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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma 78 | 2016 Varia Paul Ramain et Jean Epstein en correspondance François Albera Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/5117 DOI : 10.4000/1895.5117 ISSN : 1960-6176 Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2016 Pagination : 104-129 ISBN : 978-2-37029–078-6 ISSN : 0769-0959 Référence électronique François Albera, « Paul Ramain et Jean Epstein en correspondance », 1895. Mille huit cent quatre-vingt- quinze [En ligne], 78 | 2016, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 04 janvier 2020. URL : http:// journals.openedition.org/1895/5117 ; DOI : 10.4000/1895.5117 © AFRHC

Paul Ramain et Jean Epstein en correspondance

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1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinzeRevue de l'association française de recherche surl'histoire du cinéma 78 | 2016Varia

Paul Ramain et Jean Epstein en correspondanceFrançois Albera

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/1895/5117DOI : 10.4000/1895.5117ISSN : 1960-6176

ÉditeurAssociation française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition impriméeDate de publication : 1 mars 2016Pagination : 104-129ISBN : 978-2-37029–078-6ISSN : 0769-0959

Référence électroniqueFrançois Albera, « Paul Ramain et Jean Epstein en correspondance », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 78 | 2016, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 04 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/5117 ; DOI : 10.4000/1895.5117

© AFRHC

Lettre d’Epstein a Ramain durant le montage de la Chute de la Maison Usher. Cinematheque francaise.

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Paul Ramain et Jean Epstein en correspondance

par Francois Albera

Presentation

Paul Ambroise Joseph Ramain (1895-1966), medecin, melomane, cinephile et bien d’autres choses

encore (œnologue, entomologiste et mycologue notamment), natif de Haute-Savoie mais qui a fait ses

etudes a Montpellier – ou son pere, agrege de Lettres classiques, avait ete nomme –, et ou il soutint sa these

de medecine (sur l’influences des radiations solaires sur le taux de globules blancs), fut l’un des theoriciens

et estheticiens du cinema les plus ambitieux dans la France des annees 1920. Il demeure egalement l’un

des plus meconnus. Il faut dire que Paul Ramain a publie intensivement mais sur une periode limitee.

1895 a deja publie une etude d’envergure sur Ramain dans son numero Musique ! en 2002, sous la

signature de Laurent Guido, qui mettait avant tout l’accent sur sa contribution a une theorie musi-

caliste du cinema 1. Par le biais de sa correspondance avec Jean Epstein, on voudrait maintenant elargir

encore la connaissance que merite sa reflexion sur l’esthetique du film car Ramain fut l’un des

commentateurs les plus enthousiastes et profonds des films d’Epstein et, quelques annees durant, les

deux hommes furent tres proches bien qu’il semble ne pas s’etre beaucoup vus. Plusieurs rendez-vous

rates a Paris, des renoncements a des deplacements apparaissent dans cette correspondance avec les

regrets reiteres qu’il en fut ainsi.

S’il decouvre le cinema en 1921-1922, Paul Ramain debute sa carriere de critique et d’estheticien

dans la musique, un peu plus tot, dans la Vie montpellieraine en 1912 – il a alors a 18 ans – puis dans leCourrier musical ou il s’attache rapidement aux relations du cinema et de la musique. Dans la filiation

des mouvements lances par Cinemagazine et du Vieux-Colombier, il cree en avril 1925 les Amis du

Cinema a Montpellier, apres avoir participe aux Amis du film languedocien (cree en 1923) et a un cine-

club a Nımes, puis il a le projet d’un cine-club, la Bobine, dont on n’a pas repere la localisation (peut-

etre Thonon-les-Bains), il est membre du Cine-Club des Alpes a Grenoble. Il a coutume d’accompa-

gner les films au piano sur des partitions de sa plume (voir celle de la Belle Nivernaise dans le cahier

couleur) 2 ou qu’il improvise, prononce des conferences et des presentations de films – a Montpellier, a

1. Laurent Guido, « Le Dr Ramain, theoricien du ‘‘musicalisme’’ » dans Francois Albera, Giusy Pisano (dir.),Musique !, 1895 revue d’histoire du cinema, no 38, octobre 2002, pp. 67-100.

2. La musique pour la Belle Nivernaise est datee du 25 mars 1925. Patrice Ramain nous signale encore unecomposition musicale, l’Appel a la Bien-Aimee (1er janvier 1924), transcrite pour petit orchestre (cordes et bois) en sibemol majeur, et execute a Montpellier du 18 mai au 24 mai 1925 pour accompagner la Charrette Fantome,composition egalement ete chantee chez Morisset a Paris par Madame Winsbach le 6 juin 1925. Neanmoins Ramaina pour ideal le film silencieux, sans accompagnement musical (voir notamment « Sur la tournure inattendue que prendla musique d’atmosphere », Photo-Cine, no 11, fevrier-mars 1928 [n.p.].

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Annecy, a Geneve – il publie dans des periodiques, locaux d’abord comme la Vie montpellieraine etregionale et la Vie mondaine 3, puis rapidement dans des revues specialisees parisiennes comme Cinea-Cine pour tous, Cinemagazine, les Cahiers du Mois, Photo-Cine, ou encore genevoise, Cine, des etudes

d’esthetique cinegraphique et des articles sur les rapports du cinema et du reve ou de la musique. Parmi

ses auteurs de predilections il y a Epstein et Fritz Lang. Avec tous deux il echange une correspondance 4

– ainsi, plus modestement, qu’avec Gance, Fescourt, Dulac, L’Herbier, Baroncelli, Tedesco. Il ecrit

egalement sur Sjostrom, Stiller, Delluc, Baroncelli, Dreyer, Renoir et encore Niblo (Ben Hur), C.B. de

Mille ou le cinema sovietique (qu’il n’aime pas). Un releve, sans aucun doute provisoire, de ses articles

compte une centaine de titres entre 1925 et 1929. A cette date, en effet, l’arrivee du parlant porte un

coup d’arret brutal a l’engouement du Dr Ramain pour le cinema, car pour lui « le cinema est du reve »

(et reciproquement « le reve est du cinema ») ou « les personnages sont muets »5. L’un des derniers films

a retenir son attention est Une femme dans la lune de Fritz Lang, « seul capable actuellement de replacer

le cinema du silence dans sa vraie voie : le reve » 6. Il se tourne alors vers d’autres centres d’interet et ne

reviendra jamais sur sa recusation du cinema devenu sonore 7.

