécoise et telle outelle utilisation des ressources disponibles24».

Le ministre des Affaires culturelles du Québec souhaitaitalors élargir la vocation du Musée du Québec. En somme, leMinistère espérait conserver le volet beaux-arts et y ajouter unnouveau volet:

En choisissant pour objet de son action l’homme d’ici,étudié dans une perspective à la fois culturelle et sociolo-gique, le Musée du Québec s’engage carrément dans lechamp d’intérêt des sciences humaines. Il écarte, du mêmecoup, les sciences naturelles et la technologie. Et, bien qu’ilse propose de mettre en valeur une importante collectiond’art, le Musée du Québec cherchera, en ce domaine, àmontrer comment l’art fait partie de la vie de notre commu-nauté et s’y intègre sans heurt ni hiatus.

De ce qui vient d’être dit, on comprendra que le Musée duQuébec s’inscrira plutôt dans la lignée des musées del’Homme, lesquels visent, en général, à regrouper la sommedes connaissances acquises sur l’espèce humaine. Bien peu demusées de l’homme ne dévient point, cependant, de l’hommeuniversel vers l’homme national, objet plus pro-privilégiantdes perspectives assez semblables à celles qu’on retrouve dansles musées de l’homme, le Musée du Québec se distingueranéanmoins de ces derniers par son option volontaire etclairement avouée en faveur de l’homme québécois25.

Cette proposition, qui fut suivie d’une consultation, suscitales plus vives réactions dans le milieu des musées au Québec. Ensomme, ce projet fut reçu comme une véritable hérésie et vécucomme un drame (déchirement). Comment pouvait-on envi-sager en 1979 de faire du Musée du Québec un musée nationalouvert à des questions de société. On assista alors à unepolarisation des positions. Des barricades s’érigèrent, au sens

24. Le Musée du Québec en devenir. op. cit., p. 15.25. Op. cit., p. 29-30.

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figuré bien sûr, entre le milieu des beaux-arts et les muséologuesdu ministère des Affaires culturelles.

Il faut retourner dans les journaux de l’époque pourconstater à quel point le débat prend des proportions démesu-rées. D’un côté comme de l’autre, les partisans adoptent uneattitude qui les place dans une situation de dialogue de sourds.Certains historiens de la muséologie ne retiennent de cettepériode que la confrontation, mais à mon sens, il y a beaucoupplus important à retenir: je crois surtout que le rapport fut leprétexte pour amorcer un véritable débat sur la fonction desmusées dans la société.

Quoi qu’il en soit, après quelques mois d’un débat quiressemblait plutôt à une querelle de disciplines, le gouverne-ment ne pouvait que reculer. Le Musée du Québec fut doncconfirmé dans sa mission de conservation et de diffusion del’art au Québec. Quant au second volet, consacré à l’hommed’ici, le Ministère choisit plutôt de réfléchir à nouveau à ceconcept et de préparer la création d’un musée national de lacivilisation. Il y avait, dans cette décision toute politique,préfiguration d’une tendance qui ne s’est pas démentie depuis.En fait, cette polarisation des positions ouvrait la porte à unespécialisation des musées. La conséquence la plus immédiate semanifeste dans la mission du Musée du Québec qui délaisseune partie importante de sa responsabilité initiale, qui était deconserver non seulement les œuvres mais également les objetspropres à retracer l’histoire du Québec.

La collection ethnographique constituée par le Musée duQuébec fut donc confiée à ce qui allait devenir le Musée de lacivilisation dans un projet de loi adopté en 198426.

26. Voir à cet effet : Richard Dubé, Trésors de société. Les collectionsdu Musée de la civilisation, Fides/Musée de la civilisation, Québec,1998, 255 p.

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Avec le recul, on constate que ce qui s’annonçait comme unéchec en 1979 s’est transformé en succès. Même avec sonconcept muséologique propre, on doit reconnaître que le volet«civilisation» n’aurait jamais trouvé un véritable équilibre dansla structure du Musée du Québec. La création de deux struc-tures autonomes a donc permis le maintien et le développe-ment des missions respectives du Musée du Québec et duMusée de la civilisation.

Un lieu de réflexion

Revenons donc à notre fil conducteur, c’est-à-dire le muséecomme lieu de réflexion. L’expérience du Musée de la civilisa-tion démontre que lorsque la médiation s’engage véritable-ment, elle conduit au dialogue. Mais encore faut-il savoir avecqui nous souhaitons échanger. Pour y arriver, il faut connaîtreles publics qui fréquentent notre institution. À ce chapitre, leMusée de la civilisation se distingue dans la mesure où il s’estdoté, dès son ouverture, d’un Service de la recherche et del’évaluation. Cette structure nous a permis de suivre attentive-ment l’évolution de nos publics de 1988 à aujourd’hui.

Un musée pour qui ?Les publics du Musée de la civilisation

Le concept du Musée, élaboré en 1987, distinguait alors troistypes de publics: le public régulier, le public occasionnel et lepublic potentiel. En fait, dans l’argumentaire qui accompagnela définition de ces types de publics, le Musée précise sesobjectifs initiaux. Ainsi, on considère que pour conserver lepublic régulier, on doit satisfaire la curiosité et le désir d’ap-prendre des gens. Par ailleurs, on croit que le public occasion-nel s’intéresse surtout aux activités centrées sur la famille. C’estpourquoi on doit permettre à ce public, qui reproche généra-lement aux musées leur formalisme, de toucher et de faire desexpériences. C’est là le nouveau public que le Musée compte

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gagner. Celui-ci se confond d’ailleurs avec ce que l’on identifiecomme le public potentiel, c’est-à-dire ces personnes qui nefréquentent pas habituellement les institutions muséales. Bienque ce premier découpage nous apparaisse un peu naïf avec lerecul des années, on constate que le Musée se donnait alorspour défi de conquérir de nouveaux publics afin d’élargir et defidéliser sa clientèle locale et régionale.

Évolution des publics du Musée

Dans l’étude synthèse que nous avons récemment réalisée27, onconstate à quel point les publics du Musée ont changé au fil desannées, et les visiteurs actuels apparaissent bien différents deceux qui franchissaient les portes du Musée dans les premièresannées. Partant de ce constat, nous proposons ici une brèveanalyse de l’évolution de la fréquentation et du profil desvisiteurs du Musée de manière à mieux cerner les défis queposent ces changements pour l’avenir.

Première balise : la fréquentation

Globalement, on peut dire que la fréquentation s’est maintenuedurant les trois premières années financières, soit du 1er avril1989 au 31 mars 1992, le total annuel des entrées aux portesayant fluctué entre 741000 et 762000. Ensuite, on relève troisprincipales chutes de l’achalandage : entre 1991-1992 et 1992-1993, une baisse de 57 000 entrées ou 8%; entre 1995-1996 et1996-1997, une baisse de 35000 entrées ou 5%; plus récem-ment, entre 1998-1999 et 1999-2000, une baisse de 62000entrées ou 10%. À la fin de l’exercice financier 2000-2001, soitau 31 mars 2001, avec un total de près de 632000 entrées, leMusée a connu une augmentation appréciable de quelque49000 entrées ou 8% par rapport à l’année précédente. La

27. Allaire, André (1999), Portrait statistique de la fréquentation etdes visiteurs du Musée de la civilisation, 1988-1999, Les cahiersdu Musée de la civilisation, Québec, 62 p.

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tenue des deux grandes expositions internationales Syrie, terrede civilisations et Trésors du Musée national de la Marine de Parisn’est sûrement pas étrangère à ce rattrapage de la fréquentation.

Au 31 mars 2001, après un peu plus de 12 ans d’existence,le Musée a cumulé 8,3 millions d’entrées aux portes, ce quireprésente une moyenne annuelle d’environ 680000 entrées.Ce chiffre est somme toute exceptionnel et bien au-delà desprévisions initiales de 1988, qui annonçaient 300000 entréespour la première année.

Deuxième balise : la notoriété du Musée

L’un des succès les plus éclatants du Musée se situe certaine-ment au chapitre de la notoriété acquise auprès des Québé-coises et des Québécois. Les différents sondages de portéegénérale réalisés auprès de la population de la région métropo-litaine de Québec indiquent que le Musée de la civilisation seplace en tête des institutions muséales. Comparativement auMusée du Québec, le Musée est cité deux fois plus souvent. Ilsemble bien que l’accueil de nombreux groupes scolaires anotamment contribué au renom du Musée, puisque ces sonda-ges révèlent que, plus on est jeune, plus on a tendance ànommer en premier le Musée de la civilisation. L’inverse sevérifie en ce qui concerne le Musée du Québec.

Par ailleurs, un sondage Statmédia de la firme Jolicœur etassociés, réalisé à l’échelle provinciale en décembre 1997 auprèsde la population des 15 ans et plus, révèle que le Musée de lacivilisation se situait alors en première position quant à lanotoriété spontanée, avec 22% des mentions, devançant leMusée des beaux-arts de Montréal (19%). C’est donc dire quela notoriété du Musée s’étend bien au-delà de la grande régionde Québec.

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Troisième balise : les habitudesde fréquentation de la population régionale

On constate que le taux de fréquentation du Musée n’a cesséde progresser depuis son ouverture: alors qu’en mars 199044% de la population adulte de la région de Québec avait déjàvisité le Musée, la proportion grimpait à 79% en septembre1999. C’est donc dire qu’aujourd’hui près de 8 personnes sur10 âgées de 18 ans et plus de la région de Québec auraient déjàvisité le Musée au moins une fois. Cette statistique démontrebien la large percée de l’institution dans la population locale etrégionale.

En termes de taux de fréquentation, on observe des tendan-ces qui se maintiennent depuis l’ouverture du Musée. Ainsi,dans les différents sondages de portée générale menés pour lecompte du Musée, le pourcentage de femmes ayant déjà visitél’établissement dépasse toujours légèrement celui des hommes.Par ailleurs, le taux de fréquentation apparaît toujours plusélevé chez les 18 à 24 ans: par exemple, en septembre 1999, leurtaux de fréquentation s’élevait à 86%, comparativement à76% chez les 35 à 54 ans et 74% chez les 55 ans et plus. Quantau niveau de scolarité, il demeure, quelle que soit l’annéeconsidérée, un facteur déterminant de la fréquentation duMusée. En septembre 1999, les deux tiers des gens possédantau plus des études secondaires disaient avoir déjà visité leMusée, comparativement à 89% des universitaires.

Lorsqu’on analyse l’évolution du taux de fréquentationen relation avec le revenu familial, on constate que les per-sonnes dont le revenu familial annuel est inférieur à 20000$sont celles qui ont connu la plus forte croissance du taux defréquentation dans les premières années, le taux passant,entre 1990 et 1992, de 35 à 55%. On remarque cependantun plafonnement chez ce groupe depuis 1995. Est-ce à direque le Musée n’arrive plus à attirer de nouveaux visiteursdans le groupe à faible statut socioéconomique? À l’opposé,

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on observe une croissance continue, entre 1990 et 1999, dutaux de fréquentation des personnes adultes les mieux nanties,qui disposent d’un revenu familial d’au moins 60000$.

En ce qui concerne la fréquence des visites au Musée de lacivilisation, on note que les visiteurs âgés de 55 ans et plusvisitent le plus souvent le Musée, en moyenne 5,6 fois au coursdes 5 dernières années. La propension la plus faible se situe chezles plus jeunes visiteurs, âgés de 18 à 34 ans, qui ne sont venusau Musée que 3 fois en moyenne. D’autre part, les personnesayant fréquenté l’université se distinguent par une fréquencemoyenne nettement plus élevée, soit 5 visites en comparaisonde 3,5 pour les autres niveaux d’études. Enfin, les personnesdont le revenu familial dépasse 60000$ fréquentent plussouvent le Musée (4,9 fois en comparaison de 3,5 pour lesautres tranches de revenus).

L’analyse diachronique des différents sondages de portéegénérale commandés depuis l’ouverture du Musée démontreque les gens de la région de Québec tendent de plus en plus àespacer leurs visites au Musée. Par exemple, alors qu’en 1992seulement 4 anciens visiteurs sur 10 n’étaient pas venus auMusée depuis au moins un an, la proportion monte à près de6 sur 10 (57%) en septembre 1999. Il est intéressant de noterque moins on est scolarisé, plus on tend à espacer sa visite auMusée ou à ne plus y revenir. Par ailleurs, selon les résultats dudernier sondage de portée générale, on peut considérer que lequart des anciens visiteurs de la région de Québec sont deshabitués du Musée, y ayant fait au moins cinq visites durant lescinq dernières années, c’est-à-dire au moins une visite par an,en moyenne.

En conclusion, on peut affirmer que la clientèle locale etrégionale que l’on souhaitait fidéliser dès 1988 reste attachée auMusée, mais le fréquente moins assidûment qu’au cours despremières années. Cette tendance peut correspondre à unepolarisation des groupes socioéconomiques. Les personnes qui

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possèdent une scolarité universitaire et des revenus élevés cons-titueraient aujourd’hui un nouveau groupe cible du Musée,étant vraisemblablement la clientèle la plus facile à fidéliser.

Le «non-public »

Les données tirées des sondages de portée générale effectuésauprès d’échantillons représentatifs de la population régionaleadulte permettent également de dresser le profil des personnesqui n’ont encore jamais mis les pieds au Musée. Ainsi, leportrait type actuel de ce public potentiel, de ce «non-public»,du Musée de la civilisation est celui d’une personne de sexemasculin, âgée de 55 ans et plus, possédant une scolarité deniveau primaire ou secondaire et ayant un faible statut socio-économique.

Quatrième balise : Évolution du public estival 28

On observe, surtout depuis 1993, des changements assezimportants dans le profil sociodémographique du public adultequi fréquente le Musée en été. Alors qu’on observait un niveausensiblement égal d’hommes et de femmes adultes entre lesenquêtes de 1989 et 1993, on constate que les femmes devien-nent, avec le temps, de plus en plus nombreuses, en propor-tion: elles représentent près de 6 visiteurs sur 10 dans lesenquêtes subséquentes de juillet 1998 (59%) et août 2000(56%). En ce qui concerne l’âge, on note depuis 1993 unediminution de l’importance relative des jeunes adultes de 25 à34 ans, groupe d’âge correspondant aux familles avec jeunesenfants: de 27% en juillet 1993, la proportion tombe à 20%en juillet 1998 et n’atteint plus que 13% en août 2000. Parailleurs, plus récemment, soit entre les étés 1998 et 2000, onremarque une nette diminution de l’importance des catégories

28. Les statistiques présentées dans cette section proviennent desdiverses enquêtes estivales que nous avons menées auprès desvisiteurs adultes aux portes du Musée, depuis l’ouverture.

