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Paul Féval (père) - portail.stpaul4.ac-reunion.fr · Paul Féval (père) La Louve Tome I. Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook . Partie 1 LA SAINT-JEAN q. Chapitre1

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  • Paul Féval (père)

    La Louve

    Tome I

  • Un texte du domaine public.

    Une édition libre.

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  • Partie 1LA SAINT-JEAN

    q

  • Chapitre 1

    L’APPARITION

  • Le soleil égayait déjà lesbouquets de verdureétagés au versant de lacolline : vieux charmes autroncs difformes etnoueux ; grands bouleaux

    élancés hardiment et portant avecfierté leur tremblante couronne defeuillage, chênes robustes,châtaigniers arrondissant en voûteleurs branches touffues. Cà et là, au-dessus du couvert épais et solidecomme un dôme, montaient descolonnettes de fumée qui setordaient en spirales légères, bleuiespar les rayons du levant.

    Ce n’était pas la vapeur opaque et

  • lourde que respirent à présent lescheminées de nos usines ; c’était lesouffle timide de l’industrie en basâge : chaque colonnette de fuméemarquait la place d’une loge couverteen chaume, humble fabrique de cessabots roses, recourbés à la chinoise,ventrus comme des vaisseaux de hautbord, qui sont la gloire de la forêt deRennes.

    Le comte de Rohan-Polduc, NotreMonsieur, comme on l’appelait dansles loges, disait que son manoir avait

    été bâti au IXe siècle de l’èrechrétienne par St Guéhéneuc, ditaussi St Winoch et St Guy, cadet dela maison ducale de Bretagne, comte

  • de Porhoët, vicomte de Rennes etpremier auteur du nom de Rohan. Sile bon gentilhomme se trompait, cen’était pas de beaucoup, car lemanoir semblait vieux comme lemonde, avec ses tourelles étroitesentassées confusément, son petitdonjon tapissé de giroflées et sespoivrières aux toits pointus commedes bonnets de magicien. Lesardoises de la toiture, blanches delichen, laissaient croître partout lajoubarbe et la mousse qui pendait,longue comme une chevelure. Lesmurs, faits de blocs de granit, étaientvigoureux encore, mais, sous le noirmanteau de lierre qui les enveloppait,

  • on découvrait les rides du vieillard etles blessures du soldat : lescrevasses, injures du temps ; lesbrèches, cicatrices glorieuses de lasape et de la mine.

    Un fossé large et qui avait dû êtreprofond, au temps où le manoirgardait des prétentions au titre deforteresse, faisait le tour desbâtiments ; il conservait juste assezd’eau pour servir aux ébats d’unetroupe nombreuse d’oies et decanards. On avait cependant combléla portion des douves qui faisait faceà l’avenue, de sorte que les maîtres,les serviteurs et les troupeauxpouvaient entrer de plain pied dans

  • le pâtis, situé en avant du saut-de-loup. Le saut-de-loup lui-même setraversait à l’aide d’un petit pontrustique aboutissant à une largebrèche pratiquée dans le rempart.

    Cette brèche avait son histoire.

    En 1670, alors que le roi Louis XIVet le comte de Rohan-Polduc étaientjeunes tous les deux, le gentilhommebreton avait eu fantaisie de faire laguerre au plus puissant monarque del’Europe. Rohan avait en lui dulevain protestant comme presquetous ceux de sa race ; le sang ducalcoulait dans ses veines et sonchartrier contenait plus de vieuxparchemins qu’il n’en fallait pour

  • établir ses droits au trône deBretagne. Louis XIV, qui avait desRohan tant et plus à sa cour deParis : Rohan-Soubise, Rohan-Guémenée, Rohan-Rochefort, etmême ces Rohan-Chabot dontl’épopée comique prêta si bien à rireaux gazetiers du dix-septième siècle,Louis XIV ne se douta peut-êtrejamais qu’au fin fond de la forêt deRennes il y avait un prince malpeigné qui prétendait lui disputerune portion de son royaume.

    C’était le temps où madame lamarquise de Sévigné, la charmanteBretonne, raillait avec tant d’espritet si peu de patriotisme les pauvres

  • sauvages Bretons. On aurait entendude fiers éclats de rire à Versailles, siquelque prophète s’était avisé deprédire que le premier coup detonnerre lointain annonçant larévolution à venir gronderait dans ceciel brumeux, et que le premiercouplet de la chanson « patriote »serait chanté par ces gentilshommesà crinières incultes et à mainscalleuses, bons à la charrue comme àl’épée, pour qui la marquise toutaimable gardait ses plus dédaigneuxsourires…

    Elle était loin encore la révolutionfrançaise. Honoré d’Albert, duc deChaulnes, frère cadet du connétable

  • de Luynes, gouverneur de la provincede Bretagne et l’homme le plus grosde son siècle, envoya deuxcompagnies contre les paysans dePolduc, qui s’étaient retranchés dansles landes d’Auray. Il y eut bataille,et Rohan fut vaincu. Le duc deChaulnes, mettant à profit cetteoccasion, confisqua l’immensedomaine de Polduc dans l’évêché deTréguier et assigna pour retraite aupetit-neveu de la reine Anne cetantique manoir de Rohan, dont lamuraille subit brèche de par le roi.

    Il y avait longtemps que ces chosesétaient passées. On était en 1705 ; legrand roi avait soixante-huit ans ; le

  • duc de Chaulnes était mort, sonsuccesseur aussi, et Son AltesseSérénissime le comte de Toulouse,second fils légitimé de Louis XIV,avait maintenant le gouvernement dela province de Bretagne. Rohan-Polduc, refroidi par l’âge, se tenait àl’écart dans sa maison amoindrie etvivait près de sa fille, une ange debeauté dont la vue lui inspirait sansdoute des pensées de résignation etde paix.

    A droite du pont rustique, le remparttournait vers l’Occident etenveloppait des logis abandonnésque flanquait un balcon en forme detourelle. Histoire guerrière pour la

  • brèche, légende poétique pour lebalcon. Cette partie du château avaitun aspect de mélancolie solitaire.Depuis que César de Rohan, filsunique du vieux comte, était mort,personne n’avait franchi le seuil desa demeure, et pourtant, derrière lesdraperies que le vent soulevait parles trous des châssis, on voyait biensouvent une lueur briller toute lanuit, une lueur pâle qui ne s’éteignaitqu’au jour.

    Il y avait une mystérieuse histoire demariage, célébré dans la chapelleabandonnée à l’insu du vieux Rohan.Cela se racontait aux veillées, maisde témoin ayant assisté à ces noces

  • secrètes, nul n’en aurait pu citer unseul.

    * **

    Donc, le 23 juin 1705, tout dormaitencore au manoir. Une vapeurépaisse s’élevait au-dessus desdouves changées en marécages ; lesremparts et les corps de logisrestaient noyés dans cette ombre,tandis que les plus hautes girouettestrempaient déjà leurs découpuresdans la blonde lumière qui venait del’Orient. Ce bizarre faisceau de

  • donjons aigus, de pignons tailladés,de tourelles gothiques, semblaitsortir de la nuit comme saintGuéhéneuc jadis l’avait fait sortir deterre.

    D’habitude, à cette heure matinale,quand Rohan-Polduc ne découplaitpas ses chiens courants, tout étaitsolitude et silence autour de samaison, mais aujourd’hui la routedomaniale et les bas chemins étaientencombrés comme si c’eût été fête aubourg de Bouëxis-en-Forêt. Onentendait rire et causer sous lestaillis. Il y avait des gens à pieds, lebâton de houx à la main et portantsur leurs épaules de bonnes sacoches

  • pleines ; d’autres venaient à chevalsur de petits bidets à tous crins, quicouraient l’amble, la tête basse,piétinant dans la poudre et laissantpendre les sabots de leurs cavaliersjusqu’au ras de terre ; d’autres enfinpiquaient les bœufs paresseux deleurs charrettes chargées de gerbesou de foin.

    Tout cela cheminait dans des sentesprofondes entre les haies d’épinesnoires et de prunelliers, où le genêtglissait çà et là ses gousses d’or.C’était la veille de la Saint-Jean, etles tenanciers du pays de Rennes ontgardé la coutume de payer leursredevances à cette époque, pour le

  • printemps, à la saint-Michel pourl’automne.

    Piétons, cavaliers et richards encharrette se rencontrèrent en avantdes douves et pénétrèrent decompagnie sur la pelouse ouverte quiaboutissait à la brèche. Personne nes’avisa de soulever le marteau à têtede bélier, suspendu au battant droitdu portail. On attendit. Les fillettesqui apportaient des bouquetsd’aubépine s’assirent sans façon surl’herbe mouillée, autour de leursfleurs dressées en faisceaux ; lescharrettes, dételées, furent rangéespar ordre, tandis que les bœufsmaigres et de chétive venue

  • paissaient le gazon de la pelouse,déjà maintes fois tondue par lestroupeaux de Rohan. Gars etmétayers allumèrent leurs pipes et sechômèrent en cercle, comme on dit là-bas, debout, grand chapeau sur latête, le bâton attaché à laboutonnière, graves, taciturnes et nelaissant échapper aucune marqued’impatience.

    Pendant que les ménagèrestricotaient la grosse laine, les jeunesfilles babillaient, regardant du coinde l’œil la partie occidentale desremparts, autour desquels la brumesemblait se condenser pour livrerune suprême bataille aux rayons

  • vainqueurs du soleil. Elles semontraient au doigt un lourd balconde granit dont le profil saillait au-dessus des murailles, et, tout bas,elles se disaient en frissonnant :

    – C’est là !

    Un son de trompe retentit au lointaindans la forêt. Les hommes prêtèrentl’oreille.

    – M. l’intendant Feydeau s’est levéde bon matin aujourd’hui, ditJouachin, un métayer à la barbegrise, qui ajouta en secouant la têted’un air triste : J’ai vu le temps où ledomaine de Rohan était si long et silarge que, d’ici où nous sommes, on

  • ne pouvait jamais ouïr que la fanfarede Rohan !

    Un second son de cor plus rapprochééclata vers le midi. Le rouge montaau visage de Jouachin et il n’y eutpas un gars autour de lui qui nefermât les poings en fronçant lesourcil.

    – Rohan dort, prononça lentement lebonhomme ; les gens de France enferont tant et tant que Rohans’éveillera !

    Les fillettes ne s’occupaient que dubalcon mystérieux.

    – C’est là ! c’est là ! répétaient-elles ;une femme blanche et un cavalier

  • tout noir…

    – Chaque nuit que Dieu donne !

    – Et ceux qui passent de l’autre côtéde la douve entendent piaffer uncheval au fond des fossés, dansl’oseraie…

    – Le cavalier est César de Rohan, lepauvre jeune monsieur décédé, voilàqui est sûr !

    – Et la femme blanche est Jeanne deCombourg, sa fiancée, morte à vingtans !

    – Et la fenêtre qui s’ouvre ?demandait quelque voix timidementsceptique. Et le cheval qui piaffe

  • dans l’oseraie ?

    – Ah ! Seigneur Jésus ! sait-onexpliquer ces choses de l’autremonde ?

    – Le premier son de trompe, disaitcependant Jouachin, est monté desfonds de la Sangle. Le second estvenu de la Fosse-aux-Loups, et j’aibien reconnu l’embouchure dupiqueur de l’intendant Feydeau : cen’est donc pas l’intendant Feydeauqui mène la chasse au fond de laSangle.

