PDF Metaphysique Heidegger Grondin

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    Dioti La mtaphysique Heidegger Jean Grondin.doc Ellipses, CRDP MIDI-PYRENEES

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    1. Heidegger responsable du renouveau et de la fin de la mtaphysique ?

    Les rflexions contemporaines sur le renouveau, lactualit, mais aussi,

    assez paradoxalement, celles sur la fin de la mtaphysique doivent beaucoup,

    sinon tout, la pense de Martin Heidegger. Si Heidegger a dabord promu

    la cause de la mtaphysique au XXesicle, cest incontestablement parce que

    son projet essentiel dans Sein und Zeit tait de rveiller la question

    fondamentale de la philosophie premire, celle de ltre. La question de

    ltre est aujourdhui tombe dans loubli , proclamait, en effet, la premire

    ligne du livre. Mais pour lever cet oubli, louvrage annonait quil aurait se

    livrer une destruction de lhistoire de lontologie, quil appellera un peu

    plus tard la mtaphysique, et cest cette ide de destruction (qui nest pas

    vraiment destructrice au sens ngatif du terme, car son propos est deredcouvrir, de manire positive, la question de ltre en dcapant les

    recouvrements sous lesquels lhistoire de lontologie laurait enfouie) qui a

    conduit le second Heidegger la thse dune fin de la mtaphysique. Il

    demeure que, dans Sein und Zeit, Heidegger se proposait bel et bien de

    reconqurir ce que lon peut juste titre considrer comme le thme central

    de la mtaphysique (celui de ltre), mais en prenant le contre-pied de la

    tradition mtaphysique elle-mme ou de ce quil prfrait alors appeler

    lhistoire de lontologie.

    Ds Etre et temps, Heidegger affecte donc une certaine distance vis--

    vis de la mtaphysique , distance qui se marque dailleurs ds la premire

    phrase de louvrage, cite tout au long : La question de ltre est

    aujourdhui tombe dans loubli, quand bien mme notre temps considre

    comme un progrs de raffirmer la mtaphysique 1. Si la mtaphysique

    1 Sein und Zeit (1927), p. 1. Le texte de Sein und Zeit (SZ) sera cit suivant la

    pagination originelle (celle de lditeur Niemeyer Tbingen, avec les notes

    marginales de Heidegger depuis la 14e d. de 1977), puisquelle a t reprise dans

    ldition des uvres compltes (GA, t. 1) et en marge de toutes les traductions

    franaises. Il existe deux traductions intgrales dEtre et temps en franais, qui se

    livrent une pre concurrence, mais dont profitent finalement les recherches

    heideggriennes : la traduction pirate , parce que hors commerce, due

    Emmanuel MARTINEAU, Paris, Authentica, 1985 (qui sest impose depuis comme

    la plus universellement cite, mme si elle souffre souvent de prciosit et dequelques contresens : chance au lieu de dchance , factice pour

    factuel , etc.) et la traduction, dite officielle , faite par Franois VEZIN,

    Gallimard, 1986, qui a peut-tre trop souvent recours a des nologismes irritants et

    souvent inutiles (ouvertude, util, etc.). Compte tenu de ces lacunes (mais dont il faut

    reconnatre quelles sont le tribut de toute traduction de Sein und Zeit), il ne faudrait

    pas oublier la premire traduction du livre, sous le titre LEtre et le temps, faite par

    Rudolf BOEHMet Alphonse de WAELHENS, Gallimard, 1964, mais qui ne renfermait

    que la premire moiti (les 1-44) du livre. Toutes les rfrences ldition des

    uvres compltes (Gesamtausgabe, Klostermann, Francfort, depuis 1975;

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    possibilit des sciences. Or, cette lecture no-kantienne avait commenc

    perdre de son lustre aprs la Premire Guerre mondiale, et pour plusieurs

    raisons. Dune part, la rflexion de second degr sur les mthodes des

    sciences laissait entire la question de lorientation humaine danslexistence. Cest un sentiment de dsorientation que la fin, abrupte pour les

    Allemands, de la Premire Guerre mondiale et lexpressionnisme ambiant

    nont fait que renforcer3. On sest donc mis chercher chez des auteurs

    comme Kierkegaard, bientt chez Nietzsche et Jaspers, une nouvelle

    philosophie de lexistence. Dautre part, les spcialistes de Kant avaient eux-

    mmes redcouvert que si Kant avait critiqu la mtaphysique traditionnelle,

    ctait pour frayer la voie une mtaphysique nouvelle. Il ntait donc

    nullement lennemi inconditionnel de toute mtaphysique, mais celui qui

    voulait, au contraire, lui ouvrir un avenir en lui dcouvrant un espace de

    rigueur. Ce motif tait encore manifeste dans le projet dune Mtaphysique

    de la connaissance de Nicolai Hartmann, qui cherchait surtout prendre

    cong de lidalisme de lpistmologie no-kantienne. Cest ce qui laamen rhabiliter un certain ralisme , cest--dire un certain sens de

    len-soi, mais toujours dans un cadre pistmologique. Pour toutes ces

    raisons, le terme de mtaphysique tait redevenu assez frquentable

    lpoque de Heidegger.

    2. La primaut de la question de ltre et son rapport la temporalit

    duDasein

    Cest tous ces dveloppements que Heidegger fait cho lorsquil parle

    de la raffirmation de la mtaphysique dans la premire ligne de Sein

    und Zeit. Mais ses guillemets montrent quil souhaite conserver une certaine

    distance par rapport cette nouvelle mode mtaphysique4. Cest quelle ne

    3Sur cette crise de la civilisation occidentale provoque par la Grande guerre, vir

    mon ouvrage Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Tbingen, Mohr Siebeck,

    1999, p. 63 ss.4Il traite aussi de cette disposition de ses contemporains la mtaphysique ( die

    heutige Bereitschaft zur Metaphysik) dans son cours de lt 1929 (GA 28, 21-23).

    Avant et aprs Sein und Zeit, Heidegger na cependant pas hsit afficher sa propre

    passion pour la mtaphysique. Cest ainsi que, la fin de sa thse dhabilitation

    (1916) sur la thorie de la signification et des catgories de Duns Scot (GA 1, 348),

    Heidegger crivait, et sans y prparer le lecteur, car sa thse portait surtout sur desquestions de logique, que la philosophie ne pouvait se dispenser la longue de son

    optique authentique, savoir la mtaphysique ! De mme, dans son Introduction

    de 1949 Quest-ce que la mtaphysique ?, Heidegger citera, en franais, le texte

    clbre o Descartes crivait : Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre, dont

    les racines sont la Mtaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent

    de ce tronc sont toutes les autres sciences (GA 9, 361; tr. fr. in Questions 1,

    Gallimard, 1968, 23; aussi cit dans GA 67, 95). Ces textes tmoignent - par del

    tous les soubresauts et les retournements qua traverss la philosophie de Heidegger

    - dune fascination durable pour les questions de la mtaphysique. Il sagissait, en

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    lui paraissait pas assez radicale. Le renouveau de la mtaphysique ne voulait

    ses yeux que rpondre un vague besoin dorientation, certes criant, mais

    quelle ne faisait quaggraver en se bornant restaurer des solutions ou des

    schmes de pense prims (et Heidegger pensait certainement aussi aurenouveau dont bnficiait alors la pense mtaphysique au sein du

    thomisme, qui tait devenu la rfrence absolue de lEglise catholique la

    suite de la crise du modernisme du dbut du sicle). Cest parce quil est la

    recherche dun point de dpart plus radical que Heidegger relance la

    question de ltre, mais sans revendiquer lui-mme, en 1927, le terme de

    mtaphysique, prfrant visiblement celui dontologie fondamentale, plus

    neutre.

    Mme si la question de ltre tait aussi largement discrdite depuis

    Kant, il sagit pour Heidegger dune question absolument prioritaire, tant

    dans lordre des savoirs que dans celui des proccupations humaines. Dans

    lordre des savoirs, argumentera lIntroduction Etre et temps portant sur

    la ncessit, la structure et la priorit de la question de ltre , parce quelinterrogation ontologique sur ltre prcde et rend possible toute

    enqute sur un domaine dtants particuliers (louverture ontologique

    devanant ainsi lordre ontique). Heidegger veut dire par l que tout rapport

    ltant (cest--dire aux choses qui sont), quil soit cognitif ou pratique,

    prsuppose une certaine comprhension de ltre (Seinsverstndnis), quil

    appartient la philosophie de tirer au clair. Mais la question est tout aussi

    prioritaire sur le plan des soucis de lexistence parce que lhomme, que

    Heidegger appellera Dasein(littralement ltre-l , entendons le lieu o

    se pose, o jaillit la question de ltre), est lui-mme ltre qui se caractrise

    par le fait quil y va en son tre de cet tre mme. Cest parce que son tre

    fait question que leDaseinest vou la question de ltre. Cest un souci qui

    non seulement caractrise leDaseinen propre, mais qui le traque, le harcle,le hante, telle enseigne que lun des plus grands soucis duDaseinsera dy

    chapper, cest--dire de se soustraire la question que tout Daseinest pour

    lui-mme (on peut, en effet, voir avec Hannah Arendt dans le souci quest

    pour lui-mme le Daseinune reprise de la clbre formule dAugustin selon

    laquelle je suis une question pour moi-mme , quaestio mihi factus sum5).

    Mais mme sur le mode de la fuite, de lvitement de soi, le Dasein reste

    l, car le souci de fuir le souci reste un mode du souci de son tre.

    Le Dasein est donc souvent, voire le plus souvent l sur le mode de

    labsence soi. Heidegger a parfois parl (dans GA 29/30 et lesBeitrgeen

    fait, dune relation damour-haine. Passionn pour la mtaphysique et sa question

    centrale, celle de ltre, Heidegger na de cesse de la critiquer parce quelle naurait

    pas su poser sa question essentielle, comme si la mtaphysique ntait pas assez

    mtaphysique.5Cf. Confessiones X, 33, 50: Tu autem, domine deus meus, exaudi, respice et vide

    et miserere et sana me, in cuius oculis mihi quaestio factus sum, et ipse est languor

    meus. Cf. ce sujet mon tude Heidegger und Augustinus , in E. RICHTER

    (Hrsg.),Die Frage nach der Wahrheit, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 1997,

    161-173.

