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Paul Gifford - La Création en Acte - Devenir de La Critique Génétique

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La création en acteDevenir de la critique génétique

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FAUX TITRE

289

Etudes de langue et littérature françaisespubliées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

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Sous la direction de Paul Gifford et Marion Schmid

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007

La création en acteDevenir de la critique génétique

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Illustration de couverture : Marie Darrieussecq, manuscrit pour Bref séjour chezles vivants , 2000.

Cover design: Pier Post.

Te paper on which this book is printed meets the requirements of‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents -Requirements for permanence’.

Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptionsde ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents- Prescriptions pour la permanence’.

ISBN-13: 978-90-420-2093-1© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007Printed in Te Netherlands

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Table des matières

Introduction 1

1. Les études génétiques aujourd’hui et demain

Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 13Louis Hay

« Nous avançons toujours sur des sables mouvants. » Espaceset frontières de la critique génétique 29

Almuth Grésillon

Génétique textuelle et génétique sociale 41Joseph Jurt

Les résistances théoriques à la critique génétique 51

William Marx

2. Le chantier génétique

Génétique scénarique : les scénarios de la scène du fiacredans Madame Bovary 67

Éric Le Calvez

Proust entre deux textes : réécriture et « intention » dans« Albertine disparue » 83

Nathalie Mauriac Dyer

La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 97David Nott

Au commencement fut la fin : l’écriture en devenir chezValéry et Duras 111

Brian Stimpson

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vi LA CRÉATION EN ACTE

3. Hypertexte/Hypermédia

La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critiquegénétique 133

Thomas Bartscherer

Avant-texte, intertexte, hypertexte : l’épisode du Club del’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  159

Tony Williams

Temps, texte, machines. Représenter le processus d’écrituresur le Web 171Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu

La création virtuelle 189Pascal Michelucci 

4. Enjeux de l’écriture, enjeux théoriques : penser la création ?

Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 205Daniel Ferrer

L’herméneutique et la création en acte 217Paul Gifford 

La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles

heuristiques 235Robert Pickering 

« Comment j’écris » 253Marie Darrieussecq, entretien avec Jean-Marc Terrasse

5. L’œuvre, l’écriture, la création : vocations et avenir desétudes génétiques

Table ronde 269

Bibliographie générale 291Contributeurs 299Index 307

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Introduction

Sous le titre de La Création en acte, le présent volume d’essaisvoudrait récapituler les interrogations porteuses d’une discipline depointe, encore relativement peu pratiquée des spécialistes littéraires, eten sonder les frontières mouvantes. Il réunit pour cela des généticiens,dont certains des plus éminents, qui participent aux travaux del’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) du CNRS à Paris,premier institut de recherche au monde consacré à ces questions.

Les généticiens ont tendance à penser que leur disciplineencore jeune appelle et interroge fortement tous les amateurs du textelittéraire, alors même que ceux-ci distinguent souvent mal, parmiles formes mieux connues de « génétique » – celles dont s’occupentpar exemple la biologie des plantes ou du génome humain ou lamédecine de la technologie reproductive – une forme proprementlittéraire. Voici une science de la genèse qui est appelée à étudier levenir-à-être de cette « œuvre » que le lecteur rencontre d’ordinaire

sans penser qu’il a son histoire à lui, son cheminement obscur etses énigmes propres, et que les traces laissées de cet advenir mettentà plat et parfois à nu ce phénomène-mystère observable qu’est lacréativité de l’esprit.

« Que fais-je quand j’écris un poème ? », se demandait lepoète anglais Samuel Taylor Coleridge au début du XIX

e  siècle1.Cent cinquante ans plus tard, Roland Barthes médite de façonsimilaire : « Comment est-ce que ça marche quand j’écris2 ? »

Longtemps relégué au domaine de l’anecdotique ou du spéculatif,l’acte de création littéraire sur lequel s’interrogeaient l’écrivainet le critique accéda enfin au statut d’objet de recherche dans lesannées 1970, grâce à l’émergence en France d’une nouvelle méthoded’analyse littéraire : la « critique génétique », connue aussi sous lesnoms de « génétique textuelle » et « génétique des textes ». Issue dustructuralisme auquel elle doit sa rigueur théorique et ses aspirationsscientifiques, et du poststructuralisme auquel elle emprunte lanotion de texte comme production plutôt que comme produit, cettenouvelle discipline de recherche se veut réflexion théorique sur le

1  Samuel Coleridge, Biographia literaria, G. Watson, éd., Londres, Everyman’sLibrary, 1960.2  Roland Barthes,Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975.

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2 LA CRÉATION EN ACTE

processus d’écriture tout autant qu’investigation pratique d’archiveset de chantiers littéraires. Approche empirique, la génétique trouvesa matière – et même son matériel – dans les manuscrits d’écrivains,relevant de diverses étapes de la création littéraire : notes de lectureet croquis, brouillons et manuscrits, dactylographies et épreuves,voire, dans notre ère numérique, différentes versions d’un textesauvegardées sur ordinateur. Son but est l’élucidation des pratiquesd’écriture chez les écrivains « modernes », c’est-à-dire écrivant aprèsla révolution technologique de l’imprimerie du XVI

e siècle. Commeson ancêtre contesté, la philologie classique, la génétique se charge,

dans un premier temps, de l’analyse matérielle, de la classificationet de l’édition des manuscrits modernes. En d’autres termes, elle sepropose d’établir l’avant-texte sur lequel reposera toute investigationherméneutique ultérieure3. Mais une fois ces bases matériellesétablies, elle est libre de s’interroger sur les problématiques les plusdiverses : le conditionnement social et psychologique d’un texteen devenir, le rôle des modèles littéraires, culturels et idéologiquesdans la création littéraire, la part de la volonté et du hasard dans

l’évolution du texte, la pression sociale sur l’écrivain, pour n’indiquerque quelques axes de recherche qui se sont cristallisés lors des trentedernières années. Mettant entre parenthèses la notion d’œuvredéfinitive et de texte ne varietur, elle s’intéresse à une écriture endevenir, féconde en possibilités et riche de virtualités, où affleure,autour d’un projet imaginairement focalisant, la dynamique proprede l’esprit en acte.

Née d’un groupe de spécialistes de l’œuvre de Heine qui, au

début des années 1970, fonda le Centre d’analyse des manuscritsmodernes  (CAMM), devenu aujourd’hui Institut des textes etmanuscrits modernes  (ITEM), la critique génétique s’imposarelativement vite en France, mais non sans difficulté. Attaquée de partet autre, elle se vit reprocher par les philologues d’avoir usurpé leurdiscipline et de revendiquer une fausse originalité, par les sociologueset les littéraires de vouloir réintroduire dans les études de lettres « unpositivisme de l’historiographie littéraire la plus traditionnelle4 ».

3  Pour le concept d’« avant-texte » voir Jean Bellemin-Noël,Pour le concept d’« avant-texte » voir Jean Bellemin-Noël, Le Texte et l’avant-texte : les brouillons d’un poème de Milosz, Paris, Larousse, 1972.4  Sur ces débats voir Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une disciplineSur ces débats voir Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une disciplinenouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 33-72et Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris,Le Seuil, 1992, p. 276-77.

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  Introduction 3

Suite à ces débats souvent acharnés, la jeune discipline dut mettreen place une conceptualisation rigoureuse de ses fondementsthéoriques et méthodologiques et une clarification de son statut vis-à-vis d’autres formes et pratiques de critique littéraire. Des livresfondateurs comme Essais de critique génétique5 et Avant-texte, texte,après-texte6, tous les deux parus sous la responsabilité de Louis Hay,circonscrivent le champ de recherche de la génétique et illustrentson potentiel à travers quelques études de cas pointus ; un articlemagistral de Pierre-Marc de Biasi dans Encyclopaedia Universalis7 tenta une première mise au point de la méthode génétique ; tandis que

la collection « Textes et Manuscrits », publiée chez CNRS Éditions,abordait d’importantes questions méthodologiques comme, parexemple, la pertinence pour l’analyse des manuscrits des modèleslinguistiques et sémiotiques et le problème de la publication desmanuscrits inédits. Au cours des dix dernières années, d’importantsouvrages de synthèse fournis par Almuth Grésillon (Éléments decritique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994),Pierre-Marc de Biasi (La Génétique des textes, Paris, Nathan, 2000)

et Louis Hay (La Littérature des écrivains, Paris, José Corti, 2002)ont fait découvrir la critique génétique à un public plus vaste.Même si, comme le rappelle William Marx dans le présent volume,certains littéraires continuent à traiter la génétique avec méfiance,il est indéniable qu’elle fait désormais partie intégrante du paysagelittéraire français, statut attesté entre autres, par son entrée dans lecurriculum de l’enseignement secondaire, par l’inclusion sélective demanuscrits dans de nombreuses éditions destinées à un public de

non-spécialistes8  et par les nombreuses manifestations culturellesautour de l’acte de création9. Qui plus est, au cours des dernièresdécennies, la génétique a élargi son champ d’investigation des

5  Louis Hay, dir.,Louis Hay, dir., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979.6  Avant-texte, texte, après-texte, Louis Hay et Peter Nagy, éds, Paris, Budapest,Akadémiai Kiadó-CNRS Éditions, 1982.7  Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature : l’analyse desPierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature : l’analyse desmanuscrits et la genèse de l’œuvre », in Encyclopaedia Universalis : Symposium,Paris, 1985, p. 466-476.8  Le cas le plus frappant – et le plus controversé – est l’insertion d’une sélectionLe cas le plus frappant – et le plus controversé – est l’insertion d’une sélectionde brouillons dans la nouvelle édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade » del’œuvre de Proust qui se présente désormais non plus en 2, mais en 4 volumes(Proust, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié, éd., 1987-1989).9  On pensera notamment à l’expositionOn pensera notamment à l’exposition Brouillons d’écrivains  donnée à laBibliothèque nationale de France en 2001.

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4 LA CRÉATION EN ACTE

études littéraires à d’autres domaines d’inventivité : l’architecture, lamusique, les arts du spectacle, les sciences naturelles, la philosophieet ainsi de suite10.

À l’aube de notre jeune XXIe  siècle, la critique génétique se

trouve donc désormais dans la position privilégiée de pouvoirfaire le point sur son passé (ce que Louis Hay, dans un livre récentappelle la « genèse de la génétique ») et de tracer les grandes lignesde son avenir : qu’est-elle susceptible d’apporter à d’autres approchescritiques (la sociologie, l’intertextualité, l’herméneutique) ? Commentmodifie-t-elle notre compréhension des œuvres littéraires ainsi

que notre conception du texte ? Pourquoi, trente ans après sonémergence dans le paysage critique, continue-t-elle de provoquer deshostilités dans les milieux universitaires ? Quelles seront ses pistesd’investigation futures ? Quelles nouvelles voies les technologiesnouvelles comme hypertexte et hypermédia ouvrent-elles en matièred’édition et de pédagogie ? Voici quelques-unes des questions que sesont posées les auteurs du présent volume, des spécialistes en critiquegénétique pratiquant et disséminant la discipline de part et d’autre

de la Manche et de l’Atlantique. Basé sur un colloque international àLondres en 2003 intitulé « Genèse, (inter)texte, création : où en sontles études génétiques ? », notre ouvrage se veut bilan de la critiquegénétique autant que panorama de ses possibilités. Sous la doubleoptique du passé et de l’avenir, il se propose d’évaluer l’état présentdes études génétiques, de déterminer leur spécificité dans la gammedes approches critiques du texte, ainsi que d’évaluer l’aptitude de lagénétique à renouveler et réorienter la critique littéraire en tant que

telle. Résolument interdisciplinaire, cet ensemble d’essais survoleles grands débats qui ont eu lieu à l’intérieur et aux frontières de ladiscipline, compare des cas individuels de genèse, et tente de fairele point de l’acquis de la génétique pour la théorie et la pratiquelittéraires.

Notre première partie intitulée « Les études génétiquesaujourd’hui et demain » propose un bilan des trente dernières annéeset signale les nouveaux défis qu’affronte la critique génétique à l’aube

du XXIe siècle. Dans son article de synthèse, Louis Hay, fondateuret directeur jusqu’en 1985 de l’ITEM, s’interroge sur l’avenir de lagénétique en tant que théorie littéraire : dans un contexte intellectuelen mutation rapide, l’idée d’une théorie générale de la littérature est-

10  Pour ces diverses applications, voir les numéros récents de la revuePour ces diverses applications, voir les numéros récents de la revue Genesis.

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  Introduction 5

elle dépassée ou, au contraire, la génétique s’engagera-t-elle vers denouvelles constructions théoriques ? Voici, selon lui, la question cléqui décidera de l’orientation de la méthode dans les années à venir.Almuth Grésillon, dix ans après la publication de son magistralÉléments de critique génétique, revient, quant à elle, sur ses anciennesdéfinitions de l’objet de la critique génétique et relance la questionde ses espaces et frontières et de sa place par rapport à d’autresapproches critiques. Prenant comme exemple la pratique d’écritured’auteurs de siècles divers, elle démontre que même les plus simplesdélimitations souvent tenues comme acquises – le début et la fin

d’un avant-texte, le privé et le public, le verbal et le non-verbal,l’écrit et l’oral – ont tendance à s’effriter sous le regard scrutateur dugénéticien. Si les frontières internes de la génétique paraissent plussouples que certains voudraient l’admettre, la relation réciproque quirelie la génétique à d’autres approches – l’esthétique de la réception,l’intertextualité, la thématique, la stylistique – demande, elle aussi, àêtre révisée. Joseph Jurt, spécialiste de la sociologie de la littérature,fait dans sa contribution le point sur une de ces frontières, celle qui

rend la génétique textuelle solidaire d’une génétique générale dessociétés. Partant de la prémisse qu’une esthétique est toujours unfait social, il plaide pour la validité de la sociocritique, notamment lathéorie du champ littéraire établie par Pierre Bourdieu, pour l’analysedu travail d’écriture. William Marx, dans un article déjà évoqué ici,s’interroge sur les résistances théoriques à la critique génétique,résistances solidaires d’un monde sans genèse où la transparencedu langage est posée, ainsi que le statut « transcendantal » du texte

et de la création littéraire. Ce monde, qui esquive la confrontationapprofondie, diachronique, avec le réel de l’écriture, du langage etde la création, semble pourtant, de par son prestige mythique et sacommodité pour l’esprit, destiné à perdurer encore longtemps…

Notre deuxième partie intitulée « Le chantier génétique »illustre l’activité courante du généticien, tout en soulevantd’importantes questions théoriques – l’agencement narratif du récit,la part de l’intention et du hasard dans les processus d’écriture, la

question de la finalité – à la lumière des pratiques d’écriture de cinqécrivains du XIX

e  et XXe  siècles : Flaubert, Proust, Valéry, Roger

Vailland et Marguerite Duras. S’inscrivant dans la perspective d’unegénétique scénarique, Éric Le Calvez reconstruit la mise en placed’un système narratif dans la célèbre scène du fiacre de MadameBovary. Il montre que, loin d’être le résultat d’un travail détaillé sur

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6 LA CRÉATION EN ACTE

les formes, comme on pourrait s’y attendre, la focalisation externeadoptée dans cette scène apparaît au contraire tout à fait fortuitement,sur l’un des derniers scénarios. Tout n’est donc pas, même chez unpraticien de l’écriture « à programme » comme Flaubert, le produitd’une lente et pénible élaboration, fait qui pose des problèmes dethéorisation à la critique génétique qui a tendance à généralisersur des procédés dits « programmatiques » ou « immanents ». Àl’exemple de la réécriture proustienne de l’avant-dernier volume d’Àla recherche du temps perdu, Albertine disparue, Nathalie MauriacDyer pose la question de la structure intentionnelle d’un texte

inachevé. Depuis la découverte en 1986 d’une dactylographie dedernière main intitulée Albertine disparue, il existe au moins deux« Proust » qui ne coïncident plus tout à fait : celui qui quelquesmois avant sa mort poursuit la révision de la Recherche et réorganisela série des Sodome et Gomorrhe,  et le Proust établi par l’éditionrestauratrice dirigée par son frère à la fin des années 1920. Dans lesétudes proustiennes, s’affrontent désormais les partisans du statuquo qui mettent en doute la lucidité et l’intentionnalité des grands

travaux de refonte engagés par un Proust déjà gravement maladeet les chercheurs comme Mauriac Dyer qui plaident la révisionéditoriale en défendant l’idée d’une démarche poéticienne calculée.De son côté, David Nott, adoptant le point de vue psychologique,voire psychanalytique, examine la part de l’arbitraire dans lagenèse de La Truite  (1964) de Roger Vailland. Ignorant lui-mêmele dénouement de son texte, Vailland semble avoir laissé librecours à son inconscient et à ses fantasmes tissés autour de jeunes

femmes « modernes », notamment l’ambiguë Frédérique, pendantla rédaction de son roman. Les brouillons méticuleusement analyséspar le critique révèlent à quel point, chez un romancier commeVailland, les premières étapes de la création littéraire ressemblentà l’écriture automatique prônée par les surréalistes, écriture quifait remonter à la surface souvenirs d’enfance, schémas de penséeet pulsions profondément refoulées. Brian Stimpson, enfin, dansl’article qui conclut la section « chantiers » du volume, examine

la dynamique des commencements dans l’écriture de Valéry etMarguerite Duras. Il montre que chez ces deux auteurs, pourtantfort différents à d’autres égards, l’écriture est investie d’un sentimentde manque ou d’incomplétude qui détermine l’inachèvement dutexte. Les pulsions de la conscience, de désir et de mort notamment,

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  Introduction 7

ont toutes une part importante dans une écriture qui, comme ledéclare Valéry, procède « d’une impulsion à l’autre ».

La troisième partie du livre intitulée « Hypertexte/Hypermédia », porte sur l’effet de la révolution informatique surl’étude, l’édition et la diffusion des manuscrits modernes. ThomasBartscherer, membre de l’équipe « HyperNietzsche », présente levaste archivage en ligne du même nom destiné à révolutionner lesétudes nietzschéennes. « HyperNietzsche », qui rend accessiblestout texte de Nietzsche (publié ou non) ainsi que des recherchesportant sur le philosophe et des documents élucidant sa vie et son

travail, est un outil de recherche extrêmement souple et puissantqui illustre à merveille les nouvelles voies ouvertes à la recherchepar les technologies de pointe. Tony Williams, se livrant à uneétude détaillée du fameux épisode du Club de l’Intelligence dansL’Éducation sentimentale, démontre les avantages de l’hypertextepour la critique littéraire. Cet outil s’avère particulièrementperformant dans le domaine de l’intertextualité puisqu’il permet devisualiser l’assimilation et la transformation de documents externes

pendant les différentes étapes de la rédaction. Rendant accessiblesles modifications qu’a imposées l’auteur aux documents sources,il permet une meilleure compréhension de la relation complexe etsouvent conflictuelle qu’entretient l’auteur avec son environnementsocioculturel et idéologique. D’un point de vue plus théorique,Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu tracent l’évolutiondu concept de « texte » dans la philologie classique et moderneet étudient les changements auxquels celui-ci fut sujet suite à

l’émergence de nouveaux supports de communication, notammentla révolution numérique. Dans une deuxième partie de leur étude,ces auteurs présentent le projet Digital Variants conçu à l’universitéd’Édimbourg, une archive digitale de haut de gamme qui offre denouvelles solutions pour la représentation visuelle du processusd’écriture et offre de nouvelles possibilités en pédagogie des langues.Enfin, Pascal Michelucci examine l’apport aux études génétiquesdu concept de « virtuel », défini par le spécialiste d’hypermédia

Pierre Lévy. Dans notre ère numérique, avance-t-il, le « virtuel »est particulièrement bien placé pour souligner les procéduresd’engendrement des textes et les contraintes qui pèsent sur celles-cidans le champ des pratiques littéraires. Plutôt que de se contenterd’analyser les seules traces du manuscrit, le généticien, embrassantcette virtualité, devrait signaler ses « en-creux » et absences, sa

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8 LA CRÉATION EN ACTE

potentialité latente non exploitée. Pour Michelucci le grand défide la génétique serait justement d’aboutir à une conceptualisationthéorique « qui descendrait de la surface manuscrite aux structuresprofondes conditionnées par la langue, les lettres et l’histoire ».

Notre quatrième partie, « Enjeux de l’écriture, enjeuxthéoriques : penser la création ? », relance la question de laconceptualisation de la genèse littéraire d’un point de vue théoriqueet pratique. Dans son article « Quelques remarques sur le coupleintertextualité-genèse », Daniel Ferrer se demande dans quellemesure et comment la perspective génétique peut modifier et

nuancer notre conception de l’intertextualité. En prenant l’exemplede Finnegans Wake, il démontre que les notions de connecteur,d’agrammaticalité et de catachrèse proposées par Michael Riffaterrese révèlent insuffisantes face à des œuvres complexes comme celle deJoyce où se superposent des grammaticalités multiples. Proposantqu’on aborde l’intertextualité avant tout comme un fait de lecture,il invite à une relativisation de la conception du lecteur dans lathéorie de l’intertextualité et à une réévaluation du rapport entre

texte et intertexte. Paul Gifford, pour sa part, replace la génétiquedans la mouvance de la réflexion herméneutique, mouvance àses yeux bien plus favorable, sur le plan épistémologique, auxvisées essentielles de notre discipline de recherche que celle de la« déconstruction » issue de la tradition idéaliste et rationaliste,et dont la génétique se déclare déjà une forme improvisée. Ilnous invite, à la suite de Paul Ricœur, à « penser la création »,en invoquant le témoignage des écrivains eux-mêmes, ainsi que le

défi exceptionnellement riche d’intérêt et d’enjeux que constituele déchiffrement des manuscrits de La Jeune Parque. RobertPickering, dans un article complémentaire, axé cette fois sur latension entre la singularité et la pluralité de possibles heuristiquesde la génétique, s’interroge sur les pistes d’investigation futures dela critique génétique ainsi que sur son devenir comme discipline derecherche littéraire. Cette avant-dernière partie du livre se terminepar le précieux témoignage d’auteur de la jeune romancière Marie

Darrieussecq. En conversation avec Jean-Marc Terrasse, MarieDarrieussecq explique comment elle a conçu et composé son best-seller international Truismes  (1996) ainsi que sa riche œuvre desdernières années : la lente gestation d’une œuvre dans sa tête, les riteset manies qui accompagnent les différentes étapes de la rédaction,la recherche des voix et des images, la difficile purge stylistique

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  Introduction 9

qui suit le premier brouillon. Écrivain ainsi qu’ancienne critiquelittéraire, elle évoque le rapport du texte en devenir à l’inconscient,aux fantasmes de l’auteur, au monde su et lu.

Le volume s’achève sur la transcription de la table ronde qui,à la clôture du colloque, a réuni généticiens et critiques littérairesvenus débattre la question « Les études de genèse renouvellent-elles notre regard sur le texte littéraire ? » Louis Hay, pionnier dela génétique, lance le débat avec une mise au point sur la positiondes études génétiques dans le champ de la critique littéraire. Selonlui, la question et, par conséquent aussi la réponse, gagneraient à

se formuler autrement : les études de genèse, si elles ne changentpas forcément notre regard   sur le texte, renouvellent à tout lemoins indubitablement notre expérience  de la littérature.  Dansla discussion animée qui suit, les participants de la table rondes’interrogent sur l’avenir et sur l’apport de la génétique en tant queméthode d’approche du texte littéraire : peut-on envisager que lesétudes de genèse aboutissent à une poétique de la textualisation oude l’écriture ? Ou devraient-elles aboutir plutôt à une heuristique ou

une herméneutique de la création en acte ? Au fond, la génétiqueest-elle une méthode, une théorie ou une recherche ? Peut-elle avoirdes applications pédagogiques en dehors des universités et descentres de recherches ? Une pluridisciplinarité à l’intérieur de ladiscipline est-elle vraiment possible ou se heurterait-elle au manquede compétences de ses praticiens ? Ne convient-il pas de discernerdans les différents styles de génétique pratiqués la secrète persuasiond’évidences culturelles, voire idéologiques ?

Trente-cinq ans après son émergence dans le paysage littéraire,la génétique, loin d’avoir résolu toutes ces questions de théorisationou de méthode, semble au contraire en accumuler de nouvelles. Preuvede vitalité d’une discipline de recherche qui, pendant que certainssonnent déjà le glas de la théorie sinon de la critique littéraire toutcourt, ne cesse de se diversifier et de prouver sa complexité ; et signe,dès lors que la recherche est en prise directe sur le réel phénomène-mystère de la création en acte, d’une vitalité régénératrice.

St Andrews et ÉdimbourgPaul Gifford et Marion Schmid

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1. Les études génétiques aujourd’hui

et demain

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Critique génétique et théorie littéraire :quelques remarques

Louis Hay

Résumé

L’histoire des théories littéraires montre qu’elles se constituent

d’ordinaire en opposition aux règles antérieures et conjuguent une poétique (les règles de l’art) avec une critique (les principes du jugement). La critique génétique ne répond à aucun de ces critèreset son action est d’une autre nature. Elle élargit notre vision de lalittérature en faisant apparaître, à côté de l’univers du livre et dulecteur, celui de l’écriture et de l’auteur. Cet effet n’est pas le résultatd’une théorie, mais d’une pratique. La génétique a construit uneheuristique de ses objets qui les transforme en objets scientifiques et

une herméneutique qui en étudie les significations. L’une et l’autrediffèrent cependant des méthodes d’analyse du texte que ces termesdésignent habituellement. Une génétique générale étudie les façonsd’écrire, le fonctionnement du langage dans l’écriture, le rapport decelle-ci à l’histoire. Une génétique restreinte éclaire telle ou telle œuvreà travers l’étude de son devenir. La constitution de ces démarches enune théorie générale et l’avenir des théories de la littérature demeurentdes questions ouvertes.

La critique génétique est-elle une théorie de la littérature ?Voilà une question que j’ai éludée avec succès à l’époque où les jeunes études de genèse provoquaient des débats agités. Et c’est parune étrange revanche du sort qu’elle me rattrape un quart de siècleplus tard. Entre-temps, bien des choses ont changé.

L’originalité de la génétique, ses méthodes, ses limites ne sontplus guère sujets de controverses, à défaut de rallier tous les avis.Au début de ce siècle, elle émerge comme la plus durable (et, hélas !quasiment l’unique) contribution française au renouveau des étudeslittéraires. Dans cette situation, des chercheurs qui suivent d’autreschemins de la critique viennent l’interroger sur ce qu’elle leur peut

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14 LA CRÉATION EN ACTE

apporter. La génétique doit ainsi à sa pérennité d’être confrontéeà des curiosités nouvelles, plus psychologiques ou philosophiques,qui s’écartent de la tradition de ses origines, plus empirique etscientifique.

  Il y a donc quelques raisons d’actualiser la réflexion sursa position dans un contexte intellectuel qui change. L’entreprisepourtant ne va pas de soi et je n’entends pas compromettre lagénétique tout entière dans une tentative incertaine, menée à messeuls risques et périls. D’autant que, par le passé, cette réflexion n’apas toujours été conduite de façon explicite et unanime. Le livre qui

a donné son nom à la critique génétique1

  et apparaît aujourd’huicomme sa première référence collective ne prétendait aucunement àun statut de manifeste. Le terme de « génétique » avait été arraché,en désespoir de cause, à la fois aux sciences naturelles et auxsciences sociales (qui n’ont pas manqué de dénoncer l’usurpation),l’expression « essais de critique » avait le mérite de placer la génétiquedans le champ des études littéraires, sans se compromettre plusavant. Le projet se bornait à soumettre des documents de genèse

aux représentants de diverses démarches classiques : poétique,lexicologie, psychanalyse, structuralisme, édition. Encore les auteurss’interrogeaient-ils sur cette façon de faire. « Dans quelle mesurepeut-on appliquer certaines de nos méthodes critiques à l’étudegénétique des manuscrits ? » Et aussi : « Quoi de plus éloigné, eneffet, du théorique et du général que cet objet unique, si précieuxparfois par son unicité même, si empreint de la morphologie mêmed’un écrivain, qu’on appelle un manuscrit2  ? » Bref, il s’agissait

d’une tentative expérimentale et non pas dogmatique. La génétiques’ouvrait à tous les vents de la critique, hésitant encore à définir sapropre identité.

Cette position à la fois tolérante et discrète la singularisaitd’ailleurs en cette époque d’enthousiasmes théoriques. La pratiquedes Essais  sera par la suite réaffirmée comme principe dans untexte de synthèse de Pierre-Marc de Biasi : « […] les présupposésd’une étude de genèse ne sont pas en soi différents de ceux

qui régissent l’analyse du texte3. » Mais au-delà, se dévoilait1  Louis Hay, dir.,Louis Hay, dir., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979.2  Raymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », inRaymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », inibid.,p. 23-24.3  Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature », inPierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature », in EnyclopaediaUniversalis : Symposium, Paris, 1985, p. 467.

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 15

l’horizon d’un nouveau domaine de recherche : « […] l’analysedes manuscrits fournit à la fois un nouvel objet et l’exigence denouvelles méthodes4. » On remarque cependant la modalisationopérée par le terme « d’exigence » : la critique génétique esquisse sesperspectives sans revendiquer hic et nunc  le statut d’une disciplinedéjà constituée. C’est aussi le mouvement que dessine, la mêmeannée, le Rapport scientifique de l’ITEM, qui évoque « le passaged’un stade expérimental à une problématique commune à toute unecommunauté scientifique5 ».

Mais au fur et à mesure que la recherche avance, une oscillation

apparaît entre les points de vue des généticiens. LeRapport scientifique de 1991 congédie nettement la visée d’une théorie génétique : « Iln’est guère vraisemblable ni sans doute désirable que l’on parvienneà terme à une théorie totalisante ni même unifiée. » Celui de 1997va dans le même sens, de façon plus circonspecte toutefois : « Noussommes encore loin d’un modèle unifié. » L’année suivante, DanielFerrer reprend la question de Raymonde Genette pour y répondre :« Non, la génétique ne peut avoir pour objet principal la production

de lois de portée générale car elle est vouée au singulier […]6

. » Plusrares, les opinions qui appellent une théorie ou qui s’en réclament.En 1992 on lit sous la plume de Jean-Louis Lebrave : « La critiquegénétique court ainsi le risque de manquer son véritable objet, quiest d’ordre théorique, d’autant que la difficulté des études de genèse,leur spécialisation, la nécessaire durée qu’exige l’exploitation d’undossier portent en elles la tentation de repousser indéfinimentl’élaboration d’un corps de doctrine sous-jacent au travail critique

[…]7. » et plus loin : « Dépasser le stade de l’esquisse, développer lacritique génétique et bâtir autour d’elle une véritable théorie : tel estl’enjeu aujourd’hui8. »

En 2001, le Rapport scientifique  passe du projet au bilanet affirme : « La critique génétique constitue le principal apport

4  Ibid., p. 466.5  LeLe  Rapport scientifique  est un document collectif destiné aux instances duCNRS et qui présente les travaux des 2 ou 4 années écoulées.6  Daniel Ferrer, « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logiqueDaniel Ferrer, « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logiquedes mondes possibles », in Michel Contat et Daniel Ferrer, éds.,Pourquoi la critique

 génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 29.7  Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou unJean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou unavatar moderne de la philologie ? », in Genesis n° 6, 1994, p. 71.8  Ibid., p. 72.

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16 LA CRÉATION EN ACTE

théorique au sein du passage critique des vingt dernières années. »Il faut cependant remarquer que, si une diversité existe, l’oppositionentre les différentes formulations serait relativisée en les replaçantdans leur contexte. Au demeurant, la critique génétique (cepersonnage fictif et, on vient de le voir, polymorphe) a eu consciencede ses hésitations. Le volume Pourquoi la  critique génétique ?, autitre interrogateur, s’ouvre sur ce constat : « La critique génétiquen’a cessé de s’interroger sur ses fondements théoriques […]9. » Maisce bilan fort discret lui est encore contesté par l’un de ses auteurs.Éric Marty formule un jugement plus cruel (nonobstant quelques

précautions de langage) : « Il me semble que l’ambivalence profondede la génétique tient peut-être à son refus de se questionner elle-même (comme toute démarche technique) ou du moins à unecertaine négligence ou réticence à se questionner10. »

Que conclure d’un parcours aussi hésitant ? Il faut le replacerdans le contexte scientifique des années qui ont vu naître la critiquegénétique : un essor des sciences humaines, un effort de formalisationet de systématisation porté par le succès de l’épistémologie

structuraliste. Avant d’être admise dans le concert des disciplines,il fallait, à une recherche nouvelle, présenter son billet d’entréethéorique. À cet égard, les rappels à l’ordre ne lui ont d’ailleurs pasmanqué, comme je l’ai déjà relevé11. Il faut donc porter à son créditla prudence dont elle a témoigné face à ces interpellations. Celle-ci tient d’une part à la conscience que la génétique avait de n’êtrepas l’homologue des méthodes qui l’avaient précédée, de l’autre àl’imprécision du concept même de théorie dans le champ des études

littéraires. Dans leur classique Theory of Literature (publié en 1942,réédité et traduit depuis à de nombreuses reprises) René Wellek etAustin Warren s’interrogent d’entrée sur la pertinence de ce titrequi devrait correspondre à tout « un Organon de méthodes12 »et rappellent que la définition précise de ces concepts est, pour lacritique littéraire, une nouveauté toute fraîche. Plutôt que d’entrer

9  Michel Contat et Daniel Ferrer, éds.,Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., op. cit., p. 7.

10  Éric Marty, « Les conditions de la génétique. Génétique et phénoménologie »,Éric Marty, « Les conditions de la génétique. Génétique et phénoménologie »,in ibid., p. 98.11  Voir par exemple Louis Hay, « La querelle théorique », in « Critiques de laVoir par exemple Louis Hay, « La querelle théorique », in « Critiques de lacritique génétique », in Genesis n° 6, 1994, p. 1812  « Des difficultés exceptionnelles se sont présentées lorsqu’il s’est agi d’intituler« Des difficultés exceptionnelles se sont présentées lorsqu’il s’est agi d’intitulercet ouvrage » : René Wellek et Austin Warren, La Théorie littéraire, Paris, Le Seuil,1971, p. 7.

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 17

dans un débat taxinomique, je voudrais cerner la notion de « théorielittéraire » à travers ses réalisations attestées, m’en tenant toutefoisaux plus anciens et aux plus récents exemples que fournit l’histoirede la critique.

*

« Et maintenant, place à la critique ! » s’écrie en lever derideau le jeune Goethe « et tout d’abord aux essais théoriques13 ».Nous sommes à la fin des années 1760 et au départ d’un grand

mouvement de renouveau : « L’époque littéraire dans laquelle je suisné est issue de la précédente en s’y opposant14. » Il s’agit de rompreavec le modèle dominant du classicisme français, une rupture dontles protagonistes furent les deux célèbres théoriciens suisses, Bodmeret Breitinger, à propos desquels Goethe écrit : « Nous ne pouvonspasser sur la théorie suisse sans lui rendre justice […]. Breitingerétait un homme de valeur, savant et éclairé dont la réflexion tenaitcompte de toutes les exigences d’une œuvre poétique […]15. » Il

reviendra encore plus loin sur l’importance d’une théorie globale dela littérature et, en effet, la Critische Dichtkunst (Art poétique, 1740)de Breitinger comme la Critische Abhandlung von dem Wunderbarenin der Poesie  (Traité critique du merveilleux dans la poésie, 1740)de Bodmer comportent à la fois un ars poetica et un ars iudicium. L’apparition, dès le XVIII

e siècle, d’une critique que l’on peut pour lapremière fois qualifier de professionnelle, dessine en même temps lestraits paradigmatiques de toute théorie littéraire : une conception à

la fois novatrice et accomplie qui définit et les principes du jugementet les règles de l’exécution. Dans ce schéma, des déformations sesont produites au fil du temps et l’analyse du phénomène littéraires’est développée aux dépens des règles de l’art. Il n’empêche que l’onretrouve le paradigme à travers l’histoire de la théorie critique et cela

13  Goethe, « Nun zur Kritik ! und zwar vorerst zu den theoretischen Versuchen » :Goethe, « Nun zur Kritik ! und zwar vorerst zu den theoretischen Versuchen » :Goethe, Dichtung und Wahrheit, vol. 9, Hamburger Ausgabe, Hambourg, 1955, p.

261. Il s’agit, on le sait, de mémoires, non d’un journal.Il s’agit, on le sait, de mémoires, non d’un journal.14  « Die literarische Epoche, in der ich geboren bin, entwickelte sich aus der« Die literarische Epoche, in der ich geboren bin, entwickelte sich aus derhervorgehenden durch Widerspruch » : ibid., p. 258.15  « Doch dürfen wir unsere Schweizertheorie nicht verlassen, ohne dass ihr von« Doch dürfen wir unsere Schweizertheorie nicht verlassen, ohne dass ihr vonuns auch Gerechtigkeit widerfahre […]. Breitinger war ein tüchtiger, gelehreter,einsichtvoller Mann, dem, als er sich umsah, die sämtlichen Erfordernisse einerDichtung nicht entgingen […] »,», ibid ., p. 264.

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18 LA CRÉATION EN ACTE

 jusque dans ses modèles contemporains, tel celui de l’épistémologiestructuraliste. Sa nouveauté – premier trait du paradigme – n’a guèrebesoin d’être soulignée, ni la fécondité de ses méthodes d’analyse.Moins remarquée a été la survivance, dans le courant structuraliste,de l’instance de jugement. Roland Barthes définit ainsi le texte comme« un concept scientifique (ou tout au moins épistémologique) et enmême temps une valeur critique, permettant une évaluation desœuvres, en fonction du degré d’intensité de la signification qui est enelle16 ». Le jugement de valeur n’est pas seulement esthétique, maishistorique : « Privilège accordé par la théorie du texte aux textes

de la modernité (de Lautréamont à Philippe Sollers17

). » Plus : lathéorie structuraliste demeure instance de jugement, mais aussi deprescription : « […] ce qui est prescrit par la théorie, d’inclure dansla pratique textuelle l’activité de lecture – et non seulement celle dela fabrication de l’écrit18 ». La prescription l’emporte même sur le jugement, puisque la théorie du texte est « destinée plus aux sujets-producteurs d’écriture qu’aux critiques19  ». Ainsi, un paradigmese maintient à travers les deux siècles de l’époque moderne et

contemporaine. Au passage, on est d’ailleurs surpris de voir que lacritique française – je ne pense pas ici à la réflexion des écrivains – est pauvre en théories générales de la littérature. Mais ce n’estpas son parcours que j’entends retracer ici. Ce qui m’importe, c’estde pouvoir mesurer la critique génétique à l’aune d’un modèlehistoriquement attesté.

Pour commencer : la génétique n’est pas née d’une ruptureavec le courant qui la précède. À la méthode structuraliste, elle doit

une part de sa démarche : l’attention portée aux formes et fonctionsde la langue, les concepts de système et d’interaction, l’intérêtpour la matérialité des signifiants. Il s’agit plutôt d’une évolution :les relations auxquelles le structuralisme s’intéresse sont, par lui,inscrites dans un cadre formel, alors que la génétique va les inscriredans un processus temporel. Dans la génétique, le structuralismen’est pas rejeté, comme on le lit parfois, mais aufgehoben (intégréet transgressé) pour reprendre le concept célèbre de Hegel, qui

réunit en un tout ces deux acceptions opposées du terme allemand.16  Roland Barthes, « Théorie du texte », inRoland Barthes, « Théorie du texte », in Encyclopaedia Universalis, vol. 15,Paris, 1968, p. 1016.17  Ibid .18  Ibid .19  Ibid .

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 19

On peut noter au passage que ce modèle – développement plutôtqu’affrontement – est d’ordinaire plus familier aux sciences dela nature qu’aux études esthétiques ou philosophiques. Ensuiteet surtout : la génétique est démunie des deux attributs majeursd’une théorie littéraire : elle ne juge ni ne prescrit. Il n’est pas defaçons d’écrire supérieures à d’autres (ou de plus neuves), ni derègles de composition à appliquer. De ce fait d’ailleurs, la notioncontemporaine de « poétique génétique » n’est pas dépourvued’une certaine ambiguïté, puisqu’elle s’affranchit du iudicium  defaçon implicite. Pour autant, la génétique n’ignore pas la dimension

esthétique. Elle est, par définition, une critique et donc une activitéqui traite des productions de l’art. Et c’est seulement en entrantdans l’histoire de l’art que les œuvres deviennent objets de cultureet de critique, qu’elle soit génétique ou non. De là d’ailleursl’importance esthétique des « grandes œuvres » pour la génétiquecomme pour toute autre approche. Enfin et surtout la recherchegénétique est constamment confrontée aux échecs ou réussitesd’une création littéraire consacrée par nature à la résolution de

problèmes esthétiques : « Si la génétique se veut critique esthétique,elle doit repérer et nommer les traces langagières par lesquelles ellereconstruit l’avènement de la beauté20. »

On le voit, ce bilan ne permet guère de réclamer pour lagénétique le statut d’une théorie littéraire au sens attesté duterme. Elle opère plutôt ce que la critique allemande appelle unParadigmenwechsel , un changement de paradigme. On a tentéde le définir en termes de changement d’objet et il m’est arrivé

de souscrire à cette définition. Pourtant, elle n’est pas tout à faitcomplète : à côté du manuscrit de l’écrivain, il existe d’autrestémoins et d’autres témoignages, objets aussi bien que paroles. Ilreste que l’étude génétique opère bien « dans les strictes limites de lafacticité de ses sources21 », comme le postule Habermas pour toutedémarche d’ordre scientifique. Il y a là un premier trait constitutifdu nouveau paradigme, sur lequel j’aurai à revenir. Mais quin’est pas encore suffisant. En partant de données factuelles, la

réflexion génétique a induit une nouvelle problématique, celle de

20  Almuth Grésillon,Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes,Paris, PUF, 1994, p. 207.21  « (...) nur innerhalb der Grenzen der Faktizität des Überlieferten » : Jürgen« (...) nur innerhalb der Grenzen der Faktizität des Überlieferten » : JürgenHabermas, « Zur Logik der Wissenschaften », in Philosophische Rundschau, n° 5,1967, p. 175.

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20 LA CRÉATION EN ACTE

la production des œuvres ; il serait donc plus exact de parler d’unchangement de sujet plutôt que d’objet. Et à son tour, l’expressionest encore trop courte. Il ne s’agit pas de la substitution d’un sujetà un autre, mais d’une nouvelle totalité. La génétique postule uneconception globale des faits littéraires, conception qui embrasse àla fois l’espace de la création – celui de l’écriture – et l’espace de laréception – celui de la lecture. Cette vision n’est pas à proprementparler d’ordre théorique, puisqu’elle se borne à décrire une réalité.Mais elle permet de construire une position critique qui exercedes effets dans les deux espaces. Pour le comprendre, il faut saisir

de l’intérieur la formation de la critique génétique, autrement dit,lui appliquer sa propre méthode en suivant la généalogie d’unerecherche.

* J’ai qualifié d’inductive la démarche de la génétique. Sur ce

point elle se dissocie fondamentalement d’une critique du texte,

qui procède de postulats d’ordre épistémologique, idéologique ouphilosophique. La méthode génétique est fille de la praxis – non parchoix, d’ailleurs (on ne choisit pas ses parents), mais par nécessité.Elle a dû affronter ces « tas de petits papiers » dont parle Valéryet discerner un sens dans ce qui surgissait souvent sous les yeuxdu critique comme un désordre obscur. Dans cette confrontationavec ses objets, elle a progressivement construit les instruments etméthodes qui font désormais partie de l’héritage scientifique du XX

siècle dans nos disciplines. L’apparition d’une démarche empirique,inédite dans le champ des études littéraires, a valu aux recherchesde genèse une réputation (bonne ou mauvaise) de « scientificité »que je n’entends pas discuter ici. Ce qui m’importe, c’est le rôle deces méthodes dans la naissance de la génétique. Elles ont permisde créer une heuristique cohérente de l’écriture, au sens propre duterme : méthode pour découvrir les propriétés et fonctions d’undonné. Cette origine attache la génétique au principe de réalité ;

elle trace ainsi une nouvelle marque qui la distingue de la critiquetextuelle et lui ouvre l’accès d’un domaine inédit (au propre commeau figuré) de la littérature.

Affranchie par nature de la domination des seules théories dutexte, la génétique a retrouvé le champ entier des questions que pose lalittérature : sa création, son rapport au monde, la fonction de

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 21

l’écrivain, l’histoire des écrits. Ainsi s’est ouvert le domaine d’unerecherche génétique  générale, bien plus vaste et moins exploréque celui d’une critique restreinte  dont je parlerai plus loin. Onn’a d’ailleurs pas manqué d’incriminer ce retour à des questionsclassiques, sans voir que la génétique leur ouvrait des perspectivestoutes neuves – et parfois imprévues. L’auteur, congédié par lacritique, réduit au statut désincarné d’une instance écrivante ou àl’existence bourgeoise de la biographie, redevient l’homme-plumequi capte au fil des jours et des saisons tout ce qui, au milieu dela vie, vient éveiller un écho et s’engranger dans les manuscrits

d’avant le manuscrit, carnets, notes, dossiers22

. Ensuite la mémoire,l’imaginaire et le travail de la plume viennent faire leur œuvre detransfiguration sur d’autres pages qui connaissent d’autres destins.Ici, l’univers de la genèse diffère encore de l’univers de l’œuvre.L’histoire de l’archive dessine d’autres configurations que celle de labibliothèque. Dans celle-ci, La Jeune Parque occupe aujourd’hui unequinzaine de pages, à côté d’autres poèmes, mieux connus parfois dugrand public23. Le manuscrit dont elle émerge se déploie en revanche

sur quelque huit cents pages et constitue un document capital, uncarrefour dans l’histoire de la poésie à l’orée du XXe siècle. Dans les

lettres allemandes, il en va de même du « Allgemeines Brouillon »(le « brouillon général ») de Novalis, ainsi que d’autres grandsmanuscrits qui décrivent un autre devenir de la littérature. Et quiprocèdent d’une autre logique. Nous n’avons pu jusqu’ici reconnaîtrede corrélation significative entre les pratiques individuellesd’écriture et les époques de l’histoire littéraire. Aujourd’hui encore,

ce phénomène n’est pas bien compris (ni d’ailleurs bien étudié).Si les œuvres s’inscrivent dans une histoire des civilisations, lesmanières d’écrire relèvent peut-être davantage d’une anthropologieculturelle. De ce débat, qui demeure ouvert, je ne retiens ici que laconfirmation d’une spécificité des questions de genèse, et avant tout,du processus d’écriture lui-même. La recherche en a scruté les traces

22  VoirVoir Carnets d’écrivains, CNRS Éditions, 1990. Je ne cite ce titre, commeceux qui suivent, qu’à titre d’exemple, sans la bibliographie (parfois importante)consacrée à chacune de ces questions.23  Ainsi dans Paul Valéry,Ainsi dans Paul Valéry, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1957, p. 96-110 (coll.« Bibliothèque de la Pléiade »).

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22 LA CRÉATION EN ACTE

matérielles : les signes du manuscrit24, les marqueurs du langage25,la typologie des opérations26  et des caractéristiques individuelles.Ces travaux ont permis de décrire de façon raisonnée les faits degenèse. D’autres ont analysé les composantes d’une dynamique del’écriture : « spontanéité organisée » (Martin Walser), « les dons dela langue et les exigences du jugement » (Julien Gracq), poésie etpensée (Valéry). Ces recherches tendent à saisir les effets de sens – à comprendre une genèse. Mais non à l’expliquer. On a souventsouligné l’écart entre les traces d’une écriture et la réalité – temporelle,séquentielle, intentionnelle. L’auteur lui-même ne saurait nous en

livrer la clé. L’écrivain qui parle aujourd’hui de son livre n’est pluscelui qui était, hier ou avant-hier, à sa table. Ses souvenirs porterontd’avantage sur son parcours que sur ses raisons, le comment plus quele pourquoi. Au savoir du critique, son récit ajoutera un éclairage quine sera jamais indifférent et parfois essentiel. Mais ce sera toujoursun récit, témoignage à interpréter comme tout autre. Il est vrai quela critique génétique dévisage l’œuvre dans la complétude de sondevenir, qu’elle dispose d’une information plus précise et n’a plus à

« se poser des questions devant le texte imprimé auxquelles l’auteur,les auteurs, avaient répondu d’avance par la rature, la surcharge, lacorrection27 ». En revanche, elle affronte d’autres périls : le critiqueà la fois constitue son objet et l’interprète ; l’interaction entre cesdeux démarches en fait parfois un exercice de corde raide. En cesens, si la génétique se fonde sur une herméneutique spécifique, celledu manuscrit, elle demeure une composante des études littéraireset ses interprétations constituent des opérations de critique qui

appartiennent en propre à leur auteur.

*

24  Langue française, le signifiant graphique, n° 59, édité par Jacques Anis, 1983 ;De la lettre au  livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, Paris, CNRS Éditions,

1989 ; « Sémiotique », in Genesis n° 10, 1996.25  « Manuscrits-écriture », in« Manuscrits-écriture », in Langages, n° 69 édité par Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave, 1983 ; « Processus d’écriture et marques linguistiques », Langages,n° 147, publié par Irène Fenoglio et Sabine Boucheron-Pétillon, 2002.26  Pierre-Marc de Biasi, « L’univers de la rature », inPierre-Marc de Biasi, « L’univers de la rature », in La Génétique des textes,Paris, Nathan, 2000.27  Aragon, « D’un grand art nouveau : la recherche », inAragon, « D’un grand art nouveau : la recherche », in Essais de critique

 génétique, op. cit., p. 9.

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 23

Le recours au lexique savant (heuristique, herméneutique)offre l’avantage d’identifier les niveaux de la critique génétique enles situant à l’étiage de leurs homologues textuels. En revanche,la forte surdétermination de ces termes (et d’autres : poétique,phénoménologie) invoque des positions méthodologiques (ouphilosophiques) dont l’application à la génétique fait débat etappelle en tout cas une clarification préalable. Ainsi l’herméneutiqueentendue non dans l’acception générale d’une étude du texte, mais entant que méthode constituée, renvoie à deux (au moins) approchesthéoriques. La première, qui domine le XIX

e  siècle, vise à dévoiler

derrière l’œuvre la vie de l’esprit créateur qui s’y manifeste. Sesfondateurs, Schleiermacher et Schlegel, furent ainsi parmi les premiersà traiter de la production des œuvres et la critique génétique n’a pasmanqué de se réclamer de ces travaux qui l’annoncent de loin28. Plusloin dans le siècle, Wilhelm Dilthey, fondateur des sciences humainesen tant que sciences de l’esprit, développe une herméneutique dela « Einfühlungstheorie » (sympathie identificatrice) avec laquellela génétique moderne partage l’empathie qui peut naître d’une

longue immersion dans le travail d’un auteur. Pour autant, elle n’estpas une théorie de l’identification. Le critique ne s’oublie pas lui-même pour plonger dans la conscience de l’écrivain – ni dans sonêtre, à quoi l’appelle une phénoménologie de la transcendance29. Ilobserve les traces objectivées d’un travail. Ces traces où nous lisonsune origine, sont déjà une fin, « l’aboutissement d’une suite demodifications intérieures aussi désordonnées que l’on voudra, maisqui doivent nécessairement se résoudre, au moment où la main agit,

en un commandement unique, heureux ou non30  ». Pour rendrecompte de ces phénomènes, l’étude génétique se trouve en positiond’observation et à une distance de son objet qui est, me semble-t-il,celle de toute relation critique.

28  Voir notamment Friedrich D. E. Schleiermacher,Voir notamment Friedrich D. E. Schleiermacher, Hermeneutik , (nach denHandschriften neu hrsg. und eingel. von H. K.), in Abhandlungen der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Heidelberg, 1959-1962, et Friedrich Schlegel, « Vom

Wesen der Kritik », in Kritische Friedrich Schlegel Ausgabe, Schöningh, Paderborn,1975-III, où figure sa célèbre analyse des rapports entre critique et création.29  Ainsi Paul de Man : « Dans la mesure où il est oubli de nous-mêmes pour unAinsi Paul de Man : « Dans la mesure où il est oubli de nous-mêmes pour unmoi transcendantal qui parle dans l’œuvre, l’acte critique, conçu […] comme unemise en rapport avec l’être, demeure un acte exemplaire », Les Chemins actuels dela critique, Paris, UGE, 1968, p. 58.30  Paul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », inPaul Valéry, « Première leçon du cours de poétique », in Œuvres, t. I, op. cit., p.1351.

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24 LA CRÉATION EN ACTE

Cette perspective est prise en compte par ce que l’on pourraitnommer la seconde herméneutique, celle que fondent notammenten Allemagne les travaux de Hans-Georg Gadamer et ceux de PaulRicœur en France. À la suite de Valéry, Paul Ricœur constate :« du seul fait que le discours est écrit, il est porteur d’une histoirequi n’est plus celle de son auteur […] cette disjonction entre direet signifier constitue déjà un phénomène de production, unecréation31 ». En même temps, les travaux de Gadamer ont produitdes concepts qui peuvent être opératoires dans une étude degenèse, tel celui de l’interrogation (une interprétation est toujours

la réponse à une question) ou de la simultanéité de significationsplurielles (qui s’observent dans l’écriture). Cependant, ce dernierconcept a été développé dans une perspective historique qui chercheà saisir la signification du texte à la fois dans le passé et dans leprésent : « Verschmelzung des Gegenwartshorizontes mit demVergangenheitshorizont32  » (fusion de l’horizon du présent avecl’horizon du passé). Ici, un écart se creuse avec la génétique dontles objets n’ont pas connu la lecture. Le public n’a jamais cheminé

à travers l’univers secret des manuscrits, pas plus d’ailleurs que lesécrivains. La littérature ne circule pas entre leurs manuscrits commeelle le fait entre leurs livres : il n’est pas d’intertextualité entre lebrouillon d’un auteur et celui d’un autre. La génétique peut, endehors de son domaine, s’adosser à des traditions et constructionsthéoriques qui permettent d’enrichir sa réflexion et d’élargir sonchamp de vision. Mais elle ne peut leur demander la solution deproblèmes qui lui appartiennent en propre.

*

Pour m’ébrouer un peu après une discussion aussi théoriquede la génétique générale, je voudrais aborder les questions de lagénétique restreinte – restreinte à l’étude d’une œuvre spécifique – àtravers quelques cas de figure concrets. Les rapports de la genèse etdu texte font l’objet, plus loin, d’un débat de fond33, ici, j’aimerais

seulement en souligner l’extraordinaire diversité – et désespère

31  Paul Ricœur, « Regards sur l’écriture », inPaul Ricœur, « Regards sur l’écriture », in La Naissance du texte, Paris, JoséCorti, 1989, p. 214.32  Hans-Georg Gadamer,Hans-Georg Gadamer, Einander verstehen – Die letzte Epoche der Philosophie,Stuttgart, Klett, 1974, p. 119.33  Voir plus loin la « Table ronde ».Voir plus loin la « Table ronde ».

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 25

d’y parvenir ailleurs que sur le terrain. Qu’on m’autorise (une foisn’est pas coutume) à prendre les exemples que j’ai sous la main.Cette solution m’offre non seulement l’avantage de parler de ce que je connais, mais aussi d’illustrer le contraste entre des études quipeuvent figurer aujourd’hui sous un même toit34. Le premier dossier(s’il est possible de le qualifier ainsi) comporte quelque cent quatre-vingts morceaux de papier, petits ou grands, arrachés le plus souventà une page et sans rapport entre eux. Le deuxième, deux carnets,le troisième, le texte d’une seule page, mais sur plus de trente-troisfeuillets. Un siècle et demi les séparent, et une frontière. Les bouts de

papier appartiennent à Heine, qui les a griffonnés au hasard, maisprécieusement conservés35. Ils constituent un carnet sans pages,dont les fragments s’éparpillent au travers de l’œuvre et sont commedes traceurs qui permettent d’en suivre la genèse et de comprendrele paradoxe de ce grand écrivain sans grand ouvrage. Les carnetsmanuscrits sont ceux du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide. Letexte publié par l’auteur a dérouté la critique par les incohérencesde sa chronologie et l’ambiguïté de son statut (fiction ? fabrication

d’après coup ?). Il procède en réalité de deux authentiques carnets detravail qui servent à l’écrivain d’observatoire pour la fabrication deson nouveau roman avant la lettre, opération « plus intéressante quel’œuvre elle-même », comme le dit un personnage au lecteur36. Enfin,la première page est celle du roman Trame d’enfance de Christa Wolf.Cette entrée en écriture révèle un étrange parcours : la première pagea été réécrite trente-trois fois sur cinq ans ; l’une (sinon plusieurs) deces versions est postérieure à l’achèvement du roman37. Et ces trente-

trois tentatives, traversées par des changements d’intention, de voixnarrative, de thématique, éclairent d’une nouvelle lumière une œuvrequi a pourtant fait l’objet de nombreuses études textuelles. Et l’onvoit bien à quel point l’apport de la génétique diffère à chaque foisd’une configuration à une autre.

34  Louis Hay, « Textes », inLouis Hay, « Textes », in La Littérature des écrivains. Questions de critique

 génétique, Paris, José Corti, 2002, p. 259-330.35  Ces papiers se trouvent aujourd’hui pour l’essentiel à la Pierpont MorganCes papiers se trouvent aujourd’hui pour l’essentiel à la Pierpont MorganLibrary de New York (collection Heinemann), au Heinrich-Heine-Institut deDüsseldorf et à la Houghton Library de Harvard (collection Loeb).36  Ces deux carnets se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque du Harry RansomCes deux carnets se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque du Harry RansomHumanities Research Center (collection Carlton Lake), Université du Texas àAustin.37  Les manuscrits du romanLes manuscrits du roman Kindheitsmuster sont propriété de l’auteur.

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26 LA CRÉATION EN ACTE

Que l’on me pardonne la multitude de ces trop brefs exemples.Leur variété est loin d’épuiser celle de la génétique ; ils ne nous ontconduits que dans la périphérie des grands chantiers qui explorentaujourd’hui les massifs de Flaubert ou de Zola, de Valéry, de Proustou de Joyce. Je m’en suis servi – craignant de n’y pas parvenirautrement – pour montrer combien sont changeants les visagesde la génétique : dossiers et époques, méthodes et résultats. Cettevariété ne permet pas d’instrumentaliser ces analyses pour en tirerun procédé d’explication des textes. Et cette difficulté a son prix :on ne peut pratiquer la génétique à livre ouvert ; il faut au préalable

s’approprier l’histoire de l’œuvre et cette exigence fait obstacle àl’extension de la méthode. Cependant, les travaux des généticiensouvrent des brèches dans ce mur et mettent entre les mains ducritique (et, progressivement, du public) des documents imprimésou numérisés – transcriptions, éditions génétiques, publications dedossiers – qui le dispensent de l’étape héroïque de la recherche etétude des manuscrits. Et comme l’initiation à la génétique commencedésormais au lycée, du moins en France, il ne faut peut-être pas

désespérer de son avenir à l’université.Ces remarques désordonnées sur ce qu’est et ce que n’estpas la critique génétique font du moins apparaître une aventurescientifique sans précédent dans l’histoire des études littéraires. Lagénétique a ouvert à l’investigation cette autre moitié de la littératurequi demeurait jusqu’ici dans l’ombre. Elle a donné une histoire à cetobjet obscur, chu sur notre table, qu’était le livre au regard du lecteur.Cette porte une fois ouverte, rien ne sera plus comme avant. Ce

changement a aussi rompu l’isolement de la recherche littéraire. Laperspective génétique a montré sa fécondité pour l’étude d’autrestextes, scientifiques ou philosophiques, et d’autres domaines del’art et de la création : musique, arts plastiques, arts du spectacle,architecture. De là, une tentation, parfois, de chercher dans lagenèse la clé d’une signification globale des activités humaines. Enfait, l’intérêt de ces expériences fut avant tout de mieux comprendrele fonctionnement de l’art et de l’invention par la diversité de leurs

conditions d’existence. Ainsi s’est trouvée rétablie cette circulationd’idées entre les disciplines qui avaient fait le succès des scienceshumaines au temps de leur rapide expansion.

Confortée par ce glorieux bilan, la critique génétique pourraitassez aisément revendiquer un statut de théorie à part entière :elle possède ses objets, ses méthodes, ses concepts propres. Que

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  Critique génétique et théorie littéraire : quelques remarques 27

demander de plus ? La réalité, pourtant, me paraît plus ambiguë.La génétique est plus qu’une théorie puisque, nous l’avons vu, ellese fonde sur des résultats empiriquement établis à partir de donnéesfactuelles. Elle est moins, puisqu’elle n’explique pas les faits qu’elleobserve par un modèle théorique global de la création littéraire.Faut-il croire que l’idée même d’une théorie générale soit désormaisdépassée en littérature ? Faut-il imaginer que, progressant dans lasolution des questions qu’elle ne cesse de soulever, la génétique iravers de nouvelles constructions théoriques ? Nous ne le savons pas.

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« Nous avançons toujours sur des sablesmouvants. » Espaces et frontières de la critique

génétique

Almuth Grésillon

Résumé

La critique génétique a pour vocation d’étudier les processus decréation à travers les traces repérables dans l’avant-texte. Quant àce dernier, il est composé, au sens strict, de documents manuscrits,autographes témoignant des étapes successives de l’élaboration d’uneœuvre. Est considéré comme début  d’un dossier génétique ce que leregard rétrospectif du généticien identifie comme première traceautographe d’une œuvre. Et la fin du parcours génétique est représentée

 par le document muni du bon à tirer par lequel l’énonciation se fige enénoncé, le scripteur en auteur et l’avant-texte en texte. Ces définitions,qui ont permis à la critique génétique d’élaborer ses outils et méthodesen s’appuyant sur des corpus idéalement simples ne résistent pastoujours à l’examen. On montre ici que les espaces de l’avant-textesont bien plus vastes, et que les frontières du champ génétique sont àredéfinir en fonction d’objectifs plus complexes.

Il y a dix ans, en écrivant les Éléments de critique génétique, je croyais pouvoir définir et circonscrire à la fois l’objet, la méthodeet la visée de cette discipline. En effet, dès le premier paragraphe, lacritique génétique y apparaissait tout armée de certitudes et dotéede propriétés bien définies :

Son objet : les manuscrits littéraires, en tant qu’ils portent la trace d’unedynamique, celle du texte en devenir. Sa méthode : la mise à nu du corps et

du cours de l’écriture, assortie de la construction d’une série d’hypothèsessur les opérations scripturales. Sa visée: la littérature comme un  faire, comme activité, comme mouvement1.

1  Almuth Grésillon,Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes,Paris, PUF, 1994, p. 7.

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30 LA CRÉATION EN ACTE

Cette autocitation n’a de sens que pour situer mon proposd’aujourd’hui, propos moins affirmatif, davantage traversé dequestions et de doutes. Mes interrogations porteront non sur lalégitimité de l’entreprise génétique, ni sur le plaisir intellectuel qu’elleprocure, mais sur la définition précise de son objet, sur les frontièresinternes et externes, sur les extensions de son application et sur laplace qu’elle occupe par rapport à d’autres approches critiques2.

Tout d’abord un mot sur le nom même du domaine enquestion. À côté de « critique génétique », on lit aussi « génétiquetextuelle3 », ou « génétique des textes4 ». Ces deux derniers termes

sont utilisés soit en stricte synonymie avec « critique génétique »,soit pour souligner qu’il existe des génétiques non textuelles (parexemple dans le domaine du dessin, de la musique, de l’architectureou du cinéma). On note également que les didacticiens privilégientle terme « génétique textuelle » à celui de « critique génétique » afinde souligner qu’ils ne font pas appel à un courant de critique, mais àune méthode généralisable à tous les types de textes5. Si je conserve leterme de « critique génétique », c’est d’une part parce que dans un

domaine encore assez jeune il est bon de s’en tenir à une terminologiestable, et d’autre part, parce que ce nom souligne d’emblée qu’il nes’agit pas d’un outil descriptif, mais d’une démarche critique.

1. Frontières de l’avant-texte

Les généticiens se sont donné comme objet d’étude cet

ensemble de documents appelé « avant-texte » qui témoigne de

2  Certaines de ces questions ont été abordées dansCertaines de ces questions ont été abordées dans Genesis, n° 6,  1994, puisde nouveau par Louis Hay, « Lire et écrire », in id., La Littérature des écrivains.Questions de critique génétique, Paris, José Corti 2002 ; voir aussi mon article « Lacritique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur, vol. 41, 2001,p. 9-15.3  Voir par exemple Michel Contat et Daniel Ferrer, éds.,Voir par exemple Michel Contat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la critique

 génétique ? Méthodes, théories, Paris, CNRS Éditions, 1998 : les premiers mots del’introduction évoquent « la génétique textuelle » (p. 7) ; un peu plus loin, on retrouve« critique génétique », puis de nouveau « la génétique dite textuelle » (p. 7-8).4  C’est le titre de l’ouvrage de Pierre-Marc de Biasi :C’est le titre de l’ouvrage de Pierre-Marc de Biasi : La Génétique des textes,Paris, Nathan, 2000.5  Textes journalistiques, scientifiques, philosophiques ou scolaires ; pour cesTextes journalistiques, scientifiques, philosophiques ou scolaires ; pour cesderniers, voir la thèse de Claire Doquet-Lacoste : « Étude génétique de l’écrituresur traitement de texte d’élèves de CM2 », université Paris III, juin 2003, p. 43.

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  Espaces et frontières de la critique génétique 31

l’élaboration scripturale. Pour l’âge d’or des manuscrits littéraires,à savoir les dossiers des XIXe et XXe siècles, ces documents sont pourl’essentiel des manuscrits et autographes. À cette double propriétérépond une grande variété de types discursifs ; notations brèves,notes de lecture, scénarios, plans, listes (de personnages ou de titres),brouillons rédactionnels, copies au net.

1.1. Début et fin

Guidés par un souci heuristique, les généticiens s’étaient

efforcés d’assigner des termes précis au parcours génétique. Ausens strict, l’avant-texte a un début et une fin. Le début le séparesinon du vide, du moins de l’espace non accessible de l’origine ; lafin le sépare du texte publié. Plus concrètement, on était convenude considérer comme début de l’avant-texte le document manuscritqui, par rapport à une œuvre donnée, pouvait être considéré commela trace manuscrite la plus ancienne. Symétriquement, on a définicomme  fin de l’avant-texte le dernier état rédactionnel, celui sur

lequel l’auteur appose sa signature pour le bon à tirer. Voilà donc,clairement circonscrit, l’espace de l’avant-texte. Il n’y avait plus qu’àpasser aux applications.

C’est là, lors de la mise à l’épreuve, qu’insensiblement etpresque à notre insu, nous avons de plus en plus allègrementfranchi ces frontières initialement installées. Il a suffi de travaillersur les bibliothèques d’écrivains6  ou sur la rage documentairequi se manifeste dans des notes de lecture et des fiches d’extraits7 

pour qu’on se rende compte que le début du processus de créationpeut se situer bien en deçà du plan ou du scénario. Bien souvent,l’étincelle scripturale du début est due à une interaction de « choseslues » et de « choses rêvées8  ». Le début d’écriture ne peut êtreétudié sans que l’on prenne en compte les processus de lecture quil’ont précédé. Il fallait donc reculer dans le temps et intégrer ces

6  Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds.,Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds.,Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS

Éditions, 2001.7  Voir Jacques Neefs et Raymonde Debray Genette, éds.,Voir Jacques Neefs et Raymonde Debray Genette, éds., Romans d’archives, Lille, PUL, 1987.8  En témoignent par exemple certaines fiches de Roland Barthes : l’inscriptionEn témoignent par exemple certaines fiches de Roland Barthes : l’inscriptioncommence par un extrait copié littéralement dans la Correspondance de Flaubert etse poursuit par des remarques de Barthes (dossier génétique du texte « Flaubert etla phrase », IMEC, fonds Roland Barthes).

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32 LA CRÉATION EN ACTE

documents hétérogènes, qui ne sont plus nécessairement manuscrits,ni même toujours de l’auteur en question. Textes imprimés, gloses etannotations manuscrites dans la marge des livres, notes de lecture etpratique des fiches, tout cela témoigne de la complexité des débuts.

Mais la  fin  est tout aussi complexe. Là aussi, la simplicitédu critère initialement retenu, celui du bon à tirer, s’est révéléerapidement illusoire. Deux types d’expériences génétiques ontprouvé sa fragilité : celle des éditions successives (revues, corrigéeset augmentées par l’auteur) et celle de la genèse théâtrale. Dans lepremier cas, le bon à tirer a effectivement donné lieu à une édition,

mais l’auteur a souvent inscrit sur son exemplaire personnel dulivre imprimé les modifications et expansions qu’il souhaitait voirintégrées à l’édition suivante. Ainsi Montaigne et Les Essais, dontl’édition en fac-similé dite « de Bordeaux » montre à quel point le« je » scriptural est devenu un autre quand il s’est mis à rédiger ses« allongeails ». Ainsi encore Paul Eluard, quand il a retravaillé dansles années 1940 l’édition de Donner à voir parue chez Gallimard en1939. Dans les deux cas, la nouvelle version n’a pas paru du vivant de

l’auteur, si bien que pour les éditeurs scientifiques a surgi d’embléela question épineuse de savoir quelle était la version authentifiée. Onpeut rappeler aussi les nombreuses rééditions que Ronsard tenaità faire, tout au long de sa vie d’écrivain, de ses Poèmes, ou, plusprès de nous, les versions de 1949 et de 1966 du roman d’Aragon,Les Communistes. En tout cas, c’est ainsi qu’un état dernier de larédaction peut parfaitement se retransformer en brouillon et quece qui semblait signifier la fin d’un processus peut basculer dans

une nouvelle aventure scripturale. Le texte redevient avant-texte. Leplomb cède à son tour la place à la plume9.

Avec la genèse théâtrale, la remise sur le métier d’un texteachevé ne s’inscrit plus dans la sphère privée de l’auteur, maisintroduit d’autres paramètres : les nécessités de la scène, doncl’espace, le décor, la voix, le public. Imaginons les dramaturges quisont également metteurs en scène, par exemple Brecht ou Beckett,ou ceux qui collaborent directement avec le metteur en scène, comme

Genet avec Blin, Giraudoux avec Jouvet ou Claudel avec Barrault,et on comprend d’emblée comment, à partir d’un texte achevé, descontraintes non scripturales, celles de la scène, peuvent commander

9  Voir François Moureau, « La plume et le plomb », inVoir François Moureau, « La plume et le plomb », in De bonne main, Paris-Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 7.

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  Espaces et frontières de la critique génétique 33

des réécritures textuelles10. La fin du parcours génétique n’est plustoujours clairement assignable – sinon par la mort de l’auteur.

En tout cas, les deux termes du processus scriptural, son débutet sa fin, m’apparaissent aujourd’hui bien plus flottants et mobilesque ce que mon besoin d’indices fiables et stables m’avait fait croiredans mes anciennes explorations génétiques.

1.2. Endogenèse et exogenèse

Il n’y a pas que les termes du parcours qui s’avèrent complexes,

mais aussi la nature même de ce qu’on a coutume d’appeler« document génétique ». On a déjà remarqué plus haut qu’on nepeut plus se limiter aux documents manuscrits autographes. Eneffet, le travail concret avec les diverses genèses montre à quelpoint le généticien recourt presque automatiquement à des savoirsqui en principe ne font pas partie du dossier génétique au sensstrict : savoirs biographiques, témoignages épistolaires, interviews, journaux intimes, cassettes audio ou vidéo, notes prises par des

tiers, coupures de journaux, etc. Certes, on a tenté de distinguer« endogenèse » et « exogenèse11 », et la distinction est juste, mais aucœur de l’analyse génétique, l’une et l’autre sont sans cesse mêlées12, si bien que la distinction n’est pas vraiment opérationnelle.

1.3. Le privé et le public

Une autre frontière devient floue, celle du privé et du public.

On a longtemps caractérisé l’avant-texte en disant que c’était unespace privé, où l’on écrit pour soi, par opposition au texte publié,qui précisément existe par et pour un public. La frontière semblaitconfirmée par les écrivains eux-mêmes qui réclament le respect dusecret et sont nombreux à laisser des notes testamentaires interdisanttout regard indiscret sur leurs brouillons. On connaît les injonctionsdonnées par Mallarmé et Kafka à leurs ayants droit pour que leurs

10  Voir Almuth Grésillon, « De l’écriture du texte de théâtre à la mise en scène »,Voir Almuth Grésillon, « De l’écriture du texte de théâtre à la mise en scène »,in Cahiers de praxématique, n° 26, Montpellier, 1996.11  Raymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », 1979, repris inRaymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », 1979, repris inMétamorphoses du récit, Paris, Le Seuil, 1988, p. 23-31.12  Voir Éric Le Calvez,Voir Éric Le Calvez, La Production du descriptif. Exogenèse et endogenèse deL’Éducation sentimentale, Amsterdam-New York, Rodopi, 2002.

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34 LA CRÉATION EN ACTE

manuscrits soient brûlés. De même, la mise en garde de Heine semblesans appel :

C’est un acte illicite et immoral que de publier ne fût-ce qu’une ligned’un écrivain quand il ne l’a pas lui-même destinée au grand public.

Pourtant, d’une part, la critique génétique n’existe que dufait de la transgression de ces testaments, d’autre part, à l’exceptionpeut-être de l’écriture du journal intime, il me semble que touteélaboration textuelle, si elle se fait certes dans la solitude de l’espaceprivé, est toujours déjà orientée vers la réception par un public de

lecteurs ; cela est d’autant plus souvent attesté que le processusscriptural approche de sa fin (lissage stylistique, effets rhétoriques,adresses au lecteur). Je n’en veux pour preuve que l’impact quepeut prendre un cercle d’amis ou les membres d’un salon littéraireauxquels l’auteur soumet une première version de son texte, quitteà récolter les remarques critiques et à les intégrer dans la phasede réécriture. Ces pratiques sont attestées depuis le XVI

e  siècle aumoins. Dans la préface à l’édition originale de ses Odes (1550),Ronsard souligne combien il sollicite la collaboration du lecteur afind’améliorer son texte et de préparer une nouvelle édition :

Le livre ici [..] ne t’est lâché, que pour aller découvrir ton jugement, affinde l’envoier après un meilleur combattant13.

Flaubert ne procédait pas autrement quand il soumettait sesmanuscrits à Maxime Du Camp ou à Louis Bouilhet. Comme au

début du processus scriptural, vers la fin aussi, lecture et écriture,production et réception sont liées. Si à la première page de mesÉléments j’avais assigné à la critique génétique la mission de donnerla réplique à l’esthétique de la réception (1994, p. 7), j’ai appris entre-temps que les deux approches sont interdépendantes. J’y reviendraidans un instant.

13  Cité par Robert Melançon, « L’édification d’un monument : lesCité par Robert Melançon, « L’édification d’un monument : les Œuvres  deRonsard (1560) », in Bernard Beugnot et Robert Melançon, éds., Les Voies del’invention aux XVI 

e  et XVII e  siècles. Études génétiques, Montréal, université de

Montréal, 1993, p. 71.

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  Espaces et frontières de la critique génétique 35

1.4. Auteurs multiples

Et l’auteur dans tout cela ? Il n’est ni mort ni éternellementréductible à cette construction simplifiée de « scripteur » qui n’estsans doute qu’un artéfact en attente de nouvelles théorisations. Enoutre, ce qu’il est urgent de prendre en considération de manièrecruciale, c’est l’existence d’auteurs multiples. On se souvient dessurprises qu’a provoquées la découverte du manuscrit des Champsmagnétiques : la main de Breton et celle de Soupault n’avaientévidemment ni le même tracé ni la même manière de tricher avec le

protocole de l’écriture automatique. Le même « jeu de mains » se joue dans les collaborations déjà mentionnées entre dramaturge etmetteur en scène, mais aussi entre librettiste et compositeur, dansle cas de l’opéra (par exemple le couple Hofmannsthal et RichardStrauss), entre l’architecte et les divers partenaires de l’exécutiondu projet architectural14, et entre les auteurs souvent multiples desécrits scientifiques15. Si le cas de la littérature semble jusqu’à présentdominé par la configuration d’un auteur qui écrit seul, rien ne

permet, à l’âge des écritures électroniques, de prévoir par combiende mains sera fabriquée la littérature de demain.

1.5. Verbal et non verbal ; écrit et oral 

À toutes ces frontières poreuses, il conviendra d’ajoutercelle entre l’écriture et le dessin, traces si souvent complémentairesdans les manuscrits d’écrivains. Reste à explorer également la

frontière non étanche entre le scriptural et l’oralité : au début de lagenèse, dont Valéry dit que « tel poème a commencé par la simpleindication d’un rythme qui s’est peu à peu donné sens16 » ou à lafin de la genèse, quand Flaubert met le résultat de ses ruminationsscripturales à l’épreuve du gueuloir17.

14  VoirVoir Genesis, n° 14, 2000, notamment l’article de Pierre-Marc de Biasi : « Pourune approche génétique de l’architecture », p. 13-65.15  VoirVoir Genesis, n° 20, 2003.16  Paul Valéry, « Fragments des mémoires d’un poème », inPaul Valéry, « Fragments des mémoires d’un poème », in Variété, in Œuvres, t.I, Paris, Gallimard, 1957, p. 1474 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).17  Voir Jean-Louis Lebrave, « La production littéraire entre l’écrit et la voix », inVoir Jean-Louis Lebrave, « La production littéraire entre l’écrit et la voix », inMichel Contat et Daniel Ferrer, éds., op. cit., p. 169-188.

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36 LA CRÉATION EN ACTE

1.6. Avant-textes sans brouillons ?

Dernière question de frontière, et elle est de taille : peut-onfaire de la critique génétique en l’absence de manuscrits de travail,brouillons autographes et autres documents génétiques de stricteobédience ? Le problème a été soulevé une première fois lors d’uncolloque à Montréal consacré à la genèse de textes littéraires produitsentre 1650 et 175018. Il figure de nouveau dans un volume collectifintitulé Écrire aux XVII 

e et XVIII e siècles19. Et tout récemment, au cours

de l’année universitaire 2002-2003, un séminaire de la Sorbonne

dirigé par Patrick Dandrey a porté sur « Genèse et génétique dela création littéraire au XVIIe siècle ». Cette fois-ci, la question desfrontières touche à la substance même de la génétique, car la matièrepremière de l’entreprise, les manuscrits de travail, font défaut. Ledossier génétique au sens strict ne contient que des documents de laphase finale de la production, celle qui est attestée par l’histoire deséditions successives et les réaménagements dont celles-ci portent latrace. C’est une genèse réduite à l’imprimé. Par nature, elle ne peut

rien dire sur les premiers jaillissements de l’écriture20.En même temps, il y va de l’extension de la méthode et de lagénéralisation de son champ d’application. Faut-il, en conservantla pureté de la méthode, en rester à l’âge d’or des manuscrits, doncen gros aux XIX

e et XXe siècles ? Ou peut-on risquer de généraliser

l’application génétique, quitte à redéfinir les objets qui font partie del’avant-texte pour y intégrer correspondances, préfaces, recueils delieux communs, florilèges, etc. ? La réponse donnée pour les siècles

passés pourrait éclairer aussi le versant actuel et futur, constitué parl’écriture électronique. De manuscrits il ne sera plus question ; nepourront être étudiées que les strates d’apparence lisse et définitive deces textualités virtuelles qui se succèdent sur l’écran de l’ordinateur.Finies donc les rêveries sur les gribouillis à peine déchiffrables qui font

18  Voir le volume déjà cité ici en note 13 ; et ma postface à ce volume : « UneVoir le volume déjà cité ici en note 13 ; et ma postface à ce volume : « Unecritique génétique sans brouillons ? », in Bernard Beugnot et Robert Melançon,éds., op. cit., p. 227-232.19  Jean-Louis Lebrave et Almuth Grésillon, éds.,Jean-Louis Lebrave et Almuth Grésillon, éds., Écrire aux XVII e et XVIII e siècles.Genèses de textes littéraires et philosophiques, Paris, CNRS Éditions, 2000.20  Certes, pour ces siècles où le brouillon n’avait aucune valeurCertes, pour ces siècles où le brouillon n’avait aucune valeur sui generis,l’écriture littéraire était davantage dictée par la mimesis et l’éternelle variation desmêmes codes que par la fulgurance transgressive d’une création individuelle. VoirMichel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, Paris,Macula, 1998.

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  Espaces et frontières de la critique génétique 37

encore les joies et les souffrances des généticiens. Finies égalementles pistes multiples ouvertes par les supports et les outils : charmesdu papier, jeux avec l’espace graphique, avec les instruments et lescouleurs. Et surtout, perdu à jamais, le tracé d’une main. L’avenir dela génétique sera pourtant à ce prix.

