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Presses Universitaires du Mirail Pampa du Sud: notes personnelles sur une incursion Author(s): Jean ANDREU Source: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ET RÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 231-240 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854007 . Accessed: 15/06/2014 13:44 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.60 on Sun, 15 Jun 2014 13:45:00 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

Pampa du Sud: notes personnelles sur une incursionAuthor(s): Jean ANDREUSource: Caravelle (1988-), No. 79, PAYSANNERIES LATINO-AMÉRICAINES : MYTHES ETRÉALITÉS: Hommage à Romain Gaignard (Décembre 2002), pp. 231-240Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854007 .

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C.M.H.LB. Caravelle n° 79, p. 231-240, Toulouse, 2002

Variétés

Pampa du Sud : notes personnelles sur une incursion

PAR

JeanANDREU Université de Toulouse-Le Mirail

A Georges Baudot, pour les Amériques partagées, pour Madrid.

Il faisait nuit. Vraiment nuit. Sans aucune lumière à des kilomètres à la ronde, ce qui n'est pas peu dire lorsque Ton connaît l'infinie horizontalité de la Pampa. Et nous étions perdus. Nous roulions sans point de repère sur le chemin, des pistes de terre qui, de loin en loin, se coupaient en angle droit, parfois bordées de clôtures de fil de fer. Il semblait que nous tournions en rond à force de voir se répéter le même décor à la lumière des phares. Sans aucune appréhension cependant puisque Romain Gaignard conduisait et qu'on ne pouvait souhaiter un meilleur «baqueano» tant il connaissait la Pampa comme sa poche.

Dans la journée nous étions partis Romain Gaignard, Michèle Cail et moi-même à Guamini visiter ses silos à grains et sa lagune salée. Nous étions aussi passés par Puán, que je tenais à voir, par fétichisme pour Julio Cortázar qui avait situé là son étrange nouvelle Céphalée. Nous rentrions à Pigüé en fin d'après-midi et la nuit tombe vite au mois d'août. Au-dessus de nous la voûte céleste rayonnait doucement et diffusait une forte sensation d'étrangeté. Les étoiles, clairsemées, formaient des constellations que mes pauvres connaissances en astronomie n'arrivaient pas à identifier. C'était comme un autre univers, un ciel inconnu. Le royaume de la Croix du Sud qu'Antoine de Saint- Exupéry tutoyait dans ses vols de nuit et que Roger Caillois avait choisie pour emblème de sa collection de littérature sud-américaine chez

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Gallimard. De tous mes séjours en Amérique latine, c'est une des rares fois où, désemparé entre ciel et terre, j'ai éprouvé un aussi fort sentiment de solitude et d'exil.

* *

Nous étions une équipe pluridisciplinaire de sept universitaires toulousains, trois enseignants et quatre étudiants qui, en août 1974, s'étaient donné pour mission d'étudier les origines, le développement et le présent de la colonie agricole de Pigiié, fondée en 1 884 par 40 familles aveyronnaises, recrutées et pilotées par Clément Cabanettes et François Issaly. Sans que la compartimentation fut le moins du monde étanche, la répartition des tâches était la suivante : Romain Gaignard et Michèle Cail, géographes, s'occuperaient des problèmes d'exploitation et d'économie agricole ; Bartolomé Bennassar, Lucette Contreras et Michèle Courtade, historiens, traiteraient de l'implantation, de la formation de la population et de l'évolution socio-économique de la colonie ; Jean Andreu et Jacques Danton, littéraires, reconstitueraient la vie quotidienne, le cadre culturel, la sauvegarde des traditions puis la lente intégration des Aveyronnais à leur nouveau pays.

Et tous ensemble nous avons cherché à savoir pourquoi et comment ces paysans rouergats avaient atterri dans cette plaine des antipodes ; comment, du jour au lendemain, ils avaient dû affronter presque à mains nues cette terre intacte, bientôt féconde, parfois ingrate ; comment il leur fallut s'accorder à un environnement si différent du leur ; jauger la qua- lité du sol, actualiser leur calendrier de travaux, prendre en compte les nouvelles conditions climatiques, gérer les distances et les transports pour la circulation des biens et des hommes, entrer précautionneusement dans un tout nouveau système politique, culturel, linguistique, coutumier.