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    particulier6) cet gard dun Wegsein, dun tre-pas-l ! quoi tient cettedissimulation ou cet oubli de soi du Dasein? Dans Sein und Zeit, Heideggerlidentifie une dchance (Verfallen, quEmmanuel Martineau a assez

    malheureusement traduit par chance , prenant trop la lettre lesassurances de Heidegger sur le caractre non pjoratif du terme). Cettedchance est le fait dune fuite du Daseindevant sa temporalit finie, ou samortalit tout simplement. Ouvert son propre tre, ce quil est, le Daseinse trouve expos au caractre inluctable de sa propre mort. Cest cettedchance que cherche rendre perceptible Heidegger parce quil estime, entoute rigueur, quelle est contraire au Dasein, compris comme ltre qui a lacapacit de souvrir son tre. La fuite face la question quest tout Dasein

    pour soi-mme confirme ainsi la primaut de la question de ltre.On pourrait cependant se demander ce que cette primaut de la question

    de ltre pour leDaseina voir, aprs tout, avec la question plus gnrale deltre dans la mtaphysique classique. Peut-on identifier sans reste la

    question du sens de ltre en gnral celle du souci quest pour lui-mme leDasein? Sagit-il vraiment de la mme question ? Heidegger ne confond-ilpas, pour le dire autrement, Aristote et Kierkegaard ?

    La question se pose avec dautant plus durgence que le dernierHeidegger aura justement tendance attnuer, voire gommer la questiondu souci du Daseinpour son tre au profit de la question plus gnrale deltre. Le Dasein, dira-t-il dans sa Lettre sur lhumanisme de 1946, secaractrise par le souci de ltre lui-mme . De ce point de vue, qui estcelui de sa dernire philosophie (celle de la Seinsgeschichteou de lhistoirede ltre), le souci du Dasein pour son tre apparatra un peu comme unanthropocentrisme presque darwinien, dont le dernier Heidegger ne voudra

    plus rien savoir.

    Or Sein und Zeittait trs explicite sur ce point : il y va en chaque trehumain, en tout Dasein, de son tre mme, cest--dire de son tre-possible(Seinknnen), qui est en attente de dcision (et labsence de dcision en estdj une, cest--dire une dcision en faveur de linauthenticit). Or quel lienHeidegger cherche-t-il tablir, dans Etre et temps, entre la question dusouci duDaseinet la question plus gnrale sur le sens de ltre ? Heideggerne le dit jamais en termes aussi limpides, mais la direction gnrale de sesrflexions ne fait gure de doute. Heidegger part duDasein comme dun trequi est hant par le souci de son tre. On a vu que cet tre tait dlimit parla mort de manire essentielle. Louverture soi du Daseinest toujours enmme temps une ouverture sa propre mortalit. Cest mme la certitude la plus intime du Dasein. Ce nest pas le cogito sum, mais le summoribundusqui incarne la certitude fondamentale duDasein, dira Heidegger la toute fin dun cours du semestre dt de 1925 (GA 20, 437). Je suis l,mais pour un temps seulement (intuition que rsume le titre Sein undZeit ). Le Dasein, tre de souci, se caractrise ainsi par un tre-vers-la-mort , un Sein-zum-Tode, qui lui insuffle une angoisse mortelle, mais dontla prise en charge, estime Heidegger, pourrait ouvrir le Dasein son tre-

    6Cf. GA 29/30, 95 ff.; GA 65, 323. Cf. ausi GA 66, 219-220.

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    possible ou des possibilits dtre quil touffe tant quil se tient sous

    lempire de linauthenticit ou de ltre-pas-l (Wegsein).

    Si Heidegger peut passer de la question de ltre du Dasein la question

    de ltre en gnral, cest que toute la comprhension dtre du Dasein serargie par ce souci. Heidegger en dbusquera lindice le plus loquent dans la

    tendance du Dasein comprendre ltre de manire a-temporelle , cest-

    -dire comme prsence permanente. Ltre vritable, cest donc pour le

    Dasein (celui par lequel passe toute comprhension dtre) ltre qui

    perdure, qui se maintient dans la prsence. De pntrantes analyses

    historiques de Heidegger montreront quel point cette lecture de ltre

    comme prsence permanente sest maintenue travers toute lhistoire de

    lontologie occidentale, de ltre ternellement prsent de Parmnide, en

    passant par lide de Platon, ltre substantiel dAristote, le Dieu mdival

    jusquau sujet rig en fondement absolu par les modernes. Sur quoi repose,

    se demande Heidegger, cet insigne privilge de la permanence, sinon sur un

    refoulement de la temporalit duDasein? Cest ainsi que la comprhensionde ltre partir du temps trouve sa source dans le Dasein lui-mme. Cest

    donc la relation duDasein son tre (et, par l, sa temporalit) qui dictera

    la comprhension de ltre en gnral et la question du sens de ltre.

    Lintention rectrice de Heidegger dans tout ceci est de montrer que

    lintelligence de ltre partir de la prsence permanente repose sur un

    rapport inauthentique du Dasein sa temporalit et son tre, cest--dire

    sur une dchance (Verfallen) et un refoulement de sa temporalit la plus

    intime. Un autre rapport duDasein son tre nest-il pas possible ? Faut-il

    tout prix fermer les yeux sur la temporalit, pourtant incontestable, de la

    prsence duDasein ltre ?

    Fort de cette primaut de la question de ltre et de la solidarit de la

    question de ltre du Dasein et de la comprhension de ltre en gnral,lontologie fondamentale quannonce le projet de Sein und Zeit se fixera

    deux grandes tches, qui correspondront aux deux grandes divisions de

    louvrage projet : une Analytique ontologique du Dasein partir de sa

    temporalit, qui devait tre suivie dune Destruction de lhistoire de

    lontologie. La premire partie porte souvent le titre plus simple dune

    Ontologie du Dasein (mais aussi celui dune Hermneutique du Dasein),

    ontologie qui devait tre relaye par une destruction de lontologie

    traditionnelle. Heidegger ne veut donc dtruire lontologie traditionnelle

    quau nom dune ontologie plus adquate.

    Mais cest un programme systmatique que Heidegger na pas men

    terme. Louvrage quil a publi en 1927 ne comprenait que les deux tiers de

    la premire partie, cest--dire une ontologie duDaseinselon la temporalit.

    Selon le programme tabli, cette interprtation du Daseinen fonction de sa

    temporalit ne constituait cependant pas une fin en soi. Elle voulait prparer,

    avant mme den venir la Destruction, qui ne fut pas publie,

    lexplicitation du temps comme horizon transcendantal de la question de

    ltre . Cette explicitation devait avoir lieu dans une troisime section,

    annonce sous le titre Temps et tre ( ne pas confondre, bien sr, avec

    la confrence du mme nom de 1962). Cette section na jamais t publie.

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    Sa premire version fut brle, mais une nouvelle version fut entreprise dans

    le cours du semestre dt 1927 sur les Principes fondamentaux de laphnomnologie. Dun point de vue systmatique, ce cours est peut-tre le

    plus important dans ldition de la Gesamtausgabe. Ce nest pas un hasard sice fut le premier paratre (1975), du vivant de Heidegger.Mme si la premire partie ne fut pas mene terme, le 5 dEtre et

    temps ne laisse planer aucun doute sur lintention systmatique de lapremire tche dtre et temps : linterprtation du Dasein selon latemporalit veut, en effet, montrer en quoi toutes les structures du Dasein

    peuvent tre comprises comme des modes de sa temporalit. La thse

    essentielle de Sein und Zeit est, en effet, que la comprhension de ltreseffectue toujours dans lhorizon du temps. Dans les termes de Heidegger,

    qui rsument lobjectif vis par la premire tche, il faut montrer que ce

    partir de quoi le Dasein en gnral comprend et explicite silencieusementquelque chose comme ltre est le temps (SZ 17). Mais comment

    comprendre ici le temps au singulier ? Une question complexe, bienentendu, dautant que ce temps dpend dun certain accomplissement de

    lexistence. Heidegger, comme toujours, en esquisse deux grandes

    possibilits. Le temps originaire qui lintresse se trouve distingu dune

    conception vulgaire du temps. Vulgaire ne dsigne ici rien

    dinconvenant, mais plutt la conception courante, normale, mais

    objectivante du temps comme dune srie continue de maintenants qui se

    rptent et se perptuent linfini. Lassise philosophique de cette

    conception vulgaire du temps se trouverait selon Heidegger dans la

    Physique dAristote. Selon lui, la conception aristotlicienne du tempscomme mesure du mouvement ponctu dinstants prsents aurait domin

    toute lhistoire de lontologie.

    La conception originaire du temps que Heidegger veut opposer latemporalit vulgaire reste un peu plus vague, mais on devine sans peine quil

    sagirait dune temporalit qui prendrait plus au srieux la finitude (terme, au

    demeurant, absent de lIntroduction Sein und Zeit) duDasein. Le temps neserait plus comprendre comme une succession infinie du prsent, mais

    partir du futur mortel duDasein. On devine aussi pourquoi le temps vulgaireest dit driv : cest pour chapper sa finitude que leDaseinse rabat sur untemps objectiv qui se perptue sans cesse, cest--dire, finalement, sur un

    temps qui nen est pas un. Le temps vulgaire veut, en effet, comptabiliser le

    temps et en disposer. Or le temps est trs justement ce avec quoi on ne peut

    jamais compter, ce dont on ne dispose jamais.

    Heidegger sintresse avant tout aux consquences ontologiques de

    cette drivation. Cest cette fin quil distinguera deux tapes dans son

    laboration de la temporalit comme de lhorizon de toute comprhension de

    ltre. La problmatique de la temporalit duDaseinse limite, nous apprend-il, au Dasein. Or ce quil faut dployer, cest la temporalit de ltre lui-mme. Dans lallemand de Heidegger, il faudrait ainsi distinguer la

    Zeitlichkeit du Dasein de la Temporalitt de ltre. Il sagit de synonymesparfaits en allemand, de sorte quil faut recourir un artifice pour rendre la

    distinction, assez simple, en franais. Alors que Franois Vezin distingue la

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    temporellit du Dasein de la temporalit de ltre, Martineau parle,

    lui, de la temporalit du Daseinet de ltre-temporel de ltre. Nous

    suivrons ici la terminologie de Martineau.

    Lintention de Heidegger est de passer de la temporalit du Dasein ltre-temporel de ltre. Mais on peut se demander sil y a ici passage une

    problmatique vraiment nouvelle. Ltre lui-mme ne soffre-t-il pas

    seulement dans la comprhensiondu Dasein? On ne sortirait donc pas de la

    problmatique de la temporalit du Dasein. Il est dautant plus difficile de

    savoir quoi ressemblerait cette problmatique soi-disant autonome de

    ltre-temporel de ltre que Heidegger a promis de la dvelopper dans la

    troisime section reste indite, Temps et tre . Cest dailleurs dans cette

    section, dans cette exposition de la problmatique de ltre-temporal

    [] , que Heidegger promettait aussi de donner pour la premire fois la

    rponse concrte la question du sens de ltre (SZ 19 ; Martineau 37).