Mais dans ce court moment d’investissement dans le cinema la reference a Epstein est constante et

intense. Ramain invite Epstein a Montpellier, a Geneve (ou il ne peut ou ne veut se rendre), ils

s’ecrivent, echangent et cette correspondance prend meme une forme publique quand Ramain publie

une « Lettre ouverte » au cineaste. Cependant, apres un debut extremement chaleureux de part et

d’autre (malheureusement les lettres de Ramain a Epstein ne sont pas conservees et plusieurs de celles

d’Epstein manquent) et l’expression non seulement d’une estime mutuelle mais d’une certaine com-

munaute de pensee, les relations se distendent puis s’interrompent apparemment en 1932. Le retour

de Ramain dans sa Haute-Savoie natale des 1925 – annee de son mariage – et son installation comme

praticien a Douvaine, ne facilitent pas les relations – meme si sa collaboration assidue au periodique

genevois, Cine, son projet de fondation de la Bobine et sa participation aux cine-clubs de Grenoble, de

Geneve et d’Annecy, attestent de son activite dans cette region jusqu’en 1930. Mais il y a aussi une

certaine reserve de Ramain a l’egard de l’evolution d’Epstein dont il admire de maniere hyperbolique

les debuts (Cœur fidele et surtout la Belle Nivernaise) et moins les films suivants, en particulier les films

produits par Albatros – dont il n’hesite pas a dire que certains sont, a ses yeux, des « navets » – jusqu’a

3. Dont Mario-Paul Bringuier, le redacteur en chef, est membre des Amis du cinema.4. De la correspondance avec Fritz Lang, Ramain publia deux lettres dans Photo-Cine (no 15, novembre-decembre

1928, [p.13] dans le cadre d’une polemique avec Leon Moussinac.5. Paul Ramain, « Essai de psycho-physiologie de I’art cinematique : Le Cinema, art du Reve, doit etre Psychana-

lytique. Le Film, pour etre cet art, doit se rapprocher de la musique », Cine, revue d’art cinematographique, no 1, mai1926, p. 6.

6. Paul Ramain, « Un film de silence. Une femme dans la Lune par Fritz Lang », Cinea-Cine pour tous, no 146,15 decembre 1929, pp. 9-12. Dans le meme numero Jean Epstein publie un article sur le cinema sonore ou il deplore ladomination du technicien sur le cinematographiste et la « dictature du chef d’orchestre » (« Londres parlant », pp. 7-8).

7. Selon le temoignage de son fils, Patrice Ramain, le cinema ne tenait plus aucune place dans la vie familiale nipersonnelle de son pere. Le seul souvenir de cinema qu’il conserve est une projection d’un long metrage d’animation deWalt Disney ou il avait ete emmene enfant.

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la Glace a trois faces qui l’enthousiasme a nouveau. Plusieurs lettres ou cartes attestent neanmoins du

prix qu’Epstein accorde aux points de vue de Ramain y compris critiques a son endroit, et des regrets

qu’il a a voir leurs echanges s’espacer progressivement.

Les rapports entre les deux hommes sont aussi d’un autre ordre que d’esthetique cinematogra-

phique. Epstein demande le secours de l’erudit Ramain en matiere de contes, legendes, croyances et

sorcelleries a mesure qu’il s’eloigne du cinema quelque peu « mondain » qu’il a pratique jusqu’a laGlace a trois faces, au moment ou il prend le « virage » de Finis Terrae. En 1928 il ecrit au docteur que

« Finis Terrae est un peu different de ce qu’aujourd’hui on entend par film : il est sans artifice, peut-

etre sans art. Le public sera temoin d’un fait reproduit ». Profession de foi quasi « vertovienne »

tranchant nettement avec les parti pris anterieurs que cette correspondance revele avec une nettete

que les articles et ecrits publies d’Epstein laissaient moins entrevoir. L’attachement que le cineaste

partage avec le medecin pour un projet d’adaptation de la Grande Peur sur la montagne de l’ecrivain

regionaliste suisse Charles-Ferdinand Ramuz va dans le meme sens. (On y reviendra). Quand il se

prepare a tourner l’Or des mers il ecrit : « Enfin un film a moi ! »

On disposait jusqu’ici des articles de Paul Ramain consacres a Epstein et ses films mais on ne savait

rien du point de vue d’Epstein, les deux volumes d’Ecrits sur le cinema edite chez Seghers par la sœur

du cineaste et Pierre Leprohon ne comportant aucune allusion au docteur – bien que dans sa « Lettre

ouverte », Ramain cite deux lettres qu’Epstein lui a adressees en 1926 8.

C’est pourquoi le lot de correspondance recemment depose par Patrice Ramain a la Cinematheque

francaise – qui comporte une soixantaine de pieces non encore cataloguees – vient eclairer vivement les

rapports des deux hommes en meme temps qu’il donne des apercus precieux sur des aspects de

l’activite et des difficultes du cineaste jusqu’au « tournant » (le deuxieme) qu’il opere en 1931 en

embrassant cette partie restee longtemps meconnue qu’est sa periode bretonne.

Rencontre

Est-ce par le truchement de Louis Rolland, le directeur du Royal Athenee Cinema de Montpellier

– ou officient les Amis du Cinema de la ville presides par le Dr Ramain 9 –, qu’Epstein prend

connaissance des articles et conferences de ce dernier ? Dans sa « Lettre ouverte » de 1928, Ramain

fait allusion a un contact anterieur : « Mais il faut savoir evoluer – vous me l’avez ecrit en 1923... ». La

8. P. Ramain, « Lettre ouverte a Jean Epstein », Photo-Cine, no 12, avril 1928.9. « A Montpellier (petite ville de 85 000 ames), il y a Bernard et Rolland avec les ‘‘Amis du cinema’’ par moi-meme

fondes l’an passe et qui donnent chaque mois les chefs d’œuvre de l’ecran et les œuvres de technique (avant-garde) au plusaristocratique public de la ville. » (Cine, revue d’art cinematographique, no 4, aout 1926, p. 40). On n’a pas pu identifier leBernard auquel il est fait allusion ici. Louis Rolland dirigeait l’ex-Eden Concert (salle ouverte en 1881 qui integrait desseances de cinematographe dans son programme) dont les proprietaires etaient, en 1908, les Manissier, beaux-parents deRolland. Celui-ci rebaptisa la salle Athenee, puis Royal Athenee. L’association les Amis du Cinema, creee le 3 mai 1925, estla premiere filiale provinciale de l’Association des Amis du Cinema (AAC) creee a Paris en 1921 par Jean Pascal, directeur deCinemagazine. Parmi ses animateurs on comptera, apres Ramain, Jean Catel et Ferdinand Alquie (professeurs de philoso-phie), Olivier Sechan, Max Rouquette, Philippe Lamour, Neocles Coutouzis (remerciements a Francois de La Breteque).