    – Lui ou d’autres, dit une voixaigrelette qui sortait du brouillard ;les gens de France s’amusent où ils

  • veulent et quand ils veulent, cheznous !

    – Yaumy ! le cousin Yaumy ! crièrenttous à la fois les fermiers de Rohan ;Yaumy, le joli sabotier !

    – On ne voyait point encore le cousinYaumy, caché par la brume et parcette oseraie où piaffait toutes lesnuits le cheval fantôme. Il se montraenfin de l’autre côté de la douve qu’ilcôtoya pour entrer dans le pâtis.

    Le cousin Yaumy n’était pas de belletaille, mais sa veste de toile feutréerecouvrait de larges épaules ; unbonnet de laine tombait jusque surses petits yeux endormis et malins. Il

  • n’avait ni bidet ni charrette, et lasachée plate qu’il portait à la mainaurait tenu dans la pochette de songilet.

    Yaumy, le joli sabotier, traversa lapelouse en se balançant sur sesjambes noueuses et s’avançajusqu’au centre du cercle. Sa pipeétait toute bourrée, il l’allumapréalablement, puis il souhaita lebonjour avec politesse au cousinJouachin, au cousin Josille, aucousin Mathelin, au cousin Julot,ainsi qu’à une demi-douzained’autres cousins dont les noms nesont point parvenus jusqu’à nous. Iladressa un signe de tête protecteur

  • aux cousines jeunes et vieilles, etregarda d’un air sournois la portefermée du château.

    En tout autre pays, ce regard eûtprésagé une question, mais le paysande la haute Bretagne est prudentcomme le Normand, son voisin ; il nesait guère parler franc ni regarder enface : ceci à l’ordinaire. Dans lesgrandes occasions, quand une foisson bonnet a passé par-dessus lesmoulins, il faut lui fendre le crânejusqu’aux dents pour le forcer àbaisser les yeux ou le réduire ausilence.

    – Tu viens comme cela des fonds dela Sangle ? demanda Jouachin.

  • – Oui, oui, répliqua le joli sabotier,et il y a une bonne trotte !… hein ? envoilà-t-il un brouillard qui choisit saplace ? de l’autre côté des douves onne voit pas seulement le bout de sonnez ; là-haut, le temps est claircomme de l’eau de roche. Tout cela,c’est des gelées pour la Saint-Pierreet ça fait du mal au blé noir !

    – Et aux fèves aussi ! appuyaMathelin, c’est sûr !

    – Ma pauvre foi ! enchérit Julot, vouscroyez que ça fait grainer lechènevis !

    – Voilà qui est bon, interrompitgravement le vieux Jouachin ; Yaumy

  • mon gars, ne nous fais pas languir ;on est en chasse là-bas par chez toivers les fonds de la Sangle ?

    – Le comte de Toulouse, notregouverneur, est un beau jeune prince,répliqua Yaumy, qui jeta à la rondeun regard cauteleux.

    Fillettes et métayères s’étaient levéespour écouter mieux, et d’instinct lesfermiers de Rohan avaient rétrécileur cercle.

    – C’est bien le moins que les beauxjeunes princes se divertissent, repritYaumy ; ça l’amuse de chasser, lecomte de Toulouse ! ce n’est pas safaute, s’il trouve le domaine de

  • Rohan sur le chemin de son gibier.

    – C’est donc le comte de Toulousequi chasse là-bas ?

    La voix de Yaumy prit des inflexionssourdes et ses yeux se tournèrentvers le balcon de granit où le soleil,perçant la brume, mettait derougeâtres reflets.

    – Il y a chasse et chasse, grommela-t-il ; chasse de jour, chasse de nuit…chasse en forêt, chasse à la maison…Priez Dieu que le comte de Toulousese borne à chasser dans les taillis deRohan !

    Depuis quelques minutes onentendait un murmure vague et sans

  • cesse grandissant, à l’intérieur duchâteau : c’était comme le réveil duvieux manoir : des voix s’appelaientet se répondaient ; le pavé de la coursonnait au choc des gros sabotspleins de paille ; le chenil aboyait etles chevaux de Rohan hennissaientau fond des écuries.

    Au moment où toutes les bouchess’ouvraient pour réclamerl’explication des parolesénigmatiques de Yaumy, une clégronda dans la serrure, puis onentendit la lourde barre de boisglisser hors de l’entaille pratiquéedans le mur ; le battant droit de laporte roula lentement sur ses gonds

  • avec les cinq têtes de loup qui lechargeaient ; une femme decinquante ans à peu près, coifféed’un bonnet rond, collant, en étoffede laine noire, d’où s’échappaient lesmèches épaisses de ses cheveux déjàgrisonnants, parut sur le seuil etsembla compter du regard la fouledes vassaux.

    Il n’y eut pas un paysan qui ne sedécouvrît, ne fût-ce qu’un petit peu ;métayères et fillettes firent ensemblela révérence, et tout le mondeprononça d’une seule voix ce salutsolennel :

    – Bonjour à vous, dame MichonGuitan !

  • Dame Michon Guitan portait saquenouille au côté comme un soldatvaillant qui ne se sépare jamais deson épée ; elle avait une camisoleplate, ajustée jusqu’au menton et surlaquelle se rattachait la piécettecarrée d’un tablier de toile bleue ;une jupe d’épluche, rayée de rouge etde noir, laissait voir ses bas de grostricot, perdus dans d’immensessabots roses fourrés de peaux demouton.

    C’était une belle paysanne dans toutela force du terme. Son air était graveet doux. Elle avait un peu de barbe aumenton et un commencement demoustaches. Quand elle souriait, ce

  • qui arrivait bien quelquefois malgréson importance, on voyait des deuxcôtés de sa bouche deux trousronds ; qui semblaient pratiquésdans ses dents avec une vrille. Pourconnaître la véritable origine de cestrous, il suffisait de regarder laceinture du tablier de dame MichonGuitan, où une pipe courte etvénérablement noircie était passée.Cette pipe, contre le fourneau delaquelle venaient battre les grains decuivre d’un long rosaire, suspenduau cou de dame Michon, produisait,quand elle marchait, une musiquetoute particulière.

    – Bonjour à vous trétous ! dit-elle en

  • inclinant, la tête gravement ; bonneSaint-Jean pour vous et pour vosmaisonnées ! Est-ce que mon garçonJosselin n’est point avec vous ?

    – Nous n’avons mie vu votre garsJosselin, dame Guitan réponditJouachin.

    – Faudrait donc pour ça, dit Yaumyd’un air innocent, que votre garsJosselin aurait couché dehors,puisqu’il n’y a pas plus d’une minuteque le portail est ouvert.

    – Je sais bien, ajouta-t-il à part lui etjetant un coup d’œil rapide vers lerempart occidental, je sais bien qu’ily a la petite porte qui donne sur

  • l’oseraie, au bas bout de la douve…

    Le cousin Yaumy avait de bons yeux,et pourtant, il ne vit rien que labrume étendue comme une nappeopaque sur toute cette partie dupaysage. Cependant le niveau dubrouillard s’abaissait peu à peu, etl’on apercevait confusément les plusgrandes tiges des osiers qui sebalançaient à la brise. Ces tigespartaient d’un pli de terrain formantle prolongement des anciens fossés,qui tournaient à l’ouest du manoir etallaient se perdre derrière lesremparts, en passant précisémentsous le fameux balcon. L’oseraieétait séparée de la pelouse ou pâtis

  • par une haie d’épine mal entretenue ;elle s’étendait sur une largeur devingt ou trente pas, bordée par untalus sous lequel on découvrait desvestiges de maçonnerie ; puis le sols’affaissait en une brusque descenteet tombait ainsi jusqu’au fond de lavallée.

    Un sentier à peine tracé courait lelong de la douve et suivait cettepente de la colline à travers lestouffes de ronces.

    Dame Michon Guitan était là pourdonner entrée aux tenanciers deRohan, mais au lieu de s’effacer et deleur livrer passage, elle restait sur leseuil toute pensive. Après un silence

  • elle mit sa main au-devant de sesyeux et, son regard, passant par-dessus les têtes de la foule,interrogea la lisière de la forêt.

    A ce moment, un bruit se fit du côtéde la douve ; c’était comme une porteouverte avec lenteur et grinçant surses gonds rouillés. Les hautes tigesd’osier s’agitèrent. Tout le monde vitet entendit cela. Michon Guitanchangea de couleur.

    Personne ne bougea cependant, saufle joli sabotier Yaumy, qui se couladerrière les charrettes jusqu’à la haied’épines.

    – Entrez, bonnes gens, entrez, dit

  • Michon rapidement et d’une voixtremblante ; Rohan me ferait desreproches, s’il savait que sesfermiers attendent à la porte de samaison.

    Il était évident qu’elle cherchait àdonner le change à la curiosité déjàéveillée ; mais elle avait trop tardé.On vit passer dans la brume éclaircieune forme humaine enveloppée d’unemante de couleur sombre et le visagecouvert d’un long voile. L’apparitionglissa hors de l’oseraie, et l’on eûtdit que la brise l’emportait auversant de la montagne.

    En même temps le galop d’un chevals’étouffa sur l’herbe épaisse.

  • Cela fut rapide comme la pensée. Lestenanciers de Rohan restaient bouchebéante et les fillettes se demandaientsi ce n’était point un rêve.

    Mais elles virent dame MichonGuitan, toute pâle, baiser à ladérobée la croix de son rosaire. Labonne femme fit signe aux fermiersd’entrer ; il semblait qu’elle n’eûtplus de parole. Les fermiers obéirenten silence ; chacun d’eux pensait : –Le cousin Yaumy nous dira de quoi ilretourne !

    Qu’y avait-il ? une poterne ouvertede l’autre côté du rempart, le passaged’un être humain à travers l’oseraie,le galop d’un cheval invisible, enfin

  • et surtout l’émotion de dameGuitan ; c’était plus qu’il n’en fallait.Ce brouillard, plus impénétrable quela nuit même, cachait un mystère.Pour savoir le mot de l’énigme, il n’yavait que le cousin Yaumy, blotticontre la haie.

    Ménagères et fillettes, garçons etmétayers calculaient que l’apparitionavait dû passer à dix pas de lui auplus. Quand tout le monde eutfranchi le seuil de la maîtresse-portedont le battant se referma surMichon Guitan, le cousin Yaumy sefrotta les mains et se prit à rire toutdoucement.

    – Oui bien ! oui bien ! murmurait-il

  • en se grattant la tête sous son bonnetde laine ; maître Alain me donneraquelque chose pour cela !

    Il était tout gaillard, le joli sabotier,et il eût bien juré ses grands dieuxqu’il n’y avait là personne pour levoir ou l’entendre. Aussi poussa-t-ilun cri de frayeur en se sentant retenupar derrière, au moment où il quittaitson poste d’observation pour gagnerla brèche à son tour. Il se retournavivement ; un jeune homme de hautetaille, à la figure pâle et intelligente,couronnée de longs cheveux noirs,s’était dressé en face de lui de l’autrecôté de la haie.

    – Ah ! ah ! fit Yaumy, qui essaya de

  • sourire, c’est vous, maître Josselin ?

    Le jeune homme portait une vestetaillée à la mode des paysans de laforêt de Rennes, mais en bon drapnoir, et ses braies étaient de velours.Il enjamba la haie et appuya ses deuxmains sur les épaules de Yaumy.

    – La bonne dame Michon demandaittout à l’heure après vous, Josse,reprit Yaumy qui cherchait unecontenance.