Sur les lieux mêmes, à l'aide de documents publics ou privés, éclairés par les souvenirs des grands anciens qui avaient connu les premiers temps, pendant un mois nous avons revécu au plus près cette épopée agraire qui, à force de courage et d'acharnement, fit d'une terre rase une contrée prospère autour d'une coquette petite ville. Pour beaucoup, une réussite exemplaire de colonisation. Nous avons travaillé deux ans pour mettre en forme les résultats de notre expédition et, en 1977, les Éditions Privat et le Service de Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail, conjointement, publiaient le livre où notre expérience est contenue toute entière : Les Aveyronnais dans la Pampa.

*

Avant le voyage à Pigiié, je pense que je connaissais déjà assez bien l'Argentine. Buenos Aires m'était familière, j'avais longuement marché dans ses rues interminables et je comprenais sans peine cet espagnol si

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particulier, imagé et chantant, qu'on y parle. La subtile différence d'atmosphère qui distingue chacune de ses grandes avenues m'était perceptible et je m'étais adapté sans déplaisir à la riche diététique carnée qu'on y pratique. Pour tout dire, j'étais devenu un portégne d'adoption. De la campagne, j'en avais vu juste ce qu'il fallait pour m'en faire une idée : les aller et retour à l'aéroport international d'Ezeiza, quelques fins de semaine dans les «quintas» de la ceinture résidentielle et un bref pèle- rinage à San Antonio de Areco pour visiter l'estancia des Giiiraldes où Ricardo avait conçu la figure mythique du gaucho Don Segundo Sombra.

Pour le reste, j'avais beaucoup lu, un peu de tout : l'histoire officielle et sacramentelle, mais également, incité par mon ami David Viñas, l'histoire contestataire des opprimés et des rebelles ; la littérature classique argentine avec une dévotion marquée pour les grands contemporains de l'époque, Jorge Luis Borges et Julio Cortázar ; la foisonnante presse sous laquelle croulent les petits kiosques des trottoirs de Buenos Aires. Je m'étais aussi initié au tango canaille et au folklore plus ou moins authentique des provinces et j'avais fréquenté les populeux temples de la passion argentine que sont les stades de football.

Avec Pigiié, ce fut un nouveau monde, une plongée dans une réalité dont je n'avais jusqu'alors qu'une notion livresque, un peu fantasmatique et sublimée par la littérature. La Buenos Aires dont je venais était le monstrueuse tête de Goliath d'un corps qui m'était inconnu et vers lequel j'allais en toute ingénuité.

* *

Du haut d'une terrasse de la ville on peut voir, vers le sud, la ligne violette de la sierra Curá-Malal, une récompense pour l'œil après tant de monotonie, une coquetterie géologique qui domine de 1000 mètres le vertige horizontal de la Pampa. A l'est, après la légère dépression arborée de la rivière Pigiié, la plaine à perte de vue sur quelques 1.000 kilomètres, jusqu'au pied des Andes. Cette immensité de terres sauvages est ce qu'on appelait au XIXe siècle le Désert. Pas si désert que cela, puisque y vivaient plusieurs ethnies d'aborigènes nomades que l'on désignait sous le nom générique d'indiens pampas. Pendant des siècles, et malgré d'épisodiques escarmouches ou razzias sur les troupeaux, ils avaient vécu en assez bonne intelligence, de part et d'autre d'une invisible «frontière», avec les espagnols d'abord et avec les estancieros argentins ensuite. Au point que les négociants portègnes pouvaient venir régulièrement, en plein territoire indien, s'approvisionner en sel du côté de Guamini, de Carhué ou, plus à l'ouest, des Grandes Salines, pour la salaison de la viande à conserver, le «tasajo», destinée à l'exportation.