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d’âge 18 à 24 ans (de 20 à 14%) et 35-44 ans (de 28 à 19%).En contrepartie, les personnes âgées de 45 ans et plus ont,durant cette période, nettement accru leur présence relative auMusée: de 31% respectivement en juillet 1993 et 1998, laproportion de cette tranche passe soudainement à 53% dans ladernière enquête du mois d’août 2000.

Un autre fait à signaler est la diminution, au cours desannées, de la clientèle régionale en période estivale: alors qu’enjuillet 1993, 26% des visiteurs adultes provenaient de la régionadministrative de Québec, la proportion chute à 15% en juillet1998 et remonte à 20% dans notre dernière enquête estivaled’août 2000. La baisse du public local et régional peut sansdoute s’expliquer par l’abolition, à l’été 1994, de la gratuité lemardi en été. Quant à la proportion des Québécois des autresrégions, elle reste importante en été, variant entre 44% (août2000) et 52% (juillet 1998).

Si le Musée a perdu une partie de sa clientèle régionale enété, il a réussi à augmenter sa clientèle touristique, tant québé-coise qu’internationale. Comparativement à ses débuts, leMusée attire aujourd’hui plus de touristes des autres provincescanadiennes, des États-Unis, de la France et des autres pays. Ensomme, la clientèle qui fréquente le Musée durant la saisonestivale tend à devenir de plus en plus touristique et nonfrancophone.

En ce qui concerne la scolarité, on constate en été uneaugmentation assez marquée de la proportion de visiteursayant fréquenté l’université (16 ans ou plus d’études): de 42%en juillet 1993, la proportion passe à 50% en 1998 et atteint54% en août 2000. En corollaire, on note une certainediminution, dans le temps, de visiteurs occupant des emploismanuels ou de bureau, de vente et de services.

Enfin, les résultats des enquêtes semblent indiquer que lesvisiteurs estivaux utilisent beaucoup plus que dans les premièresannées du Musée les différents services offerts au public. Par

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exemple, entre les enquêtes des étés 1993 et 1998, le taux derecours aux visites commentées passe de 10 à 18%, celui desateliers éducatifs de 5 à 15%, la Boutique de 37 à 53%, et enfinle Café de 19 à 26%. Ces changements sont reliés à plusieursfacteurs, notamment l’évolution du profil sociodémographiquedes visiteurs, une plus grande offre d’activités et une meilleuresignalisation ou visibilité.

Cinquième balise : le niveau de satisfactiondes visiteurs, baromètre du Musée

Le niveau de satisfaction des visiteurs constitue en quelquesorte le baromètre du Musée. Depuis l’ouverture en 1988, laproportion de visiteurs adultes se disant satisfaits de leur visitea peu changé, oscillant entre 96 et 99%. Il s’agit d’une carac-téristique particulière du Musée, qui confirme le succès del’institution auprès de ses usagers.

Si le pourcentage de visiteurs satisfaits est demeuré stabledans le temps, il n’en va pas de même du taux de visiteurs «trèssatisfaits», qui a connu une baisse significative depuis l’été1995: de 60% en août 1995, ce taux chute subitement à 50%à l’enquête de juillet 1998. Les efforts déployés par le Musée parla suite ont permis de ramener à 54% le taux des clients trèssatisfaits dans la dernière enquête effectuée l’été dernier.

Lorsqu’on examine attentivement les données reliées à lasatisfaction, on constate que les visiteurs les plus fidèles, c’est-à-dire ceux qui fréquentent régulièrement le Musée, ont ten-dance à se dire plus souvent que les autres très satisfaits.À l’opposé, les visiteurs occasionnels semblent plus difficiles àsatisfaire totalement.

Les variables reliées à la satisfaction généraleà l’égard de la visite

L’examen des coefficients de corrélation simple révèle que lavariété des sujets d’exposition, voire la programmation, cons-titue le facteur le plus fortement associé au niveau de satisfaction

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générale des visiteurs. Ainsi, les visiteurs de juillet 1998 qui ontaffirmé avoir «beaucoup» apprécié la variété des sujets d’expo-sition tendent plus que les autres à se dire très satisfaits de leurvisite. On retrouve ensuite, comme autres variables liées à lasatisfaction, trois éléments relatifs à la muséographie: la présen-tation des œuvres et des objets dans les salles, la lisibilité destextes dans les salles et l’éclairage dans les salles.

Certains aspects concernant l’accueil du visiteur sont éga-lement associés de façon importante à la satisfaction générale.On observe en effet une corrélation positive entre le niveau desatisfaction et l’appréciation à l’égard de l’accueil du personnel,de la signalisation à l’intérieur du Musée et du confort offert aupublic.

Si l’on considère les caractéristiques du visiteur, on remar-que que les jeunes adultes de 18 à 24 ans, et dans une moindremesure les 25 à 34 ans, tendent moins que les autres groupesd’âge à se dire très satisfaits. Il semble que les jeunes seraient pluscritiques à l’égard des expositions. À l’inverse, les personnesâgées de 45 et plus ont une plus grande propension à se dire trèssatisfaites. Quant aux femmes, elles ont plus tendance que leshommes à se montrer très satisfaites de la visite. De même, onobserve que le fait d’être universitaire ou francophone contri-bue à une plus grande satisfaction. Par ailleurs, on constate sanssurprise une relation positive entre la fréquence des visites, aucours des cinq dernières années, et le niveau de satisfaction: pluson fréquente le Musée, plus on tend à se dire très satisfait.À l’opposé, d’autres caractéristiques présentent des corrélationsnégatives avec le niveau de satisfaction, par exemple le fait d’êtreétudiant ou originaire des autres provinces canadiennes.

Enfin, il est intéressant de signaler que le contexte de lavisite semble également influer sur la satisfaction. Par exemple,lorsqu’un visiteur est accompagné d’au moins un enfant, oulorsqu’il suit une visite commentée, il tend à apprécier davan-tage sa visite. En outre, on retrouve des taux de grande

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satisfaction un peu plus élevés chez les visiteurs qui ont assistéà une animation dans la cour intérieure, fréquenté la Boutiqueou participé à l’atelier de costumes.

Les déterminants du niveaude satisfaction générale

Les résultats d’une analyse discriminante du niveau de satisfac-tion générale des publics de l’été 1998 indiquent que, touteschoses étant égales, c’est l’expérience de visite, et particulière-ment la perception de l’accueil au Musée, qui influence le plusle niveau de satisfaction du visiteur. Ainsi, les visiteurs ontd’autant plus de chances de se dire très satisfaits du Musée qu’ilsauront beaucoup apprécié le confort offert au public, l’accueildu personnel et la signalisation à l’intérieur de l’édifice.

Les seuls attributs individuels qui déterminent de façonsignificative le niveau de satisfaction sont la scolarité et l’âge.Ainsi, avoir 16 années ou plus d’études ou être âgé entre 45 et54 ans augmente la probabilité de se dire très satisfait de la visitedu Musée.

Enfin, l’analyse montre que le fait de visiter le Musée avecun ou des enfants, ou d’avoir suivi une visite commentéeinfluence aussi positivement la satisfaction du visiteur.

L’obsession des visiteurs ?

Mais au-delà de toutes ces données, certains diront: «Pourquoiaccorder autant d’importance aux publics. Voilà probable-ment une obsession de gestionnaire.» En fait, cette sensibilitéaux publics constitue une valeur commune à l’ensemble desemployés du Musée de la civilisation. À titre d’exemple, jerappellerai simplement qu’en 1999, le Musée connaissait unebaisse significative de la fréquentation. Le Service de la recher-che et de l’évaluation a alors produit un rapport pour mieuxcomprendre les causes de ce phénomène. Une journée d’étudedestinée à l’ensemble des employés a donc été planifiée. Après

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avoir fait le point en équipes restreintes, les employés onttrouvé des solutions pour corriger la situation. On recomman-dait notamment de réviser la programmation du Musée. On aformé un comité dont le mandat était d’améliorer l’accueil etle confort des visiteurs. Enfin, un comité «événement» a étémis sur pied pour élaborer une stratégie de mise en marché dela programmation. Chaque service était donc invité à contri-buer aux nombreuses propositions. Le plan d’action adoptéquelques jours plus tard a rapidement été mis en place et, aprèsune année, nous avons regagné une large part de nos visiteurs.

Si nous n’avions pas eu affaire à une valeur communepartagée par tous les employés, toute mobilisation aurait étéimpensable. Que doit-on comprendre de cette mobilisation?Je reste convaincu que pour l’ensemble des employés, l’institu-tion ne saurait être simplement un lieu de production d’expo-sitions, d’activités éducatives ou d’activités culturelles. LeMusée existe d’abord et avant tout pour le public, qui fait de luiun lieu vivant. On doit donc également éviter que le dialogueet la réflexion restent confinés aux salles du Musée. Pour êtrevivante et saine, une organisation doit accepter le dialogueentre les différents paliers de sa structure. C’est le premierespace de liberté du Musée.

La dérive des clientèles

Nous assistons depuis quelques années à une dérive des clien-tèles. En fait, les publics changent et les attentes ne sont plus lesmêmes. Ce constat correspond probablement à l’offre de laprogrammation du Musée de la civilisation ces dernièresannées. Pour maintenir un véritable dialogue entre le Musée etles visiteurs, on doit pouvoir se remettre en question. C’est, àmon avis, le point de départ de notre réflexion. Un Musée quiperd le contact avec ses visiteurs et la société dans laquelle ils’inscrit se replie sur lui-même et son univers ressemble de plusen plus au Monde selon Garp de John Irving.

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Comme on ne doit jamais rien tenir pour acquis, il fautdonc accepter de se repositionner. C’est pourquoi le Muséedoit rester constamment en état de veille, de manière à êtreattentif à son environnement et branché sur le temps présent.Il s’agit là, me semble-t-il, d’une responsabilité du Musée de lacivilisation. Pour y arriver, il faut aussi accepter d’être à l’écoutedes tendances.

Les tendances

Pour mieux comprendre les enjeux et les défis qui se posentaux musées dans les prochaines années, nous avons réaliséavec des partenaires29 du milieu de la recherche des travauxde réflexion sur les grandes tendances qui se dessinent àl’horizon pour la société québécoise. Nous en avons identifiésept, qui nous semblaient déterminantes:

1. Le vieillissement de la population;

2. La concentration de la population et l’urbanisation;

3. La stabilité des ressources financières;

4. Le développement accéléré de la science et de la techno-logie ;

5. L’importance accrue du discours économique;

6. Le retour de l’enjeu environnemental;

7. L’omniprésence des médias et la spécialisation des musées.

29. Voir à ce sujet le rapport de Marc Simard, Quelques défis duXXIe siècle : diagnostics, pronostics et problématiques, Musée de lacivilisation, Service de la recherche et de l’évaluation, 1998,20 p. Nous avons retenu le texte de Luc Dupont, Les grandestendances dans la société québécoise au début du XXIe siècle, Québec,Musée de la civilisation, Service de la recherche et de l’évaluation,2000, 45 p.

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Première tendance : le vieillissementde la population

Le vieillissement de la population se présente comme l’une destendances qui aura rapidement l’impact le plus important surla société québécoise.

Au Québec, la Révolution tranquille des années soixante aaussi entraîné une révolution démographique. Pas de doutepossible, l’espace québécois se recompose. La fécondité auQuébec a atteint son niveau le plus bas en 1986, avec 1,4 enfantpar famille, bien au-dessous du seuil de renouvellement de2,1 enfants. Entre 1990 et 1998, on a enregistré une diminu-tion de 22200 naissances par année. Il s’agissait d’un desindices de fécondité les plus faibles du monde.

Par voie de conséquence, les tendances démographiquesnous annoncent que, dans une quarantaine d’années, le Québecaura une société parmi les plus vieilles de la planète. Les 65 anset plus formaient en 1996 environ 12% de la populationquébécoise ; ils passeront à plus de 20% en 2031. L’âge médianpassera quant à lui de 36,7 ans en 1997 à 43,7 ans en 2021.Cette réalité appelle à une révolution des mentalités.

Nous voici, pour une fois, devant une quasi-certitude: il yaura au Québec de plus en plus de personnes qui, par ailleurs,vivront de plus en plus vieilles, un gain qui s’explique par labaisse de la natalité et une durée de vie moyenne qui s’estconsidérablement accrue. Par ailleurs, la nature de l’unionconjugale entre les hommes et les femmes change: le nombrede mariages a baissé de moitié depuis 1970 et les naissances horsmariage sont importantes. Deux nouveaux types de couplesvoient le jour: la famille reconstituée et le ménage sans enfant.

Deuxième tendance : la concentrationde la population et l’urbanisation

Le Québec est de plus en plus urbain. En fait, la moitié duQuébec vit dans la seule grande région de Montréal, avec les

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conséquences associées aux grandes villes : pollution, problèmesde circulation, environnement, etc. Corollaire : certaines ré-gions perdent une grande partie de leur population et plusparticulièrement les jeunes. En Gaspésie, par exemple, la situa-tion devient dramatique. Cet exode a pour effet de déstructurerles régions. Après la vague de fusion des municipalités, verrons-nous des villages et même des municipalités fermer? Cettetendance risque d’alimenter la nostalgie de la terre et de la forêt.Elle nous convie aussi à une réflexion importante sur l’avenir duQuébec des régions.

Troisième tendance : la stabilité des ressourcesfinancières

Depuis une dizaine d’années le revenu des ménages et desfamilles a peu augmenté; les gains réels, la proportion depauvres et les inégalités sont stables; et les revenus réels descouples ont peu bougé. En d’autres mots, le Québécois moyenest moins riche qu’il y a quelques années et son revenudiscrétionnaire est moins élevé: il doit faire plus avec moins, cequi l’oblige à faire des choix. Ainsi, la retraite comportera desprojets moins coûteux et conduira les gens à développer deschamps d’intérêt plus proches du quotidien.