    Maître Josselin le regardait entre lesdeux yeux.

    – Ecoute-moi bien, je veux te parler !

    Il y avait, non point dans ces mots,

  • mais dans l’accent du jeune homme,une menace si évidente, que Yaumy,robuste et habitué aux luttescampagnardes, se tint pour averti.

    – J’écoute, répliqua-t-il enramassant ses muscles et en pliantdéjà les jarrets.

    – Je veux te dire, reprit maîtreJosselin, que tu as perdu ta peine envenant espionner de ce côté-ci. Tun’as rien vu !

    – Dieu merci ! grommela le jolisabotier, je ne suis pourtant pasaveugle !

    – Tu n’as rien vu ! répéta le jeunehomme, dont les sourcils se

  • froncèrent.

    – Moi, je dis que j’ai vu ! s’écriaYaumy. Mon jeune maître Josselin,vous n’avez pas encore la poigneassez forte pour me faire peur. J’aivu et reconnu la demoiselle.

    Un éclair s’alluma dans les yeux deJosselin, dont, la joue resta pâle ; samain gauche quitta l’épaule deYaumy pour lui saisir violemment lapeau de la gorge ; en même temps, samain droite se plongea sous le reversde sa veste, d’où il tira un couteau dechasse, à la lame brillante etfraîchement aiguisée.

    Le cousin Yaumy se laissa choir sur

  • ses genoux.

    – Tu n’as rien vu ! répéta pour latroisième fois Josselin.

    – C’est pourtant Dieu vrai ! répétacette fois le joli sabotier plus mortque vif ; je n’ai rien vu du tout ! maisdu tout !

    Josselin le repoussa du pied et pritlentement le chemin de la maîtresseporte.

    q

  • Chapitre 2

    LE JEUNEMONSIEURCESAR

  • C’était une salle degrande étendue, voûtéeen arceaux, quesoutenaient quatre pairesde piliers de pierre rougede Pont-Réan. Celle

    pièce, plus longue que large, tenaitdu vestibule et de la salle d’armes ; laprincipale porte donnait sur leperron de la cour intérieure et faisaitface au maître escalier du manoir,dont la dernière marche s’enclavaitdans le sol même de la salle. Au-devant de l’escalier, une draperie detoile d’argent, rapiécée en milleendroits, descendait de la voûtejusqu’aux carreaux.

  • Une seule fenêtre ogive, à petitesvitres losangées de plomb etdéfendues par un grillage, éclairaitcette salle qui était pourtant la plusutile et la plus fréquentée du manoir.Dame Michon Guitan s’y tenaitvolontiers sous l’énorme manteau dela cheminée ; c’était son domaine, etmaître Alain Polduc, tout cousin deRohan qu’il était, avait essayévainement de l’en chasser. Il y avaiteu compromis entre ces deuxautorités rivales : maître Alain avaitpris possession de la croisée et desalentours, dame Michon avait gardéle foyer avec ses dépendances. MaîtreAlain avait la lumière, mais il avait

  • aussi le vent froid qui se glissaitentre les fentes des châssis. DameMichon, obligée d’allumer sa résineen plein midi, pouvait au moins setenir les pieds chauds.

    Le grand jour du dehors n’allait pasbeaucoup au-delà de la table dechêne noir où maître Alain Polducétalait ses registres. On pouvaitencore cependant compter lesnervures tremblées des premierspiliers et même blasonner, si l’onavait de bons yeux, le grand écussonde Rohan, Parti : de gueules à neufmacles accolées d’or, pour Rohan, etd’hermines plein pour Bretagne, aveccette devise si connue : Potius mort

  • quam fœdari[1]. Les deux autrespaires de piliers étaient déjà dansl’ombre, et, malgré le cierge de résinequi brûlait à la paroi du foyer, onavait grande peine à distinguer lesplis rougis de la draperie d’argent.

    Dame Michon et maître Alain étaientséparés par toute la longueur de lasalle. On pouvait les considérercomme les deux premiers ministresdes petits Etats de Rohan-Polduc ;dame Michon était femme de charge,maître Alain remplissait lesfonctions d’intendant.

    Il était arrivé un soir du pays deTréguier, en Basse-Bretagne, crotté

  • jusqu’à l’échine, affamé comme unloup, et se réclamant de je ne saisquelle parenté lointaine. En ce temps,chacun s’en souvenait bien, il avait lajoue creuse, l’œil timide et discret, labouche emplie de miel, les reinssouples surtout. C’était le petithomme le plus humble et le plusdoux de l’univers ; maintenant, sajoue était renflée, son œil regardaiten face effrontément, sa voixtranchait, sa courte taille seredressait avec importance. Lehobereau famélique avait du foindans ses bottes ; déjà il tournait àl’obésité financière et mettait à pillerson pauvre noble cousin une raideur

  • toute spartiate.

    Le mal, c’est que trop souvent cesaustères coquins réussissent àescroquer la confiance des hommesde cœur. Maître Alain comptait sessyllabes et parlait cinq ou six foispar jour de sa vertu farouche, ainsique de son dévoûment ardent à lacause protestante. Rohan n’était paséloigné de le regarder comme unsaint. Il le consultait dans lesgrandes occasions et se reposaitaveuglément sur lui pour les menusdétails. Or ce que Rohan appelaitmenus détails, c’étaitl’administration même de sesdomaines.

  • Ce matin, dame Michon avait, commed’habitude, son cercle auprès dufoyer ; maître Alain occupait lecentre d’un groupe au-devant de lacroisée. La plupart des tenanciersque nous avons vus arrêtés sur lapelouse se rangeaient autour de luidans une attitude respectueuse.Maître Alain, assis dans une chairede bois sculpté, compulsait lesregistres et inscrivait les rentespayées. Mais cela ne se faisait pastout de suite ; il faillait auparavantun travail préparatoire, à cause de ladiversité grande des monnaiescourantes. Josselin Guitan, le beaujeune homme à la chevelure brune,

  • qui, trois fois de suite, avait répété ànotre cousin Yaumy : « Tu n’as rienvu, » était chargé de mettre d’accordles sous nantais, les croisettesd’Anjou, les liards de France, lesdoubles normands et rennais, lespiécettes au mouton et les groscuivres de Laval. Ce n’était pas unesinécure, et Josselin Guitan, debout,la craie à la main, devant une planchenoircie, faisait des additions d’uneaune pour la moindre redevance dequinze ou vingt écus. Il semblait, dureste, se donner tout entier à sabesogne, et vous auriez cherché envain, dans son regard calme et froid,la trace de sa récente violence.

  • Chaque fois que la somme desfermages payés arrivait à formermille livres, Josselin traçait une croixblanche en haut de son tableau.Quand une discussion s’élevait entreles fermiers et l’intendant touchantle cours légal des pièces, leur titre etleur poids, Josselin croisait ses brassur sa poitrine et fermait les yeux, enhomme dont la pensée est loin de sonoccupation présente.

    Dans l’âtre, deux gros tisons,couverts de cendres, fumaient sous lacrémaillère où pendait le chaudronplein de bouillie d’avoine. DameMichon était assise à la placed’honneur, au côté gauche de la

  • cheminée ; auprès d’elle tournait,avec un cri périodique et gémissant,son rouet supporté par deuxmontants guillochés, à l’un desquelsse balançait la petite bouteilled’huile, avec sa plume servant depinceau. Tout en filant, dame Michontrouvait, moyen de faire encore troisautres choses, savoir : agiterdoucement un berceau qui était àportée de sa main, dès que son rouet,bien lancé, pouvait fournir tout seulune certaine carrière, fumer sa pipe,pleine de tabac qui n’avait pointpayé la redevance aux gens du roi, etjouer de la langue énergiquement,comme une digne Bretonne qu’elle

  • était.

    Son auditoire se composait desserviteurs du château et des fermiersqui avaient achevé de régler leurscomptes avec maître Alain. Parmieux se trouvaient le cousin Yaumy etJouachin, le vieux métayer. Onparlait à haute voix auprès de lafenêtre, dans le groupe officiel,présidé par l’intendant ; sous lemanteau de la cheminée, on devisaitdiscrètement, comme si c’eût étédéjà l’heure intime de la veillée.

    – Quoi donc ! disait dame Michon enprenant à témoin Jouachin, soncompère, Rohan n’est-il pas assezgrand seigneur pour qu’il y ait des

  • légendes sur sa maison ?

    – Depuis le temps de saintGuéhéneuc, répliqua Jouachin avecplus de complaisance que deconviction, il est question de cettelueur qui passe derrière les croiséesde la tour de l’Ouest… Quand j’étaistout jeune, on parlait déjà de lafemme blanche du balcon et de sonchevalier noir.

    – Peut-être, grommela Yaumy, que lebalcon servait déjà du temps de saintGuéhéneuc. On sait ce qu’on sait !

    Tous les yeux étaient fixés sur le jolisabotier, qui ajouta d’un aircapable :

  • – Et l’on voit ce qu’on voit !

    – Qu’as-tu vu, toi ? demanda labonne femme en haussant lesépaules ; si notre jeune monsieurCésar, que Dieu bénisse ! vivaitencore… mais voilà ! les méchantsqui l’ont tué voudraient bien fairedisparaître sa sœur, à présent !

    Son rouet, fouetté par un brusquemouvement, se prit à tourner si viteque son fil se rompit.

    – Mauvais présage ! murmura Yaumyd’un accent railleur.

    Michon Guitan le regarda de traverset se signa. Le berceau qu’elle oubliade balancer s’arrêta, et un petit cri

  • d’enfant se fit entendre parmi leslanges. Yaumy glissa une œilladesournoise vers la croisée ; comme ilvit que maître Josselin ne regardaitpoint de son côté, il se prit à sourireinsolemment.

    – Comme ça, dit-il, c’est à votre garsJosselin, cette belle petite fille-làdame Guitan ?

    – A qui donc serait-elle ? répliqua labonne femme d’un accent bourru.

    – Faut-il vous aider à renouer votrefil, la mère ? C’est au gros bourgd’Ernée, on dit cela, que votreJosselin a pris femme ?

    – Ici ou là, que t’importe ?

  • – On ne l’a jamais vue, la femme devotre Josselin. Moi, je voudrais lavoir.

    Dame Michon était rouge de colère ;sa pipe tremblait entre ses dents.

    – M’est avis, murmura le jolisabotier, qui cligna de l’œil à laronde, m’est avis qu’autant vaudraitchercher le trèfle à quatre feuilles oubien le merle blanc !

    La bonne femme ôta sa pipe de sabouche et regarda Yaumy en face.

    – Mon gars, Josselin n’est pas loin,dit-elle : pourquoi ne lui parles-tupas ?

  • En ce moment on entendit la voixd’Alain Polduc qui répondait auxplaintes de quelques tenanciers :

    – Mes bonnes gens, si j’étais lemaître ici, j’aurais compassion devous et de vos peines ; mais je nesuis que mandataire du comte deRohan, notre seigneur.

    – Hypocrite ! pensa tout haut dameMichon. Avant l’arrivée de cethomme-là au château, jamais fermierde Rohan n’avait pleuré misère !

    – C’est la vérité ! appuya Jouachin.

    – Le malheur est entré avec lui, repritla femme de charge, le malheur pourles vassaux, le malheur pour le

  • maître !… C’était un fier jeunehomme que César de Rohan ! Etnotre Valentine, vous souvenez-vouscomme elle allait, joyeuse, par lessentiers de la forêt ? Ses beauxcheveux flottaient sur ses épaules etpas une de vous, fillettes, ne savaitsourire si gaîment que la fille denotre maître ! Maintenant, César deRohan est au cimetière de Noyal, et iln’y a qu’une pauvre croix de bois sursa tombe… Maintenant, et depuisbien longtemps, nous cherchons envain le sourire sur les lèvres de votreValentine.