Tout change dans la deuxième moitié du XIXe siècle et là, Pigiié et ses environs vont se retrouver au cœur des événements. L'histoire officielle argentine se veut la représentation, au nom du progrès, de la lutte

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continuelle de la «civilisation» portégne et européenne, contre la «barbarie», parfois du gaucho provincial, de l'indien de l'intérieur toujours. A la vérité, cette espèce de guerre civile permanente n'est que l'hypocrite alibi des négociants et des estancieros pour s'approprier les terres indiennes. A quelques modalités près, c'est ce qui se passe aux États-Unis vers la même époque : la Conquête de l'Ouest devenant la Conquête du Sud ou du Désert comme on dit ici.

En une dizaine d'années, de 1875 à 1885 environ, Pigiié et sa région ont connu trois statuts différents : steppe indienne d'abord, champ de bataille et de manoeuvres militaires ensuite et, enfin, terre à blé rouergate.

* *

En 1876, la Pampa du Sud autour de Pigiié est le lieu de toutes les batailles. Déjà, le 15 et le 16 février 1858, sur les berges de la rivière Pigiié, là où se trouve aujourd'hui le parc de la ville, un combat féroce avait opposé les forces «nationales» des colonels Paunero, Granada et Conesa, vétérans des guerres civiles, aux lanciers pampas du cacique Calfucurá. Près de vingt ans plus tard l'armée d'invasion argentine, forte de 3.000 soldats affronte à Puán, Guaminí, Carhué, Epecuén les bandes éparses d'indiens - plus de 4.000 hommes au total, tout de même - conduites par les derniers grands caciques, Namuncurá fils de Calfucurá, Catriel, Pincén et d'autres, qui vont de défaite en défaite, avec à la fin, pour seule issue, la mort - au combat ou de variole -, la soumission ou l'exil.

Aux points stratégiques des territoires «sécurisés», les militaires construisent des fortins dont la plupart deviendront bientôt de petites villes. Le ministre de la Guerre, Adolfo Alsina, fait arpenter les espaces libérés par l'ingénieur Alfred Ébelot - un semi-Toulousain qui racontera son expérience dans la Revue des Deux Mondes -, l'impécunieux gouvernement argentin distribue aux militaires, en prime et au prorata des grades, des lots du terrain nouvellement conquis pour solde de tout compte. Ceux-ci, n'ayant aucune intention de les travailler, les cèdent à des intermédiaires, agents le plus souvent de capitaux étrangers. C'est ainsi que le colonel Plaza Montero vend, en 1879, la concession de 275.000 hectares qui lui a été attribuée, pour 20 pesos l'hectare, à Eduardo Casey, d'origine irlandaise, qui revend 27.000 hectares, à 40 pesos l'hectare, à l'Aveyronnais Clément Cabanettes qui, avec l'aide de son ami François Issaly, recrute en France 40 familles aveyronnaises, lesquelles débarquent à Pigiié le 4 décembre 1884 et prennent possession de leurs lots de 100 hectares, qui leur reviendront à 100 pesos l'hectare. Et tout cela, encore une fois, en l'espace de moins de dix ans.

En 1884, tout est consommé. Du côté de Pigiié il reste encore quelques indiens errants et une très modeste place leur sera faite plus tard dans le petit musée régional de la ville ; les militaires implanteront une

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garnison et un arsenal ; les Aveyronnais commencent à défricher cette terre « pacifiée ».

Indiens, militaires, Français, les trois strates successifs, presque simultanés, se retrouvent mêlés dans la toponymie de toute la région. Noms de ville, de lieux dits, de gares, d'estancias : noms aux fortes consonances araucano-pampas tels Pigüé, Carhué, Puán, Guaminí, Curá- Malal... ; noms aux accents martiaux tels Coronel Suárez, General La Madrid, Coronel Pringles, Coronel Dorrego..., références prestigieuses d'avant la conquête du Désert ; et ces noms, pour nous familiers, venus de France avant même la colonisation rouergate tels Ducos, Dufaur, Daireaux, D'Orbigny, Bordenave... Ce sont tous ces échos d'une histoire enterrée qui remontent à fleur de pampa lorsqu'on parcourt la plaine vide et silencieuse, infinie.