2. Frontières de la discipline

Avec les questions que je viens d’évoquer, on a déjà abordé

un second problème, celui qui touche à la frontière même entre lagénétique et d’autres approches critiques de la littérature. On vadonc passer des frontières internes de la critique génétique auxfrontières externes.

Comme je l’ai souligné en commençant, la critique génétiquen’est pas simplement un outil de description ou une scienceauxiliaire, c’est une approche critique autonome qui existe à côtéd’autres approches critiques. Elle n’est ni une discipline en marge, ni

une discipline qui s’oppose aux autres courants de la critique. Avecle temps, il s’est installé plutôt un rapport de saine interaction. C’estce que je voudrais illustrer rapidement maintenant.

 2.1. Esthétique de la réception

Je l’ai déjà dit plus haut : à partir du moment où l’on admetque les choses lues, ingérées et digérées font partie du processus

d’invention, lecture et écriture, réception et production sontindissociablement liées. L’analyse de la manière dont par exempleFlaubert a lu Renan, ou dont Proust et Barthes ont lu Flaubert,devient un point non pas de rivalité, mais de rencontre interactive.De manière similaire : si une pièce de théâtre a raté sa première, cettemauvaise réception auprès du public peut inciter l’auteur à réécrireson texte. C’est donc plutôt une dynamique de complémentarité quela survivance du vieux mythe de deux frères ennemis21.

21  Hans Robert Jauss avait déjà récusé en son temps cette vision erronée :Hans Robert Jauss avait déjà récusé en son temps cette vision erronée :« Réception et production : le mythe des frères ennemis », in Louis Hay, éd., LaNaissance du texte,  Paris, José Corti, 1989, p. 163-173.

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38 LA CRÉATION EN ACTE

 2.2. Intertextualité

Je ne m’y attarderai pas, car d’autres, notamment DanielFerrer, ont déjà brillamment plaidé ici cette cause, qui est entendue.Ailleurs, Raymonde Debray Genette22, Michael Riffaterre23, LaurentMilesi24 et Éric Le Calvez25 ont bien mis en évidence à quel pointl’intertextualité fonctionne à l’intérieur du processus de genèsecomme un véritable « générateur textuel26 ». On peut même dire quela génétique donne véritablement à la notion d’intertextualité corpset consistance.

 2.3. Thématique

Il se passe le même renouveau pour la vieille thématique àpartir du moment où on la fait fonctionner dans la recherchegénétique. Il suffit de renvoyer aux travaux de Michel Collot sur lapoésie de Supervielle, Jeannine Jallat sur Valéry, Bernard Brun surdes thèmes et motifs dans la genèse du roman proustien27. Les études

proustiennes ont à leur tour inspiré mon travail sur l’émergence duthème de la matinée dans le roman de Proust28. 

 2.4. Stylistique

À ma connaissance, le rapport entre génétique et stylistique estencore largement inexploré ; sans doute parce que la stylistique n’étaitpas à la mode ces derniers temps. Pourtant, j’imagine volontiers une

nouvelle stylistique qui étudierait la naissance des traits pertinents22  Raymonde Debray Genette, « Hapax et paradigmes. Aux frontières de laRaymonde Debray Genette, « Hapax et paradigmes. Aux frontières de lacritique génétique », in Genesis, n° 6, 1994, p. 79-92.23  Michael Riffaterre, « Avant-texte et littérarité », inMichael Riffaterre, « Avant-texte et littérarité », in Genesis, n° 9, 1996, p. 9-27.24  Laurent Milesi, « Inter-Textualités : enjeux et perspectives (en guise d’avant-Laurent Milesi, « Inter-Textualités : enjeux et perspectives (en guise d’avant-propos) », in Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, éds., Texte(s) etIntertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, p. 7-34.25  Éric Le Calvez,Éric Le Calvez, op. cit. [notamment le chapitre intitulé « Exogenèse : écriture et

documents ».]26  L’expression est due à Éric Le Calvez.L’expression est due à Éric Le Calvez.27  Pour ces travaux, voir Almuth Grésillon,Pour ces travaux, voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique, op. cit.,p. 163-168. Voir également Raymonde Debray Genette, « Questions de méthode »,in Métamorphoses du récit, op. cit., p. 36-46).28  Almuth Grésillon, « Proust ou l’écriture vagabonde. À propos de la “matinée”Almuth Grésillon, « Proust ou l’écriture vagabonde. À propos de la “matinée”dans La Prisonnière »,  in Marcel Proust. Écrire sans fin, Paris, CNRS Éditions,1996, p. 99-124.

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  Espaces et frontières de la critique génétique 39

du style d’un auteur à travers l’histoire de ses manuscrits. Commentune écriture évolue-t-elle au fil du temps ? Comment des invariants – formels ou thématiques – se maintiennent-ils à travers toute unevie d’écriture ?

Il serait aisé de poursuivre ce plaidoyer en évoquant à leurtour psychanalyse, sociocritique, narratologie, etc. Ce qui me paraîtimportant aujourd’hui, ce n’est pas, comme il y a quinze ans, lefait que la critique génétique a recours aux diverses méthodes decritique textuelle pour interpréter les faits génétiques. Le rapportest à la fois plus intéressant et plus dialectique. Lorsqu’on met ces

approches critiques à l’épreuve du manuscrit, on observe qu’ellesse renouvellent et s’enrichissent. Je suis convaincue que ce type defranchissement de frontières disciplinaires est riche en surprises, ycompris théoriques.

 2.5. Frontières institutionnelles

Reste, dans cette perspective, un fait troublant. La critique

génétique fournit le premier chapitre d’une Introduction aux méthodescritiques pour l’analyse littéraire29. Elle fournit également le dernierchapitre d’un « Que sais-je ? » que Michel Jarrety a consacré à LaCritique littéraire française au XX 

e  siècle (1998). Pourtant, mêmesi certains programmes universitaires contiennent, au niveau dela maîtrise et du DEA, des initiations à la génétique, celle-ci n’esttoujours pas vraiment reconnue comme une matière universitaire« normale », et les thèses de type génétique sont encore une minorité,

car les candidats eux-mêmes reculent devant ce type de sujet aussilongtemps que les frontières institutionnelles résistent, frontièresinstitutionnelles qui, en France, séparent trop souvent l’Universitéet le CNRS.

Cette frontière institutionnelle a été pourtant allègrementfranchie à un autre niveau de l’Éducation nationale française : parl’enseignement secondaire où, suite à un arrêté publié le 5 juin 2001et intitulé « Programme d’enseignement de la classe de seconde

 – Français », l’initiation aux processus d’écriture est devenueobligatoire. Un manuel pour les classes de « seconde » paru chez

29  Daniel BergezDaniel Bergez et al., Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire,Paris, Bordas, 1990. On note que dans la 2e édition, 2002, cette place « inaugurale »a été prise par « L’histoire littéraire ».

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40 LA CRÉATION EN ACTE

Delagrave illustre cette nouveauté en consacrant le premier desdix « dossiers » – et en même temps le plus long – au thème « Dumanuscrit à la publication ». Comme quoi les avancées ne se fontpas toujours là où on les attend...

Les frontières internes et externes de la critique génétiquesont poreuses. On ignore l’impact qu’aura l’écriture électronique surl’approche génétique. On n’est pas sûr que le champ d’applicationpuisse s’étendre jusqu’à englober des dossiers de genèse dépourvusde tout brouillon. L’avenir est incertain, et comme le dit ClaudeSimon à la fin de son Discours de Stockholm :  « Nous avançons

toujours sur des sables mouvants30

. » Le tout, c’est d’avancer, decontinuer, et en marchant, d’adapter les outils et méthodes à desquestions nouvelles.

30  Claude Simon,Claude Simon, Discours de Stockholm, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 31.

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Génétique textuelle et génétique sociale

Joseph Jurt

Résumé

Dépassant le textualisme, la critique génétique se définit comme unnouvel objet structuré par le temps et se propose de saisir ainsi ladynamique de l’écriture. Mais l’avant-texte et sa logique interne ne

 fournissent pas forcément la clé pour l’interprétation ; il faudra recourirà une esthétique qui informe ce processus ; or, une esthétique est toujoursun fait social. Si l’on a eu raison de séparer la génétique textuelle desméthodes d’un structuralisme génétique qui opère d’une manière assezmécanique, on ne peut pas évacuer toute explication de type social. Lathéorie du champ littéraire, développée par Pierre Bourdieu, offre unmodèle d’explication sociale plus fin qui tient compte du processus de

l’autonomisation de la production culturelle et qui essaye de démontrerque le travail d’écriture s’accomplit sous la contrainte du champ et deses possibles. Génétique textuelle et génétique sociale ainsi que l’étudede la genèse et celle de la réception, ne comportent pas des rapportsd’exclusion, mais de complémentarité.

Le fait littéraire n’est pas seulement constitué par le texte,

mais aussi par sa production et sa réception. Si le texte en tant quetel a été presque « naturellement » au centre de l’intérêt, la genèsede l’œuvre d’art n’a pas cessé non plus de fasciner les interprètes.Depuis un certain temps on cherche à cerner cette genèse àtravers l’étude des manuscrits. Le manuscrit est devenu un objetpresque sacré. Si la littérature est selon Nelson Goodman un artallographique, elle est présente dans n’importe quelle reproductionmécanique ; elle tient sa validité de sa conformité orthographique

au texte du manuscrit dont les particularités extralinguistiques sontconsidérées comme non pertinentes. Ceci n’est pas le cas pour lesarts autobiographiques telles la peinture ou la sculpture : « La seulemanière, estime Nelson Goodman, de nous assurer que la Lucrèce qui se trouve devant nous est authentique est donc d’établir le faithistorique qu’elle est le véritable objet qu’a produit Rembrandt.

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42 LA CRÉATION EN ACTE

En conséquence, l’identification physique du produit de la main del’artiste, et par suite la conception de la contrefaçon d’une œuvreparticulière, prennent en peinture une importance qu’elles n’ontpas en littérature1. » Gérard Genette a souligné à juste titre que lafrontière entre ces deux arts n’est pas si étanche, ni immuable : lalittérature a parfois des aspects quasi autographiques, comme dansles calligrammes à mi-chemin du poème et du dessin2. Si l’intérêtse reporte sur les manuscrits des auteurs, c’est qu’on a tendance ày voir la manifestation d’un art autographe. Les reproductions despages de manuscrits dans de très beaux volumes l’attestent3. Il ne

s’agit plus seulement d’un « matériau » pour études ni de simples« brouillons » ; la forme même de ces textes autographes revêt unesignification spécifique. Le manuscrit, c’est la trace du corps del’écrivain, trace qui authentifie le texte banalisé par les procédésde reproduction mécanique. Les traces manuscrites sont devenuesdes reliques qu’on achète à prix très élevés, qu’on conserve commedes objets précieux et qu’on expose. Les lecteurs qui demandentà l’écrivain une dédicace manuscrite lui demandent alors une

réauthentification du texte de sa main4

.Pour les œuvres de Molière et de Corneille nous ne disposonspas de traces manuscrites. Ce n’est peut-être pas par hasard quedes linguistes ont pu affirmer, sur la base du critère de la distanceintertextuelle, que Corneille avait écrit la majorité des pièces deMolière5.

1  Nelson Goodman,Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles,

Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1990, p. 150.2  Gérard Genette, « Peut-on boucher une fenêtre avec un Rembrandt ? », inGérard Genette, « Peut-on boucher une fenêtre avec un Rembrandt ? », inLibération, 6 sept. 1990, p. 26 ; voir aussi Rainer Rochlitz, « Théories des symbolesou esthétique », in Critique, n° 533, oct. 1991, p. 739-754.3  Voir par exemple Louis Hay, éd.,Voir par exemple Louis Hay, éd., Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993.4  Au sujet des dédicaces voir Nathalie Heinich,Au sujet des dédicaces voir Nathalie Heinich, L’Épreuve de la grandeur. Prixlittéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999. D’une manière générale,la tendance vers l’autonomie de l’art se manifeste dès l’instant où l’artiste (ouécrivain) commence à signer son œuvre, authentifiant par son nom une volontépersonnelle de style et de forme et libérant ainsi l’œuvre des déterminations d’ordrereligieux ou social. Voir à ce sujet Ernst Kris/Otto Kurz, Die Legende vom Künstler,Francfort, Suhrkamp, 1980, p. 24-25 et Michel Butor, Les Mots dans la peinture,Paris, Flammarion, 1980.5  Dominique et Cyril Labbé, « Inter-Textual Distance and AuthorshipDominique et Cyril Labbé, « Inter-Textual Distance and AuthorshipAttribution. Corneille and Molière », in Journal of Quantitative Linguistics, vol. 8,n° 3, 2001, p. 213-231.

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  Génétique textuelle et génétique sociale 43

Les manuscrits ont été conservés par les écrivains surtout àpartir de la seconde moitié duXIX

e siècle. Les études tendant à étudierla genèse des œuvres à partir de ces traces sont donc pertinentessurtout en ce qui concerne cette période. Si Flaubert a été désignépar les auteurs de la seconde moitié du XX

e  siècle comme un despères de la modernité, il nous a laissé à travers ses manuscrits unmatériau inestimable permettant d’éclaircir le processus de la genèsede ses œuvres.

À partir de Madame Bovary, l’écrivain conserva la plus grandepartie de ses pages manuscrites : carnets, notes, scénarios, rédactions

successives, copies au net6

. C’est délibérément qu’il conserva toutesles traces des différentes phases de l’élaboration de ses œuvres. Onconnaît la célèbre phrase adressée en 1852 à Louise Colet : « Pourvuque mes manuscrits durent autant que moi, c’est tout ce que je veux.C’est dommage qu’il me faudrait un trop grand tombeau ; je lesferais enterrer avec moi, comme un sauvage fait de son cheval. –Ce sont ces pauvres pages-là, en effet, qui m’ont aidé à traverser lalongue plaine. » (C, II, 66).

Flaubert n’a cependant pas gardé, à notre intention, desmilliers et des milliers de pages manuscrites comme indices d’unprocessus esthétique, mais en tant que témoins du labeur del’écrivain. C’est ce labeur qui joue à l’intérieur de son esthétique unrôle majeur. Si des manuscrits sont conservés, ceci est commandépar une esthétique. C’est cependant également par une décisionesthétique que Chateaubriand ne tolérait que la forme achevée deses œuvres, détruisant les pages trop raturées, et les états rejetés.

Jacques Neefs cite, là aussi, l’affirmation délibérée de l’auteur desMémoires d’outre-tombe : « M’écoutera-t-on quand je dis que jerenie les ébauches que l’on pourrait publier de moi, et je n’adopteque mes tableaux entièrement finis7  ? » Certes, Flaubert avait luiaussi le culte de l’œuvre achevée : « Que je crève comme un chien,plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre »(C, II, 114), lance-t-il à Maxime Du Camp qui lui conseillait de sedépêcher de publier. Malgré son culte de la perfection, Flaubert

a gardé, heureusement pour nous, ses avant-textes sans avoir parailleurs le fétichisme du manuscrit.

6  Jacques Neefs, « Critique génétique et histoire littéraire », in Henri Béhar et R.Jacques Neefs, « Critique génétique et histoire littéraire », in Henri Béhar et R.Fayolle, éds., L’Histoire littéraire aujourd’hui , Paris, Armand Colin, 1990, p. 26.7  Cité inCité in ibid., p. 25.

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44 LA CRÉATION EN ACTE

Nous disposons de correspondances littéraires, notammentdepuis le XVIII

e siècle, et de documents de rédaction, surtout depuisle siècle passé, comme précieuses mines d’informations pour saisirla réflexion esthétique et le processus d’invention textuelle. Pouvoirrecourir à ces documents est un privilège, mais ceci n’est pas toujourspossible. Pour des raisons purement matérielles, l’approche de lagénétique textuelle ne peut être universelle. La pertinence dépenden partie, comme nous l’avons dit, de la conception esthétique desauteurs. Ceux-ci peuvent se dire en effet avec le protagoniste des Faux-Monnayeurs : « C’est que l’histoire du livre n’aura plus intéressé que

le livre même » ou bien considérer cette histoire, perceptible à traversles brouillons, comme non signifiante pour l’interprète ou le lecteur.Nathalie Sarraute semble partager ce dernier point de vue quandelle affirme au sujet de l’édition de ses œuvres dans la collection dela Bibliothèque de la Pléiade : « Mais il n’y aura qu’un seul état demes manuscrits. Je refuse qu’on intègre des variantes sorties de cespiles de papiers qui sont la genèse de mes livres mais qui ne valentrien pour les autres. Ce sont seulement des indications pour moi. Ça

n’apporterait rien au lecteur. Je fais parfois cinquante pages pourune page, mais les quarante-neuf autres sont à jeter8. »La génétique textuelle, en revendiquant la théorisation d’une

dimension historique à l’intérieur même de l’écrit, et tendant parlà à dépasser le textualisme, remarque à juste titre Pierre-Marc deBiasi, introduit donc « ce qui faisait le plus cruellement défaut auxanalyses formelles : l’étendue inexplorée d’un nouvel objet structurépar le temps9  ». La critique génétique cherchera donc à définir,

et je reprends de nouveau les termes de Jacques Neefs, « dans lesétats successifs ou concurrents d’un ensemble d’écrits, les relationssignificatives d’une activité créatrice, et à élaborer une “poétique”de l’écriture10  ». Raymonde Debray Genette a très bien défini levéritable objectif d’une critique génétique qui devrait être plusqu’un simple adjuvant pour la critique moderne et aller « jusqu’à

8  « Un entretien avec Nathalie Sarraute », in« Un entretien avec Nathalie Sarraute », in Le Monde [des livres], 26 fév. 1993,p. 29. Si les traces de la genèse n’ont pas d’intérêt pour le lecteur ordinaire intéressépar le texte achevé, elles ont de l’intérêt pour le lecteur chercheur qui se proposed’élucider le processus de la gestation de l’œuvre.9  Pierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature. L’analyse desPierre-Marc de Biasi, « Vers une science de la littérature. L’analyse desmanuscrits et la genèse de l’œuvre », in Encyclopaedia universalis : Symposium,Paris, 1985, p. 468.10  Jacques Neefs,Jacques Neefs, art. cit., p. 22.

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  Génétique textuelle et génétique sociale 45

construire une poétique spécifique des manuscrits, qui serait peut-être quelque chose comme une poétique de l’écriture opposée à unepoétique du texte11 ». Cette analyse du processus d’écriture et de sadynamique interne est à distinguer d’une approche qui part du textefinal et qui cherche dans les brouillons seulement une explication ouune vérification d’éléments stylistiques, structuraux, thématiques,lisibles du texte achevé. Pierre-Marc de Biasi a encore souligné toutela richesse d’information qui se dégage de l’analyse des manuscritsde Flaubert. Ils nous apprennent « qu’aucun phénomène d’écrituren’est interprétable de manière unilatérale. La moindre transformation

dans les brouillons met en jeu, le plus souvent, deux ou troisvariables, parfois plus : travail stylistique, élaboration symbolique,allusion sociohistorique, jeu de référence à l’intertexte, jeu de motset pastiches, ou même traces de l’inconscient, sous forme de lapsus,par exemple12. » La génétique textuelle permet donc de décrire leprocessus extrêmement complexe de gestation d’une œuvre, le travailde l’écriture.

Mais pour expliquer ce processus, l’avant-texte et sa logique

interne ne fournissent pas forcément la clé ; il faudra sortir du texterédactionnel et recourir à une esthétique qui informe ce processus.Or, une esthétique est toujours un fait social ; elle définit le beau etsa fonction par rapport à une société. Et dire que le beau s’opposeradicalement à la société et ses valeurs est encore un acte social.Publier est un acte éminemment social, c’est entrer dans le domainepublic. Jacques Neefs a raison de distinguer radicalement la« critique génétique » qui « s’attache à la textualité en mouvement

d’une œuvre par l’étude de ses avant-textes, de ses brouillons, deses versions diverses, de la notion du “génétique” telle qu’elleapparaît, depuis Goldmann, dans les méthodes sociologiques du“structuralisme génétique13” ». On reconnaîtra que ce génétisme, quiétablit des rapports d’homologie entre la structure des contenus desœuvres et la vision du monde élaborée par la conscience collectived’un groupe social, déterminé lui-même par la situation sociale,politique, économique donnée, opère d’une manière assez mécanique

et réductrice. Le caractère réducteur de ce modèle génétique ne

11  Raymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », inRaymonde Debray Genette, « Génétique et poétique : le cas Flaubert », inLouis Hay, éd., Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979, p. 24.12  Pierre Bourdieu, « Tout est social », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi,Pierre Bourdieu, « Tout est social », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi,in Magazine littéraire, n° 303, oct. 1992, p. 110.13  Jacques Neefs,Jacques Neefs, art. cit., p. 23.

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46 LA CRÉATION EN ACTE

peut pourtant pas être une raison pour évacuer totalement touteexplication de type social. Et Pierre-Marc de Biasi continue enaffirmant que le second aspect – l’étude de genèse – ne peut êtrepris en compte qu’à condition de rendre opérative « une démarchecritique sélective » à travers un modèle d’explication extratextuelle.Il y a des modèles d’explication sociale plus fins que celui dustructuralisme génétique goldmannien car ils tiennent comptenotamment d’un fait extrêmement important : l’autonomisation dela production culturelle au cours duXIX

e siècle. Je pense, évidemment,à la théorie du champ littéraire. Pierre Bourdieu estime ainsi que

l’analyse des versions successives d’un texte « revêtirait sa pleineforce explicative si elle visait à reconstruire [...] la logique du travaild’écriture entendu comme recherche accomplie sous la contraintestructurale du champ et de l’espace des possibles qu’il propose ».On comprendrait mieux, selon lui, « les hésitations, les repentirs,les retours si l’on savait que l’écriture, navigation périlleuse dansun univers de menaces et de dangers, est aussi guidée, dans sadimension négative, par une connaissance anticipée de la réception

probable, inscrite à l’état de potentialité dans le champ ; que [...]l’écrivain tel que le conçoit Flaubert est celui qui s’aventure horsdes routes balisées de l’usage ordinaire et qui est expert dans l’artde trouver le passage entre les périls que sont les lieux communs, les“idées reçues”, les formes convenues14 ». La génétique textuelle et lagénétique sociale ne me semblent donc pas comporter de rapportsd’exclusion, mais de complémentarité. Il importerait simplement des’entendre sur la notion de social et de ne pas partir d’une dichotomie

individu-société. L’individu c’est du social incorporé et on ne sauraitpartir de l’idée qu’il y a des domaines d’exterritorialité par rapportau monde social. Cette complémentarité entre génétique textuelleet génétique culturelle a ainsi été démontrée par Henri Mitterandrelevant, à propos des textes de Zola, que dans les premières lignesd’une ébauche écrites dans une relative spontanéité se révélait lecontact le plus direct avec le discours social, que Zola partait desconceptions collectives de la doxa  contemporaine et qu’à travers

le processus de l’écriture, les œuvres se transformaient d’objets ensujets. À travers la dynamique de l’écriture, cette interaction entre

14  Pierre Bourdieu,Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,Paris, Le Seuil, 1992, p. 277-278.

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  Génétique textuelle et génétique sociale 47

social et esthétique serait donc parfaitement saisissable15. Pierre-Marc de Biasi remarque à son tour que du réel au texte, la relationne reste au mieux que conjecturale. On ne saurait donc « minimiserles richesses de cette immense source d’informations que sont lesdocuments de rédaction de l’œuvre. C’est un espace où vous pouvezobserver directement la manière dont l’écrivain invente, innove, faitses choix, où vous voyez ses stratégies les plus secrètes de défense etd’attaque. Pour une étude des conditions sociales de possibilité, unemine16. » Une preuve supplémentaire de la complémentarité desdeux génétiques.

Ce qui frappe de toute évidence c’est la mise en valeur, de partet d’autre, de la dimension génétique. Pierre Bourdieu en appelle àce qu’on travaille « de manière concertée [...] pour s’atteler à unevraie théorie de la production littéraire17  ». Le terme de genèseapparaît déjà dans le sous-titre de son ouvrage. La finalité del’analyse scientifique c’est, à ses yeux, « de porter au jour ce quirend l’œuvre d’art nécessaire, c’est-à-dire la formule informatrice,le principe générateur [...]18 ». À travers le personnage de Frédéric

de L’Éducation sentimentale  et la description de sa position dansl’espace social, Flaubert livre, d’après Pierre Bourdieu, « la formulegénératrice qui est au principe de sa propre création romanesque19 ».« Seule une analyse de la genèse du champ littéraire dans lequel s’estconstitué le projet flaubertien peut conduire à une compréhensionvéritable et de la formule génératrice qui est au principe de l’œuvreet du travail grâce auquel Flaubert est parvenu à la mettre en œuvre,objectivant, dans le même mouvement, cette structure génératrice et

la structure sociale dont elle est le produit20. »Après qu’une critique structuraliste eut mis en relief la clôture

du texte, s’en tenant à la seule dimension synchronique, après qu’unecritique d’art formaliste eut mis entre parenthèses la dimensionhistorique – même si c’était pour des raisons méthodiques21  –, il

15  Henri Mitterand, « Critique génétique et histoire culturelle. Les dossiers desHenri Mitterand, « Critique génétique et histoire culturelle. Les dossiers desRougon-Macquart », in Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti,

1989, p. 147-162.16  Magazine littéraire, p. 110.17  Ibid., p. 111.18  Pierre Bourdieu,Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 14.19  Ibid., p. 55.20  Ibid., p. 76.21  Voir Gérard Genette,Voir Gérard Genette, Figures IV , Paris, Le Seuil, 1972, p. 13.

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48 LA CRÉATION EN ACTE

faudrait s’interroger sur les raisons de la valorisation actuelle, siforte, de l’aspect génétique. Cela pourrait être lié à la valorisationgénérale de la créativité et de la dynamique qui constitue en mêmetemps la prise en compte d’un aspect important de la modernité.Le philosophe Hans Blumenberg a rappelé que l’association del’activité littéraire à la créativité est récente et que pendant des siècles – d’Aristote au préromantisme – celle-là a été subsumée sous leterme de la « mimesis », l’« imitation », la créativité étant un attributpurement divin. Le terme de création n’est employé pour l’activitéhumaine, même au XIX

e  siècle, qu’avec précaution. Victor Hugo

établit un lien analogique, mais non identique entre la création divineet celle du poète : « L’art c’est la création propre à l’homme », écrit-il. « L’art est le produit nécessaire et fatal d’une intelligence limitéecomme la nature est le produit nécessaire et fatal d’une intelligenceinfinie. L’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu22. » Et pourDelacroix, le terme de création artistique ne signifie pas l’inventiond’un univers autonome, mais simplement « une manière particulièreà chacun de voir, de coordonner et de rendre la nature23. » Dans ce

contexte on se rappelle aussi les remarques de Jean-Louis Lebraveau sujet de la profonde mutation socioculturelle qu’il situe lui aussiau tournant des XVIIIe et XIXe siècles et qui a contribué à une nouvellevalorisation de l’activité créatrice et par là, à un nouveau statut desbrouillons qu’on aura désormais davantage tendance à garder. Cettemutation affecte d’après lui aussi bien l’esthétique de la créationque l’économie de la littérature, et on peut la faire coïncider avec letriomphe du courant romantique. Il en énumère des traits saillants :

« cristallisation de la notion moderne d’auteur ; individualitéd’exception différente du commun des mortels ; apparition de lanotion de propriété des œuvres de l’esprit, et du droit des créateursà être rémunérés pour le fruit de leur travail ; introduction del’originalité comme critère d’évaluation de la création esthétique etdiscrédit jeté sur l’imitation ». Et l’auteur pense que « c’est encorel’idéologie dans laquelle le sens commun baigne aujourd’hui24 ».

L’extrême valorisation de la créativité explique que l’intérêt de

la théorie de la littérature se soit porté par préférence sur la genèse

22  Victor Hugo,Victor Hugo, Post-Scriptum de ma vie, in Œuvres complètes, t. XVII, Paris,Éditions Ollendorf, 1901, p. 5.23  Eugène Delacroix, 1Eugène Delacroix, 1er mars 1859, in Journal , t. II, Paris, Plon, 1893.24  Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique: une discipline nouvelle ou unJean-Louis Lebrave, « La critique génétique: une discipline nouvelle ou unavatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 43.

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  Génétique textuelle et génétique sociale 49

textuelle et sociale des œuvres et beaucoup moins sur la réception,sur la lecture25. Or, le généticien est d’abord un lecteur, comme l’asouligné Almuth Grésillon26. Il doit lire et déchiffrer les manuscritsafin d’exprimer des hypothèses sur la genèse. La lecture renvoie ainside nouveau à la production ; on ne saurait séparer nettement lesdeux dimensions. Les auteurs se sont souvent considérés comme deslecteurs. L’herméneutique transcendantale définit l’écrivain commeun interprète, celui qui lit le monde selon la vieille métaphoredu monde comme livre à laquelle le philosophe allemand HansBlumenberg a consacré une étude célèbre (Die Lesbarkeit der Welt 

[1981]). Cet aspect a été souligné par Borges, selon lequel il n’y a pasde différence capitale entre lecteur et auteur. Borges aime, affirme-t-il, raconter des histoires comme s’il n’était lui-même qu’auditeur ;pour lui, l’auteur n’est qu’un lecteur qui a précédé les autres27.Une conception herméneutique similaire de la littérature se trouveégalement chez Proust, qui définit, dans Le Temps retrouvé, l’écriturecomme un acte de déchiffrement auquel tenteraient d’échapper ceuxqui s’adonneraient à une littérature politique : « Quant au livre

intérieur de signes inconnus [...], pour la lecture desquels personnene pourrait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en unacte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaboreravec nous28. » Ce livre n’est pas le monde pour le protagoniste de LaRecherche, mais sa réfraction dans le sujet. L’effort de déchiffrementest le prix à payer pour obtenir une œuvre unique : « Sans doute cedéchiffrement était difficile mais il donnait quelque vérité à lire [...].Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort

personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous29. »Il s’agit ici, bien sûr, d’une conception métaphorique de la

lecture, déchiffrement du message, d’un monde ou d’un sujet, d’uneimage de l’auteur qui n’est plus dominée par celle du créateur. Mais

25  Sur l’aspect de la réception voir Joseph Jurt, « Für eine Rezeptionssoziologie »,Sur l’aspect de la réception voir Joseph Jurt, « Für eine Rezeptionssoziologie »,Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, III, 2, 1979, p. 208-215 ; id ., LaRéception de la littérature par la critique journalistique, Paris, 1980 ; id . « Les-Arten.« Les-Arten.Rezeptions-und Lektüreforschung und ihre Folgen für das Literaturverständnis »,in Revista de Filología Alemana, n° 6, 1998, p. 43-68.26  Almuth Grésillon, « Méthodes de lecture », in Louis Hay, éd.,Almuth Grésillon, « Méthodes de lecture », in Louis Hay, éd., Les Manuscritsdes écrivains, op. cit., p. 138-161.27  D’après E. Rodriguez Monegal,D’après E. Rodriguez Monegal, Borges, Paris, Le Seuil, 1981, p. 26-27.28  Marcel Proust,Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III. Paris, Gallimard, 1980,Paris, Gallimard, 1980,p. 879.29  Ibid., p. 878-880.

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50 LA CRÉATION EN ACTE

les auteurs sont aussi des lecteurs réels ; ils consultent parfois desbibliothèques entières avant d’écrire, notamment les œuvres sedistinguant par un certain degré de référentialité. Qu’on pense aux« Dossiers d’enquête » de Zola ou de Flaubert. Foucault soulignaitdans son étude sur La Tentation de saint Antoine que chaque auteurécrit à partir d’une bibliothèque.

Et l’écrivain, tout en écrivant, « se relit » ; Almuth Grésillona cité un texte de Sartre qui distingue la relecture de l’auteur de lalecture première du lecteur : « Or, l’opération d’écrire comporte unequasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand

les mots se forment sous sa plume, l’auteur les voit, sans doute, maisil ne les voit pas comme le lecteur puisqu’il les connaît avant de lesécrire ; son regard n’a pas pour fonction de réveiller en les frôlantdes mots endormis qui attendent d’être lus, mais de contrôler letracé des signes, c’est une mission purement régulatrice, en somme,et la vue ici n’apprend rien, sauf de petites erreurs de la main30. »

Paul Ricœur a mis en relief la double dimension du textelittéraire – ensemble consistant et structuré du point de vue de

l’auteur et en même temps, ouvert aux interprétations des lecteurs – qui suscite deux points de vue de la critique littéraire – celui dela genèse et celui de la réception. La confrontation de ces deuxdimensions se révèle inévitable, le sens partant du texte maiss’achevant dans la lecture : « Une dialectique infinie est déclenchéeentre la structuration relevant de la lecture. Cette dialectique fait del’œuvre l’effet commun de l’auteur et du lecteur31. »

S’il était nécessaire, pour des raisons méthodologiques, de

séparer genèse et réception, génétique textuelle et génétique sociale,sociologie de la production et sociologie de la réception, il importeaujourd’hui de ne plus jeter des exclusives, mais d’insister sur lacomplémentarité des approches.

30  Jean-Paul Sartre,Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 52-53.31  Paul Ricœur, « Regards sur l’écriture », in Louis Hay, éd.,Paul Ricœur, « Regards sur l’écriture », in Louis Hay, éd., La Naissance dutexte, op. cit., p. 226.

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Les résistances théoriques à la critiquegénétique

William Marx

Résumé

Chez de nombreux spécialistes de littérature, il y a de fortes résistances

à la critique génétique. Faut-il se contenter de les ignorer ? Ou bien n’est-il pas possible d’y voir le symptôme d’une conception autre du texte ?C’est l’existence de ce monde sans genèse qu’on se propose de mettreen évidence, en évoquant les présupposés théoriques qui présidèrenthistoriquement à l’apparition de la critique des manuscrits et quidéterminent comme en creux des présupposés inverses, incompatibles,quant à eux, avec l’existence de la génétique. Après avoir soulevé le

 problème de la perte du sentiment de la transparence du langage, qui

 permit au manuscrit d’apparaître dans le champ de vision critique, puiscelui de l’écart entre les deux conceptions de la genèse qui prévalent enFrance d’un côté, et dans les pays anglophones de l’autre, on conclutqu’il y aura toujours une critique « transcendantale », ignorante de la

 genèse.

1. La fièvre obsidionale de la critique génétique

Devant la masse des écrits consacrés à la défense et àl’illustration de la critique génétique, on est amené à s’interroger.Que la théorie, la recherche de définitions, la présentation de bilansgénéraux occupent tellement les chercheurs en génétique des textes,c’est d’autant plus paradoxal qu’il s’agit a priori du courant critiquele plus éloigné de la généralisation théorique, parce que le plusancré dans l’étude de cas individuels et dans le non-généralisable.Chaque dossier génétique est un monde en soi, qui demande uneffort particulier d’adaptation. La génétique, c’est le triomphede l’individuation. Si, par hypothèse, on s’abstient de voir danscette spécialisation extrême des généticiens la cause a contrario de leur activité théorique, ressentie comme un simple besoin de

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52 LA CRÉATION EN ACTE

compensation intellectuelle, il ne reste plus qu’une explication àcette manie de défendre sans cesse leur discipline sur le plan desprincipes : c’est que leur existence ne va pas de soi, et qu’ils en ontune claire conscience.

Leur discours apologétique s’inscrit d’abord dans le cadred’une stratégie héritée de l’histoire intellectuelle des années 1960et 1970, qui virent apparaître successivement la théorie littéraire,puis la critique génétique. Depuis cette époque et jusqu’au débutdes années 1990, la théorie génétique est venue légitimer une praxiscritique en mal de reconnaissance et désireuse de se démarquer de

la philologie traditionnelle1

. Ainsi Jean-Louis Lebrave pouvait-ilaffirmer en 1992 que le « véritable objet » de la critique génétiqueétait « d’ordre théorique » et que la connaissance approfondiede corpus particuliers était secondaire par rapport à cet objectifpremier2. Le « théorisme » des généticiens porte donc témoignage,encore aujourd’hui, de l’avant-gardisme intellectuel et critique quimarqua les origines de la discipline.

En outre, cette stratégie d’occupation du champ est

amplifiée par la situation institutionnelle de la génétique. En effet,l’identification de ce courant critique à un laboratoire du Centrenational de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut des texteset manuscrits modernes (ITEM), assure son existence en l’obligeantà justifier en contrepartie l’utilité et la pertinence scientifiques deses méthodes. Dans un tel dispositif, le discours théorique sertd’interface entre les travaux pratiques et concrets du laboratoire etles attentes des instances dirigeantes du CNRS. De ce point de vue,

la théorie se propose comme un instrument de survie administrativede la génétique en garantissant sa validité épistémologique.

Ainsi s’explique la masse des écrits théoriques consacrés à lacritique génétique, qui visent à démontrer son bien-fondé. Est-ce àdire que, depuis bien longtemps déjà, ce discours aurait accomplison office et qu’à présent il ne s’agirait plus que d’asseoir unedomination désormais incontestée ? Rien n’est moins sûr, et à cepropos je souhaiterais évoquer une anecdote personnelle récente.

J’assistais à un colloque de littérature, au cours duquel fut présentéeune communication sur Proust. L’auteur de l’exposé prenait appui

1  André Guyaux, « Génétique et philologie », inAndré Guyaux, « Génétique et philologie », in Mesure, n° 4, 1990, p. 169-180.2  Jean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou unJean-Louis Lebrave, « La critique génétique : une discipline nouvelle ou unavatar moderne de la philologie ? », in Genesis, n° 1, 1992, p. 71.

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 53

essentiellement sur des papiers extraits du Contre Sainte-Beuve,lequel constitue un avant-texte d’À la recherche du temps perdu. Or,voici qu’à la fin de l’exposé intervient un membre de l’assistance quise met à prendre violemment à partie les généticiens, les accusant deprétendre apporter des lumières sur La Recherche et, en particulier,de vouloir révéler sa « vraie » signification à partir des avant-textesalors que, selon lui, les avant-textes ne prouvent rien. Évidemment,l’attaque contre la critique génétique était caricaturale et simplifiaitde manière abusive les enjeux et les objectifs de la discipline. Cetteintervention véhémente provoqua aussitôt un débat à l’intérieur

de l’assistance. Diverses opinions furent exprimées. Je me souviensd’une surtout, que je trouve caractéristique ; elle émanait d’unspécialiste de Proust, qui disait en substance : « Qu’avons-nous àfaire des brouillons ? Il y a le texte de La Recherche, c’est tout. »Quand on sait la complexité de l’histoire de l’établissement de cetexte et le caractère hypothétique de toutes les versions définitivesdisponibles, ce genre de réaction, de la part d’un proustien, quiplus est, donne la mesure du déficit de reconnaissance dont souffre

la critique de genèse : pour certains, tout se passe comme si lesmanuscrits n’existaient pas.Cet incident peut et doit faire réfléchir, pour éviter de juger

trop vite. Personnellement, je fus frappé du signe de discorde quereprésentait la génétique dans une assemblée de spécialistes delittérature tout à fait honorables et du peu de voix qui s’élevèrentpour la défendre. Bien entendu, face à une telle contestation, onpeut renvoyer à la masse des écrits théoriques mentionnée plus

haut et, notamment, aux arguments développés dans les travauxclassiques de Louis Hay ou d’Almuth Grésillon3. Comme on l’a vu,le terrain apologétique a été déjà bien déblayé. Mais les résistancesn’en demeurent pas moins, si incompréhensibles qu’elles puissentparfois paraître.

Ce qu’on propose en ces pages est donc un peu différent. Ils’agit de renverser la perspective : on a beaucoup expliqué ce qu’estla critique génétique ; mais a-t-on suffisamment rendu compte

de l’opposition à cette critique ? Pourquoi, trente ans après sonapparition, rencontre-t-elle une résistance aussi forte ? Pourquoi

3  Voir, en particulier, Almuth Grésillon,Voir, en particulier, Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire lesmanuscrits modernes,  Paris, PUF, 1994 ; Louis Hay, « Le texte n’existe pas », inPoétique, n° 62, 1985, p. 147-158.

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54 LA CRÉATION EN ACTE

lui faut-il toujours se comporter comme une citadelle assiégée ?Toujours sous le coup de la surprise qui fut mienne lorsqu’encette journée de colloque mémorable tant de voix s’élevèrentcontre la critique génétique, je souhaiterais ici expliquer nonplus la génétique aux non-généticiens, mais la non-génétique auxgénéticiens. Je voudrais comprendre pourquoi, à côté du mondede la génétique, existe depuis toujours un monde parallèle où lesbrouillons et manuscrits n’ont pas droit de cité ; un monde qui, sansêtre nécessairement hostile à la génétique, ignore tout simplementson existence ou la dénie ; autrement dit, un monde sans genèse

dont, de temps à autre, le généticien peut éprouver l’existence. Onpourrait poser la question différemment : à quelle conception autredu texte et de la littérature se réfèrent nécessairement les résistancesà la critique génétique ? Quels sont leurs présupposés théoriques ?Si ces interrogations trouvent une réponse, il n’est pas interdit depenser que, par contraste, ce sont les propres présupposés de lacritique génétique qui se révéleront.

2. L’histoire chaotique du monde d’avant la genèse

La piste que je souhaiterais explorer est la suivante : ce mondesans genèse, dont nous sommes les contemporains, ne serait-il pasla survivance d’un monde d’avant la genèse ? Je m’explique : on abeaucoup travaillé sur la question des origines de la critique génétiqueen montrant comment, au XIX

e siècle, émergea un objet, le brouillon

d’écrivain, qui jusqu’alors n’avait pas d’existence intellectuelle ; peuà peu, cet objet fut pris en compte par la critique, d’abord via laphilologie, puis grâce à la critique génétique. C’est l’histoire d’unevalorisation progressive et inéluctable qui est ainsi racontée, avec sesétapes bien balisées : les travaux de Victor Cousin sur les manuscritsde Pascal, l’édition philologique promue par Gustave Lanson, lacritique des variantes de Contini, la poïétique de Valéry. Et de ceparcours la critique génétique paraît être l’aboutissement logique. Or,

dans ce récit homologué de la genèse de la génétique, n’y a-t-il pas àl’œuvre le même biais téléologique auquel par ailleurs les généticienss’efforcent précisément d’échapper dans leurs études de brouillons ?La flèche de l’histoire est-elle aussi uniformément orientée qu’on abien voulu le dire ? Je pose d’autant plus volontiers cette questiondérangeante que j’ai moi-même, dans d’autres circonstances, repris

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 55

et développé ce discours, qu’ont illustré aussi Alain Viala et MichelContat4. Mais je souhaiterais à présent revenir sur ce récit pour,sinon en souligner quelques failles, du moins le nuancer.

Il est peut-être trop simple de se représenter l’histoire dumanuscrit sous la forme d’une irrésistible conquête de territoire. Audébut du XIX

e siècle, lors d’une visite de la bibliothèque de TrinityCollege, à Cambridge, le critique Charles Lamb, effrayé par lesbrouillons surchargés de ratures de Milton, fut pris du désir de les jeter à l’eau :

Il y a toujours pour moi quelque chose de répugnant dans l’écrituremanuscrite. Le texte ne paraît jamais fixé. L’imprimé le stabilise. [...] Quel bouleversement de voir de si belles pièces dans leur état brut ! interlignées,corrigées ! comme si leurs mots étaient mortels, modifiables, déplaçables àvolonté ! comme s’ils avaient pu être à la fois tout autres et tout aussi bien !comme si l’inspiration pouvait se détailler en parties, et que ces partiesfussent variables, successives, indifférentes5 !

La violence de la réaction de Lamb était typique du déniromantique du manuscrit de travail. Effectivement, le manuscritlittéraire moderne ne commença d’être pris en compte par lacritique que dans la seconde moitié du XIX

e siècle, c’est-à-dire aprèsla période romantique proprement dite.

Rien ici sans doute qui vienne contredire la logiqueprogressiste évoquée plus haut. La situation se complique si l’on semet à considérer la période non plus postérieure, mais antérieure auromantisme. On constate alors que ces mêmes brouillons de Milton

qui suscitaient l’effroi de Lamb éveillaient au contraire l’admiration4  Voir maVoir ma Naissance de la critique moderne : la littérature selon Eliot et Valéry,Arras, Artois presses université, 2002, p. 282-296 ; Alain Viala, « L’auteur et sonmanuscrit dans l’histoire de la production littéraire », in Michel Contat, éd., L’Auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991, p. 95-118 ; Michel Contat, « Du bonusage des manuscrits », in Denis Hollier, dir., De la littérature française, Paris,Bordas, 1993, p. 998-1004.5  Charles Lamb, « Oxford in the Vacation », 1820, inCharles Lamb, « Oxford in the Vacation », 1820, in The Essays of Elia, 

Londres, Macdonald, 1952, p. 17 : « There is something to me repugnant, at anytime, in written hand. The text never seems determinate. Print settles it. [...] Howit staggered me to see the fine things in their ore ! interlined, corrected ! as if theirwords were mortal, alterable, displaceable at pleasure ! as if they might have beenotherwise and just as good ! as if inspirations were made up of parts and thosefluctuating, successive, indifferent ! » Le passage en question figure en note dansLe passage en question figure en note dansl’édition préoriginale de l’essai paru dans le London Magazine, mais ne fut pas reprisdans l’édition définitive. Nous traduisons cette citation comme les suivantes.Nous traduisons cette citation comme les suivantes.

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56 LA CRÉATION EN ACTE

de Samuel Johnson. Il faut citer ici le texte de Johnson, qui constituepeut-être l’une des premières descriptions génétiques connues de cequ’aujourd’hui on appellerait un manuscrit de travail :

Le fait qu’au début de sa vie Milton écrivit avec grand soin ressort deses manuscrits, par bonheur préservés à Cambridge, dans lesquels un grandnombre de ses œuvres mineures apparaissent telles qu’elles furent d’abordécrites, avec leurs corrections ultérieures. De telles reliques montrentcomment s’obtient l’excellence : ce qu’on espère faire un jour avec facilité, ilfaut peut-être apprendre à le faire d’abord avec application6.

Bien sûr, de la maxime littéraire que tire Johnson del’observation des brouillons à une étude génétique moderne, il y aloin. Les manuscrits servent ici plutôt à conforter une éthique del’écriture qu’à enrichir la lecture du texte définitif. Cependant, onremarquera la date des propos de l’essayiste : 1779, soit plusieursdécennies avant ceux de Lamb. Autrement dit, il fut un temps, avantle romantisme, où les manuscrits avaient droit de cité aux yeux dela critique. Il s’agit,  grosso modo, de l’époque classique, celle où

Boileau pouvait sans honte, à la suite d’Horace, faire l’éloge de larature :

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.Polissez-le sans cesse, et le repolissez.Ajoutez quelquefois, et souvent effacez7.

Ici, le brouillon, quoique dans une situation indigne par

rapport au chef-d’œuvre qu’il prépare, a tout de même le mérited’exister aux yeux du critique en tant que texte différent du textefinal.

Tel est le point à considérer : l’esthétique classique paraîtbeaucoup plus proche de la critique génétique que l’esthétiqueromantique. Et voilà toute la chronologie des prémices de la génétiquequi est désormais bouleversée : ce qui se donne à lire, ce n’est plus la

6  Samuel Johnson, « Milton », in Samuel Johnson, D. Greene, éd., OxfordD. Greene, éd., Oxforduniversity press, 1984, p. 698 : « That in the early parts of his life he [Milton] wrotewith much care appears from his manuscripts, happily preserved at Cambridge,in which many of his smaller works are found as they were first written, with thesubsequent corrections. Such reliques show how excellence is acquired : what wehope ever to do with ease we may learn first to do with diligence. »7  Nicolas Boileau,Nicolas Boileau, L’Art poétique, chant 1, 1674.

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 57

progressive ascension vers la reconnaissance du manuscrit, mais unehistoire beaucoup plus chaotique, faite de retours et de rebonds, oùla critique génétique ne constitue plus l’aboutissement obligé d’uneévolution à l’orientation prétendument uniforme. Cette absence delinéarité relance ainsi toutes les hypothèses sur l’avenir de la genèse :si des époques ignorantes de la genèse, comme le romantisme, ontsuccédé à d’heureuses périodes génétiques, comme le classicisme,pourquoi le phénomène ne se reproduirait-il pas dans un futur plusou moins lointain ? Et si nos collègues antigénéticiens, au lieu d’êtreà l’arrière-garde de la critique, en constituaient l’avant-garde ?

3. Les intermittences de la transparence du langage

Avant d’en venir à cette vision d’apocalypse, il est nécessairede retourner à notre exemple, celui de la succession du classicismeet du romantisme, et d’examiner ce qui a pu provoquer le discréditdu brouillon à l’époque romantique. On notera d’abord que cette

évolution est d’un caractère parfaitement contre-intuitif. Ons’attendrait en effet à ce que la valorisation du moi opérée par leromantisme produisît en corollaire celle du document manuscrit,puisqu’il s’agit d’un objet lié de la manière la plus intime à la genèsede l’œuvre. Telle est l’hypothèse développée notamment par Vialaet Graham Falconer, qui ont assimilé exaltation du manuscritd’auteur et sacralisation romantique du personnage de l’écrivain,telle que l’avait décrite Paul Bénichou8.  Or, si séduisante qu’elle

paraisse a priori , cette hypothèse n’est pas vérifiée dans la réalité. Ila donc fallu que s’exerçât une force susceptible de contrebalancer leseffets de l’épanouissement romantique du moi et de s’opposer à lareconnaissance du manuscrit par la critique.

L’explication qu’on formulera ici est la suivante : aumoment même où le classicisme cédait la place au romantisme,s’installait durablement ce que j’ai appelé ailleurs le sentiment dela transparence du langage, c’est-à-dire la croyance plus ou moins

explicite selon laquelle le langage pourrait faire accéder directement

8  Alain Viala,Alain Viala, op. cit., p. 109-110; Graham Falconer, « Genetic Criticism », inComparative Literature,  vol. 45, n°  l, 1993, p. 7-9  ; Paul Bénichou, Le Sacre del’écrivain, 1750-1830 : essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans laFrance moderne, Paris, José Corti, 1973.

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58 LA CRÉATION EN ACTE

au réel9. Préparée par les Lumières et leur théorie de la sensibilité,cette croyance amenait, entre autres effets, à concevoir la littératurecomme l’expression immédiate du moi dans le langage, avec unminimum d’opérations intermédiaires. Couplée avec l’exaltation dumoi, la notion de transparence du langage se situe ainsi au fondementde tout le lyrisme romantique, exprimé dans la vertu alors si valoriséede la sincérité de l’écrivain. On comprend qu’un tel sentimentd’immédiateté de l’expression ait pu bloquer toute reconnaissancedu manuscrit de travail, puisque ce dernier constitue le témoin leplus irréfutable de la résistance du langage à l’épanchement lyrique

instantané.L’épreuve la plus simple de cette hypothèse, c’est précisémentla suite de l’histoire, autrement dit la perte du sentiment de latransparence du langage, qui eut lieu progressivement au coursde la seconde moitié du XIX

e  siècle. La coïncidence des faits estalors frappante : le temps où, par exemple, Baudelaire dissocie lebeau poétique et artistique du beau de la réalité, défaisant ainsi larelation d’équivalence entre le langage et le réel, c’est aussi celui où,

de son côté, Flaubert insiste, plus que n’importe qui avant lui, surla somme considérable de travail que réclame l’écriture littéraire.Ainsi, au moment même où le projet mimétique de la littératureest remis en question, on reconnaît désormais le brouillon commeune étape obligée du travail de l’écrivain. Cette relative crise deconfiance dans le langage avait été annoncée dès 1846 par Poe dans« The Philosophy of Composition », où il démontait morceaupar morceau le fonctionnement d’un poème à tonalité lyrique, en

montrant l’artifice complet qui avait présidé à son élaboration. Faut-il rappeler que cette dénonciation mi-sérieuse mi-canularesque dela transparence du langage est aujourd’hui couramment considéréecomme un des textes fondateurs de la critique génétique, grâce àl’influence qu’elle exerça, en particulier, sur Valéry ? Par la suite,l’affirmation de plus en plus nette de la rupture du lien entre lelangage et le réel allait permettre, au XX

e siècle, la fondation d’unecritique à caractère formaliste, où l’on peut ranger sans hésiter la

critique génétique.Le processus historique est net. Est-il pour autant irréversible ?

Le sentiment de la transparence du langage pourrait-il prévaloir

9  William Marx,William Marx, L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation (XVIII e-XX e 

siècle), Paris, Minuit, 2005, p. 50-53.

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 59

à nouveau et menacer l’existence critique du manuscrit ? Pourrépondre à cette question, nul besoin de recourir à d’improbablesdons de prophétie. Il suffit de tirer les leçons de l’expérience passéeen comprenant que l’histoire n’est pas achevée : certes, un rapideregard rétrospectif nous présente la période romantique comme unebrève parenthèse antigénétique à l’intérieur d’une ère plus longue,marquée par le sentiment de l’opacité du langage et s’étirant aumoins du classicisme au XX

e siècle ; mais, en fait, rien ne nous assureque ce n’est pas l’inverse qui se produit et que nous ne formons pasnous-mêmes une simple parenthèse pro-génétique, encadrée dans

une période de transparence du langage dont le début coïncideraitavec le romantisme et dont le terme serait encore à venir.De ce terme futur se laissent peut-être déjà déchiffrer les

prémices. Derrière la disparition largement annoncée du brouillonmanuscrit, menacé par l’omniprésence des systèmes de traitementde texte, qui ne conservent jamais en mémoire qu’un seul état dufichier sans garder de trace des corrections successives, qui sait sine se dissimule pas une transformation beaucoup plus profonde des

mentalités et un véritable changement de paradigme culturel : lepassage à une société de la communication instantanée, valorisantl’immédiateté du message aux dépens de l’élaboration formelle et dudétour réflexif ? Internet et le courrier électronique, les événementsde Timisoara et les deux guerres du Golfe, les émissions de téléréalité,toutes ces médiatisations qui ne veulent pas s’avouer comme desmédiations : autant d’indices, peut-être, d’un sentiment de latransparence du langage en voie d’être retrouvé ; autant de signes

de la proximité d’une ère où le document de brouillon, quand bienmême il existerait encore, ne susciterait plus le moindre intérêt chezles chercheurs, parce qu’il irait à l’encontre d’une spontanéité érigéeen dogme. Un monde où la genèse est instantanée, où elle échappeau temps, ne serait pas autre chose qu’un monde sans genèse.

4. Les mondes parallèles à la genèse

Mais sans s’attarder plus longtemps sur la description d’unmonde qui relève encore en partie de la prospective, on peut mettreen évidence une version beaucoup plus actuelle du monde sansgenèse. Comme tout fait culturel et touchant au plus profond desmentalités, le sentiment de la non-transparence du langage, sur

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60 LA CRÉATION EN ACTE

lequel s’appuie en dernier ressort la critique génétique, n’est paspartagé de manière uniforme dans la société ; il subit de fortesvariations individuelles. Un enfant ne vit pas le même rapport aulangage qu’un professeur de littérature, et même ce dernier peut àl’occasion, suivant les circonstances, faire taire ce sentiment et agircomme si le langage reflétait fidèlement et directement le réel.

En effet, il y a des systèmes critiques qui ont intérêt à ce quele langage conserve une certaine transparence, à ce que sa relationau réel soit sans équivoque et se fasse sur le mode de l’exacteéquivalence. Et l’une des conditions de cette relation d’équivalence,

qui établit une correspondance terme à terme entre le langage et lemonde, c’est que le texte lui-même ait une existence sans équivoque,que son identité soit stable, que ses contours soient nets. On pourraitappeler transcendantales de telles théories critiques, qui ont besoind’un état fixe du texte et sacralisent en quelque façon l’œuvre commeun donné de toute éternité, dégagé des contingences. C’est là que seretrouvent les plus fortes résistances actuelles à la critique génétique.L’opposition la plus massive vient sans doute des critiques qui visent

à travers l’œuvre des catégories transcendantes, telles que le genreou le thème, et peuvent le plus souvent se contenter d’utiliser untexte établi une fois pour toutes. Le colloque mentionné plus hautétait justement à caractère thématique : il n’est guère étonnant, dansces conditions, que l’évocation de brouillons d’écrivains ait suscitéune telle levée de boucliers. D’autres fortes résistances proviennentde la littérature comparée, car la mobilité du texte génétique se prêtemal à la comparaison, qui requiert plutôt des repères stables. C’est

pourquoi si, avec Falconer, on peut vivement souhaiter la prise encompte de problématiques comparatistes par les généticiens, on peutaussi estimer que cette association des deux perspectives critiquesest presque contradictoire dans les termes et qu’il faudra beaucoupd’efforts pour y parvenir10.

Plus profondément encore, et au-delà de choix théoriquesindividuels, la résistance à la critique génétique peut aussi s’enracinerdans un terreau culturel donné : ainsi y a-t-il tout un courant critique

anglo-saxon, et plus particulièrement américain, qui défend uneconception transcendantale du texte. À la différence de la critiquegénétique française, par exemple, le textual criticism, qui pourraita priori paraître comme son équivalent, refuse de se résigner à la

10  Graham Falconer, op. cit., p. 19-21.

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 61

diversité des états du texte, perçus comme autant de points de vueinstantanés et incomplets sur un processus en perpétuel mouvement,et préfère dépasser cet éparpillement perturbant en proposant untexte idéal qui refléterait, mieux que chacun de ses états successifs,l’unité supposée de l’œuvre11. Sans doute une telle pratique a-t-elleune logique et une cohérence propres, liées en particulier à l’histoirecomplexe des éditions de Shakespeare, qui donnent chacune uneversion manifestement partielle de l’œuvre. Mais elle produitsouvent de pures chimères éditoriales, du moins du point de vuede la génétique : dans son édition de Frankenstein,  par exemple,

Maurice Hindle choisit de reproduire la version définitive de 1831,tout en y insérant la subdivision en trois parties de l’édition originalede 1818 avec la numérotation des chapitres correspondante, pourla simple raison que cette subdivision lui paraît « importante »pour l’interprétation du roman12. Un tel parti pris ferait dresser lescheveux à n’importe quel philologue ou généticien continental : àses yeux, Hindle semblerait avoir rivalisé d’horreur avec le docteurFrankenstein, en créant de toutes pièces une édition composite et

monstrueuse, dont les caractéristiques sont empruntées à différentesstrates de la genèse incompatibles entre elles. Cet idéalisme textuel,qui prétend le dégager de toute contrainte historique, n’est passans rapport avec un certain fondamentalisme religieux protestantqui défend, lui aussi, une lecture anhistorique des Écritures. Ici, lagenèse cède la place à un texte révélé ou apocalyptique dont elle neserait que l’humble germe, un texte glorieux que le critique inspirése sent pour mission de mettre en lumière.

De tels mondes, où le langage est transparent, où le texteest transcendant, mondes sans genèse, ne sont pourtant quedes mondes à côté de  la genèse, des mondes parallèles que nouscôtoyons en chacun de nos collègues universitaires ou que nousrencontrons lorsque nous traversons la Manche ou l’Atlantique. Etce qu’il s’agit de comprendre, pour finir, c’est qu’ils ne sont ni plusni moins réels ou valides que celui de la critique génétique. Commece dernier, ils ont leur propre cohérence, mais cette cohérence ne se

communique pas aisément à l’extérieur. Pour entrer dans le système

11  Jerome J. McGann,Jerome J. McGann,  A Critique of Modern Textual Criticism, Chicago,  TheUniversity of Chicago Press, 1983, p. 30 et suivantes, 81-94 ; Antoine Compagnon,« Introduction », in The Romanic Review, vol. 86, n° 3, 1995, p. 398-400.12  Maurice Hindle, « Note on the textMaurice Hindle, « Note on the text », in Mary Shelley, Frankenstein, London,Penguin Books, 1992, p. XLIV.

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62 LA CRÉATION EN ACTE

adverse, il faut accomplir un effort particulier d’adaptation. Ainsi,quand le généticien envisage son activité comme une sacralisationde la littérature (puisque tout brouillon littéraire, tout fragment,toute paperolle peut et doit devenir objet d’étude), quand la critiquegénétique a l’impression de contribuer à une extension du domainede la littérature, ses adversaires y voient au contraire le danger d’unedilution du littéraire : si tout devient littérature, plus rien ne l’est.Vue d’en face, la génétique paraît une entreprise de désacralisationde la littérature ; d’où les réactions parfois violentes mentionnéesplus haut.

Il est vrai que le problème existe – pourquoi se le cacher ? – et qu’il est particulièrement sensible dans l’édition de manuscrits,parce qu’elle a l’inconvénient de figer le texte inachevé et d’arrêterartificiellement aux yeux du lecteur le mouvement de la genèse, aurisque de fausser la perception de l’œuvre. Il en va ainsi de la précieuseédition procurée par Michel Jarrety pour Alphabet, un recueilpoétique laissé sur le chantier par Valéry13 : à côté d’incontestablesréussites, elle juxtapose des essais de poèmes que l’auteur n’aurait

certainement jamais voulu donner tels quels à l’impression et quine valent précisément que comme documents génétiques. Unetelle édition représente donc le cas inverse de Frankenstein, citéplus haut : au nom de l’authenticité de la transcription du dossiergénétique, elle privilégie l’intérêt cognitif du texte au détriment desa valeur littéraire ou artistique. Par là, critique génétique et critiquetranscendantale semblent devoir être renvoyées dos à dos, chacunese révélant incapable de rendre compte à elle seule de la totalité des

aspects d’une œuvre.Faut-il s’en étonner ? Le débat entre le monde de la genèse

et le monde sans genèse remonte aux origines de la génétique : ilreproduit celui que Valéry, l’un des pères de la discipline, avait entaméavec son maître Mallarmé. Contre l’absolutisation oppressantedu « Livre » mallarméen, le jeune disciple n’avait trouvé d’autrerecours que la valorisation du travail de l’écriture pour lui-même14. 

Historiquement, la pensée de la genèse servit donc de défense contre

la sacralisation de la littérature. Il vaut mieux le savoir, savoir d’oùl’on parle et savoir aussi d’où parlent ceux d’en face, avant d’entamer

13  Paul Valéry,Paul Valéry, Alphabet, Michel Jarrety, éd., Paris, Le Livre de Poche, 1999.14  Paul Valéry, « Lettre sur Mallarmé » 1927, inPaul Valéry, « Lettre sur Mallarmé » 1927, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 1957,p. 643 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).

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  Les résistances théoriques à la critique génétique 63

avec eux le dialogue, sans du reste prétendre mettre un terme à cetteconfrontation immémoriale, constitutive de l’expérience littéraire.

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2. Le chantier génétique

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Génétique scénarique : les scénarios de la scènedu fiacre dans Madame Bovary

Éric Le Calvez

Résumé

Dans la perspective d’une génétique scénarique, qui s’attache à la

 germination des grandes articulations narratives dans les premiersscénarios, cette étude revient sur la genèse de la célèbre scène du

 fiacre dans Madame Bovary  de Flaubert. Fort curieusement, ondécouvre que la trouvaille de la technique de la focalisation externen’est pas le résultat d’un travail sur les formes mais apparaît, toutà fait fortuitement, sur l’un des derniers scénarios ; l’attention deFlaubert est ailleurs. Elle se concentre principalement sur la mise en

 place du cadre spatial de la scène qui se doit de s’opposer à celui qui

situe la scène de la baisade avec Rodolphe. Une technique narrativeoriginale comme la focalisation externe n’est donc pas nécessairement,même chez Flaubert, le produit d’une lente et pénible élaboration, cequi pose à la critique génétique des problèmes de théorisation et de

 généralisation.

La scène du fiacre, qui avait effrayé les éditeurs de la Revue deParis1 et qui, dans Madame Bovary, conclut le premier chapitre dela troisième partie, n’a pas encore beaucoup fait couler l’encre de lacritique génétique. On a d’une part remarqué qu’elle était relativementtardive dans la conception du récit2, phénomène qui résulte d’un

1  Ils l’avaient supprimée. Flaubert répondit à Laurent-Pichat : « En supprimantIls l’avaient supprimée. Flaubert répondit à Laurent-Pichat : « En supprimantle passage du fiacre, vous n’avez rien ôté de ce qui scandalise, et en supprimant,dans le sixième numéro, ce qu’on vous demande, vous n’ôterez rien encore. Vous

vous attaquez à des détails, c’est à l’ensemble qu’il faut s’en prendre. » Lettre du 7décembre 1856, in Correspondance, t. II, Jean Bruneau, éd., Paris, Gallimard, 1980,p. 649 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).2  « C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’est« C’est juste avant de rédiger que Flaubert a l’idée de la scène du fiacre ; et c’estseulement, semble-t-il, au cours même de la rédaction, que le “rendez-vous dans lacathédrale” suggère l’idée de la fameuse visite guidée, où l’écrivain donnera librecours à son goût du grotesque » : Claudine Gothot-Mersch,La Genèse de MadameBovary, Paris, José Corti, 1966, p. 185.

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68 LA CRÉATION EN ACTE

travail d’élaboration que l’on relève beaucoup plus dans la genèse deMadame Bovary que dans celle des autres romans de Flaubert. Maisd’autre part, si la scène même germe tardivement, il est troublant deconstater que la technique narrative qui la prendra en charge dansson ensemble (sinon dans ses détails), et qui lui donnera par ailleursun aspect fort moderne, est au contraire ancienne. Raymonde DebrayGenette, qui s’est interrogée sur la naissance de la focalisation, asouligné que la trouvaille de la focalisation externe se situe sur l’undes scénarios d’ensemble qui, chez Flaubert, représentent toujoursles premières tentatives de narrativisation de l’ensemble du roman :

« certes, la chose est nichée en haut d’une page, en marge, maisl’idée a fusé et ne variera pas3. » Ce processus est plutôt rare dansles avant-textes flaubertiens. Certaines techniques peuvent certes sepressentir dans les scénarios d’ensemble (comme l’origine, voire lafonction de certaines descriptions4), mais c’est généralement au stadedes scénarios ponctuels (ou esquisses), dernière étape préparatoireavant la rédaction proprement dite, que l’on peut les dénicher plusprécisément, parfois les rencontrer littéralement5. Quoi qu’il en soit,

le passage, dans sa version définitive, produit un effet saisissant.Pour des raisons évidentes d’autocensure, Flaubert utilise ici lemême procédé de paralipse que lors de la baisade  d’Emma et deRodolphe (le narrateur fait comme s’il ne savait pas ce qui se passe dans le fiacre6), selon des modalités narratives différentes toutefois.Alors qu’auparavant une description se substituait à la narrationde l’événement crucial, ici la focalisation externe7, brutalement,

3  Raymonde Debray Genette, « La poétique flaubertienne dans lesRaymonde Debray Genette, « La poétique flaubertienne dans les Plans etscénarios de Madame Bovary », in Genesis, n° 13, 1999, p. 55.4  Voir par exemple, pour l’une des descriptions de l’épisode de FontainebleauVoir par exemple, pour l’une des descriptions de l’épisode de Fontainebleaudans L’Éducation sentimentale : « souper où elle s’endort sur des gravures obscènes,détails hideux dits assis sur la mousse, avec le ciel bleu sur leurs têtes », Bibliothèquenationale de France, N.A.F. 17607 f° 117.5  Voir à ce propos le chapitre « Description et focalisation » de mon ouvrageVoir à ce propos le chapitre « Description et focalisation » de mon ouvrageLa Production du descriptif. Endogenèse et exogenèse de L’Éducation sentimentale,Amsterdam-New York, Rodopi, 2002, p. 321-346.6  Cette technique flaubertienne, qui donnait à la scène du fiacre son originalité,Cette technique flaubertienne, qui donnait à la scène du fiacre son originalité,a été complètement occultée par Claude Chabrol dans son film puisque (hélas !) lacaméra entre dans la voiture.7  Avec des altérations toutefois, car plusieurs segments sont focalisés sur leAvec des altérations toutefois, car plusieurs segments sont focalisés sur lecocher et les bourgeois ébahis. Bien entendu, je n’entrerai pas dans le débat quitend à dénier à la focalisation externe toute vraisemblance (voir par exempleAlain Rabatel, « L’introuvable focalisation externe », in Littérature, n° 107, 1997),puisque selon moi ces catégories narratologiques sont toujours opératoires, comme

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  69

interrompt les segments en focalisation zéro ou en focalisationinterne qui précèdent8 :

 – Ah ! Léon !... Vraiment..., je ne sais... si je dois... ! Elle minaudait. Puis,d’un air sérieux :

 – C’est très inconvenant, savez-vous ? – En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât

dans l’église. Enfin le fiacre parut. – Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le Suisse, qui était

resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis,

le Roi David , et les Réprouvés dans les flammes d’enfer. – Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher. – Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la voiture.Et la lourde machine se mit en route.Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai

Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de PierreCorneille.

 – Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter

par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

 – Non, tout droit ! cria la même voix.Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta

doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mitson chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors descontre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.

Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de caillouxsecs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au-delà des îles.

Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares,Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte

devant le Jardin des plantes. – Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai

des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la

le portent à croire les différences textuelles évidentes qui en découlent. Je rappelleles problèmes soulignés par Genette : la distinction n’est « pas toujours aussi netteque la seule considération des types purs pourrait le faire croire. Une focalisationexterne par rapport à un personnage peut parfois se laisser aussi bien définircomme focalisation interne sur un autre » (Genette, « Discours du récit », in  id.,Figures III , Paris, Le Seuil, 1972, p. 208), et « en focalisation externe, le foyer setrouve situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors detout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées dequiconque » (Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Le Seuil, 1983, p. 50), ce quiest bien le cas pour la majeure partie de notre scène.8  Madame Bovary, Claudine Gothot-Mersch, éd., Paris, Classiques Garnier,1971, p. 249-251.

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70 LA CRÉATION EN ACTE

place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillardsen veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie pardes lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard

Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, etplace du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental.De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regardsdésespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait cesindividus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt ilentendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait deplus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots,accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurantde soif, de fatigue et de tristesse.

Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues,au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devantcette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et quiapparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottéecomme un navire.

Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil

dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nuepassa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier,qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillonsblancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.

Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartierBeauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sansdétourner la tête.

En fait, l’origine de la scène du fiacre est d’un point de vue

diachronique assez paradoxale ; ancienne dans la genèse de MadameBovary, car apparaissant au stade des scénarios d’ensemble, satrouvaille n’est cependant rien moins qu’immédiate, et les dixscénarios d’ensemble où elle s’ébauche ne sont guère homogènes9 ;c’est ainsi dans la perspective d’une génétique scénarique que je mepropose maintenant de parcourir notre scène.

9  Tous les folios appartiennent au volume ms gg9 de la bibliothèque municipale deTous les folios appartiennent au volume ms gg9 de la bibliothèque municipale deRouen, cote que je ne répéterai plus dès maintenant. Je suis l’ordre chronologiquequ’en a donné Yvan Leclerc dans son édition des Plans et scénarios de MadameBovary (Paris, Zulma-BNF-CNRS Éditions, 1995), puisqu’il est exact, et je laissede côté le folio 30 v°, plan d’ensemble qui n’interfère pas avec la mise en place denotre scène.

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  71

On distingue d’abord un scénario qui ne révèle que de maigrestentatives de narrativisation (f° 1210) :

Leopold II. – experimentée par une première deception, et revenue par vertu àson mari elle resiste longtemps à son Leo/pold/n – Leo/pold/n qui aété deja aimé α qui le sait (et plus vieux de trois ans qu’ n’a donc pas(en lui) gd chemin à faire – le coup se tire dans l/e/a salon chambre surcette Causeuse où ils ont tant Causé – delices du d’Emma qui enfintrouve son rêve realisé, plein – indignation de voir son mari s’asseoirsur les mêmes meubles.

Sous forme de résumés prospectifs, ponctués parfois de

notations plus détaillées, Flaubert met principalement en parallèleles deux amants d’Emma, intitulant les différentes étapes desrelations dans la marge : « Leopold I », « Rodolphe I » et « LeopoldII » (« Leopold » est surchargé en « Leon » presque partout surle folio), par rapport, bien entendu, au double adultère ; aussi lesdeux scènes de baisade y balbutient-elles déjà. Phénomène notableà ce stade fort préliminaire (mais pas très étonnant dans le cas depassages devant faire date), elles sont immédiatement associées àun espace : la baisade avec Rodolphe se déroule à l’extérieur, « dansles bois », mais celle avec Léon est confinée à l’intérieur et, qui plusest, à Yonville : « le coup se tire dans lea  salon chambre  sur cettecauseuse où ils ont tant causé – delices d’Emma qui enfin trouveson rêve realisé, plein11 », suivant un principe de récurrence ou dereconnaissance spatiale fréquent dans les scénarios flaubertiens.

Sur les scénarios suivants (folios 10 v° et 14), le récit s’esquisse

tout en demeurant concentré. Les deux embryons de scènes sontencore très proches (seules quelques lignes les séparent) :

voyage à Paris – on rencontre par hazard Leon au spectacle – il estmaintenant Maitre clerc à Rouen –

rentrée à Yonville. – leon a trois ans de plus. – il a gagné quelquehardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il a maintenant sous la main et qu’ila ratée autrefois elle l’excite plus que jamais – Emma experimentée par unepremière deception resiste longtemps et ramenée par vertu à son mari resistelongtemps – elle finit par ceder cependant un soir dans sa chambre sur ce

même fauteuil où se donna la première α unique langue – Coup exquis,

10  Je ne tiens pas compte non plus des premiers scénarios généraux, où seule laJe ne tiens pas compte non plus des premiers scénarios généraux, où seule laliaison est indiquée de façon globale et résumée, sans intention ou balbutiementscéniques (voir f os 1 v° et 3 v°).11  Dans les citations des manuscrits, les passages barrés marquent des ratures etDans les citations des manuscrits, les passages barrés marquent des ratures etles italiques des ajouts ; je maintiens l’orthographe de Flaubert.

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72 LA CRÉATION EN ACTE

emu, fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé, plein sonmari rentre indignation de voir son mari s’asseoir sur les mêmes meubles

voyages à Rouen sous pretextes de leçons de piano ou d’acquisitions

 – hotel des empereursSur le port. […]

Notons que les époux Bovary font un « voyage à Paris » (biffésur le folio 14) et y rencontrent Léon « au spectacle ». Alors queFlaubert a vite l’idée, après la baisade, des « voyages à Rouen souspretextes de leçons de piano » ainsi que de « l’hôtel des Empereurssur le port », où se rencontreront les amants (il deviendra « l’hôtel

de Provence » puis de « Bourgogne » mais restera sur le port12

),c’est toujours à Yonville que la scène se situe, précisée par de raresindications temporelles (« un soir ») et spatiales (« chambre »,« fauteuil », f° 10 v° ; le folio 14 ne modifie pas ces informations13) :« elle finit par ceder cependant. un soir dans sa chambre sur ce mêmefauteuil où se donna la première α unique langue – Coup exquis,emu, fievreux – delices d’Emma qui trouve enfin son rêve realisé,plein » (rappelons qu’Emma et Léon n’échangent aucune  langue 

dans la version définitive de leur première période amoureuse),l’espace entraînant d’ailleurs une remarque fort… flaubertienneà l’encontre de Charles : « indignation de voir son mari s’asseoirsur les mêmes meubles ». Le récit prend forme, mais à ce momentFlaubert est surtout intéressé par l’évolution psychologique de sespersonnages, qu’il tente de justifier ou de s’expliquer, comme pourmémoire, par exemple en ce qui concerne Léon, « Leon a trois ansde plus. – il a gagné quelque hardiesse il veut r’avoir Me Bovary qu’il

a maintenant sous la main et qu’il a ratée autrefois », ou Emma,« Emma experimentée par une première deception et ramenée parvertu à son mari resiste longtemps14 ». Elle ne résistera en fait qu’un

12  VoirVoir Madame Bovary, op. cit., p. 261 ; soulignons que l’hôtel de « Boulogne »dans la version publiée est dû à une erreur du copiste qui a échappé à Flaubert.13  Il est intéressant de noter que la « causeuse » initiale passera, bien plus tard,Il est intéressant de noter que la « causeuse » initiale passera, bien plus tard,dans la scène de la baisade de Frédéric et Mme Dambreuse : voir Flaubert,L’Éducation sentimentale, Peter Michael Wetherill, éd., Paris, Classiques Garnier,1984, p. 369.14  Claudine Gothot-Mersch a déjà remarqué que « la lecture des scénarios et celleClaudine Gothot-Mersch a déjà remarqué que « la lecture des scénarios et cellede la Correspondance mettent en lumière l’importance capitale que Flaubert accordeaux étapes de la vie amoureuse de son héroïne. Emma comprend les sentimentsde Léon, Emma rencontre Rodolphe, elle tombe dans ses bras, elle devient lamaîtresse de Léon : voilà ce qui compte. Des scènes comme la visite à la nourrice,comme la soirée au théâtre de Rouen, ne font pas date dans le travail d’élaboration :

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  73

moment : le temps d’écrire sa lettre de rupture puis de minauderavant d’entrer dans le fiacre ; mais on en est encore loin.

Vient ensuite un groupe de cinq scénarios où le récit restecondensé ; néanmoins, il est devenu davantage événementiel,quoique son style soit télégraphique. Or la baisade avec Léon sembleavoir régressé, perdu de son acuité et surtout s’être désolidariséede l’espace antérieur (en revanche, la situation de la scène avecRodolphe, qui avait été trouvée dès les premiers scénarios, n’est pasmodifiée et ne variera plus). Sur le folio 22 en effet, on ne relèveque : « au spectacle à Rouen. rencontre de Leon. ressouvenir – Ah !

 je vous ai bien aimée menant à la baisade », et ensuite, au bas dufolio 20 :

au spectacle à Rouen. – rencontre de Leon.visite. Ah ! ressouvenir menant à la baisade. vous rappelez-vous ? Ah je

vous ai bien aimée. – quittez moi. prquoi non n’en parlons plus. – très calmeα sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.

Il est impossible de dire si la « visite » en question marque

un séjour de Léon à Yonville (la marge du folio 14 indiquait bien :« Leon vient qqfois à Yonville ») ou si, dans l’esprit de Flaubert,elle doit suivre nécessairement et immédiatement, à Rouen, larencontre au spectacle, la logique du récit étant établie sur un modeimplicite : « ressouvenir menant à la baisade » (je souligne). Toutesles indications spatiales ont disparu, et l’auteur paraît s’être raviséou avoir mis la scène en attente, faute d’images précises qui luipermettent de la faire germer dans un lieu déterminé.

Les scénarios suivants vont modifier quelque peu cesinformations, non sans poser certains problèmes. En effet, générésans doute par l’hôtel antérieur, le « port » resurgit et participemaintenant, dès le premier jet du folio 27, d’une indicationd’atmosphère intervenant juste après le terme représentation, commesi Flaubert se contentait de localiser le théâtre :

c’est seulement quand Flaubert se met à rédiger qu’il fixe son attention sur les“tableaux”, non plus tellement sur l’évolution de son héroïne » (Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary, op. cit., p. 186). On peut le voir aussi àpropos de « Leopold I » : « pr resister à son premier amant elle se pose vis-à-visd’elle-même en type de femme forte α fidèle et se dressant sur cet ideal elle resistecharnellement », « ce qui fait que ça tombe c’est que ça dure trop longtemps – unesituation quand elle se prolonge est perdue – elle l’aime bien toujours, mais sanscombat pr que ça n’aille pas audelà ».

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74 LA CRÉATION EN ACTE

Charles la mène à Rouen au spectacle – – representation – sur le  port A  – chaleur – rencontre de Leon. –

conversation au balcon du foyer.

visite à son hotel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous ? ah je vous ai bien aimée – quittez-moi. prquoi ? n’en parlons plus.” – très Calme α sans pose – rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup. B   – Emma rentre à Yonville, dans un etat d’ame, de fouterie normales.

Quand il corrige ce passage, Flaubert modifie la successiondes séquences à l’aide de lettres (il le fait souvent quand il souhaiteréorganiser la continuité narrative), insérant un « A » après le portet un « B » après le coup, peut-être afin d’établir une meilleuretransition entre le rendez-vous et le retour d’Emma, simplement juxtaposés. Dès lors, au coup correspond le port dédoublé, si bienque d’après la disposition textuelle ce nouveau lieu, accompagné deson atmosphère de « chaleur », semble apparemment convenir à labaisade et combler le manque narratif s’insinuant entre la mentiondu rendez-vous (et sa finalité) et celle du retour à Yonville. C’est dureste l’option que choisit le scénario suivant, où le port se répète,

car il est d’abord associé au spectacle, avec de plus l’indication de lasaison (« eté » redouble « chaleur », terme biffé mais maintenu plusbas),  puis au rendez-vous, avec de nouvelles notations descriptives(f° 24) :

Charles la mène à Rouen au spectacle. eté. port – chaleur soir  –representation extraordinaire de la Lucie, rencontre de Leon. conversationau balcon du foyer.

Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous

 – Ah ! je vous ai bien aimée. quittez-moi. – prquoi – n’en parlons plus”. trèscalme. sans pose. rendez-vous donné d’avance pr tirer un coup.Sur le port – chaleur – tentes de coutil. – odeur de voiliers – Emma

rentre à Yonville dans un etat psychique de fouterie normale.

 Alors que la baisade avec Rodolphe, au haut du même folio,est déjà assez claire dans ses détails, son déroulement et ses stratégiesnarratives15, celle avec Léon ne se dessine toujours pas. Il estvraisemblable que Flaubert tâtonne encore, à moins que Léon ne soit

15  « soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens« soir d’automne. – mots coupés. roucoulemens α soupirs entremelés dans ledialogue… hein ?… voulez-vous… quoi ? (Voile noir oblique sur sa figure, commedes ondes.) montrer nettement le geste de R. qui lui prend le cul d’une main etla taille de l’autre… et elle s’abandonna. – renature bourdonnement des tempesd’Emma – Rodolphe allume un cigarre elle rentre fière à Yonville son cheval piaffesur les pavés ».

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  75

censé séduire Emma sous l’une des tentes en question16, ce qui semblepeu logique à cause de la situation et de la continuité syntagmatiquedes notations, présageant plutôt une description globale del’atmosphère « sur le port ». Or la rédaction marquera un retourà l’étape antérieure, puisque dans la version publiée la descriptionparticipe bien de l’introduction de la scène de la représentation, oùla thématique de la chaleur est essentielle17 et où Emma veut « faireun tour de promenade sur le port » avant d’entrer dans le théâtre18.Mais en génétique, il apparaît fort dangereux de loucher vers letexte achevé car les structures avant-textuelles sont mouvantes et

ne résistent pas à un coup d’œil qui deviendrait nécessairementtéléologique. Il est donc difficile à ce stade intermédiaire de tranchersur le statut du classement narratif, de savoir s’il s’agit d’une erreurtemporaire ou simplement d’options notées sur le moment, fautede mieux, et sur lesquelles l’auteur reviendra plus tard, d’autantque le folio 28 qui suit (où seul l’état d’Emma change, passantde « psychique » à « physique ») élimine purement et simplementtoutes les indications spatiales et atmosphériques relatives à la

représentation mais maintient celles qui sont proches du coup (il enva de même sur l’avant-dernier scénario d’ensemble, f° 29 v°), dontla nature s’élabore dans l’interligne. Notons que, pressé sans doutepar sa copie, Flaubert a omis par inadvertance les odeurs des voiliers(il ne s’agit probablement pas d’une nouvelle transformation ; aureste, ce phénomène se rencontre fréquemment dans les avant-textesflaubertiens) :

À Rouen au spectacle. representation de la Lucie, rencontre de Leon.conversation au balcon du foyer.

16  Comme le suggère Yvan LeclercComme le suggère Yvan Leclerc op. cit., p. 17 : « on peut supposer qu’ellesabritaient la baisade avec Léon ».17  VoirVoir Madame Bovary, op. cit., p. 227 : « Il faisait beau ; on avait chaud ; la sueurcoulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient les fronts rouges ; etparfois un vent tiède, qui venait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentesen coutil suspendues à la porte des estaminets. » La notation olfactive a changé :« Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d’air glacial quisentait le suif, le cuir et l’huile. C’était l’exhalaison de la rue des Charrettes, pleinede grands magasins noirs où l’on roule des barriques. »18  La mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendez-vousLa mention de l’été, en revanche, est différée au début de la scène du rendez-vousà la cathédrale : « C’était par un beau matin d’été » (p. 244). On voit bien que lesinformations micronarratives de l’étape scénarique peuvent avoir des conséquencesplus macroscopiques sur la formation du texte.

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76 LA CRÉATION EN ACTE

Visite à son hôtel. ressouvenir menant à la baisade. “vous rappelez-vous – Ah ! Je vous ai bien aimée – quittez-moi. – prquoi n’en parlons plus.” trèscalme – sans pose. – rendez-vous d’avance pr tirer un coup.

Sur le port – chaleur – tente de coutil de voiliers – coup sain  ψ/ X  pasde description du Coup mais s’etendre sur avant α après. Difference d’avecRodol. – Leon plus emu α jeune qu’elle – Emma rentre à Yonville dans unbon etat physique de fouterie normale.

C’est justement le folio 29 v° qui apporte en quelque sorteune amorce de solution : en fait le récit du coup avec Léon tardeà se profiler et à s’établir plus précisément parce que Flaubert estgêné par la similitude potentielle des deux scènes de baisade (encorepeu éloignées dans le récit scénarique, rappelons-le). Elles sontd’ailleurs conclues par des événements identiques (retour d’Emmaà Yonville) déjà ponctués de différences psychologiques : dans le casde Rodolphe « elle rentre fière à Yonville » sur son cheval, tandisqu’expérimentée par cette première liaison elle retournera à Yonville,après Léon, dans un état « de fouterie normale ». Le fait que lavariation doive se substituer au trop évident parallélisme s’incruste

d’ailleurs littéralement sur le scénario : Flaubert appose un «  ψ »puis un « X   » à « coup sain » et y renvoie toute une élaborationinterlinéaire : «  ψ/X  pas de description du Coup mais s’etendre suravant α après. difference d’avec Rodol ». Auto-injonction décisive,car s’il n’y a pas de « description » ou plutôt de représentation ducoup19, on ne le verra pas dans le texte : la focalisation externe estproche. Elle n’aura besoin que d’une marge pour s’actualiser dansses grandes lignes avec le dernier scénario d’ensemble (f° 33) :

Visite de Leon à son autel. souvenirs etc.

elle resiste un peudonne rendez-vous dans la cathedrale.en fiacre.trimballement du fiacre, partoutboule du cocher. – rien que la boite

Indépendamment du superbe lapsus (« visite de Leon à sonautel », Freud n’est pas loin), on remarque l’apparition impromptue

19  Il n’y en aura pas non plus dans la scène avec Rodolphe, mais au stade desIl n’y en aura pas non plus dans la scène avec Rodolphe, mais au stade desscénarios d’ensemble Flaubert se donne encore l’injonction de « montrer nettementle geste de R. qui lui prend le cul d’une main et la taille de l’autre » (f os 27 et 24 parexemple).

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  77

de nouveaux éléments essentiels : le rendez-vous a trouvé salocalisation (« cathédrale »), ainsi que le coup  (« en fiacre »), quin’est plus mentionné par le texte, comme si le lieu suffisait dès lors àen assurer le récit en creux ; le déroulement de la scène est implicite,« trimballement », « partout », avec la notation de la « boule ducocher » pour marquer comiquement la réaction d’une partie dupublic Rouennais. Enfin, la focalisation externe balbutie sous laforme d’une auto-injonction déguisée se substituant à la précédente :« rien que la boite ». Force est de constater cependant que si lesouci de distinguer les deux scènes est ici un générateur absolument

essentiel (ce que la lecture de la seule version publiée ne laisserait paspercevoir à cause de la distance qui les sépare), rien dans le parcoursgénétique ne justifie ou ne laisse pressentir la disparition du port etl’apparition de la cathédrale, du fiacre, du cocher et de la métaphorede la boîte : aucune solution de continuité n’est détectable entre lerécit de ce scénario et celui du scénario précédent20. Il est donc desmoments où, en toute humilité, la génétique s’avoue impuissante etse limite à décrire les structures en formation au lieu de parvenir à

détecter la source intrinsèque des processus.À moins qu’il ne s’agisse, parfois, de stimuli externes, mêmesi c’est de façon partielle ; un interprétant qui apparaît plus tarddans les avant-textes y fait une allusion discrète (il passera dans laversion publiée, sous une forme tout aussi énigmatique). En effet,pour légitimer l’entrée d’Emma dans le fiacre, Flaubert élabore aposteriori, dans l’interligne du dernier scénario ponctuel, un courtdialogue avec Léon : « attente du fiacre. elle veut s’en aller. ce n’est

 pas convenable. Mais ça se fait à Paris. Les raisons les plus sottesdécident il vient. – ils montent dedans » (f° 79, transcrit plus loin21) ;

20  Il est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avantIl est néanmoins très possible qu’un scénario d’ensemble manque juste avantcelui-ci. En effet, on ne trouve aucun folio où les notations d’atmosphère, toujoursattribuées au port sur le scénario précédent, retournent à la scène du théâtre, quiserait elle-même travaillée davantage. On ne rencontre pas non plus de notes isoléessur un folio, et que Flaubert insérerait soudain ici dans la marge, comme il le fait

souvent. Or la situation de cette marge est étonnante car la première ligne de cescénario d’ensemble commence par le récit du « retour à Yonville », la marge(postérieure dans la diachronie génétique) venant soudain élaborer, a posteriori, cequi précède le retour en question.21  Excepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volumeExcepté le second scénario ponctuel, f° 273 v°, qui est inclus dans le volumems g2234, tous les scénarios ponctuels et brouillons de la scène appartiennent auvolume ms g2235, cote que je ne répéterai plus. Voir, dans l’ordre, les f os 24, 273 v°,55 v° et 79.

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78 LA CRÉATION EN ACTE

ainsi germent les  poses  d’Emma. Le narrateur englobe, dans son jugement impartial, les deux personnages (« les raisons les plus sottesdécident »), et on peut se demander ce que cachent les pronoms« ce » et « ça », sinon de prudentes présuppositions dont le référentn’est pas actualisé. Pourquoi, en effet, Emma hésiterait-elle soudainà monter dans le fiacre ? Qu’est-ce qui n’est « pas convenable » ?Ils sont certes en province, mais qu’est-ce qui « se fait à Paris » ?Une « promenade » en fiacre, comme l’indiquent, sans plus dedétails, deux des scénarios ponctuels (folios 24 et 273 v°) ? C’est peuprobable. Voilà donc enfin la conséquence textuelle de la finalité

du rendez-vous, littéralement notée dans les scénarios d’ensemble,« pour tirer un coup », mais jamais évidente dans la version publiée22.Le premier brouillon se précisera un peu mais n’en sera pas pourautant explicite : « α cette raison, qui etait une gde impertinence sielle l’eut compris, la decida », corrigé en « α cette parole, comme unirrésistible argument, la determina » (f° 85). Pendant un moment,l’espace d’un premier jet immédiatement biffé, Emma ne perçoit pasl’impertinence car sa compréhension nécessite la connaissance d’un

intertexte culturel, dont un élément exogénétique conserve la trace.Il s’agit d’une lettre à Louise Colet, écrite sans doute plusieurs moisavant la rédaction de notre scène :

As-tu réfléchi quelquefois à toute l’importance qu’a le Vi dans l’existenceparisienne ? Quel commerce de billets, de rendez-vous, de fiacres stationnantau coin des rues, stores baissés ! Le Phallus est la pierre d’aimant qui dirigetoutes ces navigations23 ;

22  La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions :La motivation en est (logiquement) opaque, le texte se chargeant d’allusions :« – Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il ; j’avais à vous dire… – Quoi ? – Une chose… grave, sérieuse », et « Alors, avançant la tête par-dessus son épaule,il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’unemajesté glaciale. » (p. 243).23  Flaubert, lettre du 29 novembre 1853, inFlaubert, lettre du 29 novembre 1853, in Correspondance, t. II, op. cit., p. 471.En fait, la chronologie génétique n’est pas si simple, d’autant que dès l’année 1854la rupture avec Louise Colet compromet une datation plus précise des momentsoù Flaubert travaille son texte. On sait de plus qu’écriture des derniers scénarioset rédaction proprement dite se chevauchent ; il est donc possible que la trouvailledu fiacre, dans la marge du dernier scénario d’ensemble, date du printemps 1855,puisqu’en mars Flaubert prépare les détails de la visite de la cathédrale (voirFlaubert, Correspondance, t. II, op. cit., p. 570-571) et qu’en mai il en sera à larédaction des « grandes fouteries de Rouen » (ibid ., p. 573), c’est-à-dire après lascène du fiacre. Anne Green, que je remercie, m’indique un ouvrage de M.Vélocifère (pseud.), L’Amour au grand trot, ou la gaudriole en diligence : manuel

 portatif et guide très précieux pour les voyageurs, Paris, [chez les principaux libraires

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  79

d’où l’apparition immédiate (et déjà au passé simple) sur les derniersscénarios ponctuels des notations concernant le store, il « restabaissé » (f° 273 v°) ou « les deux stores jaunes rouges s’abaissèrent »(f° 55 v°) qui, bien sûr, demeureront dans la version publiée avecd’autres traces dont la source est bien exogénétique (jusqu’à lacomparaison maritime) : « les bourgeois ouvraient de grands yeuxébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voitureà stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire » (je souligne).

Voulant, en province, une fois encore jouer à la Parisienne,

Emma n’a d’autre alternative que de se laisser enfermer à l’intérieurde la boîte qui viendra, bien vite, isoler et cacher les amants ; pourl’instant, le mouvement (comme disait Flaubert) est mis en placeavant tout le reste, déjà rédigé avec sa métaphore mécanique quine variera plus, comme sa disposition en fin de paragraphe : « et lalourde machine se mit en marche » (f° 55 v°24).

Alors que la phrase qui introduit la scène est immédiatementtrouvée, au passé simple, sur les derniers scénarios ponctuels, la

rédaction ne progressera que par à-coups. Pourtant, quand onexamine le dernier scénario ponctuel (c’est le folio 79, déjà entrevu,qui est transcrit ci-contre), on constate que les principales étapesse dessinent, quoique leur classement ne soit pas encore établi :descente du pont, cahots, halte littéraire (« statue de Corneille »)avec pour conséquence une première exclamation de Léon (« allezdonc ! imbecille »), parcours de la voiture et durée, avec d’autrestentatives de pause du cocher, suivies une nouvelle fois de la réaction

de Léon (soulignons qu’Emma demeure muette et que dans le casdes deux interventions de Léon le texte n’actualise pas la source del’énonciation). Même la métaphore des « papillons blancs », pour la

du Palais-Royal], 1820. Dans ce livre, dédié « à tous les joyeux voyageurs, et surtoutà ces aimables Friponnes qui, dans leurs courses voluptueuses, traitent l’intérieurd’une diligence absolument comme un matelas nuptial » (p. 1), on peut aussi lireque « rien n’est plus traître à la chasteté qu’un voyage en diligence » (p. 31). Certes,il ne s’agit pas là d’un fiacre mais le rapprochement est notable : la pratique étaitcourante !24  Seule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitutionSeule la copie du copiste donne « route » au lieu de « marche », substitutionsoudaine que Flaubert n’a sans doute jamais remarquée, et qui transforme du resteles assonances initiales, machine / marche, en d’autres : lourde / route. Ce n’est pasla seule intervention du copiste qui ait falsifié les intentions de Flaubert à son insu(parfois, plusieurs phrases ont même été omises) ; voir à cet égardMadame Bovary,op. cit., p. 420.

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80 LA CRÉATION EN ACTE

lettre d’Emma déchirée, est présente (« une fois où papillons blancssorte s’envolant »), image qui se limite à flotter dans l’espace mais quia séduit initialement Flaubert, car elle provient du scénario précédent(où elle était liée de façon plus explicite à la lettre d’Emma : « despapillons blancs de papier qui en sortent », f° 273 v°25). Il semble enfait que l’auteur pose les jalons d’éléments dont il se fait peu à peuune idée plus nette mais qu’il n’a pas alors matériellement la placed’amplifier (seul le dernier tiers du folio sur lequel il revient est restévierge26). Certains fragments non rédigés en témoignent, commes’ils étaient mis en attente de précisions : « α les bourgeois », « le

Cours – elle se rendormit », « α jusqu’au château de Mr Lefebvre »(séquence curieuse biffée ici mais qui resurgira une fois, et dont leréférent a peut-être une origine biographique), ainsi que des ajoutsinterlinéaires, « talus d’herbes – le Galet », surtout quand ils sontsuivis de points de suspension : « où des vieillards… ». Le pointde vue en revanche ne pose pas de problème. Ce qui provient del’intérieur du fiacre, invisible, indéfini et apparemment inassignable,est en focalisation externe (« une voix », « imbecille ! avec un trepign.

de pied de fureur à l’interieur »), excepté la fin de la scène dans lamarge, avec une unique altération (« enfin s’arrête. Emma descend »),tandis que les réactions des seuls personnages visibles sont focaliséesde façon implicite, qu’il s’agisse du cocher (« regards desesperés auxCabarets », « α il reprenait sa course, desesperé, ne comprenant pas »)ou des bourgeois devenus « ebahis » dans l’interligne (ils se trouventbien face à un spectacle). Sans doute l’enjeu essentiel du récit est-il autre : le texte regorge en effet d’indications spatiales amplifiant

le trajet du fiacre (« quai des Curandiers », « vieux pavé », etc.) oude notations temporelles qui, parallèlement aux interruptions de

25  Séduction figurative d’autant plus légitime que le motif est récurrent dansSéduction figurative d’autant plus légitime que le motif est récurrent dansMadame Bovary. On le rencontre tout d’abord à la fin de la première partie : « etles corolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaque comme despapillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée » (p. 70), puis dans la scènedes comices : « et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes sesoulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent » (p. 154). Notonsque la comparaison est dotée d’une situation privilégiée : elle constitue chaque foisla clausule d’un paragraphe.26  L’écriture de cette esquisse est en fait complètement discontinue ; chaqueL’écriture de cette esquisse est en fait complètement discontinue ; chaqueséquence, chaque ajout sont séparés par des moments de réflexion qui ne laissent pasde traces sur le papier, excepté la biffure de l’auto-injonction « une seule phrase »(si ma lecture – conjecturale – est correcte), puisque Flaubert préférera s’étendrebientôt sur le parcours du fiacre et le multiplier en de nombreuses phrases.

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  Les scénarios de la scène du fiacre dans Madame Bovary  81

la course, la font balancer entre singulatif et itératif : « tantot…tantot. il y eut une fois où », « de temps à autres », « enfin ». C’estd’ailleurs sur cette double dimension de l’espace et du temps quese concentrera principalement l’invention ; mais ceci est une autrehistoire27.

Variation est sans doute le terme qui définit le mieux la genèsede la scène du fiacre, à plusieurs égards. Il convient à l’origine pourFlaubert de distinguer dans le récit scénarique les deux scènesde baisade  avec Rodolphe puis avec Léon, qui menacent de seressembler, précaution d’autant plus légitime qu’elles germent et

progressent en parallèle dans les scénarios d’ensemble, souvent surle même folio. Tandis que la baisade avec Rodolphe se stabilise toutde suite en se chargeant de ses éléments principaux, celle avec Léonsubit un déplacement spatial surprenant et inattendu (d’Yonville àRouen, de la chambre au fiacre) et ne prend corps que lentement, jusqu’au dernier scénario où les stratégies narratives sont actualiséesavec les détails du fiacre, de la cathédrale et de l’absence de vision.

Contrairement à ce que l’on pourrait supposer quand on songe

à l’importance de cette technique dans la version publiée, d’un pointde vue génétique ce n’est donc pas la focalisation, en particulier lafocalisation externe, qui constitue la contrainte fondamentale etessentielle du parcours génératif mais plutôt la gestion de l’espace-temps (phénomène que confirment les brouillons). On y verra uneleçon d’humilité pour la critique génétique28, tout au moins cellequi a pour visée de théoriser la genèse des formes littéraires : onne saurait échafauder une série d’hypothèses (moins encore les

généraliser) sur les modes de textualisation d’une technique nonprogrammée, qui ne se laisse pas pressentir, apparaît comme pargénération spontanée et semble aller de soi puisqu’elle ne rencontreensuite que des modifications minimales. Faut-il s’en affliger ?Sans doute pas : l’un des effets (pervers peut-être mais toujourspassionnant) des avant-textes, et non le moindre, consiste à modifiernos attentes, basées par la force des choses sur la seule connaissancedes textes définitifs. Non seulement on ne sait jamais ce que l’on va

dénicher dans les manuscrits, mais encore ce que l’on y trouve s’écarte

27  Je me propose de revenir dans une publication prochaine sur le parcoursJe me propose de revenir dans une publication prochaine sur le parcoursscriptique de cette scène.28  C’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dansC’est aussi l’une des remarques conclusives de Raymonde Debray Genette dansson article sur « Les écuries d’Hérodias », in Genesis, n° 1, 1992, p. 111.

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82 LA CRÉATION EN ACTE

fréquemment d’un modèle prévisible, déjà lu ou écrit ailleurs. Aussirenversent-ils bien chaque fois la perspective. Ils dictent et oriententla conduite du généticien, l’obligeant à réévaluer avec souplesse sesprésupposés et outils théoriques, à rester prudemment fidèle auxsystèmes de variation tout en jetant une lumière évidente sur leursvéritables régulations.

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Proust entre deux textes : réécriture et« intention » dans « Albertine disparue »

Nathalie Mauriac Dyer

Résumé

Depuis la découverte en 1986 de la dactylographie de dernière main

intitulée « Albertine disparue1 », il existe au moins deux Proust qui necoïncident plus tout à fait : celui qui en 1922 poursuit la révision d’Àla recherche du temps perdu, et s’engage dans la refonte (inachevée)de la série des Sodome et Gomorrhe ; et l’auteur d’un roman en septtomes, selon une tradition éditoriale restauratrice élaborée à la fin desannées 1920. Dans le dialogue aujourd’hui ouvert entre le document(manuscrit) et le monument (éditorial), s’affrontent deux positionscritiques implicitement focalisées autour de la question de « l’intention »

de l’auteur. Les partisans du statu quo soulignent les imperfectionsnarratives d’ « Albertine disparue » et mettent en doute la cohérencedes modifications de l’écrivain. Ceux qui plaident la révision éditorialedéfendent l’idée d’une démarche poéticienne calculée. Mais commentse pose la structure intentionnelle d’un texte inachevé ?

Selon Baudelaire traducteur de la Méthode de composition, un

des « axiomes favoris » d’Edgar Allan Poe était qu’un « bon auteura déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première […] grâce àcette admirable méthode, ajoutait Baudelaire, le compositeur peutcommencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît, àn’importe quelle partie2  ». Vision idéale de la maîtrise parfaited’une intention, que Proust semble reprendre à son compte quandil prétend, en 1909 à propos du Contre Sainte-Beuve, puis en 1918à propos de la Recherche du temps perdu avoir écrit la fin en mêmetemps que le début du livre : « je viens de commencer – et de finir

1  Pour la commodité de l’article, je distingue le document manuscrit (caractèrePour la commodité de l’article, je distingue le document manuscrit (caractèreromain et guillemets) des éditions qui en ont été tirées (caractère italique).2  Baudelaire,« LaGenèsed’unpoème:“Lecorbeau”–Méthodedecomposition »,Baudelaire, « La Genèse d’un poème : “Le corbeau” – Méthode de composition »,d’abord publié dans la Revue française, 20 avril 1859.

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84 LA CRÉATION EN ACTE

 – tout un long livre » ; « le dernier chapitre du dernier volume aété écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume.Tout l’“entre-deux” a été écrit ensuite3 ». On sait que la consistancedogmatique de la Recherche repose en effet sur cette opposition dutemps perdu et du temps retrouvé, et sur une composition circulaire.Mais l’écartèlement aux deux pôles du récit du « temps perdu »et du « temps retrouvé » est loin d’avoir été acquis d’emblée, ainsique le prétend Proust, puisqu’en 1908 les expériences de mémoireinvolontaire devaient former la préface du livre, et que la structuredu temps retrouvé n’a été mise en place qu’à partir de 1910.

Comme l’éprouve chaque critique qui se penche sur desmanuscrits de travail, il y a ainsi souvent hiatus entre ce que disentles écrivains, et ce que les traces matérielles donnent à comprendre deleur travail : mais dans tous les cas, les généticiens n’ont pas attendula résurrection critique de l’auteur et le retour en grâce de la notiond’intention pour en éprouver à la fois la pertinence et la complexité.Cette intention n’est pas l’intention psychologique de l’auteurempirique, représentation mentale inaccessible, mais l’intention

textualisée dans le paratexte (correspondance, annonces de librairie,voire mémoires et souvenirs) et surtout ce que nous reconstruisons aposteriori comme l’avant-texte. Non seulement le généticien se trouveconfronté à chaque étape à cette dimension intentionnelle, mais il estparticulièrement bien placé pour en mesurer toute la complexité ettous les tâtonnements : l’intention de l’œuvre achevée, quelle qu’ellesoit et à supposer qu’on puisse se mettre d’accord sur ce qu’elle est,ne saurait coïncider avec la somme des intentions successives, parfois

contradictoires, qui ont présidé à son élaboration, et qui démententle mythe organiciste d’un développement contenu en germe dansles premières ébauches. L’intention se cherche et se construit peuà peu4, elle se décline en scénarios, en plans, en programmes, semonnaye en annonces, en lettres et confidences, et surtout s’incarneen états manuscrits pluriels. L’enquête de genèse est un travail decomparatiste, où ce qui fait sens est ce qui se joue dans l’entre-deux,dans le glissement et dans l’écart : chaque étape rédactionnelle

manifeste un projet qui, soit entérine et renforce le précédent, soit

3  Marcel Proust, lettre à Mme Straus (vers le 16 août 1909), inMarcel Proust, lettre à Mme Straus (vers le 16 août 1909), in Correspondancede Marcel Proust, t. IX, Philip Kolb, éd., Paris, Plon, 1970-1993, p. 163, et lettre àPaul Souday, (17 décembre 1919), in Ibid., t. XVIII, p. 536.4  Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans lesVoir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans lesprocessus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994, p. 98.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 85

s’en écarte plus ou moins sensiblement. Un parcours génétique esttoujours ainsi plus ou moins une histoire de « repentirs », c’est-à-dire moins d’intentions qui rebroussent chemin et font retour surelles-mêmes, que d’intentions qui bifurquent.

Un exemple éclatant de ces détours de la genèse, de cesbifurcations, par définition imprévisibles, et c’est celui qui meretiendra ici, nous a été donné il y a une quinzaine d’années avecla découverte d’une dactylographie corrigée par Marcel Prousten 1922 dans les derniers mois de sa vie, dactylographie intitulée« Albertine disparue ». Le sens des modifications autographes de

Proust y est dépourvu de toute ambiguïté : sur ce dactylogrammed’environ cinq cents pages, qui transcrit quatre cahiers manuscritsdatant de 1916, l’écrivain appose une série de notes de régie, quiprécisent le début et la fin des deux chapitres du livre, mais aussideux coupures : la première, considérable, d’une valeur de deux centcinquante pages soit de l’équivalent de deux cahiers manuscrits, entrela fin du chapitre premier et le début du chapitre second, la secondede quarante-quatre pages après la fin du livre. Pas d’ambiguïté sur

le contenu intentionnel de suppression donc, mais un débat critiqueintense sur sa signification5.On distingue en gros trois types d’interprétation :

1) Certes l’intention de Proust était celle d’un retrait etd’une réduction, mais cette intention était une intention obscurcie,offusquée, troublée par sa dernière maladie. C’est par exemple laposition d’un Jean-Yves Tadié dans sa récente biographie de Proust,

où il parle à propos des gestes d’écriture concernant « Albertinedisparue » de l’œuvre d’un « créateur déjà à demi inconscient6 ».Le contexte biographique est donc ici lourdement convoquécomme critère explicatif, conformément à une tradition sommetoute beuvienne d’explication de l’œuvre par l’homme empiriqueet par le contexte biographique : d’un auteur malade ne pouvaitnaître qu’une œuvre maladive, une œuvre en forme de symptôme,et Proust dans cette approche critique devient une sorte d’avatar

5  Voir Marcel Proust,Voir Marcel Proust, Albertine disparue, édition originale de la dernièreversion revue par l’auteur, Paris, Grasset, 1987 ; id., Sodome et Gomorrhe III. LaPrisonnière suivi de Albertine disparue, Le Livre de Poche classique, 1993. Pour uneprésentation complète voir mon ouvrage : Proust inachevé. Le dossier « Albertinedisparue », Paris, Champion, 2005.6  Jean-Yves Tadié,Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, Paris, Gallimard, 1996, p. 904.

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86 LA CRÉATION EN ACTE

moderne du héros du Chef-d’Œuvre inconnu de Balzac, une sorte deFrenhofer détruisant sa plus belle toile dans le secret de son atelier.Par conséquent, selon Jean-Yves Tadié, « l’esprit doit prévaloirsur la lettre7  », l’esprit de mesure, de raison et de lucidité contrele dérèglement de la lettre manuscrite. Il faudrait choisir le Proust« sain » de 1916, celui de la version « longue » des cahiers manuscrits,contre le Proust fourvoyé, « égaré », voire irresponsable, de 1922,celui de l’abrègement excessif.

2) Le deuxième type de disqualification de l’intention deréduction manifestée en 1922 est plus subtil : il consiste à déplacer

la visée de l’intention. Si Proust réduit ainsi de près de trois centspages « Albertine disparue », ce serait, selon par exemple le critiqueitalien Giovanni Macchia, parce que cette « Albertine disparue »-làne concernerait pas À la recherche du temps perdu : ce ne seraitqu’un extrait concocté pour une revue, autrement dit la définitiond’une prépublication, texte d’envergure forcément plus restreinte.Cette hypothèse est à dire vrai une hypothèse incontournabledans le processus d’évaluation critique auquel il a fallu soumettre

« Albertine disparue », puisque Proust avait en effet dans une lettrede 1922 évoqué une telle possibilité pour ce qui s’appelait encore« La Fugitive ». Mais encore faudrait-il précisément confronterun projet mentionné comme possible en une seule occasion, avecl’intention actualisée à travers la série des modifications apportéesau texte même d’« Albertine disparue » en 1922. Car ce manuscrit neconstitue pas une simple réduction de la version de 1916, il contientaussi tout un travail de réécriture8.

3) La troisième position critique maintenant, contrairementdonc aux deux précédentes, considère comme seules intentionsvalides celles qui sont actualisées en contenus textuels, mais ne limitepas ces contenus textuels aux indications de régie. Autrement dit,dans cette approche, la question de la signification des indicationsde régie manifestant l’intention de réduction n’est pas abordéeindépendamment des phénomènes de réécriture présents dans« Albertine disparue » : ce qui exprime l’intention, c’est l’ensemble

des traces écrites disposées sur les manuscrits, autrement dit, outre

7  Ibid ., p. 905.8  Pour une présentation et une réfutation circonstanciée, voir Nathalie MauriacPour une présentation et une réfutation circonstanciée, voir Nathalie MauriacDyer, « Albertine disparue, Les Œuvres libres et l’oubli », in Bulletin d’informations

 proustiennes, n° 29, 1998, p. 85-101.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 87

les notes de régie, l’ensemble du système formé par les additionset les suppressions. Ce type de lecture cherche donc à dégagerune structure intentionnelle, qui sera d’autant plus satisfaisanteet convaincante qu’elle intégrera le maximum d’éléments. Onpeut ainsi repérer dans « Albertine disparue » la conclusion d’undéveloppement narratif dont les prémisses se trouvent à la fin deSodome et Gomorrhe II  et dans « La Prisonnière » : il s’agit d’unestructure ternaire qui vise à élucider, dans le contexte thématiquede Sodome et Gomorrhe, la nature des relations d’Albertine avecMlle Vinteuil et son amie, c’est-à-dire avec les deux lesbiennes

surprises par le héros à Montjouvain lors de la scène de sadisme etde profanation relatée dans Du côté de chez Swann. Or ce que Proustmet en place, et qu’il serait trop long de détailler ici, c’est précisémentune de ces bifurcations déjà évoquées : là où dans la version de 1916,Albertine était certes convaincue de goûts lesbiens, mais semblaitfinalement innocentée du soupçon de relations avec l’amie de MlleVinteuil, elle semble désormais en 1922 s’en être rendue coupable.L’inversion de l’innocence présumée en culpabilité présumée est

mise en place par deux additions stratégiques, apportées toutesdeux en 1922, l’une sur la dactylographie de « La Prisonnière »,l’autre sur celle d’« Albertine disparue », tout cela – d’après ce quesuggère la graphie de Proust – assez en amont dans le processus derévision, et en tout cas avant les dernières semaines de sa maladie.Cette inversion de la visée narrative conditionne directement lephénomène de suppression, qui lui, toujours d’après la graphieproustienne, semble avoir été nettement plus tardif : sauf à avoir un

texte contradictoire, ce qui relevait de la version précédente devaiten effet disparaître. Et ce qui, des deux cent cinquante pages ôtées enbloc, était étranger à l’histoire d’Albertine et pouvait être récupéré,l’est de manière sommaire et in extremis, sous forme de plan, surune feuille volante. On obtient toutefois avec cette « Albertinedisparue » un volume dont la brièveté détonne dans l’ensemble destomes parus de la Recherche. Mais cette étrangeté n’est que l’effetd’une perspective critique faussée par une tradition éditoriale vieille

de plus d’un demi-siècle : quelques jours à peine après la mort deProust la NRF  annonçait, pour la suite « sous presse » de Sodomeet Gomorrhe II   et sous le titre Sodome et Gomorrhe III , un tomeen deux parties comprenant « La Prisonnière » et « Albertinedisparue ». Ce tome laissé inachevé fut artificiellement dédoublé, etsa seconde partie lourdement restaurée, à l’occasion de la première

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88 LA CRÉATION EN ACTE

édition posthume [1923 : La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe III),1925 : Albertine disparue].

Le plan de 1922, en huit volumes au moins, remplace donc celuipublié en 1918 avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs, alors en cinqvolumes, qui lui-même remplaçait le plan en trois volumes annoncéen 1913 avec Du côté de chez Swann, plan auquel Proust avait dûse résigner alors qu’il aurait préféré ne publier que deux volumes,respectivement intitulés Le Temps  perdu et Le Temps retrouvé. Nonseulement on constate chemin faisant que les sept volumes de latradition éditoriale n’ont pas grande chose à voir avec la dernière

intention exprimée par Proust concernant la structure de son livre,mais on voit que Sodome et Gomorrhe, aujourd’hui éditorialementréduit à un tome unique, devait avoir l’envergure d’un véritable massif.Cette expansion prévue à la fin de 1922 corrobore parfaitementce que Proust annonçait dans une lettre à Gallimard au début del’année, à savoir la publication d’un Sodome et Gomorrhe III , d’unSodome et Gomorrhe IV , et, ajoutait-il, « je crois bien qu’il y auraaussi un Sodome V , sinon un Sodome VI 9 ». En tout état de cause,

il convient pour la comprendre d’intégrer la structure intentionnelled’« Albertine disparue » dans la structure plus vaste de Sodome etGomorrhe, telle que Proust la réaménage en 1922. On sait d’autrepart d’après sa correspondance que le souci de stricte compositiona été chez lui constant, et d’autant plus revendiqué peut-être qu’il aété plus méconnu par la critique, puisque la publication forcémentéchelonnée de l’ouvrage en a compliqué la réception : l’importancerenouvelée accordée à la scène de Montjouvain, qui charpente les

temps forts de l’épisode d’Albertine depuis la fin de Sodome II ,doit sans doute être interprétée en ce sens. Cette scène dont lescontemporains lui avaient tellement reproché l’inutilité, Proustn’avait eu de cesse dans sa correspondance, entre 1919 et 1922, d’endéfendre la nécessité structurelle – ainsi par exemple dans cette lettreà Paul Souday, le 10 novembre 1919 :

Ma composition est voilée et d’autant moins rapidement perceptible

qu’elle se développe sur une large échelle […] mais pour voir combien elleest rigoureuse, je n’ai qu’à me rappeler une critique de vous, mal fondéeselon moi, où vous blâmiez certaines scènes troubles et inutiles de Swann.S’il s’agissait, dans votre esprit, d’une scène entre deux jeunes filles […]

9  Marcel Proust, lettre du [18 janvier 1922], inMarcel Proust, lettre du [18 janvier 1922], in Correspondance, op. cit., t. XXI,p. 39.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 89

elle était, en effet, « inutile » pour le premier volume. Mais son ressouvenirest le soutien des tomes IV et V (par la jalousie qu’elle inspire, etc.). Enla supprimant, je n’aurais pas changé grand’chose au premier volume ;

 j’aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait tomber deux volumesentiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du lecteur10. 

En déplaçant la mort d’Albertine aux environs de Montjouvain,Proust renforçait encore la motivation de la scène de Swann, dontl’utilité romanesque n’aurait pu être mise en doute plus longtempspar la critique : il s’agissait indiscutablement désormais d’un pilierde soutènement majeur dans la composition du livre.

On a donc affaire à une intention d’auteur, telle qu’elle nousapparaît, répétons-le, actualisée par l’ensemble du dossier génétique,aussi complexe et cohérente que clairement orientée : l’hypothèse degestes d’écriture aberrants, commis par un créateur diminué par lamaladie, ou encore l’hypothèse d’une simple réduction au format derevue effectuée en marge du travail sur la Recherche, ces hypothèsesne résistent pas à l’examen et méconnaissent gravement l’enverguredu projet proustien. Pourtant, la question est loin d’être réglée :

si le regard critique peut dégager une cohérence, une indéniableintentionnalité artistique, il achoppe également sur un certainnombre de difficultés et d’apories. La structure intentionnelled’« Albertine disparue » et plus largement de Sodome et GomorrheIII , est également lacunaire, contradictoire, ou, tout simplement,énigmatique.

1) La structure intentionnelle est lacunaire. Ainsi, Proust

commence dans « Albertine disparue » à corriger le lieu de larésidence de Mme Bontemps, la tante d’Albertine, chez qui elleest censée s’être réfugiée après avoir quitté le héros, mais il negénéralise pas la correction au reste des occurrences figurant sur ladactylographie. Quel est le statut intentionnel de cette correction ?Dans le deuxième chapitre, il laisse subsister le renvoi à un épisodequ’il a par ailleurs supprimé : la même question se pose à nous –allait-il supprimer cette allusion, ou réinsérer l’épisode de référence

supprimé ?2) La structure intentionnelle est contradictoire – des

éléments n’ont pas été supprimés, qui auraient dû l’être : dans « La

10  Marcel Proust, lettre à Paul Souday du 10 novembre 1919, inMarcel Proust, lettre à Paul Souday du 10 novembre 1919, in Correspondance,op. cit., t. XVIII, p. 464.

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90 LA CRÉATION EN ACTE

Prisonnière », « 1re  partie de Sodome et Gomorrhe III   », Proustajoute un épisode qui prépare directement, mais « à large ouverturede compas » selon son expression architecturale favorite11, uneaddition dans « Albertine disparue ». Or il ne supprime pas l’épisodeparallèle qui dans la version de 1916 jouait le même rôle de pierred’attente, mais en sens inverse : deux préparations symétriquescoexistent ainsi dans « La Prisonnière » (pour la petite histoire,disons que la difficulté n’avait pas échappé en 1923 aux premierséditeurs, qui tentèrent tant bien que mal de résoudre la contradictionen modifiant la place respective de ces épisodes). Toujours dans « La

Prisonnière », Proust fait anticiper par le narrateur l’interprétationd’un incident relatif à Albertine : cette anticipation est parfaitementcohérente avec le fait que l’interprétation auparavant fourniebeaucoup plus loin dans le récit ait été supprimée ; mais cetteanticipation de l’interprétation est immédiatement contredite parl’annonce d’un approfondissement ultérieur : « On verra tout celaplus tard » – mais justement, c’est que plus tard l’épisode a étésupprimé, ou va l’être. On a ici l’exemple, à vrai dire isolé, d’une

intention qui semble s’avancer simultanément dans deux directionsopposées, et qui, en quelque sorte, s’enlise.On a donc affaire avec Sodome et Gomorrhe III , tel que Proust

nous l’a laissé à sa mort, à un état textuel d’entre-deux, où la versionnouvelle est encore à demi engainée, si l’on veut employer des termesproustiens, dans la version précédente dont elle ne s’est encore quetrès partiellement dégagée, en dépit du spectaculaire retrait dedeux cent cinquante pages. Le départ entre les deux états n’ayant

pas eu le temps de s’accomplir pleinement, les intentions avéréesdont j’ai parlé coexistent avec ces intentions suspendues et parfoiscontradictoires. Un tel univers de cohérences fragmentaires n’estcertainement pas unique parmi les avant-textes romanesques, maiscelui d’« Albertine disparue » retient particulièrement l’attention dela critique, dans la mesure où il s’agit de la dernière version revuepar l’auteur : faut-il lui accorder la préséance comme copy-text,ou bien, l’intention d’auteur s’étant incomplètement formulée, la

tenir à l’écart ? Il semble à une partie non négligeable de la critique

11  Voir Marcel Proust, « À propos du “style”de Flaubert », 1919, inVoir Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert », 1919, inContre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Pierre Clarac,éd., Paris, Gallimard, 1971, p. 598 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade ») ; id., lettredu [18 au 19 janvier 1922] à Benjamin Crémieux, in Correspondance, op. cit., t.XXI, p. 41.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 91

que la pénultième version, celle que Proust a élaborée entre 1914 et1916 et qui présente un degré de cohésion narrative nettement plusélevé, doive être préférée, comme plus « aboutie », et esthétiquementplus « satisfaisante ». Il s’agirait alors de continuer à reproduirele choix des premiers éditeurs. Certains considèrent en revancheque la version de 1922 s’inscrit dans la série des métamorphosesque subissent, entre 1918 et 1922, les manuscrits rédactionnelsproustiens parvenus à la phase prééditoriale, phase particulièrementeffervescente chez cet écrivain : passer, comme s’il y avait continuiténarrative non problématique, d’une dactylographie de 1922 (« La

Prisonnière ») à des cahiers de la guerre revient à court-circuitertoute intelligence du travail de restructuration auquel se livre Proust,et qui démarre bien en amont de la seule « Albertine disparue ». Onest donc parvenu aujourd’hui à une situation de tension, où pourcette partie de la Recherche deux « textes » – ou plutôt deux avant-textes, car aucun n’a été plus définitivement « autorisé » que l’autre –, se font concurrence : l’un jouissant d’une consistance historiqueacquise, de tout l’étayage d’une longue réception, l’autre de sa

valeur documentaire, au sens noble du terme, quant à l’envergure dudernier projet de l’écrivain. Le débat s’instaure donc ici entre deuxesthétiques éditoriales : l’une défendant une conception de l’œuvred’achèvement et de clôture, l’autre préférant être fidèle à l’intégralitéd’une avancée créatrice.

3) La structure intentionnelle est non seulement lacunaire etcontradictoire, mais elle est aussi, indépendamment même de ceslieux que je viens de pointer, partiellement énigmatique, en terme

de ses horizons  de sens. Par exemple, la modification à la mortd’Albertine – morte désormais aux environs de Combray, et nonplus en Touraine, chez sa tante – crée une remarquable complication narrative : si Albertine était à Combray, comment se fait-il que Saint-Loup, envoyé par le héros chez la tante d’Albertine en Touraine pourtenter de faire revenir la jeune fille, l’y ait entendue chanter ? Dedeux choses l’une alors : soit Saint-Loup a été trompé, et Albertinen’était pas là, ce n’était pas elle qu’il avait entendue ; soit c’est Saint-

Loup qui trompe le héros, et il faut imaginer une complicité entre luiet Albertine. Or cette dernière piste interprétative est déjà présentedans la version de 1916 : au retour de Saint-Loup de sa mission, lehéros s’interroge sur sa possible duplicité : « je me demandais […] s[iSaint-Loup] n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, danssa mission auprès de [la tante d’Albertine] […] qui sait s’il n’avait pas

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92 LA CRÉATION EN ACTE

organisé tout un complot pour me séparer d’Albertine12 ? » La pisteinterprétative suivie par le personnage dans la version précédente, etqui est maintenue dans la dernière version, pourrait donc changerde statut et devenir l’amorce d’un véritable développement narratif :indice peut-être fragile de ce que telle était bien l’intention de Proust,une autre addition à l’« Albertine disparue » de 1922 compare Saint-Loup, envoyé en émissaire, à un autre personnage auquel le héroseût mieux fait de ne pas faire confiance : le chauffeur des Verdurin,complice avéré d’Albertine dans ses escapades du côté de Gomorrhe.À l’horizon d’une intention possible on voit alors apparaître la

conjonction, à l’occasion de la mort d’Albertine, non seulementdes côtés de Combray, mais des côtés de l’inversion, puisque Saint-Loup doit, d’après l’ensemble des brouillons, se révéler du côtéde Sodome comme Albertine est de celui de Gomorrhe. Mais iciles implications narratives des modifications de 1922 ne seront jamais dépliées ni déployées par Proust, et le critique ne peut quechercher à distinguer des horizons intentionnels, sans vérification nifalsification envisageable de ses hypothèses.

Promesse d’une frustration critique pire encore, le goûtproustien pour une esthétique du sens différé, retardé, retenu,et finalement délivré dans la surprise et bien souvent l’inversiondes signes. Du point de vue narratologique, Proust use et abusedes « pierres d’attente » et des préparations, c’est-à-dire disposedes épisodes ou des motifs dont la lecture initiale se trouve, biendes pages en aval, contredite à l’occasion d’un déchiffrementrétrospectif et correctif. Il s’agit là d’une esthétique méditée, que

Proust a commentée dans sa correspondance à plusieurs reprises :« c’est comme cela à cette date-là. Le reste du livre corrigera13 ». Etencore :

 J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir,de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la vérité que jepartais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvragesidéologiques où le récit n’est tout le temps qu’une faillite des intentions del’auteur que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois

les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera.[…] cette évolution d’une pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement

mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans

12  Marcel Proust,Marcel Proust, Albertine disparue, op. cit., p. 103, 109.13  Marcel Proust, lettre à Georges de Lauris [premiers jours de décembre 1909], inMarcel Proust, lettre à Georges de Lauris [premiers jours de décembre 1909], inCorrespondance, t. IX, p. 225.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 93

croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si lelecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera cemalentendu. J’espère que le dernier le dissipera14.

L’expérience de l’erreur et du malentendu est donc programméepar l’écrivain comme partie prenante de l’expérience de lecture : lelecteur se fourvoiera à son insu, en quoi il traversera une authentiqueexpérience de l’erreur, qui ne peut être erreur qu’aussi longtempsqu’elle n’a pas conscience d’elle-même. Il est donc loisible d’imaginerque les interprétations fournies dans Sodome et Gomorrhe III  parl’instance narratrice, et que nous avons d’abord lues « naïvement »,

ne soient nullement définitives : ainsi, peut-être le télégrammequi, à ce stade du récit, semble incriminer Albertine de relationsavec l’amie de Mlle Vinteuil aurait-il donné lieu ultérieurement àune réinterprétation rétrospective la disculpant, ou pourquoi pas,l’incriminant d’un autre côté, de celui de Saint-Loup par exemple.« L’inexhaustible espace15  », comme l’écrit Proust dans un autrecontexte, ce n’est plus seulement le passé contenu dans le « gouffre »de cet « être de fuite » qu’est Albertine, infiniment indécidable,

« l’inexhaustible espace », c’est aussi l’ensemble des possibles dutexte, encore impliqués en lui et jamais dépliés par Proust, quiforment pour nous aujourd’hui une nébuleuse indécidable: « j’aitant de livres à vous offrir qui si je meurs avant ne paraîtront jamais(À la recherche du temps perdu commence à peine16) », écrivait-il àGallimard en février 1922.

La problématique intentionnaliste trouve donc sa limite dansl’inachèvement, ce qui nous confirme au passage, me semble-t-il, que c’est bien à partir de la fin, du texte dit définitif, que nousconstruisons le sens de toute genèse, et éliminons successivementles possibles scripturaux : que ce pôle vienne à se perdre, à ne pasexister, et ce qui apparaît c’est bien cette « pullulation » dont parlaitBorges dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, cette pullulationd’univers fictionnels qui tous demandent à vivre – « dans l’ouvragede T’sui Pen, tous les dénouements se produisent ; chacun est le

14  Marcel Proust, lettre du 6 février 1914 à Jacques Rivière, inMarcel Proust, lettre du 6 février 1914 à Jacques Rivière, in Ibid ., t. XIII, p. 99-100.15  Id., À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, 1988, p. 888 (coll.« Bibliothèque de la Pléiade »).16  Id., lettre du 3 février 1922, in Correspondance, op. cit., t. XXI, p. 56.

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94 LA CRÉATION EN ACTE

point de départ d’autres bifurcations17 ». C’est à partir de ce pointde vertige, de ce point limite, qu’il peut être légitime d’abandonnernotre enquête sur la structure intentionnelle d’« Albertinedisparue », et de passer à l’approche anti-intentionnaliste, peut-être moins antinomique que complémentaire : comme l’a écritJean-Marie Schaeffer dans son ouvrage Les Célibataires de l’art,« comprendre un texte n’exclut pas la possibilité de l’expliquercausalement18  ». On pourrait s’interroger par exemple dans cetteperspective sur l’importance structurelle croissante prise dans laRecherche  par la scène de sadisme et de profanation de Du côté

de chez Swann, scène encore sans motivation romanesque dansses premières versions (Cahier 14, 1910). Deux bifurcations dansla genèse ont assuré son retour dans la suite du roman. En 1913,sur les épreuves de Swann, Proust fond en un seul personnage, qu’ilbaptise Vinteuil, le naturaliste de Combray, Vington, et le musiciendes Verdurin auteur de la sonate, un certain Berget : la créationde Vinteuil correspond à la conception, au-delà de la sonate, duseptuor, et laisse penser que Proust a déjà prévu d’en faire cette

œuvre posthume pieusement déchiffrée sur d’« illisibles carnets »par l’amie de Mlle Vinteuil elle-même. Il ancre donc l’expérienceesthétique la plus haute que connaîtra le héros dans un discours surla création, laquelle apparaîtrait et prospérerait dans des milieux« impurs », mais en constituerait aussi la rédemption. Autre coupde barre dans la genèse, à un stade très avancé encore, avec, dans« Albertine disparue », le transfert aux environs de Montjouvainde la disparition d’Albertine, déplacement qui précipite, de manière

très surprenante, le retour du roman sur ses origines. Pourquoidonc Proust attache-t-il une telle importance à cette scène et à seshéroïnes ? Dans Swann, malgré la position de voyeur attribuée auhéros, position censée induire une vision purement externe desactes et des situations, l’instance narratrice recourt fréquemment àtoutes les ressources de l’omniscience pour ne rien nous cacher desfrémissements de l’âme de Mlle Vinteuil : le décalage y est frappantentre la situation énonciative supposée et la multiplication des

incursions dans le psychisme de Mlle Vinteuil. Une bonne partie

17  Jorge Luis Borges,Jorge Luis Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, in Fictions, in Œuvres complètes, t. I, 1993, Paris, Gallimard, p. 506, 508 (coll. « Bibliothèque de laPléiade »).18  Jean-Marie Schaeffer,Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996, p. 307.

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  Réécriture et « intention » dans « Albertine disparue » 95

de la critique, notamment à partir de Georges Bataille19, a parconséquent infléchi la lecture de cet épisode vers la transpositionautobiographique, en assimilant Mlle Vinteuil à Marcel Proust, etVinteuil à Mme Proust, assimilation qui avait pu être renforcée parcertaines « révélations » complaisamment colportées20. Selon unetelle approche, Proust serait donc involontairement ramené à cequi, dans le roman, représente sa faute, entre plaisir de la répétitionet désir de rédemption par une pratique artistique de plus en plusélaborée : il faudrait alors parler ici, sans crainte de l’oxymore,d’intention inconsciente sous-tendant et nourrissant l’intention

poéticienne.Comment conclure ce parcours ? C’est indéniablement laposition intentionnaliste qui, me semble-t-il, nous fournit l’approchela plus riche de la question ouverte par « Albertine disparue »,parce qu’elle seule permet une lecture poéticienne et intègre dansleur hétérogénéité l’ensemble des éléments du dossier génétique,même si nul ne peut prétendre épuiser les significations du texte (del’avant-texte), ni affirmer qu’elles se limiteraient à celles que Proust

a calculées. Je terminerai par deux remarques :

1) L’intention ultérieure peut avoir une puissance rétroactive.Ainsi, quand Proust écrit en 1913 dans Du côté de chez Swann  àpropos de la scène de Montjouvain : « On verra plus tard que […]le souvenir de cette impression devait jouer un rôle importantdans ma vie21  », il envisage vraisemblablement l’épisode dit de la« désolation au lever du soleil », c’est-à-dire la décision de faire

d’Albertine sa prisonnière, à la suite de ses confidences sur ses liensavec l’amie de Mlle Vinteuil. Mais quand nous relisons cette scèneaprès 1986, c’est-à-dire après la découverte de la dactylographiecorrigée d’« Albertine disparue », la phrase renvoie désormais aussi  pour nous à l’épisode de la mort d’Albertine. Autrement dit, uneintention inédite peut venir se loger dans une phrase qui lui estbien antérieure et qui a été écrite avec une visée plus restreinte, eten quelque sorte la gonfler d’un sens nouveau. Connaître la genèse

fait ainsi saisir la stratification, l’épaississement progressifs du sens,

19  Georges Bataille,Georges Bataille, La Littérature et le mal , Paris, Gallimard, 1957.20  Maurice Sachs,Maurice Sachs, Le Sabbat (souvenirs d’une jeunesse orageuse), Paris, Corrêa,1946 (rééd. Gallimard, 1960).21  Marcel Proust,Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 157.

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96 LA CRÉATION EN ACTE

et « Albertine disparue », en dépit de ses suppressions, ajoute àla complexité romanesque et amplifie en amont la résonance desparties déjà publiées (dans Swann donc, mais aussi dans les Jeunes

 filles et dans Sodome II ).2) Les apories rencontrées par le regard critique confronté à

l’inachèvement d’« Albertine disparue » font apparaître de manièrecrue, me semble-t-il, ce qui est peut-être une des difficultés, ou undes paradoxes, structurellement inhérents à la posture généticienne :le généticien s’attache à « comprendre » le point de vue de l’écriture,de la création, alors qu’il est, inévitablement et de fait, du côté de

la lecture et de la réception. Nous ne pourrons jamais combler cetteincommensurabilité entre deux positions : entre une volonté depuissance du côté du « faire » artistique, et une volonté de puissancedu côté du savoir esthétique22, entre activité créatrice et activitécognitive appliquée à cette activité créatrice, a fortiori quand cetteactivité créatrice nous laisse sur l’énigme de traces incomplètes,interrompues. Sauf à nous mettre à la place de l’auteur et à écrire une « continuation », ce qu’avaient, après tout, autorisé d’autres

épistémês que la nôtre.

22  Voir Schaeffer,Voir Schaeffer, op. cit., p. 347 et suivantes.

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La difficile gestation de La Truite de RogerVailland

David Nott

Résumé

Les avant-textes du roman de Roger Vailland, La Truite  (1964)

offrent un champ fertile aux travaux du généticien, puisque l’auteur-narrateur assure ne pas savoir quel sera le dénouement de son roman.Est-ce s’exposer au renversement du schéma dont il s’était jusque-làréclamé : la réduction progressive de la part d’arbitraire pendant lacomposition du roman ? Cet arbitraire est-il renforcé par les hésitationsde Vailland quant à l’image qu’il se fait de son personnage principal ?En écrivant son roman, Vailland se laisse rêver à l’image, jaillie de sonimagination, d’un « val verdoyant près d’Angoulême » : le travail de

l’inconscient peut-il constituer un écueil, bloquant ou déviant le coursde la création littéraire ?

1. Roger Vailland et la politique

Romancier, essayiste, journaliste, Roger Vailland (1907-1965)a su rendre dans son œuvre un témoignage lucide et émouvant sur

quelques-uns des événements et des phénomènes les plus marquantsde son époque. Les deux grands tournants de sa vie furent laRésistance à Lyon entre 1942 et 1943 et l’effondrement du rêvestalinien puis de l’espoir poststalinien en 1956, avec les révélationsdu rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline et la répressionde l’insurrection à Budapest par les chars soviétiques. En 1963,Roger Vailland était détaché depuis quelques années de l’actionpolitique. Dans La Truite1, son dernier roman, il met en scène unromancier fasciné par une jeune femme « moderne », à l’allurelibre, rencontrée dans un bowling, lieu de la modernité mais aussisymbole des origines, de la matrice maternelle. C’est un roman sur

1  Les références àLes références à La Truite  (1964), Paris, Folio Gallimard, 1974, seront faitespar simple numéro de la page, entre parenthèses.

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98 LA CRÉATION EN ACTE

son temps : sur les bouleversements économiques et l’évolution desmœurs. C’est surtout un roman de  son temps : reflet, autant queportrait, de la « dépolitisation » décriée dans la presse française degauche au début des années 1960.

2. Roger Vailland et la création littéraire

Les avant-textes de La Truite2  offrent un champ fertile auxtravaux du généticien : il s’agit d’un roman raconté par un auteur-

narrateur qui, écrivant son histoire en même temps qu’il la vit,affirme ne pas savoir comment elle va s’achever. Cette incertitudese maintiendra jusqu’à l’ultime stade de la deuxième campagned’écriture.

Interrogé lors de la parution de La Loi  (prix Goncourt 1957),Vailland expose sa conception de « la loi du romancier3 » :

M. Chapsal : Vous ne faites pas de plan ?R. Vailland : Pas de plan. Au début, c’est à la fois plus vague et plus

précis qu’un plan. Une fois la première scène écrite, je me sens déjà moinslibre. […] Après la première intervention d’un personnage, on est encoretrès libre vis-à-vis de lui. À mesure qu’il est mieux dessiné physiquement,à mesure qu’il a été mêlé à des actions plus diverses, l’auteur devient demoins en moins libre parce qu’il sent très bien qu’il y a des choses que sonpersonnage peut faire et des choses qu’il ne peut pas faire, et si le roman estréussi, à la fin du livre l’auteur n’est plus libre du tout. Ça ne peut finir quecomme ça finit4.

2  Les deux versions manuscrites du texte du roman (ms 1 et ms 2 : 419 et 549Les deux versions manuscrites du texte du roman (ms 1 et ms 2 : 419 et 549feuillets numérotés, ro), une soixantaine de feuillets de notes préparatoires, etun « tableau de composition » sous forme de graphique (où Vailland marque lenombre de pages écrites chaque jour, avec des remarques sur les trouvailles, lesinterruptions, le temps qu’il fait, ses inquiétudes et, plus rarement, son allégresse)constituent les avant-textes de La Truite. Ils sont conservés à la médiathèqueÉlisabeth et Roger Vailland, Bourg-en-Bresse (fonds RV), à la cote « Ms VAI 7 ».Une étude exhaustive de ces avant-textes reste à faire.3  Titre de l’entretien paru dansTitre de l’entretien paru dans L’Express  du 12 juillet 1957, et repris dans Chronique d’Hiroshima à Goldfinger, 1945-1965, Paris, Messidor, 1984, p. 482.4  Des réflexions analogues se présentent à Vailland au moment où il note leDes réflexions analogues se présentent à Vailland au moment où il note le« [p]lan du chapitre 2 et aperçus sur les 3, 4, 5 » : tableau de composition, 2 mai1963 ; « écrire un roman c’est une réponse globale à toutes les stimulations reçuespendant le temps de son écrit[ur]e. / – stimulations de toutes sortes : journaux, visites,digestion [?], souvenirs provoqués. / réponse canalisée dans une structure qui se faitde plus en plus rigoureuse à mesure que le roman se développe organiquement / – structure propre du roman : action et personnages. » (ms1, f o 94 vo).

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 99

En effet, la conception, la structure, les personnages et ledénouement de La Loi  respectent merveilleusement la « loi » queVailland édicte ici a posteriori. Mais dans La Truite  la démarchen’est plus celle qu’il avait édictée en 1957 : au contraire, le romanciera pris le parti de travailler sans filet, en maintenant jusqu’à la fin duroman l’incertitude quant au dénouement. Dans ces conditions, quedevient la notion selon laquelle, après l’arbitraire du premier coupde dés, le romancier devient progressivement « de moins en moinslibre » quant aux actions d’un personnage ?

3. « Écrire une histoire sans en connaître le dénouement »

À première vue, le roman prend la forme « classique » desromans de Vailland : division en cinq chapitres, dont le premier, aubowling, rappelle la course cycliste du premier chapitre de 325 000

 francs (1955) : dans un lieu précis se déroule une action bien régléeréunissant la plupart des personnages principaux et lançant l’intrigue

(325 000 francs) ou l’enquête (La Truite) qui se poursuivra dans leschapitres suivants. L’auteur-narrateur mène une enquête pour en savoirplus sur Frédérique, le personnage principal : après la rencontre aubowling, « vivier » de Frédérique et de son mari Galuchat (chapitre I),le narrateur interroge successivement Rambert, témoin instable, alterego perdant de l’auteur, qui manque coup sur coup (chapitre II) ;Saint-Genis, témoin plus fiable, alter ego  positif, qui évolue avecaisance dans le monde des affaires (chapitre III) ; enfin Frédérique,

« confessée » directement par le narrateur (chapitre IV). Le dernierchapitre donne la suite du chapitre II (Rambert et Lou, sa femme) ;puis le narrateur court retrouver Mariline (autrefois son amante,devenue son amie et confidente) à Paris ; c’est à elle, et à Saint-Genis,qu’il s’en remet pour terminer son enquête (chapitre V).

Mais contrairement à 325 000  francs le récit ne suit pas un planpréétabli : le roman s’invente en cours de route, procédé qui met sur lemême plan narrateur et auteur. Vailland est conscient de l’arbitraire

de ce procédé ; aux prises avec le problème posé par le choix de faireun roman à partir de personnages et d’événements réels, il note :

travailler sur le vif / c’est très difficile quand on est un romancier quitravaille d’après nature, de ne pas intervenir dans la vie de ses personnages/ j’avais commencé d’écrire mon roman avant que sa saison soit terminée /

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100 LA CRÉATION EN ACTE

 j’étais émerveillé de moi-même quand j’appris que Frédérique était vierge,de l’avoir comparé[e] à une truite / [phrase rajoutée par la suite :] j’ai pristoutes les précautions pour qu’ils se reconnaissent : il[s] ne s’en vanteront

pas5.

 Au cours du chapitre III il écrit :

Le lecteur remarquera qu’à la 245ème page de ce roman, nous ne savonsencore rien de précis d’absolument certain sur […] (ms1, f o 245)

Le lecteur remarquera qu’à la 278ème page de ce récit nNous ne savonsencore rien d’absolument certain sur le rapport de forces […] (ms 2, f o 278 ;

cf. p. 157-158)

Au début du chapitre IV, également, le lecteur est prévenuque les actions qui constituent le matériau du roman sont encoreen cours :

Je venais de commencer d’écrire l’Arnaqueuse. C’était la première foisque j’entreprenais d’écrire une histoire sans en connaître le dénouement,pendant qu’elle se déroulait. Y aurait-il un dénouement ? S’il n’y en avaitpas, je serais forcé d’inventer, cela m’ennuierait, la vérité de la vie est presquetoujours plus forte que la vérité romanesque (ms 1, f o 287 ; cf. ms 2 f o 338-39, où le mot « forcé » est biffé et remplacé par « tenter » (sic), et p. 1896)

Jusqu’à un stade tardif de la composition de La Truite,Vailland est préoccupé par la question de savoir comment terminerson roman. Entre les deux campagnes d’écriture, il conclut ainsideux feuillets de notes pour le chapitre V : « il fallait que je revoiemes personnages. Nécessité du dénouement. »

Composer un roman dont on ignore l’aboutissement c’ests’exposer à rester jusqu’au bout dans l’arbitraire. Cet arbitraire setrouve redoublé par les hésitations de Vailland quant à l’image qu’il

5  On peut voir aussi, dans cette dernière phrase, et dans d’autres allusions dansOn peut voir aussi, dans cette dernière phrase, et dans d’autres allusions dansles notes préparatoires, un clin d’œil aux initiés, à ceux qui sont dans le coup, leshappy few de la bande à Vailland.6  Au début de ce passage, Vailland avait écrit, dans le ms 1 : « Un romancierAu début de ce passage, Vailland avait écrit, dans le ms 1 : « Un romancierqui travaille sur le vif, c’est un peu un policier » (f o 287). Et dans le ms 2 : « Unromancier qui travaille sur le vif, c’est un peu un policier, il observe, se renseigne,recoupe, confronte, force à l’aveu » (f o 338). Mais il biffe l’ensemble de la phrase :si on invente, on n’est plus comparable à un policier (honnête) ! Signalons que sonprécédent roman, La Fête, est un récit inventé qui a comme personnage principalDuc, romancier, qui, lui, n’invente pas: « Stendhal aussi raconte des histoires qu’ilinvente. […] J’essaie de ne pas inventer, dit Duc. De raconter sans inventer » : LaFête (1960), Paris, Folio Gallimard, 1973, p. 30.

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 101

se fait, et celle qu’il veut donner, de son personnage principal. Endeux mots : est-elle vierge ou putain ?

4. Frédérique : vierge ou putain ?

Dans la vie, Frédérique était le nom d’une prostituée qui n’enavait pas l’air, rencontrée à Lyon en novembre 1962. Elle viendrasouvent chez les Vailland, et ils feront des sorties ensemble, ycompris dans un bowling de Lyon – au point que Vailland songe

au titre « Frédérique » pour son prochain roman7

  (qu’il appellera« L’Arnaqueuse », avant d’opter pour La Truite). Dans le roman,Frédérique est une vierge qui souvent a l’air d’une putain8  : enpassant de la réalité au roman, la prostituée est symboliquementvirginisée, ce qui permet tout un jeu d’ambiguïtés, voulues ou non.

Dès le ms 1, le narrateur insiste sur l’intégrité de Frédérique :« L’origine, l’éducation, l’expérience, etc., n’ont aucune importance,tellement elle est intégrée à elle-même. / elle est légitime / sur le

principe de légitimité. (f o

 400 ; cf. p. 287 : « Frédérique est tellementintégrée à elle-même », etc.). Contrairement à Mariline, il affirmeque Frédérique surmontera la perte de sa virginité, car, dit-il : « Elleest chaste, compacte » (ms 1, f o 401). Aux ultimes pages du ms 1,la double image de Frédérique, vierge et putain, est maintenue :« totalement contemporaine et hors de l’histoire, / vivant de sonsexe, vierge et chaste » (f o 412). Dans le ms 1, donc, le narrateur faitde la chasteté le trait fondamental de Frédérique.

Dans le ms 2 et la version définitive, par contre, il se pose àson sujet des questions plus axées sur son destin : jusqu’à quandrestera-t-elle vierge ? Finira-t-elle putain ? Mais jusqu’à l’ultimestade de la composition du roman, l’image de Frédérique oscille.La question de savoir si elle est chaste ou non peut surgir à toutmoment ; dans un passage biffé du ms 2, le narrateur interrogeSaint-Genis : « – Avec qui Frédérique … / – Elle ne fait peut-êtrepas l’amour. / – Tu disais qu’elle était sans doute une putain … /

 – Peut-être. » (f o 321)

7  Voir par exemple Roger Vailland, 12 janvier 1963, inVoir par exemple Roger Vailland, 12 janvier 1963, in Écrits intimes, Paris,Gallimard, 1968, p. 710.8  « [L]e personnage de la fille vierge vivant au milieu de (et de) la débauche était« [L]e personnage de la fille vierge vivant au milieu de (et de) la débauche étaitun rêve de RV » : R. Ballet, communication personnelle, 2003.

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102 LA CRÉATION EN ACTE

Il existe trois versions successives d’un passage où Saint-Genis évoque la possibilité qu’Isaac lègue sa fortune à Frédérique.Première version : « Il ne serait pas impossible qu’Isaac se plaiseà l’idée de léguer sa fortune à une enfant » (f o  numéroté {538}).Deuxième version :

[…] de léguer sa fortune à une putain, qu’il trouve cela plaisant, unebonne plaisanterie. / – Frédérique n’est pas une putain. / Certes non. MaisSaint Genis est persuadé, tout comme en étaient persuadés les bonnesfemmes de Lons et les policiers de Nice, que Frédérique « tombera dans lecircuit ». (f o également numéroté {538})

Troisième version : cette possibilité est enchaînée sur l’idéeexprimée par Mariline

que Frédérique, un jour ou l’autre, bée pour quelque maquereau. C’estprobablement ce que pense aussi Isaac et il n’est pas exclu qu’il se délecte àl’idée de léguer sa fortune au futur maquereau de Frédérique, un inconnu(f o 542, anciennement {538}, et p. 294).

Mais l’image dominante est celle d’une Frédériqueinaccessible : « Frédérique, fermée dans son intégrité de bête sauvageest […] inatteignable » (f o 540, et p. 293).

En fin de compte, la notion d’intégrité, présente dès le ms 1,inclut sans la remplacer celle, trop obsessive, de chasteté : la libertéde mœurs de Frédérique représente une menace constante pour sonintégrité. Cette tension se résume dans deux cris qui sous-tendenttout le processus de gestation de La Truite : « En avant » et « Qu’elle

tienne ».La première de ces deux notions est présente dès la première

campagne : « – On avance, dit Mariline. / – En avant, dis-je, enavant9 ! » (ms 1, f o 69 ; cf. ms 2, f o  78, et p. 49.) Cette impulsionse heurte cependant à l’image d’une Frédérique chaste, intègre.L’auteur-narrateur fait un appel direct à sa créature, comme s’iltrouvait insupportable l’idée qu’elle accède à une sexualité normale,banale : « – Reste une torpille, dis-je à F. etc etc » (note isolée). Mais

c’est un appel contradictoire, le propre d’une torpille étant non pasde « rester » mais de « partir » ; donc l’image de la torpille fait longfeu. Tout saut dans l’avenir (« en avant ») pouvant être ressenti

9  Cette impulsion est celle de Vailland notant sur le premier brouillon deCette impulsion est celle de Vailland notant sur le premier brouillon de325 000 francs : « Moi, je veux vivre aujourd’hui ! » (fonds RV).

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 103

comme un saut dans la mort, à partir du ms 2, un nouveau cri vientfaire barrage au précédent : « qu’elle tienne10  ! » (ms 2, f o  548 et549 ; cf. p. 296 et 297.) Dans le ms 2 et le texte définitif, ce souhaitest exprimé par le narrateur, par Mariline et par Saint-Genis.

Toute réalisation matérielle du cri « en avant ! » (celle, parexemple, qui verrait le narrateur, ou Rambert, ou Saint-Genis,coucher avec Frédérique) est exclue. La seule fin envisageable, c’estla perspective d’un présent qui se prolonge à l’infini ; Vailland note :« Fin du roman : / Je dis à Frédérique triomphante, mais à son toursur le point de flancher : / Tiens le coup, bon dieu, tiens le coup /

qu’il y ait au moins un qui tienne le coup » (note isolée).Entre deux impulsions opposées : le mouvement, la vie (« enavant »), et l’immobilité, la mort (« qu’elle tienne »), ayant notéd’abord : « – D’accord, en avant en avant. / Mais pour quoi faire ? »(note isolée), Vailland opte pour la formulation : « Saint-Genis a ri. / – Qu’elle tienne, a-t-il dit, qu’elle tienne… Mais pour quoi faire ? »(f o 549, et p. 297.)

Mais les deux impulsions ne sont-elles pas, à ce stade du roman,

aussi vaines l’une que l’autre ? Vierge, Frédérique participe encorede l’intemporelle enfance, en dehors des sociétés modernes ; ainsiFrédérique vierge rejoint Vailland, revenu de tout. Quand le narrateurexulte : « Je la tiens » (p. 233 ; et, p. 195 déjà : « Je la tenais »), c’estqu’il avait voulu la posséder par la parole, « par l’écriture » (p. 195),entre parenthèses, et non autrement. Ils se rejoignent dans la stérilité.Elle n’a que ce choix, qui n’en est pas un : rentrer dans le rang desfemmes domptées, pénétrées, mariées – ou simplement « tenir ».

Pour le narrateur, il faut « qu’elle tienne », car née, pénétrée, femme,l’arbitraire du hasard deviendrait l’arbitraire de la nécessité. Lenarrateur et Mariline sont d’accord : « Frédérique non seulement estchaste mais l’a toujours été […] ; elle est ce qu’on appelle vierge. Etnous n’excluons pas que son intégrité animale, qui nous surprend etnous émerveille, soit liée pour une part à sa virginité » (ms 2 f o 532, etp. 289).

Aussitôt après, Vailland « place » une question qui, présente

dès le ms 1, est maintenue telle quelle dans la version définitive :

10  Cette notion n’est autre chose que l’image que Vailland a désormais de lui-Cette notion n’est autre chose que l’image que Vailland a désormais de lui-même : « parvenu à ce moment de la vie où ne compte plus que d’achever dans monespace solitaire le développement de mes propres formes, de ma propre forme […]achever le monument » : 18 août 1964, in Écrits intimes, op. cit., p. 777.

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104 LA CRÉATION EN ACTE

« Frédérique surmontera-t-elle la perte de sa virginité (quand celaarrivera, si cela arrive) ? » (ms 1 f o 401 ; cf. ms 2 f o 532, et p. 289.)C’est au ms 2 que cette question trouvera réponse. Le jugement deMariline dissipe tout le flou autour de Frédérique, mais matérialisetoutes les frayeurs du narrateur :

Une série de hasards (le dégoût inspiré par son père, lacomplicité des hommes, l’impuissance de Galuchat) ont préservéFrédérique. Quand un homme l’aura éveillée au plaisir, elle deviendraune femme comme les autres. Mariline s’amuse à me la décriredevenue mère à l’enfant, laiteuse, geignarde. / Je proteste11  (ms 2f o 532-533, et p. 289-290)

Que Mariline ait raison ou non, peu importe : le lieu del’ambiguïté sexuelle est bien l’imaginaire du narrateur ; c’est de làque surgit la nécessité que Frédérique demeure intacte, incapablede devenir Mère. Cette idée est présente d’un bout à l’autre de laproduction romanesque de Vailland : le rejet de l’image mari-femme(-enfant)-maison, et la tentative de construire une alternative,

qui risque constamment de basculer vers l’image si violemmentrejetée. Milan, alter ego de Vailland dans Les Mauvais Coups, avaitdéclaré : « Moi, je place au-dessus de tout cette possession de soique Descartes appelle vertu et dont l’autre nom est liberté12. » Unequinzaine d’années plus tard, redoutant, dans la passion, l’aliénationdans l’Autre, Vailland avait comme unique valeur-refuge l’écriture,cette projection de soi qui permet de s’objectiver sans s’aliéner.Seule l’écriture offre un moyen de se hisser au rang de la Mère, de

lui ravir sa place. Mais la Mère peut surgir à tout moment, même etsurtout à l’occasion d’écrire un roman sur une fille-merveille. C’estune Mère jalouse qui oblige Vailland, pour sortir de son roman-rêve, à renoncer au paradis.

11  À partuneexclamationdelapartdunarrateur, incrédule : « F. mèrede famille ! »À part une exclamation de la part du narrateur, incrédule : « F. mère de famille ! »(f o 401), cette image est absente du ms 1, mais Vailland a noté ses préoccupationsau sujet du cannibalisme réciproque, prégénital, du rapport duel mère-enfant : « Lebébé qui dévore / Les visages concaves / dévorateur est le contraire de prédateur /goulu comme un nouveau né » (note isolée).12  Roger Vailland,Roger Vailland, Les Mauvais Coups  (1948), Paris, Le Livre de Poche, 1972,p. 90.

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 105

5. La difficulté de faire une fin

L’obstacle à ce renoncement est constitué par uneimage qui jaillit de l’imaginaire du romancier. Démentant sadéclaration qu’un roman réussi « ne peut finir que comme çafinit13 », il se laisse rêver, vers la fin de la première campagned’écriture, à un paradis qu’il note ainsi : « inventé : dans unval verdoyant près d’Angoulême14 » (tableau de composition,7 juin). L’image de ce lieu, qui s’impose au romancier au pointde le détourner de son premier projet de conclusion15, ne sera

abandonnée qu’à l’ultime stade de l’écriture du roman. C’est ladernière incarnation d’une « scène idéale » qui a accompagnéVailland tout au long de sa vie, nourrie par des souvenirs d’enfanceet de jeunesse, des rêves et des événements de sa vie d’adulte, et parsa représentation dans ses propres écrits.

Souvenirs d’enfance : à l’âge de neuf ans, Vailland avait fait unlong séjour dans une propriété avec un grand parc. Ce séjour « devaitmarquer Roger Vailland pour toute son existence au point que,

devenu adulte, il y fera plusieurs pèlerinages16

 ». L’année suivante,à l’âge de dix ans, il fait un long séjour, dans un hameau du Puy-de-Dôme ; il conserva à jamais l’empreinte de cette vie de Robinson17.

Souvenirs de jeunesse : dans l’imaginaire de Vailland, il n’estpas seul dans ce paradis, et son Ève n’est pas une femme, mais unhomme : Roger Gilbert-Lecomte. En effet, tout se passe comme sila composition de La Truite faisait revivre à Vailland ses souvenirset ses rêves de Gilbert-Lecomte, le modèle de légèreté auquel il

s’identifie encore. Les « trois jeunes filles de la classe de troisième aulycée de Lons-le-Saunier » (p. 196) reproduisent, avec un apparentchangement de sexe, les quatre adolescents du lycée de Reimsque furent Vailland, Gilbert-Lecomte, René Daumal et Robert

13  Roger Vailland,Roger Vailland, Chronique d’Hiroshima à Goldfinger, 1945-1965, op. cit.,p. 482.14  Cette phrase qui deviendra une phrase fétiche, figure à deux reprises dans le msCette phrase qui deviendra une phrase fétiche, figure à deux reprises dans le ms1 : « Je suis allé dans un val verdoyant, près d’Angoulême. » (f o 403 et 406.)15  Projet que le narrateur décrit ainsi dans la version publiée : « Je dis à MarilineProjet que le narrateur décrit ainsi dans la version publiée : « Je dis à Marilineque j’aurais voulu que Rambert meure devant moi, pour pouvoir décrire sa mort,comment il serre les fesses devant la mort. C’était comme cela que je voyais la finde mon roman. Mariline rit » : p. 286.16  Y. Courrière,Y. Courrière, Roger Vailland. Un libertin au regard froid , Paris, Plon, 1991,p. 36..17  Ibid., p. 38

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106 LA CRÉATION EN ACTE

Meyrat18. À plusieurs reprises dans son récit, Vailland insiste surle côté androgyne de Frédérique, en lui faisant endosser l’initiativede ce refus d’être ou de paraître femme. Vers l’âge de quatorze ans,« [e]lle avait été vexée d’avoir tout à coup des seins : une prise pourles hommes ; elle s’était d’abord serrée avec une bande Velpeau »(p. 202). À Los Angeles avec Saint-Genis, après un passage chezle coiffeur de l’hôtel, « [l]a voilà avec le cheveu court, à peinebouclé, plus adolescente que jamais » (p. 160). Saint-Genis la revoit« marchant nue dans la chambre, comme un garçon dans le vestiairedu stade » (p. 136).

Rêve vécu : dans le dénuement de l’après-Moscou en 1956,Vailland énumère dans son journal les résonances qu’a pour luile mot bonheur19, énumération où figure en bonne place Gilbert-Lecomte : « Il faut dire que j’ai aimé Roger Gilbert-Lecomte, je croisd’amour » ; Vailland rappelle le soir (vers 1926) où il accompagneGilbert-Lecomte, « ma main posée sur son bras », de la gare de l’Està la place Saint-Michel ; il décrit un rêve qu’il avait fait vers 1937 :il court la main dans la main avec Gilbert-Lecomte, mais celui-ci

saute dans le vide, Vailland étreint le tronc d’un arbre foudroyé, puisse réveille « en hurlant » . Vers la fin de sa vie, Vailland se rappelleencore « le chêne foudroyé du rêve sur Roger Gilbert-Lecomte20 » ;sur une note préparatoire de La Truite on peut lire : « rêves […] rêvede R. G. L. / le suicide / Rimbaud ».

Rêve transposé : ce rêve (un couple – un homme et quelqu’un quil’entraîne – s’engage dans un chemin montant) se retrouve dans plusd’un roman, mais chaque fois l’homme sera remplacé par une femme.

La scène figure dans la version avortée (1952) de Beau Masque21 ; leprojet de roman tourne court : placée au début, la scène idéale a-t-elle éclipsé tout ce qui devait suivre ? Dans la version publiée (1954),la scène réapparaît, intégrée au récit. Dans La Fête  (1960), Duc,romancier, vit enfin sa fête d’amour avec la jeune Lucie. Il se rappelle

18  J. Recanati,J. Recanati, Esquisse pour la psychanalyse d’un libertin, Paris, Buchet-Chastel,1971, p. 326 ; voir aussi Y. Courrière, op. cit., p. 66-70 et Roger Vailland, Le Regard

 froid  (1963), Paris, Grasset, 1998, p. 121.19  Roger Vailland,Roger Vailland, Écrits intimes, op. cit., p. 497-501.20  Ibid., p. 785. En 1961, à Reims, Vailland fait avec sa femme « le pèlerinage despetites rues entre lycée et porte de Mars, que je parcours encore dans mes rêves de lanuit » ; ils retrouvent « la maison de Roger Gilbert-Lecomte, également intacte » :Ibid., p. 659.21  Fonds RV.Fonds RV.