    Dame Guitan laissa tomber sa têtesur sa poitrine, tandis que la voix de

  • maître Alain Polduc s’élevait denouveau à l’autre extrémité de latable.

    – Vincent Julot, disait maître Alainavec un calme doucereux, si tu n’aspas payé ce soir, mon ami, demain jeferai vendre à l’encan ton attelage decharrue.

    Un murmure s’éleva parmi lesfermiers.

    – Mes pauvres enfants, répétagravement Alain Polduc, je ne suispas le maître, et je fais les affaires deRohan, mon noble cousin.

    – C’est demain la Saint-Jean, ditVincent Julot, j’avais gardé un quart

  • d’écu pour acheter mon cierge.

    – Les fermiers de Rohan, appuyèrenttrois ou quatre voix, n’ont plus dequoi allumer la chandelle de laVierge depuis que l’hérésie est dansle manoir !

    – S’il n’y avait que les fermiers deRohan à la paroisse, on ne brûleraitplus le fagot de la Saint-Jean !

    Maître Alain poussa un gros soupiret inscrivit sur son registre, vis-à-visdu nom de Vincent Julot, cette notelaconique : « Attelage à vendre. »

    – Voulez-vous savoir, s’écria tout àcoup dame Michon Guitan, qui relevala tête et jeta autour d’elle un regard

  • égaré, si Rohan ne voit plus que parles yeux de cet homme-là, qui est sonmalheur, c’est une punition de Dieu,car Rohan a renié le nom de la viergeMarie et causé la mort de son proprefils !

    Le cercle s’agita ; puis il se fit ungrand silence. Jouachin touchal’épaule de la bonne femme enmurmurant :

    – Ma commère, n’en dites pas plusque vous n’en voulez dire.

    – Dieu me préserve d’accuser monseigneur ! répliqua dame Michondont l’émotion faisait trembler lavoix ; mais le cœur déborde à la fin !

  • J’ai vu Rohan, autrefois, passer desheures entières auprès du berceau deses deux enfants… Ah ! ah ? il lesaimait bien tous deux ! et nousl’entendions souvent qui disait : – Jeles aime deux fois, mon fils César etValentine, ma fille ; une fois pourmoi, une fois pour la sainte qui étaitleur mère… Ecoutez ! Ses aïeuxs’asseyaient sur le trône de Bretagne,et les Français lui ont pris les troisquarts de son héritage ; on ne peutpas lui en vouloir, s’il déteste lesFrançais jusqu’à la mort. Quand sonfils eut vingt ans et sa fille dix-huit,il leur dit « Voici l’âge des fiançaillesqui va venir pour vous ; souvenez-

  • vous que nos pères sortiraient deleur tombe, si Rohan s’alliait auxgens de France… » Il leur dit encore :« Au-dessous des gens de France, il ya les Bretons parjures. Les Françaissont des ennemis, les Bretons vendusà la France sont des infâmes ! Monfils et ma fille, je pleurerais sur celuid’entre vous qui se mésallierait avecla France ; celui d’entre vous quis’oublierait au point d’entrer dansune famille bretonne déshonorée,mon fils et ma fille, je lemaudirais ! »

    – Et la mort vient vite, prononçaJouachin à voix basse, pour l’enfantque son père a maudit !

  • Les fillettes retenaient leur souffle ;le rouet de dame Guitan restaitimmobile ; l’enfant s’était rendormidans son berceau.

    – Rohan avait parlé trop tard, repritla femme de charge ; notre jeuneM. César recherchait déjà en mariagemadame Jeanne de Combourg…

    – Tout le monde sait cela,interrompit Yaumy, le joli sabotier.

    – La fille du lieutenant de roi, ajoutadame Michon Guitan avec tristesse.

    – Et notre demoiselle ? demandaYaumy entre haut et bas : était-iltrop tard aussi pour Valentine deRohan ?

  • La main de dame Guitan chercha lemanche de son rouet. Peut-êtren’avait-elle pas entendu, car sonregard chargé de rêverie se perdaitdans le vide. Elle continua enbaissant la voix et comme si elle sefût parlé à elle-même :

    – J’ai connu un sonneur à Cesson-sur-Vilaine qui disait que Dieu a unlivre où les cœurs sont inscrits deuxà deux. César et Jeanne étaientmariés secrètement depuis plusd’une année ; ils avaient un fils…Ecoutez ! Je me souviens de celacomme si c’était hier : le ventsoufflait au dehors et la pluie battaitcontre les carreaux des croisées. Il

  • faisait nuit. On frappa à la porte, etce fut cet homme-là qui entra.

    Son doigt, étendu convulsivement,montrait Alain Polduc, dont la têtedemi-chauve se penchait sur sonregistre.

    – Il demanda l’hospitalité, repritdame Michon, et Rohan l’accueillitcomme un gentilhomme. Quand il eutmangé à la table de notre seigneur etqu’il eut séché ses vêtements au feude la cheminée, il dit à Rohan : moncousin, je voudrais vous parler seul àseul… Or, sachez-le, mes bonnesgens, Combourg est aussi fier queRohan. Jeanne de Combourg, ens’alliant à Rohan, avait méconnu,

  • elle aussi, la volonté de son père quia gardé la foi catholique. Nousl’avions cachée avec son enfant auberceau dans cette partie du manoirque nul n’habite, et toutes les nuitsnotre jeune maître César allait yrejoindre son fils et sa femme.

    Bien des regards d’intelligence furentéchangés autour du foyer ; chacunsongeait aux deux ombres qu’onavait aperçues tant de fois sur lebalcon de la tour de l’Ouest.

    – Voilà déjà que nous ne parlonsplus du temps de saint Guéhéneuc !murmura Yaumy qui retrouva sonsourire narquois.

  • Les fillettes et les ménagères sedisaient :

    – Puisque César et Jeanne la Belle nesont plus là, pourquoi voit-ontoujours l’apparition de la tour del’Ouest ?

    On croyait bien aux fantômes, en cetemps-là, puisqu’on y croit encore unpetit peu de nos jours, au pays deBretagne ; mais je ne sais pourquoila croyance aux fantômes esttoujours doublée de certainssoupçons qui n’ont rien desurnaturel.

    – Ils s’aimaient, sous le regard deDieu, continuait cependant la femme

  • de charge ; ils étaient beaux et toutjeunes ; le chapelain qui les avaitunis disait sa messe à leur intention,et nous ajoutions tous un Oremus ànotre prière du soir pour que Dieumît fin à leurs peines, car Jeanne deCombourg avait la piété d’un ange etnotre jeune M. César était restéfidèle à la vraie foi. La nuit dont jevous parle, Rohan nous fit sortir etresta seul avec cet homme-là qui estle malheur. Une demi-heure se passa.Puis, dans la salle où nousattendions, inquiets, nous vîmesentrer Rohan, la joue pâle et laprunelle tachée de rouge.

    – Qui a donné à l’étrangère l’entrée

  • de mon château ? demanda-t-il d’unevoix étouffée.

    Il savait tout ! Cet homme-là étaitderrière lui, les bras croisés sur sapoitrine et les yeux baissésmodestement. C’était lui qui avaittrahi le secret de notre jeune maître.Comment l’avait-il découvert ? Dieuseul le sait… On alla chercher Césarde Rohan et sa femme, une pauvrebelle créature blanche et frêle quipleurait avec son petit enfant dansses bras. Valentine, le cher et noblecœur, se jeta aux genoux de son père.Rohan ne lui avait-il jamais rienrefusé en sa vie ; mais cette fois il larepoussa durement.

  • – Toi que j’appelais mon fils et quim’as déshonoré, dit-il à César, va-t’en, je te maudis !

    Sans cet homme-là, il ne se seraittrouvé personne pour ouvrir la porte.Ce fut lui qui leva la barre. L’orageétait terrible au dehors, le ventbrisait les branches des chênes de laforêt, le tonnerre secouait les vieillesmurailles du château ; César deRohan et sa femme sortirent ; ce futcet homme-là qui referma la portesur eux !

    – Combien y a-t-il de croix ?demanda en ce moment, à l’autrebout de la salle, maître Alain, quirepoussa son registre.

  • Josselin Guitan se retourna vers letableau et compta :

    – Cinq, dix, quinze, vingt, trente… Ily a trente-cinq croix, dit-il.

    – Trente-cinq mille livres à la Saint-Jean, pensa maître Alain, qui eut unsourire, trente-cinq mille livres à laNoël, Rohan possède encore septmille pistoles de revenus !

    Puis il y eut silence auprès de lacroisée comme aux alentours dufoyer. Le soleil, avançant dans sacourse, frappait gaiement les vitraux.On entendait en forêt le son lointainet continu de la trompe.

    Les doigts de dame Guitan se

  • crispèrent sur la poignée de sonrouet qui rendit une aigre plainte.

    – Oh ! cet homme-là ! cet homme-là !fit-elle, tandis que maître Alainsouriait benoîtement aux trente-cinqcroix tracées sur la planche noire.

    – Je suis bien vieille, poursuivit-elle,mais il n’y a pas une nuit pareilledans mes souvenirs. Toutes lestoitures de chaume furent enlevéesentre la forêt et Vitré ; le tonnerreincendia le manoir de Tréla, le grandétang de Paintourteau rompit sachaussée, et la Vilaine, débordée,couvrit cinq lieues de route. Lesvoyageurs perdus, on ne les comptapoint !… La paroisse de Noyal

  • enterra deux pauvres jeunes gens,l’homme et la femme, qu’on avaittrouvés serrés dans les bras l’un del’autre au fond d’un ravin, et levicaire vint dire à Rohan : « Voulez-vous mettre un marbre sur la tombede votre fils unique ? »

    Rohan regarda cet homme-là, cePolduc, qui secoua la tête. Et Rohanne voulut pas.

    Le prêtre ajouta : « Il y a un petitenfant que le Ciel a conservé parmiracle. »

    Rohan fit seller son cheval ; il allachercher l’enfant et resta deux joursabsent du château. Les uns disent

  • qu’il voua l’enfant dans un couventde Rennes ; les autres, qu’il le cachaaux environs de la ville de Quimper.Personne n’en sait rien ; c’est lesecret de Rohan ; et Rohan répètesans cesse : « Je n’ai pasd’héritier ! »

    – Tout le monde ici ! ordonna maîtreAlain Polduc, qui venait de fermerson registre.

    Peu à peu, les rangs s’étaientéclaircis autour de la croisée, àmesure que l’auditoire de dameMichon Guitan devenait plusnombreux. On s’empressa d’obéir àmaître Alain, et chacun, gardantl’impression triste du récit de la

  • femme de charge, revint vers lebureau de l’intendant. On regardaitcet homme-là, comme dame Michonl’appelait, et, sur son visage détesté,les fermiers de Rohan découvraientje ne sais quelle menace fatale.

    – Les comptes sont justes pour cetteannée, mes chers amis, dit maîtreAlain, qui épanouit sur ses lèvresson meilleur sourire ; maintenant,nous allons régler l’arriéré.