Par ailleurs, on doit prendre conscience que les visiteursseront de plus en plus sensibles aux tarifs exigés par les musées.Les visiteurs doivent être considérés comme des consomma-teurs car c’est à ce titre qu’ils auront à faire des choix entreplusieurs produits culturels. Ils auront à choisir, entre autres,entre le cinéma, la littérature, le théâtre et les activités cultu-relles de plein air. C’est donc dire que la concurrence pourattirer les visiteurs risque d’être de plus en plus vive.

Quatrième tendance : le développementaccéléré de la science et de la technologie

Au Québec, comme dans le reste du monde, la fin du XXe siècleet le début du XXIe siècle sont marqués par un développement

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sans précédent de la science et de la technologie. Nul ne sauraitcontester le pouvoir acquis grâce à l’essor de la technologie, quece soit l’ordinateur, la génétique, le téléphone cellulaire, lacodification du génome humain, la vidéoconférence, Internet,la télévision numérique ou les plantes transgéniques.

On évalue à 150 millions le nombre d’internautes sur laplanète. Selon Philippe Quéau, en réalité, les technologies onttendance à transformer la société30. La possibilité de téléchargerdes livres au moyen d’Internet et de les lire à l’écran, parexemple, devrait révolutionner la lecture, croit l’écrivain Jac-ques Attali. Par ailleurs, une lutte sans merci se prépare pour lecontrôle de la télé numérique, l’offre de Quebecor sur Vidéotronen donnant un avant-goût.

Bien sûr, on s’est très souvent trompé sur l’impact desinnovations technologiques. L’histoire fourmille d’exemples.Ainsi, l’imprimerie devait conduire à la généralisation del’usage du latin. Qu’en est-il du latin aujourd’hui? Le télé-phone devait sonner la mort des voyages. Est-ce bien le cas? Latélévision devait entraîner la mort des stades sportifs, rendussoudainement inutiles. Pourtant, on construit des stades tou-jours plus imposants.

Ceci étant dit, un des enjeux majeurs du Québec duXXIe siècle sera la démocratisation de ces savoirs technologiques,car la technologie transforme aussi la culture. Ce défi passera parune large diffusion des innovations technologiques, ainsi quepar un apprentissage généralisé des nouvelles technologies.

Cinquième tendance : mondialisationet importance accrue du discours économique

Nul besoin de s’étendre longuement sur les effets tangibles dela mondialisation, le Sommet des Amériques nous a rappelé

30. Quéau, 1999.

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récemment les enjeux actuels. La manifestation la plus concrètede cette tendance reste sans aucun doute la fièvre boursière.Ouvertes 24 heures sur 24, les bourses permettent désormais detransiger des entreprises cotées en bourse aussi bien en Améri-que du Nord qu’en Asie ou en Europe.

La tendance économique nous convie donc à un rendez-vous planétaire où argent et bonheur vont de plus en plus depair. Mais la mondialisation n’a pas que des avantages. SILInternational, un institut américain spécialisé dans l’analyse dela situation linguistique dans le monde, estime que plus de50% des langues parlées aujourd’hui auront disparu à la fin duXXIe siècle, conséquence directe de la mondialisation du com-merce. Il faut donc prévoir un effet boomerang dans quelquesannées.

Sixième tendance : le retour de l’enjeuenvironnemental

Cette sixième tendance de fond est, d’une certaine manière,liée à la précédente. En effet, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont été marquées par un développement industrielplanétaire important. Parallèlement, les émissions de polluantsdans l’atmosphère ont augmenté de façon constante. Lente-ment, la question environnementale est revenue au centre desdébats publics, la crise du verglas, le «déluge» de Chicoutimi,la crise de Walkerton et ce qu’il est maintenant convenud’appeler « l’effet Richard Desjardins» servant tour à tour devéritables déclencheurs.

La Fondation québécoise en environnement met en œuvredes initiatives de sensibilisation qui s’inscrivent dans unestratégie globale sur les changements climatiques.

Un sondage récent montre que les Québécois s’opposentmajoritairement à l’exportation d’eau en vrac. Il faut dire quel’eau est un élément essentiel de la survie de la chaîne alimen-taire. Chaque année, 27000 espèces d’organismes meurent

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dans les forêts tropicales et 10% des végétaux seraient menacésd’extinction. On estime que l’érosion des terres coûte à nossociétés 150 milliards de dollars américains par an, et lespesticides, 100 milliards. C’est dire l’importance de la sauve-garde de l’environnement.

Conséquence imprévue de la mondialisation: les bio-envahisseurs, des insectes, des bactéries et des champignons quivoyagent d’un continent à l’autre grâce à l’explosion du com-merce mondial. La liste des dégâts est très longue, et lephénomène constitue un véritable fléau pour l’agriculture. Lesmaladies et les épidémies voyagent maintenant par avion.

À l’échelle mondiale, les experts soutiennent que la déser-tification, le réchauffement de la planète, l’effet de serre et lamalnutrition prennent chaque jour de l’ampleur. Aujourd’hui,un milliard d’habitants de la planète ne disposent pas encored’eau et 25000 personnes meurent chaque jour à cause dumanque d’eau.

Septième tendance : l’omniprésence des médiaset la spécialisation des musées

Durant leur temps libre, les Québécois sont parmi les plusgrands consommateurs de médias de la planète, une tendancequi ne semble pas vouloir s’essouffler. Que ce soit la télévisionou le cinéma, ils sont des consommateurs insatiables de feuille-tons et de films d’action. En réalité, il faudrait probablementparler d’un véritable engouement pour l’image en mouvement,un phénomène de société qui mériterait d’ailleurs qu’on s’yintéresse plus attentivement.

En moyenne, les Québécois regardent la télévision 26 heurespar semaine, ce qui les place parmi les plus grands consomma-teurs au monde avec les Américains. Pire encore, selon BBM,20% de la population québécoise regarde la télévision plus de40 heures par semaine, une tendance qui ne se dément pas depuisplus de dix ans. Par ailleurs, les Québécois forment l’un des

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peuples les plus câblés de la planète. Cependant, malgré l’aug-mentation vertigineuse du nombre de chaînes de télévision offertau Québec – nous sommes passés de trois à près de vingt en quinzeans –, le nombre d’heures passées devant le téléviseur sembleplafonner. Mais nous n’avons peut-être rien vu encore du côté dupetit écran. Comme le rappelle à ses membres l’Association desradiodiffuseurs canadiens, la télévision verrait plus de change-ments au cours de la prochaine décennie que depuis sa naissance,il y a 50 ans.

Par ailleurs, le nombre de quotidiens reste stable. L’écoutede la radio au Québec bat des records canadiens. Enfin, leQuébécois reste publiphile et mélomane.

Conséquence immédiate de cette consommation de médias,les valeurs et les attitudes des consommateurs québécois chan-gent: ils sont plus sceptiques que jamais, ils remettent en causeleurs institutions et ils sont plus méfiants à l’égard des journa-listes, par exemple.

Depuis quelques ans, on observe dans le monde des médiasune spécialisation croissante. Les chaînes de télévision semultiplient et se spécialisent. Il y en a pour tous les goûtsmaintenant. On ne retrouve plus seulement des canaux spécia-lisés de sports ou de cinéma, mais aussi des canaux qui diffusent24 heures sur 24 des émissions consacrées à l’histoire, auxvoyages, aux petites annonces, à la musique rock, à la musiquecountry, à l’information ou à la science-fiction. Cette tendancesemble se maintenir et elle a pour effet d’éroder la part demarché des télévisions généralistes comme Radio-Canada,TVA ou Quatre-Saisons au Québec.

On observe par ailleurs que certains groupes d’âges, dontles jeunes, passent moins de temps devant le téléviseur. Cettetendance se répercute d’abord sur les revenus publicitaires:dès que les cotes d’écoute baissent, les revenus baissent et, parconséquent, la qualité et le nombre d’heures de productionoriginale tendent aussi à baisser.

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On observe le même phénomène dans le monde de laradio. Bien que les stations de la bande AM aient à peu prèsdisparues, elles se multiplient sur la bande FM avec descréneaux de clientèles de plus en plus spécialisées.

La multiplication des salles de cinéma, depuis dix ans,permet une offre de produits plus diversifiée. L’arrivée d’Internetn’est peut-être pas étrangère à cette tendance. En effet, le réseaudes réseaux pousse la spécialisation à ses limites extrêmes. Dèsque l’on maîtrise les moteurs de recherche, on trouve de toutsur tous les sujets.

Lorsqu’on observe le réseau des musées nord-américains,on constate également depuis le début des années 1990 unespécialisation des musées. On a vu se multiplier les muséesd’archéologie, les musées de sciences ainsi que les centresd’interprétation dont la raison d’être réside précisément dansla surspécialisation des thèmes de commémoration. Dans cecontexte, les musées qui ont traditionnellement une vocationtrès large voient leur clientèle s’éroder. Comme pour la télévi-sion, les musées généralistes sont-ils appelé à devoir changer?Les musées vont-ils suivre la tendance observée dans les médias?Quel impact ces changements auront-ils sur la fréquentation etles clientèles du musée? Il y a là, croyons-nous, une piste àexplorer pour mieux comprendre les changements à venir aucours des prochaines années.

On observe également dans les musées une tendance quifavorise les blockbuster c’est-à-dire ces grandes expositions quimonopolisent les ressources médiatiques, financières et hu-maines des établissements. Ces événements suscitent notam-ment de grandes attentes de la part des musées et du public. Sicertains projets de ce type connaissent un succès realtif, plu-sieurs expositions ne répondent pas aux attentes. Pourtant, lesrésultats à ce chapitre se ressemblent. Ils laissent souvent lesmusées dans un état semblable à celui des junkies : après lapoussée d’adrénaline survient une période dépressive où le

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public déserte le musée. Les effets se font sentir tant au niveaude la fréquentation qu’à celui du moral des employés. Commeles héroïnomanes, on tente ensuite de renouveler l’expérienceen souhaitant connaître un nouveau sommet. Dans les faits, lafréquentation des musées qui s’engagent sur cette voie se fait endents de scie, c’est-à-dire des sommets impressionnants suivisde longues périodes de dépression.

Les grands enjeux au regard de la médiation31

Le profil des visiteurs

J’ai retenu, pour compléter cette réflexion, trois enjeux qui mesemblent majeurs pour l’avenir dans la dynamique de lamédiation des musées.

Le fait que la clientèle du Musée, particulièrement en étéoù l’achalandage est le plus important, soit de plus en plus

31. Au moment d’écrire ce texte, nous n’étions pas encore engagésdans le drame du World Trade Center et la chute de la bourse.Depuis le 11 septembre 2001, les musées doivent s’accommoderde cette nouvelle réalité. Au Musée de la civilisation, nousavons observé une baisse significative des touristes dans lesdeux semaines qui ont suivi ces événements. Depuis, lafréquentation semble s’être stabilisée. Comme nous noustrouvions à la limite de la saison touristique, il demeure difficiled’évaluer l’impact réel de ce conflit qui touche tous les pays.Cependant, nous savons que les musées français connaissentune baisse de 30 % de leurs visiteurs. Si la crise perdure, onpeut présumer que la fréquentation des musées poursuivra satendance à la baisse. Par ailleurs, l’intérêt des visiteurs pourraitévoluer différemment. Les questions liées aux grandes religions,aux idéologies ou au partage des richesses devraient préoccuperdavantage les citoyens. En bref, ces événements nous démontrentque toute réflexion sur les tendances demeure un exercicefragile. Des facteurs extérieurs qu’on ne peut pas toujoursprévoir peuvent bouleverser rapidement les données du paysageculturel des musées. Malgré tout, l’exercice que nous vousproposons demeure intéressant dans la mesure où il repose surde grandes tendances internationales.

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touristique, scolarisée, à statut socioéconomique élevé et habi-tuée des musées permet de croire que les visiteurs deviendrontplus exigeants quant au choix des thèmes d’exposition et dutype de traitement qu’on en fera. Comme le visiteur type duMusée de la civilisation tend à se rapprocher du profil desvisiteurs des musées classiques, on peut parier qu’il sera davan-tage sensible à la présence d’œuvres et d’objets authentiques etuniques dans les expositions. Donc, il faudra réfléchir sur laplace de l’objet au Musée de la civilisation. De plus, ce type devisiteur serait, croyons-nous, moins attiré par l’interactivité, lesscénographies complexes et l’utilisation de nouvelles technolo-gies muséales. Au fond, nous avons affaire ici à un visiteur demusée traditionnel qui, bien qu’il soit encore fidèle au Musée,se montrera également plus critique à l’égard de nos produits.Il faudra donc plus que jamais faire appel à l’intelligence desvisiteurs32.

L’évolution de la démographie influencera de plus en plusla clientèle du Musée. On constate que les Québécois ayantplus de 50 ans constituent actuellement un des segmentsdominants.

Et quand on sait que le segment d’âge auquel on appartientdicte la majorité de nos attitudes et de nos comportements,on peut prévoir que nous aurons affaire à un consommateurplus expérimenté, qui voudra vieillir en restant jeune etactif. Enclin au retour aux sources, le consommateur dansla cinquantaine visera la bonne condition physique, lasérénité et la spiritualité33.

Les personnes âgées de plus de 50 ans tendent donc àconsommer moins, à rechercher des valeurs sûres. Cette ten-dance a pour effet de favoriser ce qu’il convient d’appeler le

32. Cette tendance devrait avantager les musées qui disposent decollections majeures.

33. Jean-Marc Léger dans « Le consommateur de demain : plaisir,dettes et Internet », Commerce, novembre 2000, p. 58.

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marketing générationnel qui permet de répondre aux besoinsspécifiques de chaque groupe d’âge. Dans cette perspective, lesobjectifs de clientèles définis dans les concepts de nos exposi-tions ne pourront plus se contenter de cibler le grand public.

Si certains analystes insistent pour différencier les groupesd’âges, d’autres soutiennent que le revenu demeure un facteurplus important que l’âge. Bien sûr, le niveau de revenusinfluence directement les comportements des consommateurs.Aussi faudra-t-il réfléchir aux coûts associés à une visite auMusée pour une personne ou une famille. Est-ce que ladémocratisation des musées que nous avons vécue au cours desdeux dernières décennies touche à sa fin ?