* *

A Pigüé, ce qu'on appelle la Pampa ne correspond pas tout à fait à l'idée que l'on s'en fait généralement. Par sa situation, pour des raisons climatiques et géologiques, ce n'est déjà plus la Pampa humide et tempérée et ce n'est pas encore vraiment la Patagonie sèche et froide. La prairie verte et grasse du nord se transforme au sud en un irrégulier tapis de touffes jaunâtres qui ondulent au vent : le peu ragoûtant «pasto duro» que le bétail ne consomme qu'en cas de nécessité. Comme ce fut un espace longtemps négligé, la nature garde par endroits les traces de ses origines sauvages. On comprend mieux dès lors que le célèbre cinéaste argentin Leopoldo Torre Nilsson ait choisi cette région, entre Pigüé et Bahía Blanca, pour tourner en 1969 sa version du Martín Fierro, la saga du gaucho rebelle du XIXe siècle, ce qui nécessitait un cadre naturel pouvant encore passer pour la Pampa du temps des indiens et d'avant les clôtures, les routes et les trains.

Mes lectures auraient dû m'y préparer, mais ce fut tout de même une révélation : le vide pampeen. Par contraste je me souviens qu'au Paraguay, entre Asunción et Encarnación, on peut voir souvent les «chococués» avec leur chapeau «piri», travailler leur parcelle tout en surveillant une ou deux vaches qui paissent l'herbe du chemin, ou conduire leurs grandes charrettes tirées par des boeufs placides. Et, dès la nuit tombée, sur fond sombre de palmiers «pindó», les petites maisons peintes et éclairées forment une guirlande de couleurs le long de la route.

Ici, rien de tel. Sur des kilomètres et des kilomètres on peut ne rencontrer ni âme ni bête qui vive. Tout au plus, de très loin en très loin, un bouquet d'arbres à l'horizon où se niche une estancia ou un congrès de bovins immobiles autour des abreuvoirs. Or, paradoxalement, cette Pampa vide se dépeuple. A Pigüé, la part de la population agricole est passée de 43,3% en 1963 à 28,7% en 1973. Par une sorte de retour aux origines, la présence humaine se dilue dans l'espace.

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J'appartiens à une génération nourrie à la littérature engagée latino- américaine de la première moitié du XXe siècle qui vilipendait les latifundia et prônait révolutionnairement la réforme agraire. En 1910, le cri de « Terre et Liberté » mobilisait les paysans d'Emiliano Zapata. Il continue à résonner, sur tous les tons, dans Los de abajo (« Ceux d'en bas », 1916) du Mexicain Mariano Azuela, dans Huasipungo (1934) de l'Équatorien Jorge Icaza, dans El Mundo es ancho y ajeno (« Vaste est le monde », 1941) du Péruvien Ciro Alegría, dans Viento fuerte (« L'Ouragan» , 1950) du Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias et tant d'autres dans d'autres pays. On ne trouve rien de semblable, de manière significative, dans la littérature et les mouvements sociaux pampéens. La clameur des paysans sans terre fait place ici au silence d'une terre sans paysans.

* *

Pourtant Pigiié est bien une région agricole, d'un rendement variable mais, tout compte fait, assez prospère. Où sont donc les paysans qui travaillent la terre ? En ville, tout simplement. Très tôt les colons aveyronnais éparpillés dans la campagne ont cherché à s'installer au bourg. Dans une contrée où d'une propriété à l'autre les distances sont grandes, il était commode de pouvoir y séjourner un temps pour vaquer aux indispensables affaires : la gare, l'administration, le commerce, l'école, l'église, les fêtes... Et ce qui n'était au départ qu'un simple pied-à- terre devient rapidement une maison cossue, voire ostentatoire. Arrivée à huit ans avec les premiers colons de 1884, Anaïs Viala en témoigne dans sa Narración de mi vida (1937) :

J'ai vu s'élever au cours des ans depuis les humbles masures du début jusqu'aux grands chalets d'aujourd'hui qui donnent à ce que je peux appeler mon village, en Argentine, cette physionomie de petite grande ville qui est maintenant sa principale caractéristique.