    Ce ne fut qu’un cri dans toute lasalle. L’arriéré avait pour cause cegrand désastre dont Michon Guitanvenait de parler : la rupture desdigues de Paintourteau et ledébordement de la Vilaine. La récolte

  • avait été ravagée, et cetteréclamation inattendue n’était rienmoins que la ruine pour la plupartdes métayers. Le tumulte montait,parce que Alain, renversé sur sachaise, souriait toujours et semblaitprovoquer la foule. Il ne disait mot,laissant grandir la clameur ettournant ses pouces comme un bravehomme bien content. Les femmespleuraient, les hommes allaientbientôt menacer.

    – Au temps jadis, disait le vieuxJouachin, Rohan aidait ses vassauxau lieu de les écraser !

    – Si notre jeune monsieur était envie, reprenait une ménagère, il

  • intercéderait pour nous.

    – Et Valentine de Rohan, demandaitune autre, sait-elle comment on traiteles serviteurs de son père ?

    Une voix s’éleva dans l’ombre àl’extrémité opposée de la salle etrépondit :

    – Rohan le sait-il lui-même ?

    – Dame Michon a raison, s’écria-t-onde toutes parts ; Rohan ne sait pas,Rohan est un bon maître… Rohan,Rohan ! nous voulons voir Rohan !

    Alain Polduc fit un geste dédaigneuxpour réclamer le silence.

    – Vous ne verrez pas Rohan, dit-il ;

  • mon noble cousin n’a pas le temps des’occuper de vous.

    Dame Michon Guitan avait quitté saplace sous le manteau de lacheminée, elle marcha jusqu’àl’intendant, appuyée sur saquenouille, dont elle se servait enguise de bâton, et vint se mettredebout en face de lui.

    – As-tu donc intérêt à mentir, AlainPolduc ? prononça-t-elle assez hautpour que tout le monde pûtl’entendre. Rohan viendrait, si lavoix de ses vassaux arrivait jusqu’àlui.

    – Femme, répliqua l’intendant qui

  • fronça le sourcil, mêlez-vous de cequi vous regarde !

    – Tout ce qui regarde Rohan meregarde, Alain Polduc, poursuivitdame Michon.

    Et se tournant vers les vassaux, elleajouta :

    – Les murs sont épais ici et Rohan sefait vieux ; appelez-le par son nomtous ensemble !

    La voûte trembla au cri destenanciers qui appelèrent par troisfois : Rohan ! Rohan ! Rohan !

    Dame Michon écarta les rangs avecsa quenouille et traversa la salle

  • dans toute sa longueur pour gagnerla draperie d’argent dont les plisretombaient au-devant du maîtreescalier. Elle fit glisser la draperiesur sa tringle et chacun put voir, touten haut des marches, un vieillard àlongue barbe blanche qui descendaitles degrés lentement.

    Il se fit aussitôt un profond silencequi permit d’entendre dans la cour lesabot des chevaux battant le pavésonore, le sauvage murmure desgrands chiens accouplés et les motsconsacrés du noble langage desveneurs. Métayers et ménagèresfirent la haie, tandis que les jeunesfilles, rouges d’émotion, se

  • rangeaient au bas de l’escalier avecleurs gros bouquets d’aubépine. Cevieillard à barbe blanche, c’étaitRohan, qui venait voir ce que luivoulaient ses vassaux.

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  • Chapitre 3

    LE CIERGE DELA SAINT-JEAN

  • On disait en manière deproverbe, aux Etats deBretagne : « Hardicomme Cheffontaines,fier comme Rieux, beaucomme Rohan. »

    Gui III, comte de Rohan-Polduc,avait alors plus de soixante ans ;bien des malheurs avaient traversésa longue vie ; mais il portaitmerveilleusement sa vieillesse, et,sans la barbe blanche qui bouclaitsur sa poitrine, vous l’eussiez prispour un homme dans la force del’âge.

    Il était de haute taille et sa figureavait cette régularité parfaite qui

  • était comme un privilége de sa race ;le costume de chasse qu’il avaitrevêtu ce matin faisait ressortir lemâle dessin de ses membres. ARennes, ni à Nantes, pas un tueur deloups n’eût porté mieux que lui lajaquette tailladée, la culotte de cuiret les bottes fortes armées d’éperonsd’acier.

    Encore, pour l’admirer à sonavantage, fallait-il le voir à cheval. ANantes, à Rennes, voire à la Cour deParis, cette huitième merveille dumonde, vous eussiez cherché en vainun cavalier de sa valeur.

    Il descendit les degrés lentement etd’un air pensif. Il avait, au lieu

  • d’épée, un coutelas dans sa gaine ettenait son fouet à la main ; sonvisage semblait pâli entre les bouclesde ses longs cheveux blancs et lestouffes neigeuses de sa barbe ; iln’avait point encore levé les yeux.Dans la salle, on n’entendait plus quele bruit des respirations contenues.

    Sur l’avant-dernière marche, Rohans’arrêta et son regard parcourut lafoule, respectueusement inclinée.

    – Bonjour, bonnes gens, dit-il ; j’aientendu que vous m’appeliez, et mevoilà ; que me voulez-vous ?

    La foule s’agita au lieu de répondre ;personne n’osait plus.

  • – Eh bien ! reprit Rohan avec unsourire triste, est-ce que je vous faispeur ?

    – Ils savent bien qu’ils sont dans leurtort, dit de loin Alain Polduc, quiétait debout et découvert au-devantde sa table.

    Yaumy, le joli sabotier, avait réussi àse glisser derrière lui, et lui parlaitdepuis un instant déjà.

    – Grâce ! grâce ! firent quelques voixtimides.

    Les fillettes agitèrent leurs bouquets,dont l’amer et doux parfumemplissait la salle ; les ménagèresétendirent leurs mains suppliantes et

  • répétèrent : « Grâce ! grâce ! » tandisque les hommes restaient immobileset tête baissée au second plan.

    – Comme notre monsieur est pâle !murmura le vieux Jouachin à l’oreillede dame Michon, sa commère. Je nelui ai jamais vu cette flamme sombredans le regard.

    – Cet homme-là était auprès de sonlit à son réveil, répliqua la bonnefemme en tournant la tête à demivers maître Alain Polduc.

    Elle sortit des rangs et vint mettre lepied sur la première marche, setenant ainsi debout, et la tête haute,en face du vieux seigneur.

  • – Grâce ! répéta-t-elle avec dédain.Pourquoi grâce ? demandez justice,et Rohan vous écoutera. Il n’y a quemoi pour savoir parler à monmaître… Rohan ! veux-tu que tesvassaux aillent demander l’aumônede porte en porte ? le veux-tu ?

    Le comte fronça le sourcil.

    – Cette femme est folle ! s’écriamaître Alain.

    – Veux-tu qu’on dise partout,continua dame Michon, que Rohan apris le dernier morceau de pain à sesserviteurs ?

    – Non, répliqua le comte, je ne veuxpas cela, bonne femme ; mais de quoi

  • se plaignent-ils ?

    – Parbleu ! grommela maître Alain enhaussant les épaules, pour peu qu’onles écoute, ils se plaindronttoujours !

    – Ils se plaignent de vous, Rohan,mon cher seigneur, répliqua lafemme de charge, qui prit la main ducomte pour la baiser. Ils sontpauvres ; leurs loges tombent enruines, leur foyer froid ne fumeplus… Ils sont si pauvres qu’ils n’ontplus de quoi allumer le cierge bénitde la Saint-Jean !

    – On s’est mis en chasse aux fondsde la Sangle, disait en ce moment le

  • cousin Yaumy, qui parlait bastoujours à l’oreille d’Alain Polduc.Le comte de Toulouse déjeûne chezFeydeau, l’intendant royal, et il y ades tentes dressées à la croix de Mi-Forêt pour la dînée.

    – Tout beau, Miraut ! criaient lespiqueurs dans la cour. Bellement,Géraut, mon fillot !

    Rohan était du prêche, pour lemalheur de son âme, mais il n’ensavait pas long en fait de dogme, et ilaimait les vieilles coutumes deBretagne. Il passa le revers de samain sur son front. Tous les yeuxs’étaient relevés sur lui avec anxiété,et chacun pouvait voir qu’il y avait

  • en effet dans sa prunelle unrayonnement étrange ; la fièvre sansdoute, car Rohan n’était pas de ceuxqui s’animent au coup de l’étrier.

    – Es-tu là, Josselin Guitan ?demanda-t-il tout à coup.

    – Je suis là, notre monsieur, réponditle jeune homme.

    Rohan étendit son fouet vers la tableet montra les sacs d’argentamoncelés.

    – Fais deux parts de cela, ordonna-t-il ; deux parts égales.

    Alain Polduc n’avait pas entendu,tant il écoutait de bon cœur les

  • paroles du cousin Yaumy. Celui-cipoursuivait disant :

    – Il n’y a plus besoin de chercher, j’aitrouvé. J’ai vu Morvan de Saint-Maugon comme je vous vois. Il étaitentre minuit et une heure du matin ;la porte qui donne là-bas sur lesdouves s’est ouverte et le cheval deMorvan est resté dans l’oseraie.

    – Saint-Maugon est gentilhomme ducomte de Toulouse, murmuraPolduc : on ne peut savoir s’il venaitpour lui ou pour son maître.

    – Cette nuit, j’ai rencontré JosselinGuitan qui courait au grand galopsur la route de Rennes. Le comte de

  • Toulouse était à Rennes hier, etJosselin Guitan obéit à la demoisellecomme un esclave.

    – Et tu es sûr qu’elle est sortie cematin par la poterne de l’Ouest ?

    – Sûr ! comme je suis sûr que lemême Josselin Guitan m’a mis soncouteau sous la gorge enm’ordonnant d’être muet… Mais jebrave tout pour vous servir, mon bonmaître.

    – Veille toujours et compte sur moi.

    En se retournant, maître Alain vitJosselin Guitan qui séparait en deuxportions l’argent des fermages. Ilregarda autour de lui ; l’espoir

  • brillait sur tous les visages ; ildevina.

    – Mon noble cousin, dit-il en serapprochant de Rohan, Dieu sait oùnous trouverons, la saison qui vient,ce qu’il faut pour payer nos dettes.

    – Je sais que je suis à présent un bienpetit gentilhomme, répondit le vieuxcomte qui semblait dominé par unepréoccupation profonde. Il y a plusd’un jour d’ici la saison prochaine.Qui vivra verra.

    – Vos revenus sont tellementdiminués…

    – Nous vendrons un moulin, uneferme, un clos… Je n’ai pas

  • d’héritier.

    Un sourire glissa sur la grosse lèvred’Alain-Polduc, qui pensait à partlui :

    – Je vous en tiens un tout prêt, monnoble cousin !

    Rohan continuait.

    – Valentine, ma fille, épousera ungentilhomme paysan qui ne luidemandera rien outre sa sagesse etsa beauté.

    – Et le nom de Rohan-Polducs’éteindra sans éclat… commençamaître Alain qui cherchait l’endroitsensible pour enfoncer le dard dans

  • ce cœur engourdi.

    Rohan lui saisit le bras et baissa lesyeux, comme s’il eût voulu cacherl’éclair qu’il sentait jaillir de saprunelle.

    – Aimes-tu entendre le tonnerre ?demanda-t-il brusquement.

    Puis il ajouta, en tâchant de sourire :

    – Le ciel de Bretagne doit bien uncoup de foudre à notre dernièreheure, mon cousin. J’ai fait un rêveoù j’ai vu le roi Louis pâlir sur sontrône en écoutant le dernier soupirde Rohan !