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 107

un rêve qui correspond, à un détail près (l’adolescente remplaceGilbert-Lecomte), à celui que Vailland avait fait vers 1937 :

Un après-midi, après sa désintoxication […], il avait rêvé d’une grande fille qui courait nue dans l’herbe haute […]; il la poursuivait ; elle n’allait pas très vite, exactement son train ; de temps en temps, elle se retournaitet lui souriait, comme pour l’encourager ; elle était sûrement d’accord pourl’aimer ; mais elle ne ralentissait pas et il s’essoufflait vainement à vouloirl’atteindre, l’adolescente. […] L’adolescente se retournait, lui souriait, ses

 grandes foulées se faisaient de plus en plus lentes. Mais à la base d’un névéil s’enlisa dans la neige fondante […]. Elle atteignait la crête, elle allaitdisparaître. Il se réveilla en sueur, la bouche sèche, frappant du pied, de toutes

ses forces, la terre, la neige et l’eau, la montagne, le ventre de sa femme, leventre de sa mère22.

Dans La Truite (1964), le rêve figure d’abord sous une formeatténuée : dans le désert du Colorado, c’est Saint-Genis qui a leplaisir de voir Frédérique sauter, escalader, galoper.

Dans le ms 1 (f o 255), la scène est esquissée en quatre lignes ; laversion du ms 2 est plus élaborée : « Elle est plaisante à voir galoper

devant soi. Saint-Genis, entraîné aux sports, suivait sans peine » (f o

 295, et p. 165-166) ; [Frédérique, en sandales] « ne se plaignit pas, elleest vaillante, elle avançait à grandes foulées en balançant légèrementles hanches » (f o 296-297, et p. 167).

Cette « scène idéale », associée par Vailland à des moments derenaissance personnelle, est cependant quelque chose d’évanescent, quine peut se prolonger que dans le rêve. Dans la vie éveillée, ces momentsde légèreté, d’exaltation, d’ouverture alternent avec des périodes où il

devient indispensable de se construire un refuge contre la pesanteur,l’angoisse, la mort. D’où la recherche de la matrice, ou de tout ce quipeut en tenir lieu : clôture, cocon, parc, maison. L’attirance sexuelleque Vailland éprouve, à travers le narrateur et les autres personnagesmasculins, pour Frédérique ayant réveillé des angoisses profondes,le romancier subit, vers la fin de la première campagne d’écriture, lanécessité d’un refuge : « Tout ce qui est clos et à l’intérieur de quoi onobserve une règle, me paraît possibilité de bonheur : le monastère, la

maison close, le parc (national) » (note isolée).C’est alors que surgit l’image du « val verdoyant près

d’Angoulême ». Cette phrase fétiche symbolise non seulement leparadis de ses rêves mais aussi l’ultime refuge intérieur, plus reculé,

22  Roger Vailland,Roger Vailland, La Fête, op. cit., p. 226-227.

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108 LA CRÉATION EN ACTE

plus secret encore que, dans son terrier de Meillonnas, l’accul , petitepièce dont la fosse (son bureau-bibliothèque) constitue le seul accès23.Dans ce val, Vailland réunit presque tous les personnages du roman,et quelques autres, à peine esquissés, projections à peine distinctesde différents « moi » de l’auteur ; des bouts de phrase, comme dansun rêve (f o 406-411) : « Moi, je crois que c’est le paradis retrouvé, macontinuelle et raisonnable hantise (exemple de la Réunion) » (f o 409) ;« Le val verdoyant est une île. Se réfugier dans une île, fuite, sansissue24 » (f o 412). À la fin de la première campagne d’écriture, le « valverdoyant près d’Angoulême » est conçu comme l’aboutissement du

roman : c’est dans ce cadre que le narrateur, Mariline et Jasseron (=Saint-Genis) s’interrogent quant au destin de Frédérique, comme ilsle feront à Paris, à la fin de la version publiée. Mais ici, dans le ms 1,tout est en sourdine, sans insistance ni tension ; difficile de croire lenarrateur fasciné par Frédérique : « Je suis parti en silence. Le soirtombait. Il faisait frais. Marie [= Clotilde], appuyée à l’épaule deFrédérique se dirigeait vers le pavillon Louis XIII. / FIN. » (f o 419)

L’auteur-narrateur se trouve acculé dans ce lieu clos, dont il

ne sortira qu’à la fin de la deuxième campagne d’écriture : à trois jours de la fin du ms 2, Vailland barre définitivement au narrateurl’accès du parc et du château en supprimant les f o {532-544}, oùil s’y était pris à plusieurs reprises pour décrire l’accès difficile dudomaine, le parc, les invités, Clotilde qui discute aménagementsavec un entrepreneur, etc. : « chateau (sic) aboli / 12 pages abolies »(tableau de composition, 13 octobre). 

Dans le ms 1, c’est Jasseron qui emmène le narrateur chez sa

femme ; dans les pages supprimées du ms 2, le narrateur y va avecMariline. Dans la troisième et dernière mouture, le narrateur n’yva pas : c’est Mariline qui lui raconte qu’elle y est allée la semaineprécédente (f o  512 bis ; cf. p. 280) avec Saint-Genis. Cette mise àdistance renforce la cohésion du récit : les autres personnages sontlà pour tout raconter au narrateur qui, lui, écoute et écrit. De n’avoir jamais été vu par le narrateur, le val verdoyant trouve sa place et safonction dans le roman : celui de déclencheur de ses rêves-souvenirs.

23  Pendant ou après la campagne d’écriture dePendant ou après la campagne d’écriture de La Truite, Vailland a dessiné 6 foisle plan schématisé de sa maison, avec des flèches représentant les accès entre lesdiverses pièces et dépendances (fonds RV).24  Sur un feuillet du ms 2, la propriété de Clotilde (la femme de Saint-Genis)Sur un feuillet du ms 2, la propriété de Clotilde (la femme de Saint-Genis)est décrite ainsi : « Une série de lieux clos emboîtés les uns dans les autres. »(f o {533})

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  La difficile gestation de La Truite de Roger Vailland 109

En remplaçant ainsi la clôture par l’ouverture, Vailland réussità donner à son roman une fin qui n’en est pas une. C’est ce quiconvient au roman-rêve de La Truite25.

6. Conclusion

Cette scène surgie de l’imaginaire de Vailland illustre à quelpoint une création littéraire est, au moins au stade de la premièrerédaction, une forme d’écriture automatique. Dans le cas de

Vailland, c’est à ce stade que les automatismes, les schémas et lespulsions profondément enfouis remontent à la surface. Et c’estdavantage vrai de la création romanesque (ou poétique) que de larédaction d’un journal intime : l’écrivain ne pense plus à lui-même,à l’acte d’écrire, à la mise en mots ; il pense aux créatures surgies deson imagination, au monde qu’il crée, certes, mais qu’il n’inventepas puisqu’il s’agit de choses qui existent déjà en lui. À propos deBeau Masque, J. B. Para26 déclare : « Il y a d’une part ce qui relève

de l’intime, d’un rapport presque inconscient, propre à Vailland entant qu’homme. Mais, heureusement, le romancier n’est jamais lemême personnage que l’homme. » En supprimant la visite au valverdoyant, Vailland rétablit cette distance entre auteur et narrateur,sans laquelle il n’y a pas de littérature. Cette mise à distance d’undouble aveu (Vailland d’une part s’accrochant à son idéal – en faitson alter ego – d’une femme-fille-adolescent(e) asexuée, présexuée,et d’autre part conscient que cela n’a aucune importance réelle)

sauvegarde le statut de roman de La Truite : le roman est lisibleindépendamment de son caractère d’aveu dissimulé. L’incertitudequant à la fin à donner au roman, devient à son tour matière deroman. Il n’y aura pas de dénouement.

25  Toutefois, dans la version définitive, les raccords assez mal équarris entreToutefois, dans la version définitive, les raccords assez mal équarris entrep. 280-281 et 286 portent la trace des nombreux remaniements, ratures, réécritureset renumérotations des f o 504 à 541, notamment 512 à 519 et 526, 531, 534.26  J. B. Para, « À chacun son Vailland », inJ. B. Para, « À chacun son Vailland », in Cahiers Roger Vailland , 15 juin 2001,p. 45.

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Au commencement fut la fin : l’écriture endevenir chez Valéry et Duras

Brian Stimpson

Résumé

Mon article prend appui sur la déclaration de Valéry affirmant

que la tâche du critique devrait consister à identifier « les types detransformations » opérées par l’écrivain « d’une impulsion à l’autre »(C, XXIX, 606 1). À la lumière de ce propos, nous examinons ladynamique des commencements dans l’écriture de Paul Valéry etde Marguerite Duras. Comment les différentes conceptions de la

 finalité, ou de l’absence de celle-ci, peuvent-elles apparaître commel’aiguillon de la créativité et du procès, sans cesse repris, de larelance ou du recommencement ? Nous montrerons que chez Valéry,

comme chez Duras, le sentiment de manque ou d’incomplétude est fondamental, puisqu’il relie les impulsions de la conscience, du désiret des figurations imaginatives du sujet. Les forces qui se font jourdans l’écriture peuvent s’appuyer, du point de vue fonctionnel, sur lesens de l’inachevé et/ou de la résolution impossible. Si linéarité il y a,c’est celle d’un développement passant d’un incomplet à un autre. Mesexemples seront tirés des premiers brouillons de La Jeune Parque etde « La Pythie » ; nous verrons que bon nombre des derniers textes deDuras peuvent être considérés comme des textes en genèse – le romanEmily L. nous servira d’exemple.

La présente étude se propose de rapprocher Valéry etDuras à la lumière d’une dynamique des commencements et desrecommencements, d’une écriture en devenir perpétuel  qui est lancée

1  Références auxRéférences aux Cahiers de Valéry : C , I, II, etc. : Paul Valéry, Cahiers, 29vol., en fac-similé, Paris, CNRS Éditions, 1957-1961. C 1, C 2 : Paul Valéry,Cahiers, J. Robinson-Valéry, éd., vol. 1, 1973, vol. 2, 1974, Paris, Gallimard,(coll. : « Bibliothèque de la Pléiade »). CI , CII , etc. : Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry, éds., (t. I à III), NicoleCeleyrette-Pietri, éd., (t. IV à VI), Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering,éds., (t. VII et suivants), Paris, Gallimard, 1987.

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112 LA CRÉATION EN ACTE

par réaction à l’expérience d’un point limite ou « moment nul »,celui surtout de la présence de la mort. La dynamique génétique quel’on peut déceler dans les manuscrits des deux écrivains est motivée,nous voudrions le suggérer, par la constatation que fait le Sujet del’ombre de la mort qui habite en lui, d’une absence secrète au fondde son âme qui sert de défi incontournable dans ses efforts pourentériner sa présence. Dans une lettre à Gide du 10 novembre 1894Valéry écrit : « Mon cher, je vis depuis longtemps dans la morale dela mort. Cette limite si éclatante procure à ma pensée le mouvementet la vie. Tout ce que j’ai bien voulu, je l’ai voulu en fixant le mot :

Fin2

. » Dans les œuvres de Marguerite Duras cette expérience dela limite extrême prend des formes diverses – l’érotisme, la folie,l’ivresse alcoolique, voire le meurtre – mais, dans tous les cas latentative est motivée par un impossible Désir, celui de s’identifierpleinement à l’Autre absent et hors d’atteinte.

Cet Autre peut, sans doute, assumer des formes différentes,promettant des satisfactions immédiates, mais qui se révèlenttemporaires et illusoires, car, au fond, rien ne peut contourner ni le

temps, ni la mort.L’âme croit respirer l’âme toute prochaine,Mais tu sais mieux que moi, vénérable fontaine,Quels fruits forment toujours ces moments enchantés !  (« Fragments du Narcisse », Œ , 1, 1273)

Le pressentiment de l’absence de l’Autre, tout masqué qu’ilsoit par la présence de l’être, est une partie fondamentale de la

condition humaine : il fait apercevoir une absence non seulementd’ordre personnel mais surtout métaphysique, vécue à tout momentet, quoi qu’on y fasse, incontournable. À ce titre-là, la mort en tantque cessation de la vie humaine individuelle assume une valeurmétaphorique qui est, nous allons le voir, riche en connotationssémantiques. La mort est présente à travers les manuscrits etmaintient sa présence, parfois discrètement, parfois de manière plusévidente, dans les œuvres publiées de ces deux écrivains. Dans son

2  André Gide-Paul Valéry. Correspondance 1890-1942, préface et notes de RobertMallet, Paris, Gallimard, 1955, p. 217.3  Œ . : Paul Valéry, Œuvres, édition établie et annotée par Jean Hytier, t. I, 1983,t. II, 1985, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 113

regard rétrospectif sur son innocence d’autrefois, la Parque reconnaîtcette ombre de la mort qui l’accompagne irrémédiablement :

[…] à mes pieds l’ennemie,Mon ombre ! la mobile et la souple momie,De mon absence peinte effleurait sans effortLa terre où je fuyais cette légère mort. […]Glisse ! Barque funèbre… (La Jeune Parque [JP], 141-147)

Néanmoins, il n’est pas seulement question de la prise deconscience de sa propre mortalité, de la perception angoissante

de l’anéantissement éventuel de l’être, aussi important que celasoit. Davantage, il est question de la réaction du sujet envers cetteconstatation ontologique, et de la manière dont une présenced’absence motive secrètement son être, anime son esprit et sonimaginaire. Comme l’affirme le protagoniste du « Cimetièremarin » :

Le vrai rongeur, le ver irréfutableN’est point pour vous qui dormez sous la table,

Il vit de vie, il ne me quitte pas ! (« Le cimetière marin », strophe 19)

Cette expérience réelle, profonde et continue suscite touteune gamme de réactions différentes par lesquelles le sujet s’efforcede contourner ou de « déjouer » son sort inévitable – effort reprissans cesse, tout en sachant d’avance que les jeux sont faits, maiseffort capital pour notre propos, dans la mesure où il déterminefondamentalement l’acte génétique de l’écriture. La métaphore de

la mort s’articule ainsi sous des formes très variées au-delà de lasignification réelle de la mort physique – que ce soit la tentativede suicide, la « petite mort » de la jouissance, la recherche d’unétat de lucidité extrême, ou, d’une manière transposée, la mortde la conscience dans le sommeil telle qu’elle s’exprime dans LaJeune Parque : « Dors ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence »(JP, 437). Revenu à la conscience, le Sujet ne constate quel’échec de son effort pour rejoindre l’Autre, il subit d’autant plusfortement le sentiment d’une absence, de la fragmentation, de la« décomposition » du moi, et ne peut que recommencer le cycleéternel de sa quête.

C’est pourquoi nous avons voulu proposer, sur le plangénétique, une liaison intime entre la notion du « commencement » et

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114 LA CRÉATION EN ACTE

celle de la « fin » dans ces manuscrits, en tant que prise de consciencede l’épuisement éventuel du potentiel de l’être et l’impératif cachéet profond pour le déjouer que représente le projet d’écriture. Lafin signale un point limite de la conscience, une absence, un seuilprofond de trouble : elle est envisagée par le Sujet comme absence detout, constatation de ce qui n’existe pas, « de ce qui n’a jamais été4 ».Et pourtant, c’est une fin qui incite, une absence qui provoque, quicherche à être comblée par quelque chose. La présente étude proposedonc d’examiner comment l’expérience lancinante du trouble et dela division interne à la psyché provoque toute la complexité créatrice

du travail de l’esprit. Dans ce sens, comme on le verra dans la poésiede Valéry et dans les récits de Duras, au commencement fut la mort.La mort en tant que lieu privilégié et permanent de la réflexionvaléryenne, comme aussi de l’imaginaire durassien : la partie noirequi nourrit la clarté de l’être, la puissance de l’informe, le néant desenfers qui sont en nous et qui menacent à tout moment la luciditéde l’esprit comme le sensible du corps.

*

Cette expérience est fondamentale en ce qui concerne larenaissance de la voix dans l’écriture poétique de Valéry, commel’attestent clairement les manuscrits de La Jeune Parque et de « LaPythie », ce dernier poème trouvant son origine dans les mêmesimages et impulsions que celles des tout premiers manuscrits dela Parque. Le ressort secret que constitue, selon nous, le sentiment

de mortalité n’agit pas, ici, au niveau thématique seulement : il estune vraie impulsion psychologique, physiologique, existentielle. Lesvers ébauchés en 1898 pour le « Tombeau de Stéphane Mallarmé »évoquent directement la disparition de l’être bien-aimé et l’intensitéavec laquelle le scriptor  s’identifie à lui : sur le feuillet manuscritValéry écrit « Et si la terre trouble hume ta chair chétive […] Je seraile tombeau / de ton ombre pensive » avant de poursuivre :

  senti monter  larmes de l’esprit

Terre mêlée à l’herbe et rose, porte moi

4  Ovide chez les Scythes, Cahiers Charmes II , (manuscrit, Bibliothèque nationalede France, N.a.fr. 19010) f° 2.

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 115

Porte doucement moi, ô trouble et bienheureuseTerre5

Les images de la terre confuse, support des pas défaillantsdu vivant, seront reprises dans le poème de 1917 pour renvoyer ausujet de la voix poétique s’exprimant sur la condition humaine, aumoment de la tentation du suicide, debout sur « l’insensible rocher,glissant d’algues, propice / A fuir » :

Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi ?

Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi,Porte doucement moi… (JP, 303-305).

Mais la réflexion sur la mort a été longuement poursuivie parValéry depuis les premiers Cahiers, étant envisagée sur plusieursplans différents : la mort biologique, physiologique et la consciencede « Mon Corps » ; la mort comme « partie inséparable de la vie »(Œ , I, 1220) ; la mort comme absence de l’autre et comme

refoulement du passé, refoulement à la fois émotionnel, sentimentalet créatif : « Je pratique depuis 1892 le système… que j’ai créépour me défendre d’une douleur insupportable6 » (C , XVI, 322) ;la mort comme ascèse, recherche solitaire, refus de la gloire7  ; lamort comme mort de l’esprit, une descente dans la nuit noire dusommeil quand toutes les liaisons et relations du jour se défont (lapénétration dans la « Nuit obscure [de l’âme] »… cette nuit qui doitêtre « absence de toute lumière naturelle, et le règne de ces ténèbres

que peuvent seules dissiper des lumières toutes surnaturelles »(Œ , I, 446) ; la mort comme épuisement des possibilités combinatoires

5  Extrait du manuscrit du « Tombeau de Mallarmé » (BNF, N.a.fr. 19002, f°Extrait du manuscrit du « Tombeau de Mallarmé » (BNF, N.a.fr. 19002, f°146 ; reproduit en partie dans CII , 292).6  L’idée du refoulement des émotions extrêmement douloureuses est présenteL’idée du refoulement des émotions extrêmement douloureuses est présentedès les premiers Cahiers : « J’ai été amené à regarder les phénomènes mentauxvigoureusement comme tels à la suite de grands maux et d’idées douloureuses. Ce

qui les rendait si pénibles était leur obsession et leur insupportable retour… » (C , I,198).7  Cf. la lettre à Fourment, octobre 1892 au moment de la crise de Gênes : « lesCf. la lettre à Fourment, octobre 1892 au moment de la crise de Gênes : « lesdeux morts valables de ces jours derniers, le Poète et l’indéfinissable célébrité quidisparurent ont, pour nos rêveries le sort qu’ils ont accumulé » : Paul Valéry-Gustave Fourment. Correspondance 1887-1933, intr., notes et doc. d’Octave Nadal,Paris, Gallimard, 1957, p. 127.

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116 LA CRÉATION EN ACTE

de l’homme8  ; la mort enfin comme celle de la limite extrême, del’ultime pensée, telle qu’elle est évoquée dans la prière de M. Teste :

Seigneur, j’étais dans le néant, infiniment nul et tranquille. J’ai étédérangé de cet état pour être jeté dans le carnaval étrange. […]

Je vous considère comme le maître de ce noir que  je regarde quand jepense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée.

Donnez, ô Noir, – donnez la suprême pensée… (Œ , II, 37.)

Tous ces éléments résonnent ensemble comme tremplin del’imagination en 1913, augmentés des réflexions analytiques des

Cahiers sur la théorie de la représentation et l’association des idées.Si l’on cherche les grandes modalités de cette résonance de la

présence de la mort dans les brouillons de La Jeune Parque de 1913,on pourrait l’envisager comme une sorte de crise existentielle quifait irruption dans les premiers manuscrits, lorsque, d’une manièreviolente et douloureuse, le sujet féminin prend conscience de sapropre mortalité :

pensée s’entr’ouvre  et laisse voir non pensée

une confusion (JP, III, 24)9

Elle est une « victime entr’ouverte » (III, 16) qui voit :

  ennemieMon ombre devant moi, cadavre momie  noir cadavre mouvant (II, 5)

La rencontre avec la mort se manifeste de deux façonsdialectiquement opposées : d’une part une identification de plus

8  Ceci est une constante de la pensée de Valéry : voir « L’Essai sur le mortel »,Ceci est une constante de la pensée de Valéry : voir « L’Essai sur le mortel »,texte inédit de 1892 : « Si nous imaginons un être – connu ou non, nous arrêteronsl’imagination de cet être à un endroit – terme de son futur qui est la mort. Lescombinaisons sont épuisées soit intégralement d’elles-mêmes soit par notrelassitude, c’est-à-dire à cause de l’intervention d’un autre ordre de combinaisons – Ainsi les hommes et leur mort » (CIII , 563) ; cf. cette note des Cahiers de 1945 surla mort « “naturelle” – c’est-à-dire par épuisement (relatif) des combinaisons d’unevie » (C1, 231).9  JP, I, II et III : dossier, en trois volumes, des manuscrits, brouillons et notesde La Jeune Parque, conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèquenationale de France; les chiffres arabes renvoient aux feuillets (N.a.fr. 19004, 5, 6).

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 117

en plus poussée avec sa propre mort, évidente dans la tentation dusuicide, d’aller « Toujours plus avant souriante » (III, 10 vo), de« Mourir ayant souri » (III, 13) ; d’autre part le cri de détresse etde réveil qui va fonder l’énonciation du sujet et, ultérieurement, lechant :

Et je me suis revue et je me suis souri

Sur les bords déchirés de mon extrême cri ! (I, 18)

L’identification à la mort révèle une volonté d’anéantissementdéveloppée dans un vocabulaire qui évoque la confusion, le mélange,l’absorption, la dissolution, la fusion, jusqu’à la transparence totalede l’être. La tentation, le désir même de « toucher le noir » sontexprimés par un champ sémantique de liquides et d’engloutissement,comme si l’être pouvait se fondre à cette absence absolue dans unmouvement de lucidité extrême :

Aller au-delà par degré

rencontrer

défaire le futur et le passé  ce que le temps ne changeregard si fin Sourire à  s’abîmerne plus se comprendre, mais se voirElle eut jusqu’à toucher le noirprésence l’horreurplus subtile que l’horreurNe se |me| plus reconnaître étrangementOublier le malheur  et boire transparente (III, 8)

On retrouve ici des rappels de cette tentation de l’ultime penséeque nous venons de voir dans la prière de M. Teste, cet effort pourdépasser la conscience de sa propre mortalité, dont l’ombre hantela Parque, pour atteindre et accueillir une transparente mort, une« mort toute pure » où « l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire »se confondrait à l’absolu.

Cet aspect de la dissolution de la conscience dans le néantdes choses est un des rares aspects « théorisés » dans le dossier desmanuscrits :

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118 LA CRÉATION EN ACTE

Peindre dans cet endroit de ce poème – cette mort modulée, parsubstitutions insensibles, indolores ; comme musicale, comme un passagedu double au simple, un retrait par dessous… par voie réversible.

Sans que l’on puisse dire à tel moment il y a quelque chose de changé... lessensations se font images, le présent se brouille avec le passé, les substitutionsd’idées se mêlent de variations d’idées même de leur altération vers l’informe,le non-significatif – le moi-même sans référence –, la connaissance fait placeà l’existence, l’autre à moi – et c’est la mort même.

Comment particulariser ceci, remonter de ce que je viens d’écrire à ce

que j’ai pensé à l’état brut entre chacune de ces pensées écrites.

aj. marge gauche : devenir chose/donc –/sentiments = x/souvenirs/toutes

fonctions de/l’absence. (JP II, f° 3)

Le texte développe deux séries d’oppositions de façonparadigmatique : le double et le simple. Le double qui comprend lessensations, le présent, la possibilité de transformations et de suitedans les idées, est le domaine de la différence, de l’altérité, de lasignification – celui enfin de la connaissance, de la conscience de soi ;le simple est celui de l’indifférenciation, de l’accidentel, de l’informe,

du non-significatif : c’est « l’existence », c’est « moi », c’est « lamort même », espace noir et pur. Mais ce ne sont pas des opposésqui s’excluent ; au contraire le « simple » et le « double » peuventse mêler, le passage entre les deux s’effectue par voie réversible, lesimple comprenant les mêmes éléments que le double mais à l’étatindifférencié. L’importance de cette articulation dans la dynamiquede l’écriture est soulignée par une remarque sur un autre feuillet dudébut (en l’occurrence I, 1) : « Principe des courbes / Alors, ici, au

lieu / de peindre mêlé, / peindre séparé. » Cette articulation donneune structure profonde et cachée à l’imaginaire du poème, mais quisurprend le scriptor aussi.

Ce texte est écrit au tout début de la composition, à uneépoque où Valéry envisageait un poème assez court dont lescontours éventuels restaient, à cet instant, assez imprécis ; certainspassages rappellent autant les notes analytiques (en l’occurrence,sur le Sommeil et le Rêve) que le langage imagée de La Jeune Parque,

illustrant bien à quel point il convient de voir les premières commetremplin fondamental de la dernière, comme « fontaine secrète »de la mémoire poétique. Mais la richesse des  possibilités  qui seprésentent dans ce texte, la prégnance polysémique de ces premiers jets vont, petit à petit, déterminer une structuration profondémentimportante de ces thèmes et de ces métaphores : la mort qui se

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 119

veut double ou consciente, la mort simple de l’abandon de soi, lesdeux sommeils, la structure antithétique… tous ces aspects dont laprésence immanente s’annonce ici en potentialité, mériteraient d’êtreétudiés à travers les manuscrits le long de la genèse de ce poème.

Car si la Parque voudrait « descendre lucide » (III, 10), « semirer au néant de sa force mortelle / Se réfléchir sur l’ombre à demiimmortelle/ Et pénétrer sa mort d’une lumière telle » (I, 6 v°), letrouble qu’elle y rencontre, le choc de la morsure, sont d’uneintensité telle qu’ils provoquent « l’extrême cri », le « cri dont j’aibrisé le cristal du silence » (III, 32 v°). La naissance de la voix a lieu

au fond de l’abîme du moi, comme l’indiquent les notes manuscritesdu feuillet III, 30 :

voûte du silenceépée – abîme dressé

  hors de soitransparence – miroir formé par cette voix.  facile enfance

  secretstimbre – voix intérieure

Le timbre de la voix l’étonne, transforme la porte sur le néant enmiroir de soi. Alors que « Je pensai un adieu » (III, 31), « Adieu,pensai-je, moi / toi » (III, 32), au lieu de passer à travers pour occuperl’espace de la transparente mort, la voix pose une présence qui la

surprend, un cri qui fait irruption dans le silence, qui déchire :

Je sentais les secrets de ma facile enfance[…]Mes énigmes tremblaient sur les bords | de ce cri

  déchirés (III, 30)

Et c’est une voix qu’elle ne reconnaît pas : « Ce timbre m’étonne

comme d’un étranger » (f° 30), le timbre est « rauque », « grave », lavoix « basse » (f° 31), « si rauque et d’<horreur> <amour> de chairsi mêlée » (f° 33).

Je me suis déchirée et j’ai connu ma voixp[ou]r la première fois

Le monstre d’une voix (III, 33)

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120 LA CRÉATION EN ACTE

La voix est à la fois celle d’une autre, celle qui lui ôte la voix, celled’une étrange connaissance de soi et, maintenant, le seul moded’expression dont elle peut se servir : « Sans pouvoir répondre à mavoix que j’entendais / car elle s’ajoutait / et je ne trouvais point uneautre voix pour me répondre » (III, 33). La fragilité, la précaritéextrême de l’être s’exprime dans cette diffraction ou fragmentationdes instances du moi.

Dans les manuscrits de La Jeune Parque, le scriptor  semblevivre directement dans toutes ses fibres sensibles, sensorielles etémotives ce que le penseur a auparavant étudié avec une distance

analytique. Dans ce chantier poétique, lieu d’exploration desassociations affectives du langage, le scriptor se surprend, étonné devoir ses réflexions antérieures sur la mort, sur le rêve, sur l’identitémême du sujet, surgir devant lui sur les feuilles manuscrites sousune forme secrète qu’il reconnaît à peine. Ainsi, on retrouve dansles Cahiers d’avant La Jeune Parque, plusieurs notes qui analysentprécisément la scission des instances du moi, mais le sujet est abordéen termes plutôt abstraits : le jeu dynamique des réactions suscitées

par la constatation du vide ou du « point nul  » qui constitue le moiest étudié surtout comme un des aspects du fonctionnement del’esprit.

[…] un esprit ne peut pas être défini à un instant donné.Un état mental isolé n’est rien, = 0, parce que dans un instant nul (et

même fini mais très petit), il n’est rien, il ne présente rien, et ce qui l’emplitpendant ce néant ou quasi-néant, n’existe que par la suite.

L’esprit n’existe qu’ensuite de lui-même. […]

On ne peut se le REPRÉSENTER que comme somme ou pluralité ensérie – avec des conservations partielles et des changements continuels. Desorte qu’on ne peut se représenter le moi que comme un point nul , un zéro

de qualité et de quantité. (C1, 882; C , II, 201)

Dans ce texte de 1901 l’analyse est toujours très abstraite. Dix ansplus tard la dynamique créatrice que Valéry cherche à cerner estexprimée sous la forme d’une image scientifique précise : le corps

noir

10

; l’image est développée dans un langage très personnel quirappelle dans certaines phrases l’intensité des poèmes en prose : le

10  Le corps noir, faut-il préciser, se réfère au concept scientifique d’un corps idéalLe corps noir, faut-il préciser, se réfère au concept scientifique d’un corps idéalqui absorbe et diffuse totalement les radiations électromagnétiques quelle que soitleur fréquence, et qui n’a aucun pouvoir de réflexion.

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 123

  convulsivement belleFurieusement belle, l’âmeAffreuse et les flancs mugissants

  Hurle  <Pâle> profondément mordue11

Au verso du feuillet on retrouve une version recopiée de cettestrophe qui rend explicite la thématique mortelle :

La Pythie, auprès d’une flammeNoyée aux nuages d’encens  à la mort en hâtant

Hurle et se décomposeAffreuse et les flancs mugissants

Pâle profondément mordue (f° 95 v°)

Dans les deux feuillets la force de la voix ne montre aucunenuance : « hurle », « hennir », « les sanglots les spasmes / Lesécumants enthousiasmes », « vocifère », avant la transformationabrupte annoncée dans ce brouillon sur le même feuillet d’une

troisième strophe :  Où le martyrCette femelle aux jambes froidesQu’entrave le python gluant

Vocifère entre les ruadesDu trépied sonore et puantMais enfin le Ciel se déclareL’oreille du pontife hilare

  versS’aventure dans le futurEt [comme une] l’attente sainte se pencheVers cette voix nouvelle et blancheDont le corps cesse d’être impurD’un corps purgé

Qui échappe d’un corps impur

Ces trois strophes, écrites au recto et au verso du même feuillet,

et, selon toute apparence scripturale, très proche l’une de l’autre dansle temps, annoncent la structure globale du poème en devenir. C’estl’exemple peut-être le plus frappant dans les manuscrits de Valéry

11  Manuscrit de « La Pythie », dossier deManuscrit de « La Pythie », dossier de Charmes, Bibliothèque nationale deFrance, N.a.fr. 19007, f° 95.

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124 LA CRÉATION EN ACTE

de la génération interne d’un poème ; car tout l’effort de l’écritureva s’insérer entre les vers 4 et 5 de cette esquisse : dix-neuf strophesau total pour effectuer la transition au moment où « enfin le Ciel sedéclare12 ».

*

Si nous pouvons envisager l’écriture chez Valéry sous cetteforme de transformation, « d’impulsion en impulsion », il n’en restepas moins que, selon lui, le « travail du poète » est un travail de

dissimulation, pour « escamoter les traces de travail… rendre aussiinintelligible que possible le procédé de génération » (C , VI, 387). End’autres mots, pour transformer l’écriture en écrit : le mouvement etla dynamique de l’acte d’écrire, le geste scriptural essentiellementinstable, avec tout ce que cela comporte de psychique et de gestuel,seront transformés en écrit – le produit, résultat stable, que ce soitde façon temporaire avant de reprendre le travail des brouillons, oudéfinitive sous forme publiée.

Chez Duras, pourtant, ces deux modes se brouillent et,surtout dans ses dernières œuvres, l’écriture elle-même occupeune place déterminante, à tel point que certaines peuvent êtreenvisagées comme textes proprement génétiques, des textes qui nonseulement comportent une sorte d’autocritique ou commentairesur l’acte d’écrire, mais s’offrent à lire comme autant de fragments,de brouillons, de tentatives de réécriture. À ce titre, le « roman »Emily L. est exemplaire. On retrouve dans le texte une présence très

marquée des thèmes et des images que nous venons d’identifier :la mort, la nuit, la mer, la descente dans des régions obscures, lamultiplication des instances du « moi », l’altérité, l’écriture commeacte de navigation dans des domaines lointains et profonds, sinoninsondables.

Deux personnes, la narratrice et son interlocuteur viennentrégulièrement au café de la Marine à Quillebeuf-sur-Seine pourprendre un verre et pour inventer ensemble l’histoire du vieux

12  Plus tard, avec un regard rétrospectif, Valéry soulignera sa préoccupation avecPlus tard, avec un regard rétrospectif, Valéry soulignera sa préoccupation avecla modulation : « Esthetica mea (grand art) / Modulation. Cette idée-image m’apassionné – il y a 40 ans. […] / Mais la vraie notion appartient à la sensibilité.Passage insensible par une succession composée, non continue et non discontinue – changement sensible après qu’il s’est produit. / Évitement des seuils. La voix. Legalbe du corps. » (C , XXVI, 920)

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  L’écriture en devenir chez Valéry et Duras 125

couple anglais installé, légèrement soûlé, au bar : le Captain et safemme, nommée, peut-être, « Emily L. » Elle aurait arrêté d’écrirede la poésie sur la demande de son mari qui se sentait menacé parson écriture, par les régions troubles qu’elle devait explorer et parle simple fait qu’il ne pouvait pas la comprendre. Emily L. avaitapparemment écrit dix-neuf poèmes, publiés à son insu, et puis« s’était arrêtée de le faire » (EL13, 81). L’arrêt est associé à la mortd’une petite fille lors de sa naissance ; Emily L. subit une crise dedétresse, elle crie, elle hurle, a envie de mourir, et puis, « ça avaitcessé aussi, cela, comme les poèmes ».

Néanmoins, il est surprenant de constater que, si le rôlede l’écriture est fondamental au développement du récit dès ledébut, une étude génétique des manuscrits montre que tout ce quise rapporte à la poésie d’Emily L. paraît être écrit par Duras audernier moment. Une des premières versions de dix-huit feuillesdactylographiées s’intitule « Les Coréens », les deux personnagesconstatant la présence incongrue d’un groupe d’Asiatiques àQuilleboeuf. L’ouverture est tout de suite là : « Ça avait commencé

par la peur », et en effet « La peur » sera un des titres provisoiresproposés pour le livre ; au quatrième feuillet on lit « J’ai dit à Yannque j’avais décidé d’écrire notre histoire »; aux derniers feuilletson retrouve déjà formulées les dernières pages du récit au sujet del’écriture14.

La plus grande partie de ce texte s’établit sans trop decorrections par un processus d’expansion interne ; des « blocsd’écriture » sont composés en pages dactylographiées, avec quelques

ajouts à l’encre, et parfois des développements manuscrits incorporésintégralement dans la version dactylographiée suivante. Ainsi, le

13  EL : Marguerite Duras, Emily L., Paris, Éditions de Minuit, 1987.14  DRS 17.2, f DRS 17.2, f os. 1, 4 et 17-18. Les manuscrits de Duras sont conservés à l’institutMémoire de l’édition contemporaine, Caen. La référence indique la cote duclassement du dossier des manuscrits d’Emily L. suivie de la numérotation dufeuillet. La nature exacte de la peur ressentie par la narratrice n’est pas précisée,mais une inquiétude troublante semble la traverser, représentée par la présence des

étrangers venus de loin, mais aussi par le couple anglais, lui aussi venu des merslointaines « à la fin du dernier voyage, à la fin de la vie ». (EL, 31) La mort del’écriture semble aussi provoquer de l’angoisse ; la référence oblique dans le textefinal à ce « nom d’un écrivain américain. Mort. Suicide… » (EL, 65) est beaucoupplus claire dans les manuscrits avec l’ajout des initiales « E. H. » dans une desversions et même une dédicace à Hemingway dans une autre : « For E. H., writer(1898-1961). »

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126 LA CRÉATION EN ACTE

texte s’étoffe petit à petit, les blocs d’écriture ne changeant presquepas, à moins de subir une scission interne pour permettre l’insertionde matériel nouveau. Le texte se compose progressivement de cettemanière, jusqu’à constituer un dossier de soixante-dix feuillesdactylographiées, correspondant avec peu de variantes au textedéfinitif 15. Or, les pages qui manquent (EL, 73-90, 109-127 et 145-151) sont celles qui racontent la naissance et la mort de l’écriturechez Emily L.

Un des dossiers (DRS 17.9) contient l’ensemble de cesdéveloppements tardifs. La différence d’approche est flagrante,

les manuscrits étant composés de brouillons écrits à la main auxencres de couleurs diverses ou de pages dactolygraphiées largementcorrigées. Un feuillet en particulier mérite une étude plus détaillée.Il évoque la fin de l’écriture poétique et surtout le poème disparuqui ne figure pas dans le recueil de vers publiés, le vingtième sur lalumière d’hiver, « Winter Afternoons16 ».

Quand l’été est revenu après son séjour dansla maison au-dessus des garages, après un séjour à l’hôpi-tal, elle n’avait plus écrit, sauf, un poème sur la lumièrede l’après-midi en hiver :  Il y a un certain angle de la lumière  Certains après-midi d’hiver  Qui est oppressante  C’est une blessure faite que nous fait le ciel  Rien ne se voit ni cicatrice ni trace  Mais au centre des significations

  Une différence interne

Au plan diégétique, le Captain, ayant découvert le brouillon de cepoème et, l’ayant compris encore moins que les autres, commetle péché originel des généticiens : il détruit le manuscrit. Au plangénétique, le manuscrit nous offre une lecture privilégiée et en directd’un extrait de ce poème, mais montre en même temps que l’écrivains’efforce vite sinon de l’effacer, au moins de le rendre moins présenten transposant le discours en style indirect et le temps verbal au

passé. Comme si tout ce qui se reportait à l’écriture d’Emily L.

15  DRS 17.1, qui, malgré la cote, n’est pas le premier de la série.DRS 17.1, qui, malgré la cote, n’est pas le premier de la série.16  DRS 17.9 f° 43 (changé en 46) ; page dactylographiée avec plusieurs campagnesDRS 17.9 f° 43 (changé en 46) ; page dactylographiée avec plusieurs campagnesde corrections (ajouts à l’encre noire et rouge).

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128 LA CRÉATION EN ACTE

sections et en relient d’autres font preuve d’une densité de travail etde correction :

Le poème sur les blessures infligées par la lumière d’hiver

aborde de plus près les sources profondes d’une angoisseimpersonnelle, les épées de soleil oppressant comme « les retombéessonores des grandes orgues » (EL, 85) et n’apprenant rien saufune absence fondamentale d’ordre métaphysique et l’impossibilitéultime de signifier ; la voix du poème apporte cette perception à uneconscience d’ordre universel de désespoir, dans un contexte de clartéet de nuit, de ciel et de terre. Or, la présentation du poème dans letexte est d’un intérêt singulier. Les possibilités diverses de ce feuillet

seront beaucoup travaillées avec de multiples développements etvariantes dans d’autres feuillets, jusqu’à la dispersion. Les élémentsdivers vont se scinder et seront enfin insérés à trois endroitsdifférents dans le texte déjà plus ou moins élaboré. Le poème n’estpas seulement perdu dans le sens littéral et matériel de l’histoire, ilest perdu dans le texte, couvert par des couches multiples de voix,filtré par des niveaux de narration complexes, comme si, au lieu dese rendre manifeste, le poème recelait, reculait devant nos yeux. Le

lecteur est obligé de le déchiffrer, de le reconstruire partiellement,l’acte de la lecture imitant celui de la genèse de l’écriture, le texte lui-même étant une mise en acte de cette voix en fuite. Bref, le poème,créé à partir d’une absence, est à son tour effacé : il est littéralementexclu du recueil de poésies, il disparaît du vécu du sujet (à tel pointqu’Emily L. veut croire ne l’avoir jamais écrit), et s’efface du texte.

à

penser que

froid au delà des

mots, qu ça faisait

peur. Puis elle était

allée dans la

chambre.

Elle n’avait pas

fermé la porte

c’est au bout d’un

moment

qu’elle avait

découvert la

disparition du

poème elle

 

Et le Captain l’avait jeté le poème. Il avait pensé que

  Elle était rentrée d’un

c’était une mauvaise chose pour elle. A son retour de

contour de l’île. Elle avait dit qu’il faisait froide poème elle avait

promenade elle avait cherché le morceau de papier

  demandé au C. s’il avait vu une page écrite qui

Le Captain avait menti.

traînait sur la commode.

rien de pareil

Il avait dit qu’il n’avait pas vu le poème.

Elle avait cherché toute une partie de la

resté

soirée et une partie de la nuit. Il était cherché dansil l’avait laisser chercher avait é

l’autre pièce, <;> d<D>e temps en temps il lui demandait si elle

avait trouvé. Elle disait non. Et à la fin elle était entrée

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La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de lacritique génétique

Thomas Bartscherer

Résumé

Les spécialistes de la critique génétique ont depuis longtemps

montré les limites des éditions critiques classiques, en particulier pour la présentation de la genèse textuelle. Toutefois les contrainteséconomiques et matérielles de la publication sur papier ont jusqu’àrécemment rendu difficile le développement des essais de critique

 génétique et d’éditions fondées sur ses principes. Avec l’adoption detechnologies hypermédia pour les études littéraires, cette situationa radicalement changé. À travers une analyse détaillée du projetHyperNietzsche, cet essai explore les intimes corrélations entre

critique génétique et les nouveaux médias. L’HyperNietzsche illustre le fort potentiel des plates-formes de recherche hypermédia pour étendrela portée et transformer le travail de la critique génétique, et cet essaidéfend l’idée que ces développements technologiques augurent unerapide expansion de ses méthodes et de ses idées, à la fois dans leurdiffusion et dans leur rigueur.

I

Imaginez un instant un auteur prolifique qui jette tout surle papier et dont les habitudes d’écriture sont d’un certain côtéobsessionnellement méticuleuses et de l’autre totalement chaotiques.Faites de lui un maniaque qui garde tout  – ses carnets de notes,ses épreuves d’imprimerie, des feuilles volantes et même des boutsde papier, des listes de course, des factures, etc. – et qui, après samort, laisse une grande part de ses écrits inédite. Imaginez encoreque presque tout son legs littéraire est conservé dans de bonnesconditions, et que pratiquement tout ceci est situé en un seul endroit.Pour ajouter un peu de couleur à ce portrait, supposez qu’après lamort de cet auteur, les gardiens de ses archives, incluant la propre

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134 LA CRÉATION EN ACTE

sœur de l’auteur, personnage sans scrupule, réunissent hâtivementun ensemble de notes tirées des manuscrits et les rassemblent « parsujet », à leur propre idée, sans la moindre rigueur philologique, etqu’ils publient cette mouture sous le nom de notre auteur lui-même,la présentant comme l’une de ses « œuvres inédites ». Retenantvotre incrédulité, imaginez encore que ce livre, que l’auteur n’a jamais écrit, en vient à être considéré par un grand nombre de sesinterprètes comme son magnum opus, comme l’exposé magistral desa pensée. Dernier indice, disons que cet auteur se trouve être l’undes écrivains les plus influents de l’âge moderne. Peut-on imaginer

un cas plus intéressant pour la critique génétique1

 ?Le lecteur aura certainement déjà deviné – comme montitre le laisse entendre – que l’auteur auquel je pense est FriedrichNietzsche. Le scénario décrit ci-dessus est en effet l’histoire du legslittéraire de Nietzsche, et le livre qu’il n’a jamais écrit est connudu monde entier sous le titre La Volonté de puissance2. Du vaste

1  Cet essai part du principe que le lecteur a déjà une certaine familiarité avecCet essai part du principe que le lecteur a déjà une certaine familiarité avecla critique génétique. En guise d’introduction générale, voir Louis Hay, éd.,Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993 et AlmuthGrésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF,1994 [disponible aussi en allemand : Almuth Grésillon,Literarische Handschriften :Einführung in die « critique génétique », Bern, Berlin, Wien, Lang, 1999]. Pourdes débats qui portent sur un sujet particulier, voir les essais publiés dans MichelContat et Daniel Ferrer, éds., Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories,Paris, CNRS Éditions, 1998 ainsi que les autres volumes de cette série. Voir aussila revue Genesis. Manuscrits, recherche, invention, (Éditions Jean-Michel Place),dont le premier numéro remonte à 1992. En anglais, voir Graham Falconer,

« Genetic Criticism », in Comparative Literature, vol. 45, n° 1, 1993 ; Daniel Ferrer,« Production, Invention, and Reproduction : Genetic vs. Textual Criticism »,in Reimagining Textuality : Textual Studies in the Late Age of Print, ElizabethBergmann Loizeaux et Neil Fraistat, éds., Madison, University of Wisconsin Press,2002 ; Louis Hay, « Does “Text” Exist ? » in Studies in Bibliography, vol. 41, 1988et deux numéros de revue consacrés à cette question, Romanic Review, vol. 86, n° 3,1995 and Yale French Studies, n° 89, 1996, cette dernière incluant une bibliographiesélective.2  Pour l’histoire textuelle du livre que Nietzsche n’a jamais écrit, appeléPour l’histoire textuelle du livre que Nietzsche n’a jamais écrit, appelé LaVolonté de puissance, voir Mazzino Montinari, « La Volonté de puissance » n’existe

 pas, Paolo D’Iorio, éd., trad. Patricia Farazzi et Michel Valenis, Paris, Éditionsde L’Éclat, 1996 et Mazzino Montinari, Reading Nietzsche, trad. Greg Whitlock,Urbana, University of Illinois Press, 2003, p. 88-102. Pour des détails sur lesmanuscrits de Nietzsche, voir la préface philologique de H. J. Mette à FriedrichNietzsche, Werke und Briefe. Historisch-kritische GesamtausgabeHistorisch-kritische Gesamtausgabe, H. J. Mette, éd.,München, Beck, 1933, p. XXXI-CXXII, republiée dans Friedrich Nietzsche,FrüheSchriften, H. J. Mette, éd., 5 vol., München, Beck, 1994. Voir aussi H. J. Mette,

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 135

enchevêtrement du Nachlass de Nietzsche émergea l’une des éditionscritiques les plus ambitieuses et les plus réussies du XX

e  siècle, laKritische Gesamtausgabe  (KGW ) de Giorgio Colli et MazzinoMontinari. Cette édition monumentale et aux nombreux volumess’est, à juste titre, attiré l’admiration de tous ceux qui connaissent lesproblèmes liés à l’établissement d’une édition critique et la gratitudedes interprètes de Nietzsche, et a tenu le premier rang pendant unquart de siècle3. Parce que la KGW   incarne l’édition critique surpapier dans sa plus grande réussite, ses défauts sont révélateurs deslimites de l’imprimé en tant que véhicule du savoir critique. D’un

point de vue génétique, ces défauts peuvent être clairement mis enévidence et de la même façon les besoins et les buts de la critiquegénétique montrent clairement les avantages de l’hypermédia pourmener à bien certains projets scientifiques4. C’est justement la prisede conscience des limites de la publication sur papier pour les étudesgénétiques qui a conduit au développement d’un nouvel instrumentsavant, la plate-forme de recherche hypermédia (ou Hyper) sous laforme du projet HyperNietzsche. Cet essai étudie le croisement entre

le programme scientifique de la critique génétique et le potentiel derecherche des technologies hypermédia, à travers l’examen détaillédu projet HyperNietzsche. Pour commencer, considérons brièvement

« Der handschriftliche Nachlass Friedrich Nietzsches », in Sechste Jahresgabe derGesellschaft Freunde des Nietzsche Archivs, Leipzig, Richard Hadl, 1932, disponibleégalement à l’adresse http://www.hypernietzsche.org/hjmette-1. Voir aussi lesVoir aussi les

chapitres consacrés à la description des manuscrits dans les différents volumesd’appareil critique de l’édition Colli-Montinari Friedrich Nietzsche, Werke.Kritische Gesamtausgabe, Giorgio Colli and Mazzino Montinari, éds., Berlin, deGruyter, 1967. [Dorénavant,[Dorénavant, KGW.]3  Colli et Montinari ont commencé à publier leur édition dans des traductionsColli et Montinari ont commencé à publier leur édition dans des traductionsitaliennes et françaises en 1962, avant de trouver un éditeur allemand. La genèsede cette édition est en elle-même une histoire fascinante. Voir Mazzino Montinari,Reading Nietzsche, op. cit., p. 13-22. Son histoire est racontée en détail dansGiuliano Campioni, « “Die Kunst, gut zu lesen.” Mazzino Montinari und dasMazzino Montinari und dasHandwerk des Philologen », in Nietzsche-Studien, n° 18, 1989.4  « Hypermédia », dans ce contexte, signifie toute forme de présentation et de« Hypermédia », dans ce contexte, signifie toute forme de présentation et destructuration de l’information assistée par ordinateur et liée électroniquement desorte qu’un utilisateur ayant accès aux documents peut se déplacer d’un documentà l’autre à travers l’interface de l’ordinateur (c’est-à-dire en cliquant sur unesouris). En pratique, cela est très proche de ce qu’on appelle communément un« hypertexte ». Cependant une plate-forme hypermédia incorpore non seulementdes textes et des images, mais aussi du matériel audio et des séquences filmiques.

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136 LA CRÉATION EN ACTE

les limites de l’édition critique imprimée, car c’est là que réside lagenèse du projet Hyper5.

Colli et Montinari, lorsqu’ils préparèrent l’édition du Nachlass de Nietzsche pour la KGW , durent faire face à deux contraintes liéesau support papier : les contraintes du marché éditorial et les limitesphysiques du format livre. D’un point de vue économique, il étaithors de question de publier des fac-similés de tous les manuscritsavec leurs transcriptions. Publier seulement les transcriptions desécrits de Nietzsche tels qu’ils apparaissent page après page, mêmesans les fac-similés, était également peu faisable. Nietzsche réutilisait

souvent des carnets de notes, parfois après de longs intervalles detemps, écrivant parfois même au verso de pages déjà utilisées et ilavait l’habitude d’écrire dans plus d’un carnet à la fois au cours d’unemême période. Dans la présentation linéaire et figée d’un livre, lasimple transcription de ce matériau page par page n’aurait guère étésatisfaisante pour les interprètes, ayant déconcerté la plupart d’entreeux, pour ne pas parler des lecteurs non-spécialistes. C’est pourquoiles éditeurs décidèrent de traiter la masse des notes inédites du

Nachlass de la façon suivante : les notes que Nietzsche écrivit durantla composition de tel ou tel livre sont publiées dans le même volumeque le texte de ce livre ; en complément au volume d’une œuvrepubliée de Nietzsche – par exemple Aurore ou Par-delà bien et mal   – est publié un appareil critique (Nachbericht). Les transcriptionsdes manuscrits écrits durant cette période sont réparties entre levolume du texte et le Nachbericht. Les notes considérées comme desversions préliminaires de passages qui apparaissent ensuite sous une

forme plus élaborée sont versées à l’appareil critique (elles portent lenom d’ébauches préparatoires, ou Vorstufen). En revanche les notesque, d’après les responsables de l’édition, Nietzsche a rejetées ou n’asimplement pas utilisées sont considérées comme des « fragments »(Fragmente) et sont publiées dans le même volume que le texte6.

5  Certains de ces points sont discutés dans Inga Gerike, « Der Wanderer und seinCertains de ces points sont discutés dans Inga Gerike, « Der Wanderer und seinSchatten : Manuskripte und Genese », HyperNietzsche, 2002 [cité le 02/10/2004] ;disponible à l’adresse http://www.hypernietzsche.org/events/lmu/gerike-1.html.Pour ce qui concerne la critique des principes éditoriaux de la KGW , voir WolframGroddeck, « “Vorstufe” und “Fragment”. Zur Problematik einer traditionellenZur Problematik einer traditionellenUnterscheidung in der Nietzsche Philologie», in Textkonstitution bei mündlicherund bei schriftlicher Überlieferung , Martin Stern, éd., Tübigen, Niemeyer, 1991.6  Les textes que Nietzsche a publiés de son vivant sont reproduits dans laLes textes que Nietzsche a publiés de son vivant sont reproduits dans la KGWsur la base du texte de la première édition publiée, et le petit nombre d’œuvresachevées mais inédites (certaines ayant été distribuées dans le cercle privé) appelées

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 137

Ainsi par exemple, la 5e Partie de la KGW , volume 1, publiée en1971, contient le texte d’Aurore plus les « fragments » écrits quandNietzsche composait Aurore  (1880-début 1881). Le Nachbericht  àce volume (KGW , 5e partie, volume 3), publié en 2003, contient lesVorstufen que Nietzsche écrivit durant la même période. Ce volumeséparé contient aussi différentes versions apparaissant dans chacunedes copies au propre (Reinschriften), ainsi qu’un autre groupe, les« notes occasionnelles » (Gelegenheitsnotizen), comprenant parexemple des listes de courses, des adresses, des rendez-vous chez lemédecin, etc. L’appareil critique reproduit ces Gelegenheitsnotizen 

qui apparaissent de-ci de-là dans les manuscrits, en tant que notesde bas de page aux listes détaillées qui décrivent les contenus dechaque page du manuscrit. De leur côté, les brouillons de lettresforment encore une autre catégorie et sont totalement exclus de laKGW . Ils sont publiés dans les volumes de la correspondance deNietzsche.

Si le grand succès dont jouit la KGW  témoigne du caractèrepratique de cet arrangement, d’un point de vue génétique les

inconvénients en sont évidents. Des passages qui apparaissent surla même page dans le manuscrit de Nietzsche, même s’ils ont étéécrits pendant la même période, peuvent se trouver publiés dans desvolumes totalement différents, selon qu’ils sont considérés commedes fragments ou des brouillons7. Montinari lui-même reconnaissaitque la KGW  n’a pas été originellement conçue pour faciliter l’étudede la « pensée en devenir » de Nietzsche mais plutôt celle de ses

collectivement Nachgelassene Schriften, ont été publiées dans la forme souslaquelle Nietzsche les a laissées. Pour un exposé général et bref des principes del’édition, voir Friedrich Nietzsche, Sämtliche Werke: Kritische Studienausgabe in 15Einzelbänden, Giorgio Colli et Mazzino Montinari, éds., Berlin, DTV-de Gruyter,1988, XV, p. 18-20. Sur les décisions portant sur des sections précises du Nachlass,voir l’appareil critique pour les volumes correspondants. Dans Reading Nietzsche,op. cit., p. 80, Montinari présente le raisonnement qui fonde l’approche choisiepour la KGW .7  Ainsi que Marco Brusotti l’a remarqué : « Qui tente de reconstruire la pensée enAinsi que Marco Brusotti l’a remarqué : « Qui tente de reconstruire la pensée endevenir de Nietzsche doit avoir présente à l’esprit la totalité des annotations qui setrouvent dans ses manuscrits. La différence entre fragment et ébauche préparatoiren’a dans ce cas guère de sens » : Marco Brusotti, Die Leidenschaft der Erkenntnis :Philosophie und ästhetische Lebensgestaltung bei Nietzsche von Morgenröthe bisAlso Sprach Zarathustra, Berlin, de Gruyter, 1997, p. 30. Même s’il est vrai quechaque appareil critique fournit en principe l’information grâce à laquelle le lecteurpourrait raisonnablement reconstruire ce qui apparaît sur chaque page manuscrite,la tâche serait excessivement compliquée et laborieuse.

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138 LA CRÉATION EN ACTE

« intentions littéraires » et que « chaque approche doit compléterl’autre pour une interprétation totale de la pensée de Nietzsche8 ».Or l’arrangement éditorial de la KGW  ne fait pas que séparer despassages qui apparaissent sur la même page manuscrite, mais elleintroduit et donne corps à des distinctions catégoriques – brouillonpréparatoire, fragment, note occasionnelle – qui ne sont pas fondéesdans le manuscrit lui-même. Au-delà de ces problèmes généraux,l’absence de fac-similés signifie bien sûr que l’édition n’est toutsimplement d’aucune utilité pour une partie du travail le plus pointude la critique génétique, quand il s’agit par exemple d’analyser

comment l’écriture se présente effectivement sur la page, ou lavariété des façons selon lesquelles les mots sont biffés ou insérésdans la trame du texte9.

En préparant la KGW ,  Colli et Montinari exploitèrentpleinement les moyens à leur disposition. Ce qu’ils ne purent passurmonter cependant, ce furent les limites imposées par le supportlui-même. L’avènement de la technologie hypermédia signifie queles interprètes et les éditeurs peuvent maintenant envisager la

publication du legs manuscrit sans les contraintes de la publicationsur papier. Dans une plate-forme hypermédia, publier trente-deuxpages de fac-similés (ce qui correspond au nombre de pages de fac-similés incluses dans l’édition KGW  d’Aurore) ou bien publier trente-deux mille pages (soit grosso modo le nombre de pages numériséespar le projet HyperNietzsche), c’est à peu près la même chose.De la même façon, en raison de la flexibilité de l’hypermédia, lesresponsables d’édition ne sont plus forcés à faire les choix fatidiques

de présentation qui étaient requis par le format livre.Quoi qu’il en soit, la science de l’édition en environnement

hypermédia soulève un grand nombre d’autres questions et desérieux défis. Puisque l’hypermédia peut aisément incorporer unetelle quantité d’informations, il est impératif que des systèmesefficaces soient conçus pour gérer et présenter ces matériaux et qu’ondéveloppe une technologie appropriée pour les mettre en place.Qui va le faire et qui va payer pour cela ? Comment les ressources

8  Montinari,Montinari, loc. cit.9  Bien que ne faisant pas partie du plan original de Colli et Montinari, la décisionBien que ne faisant pas partie du plan original de Colli et Montinari, la décisionfut finalement prise de produire une série de volumes contenant des transcriptionsdiplomatiques des carnets de Nietzsche des années 1885-1889, qui incluent un CD-ROM avec des images en fac-similés des manuscrits. Le premier volume est paru en2001.

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 139

électroniques vont-elles être pérennisées sur le long terme ? Quelsrapports juridiques et financiers peuvent être établis entre lescentres d’archives, les éditeurs hypermédia et l’utilisateur final ? Sila plate-forme hypermédia doit incorporer des transcriptions, destraductions, des commentaires, qui va décider de ce qui peut êtrepublié ? Comment les contributions critiques publiées en formatélectronique peuvent-elle être plus efficacement associées aux sourcesprimaires et présentées aux autres spécialistes ? Enfin, quel impactaura le développement de cette plate-forme de recherche hypermédiasur la critique génétique et comment les études génétiques peuvent-

elles exploiter au mieux ces nouveaux instruments ?Le projet HyperNietzsche affronte quotidiennement cesquestions. C’est pourquoi un examen détaillé de ce modèle nousaidera à clarifier les promesses et les embûches de la technologiehypermédia pour la recherche en sciences humaines. Dans la partieconclusive de cet essai, je traiterai de quelques-unes des implicationsd’Hyper pour l’avenir de la critique génétique.

II

HyperNietzsche est le modèle d’une plate-forme de recherchehypermédia conçue pour faciliter les efforts coopératifs et cumulatifsd’une communauté délocalisée de spécialistes et pour rendre leurtravail librement disponible sur Internet10. Le projet a trois objectifsprincipaux :

10

  Pour davantage d’informations sur ce projet, voir Thomas Bartscherer,Pour davantage d’informations sur ce projet, voir Thomas Bartscherer, EcceHypernietzsche : It’s Not Just the Philology of the Future Anymore, NMEDIAC :The Journal of New Media and Culture, 2003 [cité le 2/10/2004] ; disponible à http://www.ibiblio.org/nmediac/fall2003/ecce.htm. Des parties de ce texte ont été réviséeset incorporées dans le présent essai. Voir aussi Paolo D’Iorio, éd., Hypernietzsche.Modèle d’un hypertexte savant sur Internet pour la recherche en sciences humaines.Questions philosophiques, problèmes juridiques, outils informatiques, Paris, PUF,2000 et Paolo D’Iorio, « Principles of Hypernietzsche », in Diogenes, vol. 49,n° 4, 2002, disponible en anglais et en français ; et bien sûr, consulter le site del’HyperNietzsche : www.hypernietzsche.org. Le site est disponible en six langues

et contient la description des objectifs du projet. Au moment de la rédaction de cetexte, certaines descriptions du projet qui se trouvaient sur le site étaient périméeset par ailleurs le lecteur doit garder à l’esprit que même si ce que nous décrivonsdans cet article a déjà été réalisé ou le sera prochainement, l’HyperNietzsche est unwork in progress qui défriche un territoire inexploré. Cet essai traite des objectifs àlong terme du projet, qui sont sujets à changements, et tout ce qui est décrit ici neva pas nécessairement se concrétiser.

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140 LA CRÉATION EN ACTE

1. Fournir un accès libre et direct à travers Internet aux sourcesprimaires pour l’étude de Nietzsche, en incluant des fac-similés numérisés de son œuvre publiée et de ses manuscrits,de ses carnets, feuilles volantes, lettres, etc., ainsi que des fac-similés de chaque livre de sa bibliothèque personnelle.

2. Servir de lieu d’archivage et de support de publication pour lalittérature secondaire sur Nietzsche, incluant les transcriptions,traductions, études génétiques, commentaires philologiques,éditions critiques, interprétations philosophiques, etc.

3. Développer le support technologique, administratif et

 juridique pour assembler et intégrer ces documents et assurerla durabilité du projet.

HyperNietzsche est conçu comme un projet pilote. Sesstructures technologiques, administratives et juridiques sontconçues pour être aisément adaptées au développement d’autresplates-formes hypermédia portant sur une vaste gamme d’autressujets. Pour cette raison parmi d’autres, le projet adhère aux

principes de l’Open Source, non seulement pour ce qui se rapporteà la programmation et la conception informatique, mais aussi ence qui concerne les questions de propriété intellectuelle11. On peuttrès facilement imaginer que le modèle de l’HyperNietzsche soitappliqué à l’étude d’autres auteurs, et de fait, des équipes travaillantsur Arthur Schopenhauer, Giacomo Puccini et Euripide, pour n’enévoquer que quelques-unes, ont déjà manifesté leur intérêt pourle modèle HyperNietzsche. Le travail a déjà commencé sur des

plates-formes hypermédia consacrées à Virginia Woolf et FernandBraudel. D’autres projets peuvent encore être imaginés, tels que par

11  Dans un sens strictement technologique, Open Source signifie que le codeDans un sens strictement technologique, Open Source signifie que le codesource du programme est librement accessible au public et peut être utilisé etmodifié par quiconque. L’Open Source Initiative (OSI) explique ses principesde base de la façon suivante : « Lorsque des programmateurs peuvent lire,redistribuer, et modifier le code source d’une partie de logiciel, le logiciel évolue.Les gens l’améliorent, l’adaptent, résolvent les bogues. » Voir le site de l’OSI : www.opensource.org. Dans les arts et dans les sciences, l’expression « open source » enest venue à signifier la diffusion libre des sources primaires et de la productionscientifique à travers Internet. Pour protéger les droits des auteurs tout en assurantune distribution libre dans le monde entier, l’équipe de juristes de l’HyperNietzschea développé des licences appelées « copyleft ». Pour davantage d’information surces questions, se reporter au site HyperNietzsche, à partir du lien « Qu’est-ce quel’HyperNietzsche ? »

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 141

exemple un Hyper consacré à l’histoire de la réception d’une œuvreparticulière (par exemple Médée d’Euripide) ou bien à un événementhistorique (par exemple, la chute du mur de Berlin) ou bien à unequestion philosophique (par exemple, la volonté).

Aperçu

Le projet HyperNietzsche a été originellement conçu en1996 par un chercheur italien, Paolo D’Iorio, comme une manièred’utiliser les technologies du Web pour apporter des solutions

à d’anciens problèmes de la philologie pour l’établissement deséditions critiques12. À la fin des années 1990 à l’Institut des texteset manuscrits modernes (ITEM) de Paris, le projet commençaà prendre forme. Tout en continuant à s’occuper des questionsd’éditions critiques, le projet s’est transformé et élargi à un nouveauconcept, celui de plate-forme de recherche hypermédia13. Uneplate-forme de recherche hypermédia ne fournit pas seulement dessources primaires et la production scientifique qui s’y réfère, à travers

lesquelles on peut naviguer avec la plus grande facilité, elle faciliteaussi l’intégration complexe et dynamique de ces matériaux, est enelle-même un puissant instrument de recherche, et sert d’entrepriseéditoriale à diffusion mondiale, pouvant contribuer au déploiementdu savoir critique dans un format hypermédia.

L’association HyperNietzsche fut fondée en 2001 pour géreret accompagner le projet. L’association est dirigée par un comitéscientifique constitué de spécialistes de Nietzsche internationalement

reconnus, qui sont élus tous les deux ans par tous les membres del’association. Toute personne qui a) a publié dans Hyper, et b) aune lettre de recommandation d’un membre actif, est qualifiée pourêtre membre votant. Un système électronique a aussi été conçupour permettre une évaluation scientifique anonyme de toutes

12  Voir Paolo D’Iorio, « L’edizione elettronica », inVoir Paolo D’Iorio, « L’edizione elettronica », in Genesi, critica, edizione, PaoloD’Iorio, et Nathalie Ferrand, éds., Pisa, Scuola normale superiore, 1999.13  Originellement appelé « hypertexte de recherche », le projet a peu à peuOriginellement appelé « hypertexte de recherche », le projet a peu à peulaissé de côté ce terme du fait de sa trop grande proximité avec celui très répandud’« hypertexte ». Toutefois, un terme plus approprié doit encore être trouvé. Ce que j’évoque dans cet article sous le nom de « plate-forme de recherche hypermédia » ouplus simplement de « plate-forme hypermédia » est désormais souvent appeléHyper(Hypermedia Platform for Electronic Research) par l’équipe de l’HyperNietzsche.Le cœur de cet article vise à clarifier ce concept, même si son nom reste à préciser.

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142 LA CRÉATION EN ACTE

les contributions soumises menée par le comité. Ces structuresadministratives – l’association, le comité scientifique, les procéduresd’évaluation par les pairs – garantissent la qualité du contenu, leprestige du site en tant que support de publication, et la durabilitéà long terme du projet. Avec le soutien de la Fondation vonHumboldt, à partir de 2001, l’infrastructure de l’HyperNietzschea été complètement refondue ; une convention a été signée entrel’association HyperNietzsche et la Fondation des classiques deWeimar ; des milliers de pages manuscrites ont été numérisées etpubliées sur Internet ; un langage d’encodage spécifique pour la

transcription des manuscrits a été développé. Au moment où nousécrivons, les utilisateurs peuvent naviguer à travers des partiessignificatives du Nachlass  de Nietzsche, en fac-similés comme entranscriptions, ainsi qu’à travers quelques-unes des œuvres publiéesde Nietzsche dans les fac-similés de la première édition. De plus, ilspeuvent accéder à, et soumettre, des essais critiques et des cheminsgénétiques.

Bienvenue dans l’HyperNietzsche

Un utilisateur qui se rend sur le site de l’HyperNietzschetrouvera d’abord la page d’accueil, qui propose un choix de sixlangues. S’il choisit l’anglais, il verra apparaître la version anglaisede la page d’accueil [Figure 114].

La page d’accueil est divisée en quatre sections.

1) La section MATÉRIAUX, dans l’angle supérieur gauche,inclut les matériaux primaires pour l’étude de Nietzsche séparés encinq catégories :

•  Œuvres : cette section comprend les versions numériquesdes livres écrits et publiés par Nietzsche, en se basant surles premières éditions et/ou sur les fac-similés des premièreséditions.

14  Si les principes de base et les objectifs de l’HyperNietzsche sont demeurésSi les principes de base et les objectifs de l’HyperNietzsche sont demeurésquasiment les mêmes, l’interface graphique est en constante amélioration. Pour cetessai, j’ai téléchargé les images de plusieurs versions, dont la version actuelle serasûrement très différente.

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 143

•  Correspondance : cette section comprend les lettres écrites à/ou par l’auteur.

•  Manuscrits :  cette section comprend les  documents écritsmais pas publiés par Nietzsche – son Nachlass – et inclut lescarnets, feuilles volantes, épreuves d’imprimerie, publicationsprivées, etc.

• Bibliothèque et lectures : ici les utilisateurs pourront consulterles fac-similés des livres de la bibliothèque personnellede Nietzsche, y compris les notes en marge de la main del’auteur.

•  Documents biographiques : comprend des informations sur lavie de Nietzsche, comme des photographies de sa famille etdes papiers d’identité.

2) La section AUTEURS contient trois sous-catégories :

•  Auteurs : une liste d’auteurs qui ont contribué à Hyper,complétée par leur CV, leurs coordonnées, et des liens versleurs contributions à l’HyperNietzsche.

Figure 1

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144 LA CRÉATION EN ACTE

•  Membres de l’HyperNietzsche : un répertoire de l’associationHyperNietzsche.

•  Comité scientifique : la liste des membres du comité scientifiquede l’HyperNietzsche est ici donnée, ainsi que leur CV et leurscoordonnées.

3) La section CONTRIBUTIONS contient des liens vers lescontributions soumises par les utilisateurs d’Hyper – il peut s’agirde travaux nouveaux ou bien déjà publiés sur le papier et proposés àl’HyperNietzsche – ou bien vers des contenus préparés par l’équipe

qui développe l’HyperNietzsche.

•  Décrire  : contient toutes les contributions qui fournissentune description des matériaux, des auteurs ou des autrescontributions. Cela inclut par exemple une description del’état matériel d’un manuscrit.

•  Reproduire : cette section inclut des reproductions numériquesdes matériaux. La transcription d’une page de manuscrit par

exemple est considérée comme une reproduction et est inclusedans cette section.•  Ordonner : les utilisateurs de l’HyperNietzsche auront la

possibilité de trier et d’ordonner les documents présents dans laplate-forme et de soumettre à l’évaluation cet ordonnancementen tant que « Contribution ». Une étude génétique, quiincorpore des documents hypermédia tirés de la plate-formeafin de documenter la genèse d’un aphorisme, serait un

exemple de contribution de la catégorie « Ordonner ».•  Interpréter : contient des contributions critiques classiques,

telles que des essais philosophiques par exemple.•  Traduire : contient des traductions qui peuvent avoir été faites

sur les sources primaires ou sur la littérature critique.

4) La section NOUVEAUTÉS/NOUVELLES  informeles utilisateurs des dernières contributions publiées dans

l’HyperNietzsche et donne aussi des nouvelles sur les développementsde la plate-forme ainsi que sur les événements qui se déroulent dansle monde des études nietzschéennes.

Pour expliquer comment l’HyperNietzsche fonctionne, jevais introduire deux concepts clés : 1) celui de mise en contexte

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 145

dynamique et 2) le modèle du pêcheur de perles associé au systèmedes sigles.

1. La mise en contexte dynamique

La mise en contexte dynamique est le principe central dela plate-forme de recherche hypermédia. Expliqué simplement,cela signifie qu’un élément dans la fenêtre principale peut êtreimmédiatement et automatiquement mis en contexte, de sorte que

tous les contenus qui se réfèrent à cet élément apparaissent dans lecadre qui entoure la fenêtre principale.Une maquette tirée d’une version antérieure de

l’HyperNietzsche illustre ce principe :

Figure 2

Sur la figure 2, la fenêtre principale montre un fac-similénumérique de la page 26 d’un carnet auquel les conservateurs ontdonné le nom de N IV 2. Dans la partie supérieure de cette fenêtre,les trois cadres qui dans la page d’accueil [Figure 1] donnaient

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146 LA CRÉATION EN ACTE

accès aux trois aires logiques de la plate-forme hypermédia se sonttransformés en menu à icones et surtout se sont contextualisés. Dansla page d’accueil, chaque cadre se référait à la totalité des élémentsprésents dans l’HyperNietzsche : le cadre des « Matériaux » donnaitaccès à tous les matériaux, le cadre des « Contributions » à toutesles contributions, etc. Maintenant chacune de ces icones se réfèreexclusivement à la partie de la plate-forme que nous sommes entrain d’examiner, à savoir la page 26 du carnet N IV 2. Cliquer surle petit coffre-fort des « Matériaux » nous donnera accès non pas àtous les matériaux de l’HyperNietzsche mais fera apparaître sous

forme de liste, dans le cadre à gauche, les seuls matériaux  qui seréfèrent à cette page. Si l’icone des « Contributions » (le stylo) étaitsélectionnée, le cadre à gauche montrerait la liste des contributions qui se réfèrent à cette page – par exemple, si une étude génétiquepubliée dans l’HyperNietzsche évoquait cette page, un lien seréférant à cette étude apparaîtrait dans le cadre de gauche. De soncôté, l’icone « Auteurs » affichera des liens aux auteurs qui ont traitéde cette page. Un spécialiste travaillant sur un passage précis aura

donc un accès immédiat à une liste de tous les articles qui citent lepassage en question.En outre, la mise en contexte dynamique ne s’applique pas

seulement aux matériaux primaires (comme des pages de manuscrit).En effet, chaque élément de la plate-forme est immédiatementcontextualisé dès qu’il est affiché sur l’écran. Cela signifie parexemple que si un utilisateur est en train de lire un essai critiquequi cite un autre essai publié dans l’HyperNietzsche, ce second essai

sera immédiatement disponible à travers un hyperlien. Si un auteurse réfère à une page précise du manuscrit de Nietzsche, cette pageaussi sera immédiatement disponible.

2. Le modèle du pêcheur de perles et le système des sigles

Le système HyperNietzsche donne un nom unique, appelé

« sigle », à chaque élément de la plate-forme. Ces élémentspeuvent être aisément utilisés et ordonnés par les concepteurs del’HyperNietzsche afin de présenter l’ensemble d’une façon cohérenteet ergonomique. Mais les visiteurs du site peuvent eux aussi utiliseret arranger eux-mêmes certains éléments hypermédia afin d’établirdes chemins individuels. Cette fonctionnalité repose sur ce que les

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concepteurs de l’HyperNietzsche appellent le « modèle du pêcheurde perles ». Le mot « perle » remplace ici le terme d’« objet » utilisécommunément en programmation (ce nom joue sur l’image d’unplongeur qui part dans les profondeurs à la recherche de perles).Chaque élément de la plate-forme – par exemple un aphorismeindividuel, une page manuscrite, un essai critique – est une perleunique avec un nom distinct. Chaque perle peut aussi contenirplusieurs perles. Par exemple, un des carnets de Nietzsche vautcomme une seule perle, mais chaque page de ce carnet compte aussicomme une perle unique. Une partie de l’infrastructure stocke les

perles, une autre partie les prélève, et une troisième génère les pagesWeb auxquelles l’utilisateur aura accès à travers Internet15. Les perlespeuvent être mises les unes à la suite des autres en chaîne et peuventêtre constamment réordonnées et reconfigurées. Parce que chaqueperle porte un nom unique, il est facile de générer des chaînes selonune séquence prédéterminée – comme lorsqu’un utilisateur cliquesur un carnet page par page – ou bien selon toute autre séquenceétablie par l’utilisateur. Par exemple, un spécialiste qui prépare

l’étude génétique d’un aphorisme pourrait utiliser le système pouridentifier chaque étape attestée dans la genèse d’un aphorisme. Cecigénérerait une nouvelle séquence, un nouveau « collier » de perles.

Dans le modèle des perles, chaque unité a une identité propre.Ces unités sont nommées selon le « système des sigles ». Celui-ci ason origine dans la réponse à une question simple : quelle est la pluspetite unité de sens dans l’œuvre d’un auteur? La réponse dépendrades pratiques de l’auteur, de la tradition critique et du consensus

des spécialistes. Dans le cas de la production publiée de Nietzsche,l’unité la plus évidente – et celle qui est choisie par ce projet – estl’aphorisme (ou dans certains cas, le paragraphe). Pour les carnets,l’unité pertinente est la note.

Travailler avec les manuscrits et les publier

Cartographier les manuscrits

Les études nietzschéennes ont traditionnellement utilisé lenuméro de page comme l’unité de référence la plus précise, alors que

15  Le système a été développé par Net 7 Internet Open Solutions, entrepriseLe système a été développé par Net 7 Internet Open Solutions, entrepriseinformatique située à Pise. Pour davantage d’informations sur le système, contacterNet 7 : www.netseven.it.

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148 LA CRÉATION EN ACTE

presque toutes les pages d’un manuscrit de Nietzsche contiennentune série de notes plus ou moins indépendantes les unes des autres,beaucoup d’entre elles ne suivant pas un ordre chronologique strictet certaines débordant d’une page sur l’autre. De plus, Nietzscheréutilisait de vieux carnets et même des pages volantes. D’un pointde vue génétique donc, il est évident que le système fondé sur lenuméro de page est inapproprié et que la note est une unité de choixpréférable pour le système des sigles. En même temps, un systèmed’indexation qui ferait fi de la pratique de classement traditionnelle – et par conséquent rendrait difficile des références croisées à la

littérature critique antérieure – présenterait de sérieux inconvénients.L’équipe de l’HyperNietzsche a pour cette raison développé unsystème qui peut identifier et représenter graphiquement chaquenote sur la page, tout en gardant une cohérence avec la notation enusage jusqu’à maintenant.

Figure 3

Dans l’HyperNietzsche, chaque note sur une page est numérotéesuccessivement et est identifiée selon le numéro de page habituel plusun nombre entre crochets qui indique la position de la note sur la page.Comme le montre la figure 3, il y a trois notes sur la page du manuscrit

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N IV 2, 26. Dans l’HyperNietzsche, la note en position supérieureest donc identifiée comme N IV 2, 26[1]. Pour les nombreuses pagessur lesquelles Nietzsche a écrit en diagonale ou même à l’envers,les notes sont numérotées dans le sens des aiguilles d’une montre.En considérant la page comme un ensemble de coordonnéescartésiennes, il devient possible de tracer le contour précis dechaque note [Figure 3, à droite]. Pendant la consultation de la page,chaque note peut être sélectionnée par un clic de souris. Le fait deconsidérer la note plutôt que la totalité de la page comme l’unité deréférence ne permet pas seulement une citation plus précise, mais

permet aussi aux spécialistes d’utiliser et de disposer de chaquenote pour préparer des études génétiques à partir des contenus de laplate-forme hypermédia.

Pour de nombreux auteurs, et en particulier pourNietzsche, publier seulement les fac-similés des manuscrits estd’un intérêt limité, parce que l’écriture manuscrite peut être trèsdifficile à lire et que souvent les habitudes d’écriture d’un auteursont déconcertantes pour le non-spécialiste. C’est pourquoi

l’HyperNietzsche a été conçu pour présenter également lestranscriptions des manuscrits. Mais ce choix soulève une série dedéfis techniques et il sera intéressant de s’arrêter un instant sur lafaçon dont l’HyperNietzsche a résolu les deux difficultés suivantes :a) coder les transcriptions et b) présenter simultanément sur le siteles manuscrits et les transcriptions.

Coder les transcriptions

En concevant un système d’encodage pour les transcriptions,il faut prendre en compte d’une part la forme sous laquelle lerésultat sera présenté à l’utilisateur et d’autre part, quelles sont lesinformations tirées de l’original qu’il est pertinent de reproduire(c’est-à-dire qu’il faut décider si la transcription sera linéaire oudiplomatique, si l’instrument d’écriture sera spécifié, etc.). Comptetenu de la diffusion du Web, les transcriptions sont plus accessibles auxutilisateurs si elles sont en format HTML, et elles sont plus flexibles

et plus accessibles à des systèmes externes si elles sont en langageXML compatible TEI16. Toutefois, l’équipe de l’HyperNietzschea trouvé que ces deux langages ne permettent pas une précision

16  Pour des informations sur la Text Encoding Initiative (TEI) et le langage XML,Pour des informations sur la Text Encoding Initiative (TEI) et le langage XML,voir le site de la TEI : www.tei-c.org.