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Fac-simile de manuscrit du Dr Ramain sur le reve. Collection Patrice Ramain.

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Fac-simile de la lettre ouverte du Dr Ramain a Epstein, Photo-Cine no 12, avril 1928.

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correspondance dont on dispose ne debute

pourtant qu’en 1925 et semble bien demar-

rer cette annee-la. L’echange anterieur a-t-il

ete de pure forme (comme avec d’autres

cineastes sollicites de venir montrer leurs

films) ?

Quoi qu’il en soit, quels sont ces arti-

cles que Ramain a confies a Rolland a

l’intention d’Epstein et qui interessent beau-

coup celui-ci ? La lettre d’Epstein a Rolland

est datee du 29 mars 1925 et repond a une

missive de ce dernier du 25 (que l’on n’a

pas). Il peut donc s’agir d’articles du Cour-rier musical ou de periodiques locaux

qui restent non reperes a ce jour. Ramain

sollicitait egalement Epstein d’interceder

aupres de Jean Tedesco afin de lui ouvrir

les colonnes de Cinea-Cine pour tous. Or ce

sera le cas a partir de mai 1925 (et dans les

autres periodiques parisiens l’annee sui-

vante). En avril, Epstein ecrit a Ramain

qu’il accepte de faire partie des « Amis du

Cinema » mais qu’il lui est impossible de

venir presenter l’Affiche en raison de son

travail sur un nouveau film (il acheve ou vient d’achever le Double Amour et doit preparer RobertMacaire). Cette defection sera l’occasion pour Ramain d’une conference de presentation de l’Affichetres elogieuse qui finira par lasser l’auditoire en raison de sa longueur et sans doute de son abstraction...

Elle paraıtra dans la Vie mondaine du 25 avril suivant.

Cette premiere lettre d’Epstein commence par une declaration de feinte humilite du cineaste :

On pense de moi que je suis un theoricien du cinema ; la verite est contraire ; je ne travaille jamais

qu’a l’absolue grace de Dieu. Ensuite, seulement et pour passer le temps, j’essaye de bien prendre ce que

j’ai fait ; d’ou mes theories, et elles sont tout de travers ! 10

Fac-simile d’une lettre d’Epstein au Dr Ramain. sans date.Cinematheque francaise.

10. Cette profession de foi fait echo a l’article des Cahiers du mois (no 16-17, 1925 ; variante dans Photo-Cine, no 2,13 fevrier 1927, p. 32) : « ...Mais je ne voudrais pas dire qu’il faut travailler au cinema d’apres les theories, ni celles-ci, nid’autres. (...) Je voudrais aborder chacun de mes films comme son train ce voyageur qui n’arrive a la gare qu’a l’avant-derniere minute (...). Il part, mais sait-il ou ? La grace de Dieu est son seul horaire sans accidents », et a ces mots deRamain : « Epstein n’est pas un theoricien, c’est un realisateur hypersensible dont le sens de la vue est sans cesse enexploration... » (« Sensibilite intelligente d’abord, objectif ensuite », Cinea-Cine pour tous, no 55, 15 fevrier 1926).

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Fac simile de la lettre d’Epstein au Dr Ramain du 12 avril 1925. Cinematheque francaise.

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Qui n’en poursuit pas moins avec l’enonce apodictique selon lequel :

Le rythme est un des premiers aspects de la vie. Aucune existence – sans doute meme minerale – ne se

concoit arythmique. La musique, le cinema, la parole sont, je crois, les trois moyens d’expression les plus

directs du rythme humain.

Ramain, qui avait deja traite du rythme cinematographique sur le modele musical, en fevrier 1925

dans le Courrier musical 11 – ou il cite Hans de Bulow (« Au commencement etait le rythme » 12) –,

reprendra cette thematique en l’amplifiant dans un texte de 1929 :

Le rythme ! C’est l’element primordial et esthetique de toute la vie (...) Le rythme est universel, il

apparaıt dans le mouvement des astres, dans le cycle des saisons, dans la lumiere, dans l’alternance

reguliere des jours et des nuits, dans le son, dans les odeurs. On le retrouve dans la vie des plantes,

dans le cri des animaux, dans la parole et l’attitude de l’homme, jusque dans les infiniments petits :

atomes, molecules, ions, karyokynese des cellules 13.

Auparavant, dans « Des rythmes visuels aux rythmes cinematographiques » 14, un article qu’il

reprend avec quelques petites variantes dans « Du rythme cinematographique » 15, il a deja mis l’accent

sur l’importance du rythme au cinema en faisant un pas de plus que dans le Courrier musical : il le lie

en effet au montage.

Defense d’Epstein

L’admiration de Ramain, on l’a dit, va avant tout a Cœur fidele et surtout a la Belle Nivernaise et,

au-dela des 800 premiers metres de l’Affiche 16, il avoue sa deconvenue pour ce dernier film. Sans le

signer de son nom, il publie un article severe a son endroit dans un journal local sous un titre explicite :

« Une deception ou le Genie captif » 17. Epstein – qui n’a peut-etre pas eu connaissance de ce texte mais

11. P. Ramain, « Musique, art et cinema », le Courrier musical no 3, 1er fevrier 1925 et no 4, 15 fevrier 1925 (cite parGuido, art. cit.).

12. « Au commencement etait le rythme », cette phrase souvent citee (par exemple par Paul Klee), ouvrait le traited’orchestration de ce fameux chef d’orchestre proche de Wagner.

13. P. Ramain, « Un precurseur. Louis Delluc », Cinea-Cine pour tous, no 127, 15 fevrier 1929, pp 9-11 (cite parGuido, art. cit.).

14. Cine, revue d’art cinematographique, no 16, janvier 1928, p. 196.15. P. Ramain, « Du rythme cinematographique », Cinemagazine no 47, 22 novembre 1929, pp. 310-311.16. « Monsieur Epstein partant du principe fondamental que le scenario cede le pas a l’image est arrive, au moins

dans les 800 premiers metres de l’Affiche, au point cinematographique absolu : celui d’un Art vraiment neuf qui se suffita lui-meme » (« Presentation a Montpellier du film de Jean Epstein l’Affiche », Cinemagazine no 19, 8 mai 1925). Par lasuite : 300 metres (une bobine) (Cinemagazine no 108, 1er mai 1928, p. 12).