    – Voilà bien des jours, disait

  • cependant dame Michon à soncompère Jouachin, que notremonsieur n’est plus le même. Son œilest fixe, sa prunelle brûle. Il y aquelque terrible pensée dans l’espritde Rohan !

    – Que Dieu le garde surtout,murmura le vieux métayer, des’attaquer aux gens de France !

    L’attention du gros des tenanciersétait tout entière à Josselin Guitan,qui achevait de séparer en deux partségales l’argent des fermages. MaîtreAlain comprenait que toute objectionétait désormais impossible, mais ilpensait : « Les actes d’un fou sontnuls et de nul effet devant la loi. »

  • – Voyez ! reprit il en changeant deton et de batteries, j’allais oublierune chose qui a bien son importanceaujourd’hui. N’ai-je point entendudire que mon noble cousin avait faitfaire le bois pour sa chasse, jusqu’àla croix de Mi-Forêt ?

    – Les brisées font le tour de la croix,suivant rapport de mon veneur,répliqua le vieillard.

    – Il y a de ce côté-là d’autres brisées,dit maître Alain, sur lesquelles il nefaut plus marcher. Vous pourriezrencontrer à la Mi-Forêt des gensavec qui vous ne frayez point : notrevoisin Feydeau, l’intendant royal,votre beau neveu, Morvan de Saint-

  • Maugon et monseigneur legouverneur lui-même.

    – Toulouse sur mon domaine !s’écria, Rohan, dont la figure pâle secouvrit de rougeur.

    – A la date d’hier, 22 juin 1705,répartit maître Alaindoucereusement, la futaie de Mi-Forêt, mon noble cousin, ne fait pluspartie de votre domaine.

    – Vendue ! murmura Rohan dont lalèvre trembla ; c’est vrai ! chaquejour le cercle se rétrécit autour de mamaison qui chancelle ! Des fenêtresde mon manoir je verrai bientôtpasser leur meute sous le couvert…

  • Pourquoi Rohan vivrait-il quand laBretagne est décédée ? Dieu fait bience qu’il fait ; Rohan n’a pasd’héritier !

    – Voici deux parts de dix-sept millecinq cents livres chacune, ditJosselin Guitan, qui avait achevé sabesogne.

    Maître Alain détourna la tête pour nepoint voir. Le front du vieux comtese redressa.

    – Il y a moitié pour moi, dit-il, moitiépour mes tenanciers dans le malheur.Je veux que vous vous partagiez ceci,bonnes gens, et qu’il ne vous soitplus parlé du restant de votre dette.

  • – Béni soyez-vous, Rohan, notreseigneur ! s’écria-t-on de toutesparts ; que Dieu et la Viergeprotègent la maison de Rohan !

    – Dieu, c’est bien, dit Rohan, neparlez pas de madame la Vierge.

    – Ah ! ah ! fit Michon, qui avait leslarmes aux yeux, je parle à la Viergemalgré toi et pour toi ! tu es boncomme ton père, monseigneur !puisse ta fille être heureuse,maintenant que tu n’as plus de fils !

    Le vieux comte sembla un instantranimé par ces acclamationscordiales.

    – Voilà que vous avez de quoi

  • acheter des chandelles de cire, mesenfants, dit-il. Voyons ! ferons-nousune belle Saint-Jean cette année ? Oùdonc est Valentine ? N’a-t-elle pointpréparé le cierge de Rohan, le ciergegros comme un arbre ? Il y avait dubon dans la vieille chose.

    – Le cierge est là, répondit dameGuitan, qui s’approcha d’une hautearmoire située entre l’escalier et lacheminée, et tout est bon, monmaître, dans la Sainte-Eglise queservaient vos aïeux.

    – Quant à notre demoiselleValentine, glissa maître Alain, elleest sortie au point du jour, à cheval.

  • – A cheval ! répéta Rohan, au pointdu jour !…

    – Voici le cierge, interrompit dameMichon, qui avait ouvert les deuxbattants de l’armoire.

    Le cierge de Rohan avait seize piedsde haut, et le vieux comte n’avaitpoint exagéré en disant qu’il étaitgros comme un arbre. Cette masse decire parfumée était couverte dedécoupures, de rubans et de fleurs.C’est à peine si le vieux comte luiaccorda un regard distrait.

    – Pourquoi Valentine de Rohan nesortirait-elle pas au point du jour, àcheval ? en se parlant à lui-même.

  • Dieu merci ! je ne soupçonne pas mafille, qui est mon dernier amour surla terre.

    – Retournez chez vous, bonnes gens,ajouta-t-il en prenant le bras demaître Alain Polduc, réjouissez-vous, si vous avez le cœur à la joie, etdites en passant qu’on rentre noséquipages de chasse. Nous voicirevenus du bois.

    La foule des vassaux s’éloignalentement, non sans prodiguerencore au généreux seigneur untrésor d’actions de grâces et debénédictions. Rohan ne les écoutaitplus et disait à maître Alain enremontant, les marches du grand

  • escalier :

    – Dans le bois, à la croix de la Mi-Forêt, il y a une image de sainteAnne, qui est la patronne desBretons ; la pelouse est unie etvaste…

    – Unie comme un velours,interrompit maître Alain ; si bien quele comte de Toulouse y pourra menerle bal après la collation.

    Le vieux comte s’arrêta au seuil dusalon d’honneur.

    – Que diraient-ils, mon cousin,demanda-t-il d’une voix sourde, siRohan s’invitait à leur fête ?

  • Alain Polduc voulut répliquer ; lecomte lui ferma la bouche d’un gestesouverain.

    – Et si Rohan paraissait au milieud’eux, poursuivit-il, avec l’épée dePierre de Bretagne son aïeul ?

    Il poussa la porte du salond’honneur. Derrière lui, la figure demaître Alain s’éclaira tout à coupvivement.

    – Est-ce que je touche au but déjà ?pensait-il ayant peine à contenir sajoie, et, vais-je dater ma vie nouvelle,ma vie noble, riche heureuse, de cebon jour de la Saint-Jean ?…

    Dans la salle basse, Josselin Guitan

  • et sa mère restaient seuls auprès duberceau où l’enfant dormait. Lesbruits du chenil et, de l’écurie setaisaient ; la dernière charrette avaitquitté le pâtis. Josselin se pencha au-dessus du berceau et déposa unbaiser sur le front de l’enfant. Quandil se releva, il tendit sa main à labonne femme, qui la serra dans lessiennes en silence. Ils restèrent uninstant à se regarder.

    – Je me souviens de la figure que tuavais l’an passé à pareille époque,Josselin, mon fils, murmura dameMichon ; tu es devenu maigre et bienpâle depuis ce temps-là. Il faut dusommeil aux jeunes gens. Qu’as-tu

  • fait, la nuit dernière ?

    – J’ai cherché, répondit Josselin, jen’ai pas trouvé. Puisse notredemoiselle être plus heureuse quemoi !

    – Où donc est-elle allée ce matin ?demanda curieusement la bonnefemme.

    – C’est son secret, ma mère. Il y adans la maison de Rohan un bonange et un mauvais ange. La lutte estengagée entre eux. Moi, je fais ce queje peux pour le bon ange.

    Il se dirigea vers l’armoire au ciergeet répéta en baissant la voix :

  • – Je fais ce que je peux, mais je n’aiplus guère d’espoir !

    – A quoi penses-tu donc, Josselin,mon pauvre Josselin ? demanda lafemme de charge, qui le vit deboutdevant l’armoire dont il tenait lesdeux battants ouverts.

    – Je pense, répliqua le jeune gars,que Rohan est toujours Rohan ! Ilfaudra quatre hommes pour porter lecierge jusqu’à l’église.

    – A la Saint-Jean dernière, soupiradame Michon, notre jeune monsieurCésar le porta bien tout seul.

    Josselin repoussa violemment lesdeux battants de l’armoire, qui se

  • referma.

    – Notre jeune maître César était plusfort que quatre hommes ! dit-il. Etmeilleur !

    La vieille Michon essuya une larme àla dérobée. Josselin vint s’asseoir aucoin du foyer. Machinalement, iltoucha du bout de son soulier ferréles deux tisons noircis quisemblaient étouffés sous la cendre etqui ne fumaient plus. La cendretomba ; le courant d’air se fit et laflamme caressa gaiement le chaudronpendu à la crémaillère.

    – Tu vois bien, fillot, dit la bonnefemme qui regardait cela en souriant

  • à travers ses larmes, tant qu’il resteune étincelle, on peut ranimer le feu.

    Josselin secoua la tête.

    – Il n’y a qu’une fille dans ceberceau ! murmura-t-il avecaccablement.

    – Tu renonces donc à découvrir lefils de notre jeune maître ? demandaMichon Guitan.

    Au lieu de répondre, Josselindemanda :

    – Ma mère, savez, vous ce qu’on dit àla ville ?

    Dame Michon rapprocha vivementson escabelle.

  • – A la ville, reprit Josselin, on ditque le roi a cassé l’édit quiprotégeait les gens de la religion,l’édit de Nantes, comme ilsl’appellent. Le roi confisque les biensdes protestants et les exile hors deFrance.

    Dame Michon joignit ses mains sursa poitrine et murmura :

    – Ah ! si Rohan n’était pasHuguenot !…

    – On dit, poursuivit Josselin, queRohan a été dénoncé commeprotestant par un serviteur de sapropre maison.

    – Alain Polduc ! interrompit la

  • femme de charge, pâle de honte et decolère.

    – On dit enfin que, sans le comte deToulouse, les soldats du roi seraientdéjà au château de Rohan.

    – Sans le comte de Toulouse ! répétala femme de charge qui ouvrit degrands yeux, Rohan protégé par lecomte de Toulouse !… j’y suis !Morvan de Saint-Maugon auraintercédé pour nous…

    – L’enfant s’éveille et sourit au nomde son père, dit Josselin, qui pritdans le berceau une adorable petitefille blanche et rose pour l’éleverjusqu’à ses lèvres.

  • La petite fille, éveillée, souriait, eneffet, et ses mains mignonnes secramponnaient aux boucles brunesdes cheveux de Josselin.

    – J’ai bercé sa mère il y a dix-huitans, murmurait dame Michon ; maisle berceau de sa mère était entouréde dentelles et de fleurs…

    – Sais-tu, se reprit-elle, tandis qu’unnuage d’inquiétude passait sur sonfront, ils ont encore demandéaujourd’hui où tu as pris cetteenfant-là ?

    – Laissez-les dire, ma mère.

    – Mais si quelque jour Rohan lui-même te le demandait ?

  • Le visage de Josselin devint plusgrave. Il tenait l’enfant contre soncœur. Malgré lui, son regard se levavers le ciel.

    – Notre Valentine est une sainte,prononça-t-il tout bas ; un prêtre abéni son mariage, mais je mentirais àRohan pour la première fois de mavie, si Rohan me demandait cela.

    – Va, s’écria dame Michon qui luitendit les bras, j’ai de l’orgueil quandje t’écoute, Josselin, mon fils, et jeremercie Dieu d’être ta mère !

    Il y eut silence pendant lequel on putentendre le galop lointain d’uncheval battant la mousse de la forêt.

  • Josselin se dégagea des bras de samère et prêta l’oreille.

    – C’est elle ! murmura-t-il.

    – Ma mère, reprit-il tout haut, maîtreAlain Polduc a-t-il fait comme lesautres : a-t-il demandé d’où me vientcet enfant ?