L’effet des nouvelles technologies

Il y a quelques années à peine, tout le monde attendait avecimpatience la révolution technologique. On croyait qu’Internetallait faire exploser la consommation et transformer la manièrede réaliser des expositions. Internet s’est plutôt avéré unformidable outil d’information. À cet égard, certains spécialis-tes soulignent que la pyramide des âges condamne à l’échec lecommerce électronique34. Contrairement aux sondages quirévèlent que les femmes sont plus nombreuses à fréquenter lesmusées, les internautes sont majoritairement des hommes(54,5%). Et les francophones «naviguent» moins que lesanglophones.

Par ailleurs, les consommateurs continuent d’acheter dansles magasins. La génération des plus de 50 ans ne s’est pasencore engagée dans le virage technologique. On ne doit doncpas attendre de bouleversements majeurs dans cette directionpour l’instant. Enfin, comme les consommateurs recherchentdans les musées des expériences tangibles avec des objets

34. David Foot, « Sondage Léger Marketing. Internet : un piètreoutil de commerce « , Commerce prestige, février 2001, p. 86.

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authentiques, le musée virtuel ne devrait pas connaître degrands succès avant quelques années.

Bref, Internet semble se situer aux antipodes du Musée, quise veut pour sa part un lieu réel offrant des objets et des œuvresauthentiques et une expérience tangible.

La notion de temps

Lorsque nous observons les tendances de façon systématique,certains enjeux se dessinent assez clairement. Le temps et leschangements sociaux s’accélèrent de plus en plus; on le voitplus nettement dans le cas des nouvelles technologies del’information. Et nous vivons de plus en plus en temps réel:l’information, les découvertes, bref le savoir, évoluent à unrythme fou, de telle sorte que ce que nous savions hier peut êtreremis en question aujourd’hui. Jusqu’à maintenant, les muséesavaient tendance à vivre largement dans le passé, alors qued’autres médias, tel Internet nous ramènent inéluctablementau présent. Dans ce contexte, est-ce que les musées sauronts’adapter au nouveau rapport au temps ?

Il semble exister une distance entre les préoccupations dela société et les productions des musées, et cette distance tendà s’accroître. Rappelons simplement que la plupart des muséestravaillent sur des programmations qui se préparent 3 à 7 ansd’avance. En somme, chaque musée projette sur un horizonmoyen de cinq ans les sujets et les thèmes qui toucheront lesvisiteurs. Or, comment concilier cette façon de faire avec lanouvelle notion du temps instantané? Comment inscrire lemusée dans le temps présent?

Pour y arriver il faudra, me semble-t-il, accepter d’arpenterdes chemins moins fréquentés. Dans ce contexte de change-ment, il faudra également accepter de remettre en question lamanière d’envisager le dialogue avec les visiteurs. Commentprévoir les changements et les nouveaux intérêts des Québécoissans être à l’écoute des tendances sociétales? Par conséquent, il

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faudra également remettre en question la manière de produiredes expositions et ajuster notre façon de communiquer avec levisiteur. Il faudra certainement retrouver les mots et les moyensde les dire. On devra accepter de remettre en question nosmanières de faire et rompre avec la tradition.

Vous l’aurez compris, nous n’avons pour l’instant que peude réponses aux questions que nous avons dégagées de notreanalyse. Nous comptons cependant ouvrir de nouveaux chan-tiers de réflexion avec des partenaires scientifiques. Mais sequestionner constitue la première étape d’un dialogue que doitentretenir le Musée avec ceux qui le fréquentent. Je croispersonnellement que les musées doivent rester des lieux deréflexion, branchés sur les préoccupations de leur époque, dansla mesure où ils souhaitent demeurer des espaces privilégiés demédiation pour la société.

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Chapitre 8

LES TROIS TEMPS DU PATRIMOINENote sur le découplage symbolique

Bernard SchieleProfesseur au Département des communications

Directeur, Programme d’études avancées en muséologieUniversité du Québec à Montréal

Tout nous échappe, et tous et nous-même. La vie demon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien.

Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, seraitreconstituée par moi du dehors, péniblement, comme

celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, auxsouvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires.

Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre.S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui

concerne la vie d’Hadrien, coïncident avecce qu’eussent été ses propres oublis.

Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1958

Qu’est-ce que le patrimoine? Je proposerai d’emblée unepremière réponse simple : le patrimoine est un regard.Naturellement, ce n’est pas n’importe quel regard. C’est unregard orienté. Un regard qualifiant un rapport au temps età l’espace. On le conçoit naturellement tourné vers le passé.Ne pourrait-on pas – comme hypothèse de travail –considérer qu’il est surtout interpellé par l’avenir, et quec’est en fonction de cela qu’il convoque le passé?

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Qu’est-ce que le patrimoine aujourd’hui? C’est la formespécifique que prend ce regard. Et il me semble que leregard contemporain du patrimoine fait appel au passé pourse prémunir contre l’avenir, un peu comme son antidote.

Mais qu’adviendrait-il de ce regard, que signifierait-il,si, avec encore plus d’insistance qu’aujourd’hui, le futur,forçant le jeu, s’incrustait définitivement dans le présent?Comment alors conjurer un futur qui risquerait de n’êtredéjà plus là avant même que d’être advenu? Y aurait-ilencore un sens à vouloir se projeter dans le passé?

J’ai découpé ce chapitre en trois parties: la première –précédée de deux remarques sur la notion de regard –examine le rôle du patrimoine jusqu’au moment charnièredes années soixante-dix; la deuxième s’attarde à ce qu’ilreprésente pour notre modernité; la troisième s’interrogesur son devenir.

Deux remarques liminaires pour revisiter l’idéede patrimoine

Lorsque je visite tel ou tel monument qualifié d’historique, jesais que c’est celui-là et non pas un autre. Je sais qu’il occupeun espace marqué et délimité dans l’existant (environnementculturel ou naturel). Je sais aussi qu’il est là, aujourd’hui,pour me rappeler ce qu’il fut mais n’est plus. En le visitant,je me rends progressivement compte que les choses me sontprésentées d’une certaine manière et pas d’une autre. Il estquestion de ceci ou de cela, et non pas d’autre chose. Il n’estdonc pas seulement là ; il est là, inséré dans un réseau designifications. Ce sont ces significations qui me permettentde structurer mes perceptions et de me faire une opinion. Laquestion du sens me semble donc primordiale. Car si le gestequi fait d’un objet – historique ou pas – un objet patrimonialle relie à un champ de significations, celles-ci, réciproquement,se cristalliseront dans des objets. Or, le sens n’est pas fixé unefois pour toutes, il évolue.

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Les trois temps du patrimoine

Par conséquent, avec le temps le regard se déplace et ense déplaçant recompose le champ patrimonial. Commentrepérer les déplacements du regard, et la reconsidération deschoix patrimoniaux? Dans ce chapitre, comme je l’ai déjàindiqué, il sera surtout question du temps, car si la patrimo-nialisation est un marquage de l’espace, elle témoigne encoreplus de notre relation au temps.

Première remarque : fonder le regard. Par « sujet » – pasun individu –, j’entends « celui» qui participe d’une épistémè,c’est-à-dire de la « façon de penser d’une culture » (Foucault,1972), et indépendamment de laquelle il ne peut se constituercomme tel, pas plus que comme objet de son propreentendement. Ce qui permet à Foucault (1966) – réfléchissantsur la formation du « sujet » dans l’épistémè classique et dansla nôtre – d’affirmer que l’«homme», autant que le discoursqu’il tient sur lui-même, est un événement. En d’autrestermes, nous ne pouvons échapper à la conception actuelleque nous nous faisons de l’homme – donc de notre identitécollective –, bien que nous la sachions conjoncturelle. C’està elle que nous devons d’être ce que nous sommes. Nous ensommes à la fois tributaires et partie prenante. Il en va demême pour le rapport à l’existant instruit par le patrimoine.Il se rapporte moins à la réalité empirique qu’il ne manifesteune dispositio – une structure signifiante1 qui embraye surdes modes d’appropriation2 individuels.

1. Dans cette perspective, le plaisir, l’appréciation, l’opinion, etc.suscités par le patrimoine s’exprimant dans la sphère publique(espace de production et de contrôle des discours en circulationdans le champ social) comme dans la sphère privée (subjectivismeindividuel) sont seconds. Ils sont produits par des acteurs sociaux(chercheurs, journalistes, conservateurs…).

2. Mais le découpage opéré par le patrimoine ne saurait êtreprédéterminé ni par le sujet, ni par l’existant, puisqu’il est leproduit de leur interaction.

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Deuxième remarque: définir le patrimoine. Le patri-moine, comme je viens de le suggérer, est un regard posé surun «bien-qui-nous-possède autant et plus que nous lepossédons» (Chastel, 1980, p. 112). Il qualifie une attitude.Une attitude qui se constitue dans et par l’acte qui établitun rapport au temps et à l’espace, et de manière corrélative,constitue le sujet comme acteur dans le temps et dansl’espace. Du coup, le patrimoine est une façon de penser lemonde et de se penser dans le monde. Il ne saurait donc êtrequestion de l’enfermer dans des monuments, des sites, desartefacts, des savoirs, des savoir-faire, des traditions. Ceux-ci ancrent le regard, lui fixent des repères, le balisent. Ilsopèrent un découpage de l’existant en actualisant des modesde désignation. Ce sont des opérateurs. En d’autres termes,c’est l’acte même de découpage du temps et de l’espace quifonde l’intelligibilité du regard, et intègre immédiatementle sens de l’existant dans une identité collective vécue sur unmode individuel (Cassirer, 1957).

Ainsi, toute activité humaine, tout produit de cetteactivité, tout lieu, territoire, espace où elle s’exerce – ous’exerçait –, ou d’où elle est exclue – ou était exclue –peuvent être qualifiés de patrimoine. Ce n’est donc pas lamatérialité (ou l’immatérialité) qui compte, mais la prise encharge du sujet par ce dispositif (commémoration, célé-bration, symbolisation). Sujet qui peut alors adopter uneposture individuelle : apprendre, découvrir, approuver,apprécier, accepter, rejeter… Chastel a vu juste: le patrimoinenous possède bien autant et sinon plus que nous le possédons.

Le présent au futur ou le temps de la confiance

Les Lumières nous ont légué le premier temps, celui où lepassé stimulait la confiance en l’avenir.

Nous leur devons notre épistémè. Plus précisément,nous la leur devions, car il n’est plus certain qu’elle soit

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aussi prégnante qu’auparavant. En fait, il semblerait quenous sommes en transition, qu’une mutation culturelle soiten cours et que nos manières de penser, de sentir, de vivreensemble soient en transformation accélérée. Mais avantd’aborder cette question, en deuxième et troisième parties,considérons l’apport des Lumières à notre conception dupatrimoine.

La Révolution marque un tournant par la rupture defiliation avec les institutions anciennes et par la centralisationpatrimoniale. Tout ce qui touche le patrimoine relève dèslors de la compétence de l’État, juge exclusif en la matière.Cette démarche éminemment politique s’accompagne de lamise en place d’un réseau complexe d’institutions patrimo-niales nouvelles dont les plus grandes sont regroupées àParis (Deloche et Leniaud, 1989; Pommier, 1991; Poulot,1997, 2001). Cette contribution structurante de la Révolu-tion à l’émergence de la démarche patrimoniale est tropconnue pour qu’il soit utile de poursuivre plus avant. Sonapport à la conception du futur l’est moins.

C’est surtout par l’inscription de l’esprit des Lumièresdans un projet social et politique que ce tournant est radical.La Révolution prend acte de la mutation de la pensée quis’est opérée de la fin du XVIIe siècle (1680) à la fin duXVIIIe siècle (1780)3 et dont elle est, en quelque sorte, lacoagulation dynamique. Quels sont les idéaux des Lumières?La Raison. Elle prime sur tous les autres. «Le XVIIe siècle,écrit Cassirer (1967, p. 41), est pénétré de la foi en l’unitéet l’immutabilité de la raison. La raison est une et identique

3. Poulot (2000) souligne avec justesse à quel point toutepériodisation est une interprétation. À un siècle court : 1715-1789 ou 1715-1815, « défini selon des critères essentiellementpolitiques », a succédé une lecture plus compréhensive qui aétendu le siècle des Lumières : 1660-1820, lorsqu’il est envisagéau plus large, et 1680-1780 lorsque le découpage est plus réduit(p. 41-42 et passim).

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pour tout sujet pensant, pour toute nation, toute époque,toute culture. » À la source de la raison, la dissociation –consommée à la Renaissance – de l’opposition entre fini etinfini. L’infini n’étant plus la négation du fini, la raisonpeut se déployer sans obstacle dans toutes les directionspour penser la réalité (Laïdi, 1997). Rien n’entrave sonexercice ! Aucun territoire ne lui est interdit. Et surtout, à ladifférence des grands systèmes métaphysiques du XVIIe siècle,pour lesquels elle était la région des «vérités éternelles»révélées, la raison des Lumières est «le pouvoir original etprimitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l’établir età s’en assurer. Cette opération de s’assurer de la vérité est legerme et la condition indispensable de toute certitudevéritable (Cassirer, 1967, p. 47-48).» La raison, c’est laliberté en acte, opposée à la soumission aveugle à l’autorité4

(Kant, 1965; Foucault, 1994) et le garant de la tolérancecontre les dogmatismes. Ainsi, avec la promesse d’un destinmaîtrisé, l’Histoire acquiert une valeur positive; elle a unsens et une direction; elle est le vecteur du Progrès.