    Si lon mesure le projet de Sein und Zeit laune de sa question et de sa

    rponse prcises, il faut parler ici dun checde louvrage. La dernire lignede louvrage publi confirmera, si besoin tait, que la question restera sans

    rponse. Il sagit dun chec quil faut cependant qualifier de purement

    littraire, car Heidegger caressait certainement certaines intuitions sur cette

    intelligence de ltre partir du temps, mais, en 1927, il nest pas parvenu

    les formuler dune manire qui lui part satisfaisante. Au moment o il

    prsentait son projet dans lIntroduction de 1927, Heidegger ne pouvait

    savoir que cette troisime section, laquelle il travaillait, ne serait jamais

    publie. Cest donc une tche historique lgitime des recherches

    heideggriennes que de reconstruire le projet de Heidegger, dont les

    linaments existent bel et bien (dans le tome 24 de la GA et dans

    lIntroduction de 1927). Mais dun point de vue philosophique, on ne saurait

    parler dun chec. Car labandon du projet transcendantal qui caractrisaitcette troisime partie a sans doute aid Heidegger mieux formuler sa

    propre question. Cest ainsi que lchec de Temps et tre a certainement

    rendu possible le tournant du second Heidegger7.

    3. La destruction hermneutique de lhistoire de lontologie dansEtre et

    temps

    Or ce tournant, qui a dabord conduit Heidegger une explicitation plus

    directe avec la mtaphysique , ntait manifestement quune

    radicalisation de la seconde tche deSein und Zeit

    , celle dune destruction7Pour une interprtation du tournant qui va dans ce sens, cf. A. ROSALES, Zum

    Problem der Kehre im Denken Heideggers , in Zeitschrift fr philosophische

    Forschung 38 (1984), 241-262 et mon tude sur Le tournant dans la pense de

    Martin Heidegger, Paris, PUF, 1987. Des interprtes comme Hans-Georg GADAMER

    et T. KISIEL ont voulu voir dans le tournant un retour de Heidegger ses

    intuitions de jeunesse. Mais cest bien lchec de Temps et tre qui a rendu ce

    retour possible. On prendra donc la formule dune Kehreavant la Kehreavec un

    grain de sel.

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    de lhistoire de lontologie. Il nest pas indiffrent de savoir que cette

    destruction reprsentait aussi la tche originelle des recherches

    philosophiques du premier Heidegger. Le manuscrit des Interprtations

    phnomnologiques dAristote, quil avait rdiges en 1922 pour PaulNatorp dans lespoir dobtenir une chaire de philosophie Marbourg, se

    prsentait comme une destruction hermneutique, cest--dire comme une

    interprtation des motifs secrets qui gouvernent toute la tradition

    ontologique. Dans un texte magistral, Heidegger y crivait :

    Lhermneutique phnomnologique de la facticit se voit donc assigner

    comme tche pour autant quelle prtend contribuer la possibilit dune

    appropriation radicale de la situation actuelle grce linterprtation, et cela

    en attirant lattention sur les catgories concrtes pr-donnes de dfaire

    linterprtation reue et dominante et den dgager les motifs cachs, les

    tendances et les voies implicites, et de pntrer, la faveur dun retour

    dconstructeur, aux sources qui ont servi de motif linterprtation.

    Lhermneutique naccomplit donc sa tche que par le biais de ladestruction

    8.

    Si lon ne peut relancer la question de ltre quen procdant une

    destruction de lhistoire de lontologie, cest parce que cette dernire a

    consolid, solidifi, fig une interprtation de ltre comme prsence

    permanente, qui ressortit un oubli de ltre et de sa temporalit radicale. La

    destruction vise prcisment ce recouvrement. Dans les termes de Sein und

    Zeit qui prolongent ceux de 1922 : Mais si la question de ltre requiert

    elle-mme que soit reconquise la transparence de sa propre histoire, alors il

    est besoin de secouer la tradition durcie et de la librer des recouvrements

    (Verdeckungen) accumuls par elle. Cette tche, nous la comprenons comme

    la destruction, saccomplissant au fil conducteur de la question de ltre, du

    fonds traditionnel de lontologie antique, [qui reconduit celle-ci] auxexpriences originelles o les premires dterminations de ltre, par la suite

    directrices, ont t conquises 9.

    8 M. HEIDEGGER, Interprtations phnomnologiques dAristote, trad. par J.-F.

    COURTINE, TER, Mauvezin, 1992. Pour loriginal allemand, qui na t publi quen

    1989, Phnomenologische Interpretationen zu Aristoteles (Anzeige der

    hermeneutischen Situation) , in Dilthey-Jahrbuch 6 (1989), p. 249 : Die

    phnomenologische Hermeneutik der Faktizitt sieht sich demnach, sofern sie der

    heutigen Situation durch die Auslegung zu einer radikalen Aneignungsmglichkeit

    verhelfen will und das in der Weise des konkrete Kategorien vorgebenden

    Aufmerksammachens -, darauf verwiesen, die berkommene und herrschende

    Ausgelegtheit nach ihren verdeckten Motiven, unausdrcklichen Tendenzen undAuslegungswegen aufzulockern und im abbauenden Rckgang zu den

    ursprnglichen Motivquellen der Explikation vorzudringen. Die Hermeneutik

    bewerkstelligt ihre Aufgabe nur auf dem Wege der Destruktion.9 SZ 22 : Soll fr die Seinsfrage selbst die Durchsichtigkeit ihrer eigenen

    Geschichte gewonnen werden, dann bedarf es der Auflockerung der verhrterten

    Tradition und der Ablsung der durch sie gezeitigten Verdeckungen. Diese Aufgabe

    verstehen wir als die am Leitfaden der Seinsfrage sich vollziehende Destruktion des

    berlieferten Bestandes der antiken Ontologie auf die ursprnglichsten

    Erfahrungen, in denen die ersten und fortan leitenden Bestimmungen des Seins

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    Or, cette destruction ne concerne pas dabord le pass ou la tradition

    comme telle (ce qui nen ferait quune affaire historique), elle vise

    laujourdhui (SZ, 22), cest--dire le sommeil ontologique du prsent. Il

    sagit si peu dattaquer la tradition elle-mme quil faut, au contraire, enranimer les sources vives afin de rveiller la question du sens de ltre. En ce

    sens, la tche de la destruction se veut positive. Elle veut dbarrasser la

    tradition de ses alluvions (SZ 22 ; Martineau, 39), dcaper les

    revtements de la tradition (Vezin, 48) au nom dune reprise franche et

    directe de la question de ltre.

    Sil sagit en ce sens dune entreprise positive, il nen demeure pas

    moins que Heidegger attire bel et bien lattention sur des dcisions capitales

    qui se sont produites au cours de lhistoire de lontologie et qui ont eu pour

    consquence de recouvrir de manire fatale la question de ltre (par o se

    trouve anticipe lide plus tardive dune histoire de ltre dans le sens dun

    dclin). La dcision la plus dterminante concerne le rapport de ltre au

    temps. Cest que la tradition comprenait aussiltre partir du temps. Maiselle ne le faisait pas de manire expresse, cest--dire quelle ntait pas

    consciente du fil conducteur (temporel) qui aiguillait tacitement sa

    comprhension de ltre. Ce sera donc lune des tches prioritaires de la

    destruction que dclairer la tradition de lontologie sur le fil qui la

    secrtement guide et qui se fonde sur lintelligence grecque de ltre

    comme prsence : Cependant, cette interprtation grecque de ltre

    saccomplit sans aucun savoir exprs du fil conducteur qui y fonctionne,

    sans connaissance ou mme sans comprhension de la fonction ontologique

    fondamentale du temps, sans aperu sur le fondement de la possibilit de

    cette fonction. Au contraire, le temps est lui-mme pris comme un tant

    parmi le reste de ltant, et lon tente de le saisir lui-mme en sa structure

    dtre partir de lhorizon dune comprhension de ltre oriente tacitementet navement sur lui

    10. Seul Kant, estime alors Heidegger, se serait

    approch de ce rapport entre ltre et le temps, mais il ne serait pas parvenu

    le penser adquatement parce quil aurait t victime de lontologie classique

    du sujet, hrite de Descartes, ngligeant ainsi dlaborer une ontologie

    propre au Daseinet de poser partir delle la question de ltre. Ce dbat de

    Heidegger avec Kant se poursuivra, bien sr, dans le grand livre de 1929,

    Kant et le problme de la mtaphysique

    Lambition de la destruction heideggrienne nest pas modeste. Pour la

    premire fois dans son histoire, lontologie prendra conscience du fil

    conducteur qui la gouverne tacitement depuis les Grecs. Mais cette ambition

    se double dune autre encore, qui nest pas plus modeste. Pour la premire

    fois dans lhistoire, cest dans le livre de Heidegger que le rapport entre

    ltre et le temps sera pens pour lui-mme et partir de son sol dorigine,

    gewonnen wurden; trad. Martineau, p. 39; trad. Vezin 48, qui traduit Destruktion

    par dsobstruction .10

    SZ 26 : Diese griechische Seinsauslegung vollzieht sich jedoch ohne jedes

    ausdrckliche Wissen um den dabei fungierenden Leitfaden, ohne Kenntnis oder gar

    Verstndnis der fundamentalen ontologischen Funktion der Zeit, ohne Einblick in

    den Grund der Mglichkeit dieser Funktion(Martineau, 41; Vezin, 52).

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    celui dune ontologie du Dasein. Heidegger a beau insister sur la ncessitdun retour aux expriences originelles de lontologie grecque, il indiquetrs clairement que cette exprience grecque reposait elle-mme sur une

    interprtation sinon inadquate, du moins trs unilatrale de ltre, pens partir de la prsence permanente, laquelle deviendra notamment ladtermination par excellence de la substance (ousia). Heidegger veut affolercette obsession de la permanence en promettant de comprendre le temps, non

    plus partir de la prsence, mais partir du futur et de la temporalitcombien finie duDasein.

    On voit que la destruction, qui vise dabord le somnambulismeontologique du prsent, veut non seulement tirer au clair les prsuppositionsonto-chroniques de toute lhistoire de lontologie, elle veut aussi rendreenfin possible une thmatisation expresse et adquate de la question de ltreet du temps partir dune ontologie radicale du Dasein. tre et temps ,cest un peu le thme souterrain de lhistoire de lontologie, le thme vers

    lequel se dirige toute lhistoire de la philosophie, sinon de lhumanit, maisque le livre de Heidegger aurait t le premier rendre perceptible et poserde manire explicite11.

    Cest donc par la destruction de lhistoire de lontologie que Heideggerse propose de frayer la voie au phnomne par excellence, celui de ltre.Mais ltre est-il phnomne ? Pas vraiment, car ltre, le plus souvent, ne semontre justement pas, et pour deux raisons qui se renforcentrciproquement : il est dabord obstru par lhistoire de lontologie, puis parle Dasein lui-mme qui svite lui-mme son thme le plus intime, maiscombien angoissant.