Il est vrai que cette petite ville du fin fond de la Pampa est assez étonnante. Rien à voir avec nos gros bourgs de France, serrés autour de la halle, de la place à arcades ou de l'église. Mis à part les silos et le moulin près de la gare, sa ruralité n'est guère apparente. Les maisons sont d'archi tecture moderne conventionnelle, sauf trois ou quatre qui sont carrément d'avant-garde. Les rues et les avenues sont droites et larges, pavées ou asphaltées. D'imposants édifices, style début XXe siècle, abritent les diverses associations et clubs. Il y a aussi un théâtre - un peu désaffecté -, un parc, un musée, des bibliothèques, des banques. Un terrain d'aviation et l'Aéro-Club. Et il nous est même arrivé, avec Jacques Danton, de fréquenter les coquettes installations du Tennis-Club pour un échange de balles dont, autant qu'il me souvienne, je me suis tiré sans grand honneur.

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La vraie campagne nous l'avons surtout connue en fin de semaine, lorsque nous étions invités dans de lointaines estancias pour le traditionnel « asado ». Nous roulions à travers la prairie en voiture ou en camionnette (Ford, Chevrolet, quelques fois Peugeot) sous les roues desquelles s'envolaient des compagnies de perdreaux ou détalaient les énormes lièvres pampéens (Dolichotis patagónica) que Ton considère ici comme nuisibles et que Ton ne chasse que pour leur peau lorsqu'elle rapporte plus que le prix de la cartouche. D'où le mal que nous avons eu, à la fin de notre séjour, à nous faire préparer une recette de civet chasseur qu'une bonne volonté était allé chercher dans les tréfonds oubliés du savoir faire rouergat. Et ce, à la grande stupéfaction polie des gens du lieu. Depuis, et notre expérience n'y est sans doute pour rien, quelques entrepreneurs avisés exportent en Europe des carcasses surgelées de lièvre argentin que l'on trouve dans les supermarchés, à côté des gigots néo- zélandais.

Par la même occasion nous avons pu approcher de très près, dans un coin d'enclos, quelques exemplaires de la richesse bovine de Pigiié : des Aberdeen Angus noirauds, sans cornes, courts sur pattes, callipyges - la meilleure viande argentine -, totalement indifférents à nos tapotements prudents et admiratifs. Nous les avons revus un autre jour, à la vente aux enchères de la foire aux bestiaux (feria remate). Ils étaient conduits et surveillés par des cavaliers confortablement calés sur leurs selles comme d'autres dans des fauteuils, des vachers à cheval en béret, blue-jeans et espadrilles, bien loin du costume tapageur dont le folklore affuble le gaucho national.

L'autre richesse de Pigiié nous l'avons suivie à la trace dans les archives, les statistiques, les dossiers administratifs, mais nous ne l'avons guère vue. Je veux parler du blé. A peine l'avons nous deviné dans les inévitables silos et dans quelques chaumes oubliés entre les labours d'hiver et les regains. La fière devise céréalière du blason de Pigiié - «Un grano fui» - est restée pour nous très virtuelle.

Un après-midi nous sommes partis tous les sept à Bahía Blanca, à 130 km au sud, avec la voiture de location de Romain Gaignard et une camionnette « pick-up » qu'on nous avait prêtée et que Bartolomé Bennassar conduisait à vive allure, en véritable «tuerca», comme s'il avait fait ça toute sa vie, sur la route rectiligne agrémentée, aux rares croisements, de rudes ralentisseurs destinés à secouer les chauffeurs somnolents. Le port était gris et les mouettes tristes. Des silos, encore des silos, des sacs de grains entassés à même le sol et quelques manches qui crachaient le blé dans les cales des navires soviétiques, chinois, inconnus. Et partout, répandus sur le quai, les grains perdus que venaient picorer des nuées de moineaux. Nous avons fini notre soirée au port voisin

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cTIngeniero White, dans un bistrot à marins des plus décents, pour déguster les fruits de la mer servis avec un délicieux vin blanc Torrontés venu de Salta.

