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Éditions Apogée Sous la direction de GUY PRIGENT Pêche à pied et usages de l’estran

Pêche à pied et usages de l'estran

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Un itinéraire des grèves bretonnes en compagnie de plus de quarante auteurs, dans une approche à la fois historique, scientifique, artistique et littéraire.

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Page 1: Pêche à pied et usages de l'estran

Éditions ApogéeISBN 2-84398-044-5 • 160 F • 24,39 €

Éditions Apogée • Diffusion PUF

Depuis la Préhistoire, la pêche à pied fait partie de laculture maritime et littorale bretonne. Néanmoins, l’histoirede ses pratiques et de ses savoirs traditionnels restait àfaire. C’est l’objectif de cet ouvrage.

Plus qu’un guide de la pêche à pied, voici un itinérairedes grèves bretonnes, pour découvrir « l’esprit des lieux »,en compagnie de plus de quarante auteurs, avec uneapproche à la fois historique, scientifique, artistique et lit-téraire, un voyage dans les mots du vocabulaire local, enfrançais, en breton et en gallo.

Témoignages des pêcheurs à pied, discours des agents del’État, de scientifiques de l’IFREMER, remarques de tou-ristes et d’écologistes, ce livre révèle tous les enjeux liés auxpratiques et usages de l’estran.

Sous la direction de GUY PRIGENT

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ÉDITIONSAPOGÉE

Musée d’Art et d’Histoire

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Page 2: Pêche à pied et usages de l'estran

© Éditions Apogée, 1999

ISBN 2-84398-044-5

Page 3: Pêche à pied et usages de l'estran

Sous la direction de

GUY PRIGENT

Pêche à piedet usages de l’estran

Éditions Apogée

Page 4: Pêche à pied et usages de l'estran

Jean-Pierre Abraham, écrivainPierre Arzel, ethnobiologiste, IFREMER, Brest

Maurice Aubrée, enseignant

Pascal Aumasson, conseiller aux musées, DRAC Bretagne

Marie-Armelle Barbier-Le Deroff, maître de conférences

en ethnologie, UBO, Brest

François de Beaulieu, enseignant, ethnologue

Dominique Brault, océanographe, directeur du CEVA,

Pleubian

Denis Bredin, délégué régional du Conservatoire du lit-

toral de Bretagne

Jacques-Henri Clément, docteur en pharmacie

Dominique Cottereau, formatrice en pédagogie

Jean-Yves Cocaign, historien ethnologue, CNRS, UMR

C65666. Civilisations atlantiques et archéosciences.

Université Rennes 1

Loïc Corouge, scénographe

Geneviève Delbos, ethnologue, CNRS

Madeleine Dervaux, assistante sociale maritime en

retraite

Tanguy Dohollau, illustrateur, critique d’art

Michel Duédal, ancien syndic des gens de mer, Saint-

Jacut-de-la-Mer.

Patrick Gauthier, reponsable du SMVM, DDE 22

Daniel Giraudon, maître de conférences, CRBC, UBO,

Brest

Pierre Gouletquer, professeur, archéologue, chargé de

recherche au CNRS, CRBC, UBO, Brest

Jean Grenier, écrivain

Hervé Hamon, écrivain, journaliste

Louis Henri, président de l'association « Les tadornes »,

pêcheurs-plaisanciers de Lanmodez

Jean-Baptiste Henry, écrivain

Marie-Lise Jory, docteur en écologie

Hélène Labat-Lopes, enseignante

Louis Le Bellec, marin-pêcheur retraité, président des

homardiers des côtes de France

Michel Le Bris, écrivain

Magali Leclercq, responsable des cultures marines,

Direction des Affaires maritimes 22

Marc Le Gros, enseignant, écrivain

Patrick Le Mao, chef de la station IFREMER, Saint-Malo

Jacques Levasseur, maître de conférences, responsable

de la MST Aménagement-environnement, université

Rennes 1

Olivier Levasseur, enseignant, doctorant (CHRISCO-UHB)