On comprend que les Lumières impliquent le dépasse-ment, l’arrachement volontaire à sa condition, la mise enœuvre volontaire d’un véritable processus laïcisé de transcen-dance pour atteindre l’Universel. Les Lumières présupposentune tension perpétuelle, une projection dans l’avenir5. Leprésent est un non-temps, une transition, une étape con-duisant vers le futur ; un futur sans cesse différé, certes, mais

4. « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa Minorité,dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacitéde se servir de son entendement sans la direction d’autrui,minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause enréside non dans un défaut de l’entendement, mais dans unmanque de décision et de courage de s’en servir sans la directiond’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propreentendement. Voilà la devise des Lumières (Kant, 1965, p. 46). »

5. Voir Cassirer ([1932] 1997) et Poulot (2000).

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constamment présent dans l’imaginaire. Les choses s’amé-liorent, mais le véritable progrès est toujours reporté à plustard. Pour ce qui est du passé, c’est différent. Si la Révolutionaccorde tant d’importance au patrimoine, c’est pour sa valeurd’exemple. Elle dirige le regard vers le «Beau», le «Vrai » etl’«Authentique6» parce que chaque œuvre – unique – marqueun sommet. Elle incarne, à sa manière, un moment dedépassement et une étape du progrès. Dans ce sens, elle estuniverselle. Elle témoigne d’une transcendance de lacontingence. Le «Beau», le «Vrai » et l’«Authentique» sontdes marqueurs d’un bond en avant. Le patrimoine a, àl’époque des Lumières, confiance en l’avenir. Il en est laprojection rétrospective.

L’impulsion de l’esprit des Lumières s’est perpétuéebien au-delà de la Révolution7 et de ses institutions. Il amoulé notre épistémè, notre manière de penser et de voir lemonde. Prenons deux exemples tirés du champ muséal.D’abord, les grandes expositions universelles, depuis lapremière (Londres, 1851), qui illustrent toutes les «fastesdu progrès» (Schroeder-Gudehus et Rasmussen, 1992), quece soit le progrès industriel, économique ou social, et mêmequelquefois les trois à la fois8. Ainsi, le président Sadi Carnot,promulguant le décret instituant l’Exposition universelle de1900, déclare en 1892: «Les progrès réalisés, ceux quis’achèvent sous nos yeux, permettent d’entrevoir un spectacle

6. Sans, bien sûr, oublier la «Nation» et le Territoire.7. Une précision : l’esprit des Lumières n’est pas circonscrit à la

France et à la Révolution, tant s’en faut : l’Auƒklärung,l’Enlightenment, l’Ilustración, l’Illuminismo en sont lesdéclinaisons européennes. Que l’Occident lui doive ses idéauxest irréfutable.

8. L’exposition de Séville (1992), par exemple, se voulait un« instrument de modernisation » et un « moyen de revitalisationd’une ville et d’une région économiquement déprimées »(Schroeder-Gudehus et Rasmussen, 1992, p. 227).

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dépassant encore par sa splendeur celui qu’il nous a étédonné d’admirer. Quelle qu’ait été la magnificence desexpositions précédentes, elles sont inévitablement éclipséespar les expositions nouvelles qui jalonnent la voie ouverte àl’humanité, et résument ses conquêtes successives9. » Cediscours condense en quelques clichés lapidaires le mouve-ment de marche en avant qui caractérise l’esprit du temps!

Deuxième exemple, « l’Avenir est là…», titre le magazineJe sais tout qui présente à son public le Palais de la Découvertedans sa livraison de décembre 1938. Ouvert l’annéeprécédente, le Palais, temple dédié à la Raison à l’œuvredans la Science, veut émerveiller ses visiteurs en les invitantà vivre l’instant de la découverte dans l’expérience10. Sonobjectif : préfigurer ce que sera demain, en anticipant lesretombées – bénéfiques – de la recherche scientifiqued’aujourd’hui. L’Avenir est vraiment là, en puissance.

On objectera que ces deux exemples sont faciles puisqueScience et Progrès, s’épaulant l’un l’autre, incarnentcomplètement l’idée de perfectibilité inhérente à l’esprit desLumières. Vraiment? Ce serait oublier que l’Exposition de1937 lègue aussi les musées de l’Homme, d’Art moderne,des Monuments français, des Arts et Traditions populaireset de la Marine. Le patrimoine est un faire-valoir de l’avenir.Il le met en abyme.

J’ouvre ici une parenthèse pour aborder sous un autreangle le problème du rapport au temps, qui me semble essentielpour comprendre la fonction symbolique du patrimoine àdifférentes époques. Le passé – le concept – dans l’esprit desLumières, n’existe qu’en regard du futur, suturés l’un à l’autredans et par le hiatus du présent. Cette double extériorisationfonde le projet historique. L’idée de patrimoine s’invente à

9. Cité par Maury (1994, p. 28).10. Voir l’étude incontournable d’Eidelman (1988).

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l’intersection d’un présent en dissolution dans l’estompe d’unfutur. C’est pourquoi le patrimoine est l’opérateur d’unedissociation symbolique projective.

La conscience du temps vécu ne débouche pas néces-sairement sur une symbolisation du passé et du futur. Lepassé se confond alors avec un futur indifférencié, les deuxs’amalgamant dans un présent immuable. Éliade (1963) amontré que les peuples primitifs réactualisent constammentleur mythe d’origine en perpétuant des comportementsritualisés. Pour l’homme archaïque, le sens a été fixé une foispour toutes. «Le mythe lui apprend les «histoires » primor-diales qui l’ont constitué existentiellement, et tout ce qui arapport à son existence et à son propre mode d’exister dansle Cosmos le concerne directement.» Pour l’homme moderne,les événements sont irréversibles, pas pour l’homme dessociété archaïques. «Ce qui s’est passé ab origine est susceptiblede se répéter par la force des rites. » Pour lui, connaître lesmythes, c’est non seulement apprendre « comment les chosessont venues à l’existence, mais aussi où les trouver et commentles faire réapparaître lorsqu’elles disparaissent » (Éliade, 1963,p. 23–25 et passim). Pour l’homme archaïque, privé decatégories pour dissocier le passé du futur, et donc incapablede se décentrer par rapport au présent, vouloir conserver desobjets pour les sauvegarder serait perçu comme un non-sens.Pourquoi voudrait-on conserver ce qui de toute façon atoujours été et sera toujours ? Dans le même ordre d’idée, leslieux de culte de l’Antiquité (commémoration des morts),même s’ils sont conservés et transmis pieusement ne peuventêtre assimilés à un patrimoine. Énée, qui emporte les pénatesde la patrie en quittant Troie en flammes, se conforme à unrite et se soumet à une prescription, mais ne préserve pas unpatrimoine. Fin de la parenthèse.

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Le futur au présent ou le tempsdu désenchantement

Le deuxième temps c’est le nôtre. Il est celui du doute et del’inquiétude face à un futur incertain. L’optimisme des Lumièress’est dissipé.

Mille neuf cent soixante-dix-sept11. Un titre choisi auhasard, Les dégâts du progrès, illustre le basculement deparadigme. Que dit la quatrième de couverture?

L’envers du progrès technique. Nucléaire, chimie, infor-matique, forêt, télécommunications… Un travail morcelé,de moins en moins intéressant. Une division sociale quis’accroît. Du bureau à l’usine […] des travailleurs s’inter-rogent sur les transformations qui bouleversent notremanière de travailler, de vivre de penser. Tout cela pourqui ? Pour quoi ? Pour aller où? (CFDT, 1977)

Ainsi donc, l’utopie des Lumières, après avoir été lapulsion mobilisatrice depuis le XVIIIe siècle, engendre la«morosité».

Pour abréger, je dirai que les Lumières sont victimes deleur réussite. La dynamique insufflée a non seulement étémaintenue, mais elle s’est surtout constamment amplifiée,se nourrissant de ses réalisations. Depuis la Révolutionindustrielle, le rythme des découvertes et l’essor des scienceset des techniques se sont conjugués dans des applicationssans cesse plus nombreuses qui ont révolutionné le quotidien,le travail et l’environnement. Le rythme du changement, aulieu de se stabiliser, continue de s’accélérer. Et l’on ne voitpas comment il pourrait en être autrement. Avec les Lumières

11. Toute date est arbitraire dans l’analyse du déroulement desprocessus historiques. Elle n’a donc qu’une valeur d’indice.Nous prenons généralement conscience d’un changementlorsqu’il a déjà produit ses effets. Nous le constatons rétro-spectivement. Ceci vaut évidemment pour notre présent.

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nous étions en attente de progrès. Nous réalisons maintenantque celui-ci nous devance et qu’il nous faut renoncer à toutespoir de le rattraper. Un retard systémique nous condamneà un recyclage incessant.

Mais d’où provient l’impulsion? Plusieurs facteurs sonten jeu. Toutefois, le renversement de polarité entre la logiquede la connaissance et celle de ses retombées semble décisif.L’innovation s’est substituée à la science comme moteur duchangement (Castells, 1996). Les Lumières valorisaient laconnaissance pour elle-même – la recherche fondamentale,dirions-nous aujourd’hui – parce que l’objectif était ledévoilement de l’intelligibilité du monde grâce à l’exercicesans limites de la raison12. La mise en œuvre de ces connais-sances, dans des applications, était en conséquence laissée àl’initiative de chacun. Aujourd’hui, la relation s’est inversée.C’est la production de connaissances nouvelles qui se trouvemaintenant à la remorque de l’innovation. Pourquoi ? Parceque, d’une part, la quête d’intelligibilité s’est muée en visionprométhéenne – il s’agit moins de comprendre le mondeque de le transformer – ; d’autre part, plus prosaïquement,parce que le maintien du développement économique reposeen grande partie sur une relance continuelle de la production-consommation, laquelle, en retour, exige l’introductionconstante de nouvelles idées et de nouveaux produits sur lemarché. Autrement dit, l’innovation – pas seulement techno-logique, mais dans tous les domaines d’activité – présupposel’obsolescence systématique comme nouvelle force produc-tive. La connaissance y est subordonnée.

Je souligne au passage que cette mise à l’avant-plan del’innovation se reflète dans la muséologie des sciences. Au

12. L’idéal de rationalité est encore bien présent au rebours de ceque soutient le postmodernisme. Toutefois, il s’est concrétisédans des procédés, des procédures, des protocoles, des façons defaire, des dispositifs… En fait, il est omniprésent mais diffus.

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Palais de la Découverte, par exemple, il n’était questionjusqu’à tout récemment – modernité oblige – que derecherches fondamentales ; au Centre des sciences deMontréal, ouvert en mai 2000, il n’est question a contrarioque d’innovations technologiques, au point que l’on peut sedemander s’il n’aurait pas dû s’appeler Centre des innovationsde Montréal.

L’avenir13, matérialisé dans et par une quête insatiablede nouveauté, s’ancre ainsi dans le présent qu’il fragilise.L’impermanence installe la rupture et le déséquilibreconstants comme mode de vie. Revue et corrigée en précepte,cette situation fait alors appel à la flexibilité et à l’adaptabilitéde ceux qui, ne pouvant y échapper, sont obligés de la subir.

Quant au progrès tant espéré, il n’est pas toujours aurendez-vous, même si chaque nouvelle innovation s’en réclame.Par contre, les risques (Lagadec, 1988), eux, sont bien là etl’inquiétude aussi : les Amoco Cadiz (1978), les Seveso (1982),les Bhopal (1984), les Tchernobyl (1986) – sans oublier le sangcontaminé, la vache folle… Bref, l’insécurité croît !

Toutefois, le rythme des transformations et celui desrisques ne sont pas seuls en cause. Pour Moscovici (1976),la genèse du sens commun relève aujourd’hui des sciences,et non plus du « langage et de la sagesse longuement accumuléspar des communautés ». «Les sciences inventent et proposentla majeure partie des objets, des concepts, des analogies etdes formes logiques dont nous usons pour faire face à nostâches économiques, politiques et intellectuelles. » Ce

13. Il n’est pas dans mon propos d’analyser en détail les causes dudéclin de l’utopie des Lumières. Je me contente de le constater.Plusieurs explications ont été proposées. Cependant, tous lesanalystes s’entendent pour dire qu’il n’y a pas de cause unique,mais un faisceau de causes et d’enchaînements multiples. Si lerôle du changement technologique n’explique pas tout, il esttoutefois déterminant.

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changement déterminant creuse l’écart entre le quotidien etla réalité construite par la science : «nous pensons et nousvoyons par procuration, nous interprétons des phénomènessociaux et naturels que nous n’observons pas et nousobservons des phénomènes qu’on dit pouvoir être interprétéspar d’autres s’entend (p. 22 et passim). » Bref, un sentimentde retard doublé de la sensation d’être étranger à sa propremodernité ! Le bonheur14 promis, annoncé et revendiqué sefait attendre.

Pour Fourastié (1979) les causes sont encore plusenfouies. Le désenchantement s’expliquerait par le fait que«les idées les plus générales sur la vie et la condition humaine»,les « conceptions du monde» ont peu changé de la fin duXVIIIe siècle à nos jours. Il précise :

aucune idée vraiment nouvelle n’a été, de 1790 à nos jours,ajoutée au stock initial, mais […] l’accent est peu à peupassé des notions essentielles aux conséquences de cesnotions, puis aux conséquences de ces conséquences et auxcomportements de fait. Ainsi, nos comportementsaujourd’hui seraient commandés par les conceptions dumonde nées au XVIIIe siècle (p. 265).

D’où un inévitable malaise ressenti par une consciencecontemporaine en porte-à-faux dans une société travailléede l’intérieur par des mutations politiques, économiques,scientifiques, culturelles et sociales, dont la révolution tech-nologique est un levier puissant sans pourtant avoir un liendirect de cause à effet (Castells, 2000). «L’utopie du progrèss’est métamorphosée en utopisme techno-informationnel,tandis que la marche triomphale de l’histoire […] faisaitplace à un mouvement perpétuel.» Pour les individus,

14. « L’idée de bonheur monte au zénith des civilisations individua-listes. L’effritement des valeurs traditionnelles et des grandestranscendances s’opère à son profit. Dès que la lutte pour survivre,la contrainte ou le besoin élémentaire s’allègent, le bonheurs’incorpore à l’idée même de vivre (Morin, 1962, p. 145). »

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« l’accélération de la mobilité sous toutes ses formes (géo-graphique, sociale, matrimoniale, politique) fait de l’espacesocial un espace d’instabilité croissante dépourvu d’horizonsde sens légitimes» ou d’«horizons moraux15 », où nul projetcollectif ne peut être esquissé. En un mot «l’anomie s’estpartout installée (Taguieff, 2000, p. 9-10 et passim) ».

Pourtant, ces mutations, dont le désenchantement seraitle symptôme, forceraient progressivement une recompositionde notre relation au temps et à l’espace (Laïdi, 1997),déconstruisant ainsi celle héritée des Lumières et au passageses idéaux (Lyotard, 1979; Harvey, 1990). J’y reviendraidans la troisième partie.