17. Ami Lullin, « Une deception ou le Genie captif », la Vie montpellieraine et regionale, 2 mai 1925, p. 5. AmiLullin etait un homme politique genevois, chef du parti artistocratique qui lutta pour l’independance de Geneve apresl’annexion francaise de la ville. Condamne a mort par contumace en 1894, il se refugia en Haute-Savoie et revint aGeneve avec les troupes autrichiennes pour en devenir le premier syndic en 1814 et restaurer l’Ancien Regime.

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Fac-simile de l’article de [Ramain] sur l’Affiche (dans la Vie montpellieraine, 2 mai 1925).

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seulement des allusions plus cursives que fait ca et la Ramain – ne lui en tient pas rigueur : « je ne suis

pas froisse... au contraire », lui ecrit-il, « critiquez-moi ; je suis la pour cela et ne pourrais jamais en

prendre ombrage ».

Epstein est alors l’objet de vives critiques pour ce qu’on percoit comme un « tournant » commercial

qui correspond a son passage dans le studio Albatros ou il realise quatre films dont un serial 18. Ramain

n’etant pas tenu par l’actualite cinematographique commente les chefs d’œuvre qui, a ses yeux, viennent

conforter ses theories esthetiques ou leur fournir leur fondement. Il revient ainsi a plusieurs reprises sur

ses films preferes, exaltant une fois de plus la Belle Nivernaise « contre » Epstein lui-meme en repondant

a son article « L’objectif lui-meme » 19 dans « Sensibilite intelligente d’abord, objectif ensuite » : « ... car

en dehors de la technique il y a l’ame qui donne la vie » et cette ame ne peut exister dans la seule

captation (« braquage, declic, seconde, lumiere... ») telle que la pratique le cinema abstrait d’Eggeling,

cinema « kaleidoscopique 20 » : « cinematographie de carres colores disposes harmoniquement : de tels

objets amorphes, primitifs et deja composes n’ont qu’une infime ame brute, soit quasiment zero ».

Le grand et mysterieux genie de l’ecran ne vient donc pas de la vision toute mecanique d’objets morts

disposes convenablement et photographies par des lentilles betes mais lumineuses. Non. Or il n’en est pas

de meme (dans la Belle Nivernaise) de ce plus grand acteur, cette plus forte personnalite, de cette Seine

mobile, changeante et chantante jusqu’a l’obsession (...).

Parce que l’eau vive vit et qu’elle a une ame qu’il faut sentir dans son plus profond que cette ame peut

se manifester a nos yeux clos par le medium d’un artiste qui la capte lui-meme par le truchement d’un

outil : l’objectif.

(...) ici lui-meme n’etait qu’un objet enregistreur, une lentille a imprimer, un œil mort qui etait rendu

vivant – parce que gouverne – par l’intelligence, la sensibilite du cineaste lui-meme 21.

Et Ramain de conclure son article par ce renversement de la formule epsteinienne : « L’objectif n’est

pas lui-meme, il est nous-memes ».

Quand Epstein va re-orienter son cinema en amorcant son « cycle breton » avec Finis Terrae, il n’est

pas abusif de dire qu’il renoue en un sens avec cette reconnaissance de la Seine, de Paris a Rouen, comme

« le plus grand acteur, la plus forte personnalite que j’ai connue intimement ». Dans une lettre du

29 decembre 1928, il exprime cette reorientation en deplacant le centre de gravite de son travail du

cote du « fait » : « Le public sera temoin d’un fait reproduit – c.a.d produit une seconde fois – sur l’ecran ».

18. Au contraire, son attitude, au moment de la Goutte de sang – qu’il desavoue – pouvait passer pour intransigeantebien que les Cineromans ne lui laissassent aucune echappatoire (voir F. Albera, « Sociologie d’Epstein : de Pathe-Consortium a Albatros », dans Jacques Aumont, dir., Jean Epstein. Cineaste, poete, philosophe, Paris, CinemathequeFrancaise, 1998, pp. 226-227).

19. J. Epstein, « L’objectif lui-meme », Cinea-Cine pour tous, no 53, 15 janvier 1926, pp. 7-8.20. Ramain renvoie a son article « De la construction thematique des films » (Cinea-Cine pour tous, no 44,

1er septembre 1925) ou il emploie ce mot que reprend Epstein pour condamner « l’erreur » d’Eggeling (« Pour moi jecrois que l’age du cinema-kaleidoscope est passe », art. cit., p. 7).

21. P. Ramain, « Sensibilite intelligente d’abord, objectif ensuite », Cinea-Cine pour tous, no 55, 15 fevrier 1926, pp. 7-8.

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Tout en liant ce « factualisme », ce « cine-fait » pour employer la formule vertovienne, a une

dimension magique liee au jeu sur la temporalite :

Les recherches sur la repetition cinematographique exacte d’un concours de volontes, d’aspects et

d’instants, concours qui deja avait eu lieu spontanement m’ont souvent donne l’impression d’un travail

magique, dotant les mouvements dans l’espace et le temps d’une boıte de vitesse avec marche arriere.

La « mise en accusation de Jean Epstein » qu’instruit Photo-Cine (selon une formule appliquee dans

chaque numero a un cineaste), s’exprime des le chapeau de Jacques de Layr, qui dirige la revue avec

Jean Dreville : Epstein est imprevisible, a chacun de ses films il bifurque, laissant la critique desemparee.

Mais il semble bien que M. Epstein ne fait qu’obeir a une rigoureuse necessite interieure dont il ne

peut nous reveler progressivement que ce que lui-meme en decouvre chaque fois. De toutes ces marches

et contre-marches l’œuvre degage sa ligne que le spectateur ne sait pas toujours prevoir, que l’inventeur

n’est pas toujours libre de choisir.

Pierre Rambaud ouvre le requisitoire. Pour lui tous les films suivants ont trahi Cœur fidele, y

compris la Belle Nivernaise : « Vous dites que c’est votre meilleur film et c’est le Dr Ramain qui vous l’a

dit » ecrit le journaliste 22... s’attirant une longue reponse du Docteur dans le numero suivant. Dans

sa « Lettre ouverte » du 6 avril 1928, pour venir au secours de son ami qu’on l’accuse d’avoir

« hypnotise », il veut demontrer a contrario l’obsolescence de Cœur fidele, « chef d’œuvre du passe »

avec son gout pour les bas-fonds, les bouges a matelots.

Cependant le bilan qu’il tire de la carriere du cineaste est assez dur, guere eloigne de celui de

Rambaud ; il stigmatise les films realises « par besoin commercial ». Et d’enumerer :

Pasteur ? une erreur biographique malgre les images. L’Affiche ? une bobine remarquable (...). Le

Double Amour ? chut ! silence... Silence aussi sur un certain Robert Macaire et un vasouilleux Mauprat.