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150 LA CRÉATION EN ACTE

suffisante pour la reproduction et la représentation des manuscritsde Nietzsche, et ils sont lourds à utiliser pour des philologues quiessayent de coder des transcriptions ultradiplomatiques. L’équipea pour cette raison développé un nouveau langage – le HNML(HyperNietzsche Markup Language). Le HNML est du XMLcompatible TEI, mais il a été adapté aux besoins spécifiquesdu projet HyperNietzsche. Les philologues transcrivant lesmanuscrits encodent les transcriptions en HNML et le système peutensuite générer 1) des pages Web en HTML qui représentent destranscriptions linéaires et diplomatiques, 2) des pages Web enrichies

graphiquement affichant des transcriptions ultradiplomatiques etinteractives, et 3) des codes XML, qui peuvent aisément dialogueravec des systèmes externes.

PrésentationPour visualiser les manuscrits de Nietzsche via l’Hyper-

Nietzsche, l’utilisateur suit le lien « Manuscrits » de la page d’accueilet choisit ensuite parmi les catégories disponibles. En sélectionnant les

« Carnets », il va activer une page qui donne la liste des descriptionsmatérielles de chaque carnet, un résumé du contenu, une liste desfac-similés et des transcriptions disponibles jusqu’à ce jour, etquatre options pour la visualisation : « Contexte », « Synoptique »,« Browse », ou « Panorama » [Figure 4].

Figure 4

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 151

Si un carnet entier est visualisé en « Contexte », l’utilisateura accès à toutes les contributions qui se rapportent à ce carnet dansson intégralité. Cela inclut un lien à un fichier PDF téléchargeablequi contient les images de chaque page dans le carnet, de sorteque le document puisse être stocké sur un ordinateur personnelet que n’importe quel nombre de pages puisse être imprimé. Cettevisualisation contextuelle inclut aussi un lien à la version HTML dufac-similé, ce qui permet à l’utilisateur de naviguer en ligne à traversle carnet entier ou d’aller directement à n’importe quelle page. Lespages peuvent être visualisées dans leur totalité ou vues en détail

grâce à la fonction zoom, avec la possibilité d’agrandir un seul mot jusqu’en plein écran.Les transcriptions des pages manuscrites peuvent être

visualisées en contextualisant une note ou en utilisant la visualisation« Synoptique » ou la visualisation « Browse ». Dans visualisation« Browse », l’écran est divisé en deux cadres, avec à gauche desimages en miniature de chaque page. Lorsque la souris passe surune note dans le cadre de gauche, le cadre de droite affiche aussitôt

la transcription de cette note. La figure 5 montre le curseur sur lecadre de gauche qui sélectionne la cinquième note de la page N IV1,7. Le cadre de droite montre une transcription linéaire de cette

Figure 5

note. Nous avons ici un cas où la note continue sur la page suivanteet donc la transcription linéaire est ainsi nommée : N-IV-1,7[5] et

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152 LA CRÉATION EN ACTE

8[1]. Un trait rouge au milieu de la fenêtre indique le saut de la page.Les autres tabs dans le cadre de droite – « Image », « HNML »,« Diplomatique » et « Imprimer » – donnent accès respectivementà une reproduction agrandie de la note telle qu’elle apparaît dans lemanuscrit, à un affichage de l’encodage HNML inséré par celui oucelle qui a transcrit cette note, sa transcription diplomatique et uneversion pour l’impression.

De son côté, la visualisation en mode synoptique permet àl’utilisateur de comparer différentes versions de la même note,en juxtaposant par exemple l’image numérique avec une autre

transcription ou bien en plaçant l’affichage HNML vis-à-vis de latranscription diplomatique qu’il produit.

StratesDes campagnes d’écriture qui ont lieu à différents moments

mais sont contenues sur la même page manuscrite – par exemplelorsque l’auteur a fait des révisions – peuvent être représentées dansl’HyperNietzsche à travers la fonction « Strates ». Si des mots sur

une page sont biffés, ou si des mots nouveaux ont été insérés dansune phase ultérieure, les chercheurs peuvent tenter de recréer lafaçon dont le texte se présentait avant que ces changements aientété faits ou bien à tout moment du processus d’écriture. Chaquestrate représente par conséquent un moment particulier de ceprocessus. Le langage HNML permet au transcripteur de coderles strates directement dans la transcription, qui peut être soumiseélectroniquement au comité scientifique. Si cette transcription est

approuvée pour publication, elle devient disponible sur le site.L’utilisateur qui visualise la page manuscrite peut naviguer sur uneprésentation dans une fenêtre divisée en deux cadres et choisir parmiune série d’options de visualisation sur chaque côté. Un utilisateurpeut par exemple vouloir voir l’image de la page manuscrite surla gauche tout en se déplaçant à travers une série de modes devisualisation sur la droite. La figure 6 montre l’image d’une pagemanuscrite sur la gauche, avec sur la droite une transcription

diplomatique du texte tel que Nietzsche l’a originellement écrit, avanttoute révision (de là l’absence de « strates »). Si l’utilisateur cliquesur l’icone numéro 2, le côté droit de l’écran affiche la transcriptiondiplomatique de la version finale qui incorpore toutes les révisionsde Nietzsche, ce qui dans ce cas correspond à deux strates. Enutilisant la fonction « strates » et la présentation en cadre double,

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le généticien peut présenter les changements diachroniques dansune page manuscrite sous un format clair et sur lequel on navigueaisément. Les transcriptions représentant des étapes différentespeuvent facilement être comparées les unes aux autres et avec le fac-similé de la page originale du manuscrit.

Figure 6

Chemins génétiques

Comme dans le cas précédent, il arrive souvent, dans la genèsed’un manuscrit, qu’une campagne d’écriture soit attestée non passur une seule page mais distribuée sur différentes pages. L’un desaphorismes de Nietzsche, par exemple, peut commencer par unenote griffonnée sur un carnet que l’auteur portait avec lui dans sespromenades quotidiennes, qui est plus tard transcrite dans un cahier,qui réapparaît ensuite sur une copie au propre et est enfin publiéedans la première édition. Avec l’HyperNietzsche, les chercheurspeuvent utiliser les ressources de la plate-forme pour représenterune telle genèse textuelle, tracer un chemin électroniquement, puisle soumettre pour publication en utilisant une simple interfacedessinée à cette fin. Chaque unité discrète (par exemple, la noteou l’aphorisme) dans le chemin est identifiée par un sigle et des

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154 LA CRÉATION EN ACTE

commentaires explicatifs peuvent être ajoutés pour chaque unité.Le généticien peut avoir un aperçu du chemin à tout moment avantde le soumettre au comité scientifique.

Une fois publié dans l’HyperNietzsche, le chemin va êtreconsultable par d’autres. Tandis que l’utilisateur navigue à traversles notes de Nietzsche, la fonction de mise en contexte dynamiqueindiquera si la note qu’il consulte a été incorporée à un cheminpublié. L’utilisateur pourra alors cliquer sur le chemin et le suivre. Laplate-forme peut aussi générer un rhizome qui montre comment etoù différents chemins génétiques se croisent, divergent, bifurquent,

aboutissent ou coïncident. La figure 7, tirée d’une maquette dedémonstration antérieure, montre un affichage rhizomatique de troischemins génétiques préparés par Inga Gerike. Chacun commencedans un carnet différent et aboutit à l’aphorisme 338 de la premièreédition du Voyageur et son ombre.

Figure 7

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III

« Strictement parlant, plutôt qu’une nouvelle théorie ou unenouvelle méthodologie, la critique génétique marque l’émergence denouveaux objets, de nouvelles pratiques17. »

Il est aisé de voir, ce qui confirme la validité de cetteobservation, combien les objectifs et la portée de la critiquegénétique sont amplifiés par une telle plate-forme de recherchehypermédia. La publication en ligne des manuscrits d’écrivainsaméliore considérablement la disponibilité des objets mêmes des

études génétiques, et les pratiques de la critique génétique en sont,comme nous l’avons vu, grandement favorisées et étendues par lesnouvelles technologies18. De ce point de vue, l’avènement de la plate-forme Hyper signifie un changement de degré, mais pas de nature,pour la critique génétique. Cependant, l’échelle de ce changement estsuffisamment importante pour qu’on ne sous-estime pas son impactpotentiel. Avec l’accès en ligne aux manuscrits, les défis et l’acuitécritique qui ont jusqu’à présent été réservés à un petit groupe, souvent

des spécialistes d’analyse textuelle mais rarement des philosophesou des critiques littéraires, sont maintenant disponibles pour unpublic bien plus large19. Dans le cas de Nietzsche, par exemple,cette porte ouverte sur l’atelier de son corpus n’est plus seulementréservée à ceux qui font le pèlerinage à Weimar, et les spécialistes deNietzsche ne peuvent plus se contenter d’ignorer les points cruciauxpour son interprétation qui se trouvent dans les sources originales – en particulier mais en aucun cas exclusivement, dans les carnets

qui furent la source de La Volonté de puissance.Au-delà de cet effet de loupe, la plate-forme de recherche

hypermédia transforme aussi le travail de la critique génétique,au moins dans la mesure où le critique joue le rôle d’un éditeur

17  Michel Contat, Denis Hollier, et Jacques Neefs, « Drafts – Editors’Preface », inMichel Contat, Denis Hollier, et Jacques Neefs, « Drafts – Editors’ Preface », inYale French Studies, n° 89, 1996, p. 2.18  Techniquement parlant, la plate-forme donne en fait accès à desTechniquement parlant, la plate-forme donne en fait accès à des images des manuscrits, et non pas aux objets eux-mêmes. Pour certains types derecherches – analysant l’encre et le papier par exemple –, les images numériques nepeuvent remplacer les objets eux-mêmes.19  Pour ceux qui ne sont pas familiers des études de manuscrits et des éclairagesPour ceux qui ne sont pas familiers des études de manuscrits et des éclairagesqu’elles apportent, la revue Genesis peut être un bon commencement (voir la note1 supra). Voir aussi Daniel Ferrer, « Post-Genetic Joyce », inVoir aussi Daniel Ferrer, « Post-Genetic Joyce », in Romanic Review, op.cit.

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156 LA CRÉATION EN ACTE

et s’efforce de publier la genèse textuelle. Les arbitrages difficileset les compromis, auparavant inévitables, entre l’incorporation dela totalité de l’information génétique sur le texte et la productiond’un texte lisible aisément ne sont maintenant, dans le contextedes éditions électroniques, plus nécessaires20. Maintenant, on peutavoir l’un et l’autre et non l’un ou l’autre. De plus, la plate-formen’a pas seulement la capacité de publier la totalité de l’informationgénétique sans sacrifier sa lisibilité, mais elle permet aussi uneprésentation impressionnante de la genèse textuelle. CommeDaniel Ferrer l’a fait remarquer : « Il y a toujours une multiplicité

d’ordonnancements génétiques possibles, et chacun d’eux raconteune histoire différente21. » Avec la plate-forme hypermédia, lecritique peut dévider chacune de ces histoires une à une. La qualitépolyphonique du dossier génétique peut pleinement s’exprimer, sansprivilégier de façon injustifiée tel ou tel état textuel. Cela ne signifiepas cependant, il faut le souligner, qu’on accorde la même importanceà tous les ordonnancements possibles et à tous les documents. Aucontraire, la plate-forme hypermédia permet bien plus facilement

d’apporter des preuves en faveur d’une lecture particulière ou d’unensemble de choix éditoriaux. Dans le cas de l’HyperNietzsche,plutôt que de prétendre produire une seule édition critique quirevendique être la seule valable, la plate-forme sert de ressource debase et d’instrument que d’autres peuvent utiliser pour produire unepluralité d’éditions critiques, qu’elles soient électroniques ou surpapier. En même temps, les spécialistes qui veulent mettre l’accentsur la genèse textuelle, plutôt que d’établir des éditions critiques,

n’ont plus à lutter avec un instrument qui ne correspond pas à leurspropres desseins.

Même s’il se peut bien que les hypermédias transformentla critique génétique d’autres manières encore inattendues, lescorrélations remarquables entre ces nouveaux instruments et lesconcepts et les pratiques de la critique génétique me font penser,pour finir, que l’impact effectif des hypermédias dans ce domaine nesera pas tant la transformation de cette discipline que la propagation,

parmi un public grandissant, des idées développées et exprimées par

20  Voir Thomas Tanselle, « Critical Éditions, Hypertexts, and Genetic Criticism »,in Romanic Review op. cit., p. 591-593 et Daniel Ferrer, « Production, Invention,and Reproduction », in ibid., p. 55-56.21  Ibid., p. 55. Dans cet article, Ferrer traite brièvement de l’adaptation del’hypertexte pour présenter des études génétiques.

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  La naissance d’Hyper enfanté par l’esprit de la critique génétique 157

les spécialistes de la génétique textuelle au cours des trente dernièresannées. À travers Hyper, la perspective génétique sur des questionsaussi centrales que la textualité, l’écriture, la question de l’auteur,la création et la signification, est appelée à jouer un rôle majeur,non seulement pour les études littéraires, mais pour les scienceshumaines en général22. Ce rôle majeur, tout particulièrement au-delà du champ de la littérature, pourra certes vivifier la critiquegénétique, mais aussi l’exposer à de nouvelles objections et à denouveaux défis. Quels que soient ses développements futurs, il estcertain que les technologies hypermédias joueront un rôle décisif

pour son avenir23

.

22  Il y a plus de dix ans, la critique génétique s’assignait un vaste programme,Il y a plus de dix ans, la critique génétique s’assignait un vaste programme,dans la note introductive au premier numéro de la revue Genesis : « […] la critiquegénétique est conduite à prendre pour objet d’investigation des “avant-textes”appartenant à des domaines aussi différents que l’histoire des sciences, la musique,le cinéma, les arts du spectacle ou l’architecture » : Genesis, n° 1, 1992, p. 8.23  Cette conférence a étéoriginellement présentée à l’Institute for RomanceStudiesCette conférence a été originellement présentée à l’Institute for Romance Studies de Londres en juin 2003. J’exprime toute ma reconnaissance aux organisateurs,Paul Gifford et Marion Schmid, ainsi qu’aux autres participants pour leursremarques. Mes remerciements vont aussi à Paolo D’Iorio et à Ewa Atanassow,qui ont commenté la version écrite de cette conférence, et à Nathalie Ferrand qui atraduit l’article. Le Committee on Social Thought de l’université de Chicago et laEvelyn Nef Foundation m’ont apporté un soutien financier durant mon travail depréparation, et le CNRS-ITEM m’a fourni un agréable cadre de travail à Paris. Jesouhaite dire ma reconnaissance à ces trois institutions et remercier également leGDRE+ d’avoir financé la traduction en français de cet article.

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Avant-texte, intertexte, hypertexte : l’épisodedu Club de l’Intelligence dans L’Éducation

sentimentale

Tony Williams

Résumé

Quand il s’agit d’explorer un avant-texte, l’hypertexte comporte plusieurs avantages. Il se montre particulièrement commode pourl’analyse de l’intertextualité, en nous permettant de voir clairementcomment des documents externes sont absorbés et transformés dansl’avant-texte. Par le moyen de zones activables dans les transcriptions,l’hypertexte permet d’accéder aux notes prises par Flaubert et auxlivres qu’il a consultés. Dans les premières esquisses l’intertexte ne

subit pas de modification significative. Flaubert emploie souvent lesmêmes expressions que dans les notes documentaires. Mais dansles brouillons le matériau inséré dans les esquisses est développé ettransformé. Les propositions tirées du livre de Lucas, Les Clubs et lesclubistes, sont attribuées à des individus, dont certains sont inventés,d’autres historiques. L’hypertexte est un outil qui nous permet de suivreles processus de textualisation et de mieux comprendre comment « lesaccords du texte ont été tissés des « discords de la parole d’origine »

(Mitterand).

Un dossier génétique se présente toujours dans un premiertemps comme une quantité de documents, de fragments épars,chacun étant séparé des autres. La tâche de l’éditeur génétiqueconsiste à organiser ces fragments, de sorte que la dynamique dela création puisse être reconstituée. Le grand achoppement qui a

longuement contrecarré les efforts de l’éditeur est la nature mêmede son outil principal, à savoir l’imprimé, qui l’oblige à présenterles documents dans un ordre fixe et linéaire. Un avant-texte secaractérise par la mobilité des éléments qui le composent mais c’estprécisément cette mobilité qui semble exclue par l’imprimé. Maisnon par l’hypertexte. On a souvent prôné les avantages de cette

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160 LA CRÉATION EN ACTE

nouvelle technologie, qui nous permet d’échapper à l’immobilitéde l’imprimé. L’hypertexte est un système de communicationcomposé essentiellement de fichiers et de liens, qui permettent depasser instantanément d’un fichier à un autre. En tant que système,l’hypertexte est plus dynamique que l’imprimé et c’est la raison pourlaquelle il constitue une aubaine pour l’éditeur génétique, commele remarque Jean-Louis Lebrave : « l’hypertexte introduit ce qu’onserait tenté d’appeler une métaarchitecture à laquelle la multiplicitédes réseaux de relations transversales insuffle une vie inconnue del’imprimé dans sa rigidité linéaire et réductrice1. »

Quand il s’agit d’explorer un avant-texte, l’hypertextecomporte plusieurs avantages. Dès que l’on a effectué une saisieinformatique de toutes les pièces d’un dossier génétique, on peutles présenter dans leur totalité. L’hypertexte permet sans difficultéaucune la reproduction complète sur écran de tous les manuscritspar le moyen d’images numérisées. Le deuxième avantage est quel’on n’est pas obligé d’arranger tout ce matériau dans un ordre fixe.Le troisième avantage est qu’il devient plus facile de circuler dans

un dossier génétique à l’aide des liens qui relient les différenteszones. Comme on verra, l’utilisateur peut aller dans n’importequel sens selon son gré. Mais il y a plus. L’hypertexte se montreparticulièrement commode pour l’analyse de l’intertextualité. On adéjà prôné les possibilités ouvertes par l’hypertexte quand il s’agitde l’intertextualité dans un texte définitif 2. Tout fait supposer quel’hypertexte, en tant que système intrinsèquement intertextuel, seprêtera admirablement à l’étude de l’intertextualité dans l’avant-

texte.

1  Jean-Louis Lebrave, « L’édition génétique », in Louis Hay, éd.,Jean-Louis Lebrave, « L’édition génétique », in Louis Hay, éd., Les Manuscritsdes écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions, 1993, p. 222. Voir aussi AlmuthGrésillon, « La critique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur,vol. 41, 2001, p. 14 : « Avec la découverte du concept d’hypertexte […] il est devenupossible pour la première fois de rendre compte réellement d’une genèse. […]Ainsi, l’ère électronique permet à la critique génétique un type d’édition qu’aucuneédition papier n’est capable de réaliser : elle réunit sur un support infiniment petittoute l’épaisseur du dossier génétique, qui reste mobile, perfectible, et ouvert pourtoutes sortes d’exploitations et interprétations. »2  G. Landow, Hypertext 2.0, Baltimore, The John Hopkins University Press,1992, p. 35 : «Hypertext, which is a fundamentally intertextual system, has thecapacity to emphasize intertextuality in a way that page-bound text in bookscannot. »

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  L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  161

Notre expérience nous a montré que l’hypertexte faciliteénormément la consultation d’un dossier génétique3. Ayant décidéd’étudier le chapitre de L’Éducation sentimentale  où l’histoire etla fiction s’entremêlent d’une façon particulièrement complexe, lechapitre I de la troisième partie, nous avons eu recours à l’hypertextepour présenter au lecteur dans leur totalité, des fac-similés etdes transcriptions de tous les manuscrits : scénarios, esquisses,brouillons, mises au net. Il s’agit de plus de trois cents folios, et d’unedocumentation copieuse (une centaine de pages de notes de lectureet de résumés4). Nous allons nous concentrer ici sur un épisode

particulier, dont l’avant-texte, particulièrement abondant5

, est restéinédit : l’épisode du Club de l’Intelligence.  La version définitive de l’épisode a été magistralement

commentée par Henri Mitterand, qui a mis l’accent sur la diversitélinguistique de l’épisode :

Plusieurs paroles – de diverses sortes, individuelles et collectives,habituelles et débiles, sincères et truquées – s’entremêlent, se croisent,s’échangent, s’affrontent ici, et forment une structure élocutoire complexe,

plurielle, dont Flaubert est l’organisateur inégalable.

Ce qui frappe Henri Mitterand, c’est la dissemblance entrela confusion et la discordance des propos soutenus et la savanteharmonie créée par Flaubert : « Les accords du texte, sourcesd’un intense plaisir pour le lecteur, sont tissés des discords de laparole d’origine6. » Abordons, donc, l’avant-texte, muni d’un outil,l’hypertexte, qui permettra de comprendre comment cet épisode est

devenu une grande réussite littéraire.L’épisode ne fut pas envisagé au début de la planification

comme une scène distincte. En rédigeant les scénarios d’ensemble,selon toute probabilité en 1864, Flaubert n’envisage pas un épisode

3  Voir notre site « L’Histoire en question. L’avant-texte du premier chapitre de laVoir notre site « L’Histoire en question. L’avant-texte du premier chapitre de latroisième partie de L’Éducation sentimentale » (http://www.hull.ac.uk/hitm/).4  Les manuscrits deLes manuscrits de L’Éducation sentimentale  se trouvent à la Bibliothèquenationale de France sous la cote NAF 17599-611. Les notes de lecture sur 1848 setrouvent à la bibliothèque municipale de Rouen sous la cote Ms. g. 226, IV, f os 135-204.5  L’épisode est développé dans 8 esquisses (18 folios au total), 3 séries deL’épisode est développé dans 8 esquisses (18 folios au total), 3 séries debrouillons (26 folios au total) et dans la mise au net (8 folios au total). Voir lestables synoptiques sur notre site « L’Histoire en question ».6  Mitterand, « Sémiologie Flaubertienne : le Club de l’Intelligence », inMitterand, « Sémiologie Flaubertienne : le Club de l’Intelligence », in GustaveFlaubert 1, Flaubert et après, Paris, Revue des lettres modernes, 1984, p. 63. 

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162 LA CRÉATION EN ACTE

qui aurait lieu dans un club politique, mais il fait mention dans unajout marginal des « sottises universelles7  » dont Frédéric seraitle témoin. Au début de la planification, le privé prime l’aspecthistorique et ce sont bien les rapports entre les personnages fictifsqui préoccupent le plus Flaubert. Aussi, en pensant aux rapportsde Frédéric et de Rosanette, imagine-t-il qu’« <il ne serait peut-êtreretourné chez elle sans un hasard qui lui montre la bêtise de tous sesamis8> ». C’est donc sous le signe de la bêtise que l’épisode va naîtreet évoluer. À mesure qu’il se développe, les sottises vont se multiplierau point que le protagoniste risque d’en être éclipsé. On voit l’idée

d’un épisode distinct se former lors du stade suivant de la planificationquand Flaubert rédige des scénarios pour chaque partie du roman.Dans un ajout marginal Flaubert écrit : « <Frédéric est gagné par lacontagion parlante il se présente au club de l’intelligence.> » (17611,f o 46) Le nom du Club de l’Intelligence, inventé par antiphrase, estune véritable trouvaille et va déterminer dans une large mesure lecontenu de l’épisode. Le fait qu’il s’agit d’un seul club va permettreà Flaubert de réunir dans un club unique des sottises débitées dans

divers clubs. Cette concentration va contribuer pour beaucoup àl’effet comique de l’épisode9. Dans les scénarios rédigés juste avantde commencer la rédaction du chapitre, Flaubert donne plus deprécisions, mais l’épisode reste toujours assez bref et incertain.Dans le premier scénario détaillé pour le chapitre, il fournit uneprécision qui indique une documentation plus détaillée : « 196 clubsau milieu de mars » (17611, f o 44). Le scénario suivant insiste surles « ricochets d’imitation10  » qui caractérisent le comportement

des acteurs principaux, idée qui sera développée, et introduit déjà lepersonnage dont le discours va terminer l’épisode, « le patriote deBarcelone11 ».

7  « <« <Les  sottises universelles que voient {sic} Frédéric le refroidissent> » (NAF17611, f o 91). Par contre, Flaubert a déjà envisagé l’épisode au club des femmes.8  17611, f 17611, f o 91. Dans les transcriptions linéarisées les crochets [...] encadrent lessuppressions et les ratures et les soufflets <...> encadrent les ajouts. Les accents sontrestaurés et les abréviations rétablies. La ponctuation de Flaubert est respectée.9  M. Danahy, « The Esthetics of Documentation. The Case of L’Éducationsentimentale », in Romance Notes, 1972, p. 65 : « Even when the facts are true, theproportions are hardly balanced. Flaubert sets in one Club and on one night all the“bêtises” he had collated from many places and times. »10  « Sénécal président du club [qui] <« Sénécal président du club [qui] <lequel > imite Robespierre » (17611, f o 47).11  « Regimbart introduit le patriote de Barcelone » (17611, f « Regimbart introduit le patriote de Barcelone » (17611, f o 47).

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  L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  163

Si bêtise il y a, il faut cependant en trouver des exemples. Lanotion de « sottises », qui sont signalées avant d’être découvertes,va déterminer la quête documentaire. La documentation consisteessentiellement à chercher des exemples de « bêtise » pour étofferles discours engendrés par « la  contagion parlante12 ». La sourceprincipale des sottises débitées dans les clubs politiques, quiont poussé comme des champignons en mars 184813, fut le livred’Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes14. L’hypertexte permetde visionner soit les notes de lecture prises par Flaubert, soit desextraits du livre lui-même. À ce stade le romancier n’est qu’un pêcheur

de perles et les notes de lecture sont autant de perles, destinées à êtreinsérées dans l’épisode à venir. Les notes de lecture appartiennentau domaine de l’exogenèse. Elles ne font pas partie de l’avant-texte,à proprement parler, mais on a tout intérêt à pouvoir les consulter.L’hypertexte nous permet de franchir la ligne de partage qui séparel’avant-texte de ce qui l’entoure.

Flaubert développe systématiquement dans les esquisses le jalonposé dans la première esquisse : « Le club ... discours – mines » (17607,

f o

 15). En parcourant les transcriptions des esquisses, on constate qu’àun certain moment il y a une injection massive de détails documentairesqui risquent d’inonder l’épisode. Les listes qui sont dressées en bas depage ou en marge contiennent presque exclusivement des propositionset des procédés cités dans les notes de lecture. En cliquant sur les zonesactivables rouges (les « points chauds ») on accède soit à une note delecture prise par Flaubert, soit à une note sur la source. L’hypertextepermet ainsi de vérifier l’exactitude et la provenance des propos

soutenus au Club de l’Intelligence. Flaubert change très peu, suivantpresque toujours de près les indications de Lucas15. Cependant onconstate une légère déformation de la réception des « souvenirs » deBéranger. Flaubert suit Lucas dans une note: « le Président Patorni

12  17611, f o 46.13  Voir Peter H. Amman, Revolution and Mass Democracy. The Paris ClubMovement in 1848, Princeton, Princeton University Press, 1975.14  Alphonse Lucas,Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes, histoire complète, critique etanecdotique des clubs et des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de1848, Paris, E. Dentu, 1851.15  Voir dans la deuxième esquisse (17607, f  Voir dans la deuxième esquisse (17607, f o 43) « la Déclaration des droits del’homme », « Chapeau bas », « Souvenirs du peuple », « Martyrs de thermidor »,« Club du 3e arrondissement », « Club de Bercy », « Que l’État s’empare ». Presquetous ces détails sont répétés dans les esquisses suivantes.

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164 LA CRÉATION EN ACTE

chantait <habituellement> à la tribune “les souvenirs du peuple” deBéranger. » Pourtant, tandis que Lucas rapporte que « ces ridiculesfacéties étaient chaque soir rigoureusement applaudies », Flaubertenvisage une réaction moins approbatrice, en ajoutant dans laquatrième esquisse « à la porte » (17607, f o 50). Dans les esquissesultérieures Flaubert continue à intégrer des détails16. Même lesexpressions les plus ridicules sont historiques, comme la protestationdu maçon qui prend au pied de la lettre l’expression « édifice social ».On se serait peut-être attendu à ce qu’un détail aussi comique fûtinventé mais, en effet, Flaubert ne fait que sélectionner et citer, comme

on voit en cliquant sur « édifice social17

  » qui permet d’accéder àl’extrait suivant, tiré du livre de Lucas :

Un des auditeurs répond au citoyen Verdet ; mais ayant dit qu’il fallaitse garder de détruire l’édifice social, comme un maçon qui abat sansdiscernement une maison assise sur de solides fondements, un individus’élance tout-à-coup à la tribune, l’œil enflammé, le poing levé, prêt àfrapper l’orateur !

Les personnes les plus rapprochées accourent en foule au secours decelui-ci ; on saisit le furieux, on lui demande quel est le sentiment quil’anime…

 – Ce monsieur, répond-il, vient d’insulter les maçons, et je suismaçon…

Ce n’est pas sans peine qu’on parvient à lui faire comprendre et accepterle sens de la figure employée par l’orateur18.

Il en est de même pour presque toutes les propositions,toutes les idées, et toutes les expressions, c’est-à-dire pour toutes les

« sottises universelles » citées dans les esquisses. Dans les premièresesquisses l’intertexte ne subit pas de modification significativecomme on voit en cliquant sur les multiples « points chauds ». Lesexpressions citées sont comme de petits grains irréductibles quirestent inchangés tout au long de la rédaction de l’épisode. Parcontre on constate que Flaubert modifie constamment l’ordre des« discours et motions19  ». Il faudra sept campagnes de rédaction

16  Voir « Forts appointements des acteurs », « Commis de barrière », « UnitéVoir « Forts appointements des acteurs », « Commis de barrière », « Unitéde langage » (17607, f o 71). Même si on n’a pas encore trouvé de note de lecturerelative à une proposition, il est probable que Flaubert ne l’aura pas inventée.17  17607, f 17607, f o 64.18  Alphinse Lucas,Alphinse Lucas, op. cit., p. 28. Nous n’avons pas trouvé de note de lecture à ceNous n’avons pas trouvé de note de lecture à cesujet. Le détail est maintenu dans toutes les versions qui suivent.19  Voir 17607, f Voir 17607, f o 43, où les lettres indiquent un nouvel ordre à suivre ; 17607, f o 45,

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  L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  165

pour intégrer tout le matériau documentaire et fixer l’ordre despropositions. En effet, l’hypertexte donne la possibilité de se placerau point d’intersection de l’exogenèse et l’endogenèse, d’où onpeut constater un phénomène qui a beaucoup fasciné la critiquegénétique : le pouvoir d’absorption de l’écriture flaubertienne.

Si l’hypertexte montre que Flaubert a fondé sa fiction sur unebase solide, il fait voir aussi comment il a transformé le matériaudocumentaire un peu fruste20. Les procédés employés par Flaubertsont multiples et complexes. Il s’agit de greffer les éléments sélectionnéssur la fiction, de donner la vie à des documents, et de gérer le désordre

généralisé qui caractérise les débats. D’abord il faut attribuer lespropositions à des orateurs. L’impression collective produite par lesintervenants a été bien décrite par Henri Mitterand :

Tous, visiblement, sont des solitaires, des marginaux, que poussentà la tribune un désir éperdu de parole, de contact, de rôle, et l’espoir des’exprimer et de convaincre. Chacun campe et théâtralise la figure de sonrêve, chacun tente de se faire connaître et reconnaître, de faire admettrela légitimité de sa prise de parole. […] Ces gens sont politiquement et

caractériellement infirmes ; ils vivent la situation historique sur le mode dufantasme et de la déraison21.

Parmi les orateurs, il y en a qui sont historiques ou qui l’étaientau début : le prêtre, le maçon et le patriote de Barcelone. Quand ilapparaît la première fois, le nom du prêtre est historiquement exact :« L’abbé Raymond prêtre et agronome pose sa candidature22 » maisdans la cinquième esquisse il change de nom : « L’Abbé Lagremon

<Langremon> <Ducretot.– petit homme vif. ∝ frétillant.> prêtre ∝ agronome pose sa candidature » (17607, f o 64). Le maçon, introduitdans la quatrième esquisse (17607, f° 64), devient « un homme

où à la liste des propositions Flaubert ajoute des numéros (de 1 à 6) qui indiquel’ordre qui sera adopté dans l’esquisse suivante ; 17607, f o 54, où il décide d’évacuerde l’épisode certaines propositions, préférant les placer plus haut dans un passagesur les clubs en général.20  Éric Le Calvez,Éric Le Calvez, La Production du descriptif. Endogenèse et exogenèse deL’Éducation sentimentale, Amsterdam, Rodopi, 2002, p. 253 : « L’intertextualitéen tant que procès scriptural relève de phénomènes d’endogenèse qui, tout en étantattribuables à la formation interne d’un texte, opèrent (ou se doivent d’opérer)parallèlement une déformation de son exogenèse. »21  Henri Mitterand,Henri Mitterand, art. cit., p. 64.22  17607, f 17607, f o 45. Le premier nom provient d’une note documentaire dans le Carnet14 in Carnets de travail , Pierre-Marc de Biasi, éd., Paris, Balland, 1988, p. 382.

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166 LA CRÉATION EN ACTE

couvert de plâtre » dans la sixième (17607, f° 70). Le patriote deBarcelone est présent dès le début (17607, f° 15 v°), bien avant queson discours en espagnol ne soit mentionné (17607, f° 78). Maisil y a aussi beaucoup d’orateurs qui sont inventés : un ouvrier,un vieux bonhomme, un polytechnicien, un maître d’étude, unarchitecte, un gros homme rougeaud. Ils sont presque toujoursdes types qui correspondent à un modèle bien défini et qui sonthabillés et se comportent comme on s’y attendrait. Flauberts’amuse quelquefois à des jeux onomastiques : l’ancien professeurs’appelle au début « Michel Evariste Nepomucène » (17607,

f° 29 v°), puis « Humbert » (17607, f° 62), et finalement « Vincent »(17607, f° 61). Ou il donne des précisions inutiles : Flaubert écritdans une esquisse (17607, f° 59) qu’« un citoyen demande qu’unmonument soit élevé à la mémoire des Martyrs de Thermidor »,puis précise dans un brouillon « Le citoyen, Jean Jacques Langrenontypographe rue Dauphine 23 » (17607, f° 29 v°). Finalement, il ya les personnages de la fiction : Frédéric, qui cherche à plusieursreprises à intervenir et finit par être expulsé, Sénécal, le Président

qui devient inquisiteur, Regimbart, Dussardier, Compain, Delmar.Beaucoup de propositions, au début flottantes, sont attribuées àSénécal23. Bien entendu, dans le creuset de l’avant-texte, tous lespersonnages, quelles que soient leurs origines, sont traités de lamême façon. Flaubert ne fait pas de distinction entre ceux qui sonthistoriquement attestés et ceux qui ont été inventés.

L’hypertexte nous permet de voir comment Flaubert arrive àinsuffler la vie dans l’avant-texte en décrivant comment s’habillent

et se comportent les personnages auxquels sont attribuées lespropositions qu’il a choisi d’insérer. À partir d’un certain moment, ils’agit d’invention libre. En ce qui concerne les divers propositions etdiscours, il y en a qui sont conservés tels quels. Les idées de l’ouvriermystique sont un montage de plusieurs lieux communs, tous citésdès le début24. Mais il arrive qu’un discours soit développé. Commel’a dit Mitterand, le discours du patriote de Barcelone, en espagnol,est « un torrent de signifiants sans signification pour l’auditoire »,

qui « va faire basculer la scène de l’odieux dans le bouffon25 ». Dans

23  Voir la sixième esquisse (17607, f° 77) et le premier brouillon (17607, f° 46 v°).Voir la sixième esquisse (17607, f° 77) et le premier brouillon (17607, f° 46 v°).24  Voir le premier brouillon (17607, f° 53 v°), où l’on trouve « l’ouvrier est prêtre »,Voir le premier brouillon (17607, f° 53 v°), où l’on trouve « l’ouvrier est prêtre »,« inaugurer le règne de Dieu », « le christianisme est la base et la clé de voûte dunouvel édifice ».25  Henri Mitterand,Henri Mitterand, art. cit., p.72.

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  L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  167

une esquisse (17607, f o  80) Flaubert fait mention du « discoursespagnol du patriote de Barcelone » et en note la source26.L’hypertexte permet d’accéder à un passage tiré du livre de Lucassur le Club démocratique ibérique, où il présente deux « pièces »,une convocation à un service funèbre et une adresse des démocratesespagnols au peuple de Paris. Dans les brouillons qui suivent(17607, f° 75 v°, 17607, f° 79), on trouve l’ébauche d’un discoursqui fusionne les deux « pièces » dont des extraits sont traduits enespagnol, le rendant totalement incompréhensible à la salle et à laplupart des lecteurs. Le détournement du matériau documentaire

est flagrant et l’épisode atteint l’apogée du non-sens et de la folie, lesbribes du discours prononcé par le patriote de Barcelone s’alternantd’une façon comique avec les protestations de Frédéric.

Les discours sont rapportés de façons très variées : en discoursdirect, indirect, et indirect libre. Parfois le narrateur offre un résumé,surtout des discours mal adaptés à l’occasion, comme le mémoire surla répartition des impôts ou l’ouvrage sur les engrais. On voit changerla présentation de certaines propositions27. Mitterand fait remarquer

que « l’efficacité politique des orateurs est nulle » mais qu’« il n’enva pas de même, au second degré, de leur efficacité romanesque ».À l’aide de l’hypertexte il est possible de montrer que l’avant-textefonctionne comme une plaque tournante où la nullité des proposoriginaux proférés dans les clubs est convertie en or romanesque.

Flaubert prête une attention particulière aux attitudes etaux gestes des orateurs, tous possédés par une ferveur qui leur faitperdre tout contact avec la réalité28. Les mines des participants

26  « v. club et clubistes 169-170 ».« v. club et clubistes 169-170 ».27  Voir la présentation très variée de la proposition d’ « inaugurer le règne de DieuVoir la présentation très variée de la proposition d’ « inaugurer le règne de Dieusur la terre » : en discours direct dans la quatrième esquisse (17607, f o 60) : « [letemps est venu d’inaugurer le règne de Dieu sur la terre] » ; en discours indirectdans le deuxième brouillon (17607, f o  40 v°) : « Le moment était venu, suivantlui, d’inaugurer le règne de Dieu sur la terre » ; en discours indirect libre dans letroisième brouillon (17607, f o 65) : « Le moment était venu d’inaugurer le règne deDieu sur la terre. »28  Voir l’ouvrier mystique dont la façon de regarder la foule s’amorce dans leVoir l’ouvrier mystique dont la façon de regarder la foule s’amorce dans lepremier brouillon avec « un long regard sur l’auditoire » (17607, f o  53 v°) et estdéveloppée dans le deuxième brouillon : « foule d’un regard presque voluptueux etécartait les deux bras » (17607, f o 40 v°) ; le petit vieillard : « Quand le petit vieillardest finalement arrêté alors le bonhomme eut l’air de sortir d’un songe » (17607, f o 77v° ) ; le patriote de Barcelone, qui « roule ses yeux d’émail comme un automate etla main sur le cœur » (17607, f o 79) ; Sénécal : « et pendant quelques minutes il restales paupières closes la tête renversée un long sourire aux lèvres » (17607, f o 74).

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  L’épisode du Club de l’Intelligence dans L’Éducation sentimentale  169

s’intensifie, la confusion augmente à tel point que Frédéric,qui n’a pas pu proférer sa parole, est expulsé. Sénécal, au début,réussit à maintenir un certain ordre mais, malgré son talent et sontempérament de démagogue, il est peu à peu débordé. Le rythmede l’épisode s’accélère, les propos et les querelles se suivant de plusen plus rapidement. Les propositions relevées par Flaubert dansses notes de lecture sont clairsemées dans un espace dominé parune sorte de confusion totale. Cependant Flaubert déploie unemaîtrise inégalée dans la façon dont il harmonise tous les élémentsde l’épisode. En lisant la version définitive on apprécie « les accents

et les cadences d’une prose ajustée avec un raffinement sans égal31

 ».Le travail du style serait trop long à commenter mais c’est bien dansl’avant-texte qu’on peut l’étudier et l’apprécier.

Dans cette analyse, j’espère avoir démontré la souplesse del’hypertexte, quand il est question de montrer comment l’avant-texte absorbe l’intertexte. Il s’agit d’un pouvoir d’absorptionextraordinaire. On a l’impression que l’intertexte est comme englouti.Une fois insérées dans l’avant-texte, les notes documentaires n’ont

plus le même statut32

. L’avant-texte est une sorte de creuset où toutse mêle et tout est transformé. Zola rapporte un propos de Flaubertqui indique clairement son attitude à l’égard de la documentation :« prendre des notes, c’est simplement honnête, mais les notes prises,il faut savoir les mépriser33. » Grâce à l’hypertexte nous avons lapossibilité de constater « l’honnêteté » de Flaubert dans son travaildocumentaire, mais aussi de voir où le portait son « mépris » desnotes dans la rédaction du roman.

31  Ibid .32  Voir Éric Le Calvez,Voir Éric Le Calvez, op. cit., p. 146 : « Une fois insérées dans la fiction, les notesperdent leur statut documentaire intitial. Elles sont transformées et se soumettentensuite, tout comme les détails inventés, au souci primordial de la composition,relevant d’ailleurs des mêmes processus de textualisation. »33  Lettre de Zola du 27 juin 1890 à Jules Héricourt, citée par Colette Becker, inLettre de Zola du 27 juin 1890 à Jules Héricourt, citée par Colette Becker, in« De la note à la fiction », in Zola, genèse de l’œuvre, Paris, CNRS Éditions, 2002,p. 74.

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Temps, texte, machines. Représenter leprocessus d’écriture sur le Web1

Domenico Fiormonte et Cinzia Pusceddu

Résumé

L’évolution des concepts coïncide avec la perception du texte, de sa

 fonction et de l’auteur, que chaque support de communication porteen soi et nous transmet. La première partie de notre article retraceral’histoire de l’évolution des méthodes philologiques, en replaçantdans leur cadre historique les principaux moments de transition etles changements qui ont affecté la critique du texte moderne. Dans ladeuxième partie, nous examinerons l’impact de la révolution numériquesur la conceptualisation du texte. Enfin, nous exposerons les pointsclés historiques et théoriques qui ont conduit à la naissance du projet

Digital Variants2 (= DV) à l’université d’Édimbourg. DV est un bancd’essai qui a permis d’évaluer quelques solutions intéressantes pourla philologie digitale, notamment la possibilité de représentation dela genèse textuelle. L’essai se conclut par la présentation de l’un desinstruments de représentation du processus d’écriture disponibles sur leWeb, la machine génétique dédiée au poète italien Valerio Magrelli.

1. Crise et renouvellement de la critique textuelle. Le nouveauparadigme du texte

Le début duXXe siècle est une période de crise pour la philologie

positiviste, la science de la restitution de l’original perdu : en France,Bédier lance une première attaque contre la méthode lachmannienne,suivi peu de temps après par Quentin. La critique bédierienne de lasubjectivité inhérente à la méthode compromet irrémédiablement

1  Bien que l’article ait été conçu par les deux auteurs, la rédaction des paragraphesBien que l’article ait été conçu par les deux auteurs, la rédaction des paragraphes1 et 2.1 doit être attribuée à Cinzia Pusceddu celle des paragraphes 2 et 2.4 àDomenico Fiormonte.2  Site officiel : www.selc.ed.ac.uk/italian/digitalvariants. Miroir italien: www.Site officiel : www.selc.ed.ac.uk/italian/digitalvariants. Miroir italien: www.Miroir italien: www.italien: www.digitalvariants.org.

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172 LA CRÉATION EN ACTE

la suprématie de l’école allemande, non seulement sur le plan de larestitution du texte mais aussi, et surtout, sur le plan herméneutique :le choix de publier le bon manuscrit implique en effet une réductionde l’exercice critique de l’éditeur et déplace l’attention sur l’auteur etsur le manuscrit en tant que document historique.

La crise de la méthode lachmannienne se répercuteégalement en Italie. La fameuse école historique dirigée par Rajna,qui avait appliqué rigoureusement cette méthode et produit unnombre important d’éditions critiques, commence à décliner. Unrenouvellement se dessine à partir des années 1930 puis s’affirme

au cours des années couvrant la Seconde Guerre mondiale. RobertoAntonelli définit la philologie de ces années comme « matérielle »,indiquant clairement par là qu’une attention renouvelée est portée àl’historicité du manuscrit et à sa réalité matérielle3. Ce sont GiorgioPasquali et Michele Barbi qui ont jeté les bases de cette nouvelleapproche4. Tout en confirmant la valeur de la méthode lachmannienne(qui, en Italie, ne sera jamais complètement abandonnée mais plutôtrevisitée par Contini), ils en pressentent, tous les deux, les limites :

Barbi reconnaît la nécessité de considérer les documents dans leurindividualité historique ; Pasquali, bien que philologue classique,se montre en revanche plus critique et invite à étudier les rapportsentre les textes sans les isoler du contexte historique et culturel danslequel ils ont été produits.

Cette attention portée à la matérialité du manuscrit ne pouvaitqu’entraîner un intérêt nouveau pour les manuscrits présentant desrédactions successives ou des variantes d’auteur. Si Pasquali est

un des premiers à avoir eu le mérite de souligner le problème desvariantes d’auteur, Santorre Debenedetti est le premier à en tenircompte dans l’édition critique : ses Fragments  du  Roland furieux de 1937 montrent dans l’apparat les ajouts apportés par l’Ariosteà la dernière version du poème, présents sur deux documentsautographes5. La même année, un brillant élève de Debenedetti,Gianfranco Contini, âgé de vingt-cinq ans, change radicalement

3  Roberto Antonelli, « Interpretazione e critica del testo », inLetteratura italiana,vol. IV : L’interpretazione, Torino, Einaudi, 1985, p. 207.4  Giorgio Pasquali, Storia della tradizione e della critica del testo, Firenze, LeMonnier, 1934 ; Michele Barbi, La Nuova Filologia e l’edizione dei nostri scrittorida Dante al Manzoni , Firenze, Sansoni, 1938.5  Santorre Debenedetti, éd., I Frammenti autografi dell’Orlando furioso, Torino,Chiantore, 1937.

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  Représenter le processus d’écriture sur le Web 173

la vision du phénomène des variantes d’auteur, inaugurant undomaine de recherche et une méthode complètement nouveaux dansle panorama de l’ecdotique italienne. C’est lui qui fait un pas enavant décisif : au lieu de les considérer comme une donnée purementaccidentelle, il est le premier à se demander : « Que signifient, pourle critique, les manuscrits corrigés par leurs auteurs6 ? » et donc àles interpréter et à leur attribuer une fonction fondamentale dansle processus d’analyse textuelle. C’est lui qui donne naissance à lacritique des variantes d’auteur ou variantistica.

Le premier noyau de la réflexion de Contini se trouve dans

un commentaire de la publication des Fragments  de Debenedetti,Come lavorava l’Ariosto, en 1937. Contini observe que cette éditionreprésente « de manière évidente et immédiate, dans sa chronologieexacte, tout le travail d’élaboration et de correction de l’Arioste7 ».Il identifie donc un mouvement temporel dans l’acte créateur, dansla succession des changements apportés au texte ; et, un peu plusloin, il va jusqu’au bout de son intuition et affirme que l’œuvrelittéraire doit être considérée comme dynamique, comme « une

éternelle approximation de la valeur ». Si l’œuvre s’insère dans leflux temporel, dans une dimension diachronique, alors le devoirdu critique est de restituer cette dimension temporelle qui traversele texte. Telle est la révolution que Contini opère : le texte, objetd’analyse critique, cesse d’être statique, d’être une donnée, d’être« un objet ou un résultat » et devient mobile et fluide.

Le second pilier de la critique des variantes repose sur leconcept de texte-système, qui est défini quelques années plus tard,

en 1941. Pour Contini, les variantes ne doivent pas être considéréesindividuellement, séparées les unes des autres, ni confinées austade de l’analyse : le texte est constitué de toutes les variationset réécritures et devient alors un système d’éléments interagissantentre eux. Chaque variante est donc un déplacement de forme etde sens qui se reflète sur tout  le texte, une représentation partielleet dynamique de son élaboration dans le temps. Ce qui impliqueque chaque réécriture et chaque modification d’auteur apporte des

6  Gianfranco Contini, Varianti e altra linguistica. Una raccolta di saggi   (1938-1968), Torino, Einaudi, 1970, p. 233-234. Ce passage célèbre est considéré commeCe passage célèbre est considéré commeune sorte de « manifeste théorique » : cf. M. Corticf. M. Corti Principi della comunicazioneletteraria, Milano, Bompiani, 1976-1997, p. 115 et Roberto Antonelli,p. 115 et Roberto Antonelli, op. cit.,p. 222.7  Gianfranco Contini,Gianfranco Contini, op. cit., p. 232.

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174 LA CRÉATION EN ACTE

changements qui, loin d’être partiels, touchent l’ensemble de l’aspectextérieur et de la signification du texte. En ce sens, Contini reprendet dépasse les leçons de Bédier et de Pasquali : non seulement il placel’auteur davantage encore au centre de l’attention, mais il insère letexte dans le flux de l’histoire. Chaque rédaction d’auteur est letexte, document historiquement vérifié et original, et non un rebutou une version de mauvaise qualité par rapport à la perfection dela dernière version voulue par l’auteur. Il en découle que le résultatfinal, lui-même, de l’analyse des rédactions successives par la critiquetextuelle, c’est-à-dire l’édition critique, se situe également « dans le

temps » : l’apparat sera par conséquent diachronique et restitueral’évolution complète du texte à travers l’enregistrement de toutes lesmodifications effectuées.

L’école de la critique des variantes d’auteur sera longtempsproductive et fondamentale dans le panorama philologique italien (etpas seulement italien) des années suivantes : la nouvelle générationde philologues structuralistes des années 1970 trouvera dans cetappareil méthodologique une base et un terrain fertile sur lesquels

construire leurs propres théories linguistiques et structuralistes. Etl’élément commun sera justement le concept de texte-système. Si lemérite de Contini est d’avoir placé le segment auteur-texte au centredu cercle herméneutique, Cesare Segre, avec sa conception de dia-système, incline le mouvement textuel dans le sens opposé, c’est-à-dire vers le segment texte-lecteur/critique8. La critique des variantesd’auteur situe le dynamisme dans le processus de composition et deproduction du texte ; la théorie des dia-systèmes de Segre dans l’acte

lecture/critique et réception du texte. C’est ainsi que ce philologue,tout comme Contini, opérera une médiation entre les positionsbédieriennes et lachmanniennes.

Plus de trois décennies après la critique de Contini, dans laFrance des années 1970 enflammée par maintes ferveurs, stimulationset révolutions culturelles, une nouvelle méthodologie littéraire,dont l’objet est l’étude du processus d’écriture, voit le jour : il s’agitde la critique génétique ou  genèse du texte. Les points clés de la

méthodologie génétique – la conception de l’œuvre littéraire commeévolution dans le temps, l’objectif de reconstruction du processusd’écriture, le retour à l’histoire du manuscrit – sont évidemment les

8  Cf. Cesare Segre, Semiotica filologica. Testo e modelli culturali Testo e modelli culturali , Torino, Einaudi,1979.

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mêmes que ceux de la critique des variantes et sont désormais reconnuscomme faisant partie de la genèse du texte elle-même. Falconer, dansun essai de 1993 consacré à la critique génétique, voit un uniquemouvement allant des années 1920 aux années 19709, tandis quefigurent, dans le volume de Romanic Review de 1995 consacré à la

 genèse, des appels provenant de différents chercheurs, en particulierde Compagnon, à considérer Contini comme un précurseur de laphilologie génétique10. Certes, les différences ne manquent pas : parexemple, les rapports opposés que l’étude des variantes et la critiquegénétique entretiennent avec le structuralisme et la philologie

traditionnelle : rapports de continuité pour la première, de rupturepour la seconde. Toutefois, les deux instruments d’analyse critique,qui ont bien identifié la troisième dimension du texte et se sontrapprochés de l’auteur en étudiant les processus d’écriture, seressemblent surtout dans leurs limites : ils ont représenté le tempsdu texte sur un support bidimensionnel, l’édition papier.

2. Philologie ou postphilologie ?

 2.1 La numérisation du document et la nouvelle relationtexte-auteur

Une grande partie de la critique génétique française et de lacritique des variantes italienne se fondent sur la reconnaissance de lapluridimensionnalité du document écrit, c’est-à-dire de ses aspects

contextuels (psychologiques, sociaux, etc.) et physiques (graphie,outils, type et consistance du papier, ratures, images et dessins). Denombreux représentants de l’école anglo-américaine de la textual

9  Graham Falconer, « Genetic Criticism », in Comparative Literature, vol. 45,n° 1, 1993, p. 1-21.10  Antoine Compagnon, « Introduction », inAntoine Compagnon, « Introduction », in Romanic Review, vol. 86, n° 3, 1995,p. 393-401 et Almuth Grésillon, « Philologie et critique génétique : ressemblanceset différences », in I Nuovi Orizzonti della filologia. Ecdotica, critica testuale,editoria scientifica e mezzi informatici elettronici , Atti del convegno Internazionaledell’Accademia Nazionale dei Lincei in collaborazione con l’AssociazioneInternazionale per gli Studi di Lingua e Letteratura Italiana, Roma, 27-29 maggio1998, Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1999, p. 53-58.

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176 LA CRÉATION EN ACTE

bibliography semblent également orientés vers le concept de mobiletext11.

On peut dire que l’ensemble de ces positions dessine unenouvelle sensibilité de type « posttextuel12  » qui entraîne les troisconséquences suivantes : la remise en question de l’auteur, laremise en question du texte unique et le déplacement du centre degravité du produit vers le processus. La crise de la philologie en tantqu’instrument de la reconstruction de la « vérité » du texte (crisequi va de Joseph Bédier à Jerome McGann) croise le versant actuelde la production textuelle liée à la « processualité », l’interactivité

et la « collaborativité » des nouvelles formes de la communicationdigitale, dans lesquelles il est difficile de retrouver la prédominanced’une volonté autoriale définie et individuelle.

À ce moment, le modèle d’interprétation de la réalité textuelleproposé par les partisans d’un système de balisage du texte en SGML/XML et du paradigme qui en découle d’extraction de données (oùle texte est considéré comme information) semble prédominer. Dansce modèle, toutefois, il n’y a pas de place pour d’autres éléments ni

d’autres dimensions de la communication ; c’est particulièrement lecas pour le rôle de l’image, l’aspect processuel et l’élément dialogiqueet contextuel13. Nous ne parlerons pas ici des codes complexes, mais

11  « […] puisque le concept de travail stable et de texte stable est fondamentalement« […] puisque le concept de travail stable et de texte stable est fondamentalementdéfectueux [flawed]. » (P. Shillingsburg,(P. Shillingsburg, Resisting Texts, Ann Arbor, University ofMichigan Press, 1997, p. 167.) Pour une vue d’ensemble des liens entre critiquePour une vue d’ensemble des liens entre critiquegénétique, textual bibliography anglo-américaine et les autres écoles philologiqueseuropéennes, voir M. Morrás, « Informática y crítica textual : realidades y

deseos », in J. M. Blecua, G. Clavería, C. Sánchez, & J. Torruella, éds., Filologíae informática. Nuevas tecnologías en los estudios filológicos, Barcelona, EditorialMilenio-Universidad Autónoma de Barcelona, 1999, p. 189-210 et F. Rico, Entorno al error. Copistas, tipógrafos, filologías, Madrid, Centro para la edición de losclásicos españoles, 2004.12  Cf. M. Ricciardi, « Le comunità virtuali e la fine della società testuale », inCf. M. Ricciardi, « Le comunità virtuali e la fine della società testuale », inP. Ceri et P. Borgna, éds., La Tecnologia per il XXI 

e  secolo. Prospettive e rischi diesclusione, Torino, Einaudi, 1998, p. 130-132.13  La tendance à négliger les différentes « formes » qu’un document écrit peutLa tendance à négliger les différentes « formes » qu’un document écrit peutprendre dans les différents moments de son développement et comment ces formespeuvent influencer socialement et cognitivement notre réception (« formes effetssens » [cf. D. F. McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts, London, BritishLibrary, 1986]), se reflète dans l’accent que les langages de markup mettent sur latransmission/préservation du texte plutôt que sur son utilisation et sa réception.Néanmoins, au sein de la communauté « Humanities Computing » il devientclair qu’« informatiquement parlant, la division entre image et texte demeuretout sauf irréconciliable. […] Cette division informatique reflète et récapitule à

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de documents assez simples comme celui proposé par Lou Burnard14.Le but du markup pour Burnard est d’expliciter essentiellement troisclasses de caractéristiques : 1) les caractéristiques compositionnelles(compositional features), c’est-à-dire celles qui concernent l’aspectextérieur du texte ; 2) les caractéristiques contextuelles (contextual

 features) ; 3) les caractéristiques interprétatives (interpretative features). Cependant, il affirme qu’il n’y a pas d’approche unique,mais qu’il existe autant de codifications que de textes et que dequestions que l’on désire leur poser. Ces aspects deviennent plusimportants en philologie moderne et contemporaine, où l’attention

se déplace du produit vers le processus. C’est probablement pources raisons que l’école génétique française a davantage exploréau cours de ces années les possibilités de visualisation  que cellesd’extraction (retrieval ) du texte. Et cela s’explique par le fait que lesthèses « antiréalistes », c’est-à-dire celles qui poussent à l’extrême leparadigme codification/interprétation, sont soutenues par ceux quiétudient les auteurs contemporains15.

Par conséquent, un outil qui tend à reconstruire et à

cartographier les relations hiérarchiques est moins adapté auxbuts d’une édition génétique ou, pour reprendre des termes de

son tour certaines différences essentielles dans l’épistémologie des images et destextes » : M. G. Kirschenbaum, « Editor’s Introduction : Image-Based HumanitiesComputing », in Computers and the Humanities, vol. 36, n° 1, 2002, p. 4. Cf. aussiCf. aussiA. Goodrum, B. C. O’Connor et J. M. Turner, « Introduction to the Special Topic« Introduction to the Special TopicIntroduction to the Special TopicIssue of Computers and the Humanities: “Digital Images” », in“Digital Images” », inDigital Images” », in», in Computers and theHumanities, vol. 33, n° 4, 1999, p. 291-292..

14  Lou Burnard, « On the Hermeneutic Implications of Text Encoding », inD. Fiormonte et J. Usher, éds., New Media and the Humanities, Oxford, OxfordHumanities Computing Unit, 2001, p. 29-36.15  Nous nous référons ici à Alois Pichler et Claus Huitfeldt, éditeurs et codificateursdu Nachlass de Wittgenstein (cf. A. Renear, « Out of Praxis : Three (Meta)TheoriesA. Renear, « Out of Praxis : Three (Meta)Theories, « Out of Praxis : Three (Meta)Theoriesof Textuality », in K. Sutherland, éd., Electronic Text. Investigations in Method Investigations in Methodand Theory, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 122-123). Daniel Ferrer exprimetrès clairement les difficultés de l’éditeur génétique face aux formes linéaires dereprésentation : « […] la première page d’une nouvelle est naturellement liée àla deuxième page (indépendamment du réseau de connexions sémantiques etformelles qui l’entrelacent à d’autres parties du texte). Mais que dire de la premièrepage de l’ébauche d’une nouvelle ? Elle est naturellement liée à la deuxième page decette ébauche – mais tout aussi naturellement, quoique d’une manière différente,avec la deuxième version de la première page. Ainsi, un ordre narratif, ou plusgénéralement un ordre textuel, s’oppose à un ordre génétique » : Daniel Ferrer,« Hypertextual Representations of Literary Working Papers », in Literary andLinguistic Computing , vol. 10, n° 2, 1995, p. 143.

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178 LA CRÉATION EN ACTE

la writing science16, à ceux de la représentation du processus decomposition. Si nous analysons l’œuvre comme processus (système)et non comme texte (donnée) et, surtout, si nous la plaçons dans uncontexte d’interaction avec l’utilisateur/bénéficiaire (comme cela sepasse pour différentes typologies d’écritures en ligne), nous pouvonsappliquer à l’écriture ce que l’on dit des autres médias : « ce qui seproduit dans la pratique ne peut être déduit simplement de ce qui seproduit dans les textes et dans les structures17. »

L’écriture n’est pas la pure transcription du parlé, mais ellenous offre un modèle conceptuel  de cette dimension verbale : « écrire

est en principe métalinguistique18

  ». Ainsi, de la même manièreque l’écriture, le texte codifié offre un modèle « conceptuel » dutexte originaire obtenu à travers des « métalangages » – les markuplanguages. Mais, David Olson écrit : « la connaissance de ces aspectsde la structure linguistique, de laquelle notre écrit fournit un modèleet sur laquelle il nous permet de penser, a induit un biais importantdans notre pensée et dans notre culture du document19. »

En ce qui nous concerne, nous pensons que ni les

déconstructionnistes ni les antidéconstructionnistes (ni lesnéostructuralistes) n’ont interprété correctement le sens de ce biais,en élaborant, comme il se doit, un cadre théorique adéquat pourla nouvelle relation qui s’instaure, dans la dimension numérique,entre  processus et produits. En présence d’une écriture qui se fondavec d’autres formes de communication, en adoptant de plus en plusdes « critères opérationnels mixtes » (comme le mélange de sémasio-graphique et d’alphabétique20), ou de textes pensés pour être

consultés comme une banque de données, que sera-t-il intéressantde codifier à l’avenir ? Quel support pourra garantir la fidélité à lasource, et comment ? Si nous nous limitons à parler du présent, onconstate que cette reconfiguration de l’objet-texte porte en soi de

16  C. M. Levy et S. Ransdell, éds., The Science of Writing. Theories, Methods,Individual Differences, and Applications, Mahwah, Lawrence Erlbaum, 1996.17  H. Newcomb, « On the Dialogic Aspects of Mass Communication », inCriticalStudies in Mass Communication, vol. 1, 1984, p. 34.18  David R. Olson, « On the Relations Between Speech and Writing », C.Pontecorvo, éd., Writing Development. An Interdisciplinary View, Amsterdam-Philadelphia, John Benjamins, 1997, p. 19.19  Ibid .20  V. Valeri, La Scrittura. Storia e modelli Storia e modelli , Roma, Carocci, 2001, p. 206-211.

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nombreuses conséquences méthodologiques, et, tout d’abord, lesidées de conservation et de restitution du texte.

McGann en 1985 avait dénoncé le fait que les orientationsactuelles de la critique textuelle (entre autres justement « theideology of final intentions21 ») freinaient la naissance d’un modedifférent de transmettre et, donc, de lire les textes. Tanselle a critiquéde manière méprisante ces positions et bien qu’il ait admis que touteméthode était licite en science, dans les faits, il a indiqué (à nouveau)une seule voie, celle du rationale, c’est-à-dire le critère proposé parWalter W. Greg22  : « McGann croit que “voir dans l’intention de

l’auteur la base pour un ‘rationale of copy-text’ revient à confondreles questions qui sont en jeu” ; on devrait plutôt dire que la confusionnaît du fait que maintenir un mélange indéfini de deux approchesdistinctes constitue un rationale utile23. » Il n’est pas surprenant quele noyau de la critique de Tanselle revienne quelques années plustard dans un article sur les rapports entre textual criticism et critique

 génétique, bien qu’il se soit substantiellement rapproché de milieuxqui, par ailleurs, avaient été liquidés comme « sociologiques ».

Le fait est que pour Tanselle, il ne s’agit pas seulement d’unephilologie mais bien d’une vision de la littérature : l’idée de l’œuvred’art en tant que succession d’états et de quantités séparables etinterprétables, qui donne une énorme confiance à l’auteur et à lacommunauté interprétante. D’où sa prudence à l’égard de l’éditionhypertextuelle (où pour Tanselle le changement méthodologique est« de degré, pas de genre24 »). Cette prudence découle d’une suspicion

21  J. J. McGann, A Critique of Modern Textual Criticism, Charlottesville-London,The University Press of Virginia, 1985, p. 37.22  Walter W. Greg, « The Rationale of Copy-Text », in Studies in Bibliography,vol. III, 1950-1951, p. 19-36.23  G. T. Tanselle, Textual Criticism Since Greg. A Chronicle 1950-1985,Charlottesville-London, The University Press of Virginia, 1985, p. 132.24  « L’enquête historique sur la croissance des œuvres littéraires doit commencer« L’enquête historique sur la croissance des œuvres littéraires doit commenceravec les objets physiques qui s’efforcent de transmettre les textes de ces œuvres,mais elle doit se déplacer vers des reconstructions qui ont pour but d’amener lestextes préservés vers un accord plus étroit avec ce qui était l’intention de quelqu’unà quelque moment du passé. Quand nous parlons de littérature (pas seulementcomme éditeurs, mais comme lecteurs), nous nous référons inévitablement à destextes critiquement reconstruits. Les reconstructions historiques ne sont jamaiscertaines, ni les textes des œuvres littéraires à aucune de leurs étapes. Mais cesincertitudes, ces jugements critiques sont ce avec quoi nous devons vivre en tantqu’étudiants de littérature » : G. T. Tanselle, « Critical Editions, Hypertexts, andGenetic Criticism », in Romanic Review, op. cit., p. 592-593.

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180 LA CRÉATION EN ACTE

profonde envers une herméneutique qui doute – à commencer par etavec ses auteurs – de son irréversibilité et de sa fixité. À partir de lanouvelle conception de l’œuvre dans l’art, dans l’esthétique et dansla philosophie du début du XX

e  siècle, il n’a pas été possible pourune certaine critique de voir la littérature et la philologie commedes entités théoriquement séparables. Édition et production ne sontpas toujours deux moments distincts dans l’histoire d’un texte – c’est-à-dire deux moments distincts d’un phénomène qui se faitdans le temps, et dont il est tout aussi légitime de découper l’aspectsynchronique de l’édition critique que d’en refuser l’exigeante

intangibilité historique.

 2.2. Vers une critique textuelle dynamique

Il y a déjà plus de dix ans, que les philologues avaient com-mencé à exprimer leur insatisfaction quant aux outils et aux méthodestraditionnelles. Ces perplexités poussèrent aussi des spécialistesde traditions imprimées à la redécouverte « forcée » du processus

textuel. L’insatisfaction devant les solutions typographiquesadoptées pour l’édition des variantes du Roi Lear a conduit PhilipBrockbank, éditeur de Shakespeare, à proposer d’exploiter la toutenouvelle technologie CD-ROM pour une édition Variorum  deShakespeare25. Raul Mordenti utilise, presque simultanément, lamême expression que Brockbank (« texte mobile ») en commentantson édition informatisée du Dialogo della mutatione di Firenze  deBartolomeo Cerretani26. L’édition électronique est dans l’air, et

les voies françaises et italiennes se recroisent. Jean-Louis Lebrave,philologue provenant de l’école de la critique génétique, conçoit unmodèle expérimental d’édition hypertextuelle pour rendre navigablela masse manuscrite hétérogène de l’Hérodias  de Flaubert27. Labibliographie matérielle et sociologique nord-américaine, quant à

25  Philip Brockbank, « Towards a Mobile Text », in I. Small et M. Walsh, éds.,The Theory and Practice of Text-Editing. Essays in Honour of James T. Boulton,Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1991, p. 90-106.26  Raul Mordenti, « Informatica e filologia », in Calcolatori e Scienze Umane,Scritti del convegno organizzato dall’Accademia dei Lincei e dalla FondazioneIBM Italia, Milano, Fondazione IBM Italia et Etas Libri, 1992, p. 266.27  Jean-Louis Lebrave, « L’hypertexte et l’avant-texte », in J. Anis et Jean-LouisJean-Louis Lebrave, « L’hypertexte et l’avant-texte », in J. Anis et Jean-LouisLebrave, éds., Texte et ordinateur. Les mutations du lire-écrire, actes du colloqueinterdisciplinaire tenu à l’université de Paris X, Nanterre, 6-7-8 juin 1990, Paris,Éditions de l’Espace Européen, 1991, p. 101-117.

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elle, va bien au-delà de la constatation des potentialités des nouveauxoutils et son jugement sur la rigidité de l’impression est encore plustranché28.

Aujourd’hui, la rencontre entre informatique et critiquematérielle29, à travers ses applications et les vérifications théoriquescontinuelles qui en découlent, nous oblige à ajouter à ces quatreexigences originelles un cinquième élément : la nécessité de lareprésentation de la genèse textuelle et du processus d’écriture.

3. Psychologie de la composition et des variantes

Le projet DV doit beaucoup à deux spécialistes italiens :Giorgio Raimondo Cardona et Gianfranco Contini. Contini futparmi les premiers philologues en Italie à déplacer le point de vuedu critique du produit (texte) vers l’utilisateur ( processus), c’est-à-dire à insérer le « temps » dans l’horizon de l’interprète.

Toute la philologie européenne du XXe  siècle pourrait être

définie comme l’histoire de la tension dialectique entre texte etauteur, entre une entité réelle et historique et un objet abstrait30. Lechemin parcouru par chacune des écoles nationales converge versun point : le tournant se produit avec les auteurs modernes. Ce sontdes auteurs comme Flaubert, Proust, Montale, Dickinson ou Joycequi guident la réflexion théorique sur un nouveau terrain, celui dela conception dynamique du texte. Mais le déplacement décrit par

28  Cf. K. M. Price et M. N. Smith, « Whitman, Dickinson, and Teaching AmericanLiterature with New Technologies », <URL : http://warthog.cc.wm.edu/Whitman/FIPSE/1997_FIPSE_Funding_proposal.html> [10/12/2004]), p. 2-12.29  C’est par souci de brièveté que nous résumons ainsi l’ensemble des écolesC’est par souci de brièveté que nous résumons ainsi l’ensemble des écolesthéoriques qui valorisent les « renditional features » (cf. S. Schreibman,« Computer-mediated Texts and Textuality : Theory and Practice », in Computersand the Humanities, op. cit., p. 285 : bibliographie matérielle-sociologique anglo-américaine, critique génétique française, critique des variantes italiennes.30  Cesare Segre créera la fameuse définition de « concetto limite » : « Si onCesare Segre créera la fameuse définition de « concetto limite » : « Si on« Si on« Si oncomprend le mot textus comme ayant été élaboré dans un monde chrétien – et de cepoint de vue, judéo-chrétien – qui a gardé les Tables de la Loi comme écrites avec ledoigt de Dieu (Ex. 31, 18), cela rend sacré le fait même d’écrire. [...] Mais il est utilede souligner d’ores et déjà que la nature du texte est conditionnée par les modesde sa production et de sa reproduction et que, en somme, le texte est non pas uneréalité physique mais un concept limite » : Cesare Segre, « Testo », inEnciclopediaEinaudi , vol. 14, Torino, Einaudi, p. 269.

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182 LA CRÉATION EN ACTE

Contini est accompagné aussi par l’intuition de la contribution« épistémique » et pédagogique de la variante31.

Dans le même esprit, Giorgio Raimondo Cardona, l’undes fondateurs européens de l’anthropologie de l’écriture, étaitconvaincu, connaissant les études de critique des variantes italienneset françaises, qu’il était possible, à travers certains matériauxcomme les manuscrits, les autographes, les brouillons et les notesdes écrivains, de suivre les traces et les indices du mouvement de lapensée et, à travers ceux-ci, de remonter à des phénomènes précis dela langue ; il concevait donc l’écriture comme une « activité », comme

un objet dynamique et non une simple « transcription » du parlé32

.Autrement dit, Cardona croyait que l’écriture pouvait fournir « denouveaux concepts et catégories » pour raisonner sur la langue33,et il fut ainsi un des premiers à poser le problème de la « variante »par rapport au processus d’écriture et du processus d’écriturepar rapport au langage. Comme nous l’avons vu, on connaissaitl’importance épistémologique du processus de reconstruction, maisle chemin en aval, le parcours de la composition, restait en grande

partie inexploré.Malgré les références répétées au processus de composition,les références à la psychologie de la composition et aux premièresimportantes recherches du cognitivisme brillent par leur absencedans les recherches des historiens de la langue, des philologues etdes critiques du texte. Le projet de la genèse est timide et en mêmetemps soupçonneux à l’égard d’une science générale de la productionécrite (Grésillon parle de « zones d’interférence », mais ne consacre

que peu de lignes aux recherches des cognitivistes34). Par rapport

31  Cf. Gianfranco Contini,Cf. Gianfranco Contini, Esercizi di lettura, Torino, Einaudi, 1974, p. 233-234.32  Giorgio Raimondo Cardona, I Linguaggi del sapere, Roma-Bari, Laterza, 1990,p. 356-357. Cf. aussi R. Duranti, Linguistic Anthropology, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1997, p. 118.33  David R. Olson, op. cit., p. 5.34  Almuth Grésillon,Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscritsmodernes, Paris, PUF, 1994, p. 220. Les points de contact sont remarquables –notamment dans la description des typologies d’écriture. Pour les « généticiens »,il existe fondamentalement deux types d’écrivains : les « programmatiques » et les« immanents » ; c’est-à-dire des écrivains qui planifient et des écrivains qui écriventprincipalement d’un seul jet. La discussion sur les « types » trouve un écho dans lescomposition studies. L. S. Bridwell-Bowles, P. Johnson et S. Brehe (cf. « ComposingL. S. Bridwell-Bowles, P. Johnson et S. Brehe (cf. « Composingand Computer : Case Studies of Experienced Writers », in A. Matsuahashi,éd., Writing in Real Time : Modelling Production Processes, Norwood, Ablex,

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  Représenter le processus d’écriture sur le Web 183

à la philologie, la composition  fait le chemin inverse : elle étudiel’écriture du point de vue de celui qui écrit, tandis que la philologie,pendant des siècles, avait étudié l’écriture du point de vue de celuiqui lit – l’éditeur et son édition critique. Mais qu’en était-il de lalutte de l’écrivain ?

Genèse et critique des variantes font un pas de plus versl’auteur, mais ce n’est pas encore le pas décisif : le lecteur a tout auplus le sentiment d’être un « voyeur » du texte. Le passage suivant – et le changement de perspective – est réalisé par la psychologie etpar les sciences cognitives, cette nouvelle « science des sciences » qui

s’est constituée de l’autre côté de l’Atlantique et qui vient combler etrenforcer les espaces de réflexion communs aux sciences éditorialeset aux sciences autoriales (parce que, naturellement, philologieet psychologie s’ignorent sur le front commun du processusd’écriture).

Cette ignorance réciproque, qui est davantage le fruit deshabitudes que des faits, ouvre le champ aux premières incursions.Dans The Psychology of Written Composition, Carl Bereiter et

Marlene Scardamalia construisent le premier édifice solide, enrépétant ce qui deviendra l’axiome évident de tout programmedidactique : l’écriture est une compétence complexe qui s’acquiert àtravers de multiples phases35.

C’est l’activité de knowledge transforming , mais surtoutla conception du texte comme « étape » d’un processus qui nousreconduisent aux réflexions des philologues modernes36.

La critique textuelle moderne, si l’on excepte quelques

résistances à reconnaître l’informatique comme le lieu privilégiéde l’expression, de la modélisation et de l’étude des signes, serait la« science cognitive » par excellence et la psychologie de la composition

1987, p. 81-107) appellent les premiers « Beethovenians » ou « executors » etles seconds « Mozartians » (« oil painters » pour D. Chandler, « Who NeedsSuspended Inscription ? », in Computers and Composition, vol. 11, 1994, p. 196),ou « discoverers » – « ceux qui composent pour trouver ce qu’ils veulent dire » :Bridwell-Bowles et al., op. cit., p. 83.35  Carl Bereiter et Marlene Scardamalia, The Psychology of Written Composition,Mahwah, Lawrence Erlbaum, 1987. Il s’agit de réflexions que la psychologie deIl s’agit de réflexions que la psychologie dela composition doit à l’un des pères de la psychologie moderne : Lev Semenovič Vygostkij (cf. D. Fiormonte, Scrittura e filologia nell’era digitale, Torino, BollatiBoringhieri, 2003, p. 220-225, 240-243).36  Cf. V. Branca et J. Starobinski,Cf. V. Branca et J. Starobinski, La Filologia e la critica letteraria, Roma-Milano,Istituto Accademico di Roma-Rizzoli, 1977.

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184 LA CRÉATION EN ACTE

en représenterait l’accomplissement naturel. On pourrait presquedire que la seconde réalise la prophétie contenue dans la première :toutes deux assument un point de vue diachronique – la psychologiecomme science expérimentale, la critique du texte comme sciencehistorique – avançant dans des directions opposées le long de lamême route.

Le projet Digital Variants  naît de la rencontre de ces deux« sciences cognitives », dans le but de récupérer (et d’exploiter) unepartie de ce dynamisme perdu. En réfléchissant sur les limites et laforce de critique des variantes- genèse du texte et la psychologie de

la composition, nous avons essayé à Édimbourg de fondre les deuxperspectives théoriques et les deux expériences.

4. La machine génétique Magrelli

Sur le site Variantes Digitales, une série de textes, autographes,documents d’auteurs italiens et espagnols sont disponibles et

consultables au moyen de différents outils de visualisation.L’objectif principal du site, tout en se situant dans le respect desnormes ecdotiques de base, n’est pas de conserver  les matériaux,mais de les rendre directement exploitables par les utilisateurs.Nous avons, en effet, l’impression que, par rapport aux grandespossibilités de recherche et d’analyse automatique du texte offertespar de nombreuses bibliothèques numériques, très peu d’attention – si ce n’est aucune – a été accordée au problème de la lecture. En

termes informatiques, cela signifie qu’il y a eu et qu’il y a toujoursun grand effort dans le domaine de l’extraction d’information  quin’est pas contrebalancé par une conception adéquate des interfacesutilisateur.

Mais si l’on a renoncé à l’adoption de standard, c’est en raisonaussi (et peut-être surtout) de la forte hétérogénéité des documents.Chaque auteur(e) a fourni aux archives des matériaux fort divers.Cela va d’un récit de huit passages d’écriture de Francesca Sanvitale

(genèse d’un texte, avec une unique version publiée) au recueild’histoires La gente  (Torino, Einaudi, 1993) de Vincenzo Cerami,dont l’archive possède toutes les versions intermédiaires (textes quiont subi des modifications et qui ont été publiés à des périodes etdans des contextes différents).

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La machine génétique Magrelli  est la dernière expérimentationen date. Elle naît de l’exigence d’explorer de nouvelles solutions pourrestituer le processus d’écriture. Pour ce faire, nous avons adopté leprogramme Flash, normalement utilisé dans des sites commerciauxpour des effets d’animation. Le choix de ce programme pourraitsembler critiquable d’un point de vue scientifique parce qu’il nes’appuie pas sur des ressources ouvertes (logiciel libre ou open source).Toutefois, même si la codification XML-TEI des poésies et de leursavant-textes n’est pas encore terminée, notre objectif principal étaitde construire une interface efficace et facilement utilisable en ligne.

Les feuilles de style (XSL et XSLT), qui permettent de transformer enHTML des textes codifiés en XML, requièrent une programmationà part qui ne garantit pas la possibilité de représenter tous lesphénomènes graphiques – sans parler de la représentation desvariantes de structure temporelle complexe, comme cela a été montrépar Edward Vanhoutte et Desmond Schmidt37. Flash permet nonseulement de réduire de manière importante les coûts et le temps,mais semble se prêter de manière naturelle à la visualisation de la

mouvance textuelle.Les matériaux utilisés dans le projet sont les brouillonsd’écriture, les notes et les différentes versions du recueil de poèmesOra serrata retinae (Milano, Feltrinelli, 1980) mis à disposition parValerio Magrelli. Le dossier complet comprend un cahier où figurentles premières versions originales autographes et les différentesversions imprimées ou transcrites à la machine que l’auteur acorrigées avant d’arriver à la version définitive. Chaque poème a

donc une histoire génétique différente. Dans le projet général,chaque poème du recueil de Magrelli disposera d’une machine

 génétique, c’est-à-dire d’un ensemble d’outils, créés spécialement enfonction de son histoire éditoriale, pour en montrer la genèse et ladynamique.

37  Cf. Desmond Schmidt, « A Graphical Editor for Manuscripts » <URL:http://www.wittgen-cam.ac.uk/cgi-bin/text/mseditor.html> [01/01/2005] et EdwardVanhoutte, « Display or Argument : Markup Visualisation for Electronic ScholarlyEditions », in Standards und Methoden der Volltextdigitalisierung , Beiträge desInternationalen Kolloquiums an der Universität Trier, 8-9 Oktober 2001, ThomasBurch, Johannes Fournier, Kurt Gärtner und Andrea Rapp, éds., Stuttgart, FranzSteiner Verlag, 2003 p. 71-96.