Avec cette irruption incessante du futur dans le présent,qu’en est-il du patrimoine? Surgissement du passé dans leprésent, il exprime l’espoir vain de pouvoir figer une mouvancesur laquelle aucune prise n’est possible. Comme l’or enpériode de crise, le patrimoine se présente comme une valeurrefuge ! «L’âme moderne souffre d’une tendance schizophré-nique qui ne s’est jamais atténuée, la valorisation des formesanciennes s’intensifiant au fur et à mesure que les dévelop-pements modernes, mécaniques, industrialisés les dérangentdavantage (Chastel, 1980, p. 113). » L’esprit des Lumièresconvoquait le passé pour mieux dynamiser l’avenir à partirdu présent. La conception contemporaine du patrimoineexacerbe le passé pour se prémunir contre l’appréhensiond’un futur déjà présent. D’où une volonté de quadriller et deréserver des échantillons – sites, biens culturels, bâtiments,réserves naturelles, métiers traditionnels… – pour les isolerde leur environnement et les soustraire au temps; pour lespréserver et les conserver afin de nous rassurer16.

15. Taylor (1991), cité par Taguieff.16. La notion de patrimoine mondial, pour prendre un exemple

extrême, n’est-elle pas née de la réaction des contemporains auxdestructions massives de la Première Guerre mondiale, afin de

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Le rapport Notre patrimoine au passé, un présent du passé(2000) se fait l’écho, au Québec, de ce basculement quisubstitue à un passé orienté vers le futur, un passé convoquépar le présent. Il plaide en faveur du patrimoine pourrenforcer un ancrage identitaire menacé de dissolution parl’homogénéisation culturelle.

Deux raisons sont invoquées dans le Rapport, qui se faitl’écho du désenchantement, pour justifier l’intérêt pour lepatrimoine : le «besoin de concrétiser le sens de l’identiténationale» et « l’inquiétude grandissante devant certainesmenaces portées par une mondialisation qui pourraitengendrer l’uniformisation de la culture». La question dupatrimoine devient prioritaire au motif que:

nous sommes entrés dans une période de turbulence, oùl’accélération vertigineuse des technologies de l’informationet de la communication, le mouvement croissant deconcentration des méga-entreprises et la domination de laloi du marché dans tous les secteurs entraînent, par leurconvergence, l’affaiblissement des souverainetés nationales,l’hégémonie d’un seul modèle socioculturel et d’une seulelangue, et le risque de « folklorisation» de certaines cultures(Arpin, 2000, p. XXIII).

protéger les biens culturels en cas de conflit futur. La sauvegardedes temples d’Abou Simbel n’a-t-elle pas été entreprise parl’UNESCO lors de la construction du grand barrage d’Assouanpour atténuer les effets de la modernisation accélérée de l’Égyptede Nasser. Reprenant à son compte l’idéal d’Universel desLumières, elle l’applique aujourd’hui à des biens culturels pourtenter de les mettre au-dessus des intérêts immédiats ou de lessoustraire aux conséquences de ceux-ci. Marx disait que lepropre du capitalisme est de révolutionner constamment lesmodes de production. Il avait raison, à cette nuance près quec’est toute la société qui est aujourd’hui entraînée dans unespirale. Il s’ensuit que la notion de patrimoine tend à être deplus en plus extensive, puisque toutes les facettes de l’envi-ronnement (matériel et culturel) sont affectées. (Ceci illustrebien le caractère réactif du mouvement patrimonial contem-porain. C’est un repli.)

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Qu’objecter à cela? Rien ! Le risque d’homogénéisationdes cultures, dans un monde sans cesse plus interdépendantet global, est criant. Qu’il suffise, pour appréhenderl’estompage des référents culturels, de pointer, par exemple,la pénétration du cinéma hollywoodien dans la vie culturelle,la prégnance corrélative de ses modèles dans l’imaginaire et,plus généralement, la montée d’une production cinémato-graphique recourant systématiquement aux mêmes ressortsnarratifs et aux mêmes effets dramatiques pour capter etfixer son audience. Ce risque de réduction progressive de ladiversité culturelle et de sa dissolution dans la grisaille dupareil et du même est donc, avec raison, fréquemmentdénoncé puisqu’il correspond à une tendance lourde denotre modernité. La revendication de l’«exception culturelle»qui cherche à dissocier le domaine des industries culturellesde celui de l’expression d’une spécificité et d’une singularitéà préserver, est la forme politique que prend la résistancesociale et économique à ce processus d’écrêtement.

Mais il y a plus. Le Rapport précise˚:

Cette prise de conscience, nettement plus répandue qu’hier,de la valeur à la fois esthétique et pédagogique du patrimoineexige de nouveaux comportements : une aspiration àretrouver ou à conforter le sens des racines, des origines età se réapproprier ou à redécouvrir, par le patrimoine, unehistoire insuffisamment connue, sinon méconnue. Uneinquiétude, vive ou diffuse selon les milieux et les géné-rations, monte devant la crise des valeurs, la perte desrepères traditionnels, la montée de l’anonymat lié à unemondialisation, dont l’effet conjugué entraîne l’affaiblisse-ment du sens de l’identité (Arpin, 2002, p. XXIV).

Pour le Rapport, il n’y a donc de patrimoine que reven-diqué et approprié. Mais cette revendication et cette appro-priation ne se réalisent que par une démarche de centration –de retour à soi. Ce regard tourné vers soi s’oppose à ladécentration opérée par la médiation patrimoniale des

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Lumières. En ce sens, la neutralisation des effets du futur,préconisée par une affirmation identitaire, passe par la clôturedu sujet sur lui-même. Le patrimoine, et à travers lui larelation au passé, est le prétexte de l’affirmation de soi, parsoi, pour soi. Cette conception autocentrée se déploie àpartir de quatre idées clés.

Première idée : Le patrimoine est potentiellement danstout. – Le Rapport adopte une représentation anthropo-logique de la culture, abordée sous l’angle des modes de viepartagés par les membres d’une collectivité (Le Marec, supra,chap. 1). Vue ainsi, la culture «embrasse tout ce qui constituel’environnement de l’homme17 ». Congrûment – mais sansle définir – le patrimoine est donc qualifié d’«omniprésent».Pluriel et polysémique, il est vu dans tout et partout!

Deuxième idée : Le patrimoine est ce qui a été stabilisé dansla mouvance. – Se substituant à la transmission génération-nelle des sociétés traditionnelles dès le début du XXe siècle,la patrimonialisation résulterait de la volonté, stimulée parle rythme même de l’évolution, de conserver les fragmentsd’un passé condamné à disparaître rapidement sous la pousséedes transformations rapides des moyens de production.Volonté épaulée aujourd’hui par des « services palliatifs »(collections, sites et monuments classés, objets historiques,arrondissements historiques, etc.), progressivement mis enplace pour contrer la perte programmée de mémoire d’unesociété qui favorise le «prêt-à-jeter et la consommationminute».

17. Le passage complet se lit ainsi : « Voici longtemps que la cultureembrasse tout ce qui constitue l’environnement de l’homme,tout ce qui concourt à son développement, tout ce qui lui estsource de réflexion, d’expression, de créativité, tous les fruits decette créativité, dans quelque ordre que ce soit, tous les aspects,enfin, de sa démarche intellectuelle et spirituelle, ainsi que desmodes d’organisation de la Cité, d’exploration du temps et del’espace (Arpin, 2000, p. XXIV). »

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Troisième idée : Le patrimoine est une affirmation iden-titaire. – «Rien n’est patrimonial par nature ou par un ordrequi nous échapperait, les objets, les éléments et même lespaysages forment un patrimoine quand ils sont proposés àcette fin, par des sujets qui en conviennent et s’y recon-naissent18. » Si tout est menacé, mais que tout ne puisse êtresauvegardé, la décision de conserver se joue dans lamatérialisation de l’affirmation identitaire19.

Quatrième idée : Le patrimoine est un combat. – « Il n’y ade patrimoine que revendiqué par une communauté qui ytient, c’est-à-dire réclamé et maintenu activement présentpar les interventions répétées qu’elle lui destine (Arpin,2002, p. 3-4 et passim)20. » Cette appropriation repose sur

18. Mais les choses n’en sont pas plus simples pour autant. Parexemple, construit en 1976 sur le site du Stadtschloss (symboledes Hohenzollern rasé en 1950), le Palast der Republik de l’ex-Berlin-Est (symbole du pouvoir du peuple en RDA), devait êtrerasé à son tour pour reconstruire le palais et ainsi restituer àBerlin son identité patrimoniale. Or, si pour les uns la démolitions’impose, pour les autres il n’en est pas question, car ce seraitamputer la ville d’un marqueur symbolique et priver ceux quiont vécu sous le régime de Berlin-Est d’un repère de leur histoire.Dans les deux cas, il s’agit de pérenniser des traces d’une mêmehistoire, mais diffractée dans et par une démarche d’appropriation.Il n’y pas d’issue. Jusqu’à présent, tout est figé. Les touristes,toujours curieux, s’interrogent sur la raison d’être d’un bâtimentabandonné au cœur du quartier – en reconstruction – qui fut etredevient rapidement le cœur politique et culturel de la ville. Ledébat identitaire revendicateur qui s’annonce est porteur detensions, c’est le moins qu’on puisse dire !

19. Voir notamment : Castells (1997).20. Le rapport poursuit : « Toute politique du patrimoine doit voir

à conjuguer des pratiques de conservation, de mise en valeur,de diffusion publique et de recherche afin de favoriserl’appropriation collective. Il n’y a de patrimoine effectif quepar l’appropriation communautaire locale, nationale ouquelquefois mondiale, qui assure que ces réalités forment bienle patrimoine d’un groupe et qui s’en soucie (Arpin, 2000,p. 4). »

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les interactions structurantes entre trois champs: la langue(patrimoine culturel en soi, expression d’une communautéet champ d’attribution de sens aux savoirs patrimoniaux),l’histoire (champ de production et d’accumulation des savoirspatrimoniaux) et la transmission des connaissances (champde reproduction, de socialisation et de perpétuation dessavoirs patrimoniaux).

Ce Rapport est exemplaire, car il condense «l’esprit dutemps» – pour reprendre l’expression d’Edgar Morin –,celui qui fait du repli identitaire l’enjeu du patrimoinecontemporain.

J’ouvre une parenthèse. L’idéalisation du rapport aupassé est trompeuse, car la notion même de patrimoineinstitue et met en jeu une distance entre ce vers quoi l’ontend et ce d’où l’on vient. Par conséquent, le passé, mêmerécent et encore familier, est « structuralement» immédiate-ment étranger21. C’est l’Autre, l’Autre-sujet ou l’Autre-objet –d’ici ou d’ailleurs. Il ne s’agit pas d’oubli, mais de perte desens. Pourquoi ? Premièrement, parce que c’est un processussystématique de relégation hors du présent, pour mieuxespérer l’avenir dans le cas des Lumières, ou pour le tenir àdistance comme c’est le cas maintenant. Deuxièmement – etcela vaut pour tous les cas – parce que le passé est obligatoire-ment mis en scène et offert en spectacle. La vérité,l’authenticité, l’exactitude du spectacle ne restituent qu’enpartie la richesse et la complexité des réseaux de significationsqui reliaient l’Autre-sujet ou l’Autre-objet à son monde. Aumieux, il offre une simulation, au pire, une réification, c’est-à-dire un « consommé de signes remis en circulation» pourreprendre l’expression de Baudrillard (1970). (Si j’ai mis enépigraphe, la belle citation de Marguerite Yourcenar, c’est

21. L’espace qui m’est imparti ne me permet pas d’aborder lanotion de mémoire et de l’examiner en regard de celle depatrimoine. Ce travail reste à faire.

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justement pour souligner l’extrême difficulté d’une tâche àlaquelle elle a consacré l’essentiel de sa vie ; il lui a fallu, deson propre aveu, plus de trente ans pour « revivre » del’intérieur la vie d’Hadrien.) Que reste-t-il alors du spectacledu passé ? Un modèle, mais un modèle détaché de soncontexte. C’est-à-dire une représentation décontextualisée,libre de toute attache, disponible pour une nouvelleinterprétation. C’est pourquoi la question de la filiation –du lien – avec le passé porte moins sur des indices decontinuité que sur des marques d’altérité. Car ces marquesconfortent l’image de soi de celui qui les observe, sans qu’ilait véritablement à se questionner sur sa propre identité,c’est-à-dire sur l’histoire qui l’a constitué comme sujet etcelle dont il est acteur.

Ce Rapport est exemplaire pour une seconde raison: lescontradictions d’une quête identitaire en quête d’elle-mêmequ’il reflète à son insu. Il se pourrait que cette quête enquête d’elle-même soit la seule véritable question de notrepostmodernité.

Le présent sans futur ni passé ou le tempsde l’indifférence

Le troisième temps, en cours d’élaboration, risque biend’être celui de l’«effacement de l’avenir», donc celui del’abolition du passé, au bénéfice d’un présent immuable. Etpourquoi un «effacement de l’avenir» ? À cause d’uneimpuissance croissante à l’imaginer (Taguieff, 2000).

Le temps de la confiance comme le temps du désen-chantement sont, l’un et l’autre, vécus en fonction d’unfutur incertain. Dans le premier cas, l’avenir est porteur depromesses qui repoussent à plus tard le bonheur, dans lesecond, la menace qu’il incarne le diffère. Le progrès commesa hantise présupposent « l’insatisfaction» et ne permettent«d’expérimenter ni la paix, ni le bonheur» (Taguieff, 2000,

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p. 61) dans le présent, pas plus que l’angoisse d’ailleurs.L’avenir n’est jamais qu’une anticipation, qui «déprécietoute existence pure» (Marcuse, 1968, p. 357). Or, vouloirle bonheur22 hic et nunc, pour « l’incorporer à l’idée mêmede vivre» (Morin, 1962, p. 145), c’est en quelque sorteabolir la tension de l’avenir pour chercher à s’installerdéfinitivement dans un présent immuable, alors figé dansune quête de prospérité permanente. Du coup, tout s’effrite:l’idée de progrès, celle du sens de l’histoire, les grandestranscendances héritées des Lumières. Le temps s’arrête,l’histoire prend fin et l’immédiat s’impose.