    Le propos dune phnomnologie sera donc de faire voir ce qui nese montre pas, ce qui, explique Heidegger, se trouve dabord et le plus

    souvent dissimul (verborgen) en regard de ce qui apparat, mais qui nenappartient pas moins de manire essentielle ce qui apparat, en lui

    procurant sens et fondement12. Ce phnomne par excellence est pourHeidegger celui de ltre : Le concept phnomnologique de phnomnedsigne, au titre de ce qui se montre, ltre de ltant, son sens, sesmodifications et drivs. (SZ 35). Mais comment rendre phnomnal cequi reste ainsi recouvert, oubli, dissimul, bref, ce qui ne se montre pas ?Cela nest possible que si la phnomnologie se transforme en unehermneutique. Quest-ce dire ? Le contexte o apparat lhermneutiquene laisse aucun doute sur la fonction prcise de cette mtamorphose

    11

    Cest pourquoi Heidegger distinguera dans son Schelling la ncessit dunerflexion sur Etre et temps du livre qui tente un modeste accomplissement decette rflexion. Cf. ce sujet mon tude sur Le sens du titre Etre et temps , dans

    Lhorizon hermneutique de la pense contemporaine, Paris, Vrin, 1993, 17-35.12 SZ 35, trad. Martineau, p. 47 : Quest-ce qui, de par son essence, estncessairementle thme dune mise en lumire expresse? Manifestement ce qui, de

    prime abord et le plus souvent, nese montre justement pas, ce qui, par rapport cequi se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en mmetemps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement (Sinn undGrund), ce qui se montre de prime abord et le plus souvent.

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    hermneutique de la phnomnologie13. Lorsquil introduit son concept dephnomnologie, Heidegger explique en long et en large (SZ 35-36) que lethme par excellence de la phnomnologie, est quelque chose de dissimul,

    de recouvert, de cach, de refoul (verschttet, verdeckt, verborgen,verstellt), qui doit justement tre tir de loubli. On sait aussi que lephnomne auquel pense ici Heidegger est celui de ltre. Si ltre ne semontre pas, cest parce quil se trouve expressment refoul comme thmede la philosophie (on le sait depuis la premire phrase de louvrage). Or lesrflexions sur la comprhension de ltre , sur le Seinsverstndnis, ontclairement laiss entendre que cette comprhension servait pourtant defondement tout rapport ltant. La comprhension de ltre, quil sagit

    pour Heidegger dclairer depuis la lumire du concept (SZ 6 : aus derHelle des Begriffs), est cense donner son sens et son fondement (SZ 35 :Sinn et Grund) tout ce qui apparat, selon les termes, trs forts, deHeidegger. Le contraire du concept de phnomne , quil sagit de mettre

    en valeur, est ainsi celui de Verdecktheit, du phnomne recouvert : Etcest prcisment parce que les phnomnes, de prime abord et le plussouvent, ne sont pas donns quil est besoin de phnomnologie. Ltre-recouvert est le concept complmentaire (Gegenbegriff) de celui dephnomne 14.

    Pour rendre ce recouvrement perceptible, pour expliquer et dtruire laVerdeckung, il est besoin dune interprtation, donc dun efforthermneutique. On constate nouveau que lhermneutique et ladconstruction vont de pair, comme lavait dj si bien not le Natorp-Berichtde 1922. Cest parce quil sagit de tirer au clair les sous-entendus -les motifs cachs dont il tait question dans le texte de 192215 - delinterprtation recouvrante de ltre quune intervention hermneutique

    13Les recherches phnomnologiques franaises se sont beaucoup intresses latransformation heideggrienne de la phnomnologie (cf. surtout les travauxdterminants de J.-F. COURTINE,Heidegger et la phnomnologie, Paris, Vrin, 1990et de Jean-Luc MARION,Rduction et donation. Recherches sur Husserl, Heideggeret la phnomnologie, Paris : PUF, 1989 ;Etant donn. Essai dune phnomnologiede la donation, Paris, PUF, 1997), mais, assez curieusement, elles nont port peu

    prs aucune attention son inflchissement hermneutique, pourtant essentiel. cesujet, cf. mon tude sur Lhermneutique dans Sein und Zeit, in J.-F. Courtine(dir.),Heidegger 1919-1929. De Lhermneutique de la facticit la mtaphysiquedu Dasein, Paris, Vrin, 1996, 179-192.14 SZ 36 : Und gerade deshalb, weil die Phnomene zunchst und zumeist nicht

    gegeben sind, bedarf es der Phnomenologie. Verdecktheit ist der Gegenbegriff zuPhnomen; cf. GA 20, 119 : Das Verdecktsein ist der Gegenbegriff zuPhnomen, und die Verdeckungen sind es gerade, die das nchste Thema der

    phnomenologichen Betrachtung sind 15Traduction cite, p. 32 : Lhermneutique phnomnologique de la facticit sevoit donc assigne comme tche [] de dfaire linterprtation reue et dominanteet den dgager les motifs cachs, les tendances et les voies implicites, et de

    pntrer, la faveur dun retour dconstructeur, aux sources qui ont servi de motif linterprtation. Lhermneutique naccomplit donc sa tche que par le biais de ladestruction. .

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    apparat ncessaire. Cest que lhermneutique sintresse de faon

    privilgie, et depuis toujours, au sens cach de lexpression, mais qui

    permet den comprendre le sens, la vrit et la cohrence. Heidegger renoue

    donc ici, sans le dire, avec la tche classique de lhermneutique, dont ilaccentue cependant le versant destructeur . Il sagit dexpliquer pourquoi

    le Dasein et la philosophie cherchent recouvrir, frapper danathme ce

    qui simpose pourtant comme leur thme le plus urgent : ltre. Ce

    recouvrement nest pas quelconque ou le fait dune mprise, il senracine

    dans la propension du Dasein(et de la philosophie) au Wegsein, cest--dire

    dans sa tendance se soustraire pour le dire en termes augustiniens la

    question quil est pour lui-mme. Il faut, autrement dit, procder

    lhermneutique de lhermneutique (ou linterprtation courante) qui

    consiste touffer la question de ltre.

    La dissimulation de la question de ltre comme question est donc pour

    Heidegger la consquence du Daseinqui dchoit (Verfallen), qui doit

    aussi. Tirer la philosophie de son oubli de ltre, cest aussi secouer leDaseinde sa dchance et lveiller nouveau la question de ltre. Cest

    dans cet veil que Heidegger apercevait dans son cours de 1923 sur

    Lhermneutique de la facticit la tche par excellence de

    lhermneutique : Lhermneutique a pour tche de rendre le Dasein

    nouveau accessible lui-mme et de traquer lalination de soi qui frappe le

    Dasein 16

    . La comprhension de soi qui est ici vise peut tre caractrise

    comme un tre-veill du Dasein propos de lui-mme (Wachsein des

    Daseins fr sich selbst), en sorte que le thme de la recherche

    hermneutique est dlaborer un veil originel de son tre 17

    .

    Si lintroduction du concept dhermneutique (SZ 37 ss.) se trouve

    immdiatement prcde de rflexions (SZ 36) sur la dissimulation, le

    recouvrement et le refoulement de la question de ltre, cest parce que cerecouvrement se fonde sur une dissimulation de soi du Dasein. Loubli de

    ltre va donc de pair avec un oubli du Dasein. La tche dune

    hermneutique du Dasein sera donc de reconqurir, contre sa tendance

    lautodissimulation, le Dasein et ltre comme thmes par excellence de la

    philosophie. Cest pourquoi lhermneutique du Dasein constituera la base

    qui permettra une ontologie phnomnologique de prendre son envol.

    Cest le sens de la conception concise de la philosophie sur laquelle se clt

    lIntroduction : La philosophie est une ontologie phnomnologique

    universelle qui part de lhermneutique du Dasein, laquelle, en tant

    quanalytique de lexistence a fix la fin du fil conducteur de tout

    questionnement philosophique l o il jaillit et l o il doit rejaillir 18

    .

    16GA 63, 15 : Die Hermeneutik hat die Aufgabe, das je eigene Dasein in seinem

    Seinscharakter diesem Dasein selbst zugnglich zu machen, mitzuteilen, der

    Selbstentfremdung, mit der das Dasein geschlagen ist, nachzugehen. In der

    Hermeneutik bildet sich fr das Dasein eine Mglichkeit aus, fr sich selbst

    verstehend zu werden und zu sein.17

    Ibid. 15, 16.18

    SZ 38 : Philosophie ist universale phnomenologische Ontologie, ausgehend von

    der Hermeneutik des Daseins, die als Analytik der Existenz das Ende des Leitfadens

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    4. Linterrgne : la mise en question de lontologie fondamentale et letournant vers la mtaphysique

    Lide dune destruction hermneutique de lhistoire de lontologiersume ainsi lun des projets les plus ambitieux et les plus cohrents

    (jaimerais dire leplus ambitieux et leplus cohrent) de louvrage de 1927,

    mme si, dun point de vue littraire, il na pas t men terme. Selon le

    plan prvu, cette destruction devait se mettre en branle sur le sol dune

    Analytique ou dune Ontologie du Daseinqui promettait de tirer au clair le

    sens de ltre pour le Daseinauthentique. Ce sont ces analyses qui devaient

    dboucher sur une explication de la comprhension temporelle de ltre dans

    la troisime section de lAnalytique, Temps et tre . Or cest lore de

    cette troisime section que sest interrompu le projet de Sein und Zeit.

    Certes, laide des cours de Heidegger, il est possible de reconstruire les

    grandes tapes de la destruction19

    de lhistoire de lontologie projete par

    Heidegger. Mais il est surtout important de prendre acte de linterruption etde linachvement comme tels et de voir pourquoi ils ont trs tt conduit

    un nouveau dbat avec la mtaphysique . Cette rapparitiondu thme de

    la mtaphysique, qui ne cessera plus doccuper Heidegger dans sa

    confrontation avec ce quil appellera lhistoire de ltre, se marque partir

    de deux indices :

    Le premier, le plus loign de Sein und Zeit, puisquil date de 1946 (en

    fait, comme on le verra, il sagit dune intuition qui remonte au plus tard

    1936), se trouve dans la Lettre sur lhumanisme (GA 9, 325), qui a

    expressment attribu lchec de la troisime section et par l, linterruption

    de lontologie fondamentale la langue de la mtaphysique . Dans cette

    perspective plus tardive, et dont il nous faudra retracer la gense, la

    mtaphysique , comprise comme destin de lOccident, est comprise

    comme une pense que Sein und Zeittentait dj de surmonter, mais sans y

    parvenir suffisamment. Cest donc parce que Sein und Zeit restait encore

    prisonnier de la mtaphysique (cest--dire de son langage, de ses catgories,

    en un mot, de sa volont dexplication) quil ne serait pas parvenu la

    pense ( tout autre ) de ltre quil cherchait pourtant prparer.