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186 LA CRÉATION EN ACTE

Trois avant-textes de Ora serrata retinae  (Il corpo è chiuso, EssereMatita et Molto sottrae38) ont été jusqu’à présent publiés en lignegrâce à ce système. Dans la fenêtre de gauche (Figure 1), il y a toujoursa toujoursl’image d’un original, manuscrit ou imprimé. L’original choisi peutêtre lu et comparé de manière croisée, soit avec la transcriptiondiplomatique du manuscrit dans la fenêtre du bas, soit avec lestranscriptions des différentes versions imprimées (jusqu’à la versiondéfinitive) dans la fenêtre de droite. Une légende en bas à droiteindique les signes diacritiques qui ont été utilisés dans la transcriptiondiplomatique. D’autres effets sont également disponibles. « Floating

variants » montre chacune des deux variantes imprimées dans despanneaux déroulants qui peuvent être déplacés comme on le désire ;« fade transcription » permet de lire sur le manuscrit, en déplaçantla souris, les ratures effectuées par l’auteur ; enfin, « zoom » permetde se déplacer avec une loupe sur l’autographe. La possibilité pourl’utilisateur/chercheur d’insérer des commentaires au moyen d’unformulaire spécial est en cours de réalisation.

Figure 1 Exploration avec Flash de l’avant-texte de Ora serrata retinae de Valerio Magrelli. En déplaçant la souris sur les ratures del’autographe, on visualise, avec un effet de fading, la transcriptiondu texte situé en dessous (voir 4e ligne « gettato in se »)

38  On peut accéder à laOn peut accéder à la  genetic machine à l’adresse : www.selc.ed.ac.uk/italian/digitalvariants/autori/magrelli/mag_index.htm.

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Faute de place, nous ne ferons pas ici l’analyse critique précisede la genèse d’Il corpo è chiuso. Toutefois, on peut remarquer quece type de représentation du mouvement textuel peut ouvrir la voieà des interprétations spécifiques et différentes du texte. Au-delàdes différences de structure attendues (par exemple la compositiondu vers) et des différences linguistiques (changements lexicaux,déplacements, suppressions, substitutions, etc.), la machine présenteune série d’éléments de contour et de commentaire, qui permettentde lire et d’interpréter la composition en suivant, par contraste oupar affinité, le discours parallèle entre moyen graphique et moyen

linguistique (œil-genou, cil-portail, etc.39

). Dans la version définitive(1980), les deux premiers vers, conservés jusqu’à l’édition sur revue de1979, sont supprimés (« Splendido l’occhio / Questo è il suo segreto »).Pourtant, si l’on examine le manuscrit, il semble bien que c’est deces deux vers que naît la trace phonique (« occhio »), iconique (legenou-œil dessiné) et thématique (« son secret ») de la poésie. Ainsi,ce n’est qu’à travers une comparaison des différentes versions quel’on voit la manière dont l’auteur procède, par écrémages successifs,

sur un chemin qui va de l’explicite à l’implicite ; l’autographe de cepoint de vue s’offre comme un vrai « atlas cognitif » dans lequel sonttissés et déposés sous forme de nœuds et de flux de la pensée, tousles motifs et les thèmes développés – ou écartés – dans les versionssuccessives.

L’enjeu principal de cet instrument de représentation n’estpas uniquement la genèse de la poésie. Plutôt, c’est tout le centrede gravité du texte qui se déplace, créant un nouvel équilibre, dans

lequel tous les éléments – textuels, paratextuels, structurels – ontla même importance. L’intratextualité révélée et montrée par lamachine  devient un objet indépendant, puisque l’ensemble desliens entre textes et avant-textes ainsi montrés construit et formeune nouvelle expérience du texte/des textes. Percevoir et utiliser letexte définitif sans regarder ou lire les galaxies sœurs qui l’entourent

39

  Un peu comme pour l’auteur étudié et apprécié de Magrelli (cf. V. Magrelli,Un peu comme pour l’auteur étudié et apprécié de Magrelli (cf. V. Magrelli,Vedersi vedersi . Modelli e circuiti visivi nell’opera di Paul Valéry, Torino, Einaudi,2002), Paul Valéry : « [le manuscrit] montre l’une (parmi près d’une quinzaine) destentatives de Paul Valéry pour commencer son poème Été. Mots et graphisme seconjuguent (ou concourent) pour figurer l’imaginaire – paysage de mots, paysagede traits – ou pour signifier la pensée : dynamomètre et vecteurs empruntent à laphysique et aux mathématiques le symbolisme de la tension, du couple de forces » :Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989, p. 11.11.

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188 LA CRÉATION EN ACTE

devient une opération forcée – peut-être vaine. Une édition surpapier – qu’elle soit diplomatique, critique ou génétique – n’est-ellepas autre chose que la tentative d’arrêter et de justifier le temps dutexte ? Mais quand l’écriture, à travers la numérisation, est restituéeà sa dimension de processus (ou à une simulation de celle-ci), etrentre donc dans le temps, le seul point d’appui pour la stabilité dutexte reste la chronologie.

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La création virtuelle

Pascal Michelucci

Résumé

La notion de « virtuel » développée par Pierre Lévy permet d’envisagercelle de textualité et les étapes du parcours génétique, avec sesrichesses et ses contraintes, de façon fructueuse. La virtualisation

 permet notamment de cerner la primauté des conventions littérairesdans les opérations de l’écriture à partir d’un matériau sémiotiquea priori sans limites. On note ainsi la négociation entre le projet etsa réalisation, qui oriente les réécritures, et la part déterminante decertains choix simples mais premiers lors des débuts de l’écriture. Avecce concept forgé dans un cadre épistémologique nouveau – celui de lacyberculture – la critique génétique peut compléter la sémiotique de la

 page et la notion indicielle de trace manuscrite, tout comme la logiqueà programme du dossier génétique.

Je m’inspire du concept de « virtuel » que présente Pierre Lévydans son ouvrage de 1998, Qu’est-ce que le virtuel ? À l’orée de sonchapitre sur les apports de la culture numérique aux disciplines etaux pratiques du texte, Lévy note que le concept central de virtualité

possède des affinités remarquables avec les opérations d’engendrementdes textes individuels : « Depuis ses origines mésopotamiennes, letexte est un objet virtuel, abstrait, indépendant de tel ou tel supportparticulier. Cette entité virtuelle s’actualise en multiples versions,traductions, éditions, exemplaires et copies1. » Il y aurait donc unpont à jeter entre la culture du livre et celle de l’écran d’ordinateursi les concepts de l’un sont susceptibles d’interroger fructueusementles attendus de l’autre et de contribuer à leur maturation.

Sans doute cette propriété d’actualisation du texte doit-elle être notée : la Bible reste la Bible, dans ses innombrableséditions et traductions, et toujours reconnaissable comme telle par

1  Pierre Lévy,Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1998, p. 33.

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190 LA CRÉATION EN ACTE

d’innombrables lecteurs2 à travers les millénaires et les divers avatarsmatériels de sa réalisation physique, depuis le codex jusqu’au CD-ROM. Cette singularité identitaire – aussi reconnaissable qu’elleest irréductible – marquerait peut-être d’avance les limites d’uneapproche formaliste s’inspirant de la notion de virtuel. Sans doutecet exemple est-il propre à suggérer plus précisément les enjeuxd’une telle approche : rendre compte, partiellement, de tout ce quifait sur le plan génétique l’engendrement créateur du « texte ». Maissi la création était pure virtualité, il n’aurait ni texte, ni monde, nigénéticiens…

J’aimerais aborder les apports du concept de « virtuel » auxétudes génétiques, et faire retour avec lui sur la notion de textualitéou de grammaire des textes qu’il me semble poser de façon simpleet puissante à la fois, sans pour autant tomber dans la « mystiquedu texte3 ». Pour « académique » dans le mauvais sens du terme quesoit le débat sur la textualité et la textualisation, il n’en demeurepas moins que le rapport entre les ressources de l’empire des signeset ses innombrables pratiques d’une part, et l’existence de textes

bien réels regroupables en classes et familles ainsi que l’atteste lapoétique d’autre part, doit être explicité pour identifier la créationautrement que par une liste d’opérations et de manipulationsmatérielles4. Le concept de virtuel de Lévy paraît bien placé danscet enjeu théorique pour souligner les procédures d’engendrementdes textes et les contraintes qui pèsent sur ces procédures dans lechamp des pratiques littéraires.

On peut ne pas s’accorder sur le point d’articulation de cet

« objet abstrait » qu’avance Lévy. Pour une part, il se situe à l’originede tout exercice de la langue, dans une région profonde dont lesopérations sont celles du linguistique et des langues naturelles et quepartagent l’article de journal, le discours politique et le poème, quellesqu’en soient les réalisations. Mais si les procédures prennent source,

2  C’est l’argument sur lequel Elizabeth Eisenstein fonde son analyse célèbre de laC’est l’argument sur lequel Elizabeth Eisenstein fonde son analyse célèbre de ladiffusion des savoirs par le livre après 1455. Voir Elizabeth Eisenstein,Voir Elizabeth Eisenstein, The PrintingPress as an Agent of Change : Communications and Cultural Tranformations inEarly-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 116 et

 passim.3  Roland Barthes,Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, p. 93.4  Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, « Textualisation », inAlgirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, « Textualisation », in Sémiotique.Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette Supérieur, 1993,p. 391 : « Le texte se définit ainsi par rapport à la manifestation qu’il précède. »

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  La création virtuelle 191

pour la sémiotique qui les décrit, dans une sémantique profondeaux propriétés « universelles », il convient de prendre en compte lesautres procédures qui justement distinguent le discours politique dela littérature, tout un ensemble de conventions « littéraires » plusdifficilement explicables par les voies de la linguistique5. Le textelittéraire est aussi objet virtuel d’une autre manière, parce queses virtualités indépendantes des supports prennent corps sur unsupport matériel auxquelles elles se sont adaptées et pour lesquelleselles ont défini leur régime propre qui n’est pas celui de la langue detous les jours6.

Lévy prend bien soin de situer la notion de virtuel au centredu champ de la culture contemporaine d’inspiration cybernétique,plus essentielle même que la technologie hypertexte qui tend àmobiliser toute l’attention dans ce domaine d’interrogation enpleine effervescence. Il souligne une distinction entre deux pairesnotionnelles : la latence entre le possible et le réel , lorsqu’une formeou une empreinte se réalise en substance, se place sur un axe oùil n’y a pas de créativité car il ne manque au possible latent que

de se faire matière par la réalisation, mais dans la forme déjàprévue ou préencodée par la possibilité7 ; la complémentaritéentre le virtuel  et l’actualisé, au contraire, sous-entend un potentielgénérateur, car le virtuel subsume un large inventaire de formespossibles qui sont inventées et interprétées lors de l’exécutionqu’est l’actualisation8. Une graine, par exemple, contient toutesles conditions d’existence d’un arbre, mais l’arbre en question peuts’actualiser de maintes manières. À ce titre, le virtuel est vu par

Lévy comme un stock inépuisable de ressources génératrices, et leconcept prend place dans une stratégie humaine d’une plus grandegénéralité, incluant la création d’instruments et de médiations, dontil serait l’apothéose contemporaine selon le philosophe. Pour lui,le parangon contemporain de cette stratégie est l’hypertexte. C’estdonc par rapport à cette centralité du virtuel dans l’intelligence

5  Les « transformations » que fait subir la littérature au texte produitLes « transformations » que fait subir la littérature au texte produitlinguistiquement ne sont pas que des réajustements du matériau de la langue,bien évidemment. Entre décrire et justifier, il y a un abysse. Voir : Algirdas JulienGreimas, éd., Essais de sémiotique poétique, Paris, Larousse, 1972, p. 206.6  Maurice Couturier, Textual Communication. A Print-Based Theory of the Novel ,Londres, Routledge, 1991.7  Pierre Lévy,Pierre Lévy, op. cit., p. 14.8  Ibid., p. 137.

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192 LA CRÉATION EN ACTE

humaine collective, au-delà de l’épochè  contemporaine qu’est lasociété de l’information, que l’hypertexte lui-même se comprendcomme une « nouvelle étape », et non seulement parce qu’il apportede nouveaux moyens d’écrire, de lire, ou d’étendre la pensée9. Leconcept permet surtout de baptiser simplement et de décrire le genred’événement créateur qui conduit de l’abstraction à la créationmatérielle, empruntant les voies d’une combinatoire complexe.

Marie-Laure Ryan, commentant Lévy, souligne égalementque le processus de passage du virtuel à l’actuel est essentiel danstoute enquête sur l’inventivité verbale :

Le concept de virtualisation est d’une puissance extraordinaire. Ilimplique toute opération mentale qui s’abstrait de l’hic et nunc, du singulier,de l’usage unique et ponctuel et de l’incarnation solide pour s’étendre dansl’intemporalité, l’abstraction, la généralité, la mutabilité, la réduplication,l’ubiquité, l’immatérialité et la fluidité morphologique10.

Toutefois, selon la critique, l’intérêt de la virtualisation nes’arrête pas là, car elle s’étend par la suite, récursivement, de l’écriture

à l’actualisation nouvelle du texte par les lectures qui en seront faiteset la mémoire qui les engrange : « L’acte d’écriture puise dans (etalimente en retour) un réservoir d’idées, de souvenirs, de métaphoreset de matériau linguistique qui contient un nombre potentiellementinfini de textes. Ces ressources sont textualisées par l’entremise dela sélection, de l’association, et de la linéarisation11. » Bref, uneactualisation ouvre sur une autre, de sorte que la contributionoriginale de tel créateur institue des ressources stratégiques textuelles

qui seront disponibles à celui qui viendra après.De son côté, Ryan poursuit en soulignant la pertinencede la proposition de Lévy pour les études littéraires, mais plusparticulièrement en direction d’un mariage critique entre la théorielittéraire contemporaine et le champ d’étude du « cybertexte »,dans un va-et-vient qui serait sans nul doute novateur12. Lévy, au

9  Pierre Lévy, « L’hypertexte, une nouvelle étape dans la vie du langage », inPierre Lévy, « L’hypertexte, une nouvelle étape dans la vie du langage », inChristian Vandendorpe et Denis Bachand, éds.,  Hypertextes. Espaces virtuels delecture et d’écriture, Montréal, Nota Bene, 2002, p. 25.10  Marie-Laure Ryan, « Cyberspace, Virtuality, and the Text », in Marie-LaureRyan, éd.,  Cyberspace Textuality. Computer Technology and Literary Theory,Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 96. [Nous traduisons.][Nous traduisons.]11  Ibid., p. 93. [Nous traduisons.]12  Ibid., p. 100-101.

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  La création virtuelle 193

contraire, suggère de s’intéresser à la virtualisation pour elle-même – soit à la constitution et à la conformation de ces potentiels, de ceréservoir créateur.

Or il convient de noter que Ryan note au passage des procéduresque les études génétiques sont quasiment les seules dans toutesles sciences humaines à étudier dans leurs dimensions pratiques.Ainsi donc, si l’on s’accorde à reconnaître que le texte a à voir avecl’actualisation d’un virtuel, qu’on l’appelle textualité ou autrement,il incombe à une science de se pencher sur le phénomène de passageà l’acte à partir des virtualités, c’est-à-dire à l’actualisation13. Alors,

ce sont effectivement les études génétiques qui semblent les mieuxplacées pour instruire le dossier des virtualités constituées lors desactes créateurs individuels, et à la manière dont ceux-ci exploitentpour leur part un certain modèle d’actualisation conforme au patronde la création littéraire.

La tradition philosophique, comme le souligne Lévy, « analyse[de préférence] le passage du possible au réel14  ». De la mêmemanière, les paradigmes scientifiques, pour avoir été modelés sur

les sciences expérimentales, n’encouragent pas à imaginer, à partirdes bribes du réel, l’éventail des possibles, ou à extrapoler, à partird’objets immanents, les virtualités qui leur ont donné naissance15.Ces bribes, où sont-elles ?

Pour répondre à la question, Lévy observe que le virtuel lui-même est décomposable, car il est susceptible, quel que soit sonchamp d’application, de s’analyser en opérations discrètes. Enpremier lieu, les opérations dites « grammaticales » permettent le

découpage d’éléments de l’actuel existant et leur séquençage, afinde dégager la logique de leurs combinaisons virtuelles à plusieursniveaux, sur le modèle de la « double articulation » : la virtualisationopère sur des éléments ponctuels identifiables16. Plus précisément,le virtuel de la textualité repose sur le fait qu’un texte est toujours

13  C’est déjà partiellement la tâche d’une certaine linguistique, qui œuvre dans leC’est déjà partiellement la tâche d’une certaine linguistique, qui œuvre dans ledomaine de l’usage quotidien non esthétique de la langue.14  Pierre Lévy,Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, op. cit., p. 10.15  Camille Dumoulié,Camille Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la littérature,Paris, Armand Colin, 2002, p. 60-64 explique fort à propos le parcours inverse quireste au cœur de la conception moderne de la littérature, notamment par rapport àl’idéal de l’œuvre ouverte.16  Pierre Lévy,Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, op. cit., p. 134.

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194 LA CRÉATION EN ACTE

composé d’éléments divers et diversement articulables17, mais qued’autres textes ont déjà utilisés. Les théories de l’intertextualitégénéralisée le promulguent depuis longtemps18. Sur le plan desopérations de virtualisation dites « dialectiques », des substitutions,mises en correspondance et processus de dédoublement sontconstituables comme stratégies d’actualisation à part entière : destypes de rapports et des familles d’équivalences sont identifiableset peuvent constituer la base de nouvelles actualisations. Lacombinatoire de Propp vient naturellement à l’esprit ici. Enfin, lesopérations appelées « rhétoriques » donnent lieu, par leur réemploi,

à « l’émergence de mondes autonomes, création d’agencements designes, de choses, et d’êtres indépendamment de toute référence àune “réalité” préalable19 ».

Il existe des principes de cohérence qui déterminent la façondont les procédures génétiques inscrivent tel ou tel élément virtueldans leur projet en mettant en jeu les règles d’actualisation en vigueurdans le champ des pratiques littéraires. Par exemple, l’utilisation dela technique narrative établit des distinctions pertinentes quant à la

réalisation des opérations d’actualisation. Tout matériel ne sauraitêtre discursivisé dans l’indifférence à l’identité d’une voix, sans mêmeparler de la qualité du matériau diégétique. Le choix des points devue et son impact sur la scénarisation, tels qu’ils ont fait l’objet dedéclarations théoriques novatrices de la part de Henry James, ouvredes virtualités et en ferme d’autres20.

Quant à la cohérence du palier grammatical indiqué par Lévy,la sélection se fait le plus souvent dans le respect de cohérence d’un

univers idiolectal. Le bec de gaz de Baudelaire devient lampadophorechez Mallarmé, illuminant un autre genre de femme21. Dans lapoésie baroque le sexuel côtoie sans douleur le religieux. L’univers

17  Le fait que ces éléments soient encodables, comme l’a montré laLe fait que ces éléments soient encodables, comme l’a montré la Text EncodingInitiative dans le champ de la philologie électronique, tendrait à confirmer l’intuitiond’un niveau « grammatical ».18  « [T]out texte est un« [T]out texte est un intertexte  » : Roland Barthes, « Théorie du texte », inŒuvres complètes, t. IV [1972-1976], Éric Marty, éd., Paris, Le Seuil, 2002, p. 451.19  Pierre Lévy, loc. cit.20  Voir Sergio Perosa, Henry James and the Experimental Novel , Charlottesville,University Press of Virginia, 1978, p. 94-104 et American Theories of the Novel :1793-1903, New York, New York University Press, 1985, p. 126-128.21  Henri Mitterand, « Pour une sémantique textuelle de Mallarmé », inHenri Mitterand, « Pour une sémantique textuelle de Mallarmé », in Poétique,nº 120, 1999, p. 403-411 cerne fort à propos la « réverbération » lexico-sémantiquedans l’univers mallarméen.

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de Cocteau comporte des tramways, des autruches et des cyclistes,alors que dans celui de Valéry les Parques et les pythies errent près detemples grecs. Dans celui de Le Clézio ou de Pieyre de Mandiargues,on se déplace à motocyclette.

À travers ces quelques exemples, il ne s’agit nullement decadastrer les contraintes qui pèsent sur l’actualisation de la littéraritéà partir de virtualités théoriquement infinies, mais tout simplementde souligner que dans la combinatoire réglée de la création littéraire,il entre au nombre des règles un ensemble de pratiques molles quiont été virtualisées elles aussi à travers l’ensemble des pratiques

littéraires héritées. La recherche d’une cohérence, par exemple,constitue une orientation essentielle qui donne rapidement sa teneurà un projet22.

Cette vision de la virtualité met-elle trop l’accent sur l’agentauteur ? Il se peut que l’auteur, même le plus au fait de son art,soit inconscient des principes qui le guident, par-delà la maîtrisetotale qu’il peut exercer sur les opérations locales de sélection etd’arrangement. Valéry en est un exemple qui peut surprendre. S’il

explique le projet de La Jeune Parque comme une broderie sur deslieux communs, une suite – dans le sens musical – de substitutionspsychologiques dans laquelle le catalyseur fut une recherche de lamodulation, on connaît ailleurs la part de mystère et d’incontinencequi entra dans le grand chef-d’œuvre valéryen23. Valéry a soulignémaintes fois les défaillances de sa volonté : dans la fameuse lettreau ministre de la Plume, Julien Monod, Valéry avoue : « Je sentaisvaguement qu’il me conduisait, de vers en vers, où je ne voulais

pas aller ; et c’est pourquoi j’écrivais. » Dans une seconde lettrede 1915 : « C’est un acte de volonté, non de désir, et d’une volontéimprécise. » Et enfin dans un bilan rétrospectif de la rédaction de LaJeune Parque : « son obscurité me mit en lumière ni l’une ni l’autren’étaient des effets de ma volonté24. »

Deux aspects antithétiques me paraissent ressortir dansl’actualisation génétique, l’un d’une grande simplicité, l’autre aucontraire marqué d’une complexité parfois déroutante. Ces deux

22  Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans lesVoir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis. Rétroaction et rémanence dans lesprocessus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994, p. 100.23  Jean Hytier, « Notes », in Paul Valéry,Jean Hytier, « Notes », in Paul Valéry, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard,1957,p. 1612-1641 (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »).24  Pour le roman, voir le cas desPour le roman, voir le cas des Bostonians décrit par Leon Edel, Henry James. ALife, New York, Harper and Row, 1985, p. 311-312.

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196 LA CRÉATION EN ACTE

tendances ressortent d’autant mieux que le dossier génétique estdépouillé avec talent par ses exploitants-chercheurs.

Premièrement, s’il n’y a pas de génération spontanée, une foisdécouverte une poignée de lignes de force et identifiée la logique del’engendrement, du texte se met en place dans la foulée, comme deproche en proche. Un choix en entraîne un autre, par répercussion,ou l’élimine par inhibition. Il peut s’agir de poser la voix, d’asseoirles contours du personnage dans une identité, de sélectionnerune situation narrative, d’élire un mètre. On sait par exemplecomment Valéry a pu construire « Le cimetière marin » dans la

forme métrique décasyllabique qui, selon la légende, s’est imposéeà lui ; Jean Levaillant a ainsi envisagé chez Valéry les « contraintesde l’écriture » qu’impose la « constitution d’un espace génétiquemémoriel » où le procédé serait radicalisé25.

On s’arrête parfois insuffisamment sur les répercussionsultérieures de tels choix macroscopiques mais premiers, surtout dansle cas d’œuvres dont la facture nous est particulièrement familière.Le cas extrême me paraît représenté par la naissance des Rougon-

Macquart – « Un roman sur les prêtres (Province) / Un romanmilitaire (Italie) / Un roman sur l’art (Paris) / Un roman sur lesgrandes démolitions de Paris. / Un roman judiciaire (Province) / Unroman ouvrier (Paris) […]26 ». Déjà en 1868, l’« archéologie » desRougon-Macquart est ainsi arrêtée, comme l’observe Mitterand.L’exploration de la grammaire générative des individus à traversl’hérédité, telle que l’avait analysée le docteur Lucas, révèle aussison intérêt pour la compréhension de l’inventivité zolienne, selon

Mitterand. Car en plus de la grande architecture thématique etgéographique qui répartit les contenus en fonction des œuvres,l’univers diégétique zolien est réglé par quelques principes simples,complexifiés par croisements divers :

un nombre réduit de supports (le père, la mère), de traits (le physique,l’âge, la sensibilité, l’état mental), de mécanismes (l’hérédité, l’innéité),de modes (parité, disparité), de règles (combinaisons, mélange, élection)et de circonstances (celles du « coït »), peut engendrer un nombre infini

25  Jean Levaillant, « Écriture et génétique textuelle », inJean Levaillant, « Écriture et génétique textuelle », in Écriture et génétiquetextuelle. Valéry à l’œuvre, Lille, Presses universitaires de Lille, 1982, p. 21-22.26  Henri Mitterand,Henri Mitterand, Les Manuscrits et les dessins de Zola, t. II : Les Racines d’uneœuvre. Transcriptions et commentaires des manuscrits originels, Paris, ÉditionsTextuel, 2002, p. 203.

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de personnages et de scénarios romanesques. [Zola] se fait en somme lepremier des structuralistes27.

On pourrait ajouter à cette mécanique protogénérativiste lesprincipes présidant à l’invention des lieux qu’a dégagés OlivierLumbroso pour « débrouiller le fil qui conduit mathématiquement »d’une procédure à l’autre28.

Cette simplicité dans les principes générateurs de base a étémerveilleusement exploitée par l’utilisation qu’en a faite l’OuLiPo,ainsi qu’en atteste le fascinant CD-ROM d’Antoine Denize intituléMachines à écrire29. Les tentatives de génération automatique detextes valéryens30, ou à partir du Trésor de la langue française31, jusqu’à la suggestion d’un « Flaubert automatique » par RogerLaufer en 1991, apportent des preuves de cette relative simplicitésur un autre plan32.

En contrepartie un autre aspect s’impose, celui-là d’uneétourdissante diversité. En effet le travail de réécriture implique unnombre souvent vertigineux de réglages locaux dans les cas les plusprononcés. Il est quasiment impossible d’en dominer la profusion,même avec des mandats circonscrits et des catégories conceptuellessoigneusement balisées. C’est même sans mentionner le nombred’essayages potentiels qui se laisse parfois deviner, comme quandon tombe sur les « palettes » de mots de Valéry33.

27  Henri Mitterand,Henri Mitterand, op. cit., p. 250.28  Olivier Lumbroso,Olivier Lumbroso, Les Manuscrits et les dessins de Zola, t. III : L’Invention deslieux, Paris, Éditions Textuel, 2002, p. 291.

29  Antoine Denize,Antoine Denize, Machines à écrire, Paris, Gallimard, 1999.30  Pierre Laurette, « À l’ombre du pastiche, la réécriture : automatisme etPierre Laurette, « À l’ombre du pastiche, la réécriture : automatisme etcontingence », in Texte, nº 2 : « L’intertextualité », 1983, p. 111-134. Par exemple,à la manière de Charmes : « Il n’est pire âme que la fange / Ne rende belle et plusétrange / À l’abandon d’une science! / Ton hébétude tranquille tue / Ton âme enson regard, perdue ! / Torpeur stupide de patience / elle unissait à sa présence / Uneanimale connaissance… / Et s’instruisait en son absence ! », p. 133.31  Laurence Danlos,Laurence Danlos, Génération automatique de textes en langue naturelle, Paris,Masson, 1985.32  Roger Laufer, « Les enfants du micro », inRoger Laufer, « Les enfants du micro », in L’Imagination informatique dela littérature, Jean-Pierre Balpe et Bernard Magné, éds., Saint-Denis, Pressesuniversitaires de Vincennes, 1991, p. 101, signale un outil informatique pour assisterles manuscriptologues. « Flaubert » fut le premier générateur automatique de textescommercialement disponible en 1994. On trouvera un échantillon en français sur lesite www.charabia.net.33  La Jeune ParqueLa Jeune Parque. Manuscrit autographe, texte de l’édition de 1942, états successifset brouillons inédits du poème, Octave Nadal, éd., Paris, Club du meilleur livre, 1957.

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198 LA CRÉATION EN ACTE

C’est la partie « bricolage » que l’analyse des processusde genèse a le plus de mal à dominer. Ces variations libres seretrouvent par exemple chez Zola : « Les Rougon-Chantegreil / LesRougon-Malassigne / Les Rougon-Lapeyre / Les Rougon-Vialat/ Les Rougon-Buvat […]34 ». Toutefois, le fait que des moyens derétroaction sont disponibles à l’écrivain pour contrôler et mettreen forme la masse profuse de l’actualisation indique qu’il y a desrégularités en retour, une deuxième sorte de logique qui intervientpour garder les multiples corrections, ratures et repentirs dans l’axedu projet concerté.

De fait, il existe une négociation constante entre la teneurd’un projet, telle qu’elle s’énonce dans un scénario ou un plan, etsa réalisation. De la logique héréditaire qui préside à l’inventiondes Rougon-Macquart jusqu’à ce qu’Olivier Lumbroso appelle« l’imagination délirante de Zola35 », il y a un grand pas. Àpropos de Flaubert, Tony Williams parle même d’un « gouffretransformationnel36 ». Mais cet immense saut est négocié : sans lacanalisation du projet par le plan, matérialisé ou mental, l’énergie

débridée n’irait nulle part. Et dans le sens inverse, les campagnesde révision visent à corriger et à réorienter le texte réalisé, nonseulement dans des buts d’harmonisation locale, mais aussi dansla fidélité au projet de départ, même si ce dernier doit être revu àl’occasion et trouve de nouveaux matériaux en chemin.

Selon Marie-Laure Ryan, la virtualité qui identifie le texteélectronique a été prônée ou tout au moins annoncée de longue datepar la théorie littéraire poststructuraliste : Derrida, Lyotard, Deleuze

et Guattari… Son acceptation rapide dans le passé récent reposesur la propension du cybertexte à insister sur certaines qualités, audétriment de celles de la textualité et de la théorie « orthodoxes »ou traditionnelles. Ryan dresse alors une liste de ces qualités qui mesemblent aussi démarquer la textualité du manuscrit de celle du livreimprimé.

34  Henri Mitterand,Henri Mitterand, op. cit., p. 285.35  Olivier Lumbroso,Olivier Lumbroso, op. cit., p. 318.36  Tony Williams, « Introduction », inTony Williams, « Introduction », in L’Histoire en question. L’avant-texte du

 premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale, Hull, Universityof Hull-Arts and Humanities Research Board, 2002, en ligne à : http://www.hull.ac.uk/hitm/gen/intro.htm.

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Texte imprimé Textualité électronique

Durable ÉphémèreÉphémère

Linéaire SpatialeSpatialeAutorité de l’auteur Liberté du lecteurLiberté du lecteurSens préétabli Sens en émergenceSens en émergencePrimauté de l’univers textuel Primauté de l’énonciationPrimauté de l’énonciationTexte comme profondeur Texte comme surfaceTexte comme surfaceImmersion SurfingSurfingCentralisation DécentrementDécentrementOrganisation hiérarchique Organisation rhizomatiqueOrganisation rhizomatique

Cohérence globale Cohérence localeCohérence localeSystématicité BricolageBricolageOrdre ChaosChaosContinuité Sauts et discontinuitéSauts et discontinuitéSéquencialité ParallélismeParallélismeReprésentation statique Simulation dynamique37

La série de ces rapprochements binaires, quoique incomplète,me laisse songer que la génétique textuelle entretient des rapportsfort étroits avec la textualité électronique. Il faut sans aucundoute en prendre acte, en particulier à ce moment tournant quiest le nôtre, où nous en sommes non à l’invention de la philologieélectronique, que l’on doit au père Busa il y a un demi-siècle, maisà son institutionnalisation. Jerome McGann, qui est un des fers delance de sa promotion en Amérique du Nord, écrit :

La technologie numérique dans les sciences humaines a mis l’accent,quasiment à l’exclusion de toute autre chose, sur les méthodes de tri,d’accès et de dissémination de vastes ensembles de matériel, et sur certainesquestions de stylistique ou de linguistique computationnelle. À cet égard, cetravail pose peu souvent de ces questions sur l’interprétation et la réflexionconsciente qui animent les préoccupations des savants et enseignants dessciences humaines. La technologie numérique reste encore un instrumentancillaire des préoccupations techniques et précritiques des bibliothécaires,archivistes et éditeurs. Il n’en demeure pas moins que le domaine de

l’éducation et de la recherche en sciences humaines ne prendra pas l’utilisationdes technologies numériques au sérieux tant qu’on n’aura pas fait la preuve queses outils contribuent à l’exploration et à l’appréciation des œuvres esthétiques

37  Marie-Laure Ryan,Marie-Laure Ryan, op. cit., p. 101-102. [Nous traduisons et le tableau a étéadapté.]

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200 LA CRÉATION EN ACTE

 – c’est-à-dire tant qu’elles n’auront pas étendu la portée de nos procéduresinterprétatives38.

À mon sens, il est essentiel d’aller plus loin, et l’explosionrécente du numérique nous y engage car la technologie vient aumonde des lettres tout autant qu’elle se rue sur le monde de l’art39.

Il y a d’autres points communs, épistémologiquement, à laculture numérique et à la critique génétique. Pierre Lévy s’est fort bienavisé de ce que la technologie comporte par ailleurs des dimensionsabstraites, d’où son intérêt marqué pour le virtuel en lieu et place del’hypertexte matériel sur lequel d’autres raisonnent. Même si l’onvise à la seule interprétation, il faut bien en venir à poser la questioncentrale de la textualité d’un objet neuf, qui n’est plus celui surlequel on louche depuis des siècles. En effet, il serait dommage dese contenter d’une approche de surface des mutations du texte, quise préoccuperait de la seule lecture, tout autant qu’on aurait tort dese contenter d’une génétique des surfaces, seulement empirique, aurisque d’une forme d’« illettrisme40 » purement contemplatif dansun cas comme dans l’autre. Les traces renseignent mais l’essentieln’est peut-être pas toujours accessible à l’œil, même quand il déploietoute son intelligence propre. L’objet intellectuel qu’est la créationne se limite pas à l’instrumentation de l’écrit, ne serait-ce que parceque l’instrument écrit ne fixe pas tous les contenus, ne garde pastoutes les traces de toutes les opérations.

Si la critique génétique est par nécessité fondée sur des objetsmatériels – les manuscrits – il serait dommage qu’en cours d’étude

elle se prive de mettre à plat les phénomènes qui font la créativitésans pour autant laisser de traces ici ou là. Il s’agit d’un problème

38  Jerome McGann, Radiant Textuality. Literature After the World Wide Web,New York, Palgrave, 2001, p. XI-XII. [Nous traduisons, souligné par McGann.][Nous traduisons, souligné par McGann.]39  Edmond Couchot et Norbert Hillaire,Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologievient au monde de l’art, Paris, Flammarion, 2003.40  Le terme est utilisé par Alain Rey, « Du narcissisme à l’autopsie : le manuscritLe terme est utilisé par Alain Rey, « Du narcissisme à l’autopsie : le manuscriten proie aux sémiotiques », in Genesis, nº 10, 1996, p. 19. Il ne paraît pas probableque la sémiotique d’obédience empirique et d’approche typologique de l’anglo-saxon Peirce, suggérée par Rey, soit toutefois le meilleur adjuvant. La sémiotiquefrançaise (qu’on doit en fait à un Suisse, un Danois et un Lituanien) fait fort biende poser la question du sens dans une optique générative, qui est sans nul doutemieux placée pour répondre à la question de la textualité. Daniel Ferrer évoquaitéloquemment les enjeux d’une « bathmologie » d’inspiration connexe en 2002 dansla même revue Genesis.

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  La création virtuelle 201

que tous les généticiens connaissent bien et qui est plutôt la normede l’exception, dans les dossiers les plus complets comme dans leslacunaires. Et pourtant, c’est du dossier qu’il faut se contenter, car ils’agit du seul témoin des opérations concrètes de la création. Mais ilserait tout aussi étonnant que la sémiotique du texte ne trouve aussison intérêt dans l’élargissement du champ d’enquête sur le manuscrit,non pour se limiter à une sémiotique de la page, mais pour exploitertout ce que le processus génétique offre de « parcours » dans sondéploiement.

Au demeurant, il y a par-devers le manuscrit, même le plus

disert sur sa marche et le projet le plus sciemment orienté, unestructure profonde, qu’on l’entr’aperçoive ou pas. Il serait doncdommage que les généticiens se contentent de faire parler les seulestraces du manuscrit et non ses en-creux ou ses absences, ou l’économied’ensemble des virtualités exploitées. Ce serait perdre une occasionprécieuse de saisir les raisons de choix stratégiques qu’aucune autreapproche ou théorie n’a les moyens d’élucider d’aussi près, autantpar le menu, et avec autant d’exactitude. Ce serait par la même

occasion contribuer à la réflexion sur la textualité que les méthodeslinguistiques n’ont pas le droit de monopoliser, car Illusions perdues n’est pas la recette de la soupe au pistou.

La tâche de la critique génétique, s’il faut parler de sonhorizon, paraît avoir à l’égard de cet ensemble de virtualitésqu’est la textualité trois aspects : historique, critique etthéorique. Matériellement l’établissement du dossier lui incombenaturellement, avec la résolution des innombrables problèmes

matériels de sélection, séquence ou édition (même quand aucunepublication n’est envisagée). Sur le plan critique, il est essentiel de selivrer à l’étude ponctuelle des processus de fond et des mandats quiguident l’évolution du projet génétique à l’étude et des procéduresparticulières qui font évoluer le texte. Au-delà de ces deux étapes,et relevant plus de la théorisation que la précédente, un troisièmemoment se présente comme passage à envisager. Celui de laformalisation abstraite de l’écriture et de ses opérations en général. Il

s’agirait d’une étape de conceptualisation théorique qui descendraitde la surface manuscrite aux structures profondes conditionnées parla langue, les lettres et l’histoire.

Au plus profond du texte, lumineuses perspectives !

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4. Enjeux de l’écriture, enjeux

théoriques : penser la création ?

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Quelques remarques sur le coupleintertextualité-genèse

Daniel Ferrer

Résumé

La perspective génétique nous oblige à modifier, ou à nuancer,

notre conception de l’intertextualité. Elle nous fait percevoir des phénomènes intertextuels, indéniablement actifs mais irrepérablesdans le texte définitif. Les notions de connecteur, d’agrammaticalitéet de catachrèse, que Michael Riffaterre met en avant pour résoudrele problème, se révèlent en pratique insuffisantes confrontées àcertains cas d’intertextualité négative ou à des œuvres complexes où sesuperposent des grammaticalités multiples, s’inscrivant parfois en deçàde la limite du lexème. Si l’intertextualité demeure un fait de lecture,

il faut relativiser la conception du lecteur implicitement mise en avant par la théorie de l’intertextualité. Réciproquement, le rapport du texteà son intertexte ainsi élargi pourrait fournir un modèle permettant derendre compte du statut de l’avant-texte par rapport au texte.

La perspective génétique modifie-t-elle notre conception del’intertextualité ? On serait tenté d’apporter une réponse réservée à

une telle question. Il est vrai que la critique génétique semble offrirà l’intertextualité un fondement matériel rassurant. En interprétantles documents qui témoignent des lectures des écrivains et en lesconfrontant aux manuscrits qui conservent la trace de la genèse dutexte, on peut cerner de près l’interface entre la lecture et l’écriture,l’espace transactionnel où l’une prend naissance à partir de l’autre,reconstituer de manière positive le dialogue intertextuel et replacerla création dans son environnement intellectuel concret1. Mais ne

1  Pour une esquisse d’approche « conversationnelle » de la genèse, voir DanielPour une esquisse d’approche « conversationnelle » de la genèse, voir DanielFerrer, « “The conversation began some minutes before anything was said...” : Textual genesis as dialogue and confrontation (Woolf vs Joyce and Co) », inConversation in Virginia Woolf’s Works, numéro hors série de la Société d’étudeswoolfiennes, Études britanniques contemporaines, automne 2004.

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206 LA CRÉATION EN ACTE

risque-t-on pas de revenir à la vieille critique des sources ? N’est-cepas précisément pour couper court à toute possibilité d’une tellerégression  que Michael Riffaterre avait fait de l’intertextualité unphénomène de lecture et non d’écriture, le définissant comme « laperception par le lecteur, des rapports entre une œuvre et d’autresqui l’ont précédée ou suivie2 » ? Ce geste audacieux et salubre a eul’avantage de déblayer le terrain de considérations accessoires, et defocaliser le débat sur le fonctionnement intertextuel plutôt que surl’intertexte. Faudrait-il donc se passer complètement de la notiond’intertextualité quand on s’intéresse à la genèse ? Certainement

pas, puisqu’il suffit, pour s’approprier la notion, de se souvenirque tout écrivain est aussi un lecteur, que tout geste d’écritureconstitue aussi un geste de lecture. D’autant que, contrairementà la traditionnelle critique des sources – qui d’ailleurs n’hésitegénéralement pas à recourir aux manuscrits –, la critique génétiquese préoccupe moins de désigner une origine que d’analyser « ce quifait l’essence même de l’intertextualité pour le poéticien : le travaild’assimilation et de transformation qui caractérise tout processus

intertextuel3

 ». De fait, le concept se révèle fécond pour la critiquegénétique4  et, réciproquement, l’étude génétique peut offrir à lathéorie de l’intertextualité l’occasion d’observer de près les pratiquesd’un lecteur qui pour une fois n’est pas abstraitement défini (mêmes’il n’est pas nécessairement représentatif) : l’écrivain. Mais peut-on aller plus loin dans cet échange : la possibilité de recourir auxmanuscrits peut-elle nous conduire à modifier, ou à nuancer, l’idéeque nous nous faisons de l’intertextualité elle-même ? Et une

 juste compréhension du statut de l’intertexte par rapport au textepourrait-elle nous aider à préciser le statut de l’avant-texte ?

*

2  Michael Riffaterre, « La trace de l’intertexte », inMichael Riffaterre, « La trace de l’intertexte », in La Pensée, n° 215, oct. 1980,p. 4.3  Laurent Jenny, « La stratégie de la forme », inLaurent Jenny, « La stratégie de la forme », in Poétique, n° 27, 1976, p. 259-260.4  Voir notamment les articles d’Éric Le Calvez, Robert Pickering et FrançoisVoir notamment les articles d’Éric Le Calvez, Robert Pickering et FrançoisRastier, et l’introduction de Laurent Milesi dans Éric Le Calvez et Marie-ClaudeCanova-Green, éds., Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997,issu, comme le présent volume, d’un colloque qui s’était tenu à Londres.

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  Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 207

On peut partir d’une remarque de Laurent Jenny qui proposede « parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure derepérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui,au-delà du lexème, cela s’entend, mais quel que soit leur niveau destructuration5 ». Ces restrictions paraissent aller de soi, mais, commetoujours, dès lors qu’on commence à prendre en considération ladimension génétique, de nouvelles questions se posent.

Que faut-il entendre exactement par les mots « lorsqu’onest en mesure de repérer » ? L’intertextualité est-elle toujours« repérable » ? Cela semble évident d’après la définition donnée

plus haut : elle est repérable ou elle n’est pas, puisqu’elle est uneffet de lecture. Mais de quel lecteur parle-t-on ? On sait bien quele pouvoir allusif d’un texte, aussi fort soit-il lors de sa publication,peut s’affaiblir ou se perdre avec le temps. C’est un phénomèneinéluctable, tout particulièrement (mais pas uniquement) dansune forme d’intertextualité qu’on pourrait appeler l’intertextualiténégative  et notamment dans ce que Bakhtine, dans son étude du« dialogisme actif », appelle la « polémique interne cachée6 ». On se

rappelle que dans ce cas,le mot [discours] d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle

interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autrele mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans lapolémique cachée, le mot de l’auteur est, comme n’importe quel autre mot,dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoiren plus de sa signification objectale, un effet polémique sur le mot d’autrui.Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot d’autruiqui, lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, lastructure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réactionau mot d’autrui sous-entendu. […] Dans la polémique cachée, le motd’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il estquestion, qui détermine le mot de l’auteur. […] Le mot perçoit intensément

5  Laurent Jenny,Laurent Jenny, op. cit., p. 263. En revanche, nous ne nous attarderons pas sur laEn revanche, nous ne nous attarderons pas sur laphrase qui suit : « On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d’unesimple allusion ou réminiscence, c’est-à-dire chaque fois qu’il y a emprunt d’uneunité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveausyntagme textuel, à titre d’élément paradigmatique. » Avec le recul, on voit malce que peut être une simple allusion, ni comment une unité textuelle pourrait êtreabstraite de son contexte d’origine sans en conserver la trace ou insérée telle quelle dans un nouveau syntagme sans en être affectée.6  Mikhaïl Bakhtine,Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski , Paris, Le Seuil, 1970, p. 260.

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208 LA CRÉATION EN ACTE

à côté de soi le mot d’autrui parlant du même objet, et cette sensationdétermine sa structure7.

La question est évidemment de savoir à quel point cettepolémique est cachée : si elle l’est trop, son effet risque évidemmentd’être nul. Dans un tel cas, les documents de genèse se révèlentprécieux.

Prenons par exemple les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence  de Montesquieu. Unebonne connaissance de l’histoire littéraire et un examen attentif desdeux ouvrages doivent permettre de prendre conscience de tout ceque les Considérations doivent négativement au Discours sur l’histoireuniverselle de Bossuet. Comme l’explique Catherine Volpilhac-Auger,elles manifestent « le refus de sa perspective christianocentrique del’histoire, selon laquelle Dieu n’aurait permis l’établissement del’Empire romain que pour mieux préparer le monde à la venue duMessie8. » L’étude des lectures de Montesquieu à travers les tracesmatérielles qu’elles ont pu laisser dans ses notes, extraits, catalogueset autres manuscrits permettant de reconstituer sa « bibliothèquevirtuelle », ne fait que le confirmer.

En revanche, on ne peut pas parler de confirmation pourd’autres textes beaucoup plus obscurs qui sont en pratiqueimperceptibles et qui pourtant jouent un rôle capital dans l’ouvrage,en tant que « sources de réaction ». Il en est ainsi des derniers motsdu dernier chapitre de ces mêmes Considérations : « l’Empire […]finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd

dans l’Océan. » Dans cette clausule, « la fin de Constantinople [est]désignée comme un non-événement, indigne même d’un récit », enune image qui prend le contre-pied d’un ouvrage dont seule l’étudedes documents permet d’établir la présence en creux : l’« Histoiredes croisades pour la délivrance de la Terre sainte du P. Maimbourg(Catalogue, n° 2996) où se lit une interprétation tout aussi choquantepour Montesquieu : la légitimation par la religion d’une entreprisede conquête ; le jésuite Maimbourg la complète en voyant dans la

chute de Constantinople (comme beaucoup de ses contemporains) la

7  Ibid., p. 254-256.8  Catherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu en ses livres : une bibliothèque àCatherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu en ses livres : une bibliothèque àrecomposer », in Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds., Bibliothèques d’écrivains,Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 58. C’est à cet article que nous empruntons cetexemple et le suivant.

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210 LA CRÉATION EN ACTE

être lu et ne peut avoir de signifiance sans la catachrèse causée par l’invisibleintertexte.

Le connecteur est un mot ou groupe de mots qui est grammatical dans

l’intertexte, sans quoi il ne pourrait pas le représenter ailleurs. Mais il fautqu’il soit agrammatical dans le texte, sinon il ne pourrait y attirer l’attentionni générer la catachrèse. Celle-ci prend la forme d’un paradigme de variantesdérivées du connecteur.

[Note de Riffaterre :] J’entends l’agrammaticalité au sens très large d’unélément du texte dont notre compétence linguistique nous avertit qu’il estinacceptable. Ce peut être une vraie faute – malformation lexicale, erreursyntaxique, faux sens – qui serait aberrante quel que soit le contexte. Maisc’est le plus souvent ce qui est imprévisible en contexte, sans connotationspéjoratives, comme l’hapax, le paradoxe, des tropes illogiques comme lasyllepse et, bien sûr, les licences poétiques11.

Cette notion d’agrammaticalité est théoriquement trèspuissante. On peut toutefois se demander si elle est opératoireface aux grammaires multiples qui informent le texte et si elle peututilement s’appliquer à ce que nous appelions l’intertextualiténégative. Par rapport à quoi la sobre fin des Considérations  est-elle agrammaticale ? Et, pour aller d’emblée à la limite, où est la

grammaticalité (et donc l’agrammaticalité) dans un texte commecelui de Finnegans Wake, par exemple dans une  phrase  commecelle-ci : « Nohow di he kersse or hoot alike the suit and solderskins, minded first breachesmaker with considerable way on and »(Finnegans Wake 317.23) ?

À vrai dire, une fois dépassé le stade de la sidération etl’impression d’anarchie généralisée, on peut en effet repérer danscette phrase de nombreuses anomalies de syntaxe et de vocabulaire12.Ces anomalies vont en effet « attirer l’attention » et même « générerla catachrèse », elles fonctionnent dans une certaine mesure commedes connecteurs riffaterriens. Mais prenons l’élément apparemmentle plus anodin de la phrase, le mot « considerable ». Il est dépourvude toute agrammaticalité, rien n’attire l’attention sur lui, et pourtantil est porteur d’une intertextualité que nous ne pouvons pas nouspermettre de considérer comme insignifiante. Le mot provient,

11  Michael Riffaterre, « Contraintes intertextuelles », inMichael Riffaterre, « Contraintes intertextuelles », in Texte(s) et Intertexte(s),op. cit., p. 3812  Ces anomalies sont extrêmement nombreuses, mais on ne peut pas dire qu’ellesCes anomalies sont extrêmement nombreuses, mais on ne peut pas dire qu’ellesconstitueraient une « grammaticalité » nouvelle. Les mots et syntagmes ordinairesdemeurent malgré tout majoritaires dans l’œuvre.

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  Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 211

comme en attestent deux carnets de Joyce13, des Adventures ofHuckleberry Finn de Mark Twain :

So we went over to where the canoe was, and while he built a fire in agrassy open place amongst the trees, I fetched meal and bacon and coffee,and coffee-pot and frying-pan, and sugar and tin cups, and the nigger wasset back considerable, because he reckoned it was all done with witchcraft.I catched a good big catfish, too, and Jim cleaned him with his knife, andfried him14.

Le rapport à la grammaticalité est ici particulièrementcomplexe puisque le mot considerable  est relevé dans ce passageà cause de son usage non standard comme adverbe. Mais lorsquele mot est inséré dans Finnegans Wake  (« considerable way »), ilreprend tout à fait classiquement la fonction d’adjectif... De fait ladéformation normalisante n’est peut-être pas volontaire : Joyce s’estservi de notes prises pour lui par un de ses proches, sans lire lui-même,dans un premier temps, l’ouvrage de Mark Twain. Rien n’indiquant,dans la liste des mots recueillis, que considerable devait être pris

comme un adverbe, l’agrammaticalité a tout naturellement disparu.Contrairement au schéma de Riffaterre, ce qui est « agrammaticaldans l’intertexte » devient littéralement « grammatical dans letexte »... Mais l’important, pour notre propos, c’est que Joyceait considéré qu’il était malgré tout indispensable d’inclure cette« référence intertextuelle » dans son œuvre, sans doute à cause del’homonymie du héros de Twain avec le sien (Finn Mac Cool), touten sachant bien qu’elle y demeurerait irrepérable, du fait même de son

caractère désespérément anodin (de sa grammaticalité superficielle,seule résultante visible d’une agrammaticalité au second degré) –irrepérable, à moins d’avoir recours aux manuscrits, comme nousl’avons fait.

Revenons maintenant à la phrase de Laurent Jenny qui nousa servi de point de départ et à l’autre restriction qui y est posée :« parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérerdans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà

du lexème, cela s’entend. » On voit bien le sens de cette précision.13  Les carnets VI.B.42, p. 143 et V.B.46, p. 16. Voir Danis Rose, éd.,Les carnets VI.B.42, p. 143 et V.B.46, p. 16. Voir Danis Rose, éd.,Voir Danis Rose, éd., James Joyce’sThe « Index Manuscript » : Finnegans Wake  Holograph Workbook VI.B.46 , Colchester, A Wake Newslitter Press, 1978, p. 23.14  Mark Twain, Adventures of Huckleberry Finn, New York, Harper & Brothers,1912, p. 57.

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212 LA CRÉATION EN ACTE

Si l’intertexte est une configuration signifiante préexistante qui faitretour dans le texte, le lexème étant la brique élémentaire du langage(laissons de côté, pour l’instant, la question de la double articulation),tout discours fait nécessairement usage de ce matériau commun etil n’est pas judicieux de parler d’intertextualité à ce niveau, sauf àidentifier l’intertexte et le dictionnaire. Remarquons toutefois que lepivot intertextuel se situe souvent précisément au niveau du lexème.Sans nous attarder sur l’ambiguïté du slovo chez Bakhtine, il suffitde rappeler que le connecteur de Riffaterre peut être un mot unique,même s’il renvoie nécessairement à une configuration plus vaste.

Les carnets de Joyce confirment qu’un seul mot suffit souvent àimporter en contrebande un texte étranger ou une langue étrangère(un autre dictionnaire). Mais ils nous suggèrent aussi qu’il peut êtrenécessaire de remonter en deçà du lexème.

Du fait de l’usage des composés lexicaux multilingues, c’estchaque lettre de Finnegans Wake  qui peut servir d’aiguillage versdes contextes linguistiques multiples, mais aussi vers des intertextesostensibles ou cryptiques. Soit par exemple les mots « Cinderynelly

angled her slipper15

 ». Dans un contexte où les jeunes filles en fleursproustiennes sont aussi des filles-fleurs en pleurs (« The younglydelightsome frilles-in-pleyurs are now showen drawen, if bud one,or, if in florileague ») à l’identité « plurielled », on reconnaît sanspeine Cendrillon (Cinderella) et sa pantoufle sous la forme de « Nellyla cendreuse » (cindery Nelly). Mais dans un contexte de comptinesfrançaises et de  filastroche  italiennes, le n  ajouté à Cinderella faitsurgir un autre intertexte, celui de la filastrocha « Cincirenella l’aveva

una mula ». À vrai dire, les nombreux exégètes n’avaient pas perçucet intertexte avant que les manuscrits ne le mettent en évidence16.C’est que l’agrammaticalité qui s’affiche semble suffisamments’expliquer par l’interférence Cinderella/cindery Nelly, laissant dansl’ombre (notamment ?) Cincirenella  et sa comptine, pourtant plusproductive puisqu’elle met en jeu beaucoup plus d’éléments ducontexte. La prolifération des possibilités ouvertes par la descente« en deçà du lexème » démontre donc par excès l’insuffisance

pratique de la notion d’agrammaticalité et confirme l’intérêt durecours aux documents de genèse pour la suppléer.

15  James Joyce, Finnegans Wake, 224.30.16  Voir Vincent Deane, Daniel Ferrer et Geert Lernout, éds.,The Finnegans WakeNotebooks at Buffalo, vol. 33, Turnhout, Brepols, 2003, p. 147.

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  Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 213

Pour nous résumer, la perspective génétique ne remetnullement en cause la notion d’intertextualité, mais elle suggèrede l’élargir en montrant la précarité de certaines restrictions apriori. Si l’intertextualité demeure un fait de lecture, encore faut-ils’entendre sur le lecteur dont il est question, et le lecteur généticien,ou informé des manuscrits, mérite tout autant d’être pris en compteque l’hypothétique « lecteur naturel17 », plus ou moins attentifà de microscopiques détails, plus ou moins ignorant du contextehistorique selon les besoins du critique.

*

Virginia Woolf suggérait que le rapport des textes entre eux àtravers l’histoire littéraire devrait être considéré comme un rapportde réécriture, comparable au rapport entre le chef-d’œuvre et lesbrouillons qui l’ont précédé :

It seems that it would be wise for the writers of the present to renouncethe hope of creating masterpieces. Their poems, plays biographies, novelsare not books but notebooks, and Time, like a good schoolmaster, willtake them in his hands, point out their blots and scrawls and erasions, andtear them across ; but he will not throw them into the waste-paper basket.He will keep them because other students will find them very useful. It isfrom the notebooks of the present that the masterpieces of the future aremade18.

Serait-il possible de renverser l’image, et de considérer que lerapport du texte à ses brouillons est un rapport semblable au rapportintertextuel19 ? Nous avons vu, avec Riffaterre, que l’intertextualité

17  Dans« Avant-texteet littérarité », inDans « Avant-texte et littérarité », inGenesis, n° 9, 1996, p. 25, Michael Riffaterreconsidère que la genèse se poursuit dans le texte et devient « genèse de la lecture »,mais insiste sur une coupure radicale, du fait que « les variantes de l’avant-texte nesont accessibles qu’au généticien et n’agissent que sur lui », sans se demander surquel lecteur agissent les subtiles intertextualités qu’il met en évidence.18  « How it Strikes a Comtemporary », in The Crowded Dance of Modern Life,Rachel Bowlby, éd., Londres, Penguin, 1993, p. 30-31.19  François Rastier, « Parcours génétique et appropriation des sources », inFrançois Rastier, « Parcours génétique et appropriation des sources », inTexte(s) et Intertexte(s), op. cit., p. 194, écrit avec bon sens : « Si tous les rapportsentre textes relèvent de l’intertextualité, pourquoi les rapports entre les divers étatsd’un texte n’en relèveraient-ils pas ? » Mais il s’agit surtout pour lui de vérifierque les migrations de sèmes s’opèrent aussi bien des brouillons aux textes que dessources aux textes, et il n’en tire guère de conclusions quant au statut de l’avant-texte. Dans leur « Flaubert : “Ruminer Hérodias”. Du cognitif-visuel au verbal-

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214 LA CRÉATION EN ACTE

désigne une incomplétude dans le texte, une présence/absence del’autre texte qui se marque par une perturbation (l’agrammaticalité).Mais nous avons vu aussi que cette perturbation n’est pas toujoursidentifiable avec précision, ni même directement perceptible à lalecture du texte.

Ne s’agit-il pas d’un phénomène comparable au mécanismegénétique de la « mémoire du contexte20  », selon lequel chaqueétat du texte garde la mémoire de tous les états antérieurs qu’il atraversés ? C’est un phénomène (ou si l’on veut un postulat, mais je maintiens qu’il a des bases observables) dont on peut rendre

compte au moyen d’un modèle structural (un état garde la mémoiredes états antérieurs à travers les traces ou cicatrices laissées parles remaniements de l’équilibre du système qui ont été rendusnécessaires par les modifications successives). Mais ce modèle doitêtre complété par un modèle « bathmologique21 ». La relation despositions énonciatives qui se succèdent au cours de la genèse estanalogue à celle des degrés analysés par Barthes22 (ou par Pascal) :de même que le troisième degré peut paraître semblable au premier

degré alors qu’il en diffère fondamentalement du fait qu’il résulte dela traversée du deuxième degré, de même, un état génétique a beauêtre formellement identique, en un point donné, à un état antérieur(par exemple si un ajout a ensuite fait l’objet d’une suppression), ilen est subtilement différent car il fait d’une certaine manière allusion aux états qui l’ont précédé.

Pour comprendre la nature et le mode d’action de cetteallusion, on peut revenir à la « polémique interne cachée » dont nous

parlions plus haut. Rappelons d’abord l’insistance de Bakhtine surle rôle de ce phénomène dans l’histoire littéraire, c’est-à-dire sur sadimension diachronique :

textuel », in Daniel Ferrer et Jean-Louis Lebrave, éds., L’Écriture et ses doubles.Genèse et variation textuelle, Paris, CNRS Éditions, 1991, Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs avaient déjà décidé de traiter sur le même planles « reformulations intertextuelles » et les « reformulations intratextuelles ».20  Voir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis : rétroaction et rémanence dans lesVoir Daniel Ferrer, « La toque de Clementis : rétroaction et rémanence dans lesprocessus génétiques », in Genesis, n° 6, 1994.21  Daniel Ferrer, « Quelques remarques sur le couple énonciation-genèse », inDaniel Ferrer, « Quelques remarques sur le couple énonciation-genèse », inL’Énonciation/ la pensée dans le texte, Texte 27/28, 2000, p. 14.22  Voir notammentVoir notamment Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975,p. 70.

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  Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse 215

Un certain élément de ce qu’on appelle réaction au style littéraireprécédent, se trouve dans chaque nouveau style : il représente tout autantune polémique intérieure, une antistylisation camouflée, pour ainsi dire, du

style d’autrui, et accompagne souvent sa franche parodie23.

Pour adapter le modèle offert par Bakhtine au problèmeposé, essayons de remplacer, dans la citation de tout à l’heure, mot/ discours/style d’autrui  par mot raturé ou par état antérieur :

L’état  antérieur  n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétationmais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le discoursde l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique

cachée, le discours de l’auteur est, comme n’importe quel autre discours,dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoiren plus de sa signification objectale, un effet polémique sur l’état antérieur.Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot raturé qui,lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, lastructure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réactionau mot raturé sous-entendu. […] le mot raturé est repoussé et c’est son rejet,tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur.[…] Le discours perçoit intensément à côté de soi l’état antérieur parlant du

même objet, et cette sensation détermine sa structure.

La « polémique » qui nous intéresse est encore plus« intérieure » et surtout bien plus « cachée », puisqu’il s’agit d’unecontestation privée, d’un dialogue intime qui met aux prises uneversion avec celle qu’elle a supplantée. Le mécanisme est néanmoinstout à fait comparable. Il est peut-être plus facile de le percevoirdans un art comme le cinéma, où la frontière entre endogenèse et

exogenèse est brouillée, puisque la création est le résultat d’unecollaboration entre plusieurs intervenants qui constituent autantd’interlocuteurs réagissant l’un à l’autre. La « polémique intérieure »s’en trouve nécessairement externalisée. Pour prendre un casparticulièrement exemplaire, on a pu dire que « tout se passe commesi Truffaut se faisait presque volontairement livrer des premièresébauches de ses films étrangères à sa propre vision. Il pourra ainsis’indigner, réagir, et définir précisément par rejet, ce qu’il souhaite

obtenir24. » Le dialogisme actif, dont on ne trouve généralement lestraces explicites que dans ces antichambres de la genèse du texte que

23  Mikhaïl Bakhtine,Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 256.24  Carol Le Berre,Carol Le Berre, François Truffaut au travail , Paris, Les Cahiers du cinéma,2004, p. 101.

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216 LA CRÉATION EN ACTE

sont les notes de lecture des écrivains25, se déploie au cœur même dela genèse cinématographique. Ainsi, les « marges et pages de gauche[du premier scénario de Baisers volés] s’apparentent dès lors à unelongue série de rejets violents et souvent assez drôles et d’engueuladesféroces26 ». On pourra sans doute trouver des exemples semblablesen littérature dans les cas, relativement peu fréquents, d’écriture àplusieurs mains, ou dans les cas beaucoup plus courants de révision,amicale ou coercitive, par un editor  amateur ou professionnel, telqu’Ezra Pound intervenant vigoureusement sur le manuscrit de TheWaste Land,  ou Romain Collomb avec ses interventions dans les

manuscrits de Stendhal, discrètes du vivant de celui-ci, et beaucoupplus lourdes quand il fut chargé de la publication posthume decertains d’entre eux. Mais il faut aller plus loin et généraliser lemodèle. On doit admettre que même dans la plus individuelle descréations, plusieurs instances interviennent. L’écrivain qui raturen’est pas exactement le même que celui qui écrit, celui qui rédige lesecond jet n’est pas tout à fait identique à celui qui est responsabledu premier. Il paraît assez naturel de dire que l’instance qui corrige

réagit à la production de celle qui avait écrit : la deuxième versionentre dans une polémique cachée avec la première. Quand par exempleJoyce, dans un brouillon de Ulysses27, remplace les mots « crushedstrawberry » par « eau de Nil », il choisit une couleur contre l’autre,en réaction à l’autre.

Comme dans le cas de l’intertextualité, le rapport du texte àsa genèse est un rapport allusif de présence-absence. Le texte final(malgré la mémoire du contexte) ne contient pas  l’ensemble de sa

genèse, il en porte la trace, il est hanté par sa présence implicite.Les flots innombrables du Nil ne suffiront pas à effacer la tacheécarlate, à emporter les fraises écrasées qui surnagent inaperçuesentre deux eaux. Même si les étapes antérieures surmontées ne sontpas, le plus souvent, repérables directement dans le texte définitif(la mémoire du contexte est plus ténue et souvent aussi ambiguëque l’agrammaticalité riffaterrienne), elles y jouent un rôle capital,qu’on peut choisir d’ignorer, mais qu’on a tout à gagner à prendre

en compte lorsqu’on en a la possibilité.

25  Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds.,Voir Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer, éds., Bibliothèques d’écrivains, op. cit., etDaniel Ferrer, « Towards a Marginalist Economy of Textual Genesis », in ReadingNotes, Variants 2/3, 2004.26  Carol Le Berre,Carol Le Berre, op. cit., p. 104.27  National Library of Ireland, MS 36,639/9/1.National Library of Ireland, MS 36,639/9/1.

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L’herméneutique et la création en acte

Paul Gifford

Résumé

La critique génétique a tout intérêt à engager le dialogue avecl’herméneutique philosophique moderne (Gadamer, Ricœur). Celle-ci peut nous aider à mieux reconnaître ce que la génétique chercheà accomplir, le potentiel de son regard sur les brouillons, les enjeuxde notre activité de déchiffrement ; et, ce faisant, elle pourrait encorenous éclairer sur les « nœuds » qui demeurent du fait du milieu et dumoment de la naissance de notre discipline, ainsi que sur les difficultés« diplomatiques » que celle-ci n’a cessé de rencontrer vis-à-vis denos collègues littéraires qui ne tiennent pas à voir se déplacer versl’état naissant du texte, de l’écriture et du sens le centre de gravité

des études littéraires. Notre discipline ressemble, par bien desaspects, à une herméneutique improvisée : autant, dès lors accepterla confrontation avec cette image d’elle-même que lui renvoient ceuxqui ont puissamment élucidé les fondements et la nature de l’acteherméneutique en tant que tel. Plus précisément, ne pourrait-onenvisager la génétique comme une herméneutique (et plus largementcomme une heuristique) de la création en acte ? Essayons donc, avecRicœur, de « penser la création ». Ce faisant, on pourrait découvrir

que bien des écrivains font remarquablement écho à ce que dit Ricœurdu « temps » et du « lieu » de la création. À l’horizon se profilerait unart capable de surmonter le découragement qui peut nous saisir devantles dossiers génétiques les plus complexes et les plus riches, commecelui de La Jeune Parque.

Nous sommes depuis longtemps habitués à l’idée que la

critique génétique a affaire aux sciences humaines. C’est connu etadmis : notre discipline est un carrefour, un lieu de rendez-vous,ouvert à tous les vents de l’esprit. Mais je ne sais s’il a bien étéquestion chez nous de mettre la critique génétique en dialogueavec l’herméneutique moderne – j’entends par là une sciencephénoménologique de l’interprétation, orientée vers l’analyse des

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218 LA CRÉATION EN ACTE

textes et d’autres produits culturels, science issue de la réflexionphilosophique telle que l’ont pratiquée Hans-Georg Gadamer et,plus près de nous, très brillamment, Paul Ricœur.

Cette conversation-là peut, me semble-t-il, éclairer le généticiensur son acte propre, le conforter dans ses visées, l’affranchir decertains plis hérités du moment et du milieu de la naissance denotre discipline. Elle peut l’aider à bien reconnaître les enjeux etles possibilités de celle-ci. Et, ce faisant, elle pourrait contribuerà aplanir les difficultés diplomatiques que nous n’avons cessé derencontrer vis-à-vis de nos collègues qui, s’occupant du texte délivré

et canonique, ne tiennent pas à voir se déplacer vers le manuscrit, ouvers le sens à l’état naissant, le centre de gravité des études littéraires.Je pense à ce Proustien de Boston qui se déclarait prêt à se battreen duel pour le camouflet que représentait à ses yeux la phrase deJ. Petit : « le texte n’existe pas1. » Il serait bon – et il serait temps ! – de se parler.

Je n’exclus pas la possibilité que de ce rendez-vous acceptéavec l’herméneutique puisse se dégager à terme un certain nombre

de grilles d’analyse de maniement tout à fait praticable, qui soientdes adaptations au texte en devenir et à des écritures singulières del’herméneutique pratiquée par Ricœur sur le texte constitué. Jepense notamment aux leçons que détiennent pour nous les analysesde Ricœur sur la métaphoricité du langage ; sur la narrativité entant que liée à l’identité d’un sujet collectif ou singulier ; sur l’ordresymbolique et mythique ; et plus largement à la nature et à lafonction du discours proprement littéraire.

Inutile de dire que la préconversation que voici ne sera qu’un« avant-texte », proposé en vue de ces horizons qui chantent.

*

On sait que l’herméneutique est l’art – autant que faire sepeut la science – de l’interprétation. Le terme lui-même date de 1645environ, mais la chose, elle, est ancienne, aussi vieille sans doute que la

parole fixée par écrit, prêtant à perplexité, et sollicitant donc quelqueinterprétation. Ce qui est écrit là a des résonances, des dessous, desà-côtés, des retours de sens, des niveaux de signification ; il forme

1  R. Shattuck,« Looking backward : Genetic Criticism and the Genetic Fallacy »,in French Language Studies, vol. XXVI, 1999, p. 9.

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un message trouble, complexe, troué, à persuasion mouvante ; cettesignifiance-là, on travaillera à l’élucider, à l’interpréter.

Dans cette présentation de l’appel fondateur, le généticien peutdéjà, me semble-t-il, reconnaître ce qui lui appartient ; et pour cause.Car toute lecture, qu’elle s’exerce sur le texte in statu nascendi, ou surle texte constitué et publié, réalise une genèse du sens. Le généticien,lecteur de l’état naissant, d’un bout à l’autre de son travail, ne faitque déchiffrer. Il déchiffre, à titre de traces signalant la volontéde composer un sens, des données que lui présente un manuscritautographe : écriture matérielle, ordonnance des folios et des temps

de l’écriture ; le rôle de tel procédé d’invention, les opérations etstratégies de l’écriture en cours, la configuration d’ensemble deces mouvements, le cheminement de l’effort de textualisation et decomposition, le rapport de ces figures-là au texte achevé, le sensmême de l’achèvement ; avec, bien sûr, tous les problèmes théoriquesque lui pose le déchiffrement de tout cela. La génétique, c’est doncune herméneutique perpétuelle, dont la particularité, à la fois ténueet éminente, réside dans ce privilège qu’elle a de se rapprocher des

sources en observant, par l’intermédiaire de cette écriture matérielle,présente et irrécusable, qu’offre le manuscrit, le jeu de ce qui faitsens et le travail du sens qui se fait.

Peut-on, de cette pratique-là, se faire, à l’usage, des règlesde méthode, des préceptes, une théorie susceptible d’applicationgénéralisée ? Question de généticien. L’herméneutique, elle, s’estposé la même question au XIX

e  siècle. Schleiermacher à l’aubedu XIX

e  siècle, Wilhelm Dilthey à la fin du siècle, conçoivent une

théorie élargie (allgemeine Hermeneutik ) qui élabore un protocolede procédés et de règles pour comprendre non seulement lessignifications textuelles, mais encore la production culturelle dusens en général. L’herméneutique acquiert déjà ici cette variété depossibles et de vocations que nous lui connaissons : elle s’attacheraà interpréter non seulement les textes anciens, mais aussi toutes lespratiques culturelles et tous les exercices de la pensée, et de touteépoque, pourvu seulement que ces manifestations de l’esprit humain

en acte présentent les caractères d’un texte à déchiffrer – pourvuqu’on puisse y voir des « analogues textuels », comme dit encoreaujourd’hui Ricœur.

Dilthey, pour sa part, entend fournir aux scienceshumaines naissantes, surtout à l’historiographie, des fondementsméthodologiques, tout comme Kant avait essayé de fonder

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épistémologiquement la méthode et le travail heuristique dessciences de la nature. Les sciences humaines, se dit Dilthey, ont leurobjet propre, qui devra commander l’approche de l’herméneute :c’est la vie psychique, c’est l’expérience intérieure de l’agent humainet/ou des acteurs sociaux, créateurs du sens. Perspective déjà assezmoderne : l’anthropologue herméneute Clifford Geertz a fort biendit de nos jours que l’homme est « l’animal signifiant, suspendudans des réseaux de significations qu’il a lui-même créées » – parquoi se définirait une « culture2 ».

L’interprétation de cette signifiance-là, le déchiffrement du

sens réalisé, est certes, pour Dilthey, un acte de connaissance ; maiscet acte doit, selon le bon vieux précepte aristotélicien, être adaptéet adéquat à l’objet connu. Or il s’agit ici de pénétrer dans une autrevie psychique, dans tout un monde expérientiel propre au sujetindividuel ou collectif, monde par rapport auquel, et pas autrement,le sens se fait et se déchiffre. Inutile donc, ici, de se contenter deconnaître  de l’extérieur, en réduisant ce monde expérientiel autre à quelque schématisme abstrait et objectivant adapté au seul sujet

connaissant ; ce serait seulement expliquer (erklären) ; alors que, cequ’il faut ici, c’est véritablement comprendre (verstehen).Connaître, comprendre : n’est pas un enjeu qui nous concerne ?

Les Valéryens se souviendront, dans le magnifique poème en prosede « L’ange », de ce jugement plein de naïveté désolée que porte sursa propre aventure de l’esprit l’auteur des Cahiers : « Et pendant uneéternité il ne cessa de connaître et de ne pas comprendre3. » Plusexactement ce jugement porte sur la persona testienne du scripteur,

figure de cet angélisme de la connaissance par quoi Valéry reconnaîtle fond d’une intentionnalité dans l’ordre spirituel qui lui est propre:« Ô mon étonnement, Tête charmante et triste, il y a donc autrechose que la lumière4  ? » Dans ce sens proféré par le symbolepoétique, mais pas autrement, me semble-t-il, le Valéry poète secomprend   au sens de l’herméneutique ; alors que dans l’écriturecourante des Cahiers il se résumerait plutôt par une formule bienplus équivoque : celle d’un essai d’autoenveloppement du sujet,

2  Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures. Selected Essays, London,Fontana Press, 1973, p. 5.3  Paul Valéry,Paul Valéry, Œuvres, t. 1, Jean Hytier, éd., Paris, Gallimard, p. 206 (coll.« Bibliothèque de la Pléiade »).4  Ibid., p. 206.

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moyennant une élucidation analytique de type scopique, objectivant – un certain « connaître ».

« Connaître » ou « comprendre » ? De nouveau, le critiquegénéticien – mais le critique littéraire aussi bien, remarquons-le – sesent ici de plain-pied. Si le premier interroge la trace graphique,s’il convoque l’intertexte, relève les données contextuelles capablesd’éclairer un projet d’écriture, s’il note les préparatifs faits en vuede cet exercice, s’il en retrace les mouvements instantanés, ainsique leur cheminement dans le temps, s’il essaie d’imaginer les défisqui se posent à l’écrivain et les réponses apportées, s’il apprécie les

hésitations, les impasses, les inventions de ce dernier, c’est précisémentqu’il veut entrer autant que faire se peut dans la vie psychique dusujet scripteur dont le manuscrit constitue la trace graphique, àvaleur d’attestation et de témoignage. Certes, ce faisant, il rencontrecet écart, en dernier infranchissable, qu’évoque Louis Hay entre lamain qui écrit et le cerveau en régime de création5. Mais, peu ouprou, tous, nous sommes appelés au déchiffrement du sens tel que,dans l’écriture, il se cherche et se pose et se compose. Et l’enjeu –

connaître ou comprendre – sera alors toujours actuel.Mais c’est le troisième moment, le moment postromantiqueet contemporain, de l’herméneutique qui vient véritablement ànotre rencontre. L’herméneutique de notre siècle s’est proposé,et c’est le maître motif de Paul Ricœur, de placer le « connaître »(c’est-à-dire, aujourd’hui, les sciences humaines) au service du« comprendre » (au sens de l’interprétation herméneutique). Etd’abord, de surmonter la dichotomie qui partage l’esprit occidental,

et au premier chef la pensée française, entre objectivisme etsubjectivisme, pour nous mener, dans l’interprétation du sens quise fait, au-delà d’un relativisme paralysant, qui oscillerait sanscesse entre l’affirmation hyperbolique et le doute excessif sur lesdroits et les pouvoirs de l’esprit. D’où chez Ricœur un combatperpétuel livré sur deux fronts : d’une part, résister aux illusionsromantiques  (celle d’une compréhension simplement empathique,ou encore celle de l’intention d’auteur posée comme maîtresse du

sens) ; d’autre part, refuser les illusions  positivistes (l’œuvre fruitde l’arbre-homme qui l’a portée) et plus tard  formaliste  (l’illusion

5  Voir Louis Hay, éd.,Voir Louis Hay, éd., La Naissance du texte, Paris, José Corti, 1989, p. 13 et id.,La Littérature des écrivains. Questions de critique génétique, Paris, José Corti, 2002,p. 48.

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d’un texte objectif et clos, entièrement autonome par rapport à lasubjectivité de l’auteur et du lecteur). Résister surtout et en somme àces herméneutiques non-pensées, incomplètes et abusives que Ricœurappelle les « herméneutiques du soupçon » : celles de la « théoriecritique » qui, s’appuyant ostensiblement sur les sciences humaines,mais excédant en fait sa limite de crédit épistémologique, s’appliqueà déconstruire tout sens-qui-se-fait en ramenant ce sens à quelquemodèle de référence préféré, et donc à quelque sous-texte choyé quiexpliquerait et évaluerait tout.

Avant tout, ce combat conduit à réfuter la mode qui amène

très logiquement le poststructuralisme à décréter la « mort dusujet », voire la « mort de l’homme6 ». Il faut ici relire la préface de Soi-même comme un autre. Ricœur n’engage aucune polémique, necite pas une fois les noms de Barthes, de Foucault ou de Derrida.Mais si on lit de près, ce qu’il dit de la postérité des « philosophies dusujet » dans la tradition métaphysicienne et idéaliste de l’Occident,on comprendra fort bien que, pour lui, tous ces théoriciens font del’inversion réactive, hyperbolique à la fois dans l’affirmation et dans

le doute : métaphysiciens toujours, mais métaphysiciens du sens qui manque ; lutteurs aux prises, sous leur sommeil lucide, avec lefantôme géant du signifié transcendantal ...

L’identité du sujet est pour Ricœur chose dynamique,dialectique, intersubjective : elle se trouve et se retrouve, s’établitet se recrée, au point d’articulation de la mémoire et du projet.Je suis, et nous sommes, là où, d’un passé narrativisé, se dégageun projet d’avenir : modèle combien utile du fonctionnement de

base des identités humaines. On peut y reconnaître au passage lafigure symbolique, ramenée à l’essentiel, de l’itinéraire nocturnede la protagoniste de la Jeune Parque ; et encore celle, d’allure plusbiographique, du narrateur d’À la recherche. C’est, peut-on suggérer,l’image même du scripteur de nos brouillons7.

Quelles bases épistémologiques l’herméneutique ainsireconnue peut-elle bien, à son tour, se donner ? Il faut savoir queRicœur (et Gadamer avant lui) sont tributaires de Husserl et de

Heidegger. La « réduction phénoménologique » du premier consiste,6  Voir Paul Gifford, « The Resonance of Ricœur : Soi-même comme un autre », inPaul Gifford et Johnnie Gratton, éds., Subject Matters : Subject and Self in FrenchLiterature From Descartes To the Present, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 200-225.7  Voir Paul Ricœur,Voir Paul Ricœur, Temps et Récit, t. III : « Le temps raconté », Paris, Le Seuil,1984, et id., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.

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comme chacun sait, à montrer l’absurdité du paradigme dominantde la connaissance depuis Descartes : modèle selon lequel un sujetautonome et souverain, enfermé en lui-même, prendrait connaissanced’un monde qui existerait en dehors de lui, et ceci en s’en faisant,grâce à ses sensations (c’est le cas de l’empirisme britannique) ouà ses idées (cas du rationalisme français), quelque représentationconforme. Non, dit Husserl, le monde est en moi, et je suis aumonde ; ma conscience, avant d’être le moins du monde nouménale,est toujours déjà phénomène ; et si je connais quelque chose, c’estgrâce à cette préconscience que constitue en moi l’intentionnalité du

monde dont je suis. Chez Heidegger, la réduction phénoménologiqueest encore plus radicale : la relation entre le sujet connaissant et lemonde ne s’établit pas au niveau de la connaissance ; avant touteprise de conscience explicite, avant tout acte de connaissance et dediscours, le sujet est « toujours déjà là », jeté dans une Lebenswelt(univers existentiel) qui l’informe de toutes parts. C’est de là quevient notre compréhension ontique (c’est-à-dire, préontologique)du monde ; et toute compréhension explicite, toute connaissance,

toute théorisation – toute production de sens, quelle qu’elle soit – nesera jamais qu’une réflexion tirée de ce présupposé, à partir de cettecondition de possibilité première ; ce sera un édifice construit sur cesol, ce Grund , lui-même non thématisable, simplement donné dansla facticité de notre être là. (On ne verra jamais mieux se ressaisircette condition non perçue que le généticien partage en fait avectous les hommes, qu’en consultant les premiers brouillons de LaJeune Parque…)

Lorsque notre compréhension tacite se développe sousforme de discours prédicatif, thématisé, organisé, elle devient del’interprétation (Auslegung ). Mais l’acte d’interpréter, cet essai dedéchiffrer perpétuellement le sens de choses du monde et de soi,c’est alors moins une connaissance – elle ne l’est assurément pas toutde suite, et elle ne le sera jamais totalement – qu’une projection detype créateur, dont la fonction existentielle est de nous ouvrir desmanières d’être, des mondes potentiels et possibles. Ricœur définit la

littérature elle-même comme une projection imaginaire déchiffrantles univers de notre possible – définition d’herméneute8.