Pierre Mollo, formateur en aquaculture, CEMPA,

Fouesnant

Erik Orsenna, écrivain

Fañch Péru, enseignant

Jean-Claude Pierre, président de l'association « Eaux et

rivières »

Jean-Pierre Pinot, professeur émérite de géographie de

la mer, UBO

Guy Prigent, commissaire de l'exposition

Christian Quéré, écrivain

Yves Rivoal, écrivain

Anne de Stoop, conservatrice du Musée Mathurin Méheut,

Lamballe

Loïc-René Vilbert, conservateur de la bibliothèque muni-

cipale de Dinan, directeur de la Maison d'Artiste de la

Grande Vigne, Dinan.

Kenneth White, écrivain

Illustrations de débuts de chapitre : Loïc Corouge

LES AUTEURS

Ce livre accompagne l’exposition « Pêche à pied et usages de l’estran »

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PRÉFACE

« Est-ce la mer qui a délimité la terreOu la terre qui a délimité la mer ?Chacune a tiré un sens nouveau du choc des vagues.La mer s'est brisée sur la terre pour se définir pleinement. »

Seamus Heaney

Fouiller la mer en ses terres, pour extraire toutes les richesses de son écrin de granite...

Tout pêcheur à pied a cette ambition, or pour bien connaître la marée, il faut l’aimer profon-

dément, vivre avec elle, être guetté par elle, la suivre pas à pas lorsqu’elle se retire, soulever les

pierres de ses fonds et de ses côtes, dans les crevasses et les herbiers, dans les grottes qui ne sont

accessibles qu’aux marées de printemps et d’équinoxe.

C’est ce que font en particulier tous les « arpenteurs de grèves » de cette riche baie de Saint-Brieuc.

Quelles joies l’on se réserve à maréer ainsi, à pénétrer ces retraites secrètes, à scruter ces mys-

tères dans leur enclos, à surprendre le coquillage étoilé, la nacre et l’écaille, quand grouille la vie

dans la moindre flaque d’eau...

Depuis la Préhistoire, la pêche à pied fait partie de la culture maritime et littorale bretonne.

Néanmoins, l’histoire de ces pratiques reste encore à faire. C’est l’objectif de cette exposition du

musée de Saint-Brieuc, à la fois documentaire, ethnographique et pédagogique, la première à

traiter de la pêche à pied en Bretagne !

Une scénographie ludique et interactive, signée Loïc Corouge invite le visiteur dans le territoi-

re de la grève, de ses acteurs et de ses outils, à l’école de l’estran et de ses usages multiples. Elle

découvre les odeurs et les secrets d’une bibliothèque d’algues, empreinte des mots du patrimoi-

ne local, en français, en breton et en gallo, à l’écoute d’un paysage sonore, œuvre originale de

Yann Paranthoën.

Cette exposition est à découvrir comme un guide de la pêche à pied, un itinéraire des grèves

pour mieux comprendre « l’esprit des lieux », ce qui caractérise, en Côtes-d’Armor et ailleurs, l’es-

tran de toutes les marées...

Claude Saunier

Sénateur-maire de Saint-Brieuc

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INTRODUCTION

GUY PRIGENT

Dans la mythologie celte, le fond de l’océan est le domaine de toutes les richesses. Mais si ces

richesses halieutiques sont avec les fonds sous-marins des ressources sauvages, invisibles, non bor-

nables et non cumulables, la présence de la mer, même riche en espèces comestibles, n’en

provoque pas systématiquement l’exploitation par les populations riveraines. Il n’y a pas en cela

de déterminisme naturel.

Les littoraux de la Bretagne et particulièrement des Côtes-d’Armor font exception, de par jus-

tement leurs relations continues et historiques avec la mer, avec un littoral-mémoire de 300 km.