Et puis un essai de sauvetage dans Six et demi-Onze : mais le pli etait pris ; c’est encore un film indigne de

vous, dans l’ensemble.

Vous aviez « mal tourne ». Errare humanum est... mais vous n’avez pas persevere, puisque, enfin

redevenant vous, vous fıtes ce chef d’œuvre extrait d’une quelconque nouvelle de Paul Morand : la

Glace a trois faces 23.

C’est donc le projet de tourner une adaptation de la Grande Peur dans la montagne qui rapproche

quelques temps encore les deux hommes. Epstein souhaite tourner ce film en Haute-Savoie ou reside

desormais Ramain. Il sollicite son aide pour trouver un endroit qui convienne en fonction des saisons.

22. Pierre Rambaud, « Mise en accusation de Jean Epstein. Requisitoire », Photo-Cine, no 11, fevrier-mars 1928,n.p. [p. 19-20], argumentaire repris dans « Sons de cloches. Pour Cœur fidele » (Cinea-Cine pour tous no 110, 1er juin1928) en reponse a une etude de la Glace a trois faces de Ramain (no 108, 1er mai 1928). Ramain repond a nouveau avec« Pour ‘‘La Belle Nivernaise’’ » (Cinea-Cine pour tous, no 111, 15 juin 1928).

23. P. Ramain, « Lettre ouverte a Jean Epstein », Photo-Cine no 12, avril 1928 [n.p.] A ce bilan navre s’ajoute unpeu plus loin le Lion des Mogols « film sans art parce qu’uniquement photographique ».

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Le projet echouera mais l’interet d’Epstein pour Ramuz perdurera car, apres la guerre, il se mobilisera a

nouveau pour permettre a Jean Benoit-Levy, auquel il est lie depuis Pasteur puis via sa sœur et enfin

parce que Benoit-Levy travaille pour les institutions internationales (Onu, Unesco) et decroche pour

lui plusieurs commandes de films documentaires, de monter une co-production americaine qui

adapterait cette fois la Beaute sur terre de Ramuz. La aussi, apres nombre de difficultes surmontees,

le projet echoue, le producteur faisant defaut au dernier moment24.

Mais au-dela de ce projet precis les echanges qu’ont Epstein et Ramain portent sur des questions de

type ethnographique autour de la sorcellerie dans les campagnes. Epstein credite le Docteur de tout

savoir sur tout et le sollicite encore pour l’aider dans divers projets tournant autour de ces questions et

qui se trouvent au croisement de la Grande Peur dans la montagne et de l’Or des mer ou du

Tempestaire 25.

Lettres et cartes postales d’Epstein au Dr Ramain

L’ensemble des lettres et cartes postales adressees au Dr Ramain par Epstein conserve par la Cinema-theque francaise comporte 21 pieces plus la lettre a Rolland qui est a l’origine de cette correspondance. On lescite ou resume ci-dessous avec l’autorisation de Patrice Ramain que nous remercions vivement.

Le 25 mars 1925

Louis Rolland a adresse a Epstein les articles locaux parus sur la Belle Nivernaise projete dans le cinemaqu’il programme avant d’en devenir le directeur et en faire un lieu d’excellence ou sont projetes les filmsartistiques de « l’Avant-garde francaise ».

Epstein repond aussitot :

[A Louis Rolland]

le 29 mars 1925

Je recois a l’instant votre lettre du 25 mars. J’ai lu avec le plus vif et le plus reel interet les articles et

la conference du Docteur Ramain. J’ai eprouve le plus grand plaisir a savoir que la Belle Nivernaiseavait eu a nouveau les honneurs de l’un de vos ecrans.

Je desire depuis longtemps ecrire au Dr Ramain certaines reflexions que son article m’a inspirees.

Malheureusement la realisation du Double Amour et la preparation d’un film tres important que je dois

tourner ensuite 26, me prennent a ce point tout mon temps que je vous prie tres specialement de vous

24. Voir leur correspondance des annees 1949-1950.25. Epstein recueille et depouille toute une bibliographie concernant ces questions, notamment dans le Valais suisse

(voir le projet les Secrets de l’Alpe. Film de nature et d’evocation d’anciennes legendes valaisannes [fonds Epstein 29 B 13]).26. Il s’agit des Aventures de Robert Macaire (prod. Albatros, 1925, film a episodes et dont une version courte sera

egalement exploitee. Avec Jean Angelo, Suzanne Bianchetti, Alex Allin, Camille Bardou).

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faire mon interprete aupres du Dr Ramain pour le remercier, m’excuser aupres de lui et lui dire que je

me propose, a la fin de ce mois d’avril, quand je serai un peu plus libre, de repondre longuement a ses

intelligentes theories.

[salutations]

[A Paul Ramain]

[Entete des films Albatros]

Montreuil, le 12 avril 1925

Cher Monsieur,

Je dois vous avouer que mon premier sentiment est d’effroi, chaque fois que je commence la lecture

d’un article critique d’une certaine abstraction, qui examine l’un de mes films. On pense de moi que je

suis un theoricien du cinema ; la verite est contraire ; je ne travaille jamais qu’a l’absolue grace de Dieu.

Ensuite, seulement et pour passer le temps, j’essaye de bien prendre ce que j’ai fait ; d’ou mes theories,

et elles sont tout de travers !

En lisant vos etudes que vous avez eu la gentillesse de me faire parvenir, j’ai eu le sentiment et la

surprise heureuse de voir, par vous, plus exactement mon œuvre, que je ne l’ai souvent decouverte

moi-meme. Le rythme est un des premiers aspects de la vie. Aucune existence – sans doute meme

minerale – ne se concoit arythmique. La musique, le cinema, la parole sont, je crois, les trois moyens

d’expression les plus directs du rythme humain. C’est a dire que pour eux une ame peut se decrire

assez fidelement pour amener d’autres ames de bonne volonte a sa propre allure de vie. Je pense que

vous connaissez les experiences recentes d’apres lesquelles il serait prouve que les grands orateurs, les

grands predicateurs amenent le pouls de leurs auditeurs charmes a etre synchrone du leur. Le fait

merite d’etre vrai. Mon seul espoir cinematographique est dans une telle telepathie du cœur, mais plus

ideale !

J’accepte tres volontiers de faire partie – a tel titre que vous jugerez bon – de votre association des

Amis du Cinema. Comme vous en etes le conducteur, je ne doute pas de la noblesse d’intention de ce

groupement.

Je vous repete encore mon regret de ne pouvoir aller a Montpellier pour la presentation de l’Affiche.La realisation des films que j’ai actuellement sur le chantier exige un gros effort de ma part et ma

presence continuelle. C’est aussi uniquement pour ces questions de travail (je viens de realiser entie-

rement un film en six semaines de prise de vue ininterrompue) que je n’ai pas pu vous ecrire aussitot

que je l’aurais souhaite et du faire.