    Dame Michon sembla interroger sessouvenirs ; puis elle répondit :

    – Jamais :

    – Alors, c’est qu’il a peut-êtredeviné, pensa Josselin. S’il a deviné,malheur à lui !

    – La voilà ! s’écria dame Michon, quis’était rapprochée de la fenêtre.

  • Un cheval, lancé à pleine course,sortit du couvert et traversa lapelouse comme un tourbillon. Unejeune fille, admirablement belle, dontles cheveux en désordre flottaient auvent, sauta sur l’herbe ou plutôttomba dans les bras de JosselinGuitan, qui s’était précipité dehorspour la recevoir. La sueur perlait àses tempes ; elle était pâle de fatigueou de frayeur.

    – Ouvre la porte du bord de l’eau,Josselin, dit-elle rapidement, et d’unevoix altérée ; mon mari me suit.

    – En plein jour, notre demoiselle ! serécria le jeune gars ; Saint-Maugon !un gentilhomme du comte de

  • Toulouse dans la maison de Rohan !

    – Plût à Dieu que ce fût le comte deToulouse lui-même ! murmuraValentine dont les yeux trahissaientun véritable égarement ; ouvre laporte et hâte-toi, Josselin Guitan, situ aimes ton maître !

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  • Chapitre 4

    GAGEUREPERDUE

  • La destruction va vitedans les logisabandonnés ; l’aileoccidentale du manoir,depuis longtempsinhabitée, ne montrait

    plus que de grandes salles tristes etnues, aux plafonds troués, auxlambris fendus, sur lesquelstombaient les tapisseries en haillons,aux planchers moisis par la grêle etla pluie que le vent chassait à traversles châssis sans carreaux. Lesserviteurs de Rohan se gardaientd’entrer jamais dans cette partie duchâteau, car depuis la finmalheureuse du jeune monsieur on

  • racontait aux veillées d’étrangeshistoires.

    Des bruits inexplicables avaient étéentendus, la nuit, dans les longscorridors pleins de poudre, et, sansparler de cette lueur mystérieuse queles passants attardés au fond duvallon voyaient briller parfois auxfenêtres de la tour de l’Ouest, lesservantes peureuses affirmaient en sesignant qu’elles avaient ouï des voixde l’autre monde et entrevu je ne saisquels fantômes…

    La chambre où César de Rohan et labelle Jeanne de Combourg avaientcaché le berceau de leur fils donnaitprécisément sur ce balcon de granit

  • qui faisait saillie au-dessus durempart. Rien n’y était changé depuiscette nuit où la colère implacable deRohan avait surpris les jeunesépoux ; l’alcôve, sans rideaux,laissait voir la couchette plate etpauvre, derrière le berceau d’osierqui avait servi à ce pauvre enfantorphelin de père et de mère qui étaitle dernier héritier mâle de Rohan-Polduc. Le livre d’heures de Jeanneétait sur un guéridon auprès d’unebroderie commencée, et, dans uncoin, la carabine de chasse du jeuneMonsieur César se rouillait contre lamuraille.

    Sous le balcon se creusait la douve

  • verdoyante où la brise lustrait enpassant le sommet onduleux del’oseraie ; le rebord de la douveformait un mamelon couvert desainfoin et de marguerites, dont lapente opposée redescendait vers levallon, parmi les masses d’aubépineset de ronces en fleurs. Le taillis clair-semé où rougissaient les jeunespousses de chêne entre le feuillageblanc des trembles et la verduresombre des châtaigniers commençaità cinquante pas de là ; sur la droitefumaient quelques loges desabotiers ; à gauche, un grand rocherchauve sortait de la fougère.

    Juste en face du balcon, la rampe se

  • creusait brusquement comme si untorrent se fût caché sous la feuillée,et l’on voyait au loin, par cetteouverture, la petite vallée de laVesvre avec le velours de sesprairies, ses guérets où l’orge barbueallait bientôt jaunir et ses champs desarrasin, humble et riante culture quiapprovisionne la table du pauvre,tout en prêtant au sol stérile lejoyeux aspect d’un parterre.

    Le cours sinueux de la Vesvre étaitmarqué par une ligne d’aunes, au-dessus desquels se dressaient çà et làde hauts peupliers.

    Le soleil prodiguait à tout cela sablanche lumière ; la brume avait

  • disparu ; aux sons du cor quimontaient de la forêt, par intervalles,se mêlaient maintenant les millebruits de la campagne éveillée : lemugissement des bœufs au pâturage,le babil de la basse-cour et la voixmélancolique du moulin de Rohan,perdu derrière les saules, au pied ducoteau.

    De la fenêtre on pouvait voir encore,masquée à demi par le profil durempart, une petite chapelle gothiqueoù le pauvre vieux chapelain deRohan, mort depuis peu, avait alluméles cierges en tremblant, par une nuitd’automne, pour marier secrètementle fils et la fille de son maître : César

  • à Jeanne de Combourg-Coëtquen,fille du marquis de Combourg,lieutenant de roi, et Valentine àMorvan-Maugon, chevalier, seigneurde Saint-Maugon, capitaine aurégiment de La Ferté et gentilhommeordinaire de Son Altesse Sérénissimele comte de Toulouse, gouverneur deBretagne.

    Valentine avait en ce temps-là seizeans. Sa jeunesse s’écoulait solitaire,car elle avait perdu sa mère de bonneheure, et le comte Guy, sans cesseégaré dans ses rêves, s’isolait non-seulement du monde, mais encore desa propre famille.

    Aux fêtes des Etats de Bretagne, on

  • parlait de Valentine de Rohan commed’une merveille. Rennes était uneville de plaisirs et la jeune noblesses’y faisait frivole par opposition auxmœurs austères de la cour deLouis XIV. Mais la noblesse deRennes ne connaissait guère que parouï-dire Valentine de Rohan, quijamais n’avait franchi le seuil d’unesalle de bal ; on parlait d’elle sur lafoi de quelques chasseurs qui sevantaient d’avoir rencontré parhasard dans la forêt « une jeunedivinité, » pour parler leur langage,plus belle et plus farouche que Dianeelle-même…

    Il y avait à la cour du comte de

  • Toulouse un capitaine de vingt ans,Breton de la vieille roche par sanaissance, Français par sonindifférence politique ou sonambition. Les dames l’avaient gâtéparce qu’il était beau, brave et légerde cœur. Il passait pour être lacoqueluche des riches héritières etl’on disait qu’il aurait pu choisir safiancée parmi les filles des princes. Ils’appelait Morvan de Saint-Maugon.

    Entre jeunes gens, entre militairessurtout, on établit parfois de sottesgageures. Après un déjeuner, où lesofficiers du régiment de La Fertéavaient goûté ce nectar évaporé quiallait naître à la gloire : le

  • champagne, Saint-Maugon pariaétourdiment qu’il ferait sortir dubois la belle Valentine, et que, grâceà lui, Rennes pourrait enfin admirerau grand jour cette fée mystérieuse.

    Le pari fut tenu, et, Saint-Maugonpartit.

    Le lendemain, les officiers de LaFerté en étaient déjà au regret de leurgageure. Saint-Maugon, le beauSaint-Maugon, Saint-Maugonl’irrésistible ! contre une innocentefillette de seize ans ! C’était d’avancebataille perdue.

    C’était bataille gagnée. Saint-Maugon fut deux jours absent, après

  • quoi il paya l’enjeu au grandétonnement de ses camarades.

    Nombre de questions lui furentfaites ; il lui convenait apparemmentde se taire. Malgré l’édit sur lesduels, il donna un coup d’épée aucadet de la Guerche, qui avaitpoussé, à son sens, la curiosité unpeu trop loin.

    On n’avait jamais vu rêver Saint-Maugon, qui vivait tout en dehorsentre les flacons et les éclats de rire.C’était un ambitieux, on le savait, unsceptique en toutes choses : on avaitle droit de le croire ; que son but fûtle plaisir ou la fortune, il passaitpour n’être point scrupuleux sur le

  • choix de la route à prendre.

    Qu’était-il donc arrivé à Saint-Maugon ? A son retour, il changea deconduite, nous dirions presque denature ; il se prit à chercher le silenceet la solitude.

    Si cette transformation n’eût pointcoïncidé avec son excursion en forêt,on aurait pu penser que c’était uncalcul intéressé, une flatterie àl’adresse du comte de Toulouse, sonmaître. Ce prince avait, en effet, desvertus sérieuses et une vie privée quidéfiait le contrôle ; ses ennemis netrouvaient d’autre moyen de lecalomnier que de prononcer tout basle mot : hypocrisie. Mais comme il

  • arrive souvent aux gens de mœursaustères, il était indulgent pourautrui, et s’était pris d’amitié pourSaint-Maugon, le jeune hommeétourdi et dissolu ; sa conversionsubite l’étonna et le charma. Saint-Maugon, devint décidément le favoridu comte de Toulouse.

    Mais d’où venait cette conversion ?

    Les officiers de La Ferté disaient enriant que Notre-Dame de Mi-Forêtavait opéré un miracle.

    C’est un pan de muraille moussue,ruine rustique, débris de quelquepauvre chapelle où la douce image deMarie sourit à l’Enfant-Jésus dans

  • ses bras. Autour de la niche pendentdes couronnes de chèvrefeuille et desguirlandes de graines de houx,vermeilles comme du corail. Au-dessus, les châtaigniers de cent ansfont une voûte impénétrable.

    C’était vrai ce que disaient en riantles officiers de La Ferté : Notre-Dame de Mi-Forêt avait fait unmiracle.

    Saint-Maugon avait vu sur les degrésde pierre qui se perdaient dansl’herbe une jeune fille agenouillée ;son cœur avant ses lèvres avaitprononcé le nom de Valentine.

    La jeune fille priait ; Saint-Maugon

  • se cacha derrière les branches et lacontempla tout ému. Quand la jeunefille, sa prière achevée, sauta, légèrecomme une sylphide, sur le petitcheval noir qui l’attendait, Saint-Maugon n’osa point se montrer. Ilétait timide pour la première fois desa vie.

    Il alla s’agenouiller à la place mêmeoù la mousse gardait l’empreinte desgenoux de la jeune fille. Je ne sais s’ilpria, – mais il ne se passa point autrechose pendant l’absence de deuxjours que fit le capitaine Morvan deSaint-Maugon, à l’occasion de sagageure avec les officiers de La Ferté,et le capitaine était converti.

  • Plusieurs mois s’écoulèrent ; Morvanne revit pas une seule fois Valentine,qui veillait au chevet de son pèremalade. Il était neveu de Rohan à lamode de Bretagne, mais le poste qu’iloccupait dans la maison du comte deToulouse lui fermait les portes dumanoir. Ses rêves lui montraientsans cesse la jeune fille en prières,avec sa robe blanche flottante et sescheveux bruns bouclant sur un frontd’ange…

    Quand on le vit triste ainsi et fuyantle monde, on voulut le marier ; c’estle remède. La main de Jeanne deCombourg-Coëtquen fut demandéepour lui par le comte de Toulouse en

  • personne. Le marquis de Coëtquenétait trop courtisan pour que SonAltesse Sérénissime pût essuyer desa part un refus. Jeanne ne fut pointconsultée, et le public regarda lesfiançailles comme faites.

    La première fois que le capitaineSaint-Maugon alla rendre ses devoirsà son accordée, il trouva devant laporte de l’hôtel de Combourg soncousin César de Rohan qui lui dit :

    – J’en suis au regret, ami Morvan,mais il faut que nous nous coupionsla gorge.