Passé du domaine privé de l’État au domaine public, l’estran de l’ancien français « estrande »,

désigne au 12e siècle le bord et le rivage de la mer, appelé dans le langage courant, la grève. La

grève est donc formée des lais et relais de mer, ce que les bretons nomment « an aod » et « gour-

lan », c’est-à-dire l’espace compris dans le balancement des plus grandes marées. La notion de rivage

est aujourd’hui supplantée par celle de littoral, terme polysémique, mouvant, à géométrie variable,

comme la réalité qu’il désigne. Néanmoins, la grève reste le territoire des pauvres, espace en

marge, périphérique, hier dévalué par certaines classes sociales, aujourd’hui revalorisé par de

nouvelles pratiques plus rentables, entre un mode de vie, de production et de loisirs.

Soulignons qu’en France, à la différence de l’Espagne, les rivages de la mer et le littoral consti-

tuent deux entités juridiques séparées, puisque le domaine public maritime n’englobe pas la zone

maritimo-terrestre. Cette dualité entrave la reconnaissance juridique d’une réalité sociale et cul-

turelle, dont les pêcheurs à pied font partie.

Aujourd’hui, la grève est remembrée, fragmentée. Certaines unités spatiales sont délimitées par

des activités qui en excluent d’autres. L’estran pose ses limites, comme la mer en ses terres. La

grève devient l’enclos, après avoir été le territoire du vide (selon l’expression de A. Corbin).

Néanmoins, la grève reste un espace mi-réel, mi-imaginaire, un espace de semi-liberté. Aller à

la grève, non pas courir mais marcher, démarcher un territoire, où les yeux s’égarent, où l’esprit

se creuse, faire attention où on met ses pas, pour aller droit à l’essentiel.

La grève, comme un passage entre le connu et l’inconnu, entre le visible et l’invisible, avec un

passé, un présent, une histoire, une géographie sans cesse remaniée par le flux et le reflux, par

les bousculades géologiques ; où le vivant animal et végétal a su s’adapter, confronté à un envi-

Page 7: Pêche à pied et usages de l'estran

La pêche à pied 7

ronnement instable, fragile dans ses interactions, dans ses rencontres entre la terre et l’eau, entre

les eaux douces et les eaux salées...

L’homme de grève n’est-il pas aussi un homme des bords, des marges, des multiples passages...

d’une géopoétique littorale ?

L’homme du littoral fait partie du géosystème halieutique défini par les géographes. Il partici-

pe de la biodiversité. Il empiète sur le milieu marin en changeant d’identité, pour une appropriation,

qui se veut toujours utile, variable, selon ses besoins... en sachant que la mer érode toujours les

bords, superpose les conséquences. La rente halieutique est toujours précaire, incertaine, impré-

visible et réversible, mais la « famille littorale » a toujours su tirer partie de son environnement dans

un système biocénotique variable, en élaborant au fil de ses diverses expérimentations des savoirs

naturalistes et des usages éprouvés, qui constituent une culture littorale.

C’est l’objet de la présentation au musée de Saint-Brieuc : faire se croiser des attitudes, des

démarches, des comportements au regard d’une ethnologie du présent et d’une mise en pers-

pective de l’Histoire. Entre la terre et l’eau, où l’homme pose ses enjeux et ses contradictions, depuis

les temps préhistoriques.

Carte particulière des Costes deBretagne, depuis le cap Fréheljusqu’à Perros-Guirec, extraitd’un Recueil des Côtes deFrance sur l’océan, 17e siècle.Coll. du Service historique de laMarine, Vincennes.

Page 8: Pêche à pied et usages de l'estran

Généralités, définitions

Les pêches à pied sont paradoxalement parmi les plus

méconnues : si les grandes pêches transatlantiques ont

bénéficié de toute l’attention des historiens, il n’en va pas

de même pour celles-ci. Ces pêches, très pratiquées sur

le littoral, sont regroupées sous l’appellation indéfinie de

« petites pesches à pied ». Cette apparente pauvreté histo-

riographique s’explique aisément par le fait qu’elles

n’ont laissé que très peu de traces archivistiques,

marquant par là même la faiblesse du contrôle de l’état

à ce niveau.