8  Voir Paul Ricœur, « Regards sur l’intime », in Louis Hay, éd.,Voir Paul Ricœur, « Regards sur l’intime », in Louis Hay, éd., La Naissance dutexte, op. cit., p. 214.

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224 LA CRÉATION EN ACTE

Dans le discours du connaître, le mot « présupposé » figureévidemment quelque chose dont il faut se méfier, dont il faut avoirhonte : ce par quoi on se laissera prendre en défaut – précisémentparce qu’on a rêvé la table rase à partir de laquelle va se déployerun discours interprétatif qui devra sa transparence à notre seulacte de connaissance ; car on n’est jamais assez fondement de soi-même et du sens proféré… Dans le discours herméneutique, parcontre, et pour sa visée de comprendre, le présupposé figure notrechance et notre avenir. D’autant que nos herméneutes modernesdonnent à cette notion une très grande extension : le présupposé,

c’est la préconscience ontique heideggerienne ; mais c’est aussil’inconscient, et la mémoire culturelle, et la tradition, et le langage etl’ordre symbolique – tout ce qui, toujours déjà là, fait sens en nous.

On sait que Valéry reprochait vivement à Pascal les mots :« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » « Quellepétition de principe! Quelle peinture d’un chien qui tourne après saqueue9. » Tel est le cercle herméneutique au regard du logicien ; il estvicieux, et l’on conçoit qu’il puisse finir par enrager le chien et son

maître. Mais il n’est pas tel, justement, au regard de l’herméneute.Car celui-ci, suivant Heidegger, a déplacé le cercle herméneutique :au lieu de tenir sur le seul plan de la connaissance, ce cercle englobedésormais le sujet lui-même dans son être là préconscient, et, donc,depuis le Grund , toute la sphère du sens qui, en lui, se cherche et sefait. Ce cercle-là retrace, en fait, notre condition fondamentale ; ilnous constitue et nous définit. Tel est l’homo hermeneuticus

Et l’homo genetico-criticus ? Il devrait, me semble-t-il, se sentir

interpellé par cette épistémologie du comprendre : et ceci à doubletitre. D’abord parce que l’herméneutique peut l’aider à secouerl’emprise d’une fausse conscience de son acte. Et puis, hermeneuticus va aider geneticus à comprendre la nature de ce à quoi il a affaire,à savoir cette création en acte que, grâce au dossier génétique, ils’efforce de suivre à la trace.

Ses idoles, sa fausse conscience ? Prenons l’exemple du fameuxdébat sur la « téléologie ». Je conserve le vif souvenir d’une collègue

d’il y a dix ans, et elle n’était pas la seule, qui opposait un « ah,non ! » résolu et furieux à tout ce qui, de près ou de loin, pouvaitsuggérer que les manuscrits de La Jeune Parque pussent enregistrerune quelconque progression dans le temps historique ; ou que l’on

9  Paul Valéry,Paul Valéry, Cahiers, t. IX, Paris, CNRS Éditions, 1957-1961, p. 235.

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pût avancer dans l’étude d’un dossier génétique ; ou se référer untant soit peu au texte délivré  ; ou que l’on songeât – surtout pas ! – à accorder un quelconque statut privilégié à  La Jeune Parque,simple figure d’un aboutissement textuel possible, parmi d’autres,et, somme toute, arbitraire et sans intérêt particulier. Restonsdans le réversible, là où l’ensemble de l’écrit se relie à tout dansune éternelle synchronie ; élisons domicile à perpétuité dans lespremiers brouillons de 1913, là où tout est encore possible et verslequel nous convoque le mystère prestigieux de l’Origine. Suggérerle contraire, c’était franchement verser dans l’archaïsme positiviste

et philologique – de quoi sourire de pitié. C’était faire – « ah, non ! » – de la « téléologie ».Bien entendu, le sentiment anti-téléologique avait ses bonnes

raisons : il fallait se refaire une virginité phénoménologique duregard, il fallait secouer « l’illusion rétrospective » (celle quiinvestissait le scripteur dès le début de l’écriture d’une vision àlaquelle il parvient, au contraire, s’il y parvient, au terme et aumoyen du parcours génétique). Et il y avait, bien sûr, une raison

d’état : il importait de créer un espace disciplinaire propre, à côtéde la philologie positiviste. Tout de même : cette difficulté qu’on aeu à passer de la grille « texte », à la grille « écriture », et de celle-cià la grille « acte créateur » ; cette lutte souterraine acharnée contrele fantôme du signifié transcendantal – jusqu’à déclarer l’œuvre uneillusion et à « décapiter » le sujet de l’écriture...

Pour Ricœur, la chose ne fait aucun doute : toute productiondu sens, à plus forte raison dans le domaine de la création artistique,

est empreinte d’intentionnalité. Le malentendu sur ce point viendraitdu fait que l’intentionnalité a été mis-pensée (pensée de travers) parcertains à l’image de Descartes : affaire seulement de conscienceet de volonté. Ce faisant, on a méconnu la facticité de la viséeporteuse, visée qui fait qu’il y a mouvement vers la signifiance et versl’expression ; en d’autres termes, on a dénié la condition de possibilitéde l’acte créateur – ce qui permet qu’il y ait, et qui fait qu’il y a aura,des écritures et des manuscrits, des textes et des œuvres…10

10  Voir Paul Gifford, « Tracking Anti-Teleology. Is There an “End” in Sight ? »,in L’Esprit Créateur. Devenir de la critique génétique/Genetic Criticism, vol. 41,University of Kentucky/Centre de recherches sur les littératures modernes etcontemporaines, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2001, p. 53-67.

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la condition historique de l’homme un avant et un après de la faute.Et encore Non, ce n’est pas la faute qui crée la mort – il n’est nullepart dit dans le texte que l’homme a été créé immortel ; plutôt, lafaute fait changer la mort de signe…

On serait fondés à résumer cette série de surprises en disant que,libéré de « l’illusion rétrospective » que le devenir de notre histoireculturelle en Occident aura projetée sur le « temps primordial »mythique, le livre de la Genèse ne raconte plus la création d’uneœuvre divine constituée et close, ni l’écriture d’un texte divin posécomme achevé, quoique mystérieusement grevé d’imperfections

dont souffrirait une malheureuse humanité maudite. Consternation !Car, c’est bien là, de Voltaire à Beckett et à Duras, en passant parVigny, Baudelaire, Giraudoux et Valéry – et ne parlons même pasdes maîtres du soupçon du XX

e  siècle théorique –, la significationcapitale que les plus grands auteurs ont effectivement engrangée…Et non sans cause, puisque c’est un peu, et parfois même beaucoup,ce que les interprètes attitrés du texte leur ont donné à croire. Genesis,ou le texte fondateur mystifié, à peu près entièrement méconnu...

Non, ce qui intéresse avant tout les scripteurs et éditeurs dela Genèse, selon Ricœur, c’est cette énergie des commencements quicourt de sommet en sommet, se laissant discerner et dire dans unvéritable tour d’horizon phénoménologique de l’être – le monde yest, avec son ordre, et l’être humain dans cet ordre ; le langagey est, et la différence sexuelle, l’un et l’autre salués avec un cri de jubilation ; mais en même temps, se profilant sur fond de cettesplendeur première du créé – son ombre tragique. Tel est l’arc

électrique extraordinaire de l’imagination mythopoétique, retraçantdans la mouvance de cette même énergie qui suscite, ordonne etappelle tout le phénomène de l’être là.

Or, le compte-rendu des commencements se situe avec précisionau point de croisement obscur et crucial de deux postulations :celle de l’origine qui demande à être dite, alors qu’elle constitue ceà partir de quoi il y a une histoire ultérieure, rejoignant l’expériencedu scripteur et ouvrant dans le temps tout l’univers de ses possibles,

dont le déchiffrement du sens et l’écriture que nous lisons. Dupoint de vue herméneutique, ce qui est capital dans le mythe judéo-chrétien, c’est ici la solution originale du scripteur confronté à cenœud du mystère de l’être où se tisse toute pensée de la création, et,par la même, toute pensée créatrice.

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228 LA CRÉATION EN ACTE

De quelle résolution s’agit-il ? « L’origine elle-même parle ense laissant dire. En ce point coïncide origine des choses et originede la parole. Cette coïncidence ne peut être reçue que comme undon : don de l’être et don du dire de l’être. À partir de ce don, toutesles remontées à l’origine sont possibles, permises, requises, dussent-elles se perdre dans l’insaisissable12. » D’où, dans une assurancesereine, cette chose sans témoin, parfaitement non imaginable : « Aucommencement, Dieu créa le ciel et la terre… » Sur quoi, dit Ricœur,on a le choix – le lecteur étant toujours libre de son interprétation. Cesens capital proféré est soit apocodyptique (axiome fondateur, sans

autorité autre que la sienne propre, quelque chose comme le cogitoergo sum de Descartes, par exemple !) ; soit kerygmatique, c’est-à-dire proclamation de la chose donnée et reçue.

Bonne nouvelle, excellente même, pour les communautés de foichrétiennes, auxquelles Ricœur s’adresse, en partie : je vous renvoiesur ce point à son étude. (En termes du modèle textuel de Ricœur,il faut bien voir que la  foi  figure, en fait, le temps de la réception,de la recréation du sens par le lecteur et du lecteur par le sens ;

et que la Bible tout entière constitue à ce compte le dossier d’une genèse inachevée, dossier que l’on aurait donc tort de restreindre àson tout premier folio...). Mais la nouvelle est bonne aussi pour lepublic autre qui se trouve convoqué à l’intelligence de ce texte : celuide tous les curieux des choses de la Création et de la Genèse. Carvoici conceptualisée, de manière enfin intelligible, la condition depossibilité majeure de l’acte créateur, le temps et le lieu de toutes lesgenèses manuscrites.

*

Chose curieuse, pas assez remarquée : les artistes, eux,semblent savoir déjà ces choses de science obscure ou claire. Onpourrait faire une anthologie de citations tirées d’écrivains qui,témoignant de leur propre acte créateur ou de ce qu’ils ont comprisde l’acte créateur en général, rendent un écho homophonique

au texte de la Genèse. On obtiendrait, me semble-t-il, un seul etmême discours éclaté ; celui du « temps » primordial selon Ricœur,et donc du sous-jet qui, émané de ce temps, parcourt et relancel’ensemble de l’écriture. La trace à suivre, c’est cette « énergie des

12  Ibid., p. 85

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230 LA CRÉATION EN ACTE

En pièces (écrire par fragments violents, par éclats15).

Témoignage qui rejoint exactement cette autre notation dansles premiers brouillons de La Jeune Parque : « Que ne puis-je savoirquelle [ici un blanc : substantif féminin – chose ou cause ?] défendue/Tient imminente larme à mes cils suspendue16 ? » Et, à son tour,la Pythie valéryenne témoigne de la violence de la fermentationpsychosexuelle obscure qui aura précédé la larme. C’est la mêmerupture identitaire par quoi se signale, ici selon un imaginairehellénique de théopathie, l’énergie des commencements :

Qui parle à ma place même ?Quel écho me répond : Tu mens !Qui m’illumine ?... Qui blasphème ?Et qui, de ces mots écumantsDont les éclats hachent ma langueLa fait brandir une harangue,Brisant la bave et les cheveuxQue mâche et trame le désordreD’une bouche qui veut se mordre

Et se reprendre ses aveux ?

Notre anthologie comporterait, c’est évident, plusieursimaginaires, divers intertextes culturels, des esthétiques : mais pluscela change, justement, plus c’est le même écho rendu au mytheparadigmatique.

D’autant que l’énergie du commencement passe très souventpar les motifs retrouvés du mythe paradigmatique. J’entends

retrouvés par l’écrivain, à partir de sa propre substance, dans lemouvement même de l’engendrement créateur (car la métaphore dela génération sera, ici au moins, de mise). Non seulement le motif dela crise identitaire, de la séparation ou l’exil, mais encore celui de la jubilation du langage et de la parole, ou celle de l’altérité sexuelle :« L’homme se reconnaît à la femme et la femme se renaît à l’homme[…] alors l’un vêtu de l’autre nous sortîmes17 », écrit Cixous. Cettedoublure de l’autre en soi permet des délégations croisées, lesquelles

obéissent sans doute à cette dissymétrie entre « se reconnaître » et« renaître à soi » que note avec finesse Cixous. La persona littéraire,

15  Hélène Cixous,Hélène Cixous, op. cit., p. 22.16  Paul Valéry,Paul Valéry, La Jeune Parque, ms III,  f° 21 bis.17  Hélène Cixous,Hélène Cixous, op. cit., p. 25.

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  L’herméneutique et la création en acte 231

de ce fait, sortira, bien souvent, revêtue de l’autre sexuel du scripteur.« Madame Bovary, c’est moi » ; oui, comme Valéry, c’est la Parqueet la Pythie – et comme Cixous, c’est Promethea. Ève tirée du flancd’Adam, n’est-ce pas une métaphore juste de l’acte créateur (on saitqu’en hébreu, le mot Adam veut dire, non pas l’être masculin, maisl’être humain – anthropos).

Quel est donc le rapport entre le présupposé, ce « tempsprimordial » mythique, cette énergie des commencements, et leslongs tâtonnements de l’écriture ? Ne s’agit-il pas de se confier ausous-jet porteur, pour que réapparaisse au terme de ce déchiffrement,

représenté par l’écriture, le temps qui fonde et qui inaugure ? Unpoète, une romancière psychanalyste et un romancier canoniquevont nous orienter dans ce sens :

Un emploi de langage, la poésie, mais qui vise dans chaque mot à cettesyncope de ce qu’y veut le concept, et qui permet donc – ne serait-ce parfoisque pour un instant, mais il ré-oriente l’esprit – cette triple épiphanie, cesreconnaissances simultanées : le monde comme présence à nouveau, et nonsystème d’idées, autrement dit comme un lieu, délivré des catégories de

l’espace… La « vraie » vie, en un mot ; et qu’il en faille plus que le travaildu poème pour y pénétrer et s’y établir ne signifie nullement que la poésie,qui au moins  en restitue la mémoire, ne soit pas une  clé indispensable del’être-au-monde, et même le lieu au sein duquel il faut regarder la vie pourcomprendre […]. La poésie enseigne que l’intimité de l’être, que le conceptcherche à dire, ne s’entrouvre  que si on quitte le plan de celui-ci, par

recours… aux deux faces du signifiant pratiquées ensemble18.

À l’origine du travail créateur, on trouve toujours une

déstabilisation de la subjectivité créatrice, événement dont témoignentsouvent les brouillons : il s’agit d’une dislocation du personnageempirique du scripteur et, en même temps, du jaillissement d’untemps « vrai » de l’être – temps du Erlebnis [événement] par rapportà celui, ordinaire et habituel, de l’Erfahrung   [expérience]. C’est cesous-jet qui nourrit en profondeur tout l’effort de l’écriture et dela textualisation, et que l’œuvre tend à traduire en langage articulé,à élever en vérité possédée et communicable. Voyez chez Proust le

cas de la mémoire involontaire, point névralgique et moteur de larecherche du narrateur19.

18  Yves Bonnefoy, « Poésie et philosophie », inYves Bonnefoy, « Poésie et philosophie », in L’Acte créateur, études réunies parG. Gadoffre, R. Ellrodt, J.-M. Maulpoix, Paris, PUF, 1997, p. 7-8.19  Julia Kristeva, « La littérature : texte et expérience », congrès du cinquantenaireJulia Kristeva, « La littérature : texte et expérience », congrès du cinquantenairede la Society for French Studies, tenu en Sorbonne du 2 au 5 septembre, 1997.

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232 LA CRÉATION EN ACTE

Ou voici encore Flaubert :

L’artiste non seulement porte en soi l’humanité, mais il en reproduit

l’histoire dans la création de son œuvre : d’abord, un trouble, une vuegénérale, des aspirations, l’éblouissement, tout est mêlé (époque barbare) ;puis, l’analyse, le doute, la méthode, la disposition des parties (l’èrescientifique) ; enfin, il revient à la synthèse première, plus élargie dansl’exécution20.

Si les cadres imposés au présent exercice le permettaient,il faudrait ici pénétrer dans le monde des brouillons de La JeuneParque, univers génétique où tout ce discours éclaté me semble serelier magnifiquement en gerbe, en s’illustrant à la puissance d’unvéritable paradigme de la création en acte. Le détour herméneutique,n’est-ce pas précisément ce qui permet d’aborder les dossiersgénétiques les plus riches et les plus intimidants ?

Il y a bien surgissement inaugural du temps de l’Erlebnis dansla série des brouillons de 1913 consacrés à la voix, cette trace sonorede la corporéité du langage et de la sensibilité profonde. Mais notons

ici la singularité valéryenne : ce scripteur uniquement lucide etfasciné, inscrit dans les brouillons mêmes le secret de son mouvementcréateur : non seulement il écrit à partir de son temps primordial ,dans l’énergie des commencements ; mais encore il se représente etil interroge cette chose mystérieuse qui fait ainsi procéder les pas del’écriture21. Ce qui se passe après, dans « l’ère scientifique », on nele sait pas trop dans ce cas précis : parce que le dossier génétiquede ces neuf cents folios est très malaisé à constituer, en raison de

son extrême caractère « combinatorial » ; et parce que nous autres,généticiens valéryens, avons beaucoup hésité face à tous les possiblesherméneutiques de notre art…

Actuellement, il y a au fond deux hypothèses. Celle du travailpurement formel d’un certain faire ; et celle du sens et de la valeurobtenus grâce au jeu de la forme. Mon collègue très estimé RobertPickering se confie à l’hypothèse « combinatoire » : est créateurce mouvement même par lequel le scripteur sollicite et réactive

20  Pierre-Marc de Biasi, éd.,Pierre-Marc de Biasi, éd., Gustave Flaubert, Carnets de travail , Paris, Balland,1988, p. 212.21  « Les pas de l’écriture dans« Les pas de l’écriture dans La  Jeune Parque,  in Voix, traces, avènement :l’écriture et son sujet, colloque de Cerisy-la-Salle, Caen, Presses universitaires deCaen, 1999, p. 13-35.

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  L’herméneutique et la création en acte 233

les possibles de la pensée et du langage22. Pour ma part, je restesceptique sur la suffisante efficacité de la démarche combinatoriale,sur son statut  de mouvance  ultime. Si le scripteur ne se perd pasdans ses propres forêts, comme le font précisément ses généticiens,c’est qu’il y a un fil conducteur, qui, remémoré, l’amènera jusqu’aupoème, tout comme la Parque surmontera sa crise de la nuit noire enavançant à reculons vers la reconnaissance toute rétrospective de saforme féconde. La protagoniste n’est-elle pas, après tout, le symbolerécapitulatif du scripteur, tel que, se déchiffrant, il se retrouve et – grâce à l’acte créateur – se recompose autre23 ?

Ce débat valéryen mériterait, me semble-t-il, d’avoir unerésonance plus large. On y aura saisi, à tout le moins, la formule laplus générale de mon hypothèse : la critique génétique ne serait-ellepas, au fond, une herméneutique de la création en acte ?

22  Voir l’article de F. Haffner, M. Hontebeyrie et R. Pickering, « Lieux génétiquesVoir l’article de F. Haffner, M. Hontebeyrie et R. Pickering, « Lieux génétiquesinédits. Des feuillets volants et des cahiers aux premiers brouillons de La JeuneParque », in Genesis, n° 18, 2001.23  Voir Paul Gifford, « La fulgurance de 1913 et “l’embryon fécondé” deVoir Paul Gifford, « La fulgurance de 1913 et “l’embryon fécondé” deLa JeuneParque », in Paul Valéry, vol. 11, Paris, Minard, 2005.

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236 LA CRÉATION EN ACTE

Si l’on tentait de chercher un fil directeur dans les diverstraitements de ce volume, celui-ci pourrait être repéré dans laconcomitance d’approches centrées sur des types de dialogue,d’interconnexion, de dialectique, de conjonction et d’imbrication – qu’il s’agisse de formes d’inter ou d’intratextualité, des points derencontre qui se profilent entre l’analyse de l’écriture manuscrite etdes perspectives sociologiques ou idéologiques, d’une problématiquede la réception, ou de la présence dans l’écriture d’un tracé souterraindésignant sinon une finalité pressentie en filigrane, du moins uneerrance motivée et conduite en fonction de ce que Paul Gifford a

appelé un « mystérieux ipse2

 », celui-ci conférant forme et figure àce qui, à l’état manuscrit, se caractérise souvent par sa fuite ou sonindétermination.

En ce sens, le contenu de cette vision proposée du devenir de la génétique et du caractère extraordinairement dynamiquede cette dernière, décline une conformité salutaire à la fois deconceptualisation et de portée prospective, une convergence depoints de vue qui appréhendent le phénomène génétique dans sa

diversité, sa pluralité et son ouverture constante. Je suis parmi lespremiers à y reconnaître un signe certain de santé : si Barthes nous aappris la nécessité de lectures plurielles du fait littéraire, cette leçondemande à être importée à la théorie génétique, qui se caractériseraitpar là au travers de la multiplicité de ses voies d’accès à la source vivedu manuscrit. Je reviendrai à ce creuset de définitions possibles, quis’identifierait dans les irradiations changeantes d’une dynamiqued’écrire, toujours inachevée, sujette d’ailleurs à toute la complexité

des forces définissant le sujet écrivant.En renforcement de cette perspective d’ouverture radicale,

porteuse en outre de la richesse propre à la notion d’hypertexte etd’une combinatoire  d’énergies scripturales qui seraient à l’œuvredans des chantiers d’écriture parfois éloignés les uns des autres,Almuth Grésillon et moi-même avions signalé dans ce même numérospécial de L’Esprit créateur que bien des questions restent, au-delàde la mise au point fournie par les contributeurs au volume. J’en

dénombrerais au moins sept :

(i) le statut du temps et de la mémoire relatif à la mouvance qui peut

se déclarer dans la texture de l’invention manuscrite – mouvance

2  Ibid., p. 62.

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 La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 237

linéaire, à saisir en fonction d’une évolution longitudinale, ou

au contraire à constitution intermittente, dont telle manifestation

 peut être extrapolée et élevée en critère opératoire de l’ensemble

sur la base de telle saisie ponctuelle ;

(ii) la présence en ligrane de la « durée », ciblée par Paul Gifford en

tant que « inner time3 », œuvrant à l’émergence progressive du

sujet écrivant dans sa singularité ;

(iii) l’opportunité de revisiter ou non la visée téléologique des

commencements d’écriture, vieux problème certes, mais

toujours resté un peu en suspens à mon avis dès lors qu’il s’agit

de s’aventurer en dehors de tel corpus spécique et de tenterdes rapprochements d’ordre plus transversal ou intergénérique

 – problématique très pertinente, et vivante, pour ce qui est du

corpus valéryen, mais qu’en est-il pour d’autres ? Elle se pose

notamment dans le cadre d’œuvres pour lesquelles il ne reste que

la version publiée : une approche génétique dans un tel contexte

est-elle pertinente, et applicable ?

(iv) la nature même de la notion de commencement, point de

convergence de sollicitations théoriques divergentes ;(v) les relations qui se tissent entre l’écriture, la lecture et l’oralité,

complexes dans le cas d’un Valéry pour qui la voix, et la présence

de ce qu’il appelle « la parole intérieure », sont des vecteurs

déterminants dans l’émergence de l’inventivité poétique ;

(vi) des questions d’ordre théorique : par exemple, les résonances

 parallèles encore à explorer entretenues par la génétique

avec la théorie de l’intertextualité, la nébuleuse complexe de

 phénomènes entourant la genèse de l’acte d’écrire rencontrantun écho suggestif dans la notion intertextuelle d’engendrement .

Si les prolégomènes d’une telle rencontre ont été esquissés –

notamment, ici même, par Daniel Ferrer, mais aussi par d’autres

 parmi nous4  –, un approfondissement plus systématiquement

conduit reste à réaliser ;

3  Ibid ., p. 64.4  Voir notamment Laurent Milesi, « Inter-textualités : enjeux et perspectivesVoir notamment Laurent Milesi, « Inter-textualités : enjeux et perspectives(en guise d’avant-propos) », p. 7-34, et Michael Riffaterre, « Contraintesintertextuelles », p. 35-53, in Éric Le Calvez et Marie-Claude Canova-Green, éds.,Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997. Quelques-unesdes notions informant le dialogue esquissé dans ces articles importants entre lagénétique et l’intertextualité avaient été annoncées par un article très suggestif deMichael Riffaterre, « Avant-texte et littérarité », in Genesis, n° 9, 1996, p. 9-26.

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238 LA CRÉATION EN ACTE

(vii) et dernièrement, au-delà de ces questions de démarche

méthodologique ou théorique, restent certains domaines que la

génétique n’a pas encore abordés. L’un de ces domaines qui,

relevant à la fois du champ littéraire et de la pratique des arts du

spectacle, semble particulièrement susceptible de développement,

serait une génétique des documents relatifs à la mise en scène

et à la représentation théâtrales. Jean-Marie Thomasseau a

attiré l’attention sur cette extension extrêmement fructueuse

de la critique génétique5  : il reste à délimiter les fondements

épistémologiques et méthodologiques, voire taxinomiques,

capables de sonder la grande richesse d’un domaine de rechercheà peine défriché.

La confluence de ces enjeux restés ouverts, interpellantle fonctionnement de phénomènes qui auraient pour visée dedélimiter une certaine science de la genèse, est sûrement un signe debonne santé, et renvoie à la vitalité d’une discipline dont le champde référence et les paramètres d’analyse ne sont certainement

pas réduits – comme le voudrait l’évolution logique des progrèstechniques en traitement de texte –, à l’âge d’or de conservationdes manuscrits6, cette matière première de la génétique. Je n’oubliepas non plus l’apport traditionnellement important du séminaire« transversal » de l’ITEM à la mise en place d’une approchethéorique concertée. Seulement, ce foisonnement même d’enjeuxme donne parfois l’impression moins d’une convergence centripèted’éléments analytiques que d’une prolifération centrifuge au départ

d’une particule bombardée, si je peux emprunter une image nucléaire – la particule se décomposant alors en ses éléments constitutifs. Ousi l’on préfère, les morceaux d’un puzzle en expansion constantedésigneraient ainsi un champ de directions proliférantes, dontla cohérence théorique globale appelle à tout instant un effort decoordination et l’affirmation d’une identité.

Voir aussi Robert Pickering, « Assimiler le mouton : Valéry face à l’intertextemallarméen », in Romanic Review, vol. 93, nos 1-2, 2003, p. 123-140.5  Voir l’article fondateur de Jean-Marie Thomasseau, « Les manuscrits de la miseVoir l’article fondateur de Jean-Marie Thomasseau, « Les manuscrits de la miseen scène », in L’Annuaire théâtral , n° 29 : « Méthodes en question », 2001, p. 101-122 ; et id., « Les manuscrits de théâtre. Essai de typologie », in Littérature, n° 138,2005, p. 97-118.6  Almuth Grésillon situe cette période privilégiée entre 1750 et 1950. Voir « LaAlmuth Grésillon situe cette période privilégiée entre 1750 et 1950. Voir « Lacritique génétique, aujourd’hui et demain », in L’Esprit créateur, op. cit.,  p. 11.

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 La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 239

*

Chaque équipe travaillant sur un corpus spécifique au seinde l’ITEM, ou dévolue à une problématique plus générale, pourraitprétendre sans doute à juste titre à la palme relative aux avancesfaites en matière génétique, en tant que discipline aux ambitionsunificatrices – et il reste à écrire une étude fort intéressante cernantl’apport diachronique de ces travaux sur une période brassantbientôt un quart de siècle. En fonction du paramètre de ma simpleappartenance côté corpus, et non nécessairement par ordre prioritaire

 – à d’autres d’en juger –, je mettrai en avant ici les travaux conduitspar les chercheurs valéryens, travaux lancés dans un premier tempssous l’autorité de Jean Levaillant, au travers de l’ancêtre de l’ITEM,le Centre d’analyse des manuscrits (CAM). L’histoire de notreparcours offre en microcosme une sorte de condensé de la plupartdes débats et des enjeux qui, avec plus ou moins de polémiques, plusou moins de retombées généralisables, ont jalonné l’émergence de lacritique génétique, telle que celle-ci peut maintenant être repérée au

travers de certaines publications clés, comme les ouvrages fondateursde Louis Hay, Les Manuscrits des écrivains7, ou d’Almuth Grésillon,Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes8. Dès lepremier numéro de Genesis (1992) les termes des nouveaux enjeuxet du dialogue constant entre la génétique et d’autres méthodesd’analyse du texte ont été très clairement posés (voir AlmuthGrésillon, « Ralentir : travaux », p. 9-31, et Jean-Louis Lebrave, « Lacritique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne

de la philologie ? », p. 33-72). La Génétique des textes, de Pierre-Marc de Biasi (Paris, Nathan, 2000) est également à signaler dans cecontexte ; et à ces ouvrages9 j’ajoute l’excellent livre de Louis Hay,La Littérature des écrivains (Paris, José Corti, 2002).

Je dirais au préalable, et c’est l’essentiel de mon message, quedeux nécessités s’imposent au généticien :

7  Louis Hay,Louis Hay, Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette-CNRS Éditions,1993.8  Almuth Grésillon,Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994.9  Il va de soi que le choix d’ouvrages effectué ici, ne mettant en relief que desIl va de soi que le choix d’ouvrages effectué ici, ne mettant en relief que destraitements d’orientation globale du champ génétique, n’est qu’indicatif, et nerelève d’aucune intention exclusive.

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240 LA CRÉATION EN ACTE

(i) la première, évidente, consiste à continuer à poser des enjeux,

à défricher de nouveaux domaines d’analyse – notamment

transdisciplinaires, bien que je ne sois pas entièrement convaincu

qu’il s’agisse là d’une universelle voie de salut, l’apport de cette

transdisciplinarité devant être soigneusement cadré et coordonné

en fonction de domaines de collaboration bien identiés par leurs

interfaces éventuelles ;

(ii) la deuxième ne me semble pas s’imposer moins : prendre

 périodiquement du recul et tenter de réunir les ls très disparates

qui ensemble constituent un certain état de la critique génétique.

Cette disparate – signe de vitalité, mais aussi de diversificationdans laquelle la singularité du centre nucléaire qui nous réunit, cettegenèse du tracé scriptural, se prête peut-être le mieux à une définition

 plurielle –, peut être repérée sous forme microcosmique au sein del’équipe Valéry de l’ITEM. Elle me semble concentrée autour d’uneproblématique tout à fait précise. Dès le début des années 1980,et fortement aux alentours de 1991, date qui a vu la publication

chez L’Harmattan du premier Cahier de critique génétique  rédigépar Serge Bourjea, Jeannine Jallat et Jean Levaillant, et contenantdes contributions des membres de l’équipe Valéry, s’est dessinée uneorientation faisant de l’écriture10 le foyer principal, unique même, desinvestigations – le terme souvent employé étant en fait « l’écrire »,pour accentuer la part de mouvance inconsciente, non « établie »(tout « établissement » arrêté de tel texte, avec ses connotationsd’acte définitif figeant l’interface constamment virtuelle et

renouvelée entre « texte » et « brouillon », étant rigoureusementproscrit), qui informe l’acte créateur. « Écriture » ou « écrire »étant entendus ici en un sens particulier, dont ce premier Cahier decritique génétique avait tracé les contours, se posant essentiellementcomme une logique du réversible11 relative à la « vieillerie critique »

10  Il faut remarquer que l’importance de cette notion d’« écriture », en oppositionIl faut remarquer que l’importance de cette notion d’« écriture », en oppositionà l’ « écrit », est mise en avant dans une analyse principielle par Louis Hay :« L’écriture ne vient pas se consumer dans l’écrit » : « “Le texte n’existe pas” :réflexions sur la critique génétique », in Poétique, n° 62, avril 1985, p. 158.11  Le glissement exigé par la génétique, d’après Jean Levaillant, passant d’uneLe glissement exigé par la génétique, d’après Jean Levaillant, passant d’unelogique communément admise vers cet « autre » subversif de la logique, estmis en relief dans sa postface brillante, mais non exempte de prises de positiontendancieuses, « D’une logique l’autre », in Leçons d’écriture. Ce que disent lesmanuscrits, hommage à Louis Hay, Almuth Grésillon et Michaël Werner, éds.,Paris, Lettres Modernes-Minard, 1985, p. XV-XXIV.

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242 LA CRÉATION EN ACTE

de l’écriture, et s’étendant bien au-delà de tel phénomène ponctueldont aucune partie ne saurait être extrapolée, ait quelque peutendance à s’éclipser. La trame mouvante de l’écriture manuscrite,qui réclame d’être abordée en tant qu’ensemble  de configurationstout à fait concrètes, brassant aussi bien les propensions consécutives,parfois à longue distance, et « comminuées13 » de l’énonciation dansl’espace de la page offerte, déborde totalement tel un gros plan14 érigéen motif déterminant irréfragable et cité pour son impérieuse valeurrévélatrice d’une façon d’écrire et de sentir, toutefois relativisée par leflux constant de l’inventivité.

Cette vue du fonctionnement de la genèse, ciblant une extrêmesingularité qui est posée dès lors, du fait même de son extrémité,comme moteur ultime d’un écrire  fondamentalement réfractaire àtoute tentative d’appréciation logique – écrire d’obédience érotico-inconsciente15, voire « psycho-génitale » –, continue à avoir sestenants : preuve, en un certain sens, de sa pertinence et de sa durabilité.Les grandes questions qu’elle véhicule, notamment celle insistantsur l’acception d’un écrire surgi de pulsions inconscientes, promu au

détriment du « texte », définissent l’un des versants de la pluralité à lafois dynamique et déconcertante qui informe la génétique. En effet,ce premier Cahier de critique génétique consacré aux brouillons deLa Jeune Parque a fait date. Excessif par bien des prises de positionnon atténuées, ne serait-ce qu’à la lumière des particularités dedisposition de l’écriture et de la matérialité du document conçuesen tant que trame d’inscriptions enchevêtrées, par la mise à l’écartde toute considération portant sur une éventuelle continuité  ou

entrelacs de moments d’élaboration, qui appellent la prise en chargenon seulement du  graphe  irréductiblement porteur d’inquiétanteétrangeté mais aussi de la structuration signifiante et potentiellementorientée d’ensembles manuscrits apparentés, lacunaire par bien des

13  Je reprends ici le terme de Serge Bourjea, « La comminution valéryenne », inJe reprends ici le terme de Serge Bourjea, « La comminution valéryenne », inPoétique, n° 62, avril 1985, p. 159-178, reprenant une étude suggestive de Jean-Louis Galay, « Problèmes de l’œuvre fragmentale : Valéry », in Poétique, n° 31,1977, p. 337-367.14  VoirVoir Cahier de critique génétique, n° 1, op. cit., p. 46-47 (Valéry, Cahiers, XXIX,p. 90 – commentaire de cette page, p. 48), p. 63, 67 (gros plans non identifiés).15  Dans un autre contexte (Dans un autre contexte (Cahier de critique génétique : Paul Valéry, « Ovide chezles Scythes » - Un « beau sujet », Huguette Laurenti, éd., université Paul-Valéry,Montpellier, Centre d’étude du XX

e siècle – études valéryennes, 1997), Paul Gifforda qualifié ce type d’inspiration herméneutique de « sorte de psycho-génitalité [...]hypostasiée à l’origine de tout l’Écrit », p. 69.

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244 LA CRÉATION EN ACTE

toujours semblé l’une de ses déclarations les plus fortes et les plusprégnantes portant sur la problématique génétique. Par sa remise enquestion du « charme » de la page offerte, « souillée » par l’écriture – c’est le terme utilisé par Valéry –, ce document pourtant de simplecirconstance ouvre notamment la voie vers ce que j’appellerais, dansla lignée d’une « poétique de l’écriture » dont l’exploration avait étépréconisée par Raymonde Debray Genette17, une « psychologie dela poétique », des formes et des formules empruntées, pour que cettesouillure soit équilibrée autant que possible par des manifestationsoù l’esprit et les voix de l’imaginaire peuvent encore se reconnaître.

Je constate non sans une satisfaction certaine que l’impact visuel del’écriture au sens graphique, dont j’avais signalé l’importance dès lesannées 1970 dans le cadre du fonctionnement de la prose poétiquedes Cahiers, a été intégrée dans la génétique au point de fournir l’undes centres d’intérêt d’une équipe entière à l’ITEM (« Techniqueset pratiques de l’écrit », dirigée par Claire Bustarret), et de valoirun colloque bilatéral franco-russe récemment consacré à l’interfaceentre l’écriture et le dessin18.

Cette approche peut bien entendu être critiquée sous le biaisde ce qui ne serait que ses banales visées esthétisantes. C’est ce qu’afait Jean-Pierre Chopin, au travers d’un article publié dans le Bulletindes études valéryennes19  pour ses « qualités d’“enthousiasme” »,appréciation guère à la hauteur du contenu de ce qui est, à tous égards,une dénonciation intelligente de l’« l’obsession de la distributiongraphique de la page manuscrite » (p. 52). Il y a là effectivementun piège : celui d’élever en facteur génétique déterminant, comme

naguère on le faisait vis-à-vis de tel « graphe », voire de telle« griffe20  » de la plume, ce qui s’inscrit à la surface, et qui de ce

17  Raymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », inRaymonde Debray Genette, « Esquisse de méthode », in Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979, p. 24.18  « Le dessin dans les manuscrits littéraires : un défi à la critique génétique ? »,« Le dessin dans les manuscrits littéraires : un défi à la critique génétique ? »,colloque bilatéral franco-russe ITEM/IMLI, CNRS/Académie des sciences deRussie, en collaboration avec l’École normale supérieure, 20-22 novembre 2002.19  Jean-Pierre Chopin, « Critique de la critique génétique », inJean-Pierre Chopin, « Critique de la critique génétique », in Bulletin des étudesvaléryennes, n ° 64, novembre 1993, p. 37-53.20  Cahier de critique génétique, n° 1, op.cit., p. 17 : « L’écriture est cette violencegraphique qui griffe, déchire l’intériorité. Il y a un labourage d’une zone interdite,ou du moins une succession de coupures brutales qu’elle opère toujours entre ledicible et l’ineffable (l’innommable). » « Si l’on renonce à l’acception matérielletant de la violence du graphe-griffe que d’une physiologie de la voix, pour entendreles deux images au niveau symbolique, on remarquera qu’elles ont toutes les deux

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 La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 245

fait même reste superficiel, situé à l’écart de toute la complexitésouterraine qui informe la genèse, et notamment celle du sujet.

L’une des questions posées en 1992 au colloque de Cerisyconsacré à Valéry, suite à une communication intitulée « Graphie,calligraphie : l’esthétique valéryenne et l’acte d’écrire21 », allaitprécisément dans ce sens. Nous retrouvons ici la présence dudialogue, sous son versant cette fois positif :

« De l’écriture à un Valéry idéal : ceux qui se réfèrent à l’écriture finissentpar se faire un Valéry idéal  – se désintéressent des applications, c’est-à-direfinalement, des incarnations. On préfère rester dans le réversible, le possible.

Mais n’est-ce pas aussi  un choix idéologique ? »

L’accusation d’une mise à l’écart des « applications/incarnations » (dans lesquelles il convient de lire le « devenir être »du sujet émergent, suivant le cheminement d’un Moi qui se conformeaux sollicitations d’un certain objet du Désir,  dont les brouillonsde La Jeune Parque  ou ceux du dossier inachevé intitulé « Ovidechez les Scythes » ne sont pas exempts), n’était pas sans fondement.

On pourrait bien entendu, en rendant explicite le contenu decette interrogation, répondre déjà que le type de cheminementimaginaire et affectif que suppose La Jeune Parque – abordé à lafois dans ses marques singulières, ses propensions combinatoires,ses tâtonnements et explorations – n’adhère pas totalement, oudu moins en toute transparence, à une quelconque persuasiontéléologique infligée à l’écriture, sans la prise en charge de toute lagamme de soubassements complexes qui l’informe.

Mais l’essentiel n’est pas là. Allant de choix idéologique enchoix idéologique, d’après les termes de cette remarque, l’impassed’une approche génétique n’est pas loin. Impasse déjà inscrite ausein du groupe Valéry où le sujet de l’écriture, notamment sonémergence et sa singularité, ont engendré des réactions très diverses

rapport à la castration. »21  Robert Pickering, « Graphie, calligraphie : l’esthétique valéryenne et l’acteRobert Pickering, « Graphie, calligraphie : l’esthétique valéryenne et l’acted’écrire », in Paul Valéry, un nouveau regard , Nicole Celeyrette-Pietri et BrianStimpson, éds., Paris, La Revue des lettres modernes, série « Paul Valéry » n° 8,1995, p. 163-180. Les discussions très riches de ce colloque ne sont malheureusementpas transcrites dans les actes.

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246 LA CRÉATION EN ACTE

 – d’inspiration derridienne et freudienne22  d’un côté, ou plusimmanentiste de l’autre, ce « purposive expectancy » impliquant uncertain projet conceptuel et scriptural, et dans lequel Paul Giffordidentifierait sans doute un des ressorts essentiels de l’écriturevaléryenne.

Plus grave peut-être, la question posée à Cerisy ciblait aussi lapropension de la critique à se réfugier dans un espace herméneutiqued’« entre-deux », fait de réversibilité de visée ou de portée, devirtualité pure où tout et n’importe quoi peut surgir, de passage nondifférencié entre le corps et l’esprit où ce sont toutefois les remontées

libidinales du corps qui dominent23

  – la critique n’étant que tropprompte, d’après ce point de vue, à en capter le jeu indifférencié, enune « préférence » qui n’en est pas une.

 À mon avis on pourrait défendre ce qui est interrogé ici commeune simple « préférence » – l’interrogation n’étant d’ailleurs pasentièrement démunie, si j’ose dire, de ses propres présupposés –, le« réversible », le virtuel et surtout l’aléatoire ayant indissolublementpartie liée chez Valéry avec l’acte d’écrire, entendu dans ses

fondements premiers où sont présentes les composantes de toutun scénario génétique. On pourrait ici citer à loisir des occurrencesoù le réversible est reconnu par Valéry comme une composantephénoménologique et ontologique de base – comme le confirme,par exemple, la saisie par Valéry de cette expérience génitrice entretoutes, celle de l’aube, le « réel   » des sensations émergentes, des

22  Voir Serge Bourjea, « Littoral/littéral valéryen », inVoir Serge Bourjea, « Littoral/littéral valéryen », in Paul Valéry. Le sujet de

l’écriture, chap. VI, Paris, L’Harmattan, 1997, et notamment la note 3, p. 236. Onrelira ici les propos de Derrida sur le sujet de l’écriture chez Freud : « Freud et lascène d’écriture », in L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967. Notammentceci, à quoi nous souscrivons entièrement : « Le “sujet” de l’écriture n’existe pas sil’on entend par là quelque solitude souveraine de l’écrivain. Le sujet de l’écritureest un système de rapports entre les couches : du bloc magique, du psychique, dela société, du monde. À l’intérieur de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujetclassique est introuvable. » (p. 335) Il nous arrivera ainsi [...] de placer le nom mêmede [Valéry] entre crochets, pour en signifier radicalement le démarquage par rapportà tout « sujet biographique ».23  Pour une présentation du « lieu de l’entre (de l’Pour une présentation du « lieu de l’entre (de l’inter) où, dans le plaisir et dansla douleur, “ça s’écrit”, ça donne de l’écriture, [...] entre-deux généralisé, infinimentreproduit et fonctionnant en divers niveaux d’entendement », voir Serge Bourjea,op. cit., p. 167-168. Cf. Cahier de critique génétique, n° 1, op. cit., p. 14 : « L’écrituredes commencements est aussi de l’ordre de l’entr’ouvrir (elle se saisira dans sesentr’ouvertures, dans l’entre de ses marques) de la brèche, de l’approfondissement,de l’intervalle. »

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 La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 247

pensées et surtout de l’écriture naissante étant « encore en équilibreréversible avec le rien » (C , VI, 232/C2, 126724), « rien » qui est pourlui le néant des êtres et des choses avant les prémices du jour etl’activation de tout le processus inchoatif de l’éveil. De même, dansle contexte analogue de l’« attente » d’événements à venir – cettecomposante essentielle de la poésie elle-même –, Valéry poseraclairement la nécessité de « considérer les événements intermédiairescomme réversibles » (C , VII, 217). D’où un « entre-deux »dialectique/dynamique qui se ressource chez Valéry à des principesautant phénoménologiques ou ontologiques que psychanalytiques,

notamment au travers de ce qui est souvent théorisé, ou chantépoétiquement, comme une certaine « présence-absence25 » del’être – et qui ne saurait nullement être réduit à une sorte de mécanismeprimaire de la pensée, ayant la commodité supplémentaire depermettre une échappatoire facile à des appréciations critiques enmanque d’inspiration.

Ce scénario génétique s’adresse à l’ensemble des circonstancesdéfinissant la pratique de l’écriture, voire la prise de la plume (ou

du pinceau, l’écriture et la peinture étant liées fréquemment chezValéry, en une concomitance de visées d’expression) ; il s’adresseainsi à la qualité, voire à la disponibilité, d’un support adéquat. Sil’on tient compte aussi, dans cet abord de l’écriture qui est en faittrès loin d’élever cette dernière en manifestation uniquement idéale  – éloignée de la vérité de l’être dont elle ne serait, d’après ce point devue, que l’émanation instrumentale –, de l’interférence des multiplescirconstances ambiantes, des assauts et des interruptions d’ordre

affectif, souvent investis chez Valéry par l’angoisse, on arrive à lasaisie d’un sens, précisément, qui, pour être constamment inchoatifet variable, n’en est pas pour autant des plus amples et des plus richesdans les traces manuscrites, nous permettant de saisir le sujet écrivant,

24  Abréviations utiliséesAbréviations utilisées Cahiers de Paul Valéry : C , I-XIX, + pagination – éditiondu CNRS, 29 tomes, 1957-1961 ; C1/C2, + pagination – l’édition en 2 tomesprocurée par Judith Robinson dans la collection « la Pléiade », 1973, 1974 ; CI-CIX , + pagination – l’édition intégrale, chez Gallimard, sous la coresponsabilitéde Nicole Celeyrette-Pietri et de Judith Robinson (I-III), Nicole Celeyrette-Pietri(IV-VI), Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering (VII-IX – 9 tomes publiés sur12 prévus).25  Voir Brian Stimpson, « L’espace parmi une rhétorique de l’ambiguïté », inVoir Brian Stimpson, « L’espace parmi une rhétorique de l’ambiguïté », inBulletin des études valéryennes, n° 50-51, juin 1989 ; « Lecture plurielle d’“Ébauched’un serpent” », p. 45-56 ; et (même numéro), Robert Pickering, «“Ébauche” etécriture de la présence d’absence », p. 57-66.

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dans ses moments d’élan de créativité comme dans ceux de sesmoments d’impasse où, comme Valéry le note : « je manque de mots »(C , III, 97/CVI , 101).

*

Entre singularité aux accents parfois troublants dans leurcaractère exclusif, et multiplicité dont la richesse foisonnante peutêtre à la fois source certaine de stimulus  créateur et invitation àune désorientation aussi grisante que déconcertante, la génétique

cherche ainsi sa voie. La dynamique centrale de nos travaux resteune même volonté de comprendre les processus de genèse à traversles traces qu’ils laissent dans les manuscrits – précepte absolumentdéterminant et, en principe, fédérateur, rappelé par Louis Hay audébut de La Littérature des écrivains26. On objectera sans doute quela mise en relief effectuée ici de l’indétermination herméneutiquedécoulant d’une problématique plurielle au sein de l’équipe Valéryn’est applicable qu’à celle-ci, dans sa singularité, précisément – les

autres équipes à l’ITEM ne connaissant peut-être pas ces perspectivesprofilérantes où la ligne de démarcation entre dialogue et dispersionest parfois difficile à établir. Mais je ne suis pas convaincu de la non-représentativité de ces tendances certes limitées à un seul corpus,même si une vision plurielle de la génétique est organiquementinscrite à la dynamique de nos travaux, à partir du moment où lagenèse est considérée dans son fonctionnement intergénérique, etd’ailleurs conduite sur des corpus brassant trois siècles d’activité

littéraire.Je conviens totalement que l’application naturellement

diversifiée des stratégies d’analyse et de traitement génétiques, d’uncorpus à un autre, est une force indéniable de ce que nous faisons.Ceci me semble entièrement souhaitable, du fait même que les assisesde la critique génétique soient à la fois théoriques (ou heuristiques),et empiriques (ou pragmatiques), ciblant les particularitésinformant le choix et l’utilisation du support d’écriture, voire

l’existence matérielle du papier, jusque dans ses filigranes, encres

26  Louis Hay,Louis Hay, La Littérature des écrivains,  op. cit., p. 18 : « Ce que le critiqueobserve, ce sont les indices visibles d’un travail, ce qu’il déchiffre, ce n’est pas lemouvement d’un esprit, mais la trace d’un acte : non ce que l’écrivain voulait dire mais ce qu’il a dit. »

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 La génétique entre singularité et pluralité de ses possibles heuristiques 251

particulières et plurielles qui sous-tendent notre approche(heuristique ? pragmatique ? ontologique ?) du manuscrit et du sitede la créativité un enjeu réel, auquel la génétique se doit de s’adresserdans ses démarches futures.

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« Comment j’écris »

Marie Darrieussecq, entretien avec Jean-MarcTerrasse

JMT : Marie Darrieussecq est née en 1969. En 1996, àvingt-sept ans, elle publie son premier roman, Truismes. Le succèsexceptionnel de ce livre, les ventes inattendues pour un premier

roman et le nombre de traductions – plus de quarante – dansquarante pays différents tout au moins, lui permettent de devenirécrivain professionnel à plein temps. C’est un cas rare surtout aprèsun premier roman publié, même si Marie Darrieussecq avait déjàcinq ou six manuscrits achevés mais non publiés à son actif. Vientensuite Naissance des fantômes en 1998. Difficile épreuve que celledu deuxième roman qui suit un succès énorme. C’est en général lemoment où la critique vous attend pour vous assassiner. Je crois

que vous avez, comme moi, une tendresse particulière pour ce livre.Puis sortent Le Mal de mer en 1999 et Bref séjour chez les vivants en2001 qui vient d’être traduit en anglais, et enfin, Le Bébé en 2002. Leprochain qui va sortir en septembre s’appelle White1.

Ce sont des textes qui ont trouvé un large public, moins queTruismes, mais probablement beaucoup plus que ce que les habitudeséditoriales ne le laisseraient normalement supposer, compte tenu duniveau de ces livres. Bref séjour chez les vivants s’est vendu à quinze

mille exemplaires, ce qui est exceptionnel pour un roman de cettequalité littéraire.

Les livres de Marie Darrieussecq sont édités en poche et enFolio, mais ils ont tous été publiés initialement par POL, un petitéditeur, dont on connaît les exigences littéraires et l’attention qu’ilmet dans le choix de ses textes. POL découvre et publie égalementbeaucoup d’auteurs de poésie contemporaine. C’est dire l’intérêtparticulier de publier chez cet éditeur, dont Marie Darrieussecq est

devenue, avec Emmanuel Carrère, l’écrivain le plus lu.

1  Cet entretien date de juin 2003.Cet entretien date de juin 2003. White  est bien sorti en septembre 2003. Ilpoursuit le thème de Naissance des fantômes en confrontant des esprits scientifiquesà la présence d’esprits indéfinissables. Le tout a lieu dans l’Antarctique (d’où letitre). À l’hiver 2004 Marie Darrieussecq a publié Claire dans la forêt aux Éditionsdes Femmes (première édition dans Elle en 2000).

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254 LA CRÉATION EN ACTE

Marie Darrieussecq est une romancière qui raconte, inventedes histoires, contrairement à un courant fort répandu en Francechez les jeunes gens et jeunes femmes de sa génération qui proposentplutôt des variations diverses sur leur journal intime ou des coupsde loupe sur un épisode de leur vie privée. Ce n’est pas le cas deMarie Darrieussecq qui bâtit des fictions, souvent à partir de thèmesde la littérature classique. Par exemple, le personnage de Truismes subit une métamorphose, obsession bien connue dans la littérature.Elle en est consciente et c’est cela qui est très intéressant. Le travailqu’elle fait sur cette métamorphose tient compte ou intègre Ovide

et Kafka puis les oublie. Le monde qu’elle décrit dans Truismes estsoit une projection futuriste de notre monde, soit une métaphore dece qu’il est, chacun l’interprète comme il le pense. Le personnageassiste à sa propre métamorphose sans que nous sachions s’ilen a conscience. Au début elle (c’est une femme) s’y intéresseprobablement comme à un phénomène quasi naturel et puis au furet à mesure, son regard sur cette métamorphose change. On ne saitpas si l’héroïne est profondément naïve ou totalement impliquée

par cette transformation, si ce bouleversement de son corps luivient d’elle-même ou s’il a sa cause dans une volonté extérieure.Naissance des fantômes  traite du thème de l’absence de l’autre,absence surprise, disparition. Une femme dont le mari, un jour, nerevient pas, vit d’abord quelque chose de banal. Elle se retrouveseule avec cette disparition dont elle ne connaît pas les raisons. Puis,plus elle avance dans cette histoire, plus les fantômes, ceux qu’on aen soi, ceux qu’elle a en elle prennent cette place centrale de l’être

dont on reparlera avec White. Là aussi la littérature de référence estimportante. Marie Darrieussecq ne l’oublie pas dans ses choix puiss’efforce de l’oublier dans l’écriture.

Le sujet de ce colloque est la génétique et nous allonsmaintenant nous y consacrer. Marie Darrieussecq décompose sontravail en trois phases distinctes. J’aimerais que l’on se tienne àce découpage. La première phase est celle où elle pense au futurtexte ou au sujet, la deuxième phase est le temps du premier jet

(carnets, cahiers, notes) et enfin, la troisième phase est le temps dela composition ou de la recomposition avec l’ordinateur (un Mac).Prenons ces trois phases dans l’ordre. Comment s’installe le sujet envous ?

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  « Comment j’écris » 255

MD : En général, comme beaucoup d’écrivains etd’universitaires aussi d’ailleurs, je me promène avec des petits carnets.Je prends des notes très éparses. Je n’ai pas apporté de transparentsde ces carnets parce qu’ils ont pour le coup un côté extrêmementintime avec des codes personnels, des moyens mnémotechniques quisont censés me faire penser à d’autres choses. Au milieu il y a aussides listes de courses et des numéros de téléphone. En somme, c’estun carnet.

C’est un moment de gestation du texte, appelons ça ainsi,qui n’empêche pas d’ailleurs que je puisse être en train de travailler

concrètement un autre texte. Par exemple, quand j’écrivais Le Bébé, j’étais complètement hantée par le roman à venir, White, que je viensde terminer. Il y a entre les textes des chevauchements temporels.

JMT : Il me semble que dans Bref séjour chez les vivants, il y aaussi des allusions aux bébés.

MD : En tout cas dans Le Bébé, il y a l’annonce d’un roman

qui se passe en Antarctique, White. Il y a donc ces chevauchementstemporels, mais disons pour simplifier les choses que je passe deux,trois, quatre mois sans écrire du tout, sans précisément écrire, à partdes notes de temps en temps dans ce carnet. Par exemple (elle montre) il y a à peu près une trentaine de pages de très petit format écritesdans ce carnet que j’ai commencé en mars et nous sommes en juin.Il n’y a donc pas beaucoup de choses, ça va lentement. Je rêve sur lelivre à venir soit dans mes insomnies, qui peuvent être nombreuses

mais qui sont très efficaces en général, soit quand je marche à Paris,ville que j’habite, ou dans d’autres villes, soit en nageant à la piscine.C’est un très grand moment de vide, je m’ennuie en nageant. Aubout de deux cents mètres, mon cerveau commence à se mettre surle mode rêverie et là, beaucoup de choses me viennent.

D’où sortent les idées, je ne sais pas, personne ne sait ;elles viennent de l’inconscient, de choses vécues, de conversationsentendues, de livres lus. Le problème n’est pas tellement d’avoir des

idées ; des idées on en a tous tout le temps. Et moi j’ai un métierluxueux où je peux me permettre de les écouter, de les prendre ausérieux. Je peux me permettre de ne rien faire pendant des jours etdes jours et de laisser venir les idées, même les plus saugrenues. Leproblème n’est donc pas d’avoir des idées mais de savoir quelle idéeva être assez riche pour porter tout un livre. Bien souvent, je crois

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256 LA CRÉATION EN ACTE

avoir une bonne idée et je m’aperçois que c’est en fait une idée pourune nouvelle ou même parfois pour une lettre à quelqu’un, maispas du tout pour un roman. C’est assez rare d’avoir une idée quisoit assez complexe pour qu’elle puisse porter, comme une colonnevertébrale, tout un roman.

JMT : Comment est né Truismes alors ?

MD : C’était mon sixième manuscrit et pas du tout monpremier roman. Depuis toute petite en fait j’étais déjà dans un

besoin de l’écriture, et j’ai terminé ce qui ressemblait à un premierroman à l’âge de dix-sept ans. Pour moi, cette idée d’une femmequi se transforme en truie, était une idée parmi d’autres et je ne saisvraiment pas comment je l’ai eue mais je sais que quand cette idéem’est venue en tête, elle m’est apparue complètement saugrenue. Jeme suis dit « qu’est-ce que je vais faire avec ça, ça n’a aucun sens ». Jen’y ai plus pensé mais elle s’est mise à penser en moi. C’était une idéequi revenait sans arrêt et c’est un assez bon signe. Quand une idée

insiste, c’est qu’elle veut qu’on fasse quelque chose avec elle, mêmesi elle a l’air complètement idiote. Une femme qui se transformeen truie : j’étais la première choquée par cette proposition de moncerveau.

J’étais en train de lire Hervé Guibert, que je lisais énormémentà l’époque. Il a un rapport très particulier à la narration. Il commencepar exemple son roman Les Gangsters sur les chapeaux de roue avecune histoire de cambriolage, et puis le texte s’évase en quelque sorte,

et part dans des tas de directions. Au moment où il commence àraconter sa maladie, puisqu’il est mort du SIDA, Hervé Guibertdit qu’il n’y a rien de plus narratif qu’une maladie ; on la suit desymptômes en symptômes, de rémissions en aggravations. Unemaladie c’est une histoire. Et je me suis dit qu’il était très simple, aufond, de suivre la progression de cette « maladie de la truie » dansun corps de femme et que je pouvais très concrètement décrire dessymptômes, la peau qui se transforme, les poils qui poussent ou le

nez qui grandit.J’avais donc un début d’ébauche de forme… J’étais dans la

phase où on a l’impression de la tenir, l’idée, et où affluent des idéesconjointes, le matériau du texte à venir… Une idée seule comme çan’a pas beaucoup d’intérêt. Ce qui compte c’est de savoir commenton va la mettre sur la page. J’ai donc rêvé autour de cette idée d’un

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  « Comment j’écris » 257

corps de femme qui se transforme en truie pendant plusieurs mois.À l’époque j’étais en train de faire ma thèse. C’était une sorte detemps volé sur ma thèse, et je rêvais cette histoire. Je n’en parlais àpersonne parce qu’un jour j’en avais parlé à ma meilleure amie, jeme rappelle très bien où, à un croisement sur le boulevard Saint-Michel, le feu passait au rouge, nous allions traverser et je lui ai dit :« En ce moment, j’ai envie d’écrire une histoire sur une femme qui setransforme en truie », elle m’a répondu : « Mais n’importe quoi… »,et je n’en ai plus jamais parlé à personne. Quand je commence à rêversur un livre, en général, je vois d’abord des paysages. Je savais qu’il y

aurait la Seine, un Paris apocalyptique, ruiné. J’ai su très tôt qu’il yaurait un loup-garou parce qu’il y avait une logique sentimentale àfaire s’épouser une femme truie et un homme loup et je voulais écrirema propre scène de lycanthropie, c’est-à-dire de transformation d’unhomme en loup. Je savais qu’il y aurait un marabout africain parceque je vivais dans un quartier africain et que ça m’intéressait, lamagie dans toutes ses formes...

JMT : Et la piscine ?

MD : Je savais aussi qu’il y aurait une piscine parce que j’allais moi-même à la piscine et que ç’a pour moi un fort rapportà la pratique de l’écriture : le souffle, l’effort, la patience, le rythme,la lenteur, et aussi l’ennui !… Des lieux se mettaient en place. Maisce que j’attendais, c’était d’avoir la voix qui allait porter le livre et je cherchais des choses très concrètes. Est-ce que j’allais l’écrire à

la troisième personne ou à la première ? C’est la question la plussimple. J’essayais des bouts de phrase dans ma tête. J’ai très vitecompris qu’il fallait que je me mette dans la peau du personnagepour assister à la transformation de l’intérieur mais ça ne marchaitpas. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais à un moment j’aientendu – c’est le côté Jeanne d’Arc des écrivains – cette petite voix,innocente, haut perchée, naïve… qui fait que j’ai eu la premièrephrase. Je suis toujours très choquée quand un acteur ou une actrice

lit mes textes. Ça peut être très bien mais ce n’est jamais cette voixque moi j’entendais. Et la voix de Truismes, c’était (elle chantonne) :« J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique et ilspayaient bien. Le directeur de la chaîne passait presque tous les jourspour ramasser l’argent. Il était de plus en plus content de moi et à la

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258 LA CRÉATION EN ACTE

fin j’avais les plus grands succès. Je crois même que le directeur de lachaîne, lalalalala… »

JMT : Vous risquez d’avoir du mal à faire jouer un comédiencomme ça !

MD : À partir du moment où j’ai su qu’il fallait que je chantecomme cela dans ma tête, j’ai pu commencer. Ce livre ne tient quesur cette voix.

L’histoire peut être intéressante, elle a beaucoup intéressé les

 journalistes à l’époque, et les féministes, les psychanalystes, etc. Ony a vu une espèce de satire politique contre l’extrême droite. Ce n’estpas à mon avis l’aspect le plus réussi du livre mais il a absolumentpassionné les journalistes français parce que c’était une époque oùLe Pen avait beaucoup d’audience en France. Très bien, toutes leslectures ne sont pas possibles, mais beaucoup le sont. Mais pourmoi, c’était comme pour tous mes livres d’abord l’aventure d’unevoix. C’est-à-dire qu’au début on a une femme qui est tellement

aliénée, tellement à côté d’elle-même qu’elle ne se rend même pascompte qu’elle est prostituée, lalalala… Et tout à coup, son corpslui dit « tu es une personne », son corps va se transformer enmonstre, et un monstre, c’est une chose qui n’a jamais eu lieu. Unmonstre, c’est donc une créature qui n’a jamais pu être codifiée parla société, qui n’a jamais été dite par la société. Les truismes, c’est-à-dire les clichés, les lieux communs n’ont pas pu recouvrir ce corpsmonstrueux. Or c’est une femme totalement exploitée qui, n’ayant

aucune culture politique, intellectuelle, etc. n’a pas de mots. Elle nepeut utiliser que des truismes, des clichés. Comme son corps lui dit« il t’arrive quelque chose à toi, et à toi d’une façon unique », elleest obligée de se mettre à penser pour la première fois de sa vie età essayer de faire des phrases pour la première fois de sa vie. Elledevient une personne, c’est la métamorphose d’un objet femelle enfemme consciente. Ce livre a été très mal lu. Ce qu’il fallait lire àmon sens, c’était que la voix se complexifiait. Plus les pages passent,

plus il y a du vocabulaire, plus la syntaxe s’enrichit et plus la penséede cette femme se complexifie. Plus elle devient humaine en fait.Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée.

Revenons à la génétique. Une fois que j’ai eu la voix, je mesuis mise à écrire le premier jet. Pour chacun de mes livres, il y aplusieurs mois de rêverie et j’ai la première phrase qui arrive. Pour

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  « Comment j’écris » 259

Bref séjour chez les vivants, c’est une phrase très simple : « Les joursfraîchissent. » Suit une description de roses. Je vais peut-être décrirema méthode avec des exemples. Jusqu’au roman Le Mal de mer, j’aiécrit sur l’ordinateur et puis ce qui s’est passé au milieu, c’est quel’ordinateur est tombé en panne. C’est banal. Il est vraiment tombéen panne. Dans cette stupide petite boîte noire, j’avais tout mon livreet j’étais incapable de le récupérer. Heureusement un technicien aréussi à récupérer la plupart des pages mais il en manquait vingt-cinq.Vingt-cinq pages, c’est deux mois de travail. C’était insupportable.J’ai donc fini Le mal de mer à la main et décidé d’écrire tous mes

autres livres d’abord à la main. Certes, c’est idiot parce qu’un cahierpeut brûler ou se perdre, mais je fais des photocopies. À peu prèstoutes les dix pages, je « sauvegarde » : je fais des photocopies.

JMT : On peut aussi sauvegarder un ordinateur.

MD : Oui, mais je ne l’avais pas fait, l’informatique neprotège pas des actes manqués ! Mes cahiers sont de ce format (A4),

pages blanches non quadrillées, j’essaie d’écrire environ une pagepar jour, serrée, presque sans marge. Et j’emploie toujours la mêmeméthode : j’écris le texte sur la page de droite, et sur celle de gaucheles phrases que je veux rajouter, ou des idées qui me viennent pourla suite. C’est une sorte de traitement de texte manuel. Je vais vousmontrer avec Bref séjour chez les vivants. Page de droite, c’est unmanuscrit normal avec des ratures, des choses que j’enlève. Ça, c’estvraiment le premier jet, c’est-à-dire que c’est pendant que j’écris que

 je rature.Et puis la page de gauche. Ici, c’est un exemple assez rigolo. Il

y a au moins cinq personnages dans Bref séjour chez les vivants, c’estune famille et je n’arrivais plus à savoir quels âges ils avaient, l’ordrechronologique, en quelle année ils étaient nés. Donc j’ai fait un petitdécompte, essayé de leur donner des dates de naissance. Il y a aussides rajouts pour  le texte. Par exemple, je vois qu’il y a écrit « lescrevettes transparentes », là… C’est un pense-bête,  je voulais décrire

les crevettes qui sont très transparentes quand elles sont dans l’eau etça me faisait penser à une scène de L’Homme invisible de H. G. Wells.Il y a un stade du corps de l’homme invisible où il est comme unecrevette avec les vaisseaux sanguins apparents et je voulais parler deça. Et en fait dans le livre, cela apparaît peut-être trois cents pagesplus loin. Et ici, qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? « Le crépitement du

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260 LA CRÉATION EN ACTE

premier feu », je ne sais même pas ce que c’est ! « Papier alu qu’onfroisse », ça c’était sans doute pour une onomatopée. Ce sont desidées que je note et à mesure que je les traite dans le livre, je lesraye. « Le cœur gros » fait référence à quelque chose qui intervientbeaucoup plus tard dans le livre, c’est le personnage de Nore quine peut regarder la mer que « le cœur gros ». Il suffit que je lise ça,et après, tout un paragraphe défile. En fait, il suffit que je note çapour avoir le paragraphe en tête et savoir qu’il faut que je l’écrive.Et quand je l’ai écrit, je raye. Ce sont donc des aide-mémoire. Il ya aussi des idées que je n’ai pas traitées : « un Australien », non ce

n’est pas ça, « l’Australien », en fait je ne sais plus. Voilà, c’est là lepremier jet et quand je l’ai fini, je passe à l’ordinateur.Ce que je viens d’appeler le premier jet, est une phase d’état

de grâce. J’écris tous les jours, trois ou quatre heures par jour à peuprès et « ça y va ». Je suis dans un état d’absence à moi-même où j’oublie qui je suis et où je me mets à la place des personnages. C’estcomme cela que j’entends leur voix et que je peux écrire à leur place,en quelque sorte.

Le matin quand je me lève, c’est ce que j’ai envie de faire.Donc j’emmène mon fils à la crèche et je me mets à écrire. J’écris àpeu près trois heures dans cette « phase de grâce ». Là, je ne penseà rien, je ne pense pas à un lecteur, je ne me censure pas, j’y vais.C’est quelque chose que j’ai appris, ce n’est pas quelque chosequi est donné d’entrée. J’ai appris à me laisser écrire. J’ai fait unepsychanalyse d’ailleurs, qui m’a aidée à ça. Donc j’écris, j’écris. Et ily a un moment où le texte s’arrête parce que la structure s’est close,

parce que j’entends la dernière phrase. Elle est là, le texte est fini. Jene peux jamais trop le prévoir. Je m’accorde alors quinze jours devacances. En fait je laisse reposer, j’essaie d’oublier ce que j’ai écritet d’ailleurs réellement, je l’ai oublié.

JMT : Est-ce un texte écrit au fil de la plume ou a-t-il unestructure, quelque chose qui vous réintroduit dans une narration?

MD : Il y a deux grands clubs d’écrivains, ceux qui font desplans comme Perec et ceux qui écrivent La Chartreuse de Parme encinquante-trois jours comme Stendhal, qui à la fin tue tout le mondeparce qu’il ne sait pas comment s’en sortir… Je fais partie du clubStendhal. Je ne fais jamais de plan parce que je ne veux pas savoirce qui va se passer, sinon je m’ennuierais et je laisse faire non pas les

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  « Comment j’écris » 261

personnages mais les mots. Et je laisse les mots se répondre quand je suis dans l’état de grâce. Et ça avance, tout seul, sans moi… Maisil y a aussi des livres qui échouent. J’ai jeté déjà trois livres depuisTruismes donc la méthode ne marche pas tout le temps. Quand je suis,parfois, dans l’état de grâce, il y a une logique interne, inconsciente, qui se met en place par structuration involontaire. C’est à la fois dûà la structure de mon imaginaire, à la structure de la langue, et à lalogique pure. Les phrases se répondent et tout prend sens. Un livrefonctionne en entonnoir : au début toutes les phrases sont possibles,à la fin tous les mots sont déterminés par ceux qui précèdent. Et à

un moment le livre se termine.Je laisse poser quinze jours et je commence à relire mescahiers. Là, c’est vraiment dur parce qu’il y a une page sur trois quiest très mauvaise, qu’il faut jeter, qui ne concerne que moi, où j’aiétalé ma névrose. Elle ne peut pas être rendue publique, non pasparce que j’aurais des choses à cacher mais parce qu’il ne faut pasoublier qu’on est en train d’écrire un livre, que ça doit rencontrerle monde et non tourner en rond sur soi-même. C’est pour ça que

« l’état de grâce » est très proche de l’absence à soi-même, pour direle monde il faut être dans une rêverie proche d’une sorte d’extasedans la langue, où on sort de son moi privé.

Bon, et me voilà, boum, face à mes cahiers comme un cinéasteavec des rushes. J’ai un énorme matériau, mais quand j’ai tout saisisur l’ordinateur, le livre a en général diminué de moitié. J’ai coupé,coupé, coupé. Et vous savez bien ce que c’est, quand on écrit un texte,dès qu’on enlève un paragraphe, il y a un trou. Il faut donc refaire

une transition. Ou si on déplace un paragraphe, ça déséquilibre ledébut, puis du coup la fin... C’est une spirale. J’ai appris à restercalme et à travailler de la même façon trois ou quatre heures par jour, pas plus, parce que c’est le stade du travail où on pourraittravailler vingt heures par jour. C’est complètement obsessionnel.Et au bout de plusieurs mois, j’ai une structure qui se tient avec ungenre de début, un genre de milieu, un genre de fin.

Je passe alors à un travail beaucoup plus précis qui est le

travail de la phrase elle-même. Reprenons par exemple le début deBref séjour. Comment je passe d’une version de la phrase à l’autre, je n’en sais trop rien moi-même. Mais je sais qu’à l’ordinateur, jel’ai beaucoup changée. Effectivement, en termes de génétique, deschoses vont se perdre. Là par exemple (elle montre la premièrephrase du manuscrit), je pense que c’est quand j’ai réécrit la page

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262 LA CRÉATION EN ACTE

que j’ai rayé tout ça. C’était en trop pour une question de rythme.Il fallait commencer le livre, et pas tout de suite mettre trop dedétails. La version manuscrite du premier jet, j’essaie de déchiffrer,c’est : « Sur le rosier ancien, le blanc, Madame de Sévigné, deuxpetites têtes casquées encore, petites têtes de soldat, vertes, pointues,debout, droites parmi les épines et le tétanos et ses coups de sécateurà elle. » Ça me paraissait trop chargé pour le ton de la phrase. Alorsça donne : « Les jours fraîchissent. Il y a moins de roses, moins deboutons de roses. Sur le rosier ancien, le blanc, Madame de Sévigné,deux petites têtes casquées, vertes, pointues, debout et droites. »

J’ai enlevé les soldats et je les déplace à la phrase suivante « petitssoldats, parmi les épines et le tétanos et les coups de sécateur quidétachent, d’un claquement, de grosses fleurs abandonnées ». Jevoulais rendre plus visible la formation d’un bouquet de fleurs fanéesparce que ensuite ça aurait des échos dans le livre. Et puis le « sescoups de sécateur à elle », c’était vraiment trop vilain. En français ladétermination du pronom pose souvent problème.

JM : Peut-on parler à ce moment de la question despersonnages ? Le lecteur français2 entre dans le texte sans savoir quiparle, qui est le narrateur, quel est le point de vue et quelques lignesplus loin, c’est un autre narrateur. Il y a donc là une volonté deparler à plusieurs voix, de construire une fugue ou quelque chosede ce genre sans dire qu’on change de personnage, sans dire qu’onchange de tonalité. Est-ce délibéré ?

MD : Ce n’est pas exactement ça. J’avais déjà écrit Le Mal demer de cette façon, c’est-à-dire que volontairement, je demandais aulecteur du travail, je lui demandais d’être patient. Ce sont des livresqui se méritent, c’est comme ça. J’ai besoin d’un lecteur qui aimela littérature et qui ait cette forme-là de courage. C’est un courage,la littérature, sinon on consomme du livre et je n’ai pas envie de ça.Donc je demande une sorte de collaboration active à mon lecteur.Et Le Mal de mer  était déjà écrit de cette façon. Les paragraphes

commençaient à la troisième personne et il fallait attendre trois ouquatre lignes avant d’avoir un détail, souvent un détail vestimentaire

2  Dans la version anglaise chaque paragraphe est précédé des initiales duDans la version anglaise chaque paragraphe est précédé des initiales dunarrateur. Ce qui permet de savoir qui va parler. En français les lecteurs n’ont pascette facilité et ils doivent attendre plusieurs lignes avant d’identifier le narrateur.

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  « Comment j’écris » 263

qui caractérisait le personnage en train de parler. C’était absolumentnécessaire, ce n’est pas une coquetterie d’écrivain hermétique, c’estabsolument nécessaire au flottement délibéré qui règne dans LeMal de mer qui est un livre de l’oscillation maritime, du sentimentocéanique, de la dépression. Les personnages ne cessent de sedemander à la fois quelle est leur propre identité et qui est la femmequ’on recherche.

Dans Bref séjour chez les vivants, j’ai un peu réappliqué lamême technique en l’élaborant puisqu’il y a à la fois des passages àla troisième personne et des passages à la première personne. Mais

ce sont des séquences où un même personnage est concerné, quece soit à la première ou à la troisième personne. Il faut un certaintemps pour savoir effectivement avec qui on est, où on est et à queltemps éventuellement on est. Alors, dans la traduction anglaise, j’ai accepté que l’on mette le nom du personnage en entrée deparagraphe parce qu’il semble que les Anglais sont plus bêtes queles Français. C’était l’avis en tout cas de mon éditeur. J’ai doncaccepté d’expliciter et le résultat n’est pas inintéressant car il produit

un autre effet de lecture. C’est comme si la lucidité et la violenceinterne des personnages étaient amplifiées, leurs contradictionsaussi, puisqu’on sait d’emblée dans la tête de qui on est. Il y a moinsce sentiment de flottement. Si je dois être parfaitement honnête,moi-même en écrivant Bref séjour chez les vivants, je me perdais.Donc en tête de page, quand je démarre la voix de quelqu’un, trèssouvent j’écris son nom. J’ai tellement d’amoncellements de cahiersque quand je tapais à l’ordinateur j’avais besoin de savoir tout de

suite dans la tête de quel personnage j’étais. Dans le Folio, l’éditionde poche, j’ai justement hésité à mettre les prénoms. Finalement jene l’ai pas fait.

Quelqu’un parlait de ça : pourquoi diable Flaubert avait-ilcru bon de préciser que ce qu’on entendait au Club de l’Intelligence,c’était des bêtises ? Cette précision alourdit son propos… Je ne mecompare pas, mais l’écrivain a toujours ce problème avec le lecteur,qu’il ne sait jamais dans quel état d’esprit il va être, si à ce moment-

là il va être patient, distrait. L’écrivain se demande à quel point ilfaut expliquer. Je suis un auteur qui n’est pas vraiment explicatif etil y a des moments où j’ai tellement conscience que je demande uneffort que je lâche du lest et que j’explique un peu.

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264 LA CRÉATION EN ACTE

En relisant la version POL3  de Bref séjour chez les vivants pour Folio, j’ai trouvé qu’il y avait une phrase extraordinairementlourde à la fin du livre. Ce serait un peu long d’expliquer mais unedes sœurs est en train de mourir et l’autre sœur, par une espèced’effet de télépathie – c’est un livre d’extrême interpénétration despensées – est justement en train de raconter l’histoire de la vie decelle qui est en train de mourir. Ça fonctionne sur le principe ducliché selon lequel quand on meurt, on voit défiler le fil de sa vie. Et je me disais : ce fil de la vie de celle qui meurt, c’est sa sœur qui vale prendre en charge. Et c’est assez explicite comme ça. L’une est en

train d’agoniser, l’autre est en train de raconter sa vie. Il a fallu quedans la version POL, parce que je n’avais pas assez confiance dans lelecteur, j’écrive la phrase : « Anne est en train de raconter le film dela vie de Jeanne. » Quand j’ai relu cette phrase, je me suis dit que jeprenais le lecteur pour un imbécile. Il n’a pas besoin de ça. Et dansle Folio, cette phrase est enlevée. Comme d’autres phrases.

J’ai peut-être aussi le défaut de tellement détester lesexplications psychologiques dans les livres que je n’en fais pas assez.

Le premier jet est un état de grâce parce que je ne pense pas aulecteur. En revanche, toute la phase de reconstruction du livre est unétat où je me sens déjà presque lue. Je n’irais pas jusqu’à surveillée,mais lue. Et je me mets à penser au lecteur : est-ce que je lui en disassez, est-ce que je lui en dis trop ? Et c’est là d’ailleurs que j’aibesoin d’un éditeur, c’est là que Paul est de bon conseil. Il ne change jamais rien aux livres qu’il reçoit, par contre il peut suggérer deschoses. Il joue toujours au lecteur idiot, alors que c’est le meilleur du

monde ou presque. Il me dit : « Là, je ne comprends rien. » Et si luine comprend rien, c’est qu’il faut que j’explique mieux. Je retravailleparfois comme cela. Ou alors il me dit quand c’est trop explicatif.C’est un de mes principaux problèmes : doser l’information aulecteur. 

JMT : Quel rôle ont joué vos six manuscrits inédits, cinq ousix, je ne sais plus, dans ce processus ?

MD : En fait, l’un d’entre eux est dédoublé, donc il y en a cinqet demi.

3  Le nom de la maison d’édition est formé des initiales de l’éditeur PaulLe nom de la maison d’édition est formé des initiales de l’éditeur PaulOtchakovski-Laurens.

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  « Comment j’écris » 265

JMT : Vont-ils sortir un jour ?