Dès lors, que reste-t-il d’un patrimoine privé de sacharge symbolique? Quel regard offre-t-il, si le rapport autemps, à la fois «plus fugace et moins structuré», est dépourvude « repères immédiatement identifiables» (Laïdi, 1999,p. 8)? Parmi les pistes possibles j’en explorerai deux: lasubstitution et l’expérience.

L’histoire récente des musées servira de guide pourcomprendre l’élaboration du regard contemporain. Le paysagemuséal s’est considérablement transformé au cours des vingt

22. Mais attention : vouloir le bonheur maintenant est une chose,l’obtenir en est une autre. Cette exigence de bonheur ici etmaintenant n’élimine nécessairement pas la morosité,l’insatisfaction et la revendication. Au contraire, elle risque deles exacerber. Les Lumières, écrit Fourastié (1979), « conduisirentà appliquer au bonheur les mêmes types d’études et de pratiquesqu’aux autres facteurs de la vie économique et sociale ». Lebonheur, comme le malheur, a été décomposé « en éléments àrechercher et favoriser (niveau de vie, agrément du genre de vieet du travail, plaisir, loisirs, sécurité, suppression de douleur…)et à fuir, restreindre ou, dès que possible, supprimer […](misère, pauvreté, souffrance…) ». Or, « il est devenu observablequ’en faisant du bonheur un objectif subordonné à l’échéanced’un certain nombre de facteurs concrets, voire quantitatifs, onen a fait un objectif social, hors de portée de chaque personneconsidérée individuellement », et « indéfiniment reculé » (p. 261-262 et passim).

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dernières années. Tous les observateurs s’accordent pourdire que les musées font maintenant face à une nouvelledonne. Pour Davallon (1996, p. 180-183 et passim) ceschangements sont de trois ordres. Le premier changement,organisationnel, découle d’un changement d’échelle et demoyens : les musées rénovés, agrandis et mieux dotés ont dûcomposer avec une intensification de l’offre et uneaugmentation de la fréquentation. Ce développement –accompagné, sur un autre plan, de l’expansion du parcmuséal – a entraîné une redéfinition des fonctions et uneréorganisation des tâches, « comme dans toute organisationqui grandit et dont le volume d’activité s’accroît ». Cechangement a contribué à l’accélération du mouvement deprofessionnalisation en forçant la « spécialisation despersonnes», la «hiérarchisation des métiers» et la «distinctionentre les diverses fonctions » (recherche, conservation,diffusion, gestion, direction, communication, etc.).

Le second changement est politique. Il résulte de lasubordination croissante des musées à « l’émergence et larationalisation des politiques culturelles ». Les activitésmuséales, comme celles des autres acteurs du secteur culturel,sont de plus en plus surdéterminées par les objectifs politiques«de démocratisation et de rationalisation gestionnaire »poursuivis par les gouvernements. Par exemple, le rapportréalisé à la demande du ministère des Affaires culturelles,une fois rappelée la nécessité du développement culturel,s’organise autour de deux grands objectifs : favoriser l’accèsà la vie culturelle et accroître l’efficacité du gouvernement etde ses partenaires dans la gestion de la mission culturelle23.En fait, c’est en grande partie la poursuite de ce doubleobjectif politique, de démocratisation et de rationalisation –systématiquement récurrent dans le discours politique –, quia forcé le mouvement de recomposition des musées à s’aligner

23. Voir : Gouvernement du Québec, 1991.

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sur les logiques en vigueur dans les industries culturelles et,du coup, à inscrire le public au centre de ses préoccupationset à développer des pratiques conséquentes24. «On comprend,insiste Davallon, que l’action en direction du public devienneun critère d’évaluation du fonctionnement du musée et quela fréquentation soit un critère d’évaluation tant de bonnegestion que d’un accomplissement de sa mission. » Mais sepréoccuper des publics ne signifie pas nécessairement fairedu public le centre des préoccupations. Toutefois, celaimplique une diversification et, corollairement, le renouvelle-ment constant de l’offre, de manière à élargir et à entretenirle bassin des publics potentiels.

C’est dans cet esprit qu’il convient d’aborder le troisièmechangement. «L’élargissement de ce qui est considéré commepatrimoine» jusqu’aux paysages humanisés (patrimoinenaturel) et aux savoirs et savoir-faire (patrimoine immatériel)déborde ce que l’on entre généralement dans la catégoriemusée. Un des traits marquants de cette tendance est autantl’éclatement du patrimoine en patrimoines25 que la diver-sification des relations dont ils seront chacun l’objet. «Lerapport à un patrimoine reconnu comme tel depuis long-temps, comme les œuvres d’art, ne sera pas de même natureque le rapport à un patrimoine en devenir comme le

24. Sur ce point, voir : « Les silences de la muséologie » et « L’inven-tion simultanée du visiteur et de l’exposition » dans Schiele(2001).

25. Le Rapport Arpin décline les formes contemporaines dupatrimoine. Notons au passage les dimensions du patrimoinematériel : espaces du patrimoine immobilier (arrondissementshistoriques, sites historiques, archéologiques, sites du patrimoine,aires de protection, paysages humanisés), mobilier, artistique,archéologique, archivistique, documentaire ; du patrimoineimmatériel (ethnologique, linguistique, scientifique et techni-que, audiovisuel et artistique) ; du patrimoine naturel (arron-dissements naturels, parcs nationaux, parcs marins, réserves,faune, flore). Voir Arpin (2000, p. 1-51).

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patrimoine rural (Davallon, 1996, p. 182).» Des formesdifférentes de patrimoine embrayeront sur des modalitésdifférentes d’appropriation. Davallon, toujours dans la mêmeanalyse, considère, que ce troisième changement, plusprofond que les deux premiers, «se situe à un niveau sociétalet symbolique». Il a raison car ces trois changements –organisationnel, politique et élargissement du parc patri-monial –, bien que distincts l’un de l’autre, procèdent d’unemême logique, dévoilée par leur emboîtement. Quelle estcette logique? Renouveler constamment l’expérience dupatrimoine. Par quel artifice? Le recours systématique à la« substituabilité», couplée avec l’«expériencialité» !

Tout se joue dans l’ajustement du champ muséal audispositif de la sphère médiatique. Un exemple permettra decomprendre l’impact au niveau sociétal et symbolique. LeMusée des civilisations, à Ottawa, se veut l’expression d’une«vision», qui procède d’abord d’une distinction et d’uneopposition entre les fonctions traditionnelles du musée etcelles reflétant la modernité. Un sorte de querelle revisitéeentre les Anciens et les Modernes qui renverrait dos à dos lemusée de collection, préoccupé par la conservation des objetsconfiés à sa garde, et le musée d’« éducation», soucieux decommuniquer avec son public. Dans le premier cas, l’objetest au centre du projet muséal. Visiter un musée exige de setenir à distance, de se mettre en retrait, pour « contempler,méditer et réfléchir dans le calme» (MacDonald, 1989,p. 33). Dans le second cas, il s’agit d’éduquer, mais sansennuyer. Il faut donc distraire avant de pouvoir enseigner.Capter l’imagination du public, puis la stimuler pourl’engager dans une expérience divertissante. Il n’y a pas demal en soi à souhaiter une mise en situation agréable etamusante. Rien ne prouve qu’il faille être ennuyeux pourêtre sérieux. Rien ne prouve non plus que le musée decollection est ennuyeux parce qu’il est sérieux. Le véritableproblème n’est pas là.

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Il est, d’une part, dans la conception que la forme del’expérience proposée doive « soutenir la concurrence del’industrie du spectacle pour s’approprier les moments libresdu public ». C’est-à-dire mouler les stratégies de commu-nication muséales sur les dispositifs qui assurent à cetteindustrie la plus large audience possible. «Pour y arriver,insiste MacDonald, ils doivent utiliser les mêmes armes queleurs opposants et miser notamment sur la qualité desrelations qu’ils [les musées] entretiennent avec le public, lesmédias et les visiteurs. » Et ce, dans le contexte d’une sociétéde plus en plus «multiraciale, multilingue, multiculturelle »(MacDonald, 1989, p. 36 et suiv., passim). Le véritableobjectif est donc la conquête du temps de loisir d’uneaudience pluraliste. Par conséquent, le questionnement surle musée, temple de l’objet, apparaît moins désintéressé qu’ilne le semblait au premier abord. Davallon avait raison denoter que se préoccuper des publics n’impliquait pas d’enfaire le centre des préoccupations.

Le second élément du problème, d’autre part, découlede l’inversion de polarité qui résulte de l’alignement desstratégies du musée sur celle des industries culturelles. Dequoi s’agit-il ? La critique adressée au musée de conservationpeut se résumer ainsi : l’objet conservé au musée est détachéde son environnement d’origine. (Quelles qu’en soient lescauses, elles sont secondaires et n’influent pas sur la naturedu propos.) Cet objet, coupé du contexte «qui donne unsens à [son] utilisation et à [sa] fonction», est transposé parla mise en exposition dans l’environnement du musée, lequel,de ce fait, substitue sa propre signification à celle qui a étéperdue. Il n’y a rien d’exceptionnel à cela. Toute mise enexposition est une transposition et une recontextualisation.Ce travail mené dans le cadre d’un savoir conduit à uneinterprétation de type historique, sociologique, scienti-fique… (Davallon, supra, chap. 2). Déplorer une transpo-sition qui assujettit l’objet «à un système de classification

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qui reflète davantage les perceptions des auteurs du systèmede classification que celles des créateurs des objets» ; ouregretter le fait que «certains objets sélectionnés de collec-tion» redéfinissent de nouveau le contexte en fonction de lavision qu’ont du monde les personnes chargées de la sélection(MacDonald, 1989, p. 37) consiste, sous le couvert d’unecritique de la muséologie de l’objet, à vouloir reléguer lesavoir – parce qu’il impose des contraintes à la productiondu sens – à une fonction ancillaire, pour lui substituer lalogique du dispositif médiatique, camouflée sous un impé-ratif de communication.

J’ouvre une courte parenthèse pour préciser ce qu’im-plique cette relégation. Dans l’introduction de son ouvrageconsacré à la présentation de la Relativité au grand public,Paul Couderc (1941) déclare:

Si l’on s’interdit toute incursion dans le domaine du calcul,un exposé sur la Relativité devient nécessairement unepromenade autour de la Relativité. Mais cette théorie joueun rôle si fondamental dans la physique et dans laphilosophie modernes que tout homme cultivé se doit detenter la promenade (p. 5).

Injonction paradoxale! Car, d’une part, comment entrerdans le cercle d’un savoir sans s’approprier la pratique discur-sive qui le définit et le constitue, c’est-à-dire «les typesd’énonciation qu’il met en jeu, les concepts qu’il manipuleet les stratégies qu’il utilise» ? Et, d’autre part, commentalors «prendre position pour parler des objets auxquels» on«a affaire dans un discours» et se poser comme sujetconnaissant, si le maniement cohérent des termes et desformalismes nous échappent au point de ne pouvoir penser« le champ de coordination et de subordination des énoncésoù les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent etse transforment» (Foucault, 1969, p. 237-238)? Coudercinvite donc le lecteur à une «promenade» qui, au mieux,enrichit sa culture et, au pire, consiste à faire exister dans sa

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conscience un «savoir non su» (Roqueplo, 1974, p.143),puisqu’il n’est pas assuré, à tous les moments de sa viepensive, de le reconstruire, mais plutôt de s’en remémorerdes éléments.

Toutefois, si Couderc, au rebours du projet bachelardien,suture la cité savante à la société cultivée, comme Bachelard(1938) il inscrit sa démarche dans le même référentielscientifique, plus précisément dans le même référentiel derationalité26 dont se nourrit la pensée scientifique. Le sujetconnaissant – être de Raison – doit être constamment enmesure de répondre à la question «comment nous sommes-nous constitués comme sujet de notre savoir? (Foucault,1994, p. 576)» Et c’est par sa capacité de reconstruire cesavoir qu’il se désigne comme sujet connaissant se pensantcomme sujet connaissant. Un savoir, certes marqué, situé,daté, mais qu’il peut nommer sans jamais prétendre en êtrele titulaire. C’est pourquoi Couderc laisse clairemententendre que l’invitation à la promenade, qu’il lance à ceuxà qui est interdite toute incursion dans le domaine ducalcul, les rapprochera d’un savoir mais sans véritablementleur en donner la clé, c’est-à-dire sans les constituer commedes sujets autonomes, acteurs de ce savoir. La relégation dusavoir par le dispositif médiatique pousse encore plus loincette logique puisqu’elle tend à abolir la conscience del’ignorance, l’expérience vécue se donnant pour l’équivalentde l’assimilation de la connaissance.

Les analystes de la postmodernité constatent le refluxdes «grands récits» – Raison, Progrès, Science – (Lyotard,1979), qu’ils expliquent essentiellement par les «ratés» du

26. « Il n’y a que la raison qui dynamise la recherche, car c’est elleseule qui suggère au-delà de l’expérience commune (immédiateet spécieuse) l’expérience scientifique (indirecte et féconde).C’est donc l’effort de rationalité et de construction qui doitretenir l’attention de l’épistémologue (Bachelard, 1938, p. 17). »

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progrès et les abominations des deux guerres mondiales. Or,ne peut-on envisager que les industries culturelles, de lamême manière qu’elles réduisent la culture traditionnelle27,à la fois exigent et instituent une coupure avec les métarécits,encore plus radicale que celle provoquée par le désenchante-ment des Lumières? Pourquoi? Parce que la cohérence dessavoirs comme celle des traditions sont des obstacles aubricolage incessant sans lequel les médias ne pourraientrenouveler l’offre de produits culturels. La résistance de latradition repose sur sa fonction symbolique, et celle dessavoirs, sur leur fonction critique. Les deux produisent uneffet de distanciation. La critique de la muséologie de l’objet –pour conclure sur l’objet – témoigne bien plus de la luttepour le monopole de la parole légitime dans une institutionmuséale aux prises avec une recomposition généralisée durapport à la culture, que d’une préoccupation du public.Fin de la parenthèse.