La pêche à pied regroupe en fait

l’ensemble des techniques de pêches

qui sont pratiquées sans l’emploi

(ou l’emploi accessoire) d’une

embarcation sur le rivage et sur les

rochers et îlots, par des pêcheurs se

déplaçant essentiellement à pied. Si

les prises ainsi réalisées s’apparen-

tent à la cueillette, elles n’excluent

en rien le recours à des techniques

plus développées. Faut-il en

conclure pour autant qu’elles sont

marginales ? Avant de répondre à

cette question il faut se pencher sur

l’intérêt de ces pêches. Un rapport

de 1785 nous donne les principaux

arguments qui témoignent de leur

rôle :

- Elles sont aussi utiles pour la subsistance du peuple

qu’agréables et recherchées « pour la table du riche ».

- Elles occupent autant d’hommes de mer que la

majeure partie des autres pêches.

- Lorsque ceux-ci sont absents, les femmes et les

enfants ramassent les coquillages sur le rivage, s’en nour-

rissent et en vendent pour satisfaire à leurs autres

besoins.

- Toutes les provinces littorales peuvent les pratiquer

avec « autant d’abondance que de facilité. »

Mais que pêche-t-on à pied au 18e siècle ?

Il serait tentant de dire que les prises sont assez iden-

tiques à celles que nous pouvons faire de nos jours :

crabes (les cancres), crustacés (écrevisses de mer c’est-

à-dire les homards), crevettes, divers coquillages et

poissons (congres, vieilles et autres poissons de roches)

utilisent un ensemble de techniques diverses, depuis la

récolte manuelle de coquillages sans aucun instrument,

jusqu’aux parcs et pêcheries qui sont des constructions

semi-pérennes. Par ailleurs, les activités conchylicoles

(pêche des huîtres et des moules) restent rudimentaires

sur le littoral costarmoricain sous l’Ancien Régime.

La plupart de ces pêches sont réalisées à l’aide de

« cordes, paniers, havet et haveneaux à chevrette

[crevettes], pesche à la ligne » et à l’aide de crochets

métalliques, pour pêcher dans les rochers. Sur les côtes

de l’amirauté de Saint-Brieuc les engins recensés en

1738 sont les casiers, les haveneaux, les râteaux et diffé-

rents crocs, les couteaux mais également les cannes à

pêches, les lignes ainsi que divers filets.

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Crabes, planche de laDescription topogra-phique, géographiqueet historique de laBretagne, du Sr deRobien, vers 1756. Coll.bibliothèque munici-pale de Rennes.

PÊCHES À PIED, DE NOMBREUSES TECHNIQUES

OLIVIER LEVASSEUR

Page 9: Pêche à pied et usages de l'estran

Quelques pêches spécifiques

Ne pouvant ici décrire dans le détail l’ensemble des

techniques de pêches à pied utilisées sous l’Ancien

Régime, nous allons fournir quelques éclairages sur

certaines d’entre elles.

- La pêche des crustacés

Les textes sont en général fort peu diserts sur la pêche

des crustacés : Robien nous apprend simplement que

« les crabes et les écrevisses de toutes formes se prennent

ordinairement sous les rochers ; ils se vendent aux pois-

sonniers, avec le poisson frais, qu’ils transportent toute

l’année pour la nourriture des habitants de la province 3. »

La pêche des homards se fait au casier et est particu-

lièrement intéressante, car elle nous prouve que le

monde de la pêche à pied est ouvert aux innovations

techniques. Les homards ne sont pas pêchés avant 1716-

1717. L’introduction du casier est

due à des Guernesiais qui vont

former des pêcheurs bréhatins à

cette technique, allant même jusqu’à

leur fournir des « cages faites de

bois d’osier qui ressemblent exac-

tement à des souricières de fil de

fer, de grandeur à pouvoir contenir

20 à 30 homards, garnies d’un orain,

et de liège pour servir de bouée ».