J’ecris a Tedesco par ce meme courrier. Neanmoins bien que Tedesco soit un ami fort complaisant,

je ne puis vous garantir que ma demarche portera des fruits immediats, la revue ayant toujours, je le

sais, ses numeros composes tres longtemps a l’avance d’apres les contrats de publicite ou de colla-

boration 27.

27. Jean Tedesco dirige Cinea-Cine pour tous ou le Dr Ramain publiera plusieurs etudes et articles a partir de 1925.

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Je me rejouis de lire bientot un autre article de vous, que vous m’annoncez, et je vous prie de

croire, Cher Monsieur, a mes sentiments tres sympathiques.

[sig.] Jean Epstein

Paris, le 12 juin 1925

A M. le Dr Paul Ramain

Enclos Laffoux

« La Pierre rouge »

Montpellier (Herault)

Cher Monsieur,

Je ne suis nullement froisse des critiques que vous avez publiees sur « l’Affiche ». Au contraire, je lis

toujours vos articles que vous voulez bien me faire parvenir avec un interet qui va croissant pour le

developpement de votre conception cinematographique.

La seule raison de mon silence est mon travail qui, a quelques jours du commencement de RobertMacaire remplit toutes les minutes de mes journees.

J’espere, moi aussi, avoir bientot le plaisir de faire connaissance a Paris et en attendant, je vous prie

de croire a mes sentiments tres sympathiques.

Veuillez transmettre mes amities a Monsieur Rolland.

[sig.] Jean Epstein

[A Paul Ramain]

Entete : Societe des Films « Albatros »

Viroflay, le 26 janvier 1926

Cher Monsieur,

Voici la photo demandee. Repondez et critiquez-moi ; je suis la pour cela et ne pourrais jamais en

prendre ombrage.

Je suis fort content d’apprendre que vous allez reprendre la Belle Nivernaise. C’est celui de mes

films que je prefere a tous les autres 28.

Croyez-moi tres cordialement a vous.

28. Cette phrase est citee dans une note de la redaction en fin d’un article de Paul Ramain, « Sensibilite intelligente,objectif ensuite », dedie « A Jean Epstein en toute sympathie », et consacre a la Belle Nivernaise dans Cinea-Cine pourtous no 55, 15 fevrier 1926 : « Au moment de mettre sous presse l’article de notre excellent collaborateur, celui-ci nousfait part d’une lettre d’Epstein ou ce dernier lui declare... (p. 8).

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[A Paul Ramain]

Carte postale [verso : Grenoble 1925. Exposition de la Houille blanche et du Tourisme]

7 mars 1926

Cher Monsieur,

Je lis vos deux articles dans Cinea. Celui que vous avez consacre a la Belle Nivernaise m’a vivement

touche. Je suis heureux que vous ayez si chaleureusement expose votre comprehension exacte d’un film

qui me tient particulierement a cœur 29.

Je ne desespere pas de faire votre connaissance. Je suis sur que nous aurons plaisir a bavarder.

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

[dactylographie]

15 avril 1927

Cher Monsieur et Ami,

Je vous remercie de votre poisson d’avril et je me prepare a votre reponse laquelle a mon tour peut-

etre, je vous repondrai.

En effet Monsieur Louis Pupat de Lyon est un grand ami de ma famille et Jean Reboul est un de

mes camarades de Faculte.

C’est avec joie que j’irais vous voir en Savoie, pays que j’aime. Mais c’est loin et les jours sont

courts.

Cordialement a vous.

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

[dactylographie]

29 septembre 1927

Cher Monsieur,

Il y a bien longtemps que n’ai eu de vos nouvelles... J’ai un renseignement d’ordre local a vous

demander.

29. Outre « Sensibilite intelligente, objectif ensuite » (voir ci-dessus), il doit s’agir de « Les idees derriere l’ecran. Del’expression musicale et onirique du Cinematographe » (Cinea Cine pour tous, no 56, 1er mars 1926) ou, dans unparagraphe, Ramain s’adresse a Epstein : « A vous, Jean Epstein, qui revez de filmer la psychologie des pelerins deLourdes, de faire cette œuvre. Seul, votre genie cinegraphique mis en valeur dans Cœur Fidele et la Belle Nivernaise peutreussir la ou tous ont echoue. Mais lachez les melos lamentables qui empecheront toujours le Cinema de sortir dubourbier et de la tourbe ‘‘populaciere’’. Vous le savez. » (p. 10).

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Ayant le grand desir de porter a l’ecran le roman de C. F. Ramuz la Grande Peur dans lamontagne 30, que vous connaissez et aimez certainement, je serais heureux de savoir si les conditions

de climat dans vos regions montagneuses conviennent encore en ce mois de Novembre a la prise de

vues cinematographiques. Il ne s’agirait pas de tourner a de grandes altitudes, l’objectif exagerant ou

diminuant les perspectives a volonte, il me suffirait, je crois, une altitude de 800 ou 1000 metres. Tout

depend evidemment du paysage ou lieu que je choisirai 31.

[...]

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

[dactylographie]

22 octobre 1927

Cher Monsieur,

Vous excuserez surement le retard a vous remercier de votre interessante lettre, lorsque vous saurez

que seul le souci de mettre sur pied la realisation de la Grande Peur dans la montagne fut la cause de

mon silence.

Mais naturellement je suis en retard sur les dates que je m’etais proposees premierement et je

commence a etre inquiet sur les conditions de travail que je pourrais trouver en Savoie. J’en suis a me

demander s’il ne serait pas plus prudent d’aller vers les Pyrenees.

Des que j’aurai pu prendre une decision, je vous l’ecrirai et je prefererais certes que ce soit – si ce

doit etre en general – la Savoie que je connais deja un peu et que j’aime beaucoup.

[A Paul Ramain]

[carte postale]

Samedi [1927]

Cher Monsieur,

Je vous remercie d’avoir pense a m’envoyer votre nouvel essai sur l’esthetique cinematographique

que j’ai lu avec plaisir et interet.

30. Charles-Ferdinand Ramuz, la Grande Peur dans la montagne, Paris, Grasset, 1926 (paru auparavant dans laRevue hebdomadaire en six livraisons du 20 juin au 1er aout 1925).