    Morvan ne demanda même paspourquoi. Comme la croix de la Mi-

  • Forêt marque la moitié du cheminentre Rennes et le château de Rohan,il fut convenu que le lendemainmatin, au petit jour… vous devinez lereste.

    Au moment où ils se séparaient ainsibons amis et complètement d’accord,une des croisées de l’hôtel deCombourg laissa passer uneexclamation et il leur sembla quedeux blanches ombres rentraientdans le noir d’une chambre où leslumières s’étaient éteintes.

    Le lendemain, à l’heure dire, Césarde Rohan et son cousin le capitainemirent l’épée à la main dans laclairière ; mais c’est à peine si leurs

  • bonnes rapières eurent le temps defouetter le vent. Deux cris joyeuxretentirent derrière la chapelle enruines où Saint-Maugon avait vu sonbel ange agenouillé. Jeanne etValentine s’élancèrent, et ce futCésar qui dit à Saint-Maugon :

    – Elles sont sœurs déjà, soyonsfrères.

    Quoique Rohan fût calviniste, toutesa maison, à l’exception d’Alain-Polduc qui était tout uniment païen,restait attachée à l’antique foi desaïeux. La mère de César et deValentine était morte catholique.Quand les deux jeunes couples seprésentèrent au chapelain de feu la

  • bonne comtesse, il refusa de lesmarier disant :

    – Il faut la bénédiction du père aprèsla bénédiction de Dieu.

    Mais César pria et chacun savait bienqu’on abuserait du grand âge deRohan pour livrer sa fille à quelqueennemi de l’Eglise.

    Les deux mariages furent célébrés, etdans l’atmosphère sombre dumanoir, un instant sourit ce doublepoème de la jeunesse heureuse.

    Hélas ! il ne restait plus déjà qu’unseul des deux couples unis par lafaiblesse du vieux chapelain. César etJeanne étaient morts, et que de

  • menaces autour de ceux quisurvivaient !

    Valentine allait avoir dix-neuf ans.Son visage, qui jadis savait si biensourire, gardait l’empreinte précocedes larmes, mais elle avait cettebeauté sculpturale au dessin fier, auxlignes de bronze, qui brave la fatigue,qui lasse la douleur, qui survitsouvent à la jeunesse elle-même.Valentine de Rohan était belle detoute façon, selon la matière et selonl’âme. L’esprit illuminait lescontours parfaits de ce front ; sesyeux noirs pensaient sous la courbehardie des sourcils et la vive arrêtede ses lèvres prenait dans le sourire

  • des fiertés de jeune reine.

    Valentine était grande, mais sa tailleavait conservé la grâce du premierâge. On voyait bien que cette fleur debeauté devait s’épanouir et brillerdavantage, et pourtant, lorsque levent jouait avec ses doux cheveux quivoltigeaient en boucles brunes surl’albâtre veiné de ses tempes,lorsqu’une nuance plus rose montaitde son cœur à ses joues, le peintredécouragé eût jeté son pinceau, lepoète impuissant aurait brisé saplume.

    * **

  • Josselin Guitan avait exécuté lesordres de sa jeune maîtresse. Laporte du bord de l’eau, situéeprécisément sous le balcon de la tourde l’Ouest, était ouverte. Point n’estbesoin de dire que c’était dans lachambre au balcon que mademoisellede Rohan avait coutume de recevoirson époux. Valentine venait d’yentrer. Elle était assise, la tête entreses mains, quand Josselin revint,apportant le berceau que nous vîmesnaguère auprès du rouet de dameGuitan.

    – Faut-il attacher le signal ?demanda-t-il.

  • Valentine contemplait la petiteMarie, dont la tête blondedisparaissait à demi dans les langes.Une larme lui vint aux yeux.

    – Comme son sommeil esttranquille ! murmura-t-elle. N’y a-t-ilpas dans ce doux sourire de quoidésarmer la colère de Dieu !

    Elle passa le revers de sa main surson front qui brûlait.

    – Le fils de César, mon frère, a dormià cette même place, se reprit-elletandis qu’un frisson lui parcourait lecorps : Un cher ange qui souriaitaussi bien doucement !

    – Je vois briller là-bas l’uniforme de

  • M. de Saint-Maugon, à travers lesbranches, interrompit Josselin : faut-il mettre le signal ?

    – Tout à l’heure. J’ai quelque chose àte dire. Ma course de ce matin a étéinutile. Quand je suis arrivée, legouverneur était en chasse déjà, etM. de Saint-Maugon chevauchait àson côté.

    – Il n’y a rien à craindre ce matin, ditJosselin, qui baissa la voix ; Rohanest encore au manoir.

    – Ah !… fit Valentine étonnée.

    – Il a fait rentrer ses équipages dechasse.

  • – Pourquoi ?

    – Parce qu’il sait que le comte deToulouse doit se rendre ce soir à lacroix de Mi-Forêt.

    – Qui le lui a, dit ?

    – Maître Alain Polduc.

    Les sourcils de Valentine sefroncèrent.

    – Voilà bien des nuits, reprit-elle,que Rohan parle tout haut dans lafièvre de ses rêves ; hier, il a soupesédans sa main l’épée de Pierre deBretagne ; je sais ce qu’il veut faire…S’est-il aperçu de mon absence ?

    – Maître Alain Polduc lui a dit que

  • vous étiez sortie à cheval au point dujour.

    – Et mon père ?…

    – Votre père est Rohan ; votre père arépondu : « Je ne soupçonne pas mafille, qui est mon dernier amour surla terre ! »

    – Mets le signal ! ordonna Valentined’un ton bref.

    Josselin attacha une écharpe blancheà la saillie du balcon. La brises’empara du tissu léger dont les plisse déroulèrent ; le feuillage s’agita del’autre côté de la douve, et un beaujeune homme, portant galammentl’uniforme de La Ferté, s’engagea

  • dans l’oseraie.

    – Ecoute-moi bien, prononçarapidement Valentine, tu vas terendre auprès du prince et tu luidiras…

    Elle sembla hésiter.

    – Je sais ce que vous craignez, notredemoiselle, interrompit JosselinGuitan avec une émotionrespectueuse ; fiez-vous à moi.

    – Dieu te bénira, mon pauvreJosselin. Dis-lui donc la parole quej’ai tant de peine à prononcer… etn’oublie pas d’ajouter que tu viensde la part de mademoiselle de Rohanelle-même.

  • On entendit la porte du bord de l’eautourner en criant sur ses gondsrouillés.

    – Hâte-toi, dit Valentine, il y va de lavie !… Avant, de partir, place ta mèreici en sentinelle dans le corridor…Au revoir et merci !

    Elle lui tendit la main sur laquelle lejeune gars s’inclina. Des botteséperonnées sonnaient sur les dallesde l’escalier. Valentine se laissa choirà genoux devant le berceau. Elle étaitpâle comme une morte, et sa poitrinebattait convulsivement.

    – Enfant ! pauvre enfant ! murmura-t-elle d’une voix où il y avait des

  • larmes, le fils de mon frère César n’aplus de père. La dernière goutte dusang de Rohan est dans tes veines.Enfant, pauvre enfant, pourquoi t’ai-je donné le jour !

    On frappa doucement à la porteextérieure, Valentine essuya unelarme en se relevant ; elle traversa lachambre d’un pas ferme et tendit sonfront calme au baiser de M. de Saint-Maugon, son mari qui entrait.

    q

  • Chapitre 5

    LA TOUR DEL’OUEST

  • Morvan de Saint-Maugon portaitbien un peu plus de vingt-deux anssur son visage fatigué déjà par lesdésordres de sa vie, mais c’était unbrillant soldat ; le mystère de sonunion avec mademoiselle de Rohanlui avait laissé les allures cavalièresde l’homme qui n’a point engagé sadestinée ; mais ceux-là se trompaientqui croyaient que son caractère étaitresté frivole.

  • Saint-Maugon aimait sérieusementsa femme, nous pourrions dire qu’ill’aimait douloureusement ; car ilavait peur de n’être pas aimé.

    Un soir, après souper, pour tuer letemps, les officiers de La Fertéavaient été aux voix sur la questionde savoir qui était parmi eux le plusfavorisé par le destin ; les votesunanimes s’étaient portés sur Saint-Maugon, vainqueur de tous sesrivaux et possédant l’amitié d’unprince.

    Saint-Maugon, pendant le scrutinjoyeux, avait la tête entre ses mains ;il se releva tout pâle et dit :

  • – Je vous donne mon bonheur pourla pierre que vous m’attacherez aucou en me jetant au fond de larivière !

    Mais il prend parfois à ces heureuxfantaisie de se plaindre, et d’ailleurs,en d’autres moments, Saint-Maugonpoussait la gaieté jusqu’à la folie.

    Valentine et lui étaient assis non loindu berceau. Valentine avait réussi àsourire. Saint-Maugon la contemplaitavec un mélange d’admiration et detristesse.

    – Il y a longtemps que je ne vous aivue, murmura-t-il en prenant sa mainqu’il effleura d’un baiser.

  • – Trois jours ; répondit Valentine.

    – Un siècle !… Monseigneur, depuisun mois ou deux, a pris tout à la foisle goût de la chasse, de la danse et dela table : c’est un revirementcomplet !

    – Ah !… fit Valentine avecdistraction. Elle ajouta, en relevantles yeux sur Saint-Maugon :

    – Personne ne vous a vu traverser ladouve ?

    – Personne. Je n’ai rencontré âmequi vive sur ma route, sinon ceplaisant compère… vous savez, celuiqu’on appelle le joli sabotier ?

  • – Yaumy ? fit la jeune femme quitressaillit faiblement. Vous a-t-ilreconnu ?

    – Je ne sais : qu’importe cela ?…N’avez-vous rien autre chose à medire, Valentine, après trois joursd’absence ?

    Elle lui tendit la main et l’attira versle berceau en disant au lieu derépondre :

    – Vous n’avez pas encore embrassévotre fille :

    Saint-Maugon fronça le sourcilmalgré lui et déposa un baiser froidsur le front de l’enfant. Il souffrait ;deux ou trois fois sa bouche s’ouvrit

  • comme s’il eût voulu faire unequestion, mais la parole rebellesemblait s’arrêter dans sa gorge.

    – Morvan, dit la jeune femme,quoique vous ne m’interrogiez point,je vais vous répondre : vous ne vousêtes pas trompé : c’est moi que vousavez rencontrée sur la lisière de laforêt.

    – Avez-vous donc des secrets pourvotre mari, Valentine ! demandaSaint-Maugon avec tendresse.

    – Des secrets trop lourds pour lafaiblesse d’une femme, oui, répliquamademoiselle de Rohan à voix basse.Pourquoi mon père n’a-t-il plus de

  • fils ?

    – Valentine ! Valentine ! s’écriaSaint-Maugon au désespoir, votresouffrance vient de moi, et vous vousrepentez d’être ma femme…Répondez, je vous en supplie, et necraignez pas de me déchirer le cœur.A seize ans, et c’est l’âge que vousaviez quand je me crus le plusheureux des hommes, à seize ans onest presque un enfant ; peut-êtrefûtes-vous entraînée, peut-êtreCésar, notre pauvre frère, plaida-t-ilauprès de vous ma cause avec tropde chaleur… Répondez, Valentine, sivous n’eussiez point été ma femmedevant Dieu quand le comte, votre

  • père, vous défendit de choisir parmiceux qu’il appelle des Bretonsdéshonorés, m’auriez-vous donnévotre main ?