Les prises sont vendues à Guerne-

sey, puis sont réexportées vers

Londres, les îles anglo-normandes

et la Normandie.

Cette technique, également utili-

sée pour les crabes, se répand par

la suite sur les côtes, puisqu’en 1726

la « pesche des berres ou caziers à la coste » se pratique

à Trégastel et Port-Béni. Il semble bien que cette acti-

vité ne soit pas spécifique à certains pêcheurs, mais

constitue plutôt une ressource complémentaire.

Crabes et homards ne sont donc pas réservés à la

consommation locale.

- La pêche des coquillages

La pêche des coquillages se fait à marée basse, essen-

tiellement dans les rochers. « Plusieurs coquillages (…)

s’attachent aux rochers que la mer recouvre à toutes

marées. Les pêcheurs vont à la basse-eau les détacher

avec un crochet (…) qui est au bout d’une perche plus

ou moins longue, suivant l’élévation des rochers & quand

ils les ont fait tomber, les femmes les ramassent dans des

paniers. (…) Lorsque les roches sont basses & à portée

de la main, les hommes, les femmes & enfants les déta-

chent avec une espèce de couteau (…). »

Les berniques sont pêchées, mais

ne semblent pas être destinées à la

consommation humaine car ce

coquillage, « très abondant à cette

côte, leur sert principalement à nour-

rir les cochons, & ils font de la chaux

avec les coquilles. »

Cette dernière utilisation est à

nouveau mentionnée en 1770, lorsque

les religieux de Bégard doivent faire

face à des difficultés d’approvision-

nement en chaux normande : « les

réparations urgentes, (…) engagèrent

les religieux à faire ramasser des

coquillages sur le bord de la mer et à

les faire voiturer à Lannion ou ils les

envoyoient prendre pour apporter

Histoires de littoral 27

Araignée, MathurinMéheut, planche deL’Étude de la mer.Faune et Flore de laManche et de l’Océan,Paris, 1913. Coll.musée de Saint-Brieuc.

Page 10: Pêche à pied et usages de l'estran

La question goémonière est bien plus étendue qu’il

ne peut y paraître de prime abord : on y retrouve les

problèmes que pose la définition du littoral (contesta-

tions portant sur le territoire même des paroisses, le

partage des épaves…), mais également la réelle utilité

du goémon. Autant de problèmes qui vont nous

permettre de mieux comprendre comment les habitants

du littoral se définissent, et comment ils définissent leur

espace et quel rapport ils peuvent avoir avec le littoral.

Quelques éléments de définition

L’une des principales richesses exploitées sur l’estran

et sur le littoral est formée par l’ensemble des amende-

ments marins, qui doivent être définis clairement car la

terminologie utilisée n’est pas toujours très explicite.

Si l’on simplifie à l’extrême, on se trouve face à deux

grands types d’amendements : d’une part ceux regrou-

pés sous le terme générique de « goémon » et d’autre part

les « sables marins ». Ce second type ne pose que très

peu de problèmes sous l’Ancien Régime, tandis que les

goémons vont être la source de nombreux textes légis-

latifs et procéduriers.

Au cours de cette période, le « goémon » est divisé

administrativement en trois catégories : le goémon-épave,

ou goémon de jet, constitué par les algues arrachées

par la mer et rejetées sur le rivage, qui appartient au

premier occupant. La seconde catégorie est le goémon

de coupe, c’est-à-dire celui que l’on va couper sur les

rochers, qui ne peut être récolté que par les habitants

des paroisses sur le territoire desquelles se trouvent

lesdits rochers. Enfin, la dernière catégorie est celui du

« goémon de fond », qui pousse au fond de la mer donc

et qui n’était que très peu exploité, les moyens tech-

niques pouvant être alors un facteur limitatif.