MD : Non, non. Ils sont chez moi dans un carton. J’ai envoyémon premier manuscrit par la poste à l’âge de dix-sept ans. Ças’appelait Sorgina, ce qui veut dire « la sorcière » en basque. C’étaitun texte en français mais ç’avait un nom basque et comme je nedoutais de rien, je l’ai envoyé aux Éditions de Minuit et à Gallimard.À l’époque, j’habitais à Bayonne et je n’avais pas conscience quePOL existait sinon je lui aurais aussi envoyé. Ça ne m’a pas étonnée

de ne pas être publiée, on est rarement publié à dix-sept ans mais j’ai trouvé parfaitement normal que Jérôme Lindon et je ne sais plusqui de chez Gallimard m’envoient de longues lettres m’expliquant àquel point ce livre était formidable mais qu’il présentait des défautstels qu’ils attendraient le suivant. C’étaient des lettres très détailléeset je m’aperçois maintenant qu’en général, on reçoit des lettrestypes : « Le livre que vous avez écrit ne correspond pas à ce quenous recherchons actuellement. » Ça me paraissait parfaitement

normal que les éditeurs s’intéressent à une lycéenne de Bayonne.Très encouragée, j’ai continué et j’ai systématiquement envoyé mesmanuscrits à Gallimard et Minuit.

Finalement, Jérôme Lindon m’a convoquée à Paris dansson bureau tout bleu et blanc avec les livres. J’étais horriblementintimidée. J’avais dix-neuf ans. Il a été d’excellent conseil. Il m’a ditqu’il fallait que j’arrête mes études tout de suite, que je rentre chezmes parents et que je ne fasse plus qu’écrire ! (Rires) Ce programme

me paraissait quand même dangereux car j’avais les pieds sur terre.Je voulais faire des études qui me mettent à l’abri du besoin. Jerêvais d’entrer à Normale sup parce que je savais qu’on y était payépendant quatre ans au centre de Paris et ça me paraissait une boursed’écriture fabuleuse. Donc je travaillais pour cela. Je revoyais souventJérôme Lindon, j’avais laissé tomber Gallimard. J’avais compris queMinuit c’était formidable. Et à chaque fois il me disait : c’est trèsbien, mais on va attendre le suivant. Et il avait raison, franchement,

car ces textes étaient encore trop proches de ma propre psychologie,de ma propre névrose. Je crois que c’est vraiment avec Truismes que j’ai réussi à sortir de moi. C’est en même temps forcément un livretrès proche de moi.

JMT : Et pourquoi n’a-t-il pas été publié chez Minuit ?

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266 LA CRÉATION EN ACTE

MD : Parce que j’en avais marre ! Et parce que Jérôme Lindonavait passé la main à Irène Lindon, sa fille, et moi j’avais envie d’êtreéditée par Jérôme. […] Donc je l’ai envoyé à plusieurs autres éditeurs,dont POL. Truismes a été accepté chez quatre éditeurs. J’ai choisiPOL parce que c’était le meilleur à mes yeux à ce moment-là ettoujours. Mais Jérôme Lindon m’a appris deux choses. Il faut qu’àn’importe quelle page d’un livre on sache que c’est ce livre-là, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait une cohérence de la voix. Une fois quel’on maîtrise cela, on peut jouer avec, on peut déstructurer, mettre

de multiples voix. La deuxième chose, c’est qu’ « on écrit FinnegansWake à la fin de sa vie ». Moi je ne doutais de rien, je faisais destextes complètement expérimentaux mais qui ne fonctionnaient pas.Cette idée d’une voix, je la lui dois, cette conscience en tout cas qu’ilfaut qu’un livre soit tenu par un même mouvement. Après, dansBref séjour chez les vivants, j’ai joué avec plusieurs voix […].

Je ne publierai donc pas les manuscrits précédents. Ce sontles livres qui m’ont appris à écrire, pas des livres mûrs et publiables.

Mais ce sont aussi des livres très matriciels, ils ont agi sur les livressuivants. L’un s’appelle Le Mal de mer par exemple. Ils contiennentdes idées, des phrases même, que j’ai développées par la suite. C’estun matériau.

JMT : La langue basque joue-t-elle un rôle dans l’élaborationde vos textes et dans l’élaboration de votre langue?

MD : Paul connaît beaucoup d’écrivains qui ont un rapportà la langue… Comment dire… Ma mère parlait basque, mon pèreparle français et une partie de la famille parlait espagnol puisqu’onhabitait à une frontière. Très tôt, j’ai eu conscience que la languen’était pas un état de nature mais une convention. […] On peutappeler ça « water », « agua », « ur » en basque ou « eau ». Trèsrapidement, j’ai su ça. Je ne parlais pas basque pour diversesraisons, je le comprenais mais je ne le parlais pas parce que mon

père ne le parlait pas. Je m’exprimais donc exclusivement en françaismais je crois que les écrivains ont un rapport particulier à la languematernelle. Ils osent y toucher, ils osent considérer ça commequelque chose qui est extérieur à eux, qu’ils peuvent casser, aveclequel ils peuvent jouer, avec le corps de la langue. Ce n’est pas unenature, c’est une convention, ç’aurait pu être un autre corps.

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  « Comment j’écris » 267

Le basque est une langue non écrite, du moins jusqu’auxannées 1970, une langue familiale et très obscure quant à son origine.Le basque et le français étaient en opposition pour moi au sens oùle français était la langue de l’école, de la République, la langue deDescartes, la langue des auteurs que je lisais, la langue que j’allaispouvoir manipuler. Le basque avait presque une dimension sacréeau contraire : je n’osais pas y toucher, je n’osais même pas le parler.Je ne sais pas comment cela a joué.

JMT : Avez-vous envie d’écrire un jour en basque ?

MD : Je n’en suis pas capable. J’ai envie de traduire le basque.Les écrivains basques sont traduits en français à partir de latraduction espagnole. J’ai envie de traduire directement du basqueau français, c’est quelque chose que je prévois de faire un jour.

JMT : White, le livre qui va sortir à la rentrée en France porteun titre anglais. Vous me disiez l’autre jour qu’il y avait un lien avec

Naissance des fantômes. La grande question des fantômes en soi esttraitée dans ce livre. Vous me disiez que vous alliez essayer de larégler avec White.

MD : White  se passe au pôle Sud qui est, dans plusieursmythologies, l’endroit de la terre où les fantômes se reposent. C’estun endroit extrêmement froid où l’air est saturé de cristaux de glaceet tous les explorateurs, les scientifiques qui y ont été et qui y sont

encore disent être victimes de nombreuses illusions d’optique parceque le soleil se réfracte dans les cristaux et produit des formes. Ily a aussi des illusions auditives, à tel point que les gens les plusrationnels et les plus scientifiques croient entendre des créatures lesappeler, croient voir se former des caravanes, des troupeaux, deschoses comme cela. Mon mari travaille là-bas deux mois par an. J’aidonc énormément de matériau imaginaire, ou plutôt réel pour lecoup. White est une histoire d’amour au pôle Sud, un livre qui pose

très simplement la question suivante : jusqu’à quel point peut-on setoucher réellement si l’on ne s’est pas débarrassé de ses fantômes, sil’on n’a pas expédié les fantômes hors de soi ? La narration est priseen compte par un nous collectif qui est celui des fantômes, celuide la névrose et celui de la convention sociale. C’est un vaste nous,celui des morts qui nous pèsent, celui de l’empêchement généralisé,

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268 LA CRÉATION EN ACTE

et peu à peu ce nous va basculer – il y a là un attrait théorique – versle nous du couple en train de se former, pour devenir une espèce deNous Deux4 plus sentimental. Je me suis beaucoup amusée à l’écrire.Il est d’ailleurs possible que je n’en aie pas fini avec les fantômesparce que c’est un thème puissamment littéraire mais je suis en trainde passer sur un versant heureux du fantôme.

JMT : Je vous remercie beaucoup.

4  Magazine populaire français spécialisé dans les histoires d’amour à l’eau deMagazine populaire français spécialisé dans les histoires d’amour à l’eau derose.

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5. L’œuvre, l’écriture, la création :

vocations et avenir des étudesgénétiques

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Table ronde

Nous reproduisons ici en transcription abrégée la table ronde de clôtureà laquelle ont participé Louis Hay, Joseph Jurt, Almuth Grésillon,Robert Pickering, Edward Hughes, Paul Gifford (président de séance),ainsi que des extraits du débat général de clôture.

Pour lancer ce débat, nous avons demandé à Louis Hay,  fondateur

de l’Institut des textes et manuscrits modernes, d’aborder avec précisionla question de départ : « Les études de genèse renouvellent-elles notreregard sur le texte littéraire ? »

Louis Hay. Le rapport de l’œuvre à la création a été en débatbien avant qu’il soit question d’une critique génétique. Mais c’étaitun débat à parties inégales : l’œuvre seule y figurait comme uneréalité visible, la création restant une vue de l’esprit au sens propre

du terme. Comme l’écrivait Barthes : « Le texte se tient dans lalangue, l’œuvre dans la main. » La génétique a changé cette donneen explorant, pour la première fois dans l’histoire de la critique, unnouvel espace de la littérature. Du coup, c’est à la fois le manuscritet le livre que nous tenons entre les mains et cette dualité changele regard, en effet. En leur rendant leur réalité matérielle, nouspouvons dégager les concepts d’écriture, d’œuvre, de texte et delivre de leur gangue polysémique et les définir de façon plus efficace.

Le livre apparaît alors comme le résultat d’une transformation dumanuscrit, transformation à la fois textuelle, sémiotique et – surtout – fonctionnelle puisqu’elle différencie le livre, objet destiné àproduire des effets de lecture, du manuscrit, instrument au servicede la fabrique du texte. De là, une double définition de la littératurecomme totalité qui englobe à la fois l’univers de l’écrivain et celuidu lecteur. Ces deux univers sont hétérogènes, comme on vient dele voir, et naturellement solidaires puisque l’un prolonge l’autre. Etcette relation à la fois hétérogène et solidaire instaure dans l’espacelittéraire une tension dont il faut maintenant examiner les effets.

Pour la critique génétique, une telle contradiction n’interditpas une vision globale de la littérature. Le livre y figure simplementcomme une étape spécifique de la genèse, que cette étape soit

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272 LA CRÉATION EN ACTE

d’ailleurs ultime ou non. Je n’ai donc pas de difficulté à souscrire aupostulat de Michael Riffaterre – je cite : « La génétique serait infidèleà sa destinée si elle n’étendait pas son enquête au texte achevé. »On peut d’ailleurs rappeler que l’intitulé de l’ITEM – Institut destextes et manuscrits modernes – a eu dès l’origine et à dessein unesignification programmatique. Un quart de siècle plus tard, notrevocabulaire aurait pu évoluer – œuvre, d’une définition plus préciseque texte en littérature,  genèse plutôt que manuscrit, ouvrant unchamp plus large. Mais rien n’est changé dans l’articulation desconcepts. Reste à savoir si la réciproque est vraie et ce qu’il en est

de ce qu’on pourrait appeler l’obligation génétique de la critique dutexte. Sur ce point, un désaccord apparemment subsiste entre lestenants du texte « pur et formel » et ceux qui acceptent de prendreen compte son devenir. Mais cette querelle théorique me sembledéjà dépassée dans les faits. On sait bien que les dernières décenniesont modifié en profondeur notre vision de toute une série de grandscorpus. La Recherche de Proust que le lecteur tient aujourd’hui entreles mains n’est plus celle de Clarac, comme les Cahiers de Valéry ne

sont plus ce qu’ils furent à leur publication première en fac-similé.Et il ne s’agit pas d’un simple changement de regard. C’est l’œuvreelle-même qui se présente dans des configurations nouvelles et avecde nouvelles significations. En quelques décennies, l’actualité, laprésence de grands auteurs ont été renouvelées, pour Valéry commepour Proust, bien sûr, mais aussi bien pour Flaubert ou Zola. Destravaux surgis de l’univers invisible des manuscrits ont ainsi modifiénotre rapport au texte visible. La critique a joué ici au plein sens

du terme sa fonction de passeur entre cet espace du dedans  dontparle Henri Michaux et l’espace du dehors. Ces échanges entrela recherche érudite et l’existence publique des œuvres montrentd’ailleurs bien, me semble-t-il, que nous ne sommes pas en train devivre ce crépuscule de la critique qui nous est régulièrement annoncéen même temps que le déclin de la littérature.

Du même coup, la frontière entre études textuelles et génétiquess’estompe bien souvent. Pour La Recherche, on va parler aussi bien

du thème du sommeil que des cahiers 5, 3 et 1, pour Joyce, des carnetsde Buffalo comme de Finnegans Wake et pour Valéry, des Cahiers del’écrivain autant que de ses œuvres. Pour autant, la génétique n’estpas une nouvelle méthode d’explication de textes. Elle ne fournit pasune grille de lecture universelle, applicable à tout texte et empruntéeà des savoirs extérieurs. Elle ne vient pas remplacer la psychanalyse,

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  Table ronde 273

la réception, les études ethniques ou autres, avec lesquelles on nela peut commuter. Au contraire, les opérations génétiques sontdéterminées par des traits propres à chaque écriture et la génétiqueest fortement marquée par la singularité de ses objets. Elle contribueainsi, sans l’avoir cherché, à un retour de balancier, à un mouvementqui nous ramène de l’abstraction théorique vers la singularité desœuvres et qui rééquilibre sans doute ainsi les positions de toute lacritique.

Ce disant, je ne veux pas réduire la génétique à unepragmatique de l’écriture ou à une heuristique du manuscrit, quelle

que soit par ailleurs ma tendresse pour cet aspect de notre travail.Mais pour saisir le rapport du singulier au général, il ne suffit pas deremonter de la genèse au texte, il faut aussi descendre du texte à lagenèse. On voit alors changer l’image de ce que nous nommons uneœuvre. Pour le comprendre, il suffit de rappeler que toute écrituren’est pas fille d’un projet. Dans le manuscrit, la plume reste souventen divagation, errant entre plusieurs possibles. Tantôt l’horizond’une œuvre finit par se dégager au fil du temps, parfois au bout

de plusieurs années – comme c’est le cas pour Proust – tantôt cethorizon demeure pour toujours au loin, comme pour le Valéry desCahiers. Pour la génétique, écrire est d’abord un verbe intransitif.C’est seulement le regard du critique qui découpe et ordonne lesénoncés dans leur progression vers l’œuvre, ce qui nous permetalors de parler d’une génétique textuelle. Mais ce regard peut aussiembrasser et comparer des corpus différents pour aller vers unegénétique de la création littéraire. Dans un cas comme dans l’autre,

la génétique enrichit notre conception de l’œuvre. Aux critèresclassiques de totalité et de cohérence elle ajoute la dimension dupossible et du choix ; à l’autonomie de l’œuvre elle apporte lamémoire d’un devenir, d’une histoire qui n’est pas seulement inter,mais aussi intratextuelle. Cette histoire révèle le rapport origineld’indifférenciation entre les textes comme, chez Valéry, dans leséchanges entre l’Album des vers anciens et La Jeune Parque, commechez Flaubert, dans les passages qui mènent des Trois Contes  à

Bouvard et Pécuchet.Mais surtout, une relation s’établit entre l’espace de la genèse

et la surface du livre. Quiconque a traversé l’histoire d’une œuvre nelira plus jamais le même texte, semblable au nageur qui revient ensurface après avoir contemplé les merveilles de la mer. Il s’agit, biensûr, d’une expérience sensible, comme est sensible l’expérience de la

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274 LA CRÉATION EN ACTE

lecture. Mais elle ne se dérobe pas pour autant à l’analyse critique.Elle permet de lire dans l’œuvre l’action des forces qui ont traversél’écriture et continuent à la modeler. Voici près d’un demi-siècle,un critique qui n’aura jamais pratiqué la critique génétique nousdisait ceci : la lecture « se souvient aussi, en quelque sorte, de cevide qui, au cours de la genèse, marquait l’inachèvement de l’œuvre,était la tension de ses mouvements antagonistes. C’est pourquoi, lirel’œuvre attire celui qui la lit dans le rappel de cette profonde genèse :non pas qu’il assiste nécessairement à nouveau à la manière dontelle s’est faite, c’est-à-dire à l’expérience réelle de sa création, mais

il prend part à l’œuvre comme au déroulement de quelque chosequi se fait […]. » Pardonnez-moi cette citation un peu longue. Vousy aurez sans doute reconnu la plume de Maurice Blanchot, dansses études dont je reprendrais volontiers le titre : L’Espace littéraire.Et au fond, à la question « Les études de genèse renouvellent-ellesnotre regard sur le texte littéraire ? », j’aimerais répondre avec unelégère variation : « Oui, elles renouvellent notre expérience de lalittérature. »

Paul Gifford. Très belle réponse qui nous offre en même tempsun certain nombre d’éléments de définition de notre discipline et quisitue bien celle-ci dans le champ des études littéraires en général. Nepourrait-on, à partir de ces éléments-là, nous interroger plus avantsur les vocations futures que la génétique est appelée à y explorer,sur le rôle ou les rôles qu’elle devra y jouer ?

Joseph Jurt. Pour ma part, je crois en la génétique. Je ne suispas seulement pratiquant, j’y crois. Il y a vraiment un apport de lacritique génétique. Je pense surtout au point de départ des années1960. Là, il y avait vraiment une idéologie textualiste. Il n’y avaitque le texte et le texte dans sa forme statique. Et même des auteursqui se disaient sociocritiques ont affirmé « rien que le texte, maistout le texte ». C’est le grand mérite de la critique génétique d’êtresortie de cette statique du texte et d’avoir découvert la dynamique

du devenir de l’écriture du texte.Le problème que je vois et qui a été évoqué par Almuth

Grésillon est celui des frontières. Ce qui caractérise le fait littéraire,c’est les trois dimensions. Le texte achevé reste une entité, maisil y a la genèse et il y a la réception. Il me semble que ces troismoments constituent le fait littéraire. Je crois qu’on ne peut saisir

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  Table ronde 275

le fait littéraire que si l’on tient compte des trois dimensions. Maisfaut-il une séparation des tâches, les uns s’attachant à la genèse, lesautres à la réception, ou peut-on en faire une synthèse ? C’est pourmoi un problème et je pense que la dimension de la génétique estextrêmement importante.

Une interrogation, cependant. Pour les deux siècles de genèsepour lesquels on dispose vraiment de manuscrits, ne faudrait-il pascréer une discipline appelée « génétique générale », dont la génétiquetextuelle serait une sous-discipline, afin de créer des instruments quipermettraient de saisir des étapes de la gestation, même en l’absence

de manuscrit ? J’en viens ici à la génétique sociale. La génétiquesociale et l’existence d’un champ littéraire plus ou moins autonomene permettent-elles pas aussi d’esquisser les hypothèses au sujet dela genèse des œuvres ? Tel ou tel auteur a dans sa tête les possibles duchamp littéraire quand il conçoit telle œuvre. Cette génétique socialene permet-elle pas aussi d’interpréter les hésitations du processusde la gestation et d’esquisser des hypothèses même en l’absence demanuscrit ?

Louis Hay.  Concrètement, c’est plutôt une question decompétences que de théorie. Nous avons travaillé avec Jean Bellemin-Noël, un des rares à avoir une compétence conjointe de psychanalysteet de critique. Il a étudié des textes de genèse. Je ne sais pas le faire.En revanche, je veux être comme lui critique littéraire et donc fondéà m’occuper du texte puisque c’est le métier que j’ai appris avantde devenir généticien. Je crois que les applications dans d’autres

champs de la culture communiquent avec la création littéraire maisgagnent à être traitées par des collègues qui ont une connaissance,une formation et une compétence spécifiques pour en traiter. Je necrois pas que le généticien soit compétent pour tout.

Paul Gifford. Je suis tout de même content de voir que, malgréce rappel des limites fixées à nos compétences, l’intervention de LouisHay abonde dans le sens que j’avais suggéré de mon côté, c’est-à-dire

celui d’une herméneutique – assortie bien sûr d’une « heuristique »du manuscrit ouverte à tous les possibles et tributaire de tous lessavoirs spécialisés – de la naissance du sens, et donc aussi de l’actecréateur ou de la créativité, choses qui sont socialement insérées,ayant des conditions, des modèles, des réactions, une réception, etc.

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276 LA CRÉATION EN ACTE

Edward Hughes. Vous vous dites, M. Hay, spécialiste dans ledomaine de la critique génétique, et pas dans celui de la psychanalyseou de la sociologie. Cette fragmentation du savoir que vous invoquezveut-elle dire que le généticien doit s’établir dans les frontières deson domaine en se disant que sa contribution va jusqu’à un certainpoint au-delà duquel d’autres collègues prendront la relève ? Maison pourrait vous objecter des cas que nous avons tous à l’esprit. J’aitrouvé très intéressant et très perspicace la contribution de DanielFerrer hier lorsqu’il a fait cette exégèse d’un extrait deFinnegans Wake de Joyce parce qu’il a brassé ensemble la critique psychanalytique,

la philologie et des allusions de sociocritique. C’était une forme depluridisciplinarité que vous avez pratiquée vous-même et qui m’aparu relever d’une critique génétique extrêmement riche. Quel degréde compétence freudienne faut-il posséder pour se lancer dans cetteexégèse à plusieurs dimensions que Daniel Ferrer a effectuée hier ?

Daniel Ferrer.  Le manuscrit nous oblige constamment àsortir de notre domaine de compétence de critique littéraire et nous

emmène à l’extérieur. C’est alors à nous de voir jusqu’où on peutne pas se laisser entraîner. On a parlé de la critique de la réceptionmais c’est vrai que la notion d’horizon d’attente, par exemple, estextrêmement importante pour le généticien. Il est plus ou moinséquipé pour le définir, mais ne peut complètement l’ignorer, mêmes’il n’est pas sociologue ou historien de la littérature. Idéalement,il faudrait être omnicompétent, mais comme le dit Louis Hay, noscompétences sont de fait limitées. On est donc obligés de négocier

avec nos incompétences. Mais à partir du moment où on a décidéde transgresser les frontières du texte, le travail du généticien estpotentiellement illimité.

Almuth Grésillon. La question est : jusqu’où on peut aller etavec quelles compétences ? On a souvent comparé la démarche dugénéticien à celle de l’archéologue. De là à l’archéologie du savoir,il n’y a qu’un pas. En effet, si j’avais les compétences qu’évoque

Foucault avec son Archéologie du savoir pour savoir à partir de quoiquelque chose s’est écrit, comment le scripteur a appris à lire et àécrire à l’école, quelles formes littéraires il a rencontrées, etc. Si jesavais faire tout cela, cela me passionnerait, mais je ne sais pas lefaire, je n’en ai pas les moyens. C’est une leçon d’humilité.

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  Table ronde 277

Paul Gifford. C’est-à-dire que la critique génétique dépassetous ceux qui la pratiquent…

Almuth Grésillon.  J’ajouterais un autre point qu’on a sansarrêt effleuré : les génétiques non textuelles. Peut-on exporterla génétique dans d’autres domaines du savoir et des arts ? Jepense qu’on peut, mais ce n’est pas moi qui le ferais. Je ne suis nimusicologue ni historienne de l’art, etc. Les questions posées sonttout à fait similaires mais ce ne sont pas les mêmes personnes quipeuvent les traiter.

Robert Pickering. Je serais tout à fait d’accord pour définir letravail du généticien comme potentiellement illimité. Mais on revientlà à la problématique du singulier et du pluriel. William Marx a fortbien mis en relief cette sorte de paradoxe que la génétique en tantque carrefour de tensions, de volonté, de nécessité même d’importertoutes sortes de concepts extérieurs, travaille pourtant dans uneperspective nécessairement unitaire à partir de telle unité manuscrite.

J’adhère à tout cela, mais quand on travaille dans un contexte decarrefour de tensions, ce contexte devient particulièrement fragile,précarisé. Tant que ces apports venus de l’extérieur, qu’il s’agisse dela sociologie, de la psychanalyse, d’autres domaines, tant que celamarche ensemble, tant qu’on arrive à une sorte de gel qui est en trainde bouillir, d’émettre de nouvelles idées concordantes, cohérentes, jesuis entièrement pour. Le seul problème, c’est que comme Louis Hayl’écrit fort bien dans La Littérature des écrivains, en mettant en relief

cette pluralité des origines et des ressourcements de la génétique,vous mettez en relief un ensemble de vues que vous qualifiez decontradictoire, de paradoxal, dans ses appartenances et affiliationsdiverses. La génétique est critiquée pour verser dans le modernismeet aussi pour revenir aux bases philologiques de l’analyse de l’écrit.Beaucoup de débats ont eu et ont encore lieu autour des notions detexte et d’avant-texte, d’écriture et d’écrit, autour du statut mêmede l’œuvre et tout ce que cela suppose en termes de linéarité, et de

motivation téléologique. Devant le caractère proliférant, exponentielà la limite, de tous ces liens hypertextuels, c’est bien le mot qu’il faututiliser parce que c’est une belle image en même temps qu’un outilde travail, j’ai parfois le mal de mer. (Rires).

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278 LA CRÉATION EN ACTE

Paul Gifford. Jean-Louis Lebrave, cité par William Marx, jecrois, disait que la génétique textuelle n’était pas faite pour resterdans le singulier, qu’elle était faite pour transcender ses limites, pourcomparer ses résultats, pour aboutir à quelque chose de général. Parcontre, Louis Hay n’est pas trop en faveur d’une théorie. Il ne pensepas que la génétique textuelle doive prétendre à ce statut-là. Peut-on, par exemple, envisager que les études de genèse aboutissent àune poétique de la textualisation ou de l’écriture ?

Louis Hay. Je ne parlerais pas de poétique parce que la poétique

est tout de même une science des régulations. Genette l’a employéeun peu par métaphore. Personnellement, je ne parlerais pas d’unepoétique de la genèse du texte. Il y a tous ces facteurs dont WilliamMarx a parlé tout à l’heure. Mais je ne pense pas que l’on puisseréduire la génétique à ces régularités. Elle est d’abord une heuristique.Sous réserve que le terme d’herméneutique n’implique pas l’oublide cette réalité, j’en suis assez d’accord – d’autant que l’heuristiqueest aussi une interrogation du sens. La formule d’une heuristique

de la création en acte me convient tout à fait, étant entendu qu’uneheuristique n’est pas une théorie. Je ne parlerai donc pas, pour vousrépondre brutalement, de théorie génétique.

Joseph Jurt. La critique génétique serait-elle donc une méthodeet pas une théorie ?

Louis Hay. C’est une recherche.

Joseph Jurt. Pour revenir au problème du recours à d’autresdomaines du savoir, il faut aussi rappeler l’unité de l’objet humain.Nos regards psychologiques, historiques ou sociologiques sont dusnon pas aux objets, mais à l’organisation du savoir universitaire. Aprèsune période de très grande spécialisation, je crois qu’il faut revenirà saisir l’unité de l’objet humain. Le recours à la psychanalyse ou àla sociologie ne doit pas conduire à instrumentaliser les textes pour

acquérir un savoir psychologique ou sociologique sur tel auteur outel groupe social. Il faut au contraire essayer de mieux comprendrele processus de la textualisation à travers des mécanismes qui sont àla fois sociaux ou psychologiques. Cela n’a aucun sens de dire que telou tel texte est le produit d’un représentant de la petite bourgeoisie.

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  Table ronde 279

Louis Hay. Cela a pourtant été dit !

Joseph Jurt. Oui, mais on connaît la réponse de Sartre qui adit : « Valéry a été un petit bourgeois, c’est vrai, mais chaque petitbourgeois n’a pas été Valéry. » Ce qui est social dans le domaine de lalittérature, c’est l’existence de ce qui est relationnel. L’écrivain n’est jamais solitaire, il est à l’intérieur d’un champ. Il écrit et conçoit envue d’autres écrivains, en vue d’autres positions et je crois que toutceci reste au niveau de l’implicite.

Paul Gifford. Pour vous donc, la critique génétique, c’est uneoccasion pour retrouver une universalité morcelée, perdue, même sion ne maîtrise pas tout cet implicite, ni tous les savoirs qu’il faudraitsavoir combiner pour en épuiser le sens qui se fait… Pourquoipas ?

Edward Hughes.  En Angleterre, on parle beaucoup de nos jours d’une forme de vulgarisation, de dissémination de la recherche

et du savoir qui sont en train d’être constituées dans le domaineuniversitaire. On pourrait essayer ici d’imaginer l’avenir, étantdonné que la culture transmise devient dans un sens de moins enmoins littéraire. La génétique, ce serait alors une forme de critiqueculturelle, on pourrait imaginer cela. On pourrait dire aussi, enrevanche, que c’est une forme d’activité culturelle extrêmementminoritaire. Alors…?

Paul Gifford. Mais certaines choses ont été dites sur ce pointaujourd’hui même. Il y a donc cette école doctorale. C’est évidemmentun point de contact entre les spécialistes et ceux qui voudraients’initier aux pratiques et aux méthodes de notre discipline.

Joseph Jurt. Mais c’est encore de l’autoreproduction.

Paul Gifford.  Oui, mais chaque enseignant, et Socrate lui-

même, s’autoreproduit. Il ne faut pas nous le reprocher. En revanche,on doit avouer au jury que la génétique admet difficilement desapplications pédagogiques. Certains d’entre nous ont-ils des pointsde vue là-dessus ? Peut-on exploiter la génétique dans un cadred’enseignement normal ?

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280 LA CRÉATION EN ACTE

Robert Pickering.  Louis Hay a fait tout à l’heure cetteremarque très intéressante parce qu’elle implique toutes sortes deconséquences, de nature à la fois politique et sociologique, que lagénétique est mal adaptable au système universitaire. Cela rejoignaitplusieurs remarques qui ont été faites par William Marx attaquantpar un autre biais cette même problématique.

Louis Hay. Je me souviendrai toujours de cette séance de latrès traditionaliste Society of Textual Scholarship, où dans un cadretrès impressionnant on m’a dit que c’était un peu troublant, toutes

nos histoires. Là-dessus l’un des doyens leur a dit : « J’en suis troublépour vous. Mais savez-vous bien que j’ai fait des expériences avecmes étudiants et ça les a toujours passionnés ? » Tous les cours qu’illeur avait donnés sur l’écriture des écrivains avaient toujours été degrands succès. On est quelques-uns à pouvoir en dire autant. Cen’est donc pas un problème d’étudiants, simplement un problèmed’institutions universitaires.

Daniel Ferrer. Il est certain que si l’on cesse de lire les textes deValéry ou de Flaubert, on ne lira pas non plus les manuscrits. Malgrétout, regardez l’intérêt pour ce qu’on appelle aussi en français lesmaking-of . On nous présente maintenant toujours, quand on voitun film, la manière dont il a été fait, notamment dans les DVD. Il ya donc une demande sociale pour quelque chose qui est de l’ordrede la genèse. Peut-être plus que pour l’objet clos, il y a une sorted’intérêt pour ce qui va au-delà de l’objet clos qui est de l’œuvre

d’art ou de la littérature.

Paul Gifford. Peut-on expliciter le ressort de cette fascination ?N’est-ce pas précisément la créativité, ce que nous appelons « lacréation en acte », qui fascine ? Et surtout à un moment de laculture, de la civilisation, où l’on aura voulu casser les cadres reçusde la stabilité, pour retrouver ce potentiel en nous…

Almuth Grésillon. Roland Barthes a posé une question quil’intéressait : « Comment est-ce que cela marche ? » Ce n’est pasnous qui avons inventé cette question. Elle était dans l’air du temps,sous cette forme-là. On ne savait pas que c’était la créativité maisquelque chose qui voulait regarder de l’autre côté et qui voulaitsavoir comment se fabriquaient les formes. Les montres Swatch,

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l’architecture de Beaubourg. Comment cela a-t-il été construit ? Ily a effectivement là quelque chose de l’ordre d’une époque danslaquelle on a pris place on ne sait trop comment, il y a cet intérêtpour les choses en mouvement, les choses où il y a des mécanismes,des processus. À propos de créativité et de création : quand j’aicommencé ce type de travail, des mots comme création étaientabsolument bannis, tandis qu’un titre d’ouvrage comme celui deMacherey, Pour une théorie de la production littéraire, c’était bien.Donc le terme de production était positivement connoté – carmarxiste ! Cela n’a plus ce relent marxiste aujourd’hui tandis que

« création », insensiblement, est revenu sur la table. Ce terme negêne plus personne, bien au contraire. Les théories y compris enpsychobiologie et en sciences cognitives parlent de créativité. C’esttout à fait « in ».

Paul Gifford. Louis Hay, à partir de vos perspectives d’origine,ce mot de création vous semble-t-il maintenant une anomalie ? Il mesemble que vous l’employez parfois; et ici même… ?

Louis Hay.  Dans un de mes premiers articles, j’avais écritquelque chose sur la création littéraire. Et mon ami Bellemin-Noël a publié un article où il parlait des mêmes choses que moi. Et il dit :« Louis Hay emploie un terme qui me paraît très problématique. »Comme j’avais écrit ça sans réfléchir, je me suis demandé si j’avaisencore fait une bêtise. On s’est vus et on s’est dit : mais au fond,où est le mal ? Le terme ne m’avait donc pas gêné, à une époque

déjà très ancienne ; mais il avait choqué un bon critique et un bonesprit.

Daniel Ferrer. Autre témoignage ponctuel sur ce mot : en1984, quand on a publié un livre dans la collection que tu dirigeais,qui s’appelait Genèse de Babel  sous-titré Joyce et la création  avecJean-Michel Rabaté on a beaucoup hésité sur ce mot.

Joseph Jurt. Le terme de création est assez récent. Pendant dessiècles, depuis Aristote, on a toujours désigné cette activité sous leterme de mimesis. C’est Goethe le premier, je crois, qui emploie leterme de création devant la cathédrale de Strasbourg où il comparel’architecture de la cathédrale à la création des Alpes quand il revientde Suisse. Victor Hugo emploie encore le terme création avec une

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282 LA CRÉATION EN ACTE

énorme précaution. Et Delacroix dit aussi qu’au fond on ne devraitpas utiliser le terme de création parce que ç’avait encore une sorte deconnotation religieuse, donc, de blasphème. Et finalement, le termede création est, avec les connotations théologiques, extrêmementvalorisant. « Production » a été la contre-proposition et ce termeest passé devant. Il faut se demander pourquoi le terme de créationrevient maintenant et pourquoi on ne l’attaque plus pour sesconnotations religieuses. Je pense qu’il y a eu une revalorisation de lacréativité d’une manière très générale. Boltanski dans son livre sur lenouvel esprit du capitalisme dit que la plus grande crise du XX

e siècle,

c’était 1968, au moment où les gens, les jeunes, ne voulaient plusaller travailler mais se retirer à la campagne. Si vraiment ils avaientsuivi les slogans, toute l’économie capitaliste se serait écroulée et làon aurait réhabilité la créativité. Dans les entreprises, on voit gagnerla parole de toute une génération en réhabilitant la créativité, qui estdevenue très à la mode.

Paul Gifford . Historiquement, la notion de création rapportée

à l’art est une transposition théologique, n’est-ce pas ?  On hésiteà employer ce terme tant que la mémoire culturelle du judéo-christianisme demeure vivante dans nos sociétés laïcisées. Lacathédrale, tout comme les Alpes, rappelle sûrement à Goethe – et àbien d’autres encore – cette origine ou ce contexte inhibants. Pourtant,à la fin du XIX

e siècle, Baudelaire, apostrophant le Créateur, écrit :« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » : dans cette phaseultérieure, on observe chez les artistes de cette lignée « orphique »

 – qui traverse le romantisme tardif, le symbolisme, le surréalisme – toute une rivalité d’appropriation  se jouant autour de ce terme.L’enjeu est de taille, puisqu’il s’agit, selon le mot de Mallarmé, de« reprendre à la religion notre bien ». « La création romantique :une théodicée dégradée en anthropodicée », disait Michel Contat.

Dans « Eureka », Poe parle du cosmos comme d’un textedivin ; c’est le sublime poème de Dieu. Chez Valéry – on relira là-dessus « Ébauche d’un Serpent » ! – ce Créateur premier trouve

son critique. Le Verbe second de l’artiste lucide et révolté sera pluspuissant, plus sûr, plus lourd de conséquences – plus proprementcréateur ! – que le Verbe premier. Le poète des Charmes a écarté unestrophe d’« Aurore » où il est dit : « Je suis la créature / Dont la fatalenature / Est de créer à son tour. » Ironie des choses : cette pensée esten fait conforme à la Genèse, car l’homme créé à l’image de Dieu

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  Table ronde 283

doit posséder effectivement la capacité « divine » de « créer à sontour ». Mais la rivalité antireligieuse propre à l’anthropocentrismedes Lumières aura fait de cette propriété une formule d’évacuation etde remplacement. Et cela d’autant plus facilement que la création exnihilo paraît à Valéry, ce critique acerbe de l’onto-théologie catholiquede son époque, comme une chose non pensable, impensable.

Il reste donc à déconstruire, pour l’évacuer, l’arrière-penséemétaphysique ; à quoi s’occupe avec acharnement tout le XX

e siècle.On se référera donc dans cette dernière phase idéologique à la notionde « production ». Vient pourtant le moment où l’évacuation de

la métaphysique – qui est en fait chose  grecque ! – est parachevéeet devient de ce fait évidence culturelle. On est alors touché parla créativité en tant que phénomène purement humain ; d’autantque c’est un des derniers « mystères » qui demeurent. Et cela sanspenser le moins du monde que la notion est foncièrement liée à lamatrice judéo-chrétienne de notre culture – et, bien sûr, sans lireRicœur sur le sens démystifié de ce texte fondateur tant mystifiéqu’est le livre de la Genèse ! Chez le « postmoderne », le malaise

devant le spectateur transcendantal recule. On est alors fasciné parle manuscrit d’auteur, parce qu’il y a là surgissement de nouveauté etde plus-value que l’on tient à « comprendre » tant que faire se peut.Seuls les artistes en régime de genèse semblent, comme j’ai essayé dele dire, conserver parfois la mémoire quasi charnelle, obscure, dumacrodrame théologique évacué dont ils retracent « à leur tour » laforme… Et pour cause : « L’acte d’inventer de la beauté n’est pas deproduction mais de création. » (J.-M. Maulpoix)

Robert Pickering. Je voudrais répondre à la question queLouis Hay m’a posée ce matin à la fin de mon exposé, à savoir : est-ce que je crois qu’il y a une théorie de la génétique ? Tout à l’heure,lui m’a dit que non, il n’y croyait pas. Il pense la chose en d’autrestermes. J’aurais pu répondre, oui, j’y crois, parce que vous avezécrit un très beau livre là-dessus. C’était la réponse qui s’imposaitce matin. Parce que de toute façon, s’il n’y a pas de théorie de la

critique génétique, elle devient extrêmement difficile à défendre. Jereviens sur mes expériences pénibles en Angleterre précisément ententant de le faire. Almuth Grésillon citait Barthes tout à l’heure :comment ça marche ? L’importance du comment au détriment dupourquoi, c’est finalement très valéryen. Valéry dans une citation clédit précisément la même chose. Je me demande dans quelle mesure

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284 LA CRÉATION EN ACTE

en définissant la génétique comme l’a fait Louis Hay, davantagecomme une heuristique ou une herméneutique, on ne réintroduitpas justement dans ce comment le pourquoi.

Paul Gifford. Louis Hay étant à l’instant parti vers son trainde retour, je répondrai que, pour ma part, je le pense ; il est vraique Barthes ne me semble pas devoir nous prescrire les limites dupensable… Je ne veux écarter aucune question qui réellement estimpliquée dans l’acte de faire du sens. Il ne faut rien écarter a priori.Mais il est certain que l’esprit occidental tel qu’il s’est développé

depuis Descartes est orienté vers le mécanisme ; et notre Valéry, entant que penseur, est fortement marqué par cet héritage français.« Comprendre », c’est alors identifier un mécanisme, pouvoir endémonter les rouages et rassembler le tout pour que ça remarcheidéalement ; mais souvenez-vous de « L’ange »…

Robert Pickering. Autre rappel de nos discussions antérieures :Éric Le Calvez, hier, en présentant son exposé sur l’épisode du fiacre,

a dit : « Je m’en tiens aux traces. » Tu lui avais posé une questionqui allait dans le sens d’un  pourquoi. Éric a dit qu’il n’y avait pasde réponse. À partir du moment où on entre dans le domaine dupourquoi, on entre dans le domaine des hypothèses, des suppositions,on va au-delà des traces qui restent et qui sont portées dans le tracéscriptural.

Paul Gifford. Mais c’est Louis Hay qui nous parle, même parti !

Il faut traverser la surface du texte, disait-il, passer de l’autre côtéde ce miroir qui ne renvoie jamais que notre regard ; bref, pénétrerdans l’espace et le temps d’une création esthétique. On retrouve làce mot de création ; et la surface qu’il faut percer, traverser, pénétreret puis aussi le temps et l’espace de la créativité qui se trouve del’autre côté. Si Almuth Grésillon et moi-même demandions à Érics’il n’en reste pas trop aux traces, c’est que cette approche risquaiten se généralisant de tendre vers un certain littéralisme, d’en rester

à la lettre de ce qui se passait visiblement, et de ne pas en pénétrerl’esprit, lequel se devinait, n’ayant pour se faire reconnaître que dessignes, des traces. Cela risquait d’aplatir en deux dimensions unespace qui, pour être compris, devait en compter trois ou quatre…

Le cœur du débat est là parce qu’en admettant ce sens qui naît,on élargit la portée même de la génétique, du moins la génétique telle

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  Table ronde 285

que je l’ai apprise dans les textes fondateurs. Ne faut-il pas justementdépasser ce que j’ai appelé les plis hérités de nos origines ?

Pascal Michelucci. Sur la question du pourquoi, ma positionserait de dire que si le généticien ne fait pas le geste de prendre encharge le pourquoi , qui d’autre va le faire ? De quelle discipline celapeut-il relever ? C’est le généticien qui est le plus près de l’ensembledes indices qui pointent vers une raison ou vers une hypothèse. Ceserait, à mon sens, dommage de se contenter de relever à la surfacetoutes sortes d’indications qui vont dans une direction et s’abstenir

de tout prolongement d’ordre interprétatif.

Robert Pickering. Je serais tout à fait d’accord mais à conditionde reconnaître que nous restons dans le domaine du virtuel, voire del’hypothétique.

Brian Stimpson. Je trouve parfois un peu difficile de réconciliertotalement le mot comprendre avec le processus de la génétique. Je

ne suis pas sûr que chez Valéry le comprendre ne prenne pas un sensréducteur. C’est une sorte d’épuisement du sens. Comprendre quelquechose pour Valéry, à la limite, c’est l’abolir, c’est l’intégration totaled’un phénomène ou d’un savoir à l’intérieur d’un art de repenserpersonnel. Et ça risque d’abolir la dynamique de la créativité.

Paul Gifford. C’est sûr. C’est bien pourquoi il faut distinguer,suivant le poète de « L’ange », le « connaître » et le « comprendre »

 – et utiliser ce dernier terme avec une certaine précaution, dontl’herméneutique – plutôt que les diverses « déconstructions » – ale secret, afin de sauvegarder cet aspect dynamique ouvrant sur unavenir « créateur »…

Joseph Jurt. Après votre intervention, je me suis rappelé undébat qui eut lieu à Paris à l’Institut Goethe entre Gadamer etDerrida. Ce débat a été publié en allemand et la réponse de Derrida

face à Gadamer s’est intitulée : « La volonté de comprendre »,allusion à Nietzsche et à La Volonté de Puissance. Derrida a reprochéà Gadamer son optimisme de la compréhension, comme si tout étaitcompréhensible alors que le texte littéraire se joue aussi justementsur le niveau de la résistance à la compréhension ; il est fait pour nepas être compris tout de suite et parfois non pas pour donner des

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286 LA CRÉATION EN ACTE

réponses, mais pour poser des questions. Et donc le paradigme de lacompréhension qui vaut bien peut-être pour des textes juridiques outhéologiques, et peut-être pour le texte littéraire, ne tient sans doutepas assez compte de la résistance que le texte littéraire oppose.

Paul Gifford.  C’est certain. Mais je vous répondrai par uneautre anecdote. Lorsque Paul Ricœur est venu à Saint Andrews, ila raconté avec une joie d’enfant espiègle un dialogue avec Derridasur la possibilité d’établir le sens. « Impossible ! », dit avec insistanceDerrida. « Impossible ?, reprend Ricœur, je dirais pour ma part que

c’est plutôt… difficile ! » Voilà tout le débat de la déconstructionet de l’herméneutique. Si vous parlez de théologie, du moins de la judéo-chrétienne – car il y a aussi une théologie essentialiste d’originegrecque dont un Valéry, par exemple, est entièrement pénétré ; et il ya eu une théologie scolastique et une onto-théologie qui sont chosesà moitié grecques – ce serait le type même du sens inépuisable. L’idéede mettre le sens théologique dans sa tête, d’en faire le tour et dele contempler à titre de chose possédée, constituerait un paradoxe

absolu (ce qui ne veut pas dire, évidemment que la chose ne se soit jamais vue en scolastique !). J’ai toujours parlé pour ma part dusens qui se fait, qui continue à se faire et qui s’accompagne d’un actede compréhension qui, lui non plus, n’est jamais achevé ni total.Lorsque Ricœur dit en réponse à Derrida, que l’acte d’établir le sensest « difficile », il ne veut pas dire qu’il entend mettre la réalité danssa poche et tirer une ligne. Si vous recherchez l’axe fondamental dela pensée de Ricœur, sur ce point, il est plus simple : c’est le  pari, 

dit-il, que « la part du sens excède la part du non-sens ». Ce n’estabsolument pas un parti pris de clôture, ni de totalité, ni de statisme.Il n’y a donc pour moi aucune incompatibilité avec la notiond’inachèvement dynamique, ni d’ouverture.

Daniel Ferrer. Ce que vient de dire M. Jurt est très importantparce que c’est ce qui fait la différence entre la genèse du texte ou del’œuvre d’art en général et toute autre sorte d’explication causale.

Il y a le très beau livre de Baxandall qui s’appelle Les Formes del’intention  où il analyse toutes sortes d’œuvres d’art, de tableaux.Il fait une sorte de génétique sans documents de genèse, ce qui estabsolument passionnant. Et puis il prend un exemple qui est celuide cet extraordinaire pont écossais [pont ferroviaire sur le Firth ofForth – NDE]. Il essaie de l’expliquer de la même manière et définit

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  Table ronde 287

exactement les problèmes que se sont posés les ingénieurs. Maisla différence fondamentale, c’est que là justement, on peut définircomplètement les intentions tandis que par définition, dans uneœuvre d’art, il y a toujours un moment où ça excédera l’intention.On peut réduire cela en disant qu’il y a une intention d’excéderl’intention, une intention de faire que ce ne soit pas entièrementcompréhensible.

Paul Gifford . Nous avons abordé cet après-midi avec Williamun autre domaine délicat mais crucial, et qui a trait au développement

de la génétique. C’est la part qui revient, dans la manière decomprendre les études de genèse, à la culture, disons nationale : auxtraditions de pensée, à la manière de voir, aux valeurs assumées, auxrepères pris. William nous citait un exemple. Le critique américainqui glorifie le texte ne fait-il pas une sorte d’eschatologie qui seraitune sorte de décalque de son fondamentalisme protestant ? Dansle même registre, en parlant de Roger Shattuck, ce proustien quivoulait se battre en duel avec Jacques Petit, j’ai dit que ce propos peut

être situé dans un univers culturel précis. Dire le texte « inexistant »,n’est-ce pas dénigrer en fait l’œuvre, fruit du travail créateurde l’homme fait à l’image de Dieu : position déracinée, irréelle – française ! Nous sommes dans un pays issu de la Réforme, de lalibre entreprise. On peut faire ainsi une sorte de lecture « culturelle »de bien des positions en matière de critique génétique. Lorsque j’ai parlé avec Ricœur de Barthes et de Foucault, il a été d’accordpour reconnaître cette ombre géante du signifié transcendantal qui

exerçait une sorte d’ascendant sur tous ces gens de la déconstruction,élément témoin d’une tradition idéaliste-rationaliste, ainsi que dela laïcité des Français. Là aussi, il y a un fait culturel, et de taillepuisqu’il définit assez le moment de naissance de notre discipline.Comment se pose donc à vos yeux la question du milieu d’insertionculturel, et éventuellement idéologique, de nos études génétiques ?

Edward Hughes.Louis Hay a mentionné tout à l’heure la Pléiade

Proust de Tadié et je sais qu’en France beaucoup de spécialistes n’ontpas été convaincus par la méthodologie. L’opposition de Shattuckest autre chose. Il veut au contraire que le lecteur ait un objet achevé.Il aimerait de plus voir une forme d’abréviation radicale de la chosepuisqu’il envisage de publier un Proust de mille pages. Ce qui lepréoccupe, c’est la notion de l’objet qu’on transmet au lecteur. Il

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288 LA CRÉATION EN ACTE

tient à rendre Proust plus commode – et se situe donc de l’autrecôté de cet axe qui sépare des généticiens cent pour cent de ceux quiveulent extraire l’essentiel de l’œuvre sans être trop perturbés parles notes marginales, les ajouts, les reformulations, les variantes ettout le reste. Son projet d’une version de La Recherche radicalementabrégée est déjà assez avancé.

Nathalie Mauriac. Oui, j’étais à ce colloque il y a deux outrois ans où il a attaqué très violemment l’édition Proust dans LaPléiade, au point que j’ai dû me lever pour défendre cette édition en

disant que certes elle n’était pas parfaite mais qu’au moins elle étaitpratiquée par tous les spécialistes et fort utile. Ce genre de positionextrême est tout simplement ridicule. Il dit qu’on ne trouve plus letexte, qu’on ne sait plus où est le texte, que si vraiment on voulaitpublier des manuscrits, il fallait le faire dans un volume à part.Pourquoi pas… C’est une posture idéologique sans aucune nuancequi ne présente aucun intérêt et qui n’est pas tenable.

Paul Gifford. Mais il faut le situer culturellement. La positionaméricaine n’entend pas compliquer les grands auteurs. Les grandsauteurs, c’est le génie en format consommable. Si on complique leformat, on nuit à l’objet de l’exercice. Je ne suis pas d’accord avecShattuck ; mais il faut le prendre dans sa perspective à lui. On feraitmieux d’essayer de le comprendre plutôt que de penser simplementqu’il dit des bêtises.

Nathalie Mauriac. Vous avez raison de le replacer dans satradition culturelle ; mais c’est une position qui n’a aucun intérêtpour le débat français.

Edward Hughes.  Même dans un contexte américain, saposition est extrêmement marginale. Dans le contexte des étudesproustiennes aux États-Unis, ce serait une forme de caricature quede dire qu’ils sont tous du côté de Shattuck.

Éric Le Calvez.  Il faut aussi faire la distinction entre ceuxqui reconnaissent et ceux qui pratiquent la génétique. Dans le casdes études flaubertiennes aux États-Unis, quelques chercheursreconnaissent la validité de la génétique mais aucun ne la pratique.

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  Table ronde 289

Les seuls chercheurs qui pratiquent la génétique sont des Françaisqui travaillent là-bas.

William Marx.  Je crois qu’effectivement il faut prendreen compte une forte dimension culturelle, voire nationale, dansles différentes approches du brouillon et du texte. Il suffit de voircomment en Italie la philologie et l’étude des brouillons occupentune place considérable depuis le Moyen Âge sans qu’il y aitvraiment eu interruption dans la tradition philologique. Est-ce liéà la religion ? C’est une hypothèse qu’on peut émettre, quoiqu’elle

soit très difficile à prouver et que de multiples facteurs soient en jeu. Si aux États-Unis, par exemple, comme on vient de le voir, onn’aime pas toucher aux grands auteurs, c’est que les pays anglo-saxons en général, et plus encore les États-Unis que le Royaume-Uni, réservent une place centrale à la question du canon dans leurréflexion critique et dans l’organisation universitaire. Le canonlittéraire s’étant constitué historiquement comme une sorte decorrespondant profane de la Bible, l’approche qui prévaut pour

celle-ci vaut aussi pour celui-là. Ainsi, l’édition protestante de laBible, sous influence fondamentaliste, est-elle privée de notes,alors que l’édition catholique est largement annotée. Faut-il alorss’étonner qu’un pays de tradition catholique comme la Franceproduise l’édition Tadié, tandis que le projet d’édition de Shattuck aété conçu en culture protestante ?

Nathalie Mauriac. Je pense que Jean-Yves Tadié ne serait pas

du tout content qu’on dise de son édition qu’elle relève de la critiquegénétique. Il dirait que c’est une édition critique, avec des varianteset des esquisses.

Robert Pickering.  Par contre, le Mallarmé de BertrandMarchal est certainement une édition génétique.

Joseph Jurt. Au sujet des conditions culturelles de l’approche

du texte, il y a aussi une étude de Michel Espagne et Michael Wernerqui ont justement souligné qu’en Allemagne, la différence duprotestantisme, de la lecture individuelle de la Bible qu’il apporte,était au contraire d’induire une critique du texte biblique. Ce n’estpas un hasard si la philologie moderne est née en Allemagne oùl’on avait une attitude critique. Alors qu’en France, pays formé

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par le catholicisme, le texte en tant que tel faisait autorité. On ne lemettait pas en question. Il est quand même frappant que la critiquegénétique se soit développée si fortement en France et non pas enAllemagne. Mon hypothèse, c’est que c’est justement parce qu’enFrance il y a eu cette longue tradition de l’autorité du texte achevé etde la fermeture du texte prônée par les structuralistes. Ce paradigmea été comme une sorte de réaction alors que les Allemands onttoujours fait leurs éditions critiques. Ce n’est pas le processus de lagestation qui les intéressait mais ils ont consulté toutes les variantespour établir un texte sûr. Ils restent dans leur paradigme et ne sont

pas vraiment intéressés par le processus de la genèse.

Paul Gifford. Almuth Grésillon a dit que la critique génétiquene pouvait naître qu’en France. Je pense que cette phrase est juste,d’une part parce que l’emprise de la tradition philologique n’est pasaussi forte qu’en Allemagne, d’autre part parce que la France estle pays de la table rase, de la Révolution. On y fait radicalementles choses. Le structuralisme est une initiative radicale, la critique

génétique aussi, le projet français de l’Europe l’est – ou l’était – aussi... Comment construire une critique génétique forte desrichesses de tous – et pourtant cohérente, persuasive, utile au milieudes études littéraires et des sciences de l’homme ?

Nous pouvons, au terme de cette très belle rencontre, espéreren savoir plus long lors du prochain colloque sur sol anglais.Souhaitons que l’Angleterre ne soit plus à la traîne en matièred’études génétiques ; que l’on puisse envisager de faire ce colloque

en anglais ; et que vous repartiez alors vers Paris d’un autre terminalque celui de la gare de Waterloo… C’est d’ailleurs prévu! (rires).

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Bibliographie générale

Cette bibliographie ne reprend pas tous les titres cités dans le corpsde l’ouvrage. Elle ne vise pas à l’exhaustivité, mais souhaite réunir lesétudes les plus représentatives sur la critique génétique et la créationlittéraire. Nous avons privilégié des textes programmatiques etthéoriques plutôt que des études individuelles de corpus. Une partieimportante de ces travaux, qui ne sont pas tous cités individuellement,figure dans les collections et revues citées ci-dessous.

COLLECTIONS

« Textes et Manuscrits », collection fondée par Louis Hay etactuellement dirigée par Pierre-Marc de Biasi et Daniel Ferrer :

Essais de critique génétique, Louis Hay, éd., Paris, Flammarion,

1979.Flaubert à l’œuvre, Raymonde Debray Genette, éd., Paris,

Flammarion, 1980.La Genèse du texte : les modèles linguistiques, Paris, CNRS Éditions,

1982.Genèse de Babel. Joyce et la création, Claude Jacquet, éd., Paris,

CNRS Éditions, 1985.Le Manuscrit inachevé. Écriture, création, communication, Paris,

CNRS Éditions, 1986.De la lettre au livre. Sémiotique des manuscrits littéraires, Paris,

CNRS Éditions, 1989.Carnets d’écrivains, 1 : Hugo, Flaubert, Proust, Valéry, Gide, du

Bouchet, Perec, Paris, CNRS Éditions, 1990.L’Écriture et ses doubles. Genèse et variation textuelle, Daniel Ferrer

et Jean-Louis Lebrave, éds., Paris, CNRS Éditions, 1991.Genèses du roman contemporain. Incipit et entrée en écriture, Bernhild

Boie et Daniel Ferrer, éds., Paris, CNRS Éditions, 1993.Marcel Proust : Écrire sans fin, Jean Milly et Rainer Warning, éds.,

Paris, CNRS Éditions, 1996.Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, Michel Contat et

Daniel Ferrer, éds., Paris, CNRS Éditions, 1998.

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292 LA CRÉATION EN ACTE

Genèses du « Je ». Manuscrits autobiographiques, Catherine Violletet Philippe Lejeune, éds., Paris, CNRS Éditions, 2000.

Bibliothèques d’écrivains, Daniel Ferrer et Paolo D’Iorio, éds., Paris,CNRS Éditions, 2001.

Zola, genèse de l’œuvre, Jean-Pierre Leduc-Adine, éd., Paris, CNRSÉditions, 2002.

« Manuscrits modernes », collection dirigée par BéatriceDidier et Jacques Neefs, Saint-Denis, Presses universitaires deVincennes :

Diderot. Autographes, copies, éditions, 1986.Hugo. De l’écrit au livre, 1987.Stendhal. Écritures du romantisme I , 1988.Sand. Écritures du romantisme II , 1989.Penser, classer, écrire. De Pascal à Perec, 1990.La Fin de l’Ancien Régime. Sade, Rétif, Beaumarchais, Laclos.

(Manuscrits de la Révolution I ), 1991.

Chantiers révolutionnaires. Science, musique, architecture (Manuscritsde la Révolution II ), 1992.Sortir de la Révolution. Casanova, Chénier, Staël, Constant,

Chateaubriand  (Manuscrits de la Révolution III ), 1994.Le Manuscrit surréaliste, 1994.Éditer des manuscrits. Archives, complétude, lisibilité, 1996.Genèses des fins. De Balzac à Beckett, de Michelet à Ponge, 1996.

« Manuscrits », collection dirigée par Yvan Leclerc, CNRSÉditions-BNF-Zulma :

Guy de Maupassant, Le Horla, Yvan Leclerc, éd, 1993.Georges Perec, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Hans

Hartje, Bernard Magné, Jacques Neefs, éds., 1993.Colette, Sido, Maurice Delcroix, éd., 1994.Sade, Les Infortunes de la vertu, Jean-Christophe Abramovici, éd.,

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  Bibliographie générale 293

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dans l’avant-texte », 1983 ; n° 80 : « Carnets, cahiers », 1990.Texte, n° 7 : « Écriture, réécriture-genèse du texte », Toronto,

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296 LA CRÉATION EN ACTE

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Contributeurs

THOMAS BARTSCHERER enseigne les lettres à l’universitéde Chicago. Il a été chercheur invité à l’université de Heidelberget à l’École normale supérieure, et a été Newcombe Fellow de laWoodrow Wilson Foundation. Ses travaux se situent à l’intersectionde la littérature et de la philosophie, en mettant un accent particuliersur la tragédie et les théories de la tragédie dans la tradition de

l’Antiquité grecque et dans la tradition moderne allemande.Signalons parmi ses récentes publications « Ce qu’un poème neveut pas être », un entretien avec le poète Mark Strand (Genesis,n° 23, 2004), et Erotikon : Essays on Eros, Ancient and Modern,coédité avec Shadi Bartsch (University of Chicago Press, 2005). Ilest titulaire d’un BA de l’université de Pennsylvanie et d’un MA del’université de Chicago (Committee on Social Thought), où il estactuellement inscrit en doctorat.

MARIE DARRIEUSSECQ est écrivain. Ancienne élève de l’Écolenormale supérieure, elle vit à Paris. Elle a soutenu une thèse intituléeMoments critiques dans l’autobiographie contemporaine en 1997. Elle publie aux éditions POL ou chez Faber & Faber desromans et nouvelles :  Truismes (1996),  Naissance des fantômes(1998),  Le Mal de mer (1998),  Bref séjour chez les vivants (2001),White (2002), Le Bébé (2005), Le Pays (2005) et Zoo (2006).

DANIEL FERRER est directeur de recherche à l’Institut des texteset manuscrits modernes et corédacteur en chef de la revue Genesis. IlIla publié notamment Poststructuralist Joyce (Cambridge UniversityPress, 1984), Virginia Woolf and the Madness of Language (Routledge,1990), L’Écriture et ses doubles. Genèse et variation textuelleGenèse et variation textuelle (CNRSÉditions, 1991), Ulysse à l’article : Joyce aux marges du roman (Lérot,1992), Genèses du roman contemporain : incipit et entrée en écriture (CNRS Éditions, 1993), Writing its Own Wrunes for Ever : Essaysin Joycean Genetics  (Lérot, 1998), Pourquoi la critique génétique ?Méthodes, théories (CNRS Éditions, 1998), Bibliothèques d’écrivains(CNRS Éditions, 2001), Genetic Criticism : Texts and Avant-Textes (Pennsylvania University Press, 2004). Avec Vincent Deane et Geert

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300 LA CRÉATION EN ACTE

Lernout, il édite les Finnegans Wake Notebooks at Buffalo (Brepols,12 volumes publiés, 48 à paraître).

DOMENICO FIORMONTE est chercheur en linguistique àl’université de Roma Tre, où il enseigne la linguistique du texte,l’écriture professionnelle, ainsi que l’écriture et les nouveauxmédias. Il a initié la série des séminaires internationaux « Computer,Literature and Philology », qui en sont aujourd’hui à la cinquièmeédition (Édimbourg 1998, Rome 1999, Alicante 2000, Duisburg2001, Alabacete 2002, Florence 2003, Londres 2006 : http://www.

cch.kcl.ac.uk/clip2006). Il a publié des articles dans des livres et desrevues sur le rôle des nouvelles technologies dans la didactique etdans la recherche du champ humaniste. En 2003, il a publiéEn 2003, il a publié Scritturae filologia nell’era digitale (Bollati Boringhieri). Avec F. Cremascoliil est auteur du Manuale di scrittura (Bollati Boringhieri, 1998). Il adirigé New Media and the Humanities : Research and Applications (avec J. Usher, Oxford University Humanities Computing Unit,2001), et Informatica umanistica : dalla ricerca all’insegnamento 

(Bulzoni, 2003).

PAUL GIFFORD occupe la principale chaire de langue et delittérature françaises à l’université de St Andrews (Écosse), où ildirige également l’Institut de recherche consacré aux « Identitésculturelles de l’Europe ». Il est membre de l’équipe Valéry del’ITEM. Publications : Valéry ou le dialogue des choses divines (José Corti, 1989) ; Reading Paul Valéry. Universe in Mind  (avec B.

Stimpson, Cambridge University Press, 1999) ; Subject Matters :Subject and Self in French Literature 1650 to the Present  (avec J.Gratton, Rodopi, 1999) ; Voix, traces, avènement : l’écriture et sonsujet (avec A. Goulet, Presses universitaires de Caen, 2003) ; Love,Desire and Transcendence in French Literature : Deciphering Eros (Ashgate, 2006).

ALMUTH GRÉSILLON est directrice de recherche au CNRS.

Titulaire d’une thèse d’État sur le mot-valise (1983) et membre del’ITEM depuis sa création, elle a inscrit l’essentiel de ses travauxdans l’élaboration de la critique génétique. En témoigne son ouvrageÉléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes (PUF,1993), qui a été traduit en allemand et en portugais (du Brésil). Ayantfondé avec Jean-Louis Lebrave et Daniel Ferrer la revue Genesis 

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  Contributeurs 301

(Jean-Michel Place, 1992 sq.), elle en est aujourd’hui directrice de lapublication et (avec Daniel Ferrer) directrice de rédaction.

LOUIS HAY, directeur de recherche émérite au CNRS, estfondateur de l’ITEM et ancien membre du directoire du CNRS.Ses activités de recherche portent sur les documents inédits (fondsHeine, fonds Aragon-Triolet, collages Prévert, aujourd’hui à laBNF), les méthodes de laboratoire dans l’analyse des manuscrits (encollaboration avec les Laboratoires d’optique et d’informatique duCNRS), ainsi que sur la théorie des études de genèse (La Littérature

des écrivains. Questions de critique génétique, José Corti, 2002). Sestravaux sont publiés dans la collection « Textes et Manuscrits »créée aux éditions du CNRS et dans des ouvrages collectifs et revuesen France et à l’étranger. Ils ont été traduits en allemand, anglais,portugais, russe et polonais. Il est membre du comité internationalde Genesis, de l’editorial board   de la revue editio et du comitéscientifique international d’Archivos.

EDWARD HUGHES est professeur de littérature françaisemoderne à Royal Holloway, université de Londres. Il est l’auteurIl est l’auteurde Marcel Proust : A Study in the Quality of Awareness (CambridgeUniversity Press, 1983), d’Albert Camus : La Peste/ Le PremierHomme (Glasgow, 1995) et de Writing Marginality in Modern FrenchLiterature : from Loti to Genet (Cambridge University Press, 2001).Il est également l’éditeur de Cambridge Companion to Albert Camus(Cambridge University Press, à paraître). Ses recherches actuelles

portent sur l’identité des classes sociales dans l’œuvre de Proust.

JOSEPH JURT est professeur de littérature française à l’universitéde Fribourg en Allemagne. Il est cofondateur du Frankreich-Zentrum de l’université de Fribourg et, de 1989 à 2006, a été membredu directoire. Il est membre du Conseil suisse de la science et de latechnologie et a été professeur invité à la Sorbonne Nouvelle et àl’université fédérale de Rio de Janeiro. Publications récentes : Das

literarische Feld. Das Konzept Pierre Bourdieus in Theorie und Praxis (1995) ; Absolute Pierre Bourdieu  (2003). Éditeur : Algérie-France-Islam  (1997) ; Zeitgenössische französische Denker : eine Bilanz (1998) ; Von Michel Serres bis Julia Kristeva (1999) ; Bernanos et seslecteurs (avec M. Milner, 2001) ; Le Texte et le contexte. Analyse duchamp littéraire français (avec M. Einfalt, 2002) ; Intellectuels-élite-

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302 LA CRÉATION EN ACTE

cadres et système de formation en France et en Allemagne  (2004) ;Unterwegs zur Moderne (2004) et Die Literatur und die Erinnerungan die Shoah (2005).

ÉRIC LE CALVEZ est professeur associé à Georgia StateUniversity (Atlanta, USA) et membre de l’équipe Flaubert àl’ITEM (CNRS, Paris). Il a publié de nombreux articles consacrésà Flaubert, en particulier dans la perspective d’une poétiquegénétique. Il est également l’auteur de Flaubert  topographe :L’Éducation sentimentale.  Essai de poétique génétique  (Rodopi,

1997), de La Production du descriptif. Exogenèse et endogenèsede L’Éducation sentimentale (Rodopi, 2002), le coéditeur, avecMarie-Claude Canova-Green, de Texte(s) et Intertexte(s) (Rodopi, 1997), et l’éditeur de Dictionary of Literary Biography(vol. 301 : Gustave Flaubert, Thomson Gale, 2004).

WILLIAM MARX est professeur de littérature françaiseet comparée à l’université d’Orléans et membre de l’Institut

universitaire de France. Spécialiste de l’histoire des théories critiqueset esthétiques, il est notamment l’auteur de Naissance de la critiquemoderne : la littérature selon Eliot et Valéry (1889-1945)  (Artoispresses université, 2002) et de L’Adieu à la littérature. Histoire d’unedévalorisation, XVIII 

e-XX e siècle (Éditions de Minuit, 2005). Il a dirigéplusieurs ouvrages collectifs, dont Les Arrière-Gardes au XX 

e siècle.L’autre face de la modernité esthétique (PUF, 2004) et Jean Prévostaux avant-postes  (Les Impressions nouvelles, 2006, en codirection

avec J.-P. Longre). En tant que chercheur en critique génétique àl’Institut des textes et manuscrits modernes, il a participé à l’éditiondes Cahiers 1894-1914 de Paul Valéry (Gallimard).

NATHALIE MAURIAC DYER est chargée de recherche à l’Institutdes textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS) et spécialiste deProust. Ses recherches ont porté en particulier sur les problèmesposés par la partie posthume d’À la recherche du temps perdu (édition

d’Albertine disparue, Grasset, 1987 et de Sodome et Gomorrhe III , LeLivre de Poche classique, 1993 ; Les Années perdues de la Recherche,Gallimard, 1999 ; Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue »,Champion, 2005). Elle travaille aujourd’hui avec une équipeinternationale de chercheurs à l’édition critique et génétique des

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  Contributeurs 303

cahiers manuscrits de Proust conservés à la Bibliothèque nationalede France.

PASCAL MICHELUCCI, professeur agrégé en études françaisesà l’université de Toronto et à l’Institute of Communication andCulture, enseigne des cours de théorie littéraire et en sciences de lacommunication. Il a signé La Métaphore dans l’œuvre de Paul Valéry(Peter Lang, 2003) et divers articles sur Rimbaud, Valéry, Claudel,Guillevic, Torreilles, Queneau et Duras. Ses intérêts de recherche sesituent en poétique et sémiotique, et il est rédacteur et cofondateur

(1996) de la revue en ligne Applied Semiotics/Sémiotique appliquée.Ses derniers travaux portent sur la poétique du discontinu au XXe 

siècle, de Valéry à l’extrême contemporain.

DAVID NOTT est professeur émérite à l’université de Lancaster.Il a enseigné le français aux niveaux secondaire et supérieur, et ila été chargé de la formation professionnelle de professeurs delangues vivantes. Il a été nommé Chevalier de l’Ordre des Palmes

académiques en 1984. Coauteur d’Actualités françaises  (1971), etauteur de Points de départ (1993) et de French Grammar Explained  (1998), il a publié de nombreux chapitres et articles sur la languefrançaise et l’enseignement des langues, ainsi que des ouvrages surLes Mots de Sartre. Membre fondateur du conseil d’administrationde l’Association des Amis de Roger Vailland, il a travaillé surles manuscrits du fonds Vailland à Bourg-en-Bresse, publiantnotamment deux éditions critiques de 325 000 francs (1975 et 1989)

et des études sur Un jeune homme seul , 325 000 francs et La Truite.

ROBERT PICKERING est professeur de littérature françaisemoderne et contemporaine et vice-président (Relations inter-nationales) à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Il estspécialiste de l’œuvre de Paul Valéry et de la critique génétique, etcoresponsable de l’équipe Valéry de l’Institut des textes et manuscritsmodernes (CNRS), Paris. Ses recherches portent aussi sur les

domaines de la génétique intertextuelle et des pratiques d’écriture,sur la poésie moderne et contemporaine, et sur des problématiquesd’expression et de représentation de la guerre dans la littératureeuropéenne depuis 1870. Auteur d’ouvrages et d’articles consacrésà Valéry et à Lautréamont, parmi d’autres auteurs des XIX

e et XXe 

siècles, il est coresponsable de l’édition intégrale des Cahiers 1894-

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304 LA CRÉATION EN ACTE

1914 de Valéry en cours chez Gallimard, et de la traduction anglaisedes Cahiers en cours chez Peter Lang. 

CINZIA PUSCEDDU est assistante en langue étrangère àl’université d’Édimbourg. Elle a aussi travaillé comme assistante derecherche dans le cadre d’un projet sur l’analyse philologique destextes (CNR, DV Archive). Ses recherches portent sur l’utilisationde l’informatique dans les lettres, notamment sur la représentationdigitale des textes génétiques et sur la philologie électronique. Uneautre partie de ses recherches se situe dans le domaine de la pédagogie,

à savoir l’utilisation d’archives digitales dans l’enseignement deslangues étrangères et dans l’enseignement à distance. Elle a présentéses travaux à des colloques en Italie, en Allemagne et au Royaume-Uni et a publié plusieurs articles.

MARION SCHMID est maître de conférences à l’universitéd’Édimbourg. Spécialiste de la littérature française du XIX

e  et duXX

e siècle, ses recherches portent aussi sur la littérature comparée,

sur l’interface entre texte, arts visuels et musique pendant la fin desiècle, et sur le cinéma européen. Elle a publié deux monographies,Processes of Literary Creation : Flaubert and Proust (Legenda, 1998)et, en collaboration avec Martine Beugnet, Proust at the Movies(Ashgate, 2005) ainsi que de nombreux essais et articles, notammentsur Proust. Elle est membre de l’équipe Proust de l’Institut destextes et manuscrits modernes, Paris, correspondante britanniquede la Revue d’histoire littéraire de la France et membre du comité

de publication de la collection « Recherches proustiennes » auxéditions Honoré Champion.

BRIAN STIMPSON est professeur de français à l’université deNewcastle upon Tyne. Il s’intéresse à la littérature du XX

e  siècle(surtout Valéry, Duras, Colette), aux rapports entre l’art, la musiqueet la littérature, ainsi qu’aux études génétiques et à la traduction. Ilest membre de l’équipe Valéry de l’Institut des textes et manuscrits

modernes, CNRS Paris, et rédacteur en chef de la traduction enanglais des Cahiers/Notebooks de Paul Valéry (Peter Lang, t. I etII, 2001 ; t. III, sous presse ; t. III et IV, 2007). Il est auteur denombreux articles sur la génétique. Parmi les ouvrages sur Valéry etsur Duras figurent Paul Valéry and Music : a Study of the Techniquesof Composition in Valéry’s Poetry (Cambridge University Press,

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  Contributeurs 305

1984), Paul Valéry : Musique, Mystique, Mathématique  (avec P.Gifford, Presses universitaires de Lille, 1993), Un nouveau regardsur Valéry (avec N. Celeyrette-Pietri, Minard, 1995), Reading PaulValéry : Universe in Mind   (avec P. Gifford, Cambridge UniversityPress, 1999), Marguerite Duras : l’écriture dans tous ses états (avecM. El-Maïzi, Minard, 2006).

JEAN-MARC TERRASSE est, depuis septembre 2005, directeur del’Auditorium du musée du Louvre où la programmation fait côtoyerhistoire de l’art, musique, archéologie, théâtre, cinéma et autres

disciplines. Après avoir été attaché culturel pendant dix ans, dontquatre à la direction de l’Institut français d’Écosse à Édimbourgentre 1997 et 2001, il rentre en France pour prendre la responsabilitédes manifestations culturelles à la Bibliothèque nationale de Franceavant de rejoindre le Louvre. Spécialiste de littérature contemporaine,il écrit pour le Magazine littéraire. Il est aussi président de la Sociétédes Amis de Montaigne. Derniers ouvrages parus : La Fiancée desFrançais (Le Livre de Poche, 2005) ; Terre humaine : cinquante ans

d’une collection (BNF, 2005).

TONY WILLIAMS est professeur de français à l’université de Hull.Il a publié L’Éducation sentimentale.  Les scénarios (José Corti,1992) et New Approaches in Flaubert Studies (avec M. Orr, E. Mellen,1998). Il a créé un site History in the Making/L’Histoire en question(www.hull.ac.uk/htm), qui présente l’avant-texte du chapitre I de latroisième partie de L’Éducation sentimentale.

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Bakhtine, Mikhaïl 207, 212, 214-215Balzac, Honoré de 86, 292, 307Barbi, Michele 172Barrault, Jean-Louis 32Barthes, Roland 1, 18, 37, 214, 222,

236, 241, 271, 280, 283, 284, 287Bartscherer, Thomas 7Baudelaire, Charles 58, 83, 194, 227,

282

Beckett, Samuel 32, 227Bédier, Joseph 171, 174, 176Bellemin-Noël, Jean 241, 275, 281Bénichou, Paul 57Biasi, Pierre-Marc de 3, 14, 44, 45, 46,

47, 239Blanchot Maurice 241, 243, 274Blin, Roger 32Blumenberg, Hans 48, 49

Boileau, Nicolas 56Borges, Jorge Luis 49, 93Bossuet 208Bouilhet, Louis 34Bourdieu, Pierre 5, 41, 46, 47Bourjea, Serge 240Braudel, Fernand 140Brecht, Bertolt 32Breton, André 35Brockbank, Philip 180

Brun, Bernard 38Bustarret, Claire 244

Cardona, Giorgio 181, 182Cerami, Vincenzo 184Chateaubriand, François René de 43Cixous, Hélène 229-231Claudel, Paul 32, 229Coleridge, Samuel Taylor 1Colli, Giorgio 135, 136, 138, 147

Contat, Michel 55, 282Contini, Gianfranco 54, 172-174, 175,

181-182Corneille, Pierre 42, 69, 79Cousin, Victor 54

Darrieussecq, Marie 8, 253-268

Debray Genette, Raymonde 38, 44, 68,241, 244

Delacroix, Eugène 48, 282Deleuze, Gilles 198Derrida, Jacques 198, 222, 241, 243,

285, 286Descartes, René 104, 223, 225, 228, 267,

284Dilthey, Wilhelm 23, 219-220

D’Iorio, Paolo 141Du Camp, Maxime 34, 43Duras, Marguerite 5, 6, 124-129, 303

Eliot, Thomas Stearns 229Eluard, Paul 32Emmanuel, Pierre 229, 253

Falconer, Graham 57, 60, 175,

Ferrer, Daniel 8, 15, 38, 156, 237Fiormonte, Domenico 7Flaubert, Gustave 5, 6, 26, 34, 35, 37,

43, 45, 46, 47, 50, 58, 67-82, 159-169, 280

Foucault, Michel 50, 222, 276, 287

Gadamer, Hans-Georg 24, 217, 218,222, 285

Geertz, Clifford 220

Genette, Gérard 42, 278Gide, André 25, 112Gifford, Paul 8, 236, 237, 246Gilbert-Lecomte, Roger 105, 106, 107Giraudoux, Jean 32, 227Goethe, Johann Wolfgang von 17, 281,

282, 285Goodman, Nelson 41Gracq, Julien 22Grésillon, Almuth 3, 5, 49, 50, 53, 182,

236, 239, 274, 283, 284Guattari, Félix 198

Habermas, Jürgen 19Hay, Louis 3, 4, 9, 53, 221, 239, 248,

249, 275, 276, 277, 278, 280, 281,283, 284, 287

Index

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308 LA CRÉATION EN ACTE

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 18Heidegger, Martin 222, 223, 224Heine, Heinrich 2, 25, 34

Hindle, Maurice 61Hofmannsthal, Hugo von 35Hugo, Victor 48, 281

Jallat, Jeannine 38, 240Jarrety, Michel 39, 62Jenny, Laurent 207, 211Johnson, Samuel 56Jouvet, Louis 32Joyce, James 8, 26, 181, 210-212, 216,

272, 276Jurt, Joseph 5, 286

Kafka, Franz 33, 254Kant, Immanuel 219Kristeva, Julia 241

Lacan, Jacques 243Lamb, Charles 55-56

Lanson, Gustave 54Laufer, Roger 197Lebrave, Jean-Louis 15, 48, 52, 160,

180, 239, 278Le Calvez, Éric 5, 38, 249, 250, 284Levaillant, Jean 196, 239, 240Lévy, Pierre 7, 189-194, 200Lyotard, Jean-François 198, 241

Magrelli, Valerio 171, 184-188

Mallarmé, Stéphane 33, 62, 114, 194,282Marty, Éric 16Marx, William 3, 5, 277, 278, 280Mauriac Dyer, Nathalie 6McGann, Jerome 176, 179, 199Michelucci, Pascal 7, 8Milesi, Laurent 38Milton, John 55-56Mitterand, Henri 46, 159, 161, 165,

166, 167, 168, 196Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit) 42Montesquieu, Charles de 208Montinari, Mazzino 135-138

Neefs, Jacques 43, 44, 45Nietzsche, Friedrich 7, 134-57, 285

Nott, David 6

Olson, David 178

Ovide 254

Pascal, Blaise 54, 214, 224Pickering, Robert 8, 232Poe, Edgar Allan 58, 83, 282Pound, Ezra 216Proust, Marcel 5, 6, 26, 37, 38, 49, 52,

53, 83-96, 181, 231, 272, 273, 287,288

Pusceddu, Cinzia 7

Rabaté, Jean-Michel 281Rembrandt 4Renan, Ernest 37Ricœur, Paul 8, 24, 50, 217, 218, 219, 

221, 222, 223, 225, 226-228, 283,286, 287

Riffaterre, Michael 8, 38, 205, 206,209-213, 272

Ronsard, Pierre de 32, 34Ryan, Marie-Laure 192-193, 196, 198

Sarraute, Nathalie 44, 241Sartre, Jean-Paul 50, 279Schaeffer, Jean-Marie 94Schlegel, Friedrich von 23Schleiermacher, Friedrich 23, 219Schmidt, Desmond 185Shakespeare, William 61, 180

Shattuck, Roger 287, 288, 289Simon, Claude 40Soupault, Philippe 35Stimpson, Brian 6Strauss, Richard 35

Tadié, Jean-Yves 85-86, 287, 289Tanselle, George Thomas 179Terrasse, Jean-Marc 8

Vailland, Roger 5, 6, 97-109Valéry, Paul 5, 6, 7, 20, 22, 24, 26, 35,

38, 54, 58, 62, 111-124, 129, 195,196, 197, 220, 224, 227, 231, 237,240, 243-248, 249, 250, 272, 273,279, 280, 282, 283, 284, 285, 286

Vanhoutte, Edward 185

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