* * *

Notre venue à Pigiié avait été préparée et annoncée par Gilbert Mercadier, un ancien étudiant, agrégé de géographie, qui connaissait les lieux. Nous avons été reçus avec une compréhensible curiosité, une grande gentillesse et une attention de tous les instants, un peu cérémonieuse. Margot Bras nous choyait et nous orientait. Elle facilita nos rencontres avec les dépositaires de la mémoire vivante de Pigiié : Elvire Issaly, fille du fondateur François Issaly, Léon Pomiès, Emile Bessuejouls, Frédéric Issaly, tous ces grands anciens qui parlaient l'occitan - pardon, le « patois » - et nous disaient l'Aveyron de leur enfance et l'âpreté des premiers temps de la colonie, toute leur histoire faite de fierté et de nostalgie. Et tout se termina par une grande fête au Cercle Français dont nous étions les invités d'honneur et où nous avons mangé, trinqué, dansé dans l'euphorie générale. C'était le 24 août, anniversaire de la libération de Paris, date qui remplaçait la fête traditionnelle du 14 juillet qu'on avait annulée cette année-là en raison du deuil national d'un mois qu'observait le pays.

Le Président Général Perón était mort le 1er juillet. En cet hiver 1974 l'Argentine vivait des moments difficiles et cela ne s'est guère arrangé depuis. Dans un climat de tension extrême, le péronisme se divisait en factions rivales et armées, les milices de droite et les « montoneros » de gauche s'affrontaient à coups d'attentats et d'exécutions sommaires, les coups de main contre les garnisons et les banques se multipliaient, l'armée était sur le qui-vive. Le bruit et la fureur de ces temps déraisonnables ne parvenaient à Pigiié que très amortis, la majorité des « pigiienses » étant politiquement fort modérés.

Pourtant la vieille méfiance villageoise de quelque habitant a dû trouver louche cette bande d'étrangers - trois hommes dans la force de l'âge qui devaient être les meneurs et quatre jeunes qui devaient constituer les troupes de choc -, très mobiles, s'informant un peu partout et tenant des conciliabules clandestins. On a cru y voir un groupe de subversifs qui préparaient un sale coup, peut-être contre l'arsenal militaire pour s'y procurer des armes. On fit part de ces soupçons à qui de droit. En foi de quoi, une nuit nous fûmes convoqués tous les sept à la gendarmerie dont un soldat armé jusqu'aux dents nous ouvrit la grille fermée à triple cadenas. Une fois terminée la longue vérification d'identité et l'examen minutieux de nos passeports, on nous « libéra » sans excessive cordialité. Cette péripétie nous laissa sur le moment un arrière-goût mi-figue, mi-raisin. Avec aussi, à une autre occasion, une très forte discussion sur les récents événements du Chili et le coup d'état

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sanglant de Pinochet, ce fut le seul moment où le fracas du monde est venu troubler notre paisible et studieux séjour pampeen.

* * *

On dit que pour bien connaître un pays, il faut y marcher, sentir sa terre sous les pieds et y rencontrer ceux qui l'habitent. Même s'ils sont moins sensuels et humainement plus limités, le train et l'automobile ont leurs avantages. Surtout lorsque le temps est compté pour parcourir, par exemple, les 530 kilomètres qui vont de Buenos Aires à Pigiié et autant pour en revenir.

Nous sommes partis en train de la gare Constitución de Buenos Aires vers 9 heures du matin et nous sommes arrivés en gare de Pigiié vers 20 heures, par une nuit d'autant plus profonde que la ville était plongée dans une panne générale d'électricité. Cet horaire, à quelques quarts d'heure près, était le même que celui qui se pratiquait en 1900. Le train semblait d'ailleurs remonter à cette époque et notre compartiment témoignait du goût très britannique et de la splendeur passée des créateurs et des derniers propriétaires de la ligne : lambeaux de rideaux damassés, banquettes en bois de qualité, somptueuses toilettes en faïence, écaillées et ébréchées par endroits car plus d'un demi-siècle ne passe pas sans dommages. Du lever du jour à la tombée de la nuit nous avons vu défiler par la fenêtre la prairie uniforme, coupée parfois par le scintillement d'une nappe d'eau - le « bañado » -, sur laquelle voletaient ce que je supposais être des «teros» ou des «chajás». A la longue, plus on avançait vers le sud, plus on percevait les subtils changements de couleur de l'herbage.