31. Ces indications font echo a l’indignation de Paul Ramain dans Cine (no 11, mars 1927, p. 128) ou il s’insurgecontre les « Exagerations » (titre de son article) : « N’a-t-on pas fait dire a J. Feyder (Cinemagazine no 6, 6 fevrier 1925)(...) que de Sierre a St-Luc, dans le Val d’Anniviers ou fut tourne Visages d’enfants, a la fin du printemps 1924, il y avait‘‘neuf heures de marche, la plupart du temps dans la neige’’ ; que le dit St-Luc est situe a l’altitude hymalayenne outhibetaine de... 2 800 metres au dessus du niveau de la mer », au lieu des 1.643 metres d’altitude reelle ; et que l’Hospicedu Grand St-Bernard atteignait aussi l’altitude d’un repaire de Grands Lamas du Thibet avec... 3 800 metres ! (sic), soitune erreur de plus de 1.000 metres sur 2.575 metres reels. »

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J’ai du malheureusement remettre a beaucoup plus tard mon projet de filmer la Grande Peur dansla montagne et je suis occupe a preparer pour l’ecran un conte d’Edgar Poe 32.

Vous citez souvent dans vos lettres la villa Saint-Jean 33. Mais je vous cherche en vain dans ma

memoire infidele. [...]

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

[dactylographie]

Paris, le 10 avril 1928

Cher Monsieur et Ami,

J’ai bien recu votre carte parlant si sympathiquement de vos impressions sur la Glace... Et

maintenant votre lettre de Paques.

Je me rejouis de lire votre lettre ouverte et j’en parlerai a Monsieur de Layr comme vous le souhaitez 34.

Ne demandez pas ma venue a Geneve : je refuserai probablement 35. Mais j’irai certainement vous

faire une visite a Douvaine...

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

Cinq mai [1928]

Cher Ami et Docteur en transparence,

Vos deux si chaudes professions de sympathie et d’estime brillent, ouvertes, sur ma table de

montage parmi les bouts d’Usher qui s’orientent.

A ce contre jour les images vous promettent deja leur transparence, cet aspect essentiel auquel vous

etes bien sensible.

32. La Chute de la Maison Usher (prod. Jean Epstein, 1928). Il s’agit en realite de deux contes de Poe : « Le portraitovale » et « La Chute de la Maison Usher ».

33. Villa Saint-Jean, college prive francais cree a Fribourg en Suisse par Francois Kieffer en 1903 au moment ouEmile Combes travaillait a une laıcisation complete de l’education. L’annee suivante fut proclamee l’interdictiond’enseigner pour les congregations religieuses. Le Vatican rompit alors ses relations diplomatiques avec la Franceavant que la loi de separation de l’Eglise et de l’Etat n’etablisse un modus vivendi. Anime par des marianistes, ce collegeaccueillait principalement des eleves issues de la haute bourgeoisie francaise qui suivaient un cursus menant aubaccalaureat francais dont les epreuves se deroulaient a Thonon-les-Bains. Antoine de Saint-Exupery fut l’un descelebres pensionnaires de ce college ou fut accueilli Jean Epstein et que frequenta peut-etre quelque temps Paul Ramain.

34. Jacques de Layr est le directeur de Photo-Cine ou Ramain publiera sa « Lettre ouverte a Jean Epstein » dans leno 12 d’avril 1928.

35. Il s’agit sans doute de se rendre a une seance de Cine d’art, le cine-club lie a la revue Cine. Revue d’Artcinematographique que dirigent John Pisteur et Louis Elie et a laquelle collabore activement Paul Ramain. Il y avait acette epoque trois cine-clubs a Geneve (Cine d’art, 1927-1928, le Cine-club de Geneve, 1928-1930, les Amis du filmnouveau, 1928-1929).

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Et je me fortifie dans le dessein renouvele de tourner la Grande Peur et donc de vous rencontrer

bientot.

PS. Le decorateur d’Usher est non d’Aes, mais, comme ce fut mon habitude jusqu’ici, Kefer 36.

[A Paul Ramain]

[carte postale]

Brest, le 7 juin 1928

Je crains que la Grande Peur dans la montagne ne soit encore remise 37.

[A Paul Ramain]

Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe XVIe

[dactylographie]

Yatch « le Pampero ». En mer

27 septembre 1928

[Epstein deplore qu’ils se soient rates recemment a Paris]

[A Paul Ramain]

[Entete : Les Films Jean Epstein, 124 rue de la Pompe, XVIe]

le 29 decembre [1928]

Fondez Bobine 38, Cher Ami, mais n’y invitez surtout pas tous les rates de la litterature comme ceux

qui composent la redaction de ce paradoxal Pour Vous.J’ai termine le montage de Finis Terrae et vous envoie des vœux. [...]

36. C’est dans sa « Lettre ouverte » de Photo-Cine que Ramain attribue a Aes les « maquettes » d’ Usher. Epsteinrecruta le jeune dessinateur Pierre Kefer et le fit debuter sur le Double Amour avec Meerson – qui le lui a peut-etre faitrencontrer. Il deviendra son decorateur par la suite et de lui seul (Mauprat, Six et demi, onze, la Glace a trois faces, laChute de la Maison Usher). Les deux hommes sont manifestement tres lies : alors qu’il est soldat a Nancy, Kefer envoie aEpstein des dessins ou s’entremelent bolides et coupes de champagne entre des considerations sur sa nouvelle Panhard10 HP, Dedalus de Joyce, L’Equipage de Kessel, l’Or de Cendrars... Apres Usher et le choix d’Epstein du decor naturel,Kefer s’oriente vers la photographie. En 1930, il s’associe avec Dora Maar avec qui il partage un atelier, rue Campagne-Premiere (prete par Harry Ossip Meerson, frere de Lazare) et co-signe des photographies notamment publicitaires, puisil participe a des editions de livres illustres. Il realise encore la scenographie d’un spectacle de theatre en 1937 (Pacifique,scenes de la vie polynesienne, de Henri Lenormand, mis en scene par Alice Cocea aux Ambassadeurs avec le fameux artistenoir Habib Benglia).

37. Le projet est abandonne. Le livre de Ramuz fera l’objet de deux adaptations pour la television en 1966 (parPierre Cardinal) et en 2006 (par Claudio Tonetti).

38. Nom d’un probable cine-club dont Ramain a le projet (peut-etre a Thonon-les-Bains) et qui n’a, sauf erreur,pas vu le jour.

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Finis Terrae est un peu different de ce qu’aujourd’hui on entend par film : il est sans artifice, peut-

etre sans art. Le public sera temoin d’un fait reproduit – c.a.d. produit une seconde fois – sur l’ecran.