J’ai évoqué plus haut toute la difficulté qu’il y avait àvouloir établir une relation d’appropriation du passé, parceque l’idée même de passé institue une discontinuité.J’ajouterai que la relation symbolique au passé se fonde surla reconnaissance de cette solution de continuité avec leprésent. Or, le champ médiatique contemporain étale dansun même continuum le passé et le présent, tout comme il lefait pour le futur. Il suffit de parcourir la Salle de l’histoiredu Musée des civilisations pour s’en rendre compte. Levisiteur est invité à déambuler dans l’histoire du Canadacondensée dans quelques reconstitutions qui en évoquentplus les lieux que les moments. Vingt tableaux jouxtés lesuns aux autres recréent l’«atmosphère d’antan». Car ce sont

27. La tradition, et par extension la culture traditionnelle, se définitcomme « ce qui d’un passé persiste dans le présent où esttransmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui lareçoivent et qui à leur tour, au fil des générations, la trans-mettent » (Puillon, 1991, p. 710).

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bien des atmosphères que le visiteur est invité à vivre et àéprouver en passant sans transition des «Vikings » àl’«Atlantique Nord», puis à « la vie à bord des navires»,pour poursuivre avec l’«Acadie», la « ferme», la «NouvelleFrance» et ainsi de suite jusqu’au «chantier naval», « la vieen Ontario» et « la maison du marchand». Tout est là, plusvrai que nature, reconstitué en vraie grandeur avec précisionet minutie. « La maison du tonnelier » ou celle du«cordonnier», dans lesquelles les visiteurs peuvent entrer,fusionnent « la copie et l’original» en se donnant l’un l’autre,l’un pour l’autre. Rien ne distingue l’objet de sa reproduction,si ce n’est que la reproduction ne porte aucune trace d’usure.Les passés, puisque les Vikings cohabitent avec les trappeurs,sont donc nivelés dans un étalement du temps qui les fonddans un « continuum que le visiteur n’est pas invité àdéchiffrer» (Eco, 1985, p. 14 et passim). Le traitementmédiatique abolit la distanciation, ou du moins tend àl’abolir. L’étalement dans le présent, vécu comme unesuccessions d’expériences, en est la conséquence.

Ces changements de perspective sur la mise en contactavec le patrimoine témoignent de l’ajustement structurel desmusées et du champ patrimonial dans son ensemble auxlogiques et aux pratiques en vigueur dans le domaine desindustries culturelles, au fur et à mesure qu’ils s’y assimilent28.Or, les industries culturelles et la nébuleuse des commu-nications convergent29. Ce mouvement d’intégration, quiaccélère l’homogénéisation – déjà soulignée – des produc-tions culturelles, réduit progressivement toutes les activités

28. Il faut souligner, au passage, qu’ils avaient jusqu’à présentconservé une relative autonomie par rapport à la forced’attraction de ces industries, en partie à cause du rôle quel’État leur avait dévolu, et en partie à cause de l’indépendancede leurs corps professionnels.

29. Le phénomène est trop connu pour qu’il soit utile d’insister.Voir notamment : Tremblay (1990).

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culturelles à la logique marchande30. Mais surtout, l’offreculturelle, pour se maintenir et se développer et ainsirencontrer ses publics, exige un flux constant de matériauxnouveaux. Et comme « la production culturelle empruntetoujours sa substance à la sphère culturelle » (Rifkin, 2000,p. 318) – surexploitée par ailleurs –, il lui faut doncconstamment «déconstruire, retravailler, conditionner etcommercialiser » les matériaux qu’elle utilise. Or, ce travailde conditionnement déterritorialise31. Il désarticule le « réelen signes successifs et équivalents ». Les médias – et plusgénéralement les productions culturelles – «ont pour fonctionde neutraliser le caractère unique, événementiel du monde,pour substituer un univers multiple de media32 homogènesles uns aux autres en tant que tels, se signifiant l’un l’autreet renvoyant les uns aux autres. À la limite, ils deviennent lecontenu réciproque les uns des autres […]. Derrière la«consommation d’images » se profile l’impérialisme d’unsystème de lecture : de plus en plus ne tendra à exister quece qui peut être lu. […] Et il ne sera plus question alors dela vérité du monde ou de son histoire, mais seulement de la

30. « La mondialisation de la culture, écrit Warnier (1999), est unedes conséquences du développement industriel. L’ambitionnormale de toute industrie culturelle est de conquérir des partsdu marché mondial en diffusant ses productions au Sri Lankacomme aux États-Unis. […] L’industrie fait intrusion dans lescultures traditions, les transforme et parfois les détruit (p. 6).

31. Rifkin cite l’anthropologue Néstor García Canclini : «Une fractioncroissante de la production adopte une forme de plus en plusindustrielle ; elle circule à travers les réseaux de communicationtransnationaux, elle est consommée par des masses qui apprennentà être auditeurs de messages déterritorialisés […]. La jeunegénération, en particulier, vit ses pratiques culturelles en fonctiondes styles et des informations homogénéisées qui sont absorbéspar diverses sociétés indépendamment de leur contexte politique,religieux et national (p. 322). »

32. Maintenant on écrirait « médias », le terme ne s’est fixé que trèsrécemment.

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cohérence interne du système de lecture (Baudrillard, 1970,p. 188 et passim). »

Tout est substituable à tout, car tout est un équivalentfonctionnel de tout. C’est cette substituabilité généraliséeque l’on peut qualifier de découplage symbolique. L’arrimagedu patrimoine aux mêmes logiques conduit à la mêmedénégation du monde33. Ce qui, entre parenthèses, renforceson étrangeté, car sa réalité se dissout dans sa fiction. Onpeut donc envisager que l’«autoréférentialité» généraliséeentraînera à terme une solution de continuité du processusd’individuation. C’est certainement une question à poser.Sinon, comment comprendre la fascination actuelle pour laréalité virtuelle – laquelle, en passant, n’a rien à voir avec ledéveloppement de l’informatique. La réalité virtuelle n’est-elle pas, étalé devant un sujet, un présent morcelé en autantd’expériences à vivre qu’il y a de mondes à imaginer?Comment alors le patrimoine peut-il être autre chose qu’unjeu de rôle, confondu avec une revendication identitaire?

À suivre…

Boèce qui vulgarise Pythagore et relit Aristotene répète pas par cœur les leçons du passé ; il invente

une nouvelle façon de faire de la culture et, en feignantd’être le dernier des Romains, il élabore en réalité

le premier bureau d’études des cours barbares.

La guerre du faux, Umberto Eco, 1985.

33. Voir : Judd et Fainstein (1999), et Hannigan (1998).

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Références

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Présentation des auteurs

Yves Bergeron. Un doctorat en ethnologie de l’Amérique françaisea permis à M. Bergeron, Directeur du service de la recherche et del’évaluation au Musée de la civilisation depuis 1999, de développerune expertise dans l’univers de la culture matérielle et de l’histoiredu collectionnement. Il a occupé pendant de nombreuses années lespostes de conservateur des collections ethnographiques à ParcsCanada et conservateur en chef au Musée de l’Amérique française.Il est également professeur associé au Département d’histoire del’Université Laval, où il enseigne à titre de chargé de cours auprogramme d’ethnologie et de muséologie. Il a publié Un présent dupassé. Proposition de politique du patrimoine culturel déposée à AgnèsMaltais, ministre de la Culture et des Communications du Québec(corédigé avec R. Arpin) et Trésors d’Amérique française, et prépareactuellement Amérique française : l’Aventure (avec A. Beaulieu).

Jean Davallon. Docteur de 3e cycle et docteur d’État ès lettres etsciences humaines, Jean Davallon est Professeur de sciences del’information et de la communication à l’Université d’Avignon, etDirecteur du DEA, Muséologie et médiation culturelle : Publics,technologies, institutions. Il est aussi cofondateur et corédacteur enchef (avec Hana Gottesdiener) de la revue internationale demuséologie Publics & Musées et Directeur de la collection « Muséo-logies » aux Presses universitaires de Lyon. Il a publié, entre autres,Claquemurer, pour ainsi dire, tout l’univers. La mise en exposition,L’Environnement entre au musée (avec G. Grandmont et B. Schiele)et L’Exposition à l’œuvre : stratégies de communication et médiationsymbolique.

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Jacqueline Eidelman. Docteur en Sciences sociales, elle est chargéede recherche au CNRS et affectée au Centre de recherche sur lesliens sociaux (CNRS – Université René-Descartes, Paris V). Elley dirige l’équipe Musées et cultures qui est laboratoire d’accueildes DEA de Muséologie de l’Université d’Avignon et du Muséumnational d’histoire naturelle (Paris). Elle a publié dernièrement Lamuséologie des sciences et ses publics (avec M. Van Praët).

Hana Gottesdiener. Docteur en psychologie, elle est Professeur àl’Université de Paris X et Chercheur au Laboratoire Culture etCommunication. Hana Gottesdiener est Chevalier dans l’ordre despalmes académiques (2001). Elle est cofondatrice et corédactriceen chef (avec Jean Davalllon) de la revue internationale demuséologie Publics & Musées. Elle a publié Evaluer l’exposition.

Joëlle Le Marec. Docteur en Sciences de l’Information et de laCommunication, Joëlle Le Marec est Maître de conférences ensciences de l’information et de la communication à l’École NormaleSupérieure Lettres et Sciences Humaines (Lyon). Elle est aussiresponsable de l’équipe de recherche Communication Culture etSociété. Elle a créé et dirigé la cellule Évaluation des expositionsde la Cité des Sciences et de l’Industrie (1989-1995). Elle vient determiner un ouvrage intitulé Publics et pratiques des sciences aumusée, qui paraîtra prochainement.

Marie-Jeanne Choffel-Mailfert. Docteur en sciences de l’Infor-mation et de la Communication, elle est Maître de conférences àl’Université de Nancy 1. Elle est aussi enseignante en formationcontinue universitaire au Centre universitaire de la Coopérationéconomique et sociale et chercheur au Laboratoire de Philosophieet d’Histoire des sciences (LPHS – Université Nancy 2 – UMRCNRS). Elle a publié Vers une transition culturelle. Sciences ettechniques en diffusion, patrimoines reconnus, cultures menacées(avec J. Romano), Regards croisés vers une culture transfrontalière(avec H.-J. Lüsebrinck) et Une politique culturelle à la rencontred’un territoire.

Raymond Montpetit. Titulaire d’une Maîtrise en Philosophie,d’une Maîtrise en Lettres modernes et d’un Doctorat en Esthétique,M. Monpetit est Professeur au Département d’histoire de l’art de

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Présentation des auteurs

l’Université du Québec à Montréal. Il est muséologue praticiendepuis plus de vingt-cinq ans. En 1995 et 2000, il a agi commeprésident du Comité national d’évaluation des institutions muséalessubventionnées par le ministère de la Culture et des Communica-tions du Québec. Il a aussi été membre du groupe-conseil sur lapolitique du patrimoine culturel créé par la ministre de la Culturedu Québec et présidé par Roland Arpin. Il a publié Commentparler de la littérature et Paul-Émile Borduas, photographe. Unregard sur Percé. Été 1938.

Bernard Schiele. Bernard Schiele, Ph.D. est Professeur auDépartement des communications de l’Université du Québec àMontréal ; au Programme de doctorat conjoint en communicationUniversité du Québec à Montréal/Université de Montréal/Concordia University, au programme de doctorat en sémiologiede l’Université du Québec à Montréal et au programme conjointUQAM/UDM de maîtrise en muséologie. Il est actuellementdirecteur du Programme de maîtrise en muséologie. M. Schiele aaussi été directeur fondateur du CIRST. Il publié dernièrement LaRévolution de la muséologie des sciences (avec E.H. Coster) et Lemusée de sciences. Montée du modèle communicationnel etrecomposition du champ muséal. Il prépare actuellement un ouvrageintitulé Les nouveaux territoires de la Culture Scientifique etTechnologique (avec R. Jantzen).

Michel Van Praët. Docteur ès-Sciences, M. Van Praët est Professeurau Muséum national d’Histoire naturelle et chercheur associé auCentre Koyré d’Histoire des Sciences (UMR-CNRS). Il est aussiprésident du Comité français de l’ICOM et directeur du DEA demuséologie, Sciences et sociétés (École doctorale du Muséum). Ila dirigé le projet de rénovation de la galerie de Zoologie duMuséum et sa transformation en galerie de l’Évolution de 1986 àson inauguration en 1994. Il dirige actuellement le projet derénovation des galeries de Paléontologie et Anatomie comparée. Ila publié, entre autres, La muséologie des sciences et ses publics (avecJ. Eidelman) et Musées et expositions, métiers et formations (avecE. Caillet).

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PATRIMOINES ET IDENTITÉS

Sous la direction deBernard Schiele

M U S É 0COLLECTION

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e patrimoine est en débat. Quel est son avenir dansles sociétés, comme la nôtr e, en mutation accé-

lérée ? Qu’advient-il lorsqu’il cher che à tout enclaver : lematériel et le cultur el, le tangible et l’intangible ? Com-ment alors mémoir e et fonction identitair e vont-ellescoexister ? Comment fair e, si le patrimoine doit êtr e à lafois la mémoire de tous et celle de chacun ? De quoi ou dequi sera-t-il le médiateur ? Le patrimoine a un passé. A-t-ilun futur ? Ce livr e propose de déplacer les interr ogations :voir moins le patrimoine que la mise en patrimoine.Quelles sont les opérations qui le constituent ? Commentproduit-il du sens ?

Neuf spécialistes, tous muséologues et cher cheurs, ontaccepté de jouer le jeu et d’entr er dans le débat pour êtr e endébat : Y ves Ber geron, Jean Davallon, Jacqueline Eidelman,Hana Gottesdiener , Joëlle Le Mar ec, Marie-Jeanne Chof fel-Mailfert, Raymond Montpetit, Bernar d Schiele et Michel V anPraët.

Cet ouvrage est le fr uit de deux colloques scientifiquesorganisés par le Pr ogramme d’études avancées en muséo-logie de l’Université du Québec à Montréal en 2000et 2001. Il s’adr esse à tous ceux, pr ofessionnels, cher-cheurs, étudiants ou autr es, qui, à divers titr es, s’intér es-sent aux questions et aux enjeux du patrimoine, du muséeet de la cultur e. Il s’adr esse aussi à tous ceux qui, s’in-terrogeant sur la mémoir e à l’heur e de l’éphémèr e, voientdans le patrimoine un moyen de penser notr e modernité.

ISBN 2-89544-030-1

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