    Or, et beaucoup plus prs de Sein und Zeit, tout porte croire que le

    thme de la mtaphysique est devenu une proccupation majeure de

    Heidegger immdiatement aprs la parution de louvrage en 1927. Le terme

    de mtaphysique, envers lequel Heidegger avait affect une distance

    ironisante dans Sein und Zeit, figure, en effet, dans le titre de quelques-uns

    alles philosophischen Fragens dort festgemacht hat, woraus es entspringt und wohin

    es zurckschlgt.19

    Cf. ce sujet les indications prcises de F.-W. VON HERMANN, Hermeneutische

    Phnomenologie des Daseins. Eine Erluterung von Sein und Zeit. Band I :

    Einleitung : Die Exposition der Frage nach dem Sinn von Sein, Frankfurt a. M. : V.

    Klostermann, 1987, 402-403, J. GREISCH, Ontologie et temporalit, Paris, PUF,

    1994, 101.

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    des crits les plus significatifs de 1929, notamment dans Kant et le problme

    de la mtaphysique et la confrence Quest-ce que la mtaphysique? On

    observe galement, et cela est assez singulier compte tenu de la rserve

    affiche dans Etre et temps et de la distance plus fondamentale qui sedclarera dans la philosophie plus tardive, que Heidegger revendiquera alors

    pour lui-mme le terme de mtaphysique. Mme si ce nest que pour trs peu

    de temps, Heidegger parlera, en effet, et dune manire qui semble

    gnralement positive, o lon sent la double influence de Kant et de

    Scheler, de son propre projet philosophique comme dune mtaphysique

    du Dasein , l o il prfrait parler en 1927 dune Analytique ou dune

    Ontologie du Dasein. Autrement dit, dans linterrgnequi stend dEtre et

    temps la seconde philosophie (celle de lhistoire de ltre), Heidegger

    semble lui-mme revendiquer, au nom de la question de ltre, le titre de

    mtaphysique, avant den prendre cong de manire dfinitive lorsquil en

    viendra voir dans la mtaphysique une forme de pense voue

    lexplication de ltant et trangre au mystre de ltre.

    Cet interrgne mtaphysique va de pair avec linachvement de

    lontologie fondamentale de Sein und Zeit. Les cours de cette priode

    montrent, en effet, que Heidegger remet en chantier tout son projet, tout en

    cherchant en prserver les intuitions les plus fondamentales. On peut donc

    parler gnralement dune remise en question de lontologie fondamentale,

    dont on ne sait trop, cette poque, si elle devait poursuivre la voie trace en

    1927 ou si elle nexplorait pas dj des voies nouvelles (sinon plus

    anciennes) qui conduiront la seconde philosophie. On doit donc se

    demander ce qui est arriv durant ces annes lontologie fondamentale, un

    peu au sens o lon pose la question quest-ce qui lui est arriv ? quand

    on apprend que quelquun a subi un accident ou quil a perdu la tte (ce quiest, en loccurrence, un peu le cas de lontologie fondamentale) : non, mais

    quest-ce qui lui est arriv ? Tant dassurance, tant de promesse, un si bel

    avenir! Quest-il donc arriv Sein und Zeit, lontologie fondamentale,

    ce si grandiose projet ? On serait tent de rpondre : ah! si on le savait! Mais

    il faudrait aussi ajouter : ah! si Heidegger lui-mme le savait! Cest que la

    rponse cette question nest pas simple, et elle ne lest jamais quand il nous

    arrive vraiment quelque chose.

    Avant den venir aux explications philosophiques, voici, en un bref

    survol, ce qui sest pass sur un plan strictement chronologique20

    . Sein und

    Zeitparat la fin davril 1927, mais les 437 pages publies ne prsentaient

    que les deux tiers de la premire partie. Cest en janvier 1927 que

    Heidegger dit avoir abandonn, la suite de discussions quil a eues avec

    Jaspers, au moment o il a aussi appris la mort du pote Rilke (survenue le

    20On se fonde pour ce qui suit sur la chronologie des crits, mme sils sont plutt

    rares immdiatement aprs Sein und Zeit, mais les cours et la correspondance de

    Heidegger nous aident depuis peu combler plusieurs lacunes. Cf. aussi la

    chronologie qui se trouve la fin du livre de T. KISIEL, The Genesis of Heideggers

    Being & Time, Berkeley UP, 1993.

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    26 dcembre 1926), lide de publier la troisime partie21

    . Cette section, il la

    retient , il la garde dabord par-devers lui (zurckhalten, selon

    lexpression de la Lettre sur lhumanisme (GA 9, 325) et des Beitrge (GA

    65, 451; cf. aussi GA 66, 414). Selon une confidence faite F.-W. vonHermann, cest un texte quil aurait personnellement brl . Mme sil

    me semble y avoir incompatibilit entre le zurckhalten et la destruction

    physique du texte22

    , il est important de savoir que cette section a bel et bien

    t rdige, sans tre publie (destin que Heidegger a, par ailleurs, rserv

    plusieurs de ses plus importants manuscrits, Lessence de la vritde 1930

    et lesBeitrgeen sont les meilleurs exemples).

    On sait aussi que Heidegger sy est remis, et tout de suite aprs la

    publication de Sein und Zeit en avril 1927. Cest alors que dbute en

    Allemagne le semestre dt. Ce semestre-l, Heidegger donne un puissant

    cours sur Les problmes fondamentaux de la phnomnologie, qui

    propose ni plus ni moins quune petite histoire de lontologie , celle-l

    mme quil sagissait de dtruire en 1927. Ds la premire page ducours, il indique, dans une note, probablement plus tardive

    23, quil sagit

    dune nouvelle laboration de la troisime section de la premire partie de

    Sein und Zeit. Cest donc la suite de Sein und Zeit, mais aussi une nouvelle

    version de la suite, car la premire aurait t dtruite . Ce second jet ne

    sera pas non plus promis un trs grand avenir, car Heidegger ne le

    poursuivra pas, mais cest un texte que Heidegger fera paratre en 1975, un

    21 Cf. T. KISIEL 1993, p. 486, mais qui sarrte en 1929. Le 26 janvier 1927,

    Heidegger avait fait une confrence Cologne sur La doctrine kantienne du

    schmatisme et la question du sens de ltre (toujours indite; paratra-t-elle dans

    le tome 80, o elle nest cependant pas expressment annonce dans le plus rcentprospectus de lditeur Klostermann ?), quil voque dans son cours de lt 1928

    (GA 28, 182). Ce thme est bien sr troitement li la thmatique de Zeit und

    Sein .22

    Cf. la postface de F.-W. VON HERMANN, in GA 2, 582 : Wie Martin Heidegger

    dem Herausgeber mndlich mitgeteilt hat, hat er die erste Fassung bald nach ihrer

    Niederschrift verbrannt ( ainsi que Martin Heidegger la confi lditeur, il

    aurait brl la premire version peu de temps aprs lavoir rdige ). Si lautorit

    et la probit de F.-W. VONHERMANNne sont aucunement constestables, il demeure

    que cet aveu, tardif (car il date des annes 70), saccorde mal avec ce que dit

    Heidegger du destin de son manuscrit dans des textes bien antrieurs. Selon le

    libell unanime desBeitrgede 1936 (GA 65, 451), de laLettre sur lhumanismede

    1946 (GA 9, 325), mais aussi suivant le texte deBesinnungde 1938 (GA 66, 414),

    la troisime section aurait t retenue (zurckgehalten). Zurckhalten veut icidire en allemand que Heidegger la garde pour lui-mme. Peut-on en mme temps

    garder un texte par-devers soi et le brler peu de temps aprs lavoir crit ? La

    retenue du texte ne suppose-t-elle pas que le texte retenu a continu dexister

    pour au moins un certain temps. De plus, on conoit mal que Heidegger ait pu

    dtruire un texte de cet importance alors quil en a conserv des liasses dont lintrt

    est moins vident. Cest pourquoi jestime, contre toute vraisemblance actuelle, que

    ce texte pourrait un jour surgir quelque part.23

    GA 24, 1; Les problmes fondamentaux de la phnomnologie, trad. par J.-F.

    COURTINE, Paris, Gallimard, 1987, p. 18.

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    an avant sa mort. Il a linsigne mrite de nous permettre au moins

    dentrevoir dans quel sens Heidegger voulait aller et quels problmes il a pu

    rencontrer.

    La problmatique de la troisime section de Sein und Zeitaccusait djpar son titre, Temps et tre , un certain tournant , tournant de la

    temporalit du Dasein celle de ltre, bref laccession, enfin, au problme

    de lintelligence de ltre par le temps promise par tout Sein und Zeit. La

    dernire partie du cours de 1927 reprend trs certainement cette

    problmatique. Sans quil faille reprendre ici en dtail le cours des rflexions

    de Heidegger24

    , il est patent quelles sont marques par une conception trs

    schmatique de la temporalit de ltre. Schmatique plus dun titre,

    car Heidegger y dploie un schmatisme des horizons extatiques de la

    temporalit, trs videmment inspir par le schmatisme kantien, mais sans

    doute aussi par les leons de Husserl sur la conscience intime du temps, que

    Heidegger est alors en train dditer. On me pardonnera le jeu de mots trop

    facile, mais cette exposition des horizons temporels de ltre fait elle-mmeun effet extraordinairement schmatique

    25, au sens ngatif et presque

    caricatural du terme. Cest que, dans la continuit du 69 c de Sein und

    Zeit26

    , les sens de ltre y sont prsents comme des extases presque

    plotiniennes de la temporalit, authentique ou inauthentique, du Dasein.

    On comprend que Heidegger, soucieux de concrtion phnomnologique,

    nen ait pas t trs enthousiasm. Il a dailleurs eu le bon sens de ne jamais

    publier ses rflexions sur cette question.

    Il est peut-tre plus important de noter que, dans ce cours, qui fut la

    premire suite de Sein und Zeit, Heidegger met aussi ouvertement en

    question certains aspects du projet de lontologie fondamentale. On a le

    sentiment que Heidegger pense tout au haut et quil confie dj ses

    auditeurs les raisons de son insatisfaction vis--vis du projet de lontologiefondamentale, laquelle, apprend-on, renfermerait une erreur fondamentale.

    Lisons, ou plutt entendons la rflexion de Heidegger, la fin de son cours :

    Nous pouvons demble tre srs et certains que dans linterprtation

    temporale de ltre comme tel, se cache une fausse interprtation (une

    Fehlinterpretation) 27

    . De fait, cest une puissante autocritique que

    Heidegger est en train de dvelopper : Ce serait aller contre le sens du

    philosopher et de toute science que de refuser de comprendre quune non-

    vrit radicale cohabite avec ce qui a t effectivement aperu et

    authentiquement explicit . Cette ide dune non-vrit, dune Unwahrheit

    de lontologie fondamentale va beaucoup plus loin que les doutes essouffls

    que soulevait la dernire page (!) de Sein und Zeit. En quoi consiste cette

    24Cf. ce propos mon ouvrage surLe tournant dans la pense de Martin Heidegger,

    1987.25

    On a dailleurs publi tout rcemment de nouvelles esquisses (hlas! largement

    inintelligibles) de Heidegger sur cette question sous le titre Aufzeichungen zur

    Temporalitt (Aus den Jahren 1925 bis 1927) , Heidegger Studies, 14 (1998), p.