Les recherches sur la repetition cinematographique exacte d’un concours de volontes, d’aspects et

d’instants, concours qui deja avait eu lieu spontanement m’ont souvent donne l’impression d’un travail

magique, dotant les mouvements dans l’espace et le temps d’une boıte de vitesse avec marche arriere.

J’espere que mon prochain film pourra prolonger cette tentative encore souvent maladroite.

[allusion a Francoz qui a ecrit sur lui et qu’il voudrait rencontrer 39]

[A Paul Ramain]

[carte postale]

Viroflay le 26 janvier 1929

Cher Ami, je suis a votre disposition pour Bobine. [...] mon prochain film sera encore peuple que

de marins.

[A Paul Ramain]

[carte postale de Saint-Bonnat]

30 octobre 1930

On ne vous lit plus ni en autographe ni en imprime, ou est-ce moi, ermite filmant...

[A Paul Ramain]

[carte postale Bateau le Sauvetage]

Ajaccio, le 25 mars 1931

L’anemie dont souffre le cinematographe semble pernicieuse. Je comprendrais de « prendre le

maquis » (corse) comme on se retire au couvent.

[A Paul Ramain]

[carte postale de Villers Cotterets a Paul Ramain a Douvaine]

25 octobre 1931

En tournant le Cor de Flegier et aussi (mais moins) de Vigny et bientot de moins en moins de moi 40.

Souvenir cordial

39. Paul Francoz est un des collaborateur de Photo-Cine.40. Le compositeur (et peintre) Ange Flegier (1846-1927) avait compose un air celebre – « Poeme pittoresque » –

d’apres « Le Cor » d’Alfred de Vigny commencant par la fameuse formule « J’aime le son du cor le soir au fond desbois... ». Epstein tourna cette « chanson filmee » sous le titre le Cor (6 minutes) pour Synchro-Cine avec le chanteur JeanClaverie (baryton basse).

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[A Paul Ramain]

[carte postale de Quiberon]

27 novembre 1931

J’approche de la mer avec emotion. Les vingt-

deux yeux de mes appareils sont encore aveugles

de cuir. Je m’embarque des que mes approvision-

nements seront termines, pour l’ılot isole d’Hoe-

dick ou je vais tourner l’Or des mers. Enfin

un film a moi ! Ni parlant, ni muet. Un film

« chuchotant », « murmurant »... 41

Bien cordialement

[A Paul Ramain]

[carte postale de Viroflay]

28 janvier 1932

Cette image freudienne pour vous souhaiter

(tard !) une bonne annee, cher Ami, et vous

demander de vos nouvelles. Je crois que vous ne

m’avez pas ecrit de longtemps. [...]

La carte est associee par son destinataire a unecoupure du journal l’Ami du Peuple du 11 mai1928 d’un entretien avec Jean Epstein par PierreGregoire comportant une photographie de la Chute

de la Maison Usher de l’epouse du peintre, morte,fort proche de la Vierge couchee de la carte postale.

Carte postale du 28 janvier 1932. Cinematheque francaise.

Coupure de l’Ami du Peuple du 11 mai 1928 avec image dela Chute de la Maison Usher. Cinematheque francaise.

41. L’Or des mers situe sur l’ıle d’Hoedic dans le Morbihan, au large de Quiberon, se fonde sur une legende locale(un vieux pecheur « pilleur d’epaves » dont le fils est amoureux d’une fille de l’ıle rivale d’Houat). Le film est interpretepar les habitants de l’ıle. Dans un documentaire de 1982, Patrick Le Gall retrace l’histoire de cette production etorganise la rencontre, 50 ans apres le tournage, des acteurs survivants avec ce film qu’ils n’avaient jamais vu.

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[A Paul Ramain]

[carte postale]

Auray le 25 fevrier 1932

Que vous arrive-t-il donc, cher ami, que je n’aie pas de vos nouvelles depuis si longtemps ?

Je viens d’achever les prises de vues de l’Or des Mers dont j’avais d’abord ecrit un roman qui paraıtra

a Paques... a Paques ou a la Trinite... car les editeurs ! ! ! 42

[A Paul Ramain]

Courrier non date :

[Entete : Les Films Jean Epstein, 21 rue du Vieux-Colombier]

Samedi [1926 ?]

Cher Monsieur,

Je vous prie de mettre sur le compte des soins assidus que je dois donner a mon nouveau film, le

retard avec lequel je vous envoie mes felicitations pour votre heureuse paternite.

[A Paul Ramain]

[Lettre a entete de l’Hotel Rembrandt, Londres – biffe]

[ajoute :] Viroflay (Seine et Oise) 71 av. du Haras = seule adresse toujours bonne

[A Paul Ramain]

le 2 juillet [193 ?]

Cher Ami

[apres avoir deplore n’avoir plus de nouvelles] Nous traversons une grave crise d’affaires et de

metier. Nous regardant, et ecoutant maintenant aussi, nous debattre, recitez le Suave mari, vous dont

les prerogatives sont specifiquement constantes 43.

[Il demande des references bibliographiques sur la sorcellerie chez les paysans francais. Des cas

d’hallucinations collectives, etc., dans le genre Grande Peur dans la montagne].

42. Jean Epstein, l’Or des mers, Paris, Valois, 1932 (reedition Bayle, La Digitale, 1995). Le film, acheve en 1932sortira en mai 1933 brievement en raison de la generalisation du parlant.

43. Citation de Lucrece dans De Rerum Natura : « Suave, mari magno turbantibus aequora ventis/e terra magnumalterius spectare laborem » (« Qu’il est doux, les vents agitant les plaines sur la grande mer, / depuis la terre de contemplerle grand travail d’un autre », II, 1-2).

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Le Docteur Ramain, melomane autant qu’il etait cinephile, critique et theoricien musical, qui

s’adonnait volontiers a la transcription pour piano des quatuors de Beethoven, composa quelques

musiques d’accompagnement pour films muets. Grace a Patrice Ramain qui nous en a confie la copie,

nous publions dans ces quelques pages une composition destinee a la Belle Nivernaise d’Epstein,

achevee le 25 mars 1925.

Une autre composition musicale, l’Appel a la Bien-Aimee (1er janvier 1924), avait auparavant ete

transcrite pour petit orchestre (cordes et bois) en si bemol majeur, et execute a Montpellier du 18 mai

au 24 mai 1925 en accompagnement de la Charrette Fantome de Sjostrom. Cette meme composition

avait ete egalement chantee chez Morisset a Paris par Madame Winsbach le 6 juin 1925.

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Dr. Ramain, partition de la Belle Nivernaise (Jean Epstein, 1924).

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Press book pour l’Affiche (Jean Epstein, 1924).

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Press book pour le Lion des Mogols (Jean Epstein, 1924).

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