Ces simples données vont fournir la matière à de

multiples contestations émanant de paroisses contre

leurs voisines. Les conflits éclatent parce que la coupe,

et au-delà, l’exploitation du goémon sont ressenties

comme des problèmes cruciaux pour les habitants des

paroisses littorales, car s’y mêlent des avantages réels et

des aspects psychologiques : les ressources de l’estran

sont perçues comme une compensation nécessaire aux

difficultés occasionnées par la vie près du milieu mari-

time. L’irruption d’une législation spécifique à la fin du

17e siècle va favoriser l’éclosion de tels conflits, parfois

larvés, souvent ouverts pouvant aller jusqu’à l’affronte-

ment physique entre paroissiens.

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LE GOÉMON

OLIVIER LEVASSEUR

Laminaires, Mathu-rin Méheut, plancheextraite de l'Étudede la Mer. Faune etFlore de la Mancheet de l'Océan, Paris,1913. Coll. musée deSaint-Brieuc.

Page 11: Pêche à pied et usages de l'estran

Un texte du 19e siècle nous explique l’importance que

peut revêtir le goémon ; « sortant du sein des flots peut

être avec assez de justesse comparé à ce lingot d’or

auquel le marteau monnayeur vient de donner une

valeur conventionnelle, à cela près que cette monnaie,

du moment que l’on cesse de la livrer à la circulation,

cesse aussi de porter des intérêts, tandis que le goémon,

viendrait-il à tomber en des mains insouciantes et inex-

périmentées, fructifierait encore : il fructifierait malgré

et en dépit de tout. C’est un engrais véritablement

précieux. (…) Il suffit, pour en acquérir une preuve irré-

cusable de comparer l’agriculture du littoral à celle de

l’intérieur des terres. Quel contraste ! D’un côté richesse,

prospérité, civilisation. De l’autre, pauvreté, misère ».

Ceci suffit à mieux comprendre l’attachement des habi-

tants des paroisses riveraines aux goémons.

Les utilisations du goémon

Le directoire du District de Pontrieux résume en 1793

ses diverses utilisations :

« (…) Cette plante maritime est nécessaire non seule-

ment pour l’engrais des terres mais même pour le

chauffage des habitants qui n’ont pas de bois à feu sur

les lieux et qui ne peuvent s’en procurer qu’à grand

frais. (…) Elle supplée au défaut de feuillages et des

fruits propres à faire du fumier, avantages dont jouissent

les paroisses de l’intérieur qui étant pourvues de bois à

discrétion employent à faire du fumier les matières que

les riverains de la mer conservent précieusement pour

faire du feu. (…) Le goëmon [sic] qui croit sur le terrain

que la mer dans ses fluctuations périodiques laisse à

découvert n’est que suffisant pour la consommation des

riverains.(…) La faculté d’en jouir de préférence à tous

autres semble leur avoir été attribuée par la nature même

pour les dommages des avantages qu’elle leur refuse et

qu’elle prodigue aux communes de l’intérieur.

(…) Leur privilège est circonscrit dans les relais de la

mer vis-à-vis de leur territoire ; qu’au surplus tout le

monde a droit d’aller couper et enlever avec des batteaux

le goëmon qui croit sur les rochers que la mer envi-

ronne et ne quitte jamais (…). »

Une autre utilisation mentionnée dans les sources est

de servir de rembourrage pour les matelas.

La principale propriété est sans nul doute que « cette

herbe est très propre à engraisser et à fertiliser les terres.

Par ailleurs, une dernière propriété du sart, c’est qu’il est

propre à la fabrication du verre ». Il ne semble pas y

avoir au cours de l’Ancien Régime de tentative d’une

telle fabrication sur les côtes costarmoricaines avant les

19e et 20e siècles qui verront alors les activités goémo-

nières y trouver des débouchés plus larges.

Modalités et techniques de récolte du goémon

Les techniques de récolte varient selon la catégorie

des goémons concernés. Celles du goémon-épave sont

fort simple : il suffit, en théorie, de le ramasser manuel-

lement, s’il est échoué sur l’estran, ou à l’aide d’un râteau

de forme variée, s’apparentant le plus souvent à une

fourche.