Des plus de soixante millions de têtes de bétail que comptait le pays nous avons cru en apercevoir quelque troupeau à l'horizon, ou, plus près, à même le ballast, trois ou quatre carcasses de vaches mortes qui séchaient au soleil et sur lesquelles s'acharnaient les becs carnassiers des « caranchos » et des « chimangos ». Sur les fils des clôtures qui longent la voie, s'alignaient d'énormes outardes qui s'envolaient lourdement à l'approche du train et qui s'y reposaient tout aussi lourdement dès qu'il était passé. Toute une faune que le chemin de fer semblait attirer comme une source probable de nourriture. Et dans ce paysage, très peu de traces de présence humaine. Parfois le mécanicien arrêtait le train en rase campagne sans qu'on sût trop pourquoi : un croisement, le dépôt ou le retrait d'un sac postal, un ami que l'on veut saluer... Puis le train repartait, comme s'il allait du néant au néant.

*

Le retour fut une expérience tout à fait différente. Deux jours avant la fin prévue de notre mission, nous sommes repartis en voiture avec

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Romain Gaignard et une de ses étudiantes de Bahía Blanca vers Buenos Aires où nous avions pris des rendez-vous et où le conseiller culturel, M. Greffet, nous invitait déjeûner à sa table avec le professeur Verdevoye. Les cinq autres « missionnaires » restaient à Pigiié pour mettre la dernière main à nos recherches. Le voyage fut long, très long, et non pour une simple question de distance. Nous partîmes avant l'aube et au bout de 200 kilomètres le moteur se mit à toussoter et à fumer de façon alarmante. Romain Gaignard, après avoir longuement jaugé la machine, mit les mains sous le capot, bricola le moteur, réajusta une durite et nous pûmes enfin repartir. Une centaine de kilomètres plus loin, près de midi, nous nous arrêtâmes à une station service qui ne nous aida guère à résoudre notre problème ; nous profitâmes de l'arrêt pour téléphoner à M. Greffet que nous ne pourrions pas honorer son invitation. Plus loin encore le moteur se remit à fumer et Romain Gaignard se résolut à raccourcir de moitié la funeste durite. Nous repartîmes à petite allure avec un moteur de plus en plus réticent et en fin d'après-midi nous descendions, en seconde, les 15 kilomètres de l'avenue Rivadavia jusqu'au centre de Buenos Aires, sans que le génial bricoleur qui conduisait ait perdu à aucun moment son sang-froid. L'arrivée fut un véritable soulagement. Ma contemplation de la Pampa en était arrivée à la limite de la surdose, sensation que je n'avais éprouvée qu'une autre fois, au Brésil, quand j'étais resté toute une journée au bord de l'hébétude, devant le spectacle fracassant et inexorable des chutes d'Iguazu. Jamais plus depuis lors je n'ai pu observer aussi longuement l'étendue pampéenne, ni méditer aussi profondément sur les rapports einsteiniens de l'espace et du temps.

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Les quelques impressions que je viens de noter ne rendent que bien faiblement l'intensité de mon expérience humaine, intellectuelle et morale lors de cette brève incursion pampéenne, là-bas au sud, au bout du monde. Et je repense à Antoine de Saint-Exupéry, à ses aller et retour de Buenos Aires à Punta Arenas, sur la ligne de Patagonie de l'Aéropostale. Il a dû survoler souvent cette Pigiié qu'il ne connaissait pas, façonnée par les bras pionniers de ses compatriotes dont il aurait aimé la ténacité travailleuse :

La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu'elle nous résiste. L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle. Mais, pour l'atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu'il dégage est universelle.

(Terre des hommes)

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