    11-23.26

    Cf. KISIEL1993, 448.27

    GA 24; tr. fr. p. 386.

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    Ce texte des Beitrge est la suite directe de la premire autocritique1927. Mais en 1936, Heidegger a dj laiss tomber la charpente

    transcendantale de lontologie fondamentale au profit de la pense delhistoire de ltre. Avant de risquer ce nouveau dpart, il d se convaincreun peu plus charnellement de l chec de lontologie fondamentale lafin des annes 20.

    Il est, en effet, incontestable que Heidegger a encore dfendu sonschmatisme kantien de ltre-temporel dans son cours de lt 1927, alorsmme quil le critiquait. Il est cependant aussi patent quil ntait dj pastrs sr de lui. Il aura finalement voulu en avoir le cur net. Cest pourquoiil consacre au semestre suivant, donc lhiver de 1927-28, tout un cours laCritique de la raison pure de Kant, centr bien videmment sur la questioncruciale du schmatisme, art cach de lme humaine , selon Kant, olimagination transcendantale apparat comme la matrice subversive des

    schmes temporels qui constitueraient silencieusement ltre desphnomnes. Depuis quelques mois, Heidegger semble trs envot parKant quil apprend aimer, avouait-t-il dans une lettre Jaspers du 26dcembre 1926. Comme le fait tout amoureux, il lui consacre toutes sesattentions et tout son temps, au point de laisser en friche tout le chantier delontologie fondamentale (et celui de Zeit und Sein , mais le dtour parKant, volet du reste important de la Destruction prvue, devait sans doute yreconduire). Le cours sur Kant est aussi un cours de quatre heures/semaine eton comprend quil ait revendiqu toutes les nergies de Heidegger. Ce coursa conduit son livre de 1929, Kant et le problme de la mtaphysique.

    Si le cours de 1927-28 comme le livre de 1929 sont grandioses dansleur ordre, ils demeurent quils reprsentent un Holzweg, un chemin qui ne

    mne nulle part pour Heidegger (comme ce dernier le reconnatra volontiersdans les prfaces ultrieures son Kantbuch29). Cest que la conclusion dudbat de Heidegger avec Kant reste finalement ngative : Kant sest bienapproch de la thmatique dune ontologie fondamentale par sa thoriedu schmatisme de limagination transcendantale, source de la

    des Seyns unabhngig davon sichtbar zu machen (Freiheit zum Grunde in Vom

    Wesen des Grundes, aber gerade im ersten Teil dieser Abhandlung ist das Schema

    ontisch-ontologisch noch durchaus festgehalten). Die Krisis lie sich nicht meistern

    durch ein bloes Weiterdenken in der angesetzten Fragerichtung, sondern der

    vielfache Sprung in das Wesen des Seyns selbst mute gewagt werden, was zugleich

    eine ursprnglichere Einfgung in die Geschichte forderte. Der Bezug zum Anfang,der Versuch zur Klrung der aletheia als eines Wesenscharakters der Seiendheit

    selbst, die Begrndung der Unterscheidung von Sein und Seiendem .29Cf. aussi les remarques de 1938-39 dans GA 67, 101 : lorigine, le Kantbuchest une tentative de rendre plus intelligible [nher zu bringen, litt. : plus proche, ] laquestion pose dans SZ par le biais dun rappel historique. Cette tentative est enelle-mme une erreur (mme si cela naffecte pas lessentiel de linterprtation deKant). Cest que cette tentative contraint le questionnement de SZ entrer dans unecontre qui est, en vrit, justement dj dpasse par SZ et qui ne peut plus jamaistre revendique comme position fondamentale .

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    comprhension de ltre, mais il naurait pas su poser le problme de ltre

    pour lui-mme, ni celui dune Ontologie du Dasein. Mais il y a plus grave

    encore : Kant aurait lui-mme recul devant labme quil avait ouvert

    la mtaphysique en montrant que la rationalit du monde phnomnalressortissait une fiction souterraine de limagination. Effray par lampleur

    ontologique quil aurait ainsi reconnue limagination dans la premire

    dition de la Critique de la raison pure, Kant se serait rabattu, dans la

    seconde dition, sur la puissance ordonnante et la suprmatie de

    lentendement et de la raison. Kant naurait donc pas eu le courage de

    maintenir jusquau bout la ligne audacieuse quil avait trace en 1781 sous la

    muse de limagination transcendantale. Heidegger promet donc dtre plus

    viril que Kant, et de ne pas reculer, lui, devant labme quouvre

    lontologie duDasein, reconduit en toute lucidit sa temporalit finie30

    .

    Heidegger doit donc lui-mme revenir ce chantier quil avait laiss en

    friche avant de se plonger dans Kant. Le premier signe de ce timide retour se

    manifeste dans le cours du semestre suivant, celui du semestre dt 1928sur la Logique (GA 26). Il est, en principe, consacr Leibniz, mais il

    laisse surtout apparatre dimportants remaniements dans le projet de

    lontologie fondamentale, qui se remarquent dans une section expressment

    consacre Lide et la fonction dune ontologie fondamentale 31

    . Cest

    un texte qui veut commenter, avec un an de recul, le projet mme de

    lontologie fondamentale, mais qui finira par le redfinir. On y lit, en effet :

    Nous entendons par ontologie fondamentale la fondation de lontologie en

    gnral. En font partie :

    1. la dmonstration phnomnologique (die aufweisende Begrndung)

    de la possibilit interne de la question de ltre comme du problme

    fondamental de la mtaphysique [ savoir] linterprtation duDaseincomme temporalit ;

    2. lexplicitation (Auseinanderlegung) des problmes que renferme la

    question de ltre lexposition temporale (temporale) du problme

    de ltre ;

    3. le dveloppement de la comprhension de soi de cette

    problmatique, sa tche, sa limite [ savoir] le revirement (der

    Umschlag) 32

    .

    La charpente de lontologie fondamentale subit ici une

    mtamorphose importante, une Verwandlung, mme si elle prserve

    certaines de ses divisions initiales. On stonne tout dabord de constater que

    les termes dAnalytique et de Destruction ne sont plus du tout au cur des

    divisions de lontologie fondamentale, mme si une partie du programme

    30Cette inteprtation un peu psychologisante (et autoprofilante) de Kant risque par

    Heidegger masque le fait que cest, en ralit, Heidegger lui-mme qui recule

    alors devant le chantier de lontologie fondamentale.31

    GA 26, 196-202. Cf. aussi les pages consacres SZ auparavant, 171-195.32

    GA 26, 196.

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    deux volets semble avoir t conserve. Les deux premires parties delontologie fondamentale version 1928 correspondent grosso modo la

    partie publie de lAnalytique (linterprtation du Dasein comme

    temporalit) et sa troisime partie non publie (lexposition temporale duproblme de ltre). De cette manire, le programme de Zeit und Sein reste actuel, mais il compose maintenant le deuxime volet de lontologiefondamentale. Mais ce qui surprend le plus, cest le thme de la troisime

    partie. Au lieu de la Destruction (quvoque tout de mme Heidegger en GA26, 197, mais sans en faire une partie expresse de SZ), on apprend que cettedernire partie a pour objet le dveloppement de la comprhension de soide cette problmatique, sa tche, sa limite [ savoir] le revirement (derUmschlag) . quoi tout cela rime-t-il ? Il sagit en fait dune nouvelleproblmatique et dont Heidegger ne parle quici! Il sen explique un peuquelques pages plus loin, o il propose une nouvelle (!) prsentation du

    programme de lontologie fondamentale :

    Ce tout de la fondation et de llaboration de lontologie estlontologie fondamentale ; elle est 1. Analytique du Daseinet 2. Analytiquede la temporalit (Temporalitt) de ltre. Cette analytique temporale est enmme temps le tournant (Kehre), par lequel lontologie elle-mme retourneexplicitement dans lontique mtaphysique (metaphysische Ontik), danslaquelle elle se tient toujours de manire inexplicite. Il faut [donc], par lemouvement de la radicalisation et de luniversalisation, porter lontologie aurevirement (Umschlag) qui est latent en elle. Cest l que se produit letournant (das Kehren), et on en arrive au revirement dans lamtontologie 33.

    Ce texte droutant marque aussi la premire apparition de lide duntournant (Kehre) chez Heidegger. Ce tournant se trouve expressmentassoci lanalyse de la temporalit de ltre qui devait constituer le noyaude Temps et tre (tournant dj marqu, dans la chose mme, parlinversion du titre). Mais il sagit ici dun tournant vers la mtontologie .Quest-ce que la mtontologie ? Heidegger en avait esquiss le projet une

    page plus tt (GA 26, 199) :

    Il en rsulte la ncessit dune problmatique particulire, qui amaintenant pour thme ltant dans son ensemble. Cette nouvelle

    problmatique appartient lessence de lontologie et rsulte de sonrevirement (Umschlag), de sa metabol. Je dsigne cette problmatique sousle terme de mtontologie . Et cest dans cet espace du questionnementmtontologico-existentiel que se trouve aussi lespace de la mtaphysique delexistence (et ce nest quici que se laisse poser la question de lthique) 34.

    33GA 26, 201.34GA 26, 199. Le terme de mtontologie tait furtivement apparu dans un cours delt de 1926 (GA 22, 106). Cest dire quil tait comtemporain de Etre et temps,mais o Heidegger se gardait bien de lutiliser! Dans ce cours de lt 1926,

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    Heidegger conclut son rsum de lontologie fondamentale novo

    methodo (GA 26, 202) en revendiquant expressment le terme de

    mtaphysique, assorti de guillemets en 1927 et qui sera mis distance demanire plus radicale encore quelques annes plus tard :

    Dans leur unit, lontologie fondamentale et la mtontologie constituent le

    concept de la mtaphysique. Mais ce qui sexprime ici, cest la

    transformation du seul et unique problme fondamental de la philosophie

    elle-mme, qui fut voqu plus haut dans lintroduction avec le double

    concept de la philosophie comme prot philosophia et theologia. Et ceci

    nest que la concrtion, chaque fois particulire, de la diffrence

    ontologique, cest--dire la concrtion de laccomplissement de la

    comprhension de ltre. En dautres termes : la philosophie est la concrtion

    centrale et totale de lessence mtaphysique de lexistence .

    Ces textes dambition mtaphysique sont vertigineux en ce quils

    engagent une refonte de lontologie fondamentale, pourtant prsente avec

    tant dassurance lanne prcdente. On peut difficilement les rattacher

    lontologie fondamentale de 1927, o lide dun tournant ou dun

    revirement avait tout au plus t suggre par deux phnomnes : dune part,

    par lide dun zurckschlagen (SZ 38), dune rpercussion sur lexistence

    de lAnalytique de lexistence, dautre part, par le tournant que devait

    marquer la troisime section Temps et tre , mais le tournant se trouve ici

    associ au passage (nouveau) une mtontologie comprise comme

    mtaphysique de lexistence (GA 26, 199), laquelle est cense comprendre

    (rien que a, aimerait-on dire!) les problmatiques de lthique (199) et de la

    thologie (202)!Il est difficile de donner un contenu plus prcis cet tourdissant

    programme. Ce qui est sr, cest que le programme de lontologie

    fondamentale est en train de se recomposer ou de se dcomposer, ce que les

    cours des annes subsquentes ne feront que confirmer. Le chantier de

    Heidegger y dfendait lide dune excellence et dune transcendance de ltre. En

    fait, lide est platonicienne (epekeina tes ousias), et cest dailleurs dans une

    allusion lide du Bien que Heidegger voquait pour la premire fois lide dune

    mtontologie. GA 22, 106 : La question de ltre se transcende elle-mme. Le

    problme ontologique se transforme. Mtontologiquement, theologik, ltant en

    totalit. Idea agathou : ce quil faut dabord privilgier, ce quil y a de plusexcellent. Ltre en gnral et ce quil faut privilgier. Encore par-del ltant,

    appartenant la transcendance de ltre et dterminant fondamentalement lide de

    ltre! La possibilit la plus originaire! Rendant tout possible de manire

    originelle . (Die Frage nach dem Sein transzendiert sich selbst. Ontologisches

    Problem schlgt um! Metontologisch; theologik; das Seiende im Ganzen. idea

    agathou :das allem Vorzuziehende schlechthin, Vor-zglichste. Sein berhaupt und

    Vorzuziehendes. Noch Jenseitiges des Seienden, zur Transzendenz des Seins

    gehrig, die Idee von Sein wesenhaft bestimmend! Die ursprnglichste Mglichkeit!

    Alles ursprnglich ermglichend.)

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    lontologie fondamentale finira ainsi par donner lieu quelque chose de tout

    autre chose, un tournant certes, mais un tournant beaucoup plus radical

    vers la pense de lhistoire de ltre (pens partir de son refus, de sa

    Verweigerung). Cest cette pense qui finira par prendre cong de lamtaphysique.

    Pour comprendre cette dernire transition, il est clairant dtudier un

    dernier avatar de lontologie fondamentale dans ces annes de turbulence ou

    de crise, la dernire section du livre Kant et le problme de la mtaphysique,

    dont lintitul est significatif : La mtaphysique du Dasein comme

    ontologie fondamentale (IV. C). Il ny sera jamais directement35

    question

    de mtontologie, comme si de lt 1928 lhiver de 1928-1929, Heidegger

    avait dj abandonn ce programme. Kant et le problme de la mtaphysique

    a aussi t compos au sortir dun dbat sur Kant avec le no-kantien Ernst

    Cassirer. Lexpression de Heidegger y apparat donc un peu plus guinde,

    plus compasse. Heidegger y vite, par consquent, les mises en question

    radicales de son propre projet et les expressions trop escarpes comme cellede mtontologie, se contentant de reprendre le fil de lontologie

    fondamentale demeur pendant depuis 1927 (dans la prface au livre de

    1929, il fera dailleurs encore une fois allusion, comme si de rien ntait, la

    parution prochaine de la deuxime partie de Sein und Zeit).

    Que nous y apprend Heidegger sur la tche dune ontologie

    fondamentale et de son ambition mtaphysique ? Un thme prdominant

    semble stre impos, travers linterprtation de Kant, tout le projet de

    lontologie fondamentale dans son ensemble, celui de la finitude. On le

    retrouve vraiment partout dans louvrage de 1929. Il ne sagit pas dun

    thme absolument nouveau ou surprenant dans lorbe de lontologie

    fondamentale, o la temporalit du Dasein, et sa mortalit, revendiquaient

    doffice un rle primordial. Il demeure que la finitude navait jamais tnomme comme telle dans lIntroduction Sein und Zeit. Elle tait aussi

    extraordinairement discrte dans les cours antrieurs Sein und Zeit, avant

    de simposer avec une force presque foudroyante la fin des annes 20. Or,

    en 1929, toute lontologie fondamentale semble rouler sur la finitude. Selon

    lintitul du 40 du Kantbuch, llaboration originaire de la question de

    ltre doit tre comprise comme un chemin qui conduit au problme de la

    finitude de lhomme (Die ursprngliche Ausarbeitung der Seinsfrage als

    35Cest quon y trouve bel et bien une allusion indirecte cette deuxime tape

    de la mtaphysique qui devait se dployer aprs lontologie fondamentale. Cf. en

    effet Kant und das Problem der Metaphysik [KPM], GA 3, 232; Kant et le problmede la mtaphysique, trad. par A. DE WAELHENS et W. BIEMEL, Paris, Gallimard,

    1952, p 288. : Lontologie fondamentale nest cependant que la premire tape de

    la mtaphysique du Dasein. Nous ne pouvons nous tendre ici sur lensemble de

    celle-ci et sur la manire dont elle senracine historiquement dans le Dasein

    concret (Die Fundamentalontologie ist aber nur die erste Stufe der Metaphysik des

    Daseins. Was zu dieser im ganzen gehrt und wie sie jeweils geschichtlich im

    faktischen Dasein verwurzelt ist, kann hier nicht errtert werden). Ce texte confirme

    donc que la mtaphysique du Dasein, dont lontologie fondamentale nest que la

    premire partie, rsume maintenant le projet essentiel de Heidegger.

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    Weg zum Problem der Endlichkeit des Menschen), comme si la question de

    ltre se trouvait suspendue celle de la finitude. La question de ltre,

    rpte inlassablement Heidegger, entretient, en effet, un rapport intime la

    finitude de lhomme

    36

    . La comprhension de ltre y apparat comme lefondement le plus intime de la finitude

    37: plus originaire que lhomme est

    la finitude du Dasein en lui 38

    . La finitude du Dasein apparat ds lors,

    souligne Heidegger, comme le fondement de la possibilit mme de la

    mtaphysique39

    .

    Or il est une dimension de la finitude qui se trouve particulirement

    souligne dans cette prsentation qui sera de factola dernire de Lide

    de lontologie fondamentale (selon lintitul du 42 du Kantbuch , qui

    fait un peu cho au titre de section du cours de 1928), celle de loubli, mais

    aussi celle de la jectit (Geworfenheit) quil implique. Heidegger crit

    dans une phrase en apparence toute simple : La finitude du Dasein [cest-

    -dire] la comprhension de ltre se tient dans loubli 40

    . On peut et doit

    entendre cette dclaration de deux manires. Elle dit dabord que la finitude

    se manifeste, se traduit par loubli, mais aussi que la finitude du Dasein,

    identifie ici, de manire indite, la comprhension de ltre, est elle-mme

    oublie. La tche dune ontologie fondamentale sera donc de tirer cette

    finitude de loubli41

    . Or, cest le Dasein ou sa finitude qui soublie lui-

    mme. Do lide de Heidegger, selon laquelle il faut rendre le Daseinen

    lhomme , das Dasein im Menschen, visible (234). Il faudra, dira Heidegger

    dans un cours de 1929/30, rveiller, secouer le Daseinen lhomme. Pour y

    parvenir, il faut, pour ainsi dire, attaquer le Dasein. La construction de

    lontologie fondamentale, explique Heidegger, se voulait une telle attaque

    (Angriff) duDaseinen lhomme42

    , attaque qui procde duDaseinlui-mme.

    Lontologie fondamentale qui vise ainsi rveiller le Dasein (et laphilosophie) est une attaque de lhomme qui vise le reconduire son Da-

    36

    KPM, GA 3, 226; tr. fr. 282.37

    KPM, GA 3, 228; tr. fr. 285 : der innerste Grund seiner Endlichkeit.38

    KPM, GA 3, 229; tr. fr. 285, texte que souligne tout au long Heidegger, soulign

    non respect dans la traduction franaise.39

    KPM, GA 3, 232; tr. fr. 288 : Le dvoilement de la structure dtre du Dasein

    est ontologie. Cette dernire se nomme ontologie fondamentale pour autant quelle

    tablisse le fondement de la possibilit de la mtaphysique, cest--dire pour autant

    quelle considre comme son fondement la finitude duDasein (Die Enthllung derSeinsverfassung des Daseins ist Ontologie. Sofern in ihrder Grund der Mglichkeit

    der Metaphysik - die Endlichkeit des Daseins als deren Fundament gelgt werden

    soll, heit sie Fundamentalontologie).40

    KPM, GA 2, 233; tr. fr. 289 :Die Endlichkeit des Daseins das Seinsverstndnis

    liegt in der Vergessenheit(phrase qui constitue elle seule un paragraphe dans le

    texte de Heidegger.41

    KPM, GA 2, 233; tr. fr. 289 : der Vergessenheit entreien.42

    KPM, GA 3, 233; tr. fr. 289 (qui traduit trop timidement Angriffpar effort ).

    Cf. aussi sur cette ide dattaque GA 29/30, 31.

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    sein, le tirer de son Wegsein(dont il est loquemment question dans le cours

    de 1929/3043

    ), de loubli de soi.

    Il sagit donc de tirer de loubli un oubli qui soublie. Cest ici, dans ce

    contexte de finitude et doubli, que la dimension de lhistoricit ou de lajectit (Geworfenheit) acquiert une porte systmatique qui deviendra de

    plus en plus dterminante. Rive lordre de la passion ou de la Stimmung

    dans Sein und Zeit, la Geworfenheit, la jectit, dira maintenant Heidegger44

    ,

    domine et traverse tout leDasein, sil est vrai que leDaseinest port par la

    finitude 45

    .

    Pour le dire en un mot, il semble que ce soit cette prcellence reconnue

    la finitude ou la jectit du Daseinqui finit par faire vaciller tout le projet

    de lontologie fondamentale, dont la fin de Kant et le problme de la

    mtaphysiquepropose, de facto, la dernire prsentationpublique. Aprs cet

    ouvrage, Heidegger explorera dj de nouvelles approches de la question de

    ltre au risque de perdre le fil de lontologie fondamentale. On sait que

    cette remise en question de lontologie fondamentale conduira lentement,mais srement la pense de lhistoire de ltre, de la Seinsgeschichte, qui

    simposera en quelque sorte comme le vritable sujet de la jectit et de la

    finitude du Dasein. Une lecture attentive du parcours de Heidegger nous

    oblige cependant voir dans ce tournant une radicalisation de la finitude du

    Kantbuch46

    .

    Mais avant de dployer pour elle-mme cette pense de lhistoire de

    ltre, partir du milieu des annes trente au plus tard, Heidegger

    exprimente, et ds 1929, dautres voies que celles de lontologie

    fondamentale pour relancer, rveiller la question de ltre et celle duDasein.

    Des confrences commeDe lessence du fondement(1929), Quest-ce que la

    mtaphysique ? (1929) et De lessence de la vrit(1930) tmoigneront de

    cette nouvelle recherche, de cette recherche, pourrait-on, dire dune nouvelle

    tonalit (Stimmung), qui semble de plus en plus seffectuer sans larrire-

    fond ou le filet, comme pour les quilibristes - dune ontologie

    43Cf. GA 29/30, 255, 508-510.

    44 KPM, GA 3, 235; tr. fr. 291 : Die Geworfenheit () durchherrscht gerade das

    Dasein als solches.45

    KPM, GA 3, 236; tr. fr. 292 : die innerste, das Dasein tragende Endlichkeit (la

    traduction cite parle ici de la finitude comme source du Dasein!). Gerd

    HAEFFNER(op. cit., 21) fait justement remarquer que dans Sein und Zeit, Heidegger,mme sil insiste beaucoup sur lide dune destruction de lontologie, ne rflchit

    que trs peu sur lhistoricit de sa propre entreprise : Es fllt auf, wie wenig

    Heidegger bei diesem Versuch, die antike Ontologie vom Boden der eigenen

    Fundamentalontologie destruierend zu begreifen, auf die geschichtliche

    Bedingtheit seines eigenen Versuchs reflektiert. 46

    Cf. la confidence de Heidegger faite son lve Walter SCHULZ: Tout le monde

    attend toujours la deuxime partie de Sein und Zeit. Cest quils ne connaissent pas

    le livre sur Kant! (cite dans mon livre Lhorizon hermneutique de la pense

    contemporaine, Vrin, 1993, 57).

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    Heidegger, pour en comprendre ltantit. La mtaphysique est ainsi pourHeidegger une thse sur ce qui dfinit ltant, sur ce qui le constitue enpropre (ltantit). Ce questionnement en direction de ltantit peut suivre

    deux directions

    50

    : la mtaphysique peut dabord senqurir descaractristiques essentielles de ltant (en tirant au clair les catgories qui enconstituent lessence), mais elle peut aussi sinterroger sur le principe deltant, sa cause ou sa raison. On peut faire remonter cette double vise(quest-ce que ltant et quel en est le principe ?) de la mtaphysique auPhdonde Platon51. Et le gnie de Platon tait doffrir la mme rponse auxdeux questions : ce qui constitue ltre le plus rel, cest lide, laquelle sertainsi de principe tout ce qui est. Le dbat avec Platon deviendra ds lorscapital pour Heidegger. Il se mettra pour la premire fois en scne dans uncours du semestre dhiver 1931/3252 sur le Thtte de Platon, avant deconduire aux thses plus radicales des Beitrge de 1936-38 et lessai de1942 sur La doctrine platonicienne de la vrit qui imputeront finalement

    Platon la paternit de la mtaphysique, avec laquelle Heidegger prendra deplus en plus de distance et dont il cherchera penser le dpassement(berwindung) ou labandon.

    Il est cependant frappant de noter que dans un cours de lt 1927,Heidegger stait encore entirement solidaris avec le mouvementmtaphysique de transcendance qui animait la pense de Platon53. LorsquePlaton dit de lide du Bien, principe de visibilit de ltant, quelle se situeau-del de ltant (epekeina tes ousias), cest parce quil veut remonter delordre ontique sa condition de possibilit ontologique. Cest dailleurscette hirarchie de lontique et de lontologique qui se trouve au centre laconfrence de 1929, De lessence du fondement. Ceci explique pourquoiHeidegger peut encore, dans linterrgne mtaphysique de 1927-1930,

    associer sa pense de ltre une radicalisation de la mtaphysique et de lapense de Platon.

    Si on peut parler de radicalisation, cest parce que Heideggersapercevra que la mtaphysique traditionnelle nest pas assez radicale dansson mouvement mme de transcendance. Cest quen expliquant ltant partir de lide ou dun principe, la mtaphysique en reste finalement lordre de ltant. Cest ltant qui doit tre compris ou expliqu ettoujours partir dun autre tant (Dieu, le sujet) ou de caractristiquesontiques. La transcendance de ltant nen est donc pas une, estimeHeidegger, puisquelle ne rejoint jamais ltre.

    Le dpassement de ltant deviendra donc de plus en plus pourHeidegger un dpassement de la mtaphysique, mais qui cherchera mieux

    50Cf. GA 9, 443.51 Cf. ce sujet L. HONNEFELDER, Transzendent oder transzendental : ber dieMglichkeit von Metaphysik , in Philosophisches Jahrbuch91 (1985), 273-290.52Le cours de 1931/32 porte le titre, dcisif pour le Heidegger de cette priode car ilcorrespond aussi la confrence de 1930 quil hsite publier, De lessence de lavrit (GA 34). Les Beitrge (GA 65, 359) verront dans ce cours la premireamorce dune explicitation historique avec la mtaphysique.53GA 24, 400-405; tr. fr. p. 340-343.

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    6. Quest-ce que la mtaphysique ?

    Pour la comprhension du destin de la mtaphysique dans luvre de

    Heidegger, la leon inaugurale de 1929, Quest-ce que la mtaphysique ?,prononce le 24 juillet 1929 lUniversit de Freiburg, donc quelques mois

    seulement aprs la confrence De lessence du fondement et le livre sur

    Kant qui ont prsent le dernier tat de lontologie fondamentale, joue un

    rle charnire. Cest que Heidegger y revendique encore, mais pour la

    dernire fois, le titre de mtaphysique, en dveloppant lui-mme une

    interrogation mtaphysique (la premire section se prsentera effectivement

    comme Le dploiement dun questionner mtaphysique ), mais la nature

    mme de son interrogation rvle quil est aussi en train de sinterroger sur

    la mtaphysique. Cest cette interrogation sur lessence de la mtaphysique

    qui lamnera de plus en plus prendre une distance avec elle parce quil y

    apercevra avec une clart grandissante un rgime de pense qui sinterroge,

    dans une vise dobjectivation, sur ltant et ses principes et qui passe dslors ct du mystre de ltre.

    Il demeure que, dans cette confrence, son propos encore

    mtaphysique est de frayer un nouvel accs, un accs direct, sinon brutal,

    au phnomne de ltre. Il y parvient en mobilisant une exprience, celle de

    langoisse, dont avait dj trait Sein und Zeit, mais en lui confrant un sens

    nettement plus ontologique que celle quelle avait en 1927. Cest que

    dans Sein und Zeit, langoisse tait fondamentalement une angoisse du

    Daseindevant son tre-au-monde authentique, confrontation qui rsultait de

    lexprience du nant de tous les rseaux de signifiance intramondains. Or,

    dans la confrence de 1929, ce Nant devient une exprience ontologique en

    un sens beaucoup plus radical encore. Heidegger y reprend certes lide que

    dans langoisse, on sangoisse devant rien, mais il prend maintenant cette

    expression au pied de la lettre. Langoisse est dabord exprience du nant

    comme tel, du rien ou du nant (Nichts) : Langoisse rvle le nant 57

    . Ce

    nant, cest maintenant le nant de ltant comme tel, qui sombre dans

    lindiffrence la plus totale dans lpreuve de langoisse. Dans langoisse,

    ltant noffre plus aucun appui (Halt). Cette exprience du nant est celle de

    la ngation complte de la totalit de ltant. Mais cette exprience me

    rvle justement l tant dans ce qui le distingue du nant (ibid.), savoir

    quil est et non pas rien, ajoute Heidegger. Cette exprience de ltant qui

    est, plutt que rien, apparat maintenant comme celle de ltre pour

    Heidegger. Cest ainsi que langoisse, en me dcouvrant linsignifiance de

    tout support ontique, laisse merger ltant dans son tre, comme lautre dunant ou du rien. Cest maintenant cela, lexprience fondamentale de

    langoisse : il y a de ltant, de ltre et non pas rien (do le mot de Leibniz,

    repris la fin de la confrence, mais sans vise dexplication : pourquoi y

    a-t-il de ltre et non pas rien ? ). Langoisse permet dassister lclosion

    de ltre dans toute sa fulgurance, qui saccompagne dune relativisation de

    tout dcouvrement et affairement simplement ontiques.

    57Was ist Metaphysik ?,1929, 9 ; Wegmarken, in GA 9, 111; Questions 1, 59.

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    Et cette angoisse, cette exposition ltre qui me coupe le souffle

    lorsquelle me saisit, nest pas comprendre comme quelque chose de

    terrifiant, comme si langoisse relevait dun nervement anxieux ou

    nvrotique. Heidegger parle son sujet dune gebannte Ruhe, dun calmefascin, dune srnit mduse par ltre58

    . Cette exprience de ltre

    comme du nant, du tout autre de ltant relve donc autant de la

    contemplation, de la srnit que de langoisse, au sens anxieux du

    terme.

    Il nen reste pas moins que cette prsentation diffre considrablement

    de la prsentation de langoisse qui tait celle dEtre et temps, o

    lexprience de langoisse tait celle de mon tre-au-monde authentique

    possible59

    . Toute cette problmatique existentiale sclipse dans la

    confrence de 1929 au profit de lexprience plus ontologique de ltre60

    :

    Dans la nuit claire du Nant de langoisse se montre enfin la manifestation

    originelle de ltant comme telle : savoir quil y ait de ltant et non pas

    rien 61

    . Alors que langoisse tait une rvlation soi du Dasein, elledevient dans la confrence inaugurale une rvlation de ltre. En 1929, le

    nant nest donc pas dabord le nant du monde pour le plus grand veil dun

    tre-dans-le-monde possible par libert, conquise sur la dchance, le nant

    est devenu le nant de ltant lui-mme qui ouvre sur ltre et seulement sur

    ltre.

    En 1929, cette ouverture ltre par langoisse et non plus par la

    comprhension de ltre, comme en 1927 se prsente encore sous le

    patronage dun questionnement qui se veut mtaphysique et qui sidentifie

    expressment comme tel. Mais dj, il ny est plus question dune

    mtaphysique du Dasein, non plus que dontologie fondamentale. Tout ce

    passe comme si lexprience formidablement iconoclaste de langoisse avait

    aussi fait vaciller tout ldifice de lontologie fondamentale. Cela seremarquera aussi dans la productivit de Heidegger : aprs cette

    confrence de 1929, il ne publiera plus rien pour quelques annes. En fait, sa

    premire publication sera son Discours de rectorat de 1933 sur

    58 WiM, 11; Wegmarken, in GA 9, 113 ; Question I, 61. Cf. aussi ldition

    didactique de cette c