Histoires de littoral

La récolte du goémonsur le rivage de Perros-Guirec.

Page 12: Pêche à pied et usages de l'estran

98

On allait à la pêche le jeudi ou pendant les vacances,

pour se faire plaisir, faire plaisir aux parents ou pour

se faire un peu d’argent de poche.

Sur la Banche, la pêche la plus courante était la pêche

aux coques, à la tache ou à la « pissette » .À la main ou

pieds nus. On fouillait le sable avec le gros orteil, cela

évitait de se baisser pour rien. Droit devant, en suivant

la marée descendante, les coques font des giclées faciles

à repérer. Sinon, on cherchait les taches noires et rondes

bien visibles sur le sable. Elles étaient peu profondes et

particulièrement nombreuses aux endroits où poussaient

des plantes semblables à de l’herbe. Cela nous faisait

penser à l’herbier qui avait disparu et dans lequel nos

parents, enfants, avaient fait des prises miraculeuses de

homards. En été, nous avions beaucoup de concurrence

avec les nombreux touristes qui s’adonnaient à cette

pêche facile.

Les palourdes, c’était déjà plus dur. Elles se trouvaient

dans le sable et les graviers, parmi les petits rochers et

la caillasse du côté de la houle Margot, la grotte préhis-

torique qu’on nous disait taillée de main d’homme.

C’était là aussi que se trouvait la mare au coucou, un joli

trou d’eau parmi les rochers, celui où nous allions

prendre notre premier bain de printemps. Les vacances

de Pâques donnaient le signal des premières baignades.

L’eau était encore un peu fraîche à ce moment-là. Deux

trous, une palourde, c’était ce qu’il fallait chercher en

soulevant délicatement les petits cailloux plats avec une

Pêcheurs aux crevettesà Binic en 1920. Coll.Daniel Giraudon.

LE GOËLO, PAYS LITTORAL

SOUVENIRS D'ENFANCE D'UN PETIT PÊCHEUR DE LA BAIE DE SAINT-BRIEUC (1950-1960)

DANIEL GIRAUDON

Page 13: Pêche à pied et usages de l'estran

Littoral ressource, littoral mémoire

La pêche aux crevettesdevant le sémaphore deSaint-Quay-Portrieux.Coll. AD 22, fonds Vallée.

fourchette. Lorsqu’il s’agissait de comptabi-

liser nos prises, on les comptait par

douzaines et on les mettait dans un panier

à salade. C’était pratique pour les rincer.

On trouvait de beaux bigorneaux noirs

autour du « grand rocher » et du « petit

rocher » (où se trouve aujourd’hui la piscine)

parmi et autour des énormes blocs de pierres

de taille. Il ne fallait pas avoir peur de

marcher dans la vase, mais nous, les enfants,

nous aimions nous faire une belle paire de

bas noirs en pataugeant au milieu de l’en-

ceinte du « grand rocher » où la couche de

limon était plus épaisse et où l’on s’enfon-

çait jusqu’aux genoux. Il y avait aussi des

vignots, mais moins gros, du côté de la houle

Margot et au Vau-Madec aux endroits où

coulent de petits ruisseaux et où il y a de la

vase. Pour plaisanter on parlait de faillis

quétons quand les farins étaient vraiment

petits. On ne mangeait pas les bigorneaux de chiens.

Les moules étaient pêchées au Vau-Madec, côté Binic

ou côté Pordic, vers Port-Géant ou le Petit Havre. On les

arrachait au couteau sur les rochers, le plus près possible

du sable et les noires bien lisses plutôt que les bleues.

Quand elles étaient gravelouses, on les nettoyait sur

place dans une mare. On disait qu’il fallait que la neige

soit passée dessus pour qu’elles soient bonnes et que les

genêts soient en fleur. Pour s’amuser, on mangeait

quelques berniques crus.

On attrapait des couteaux, des pinteaux, comme disait

mon père, avec des baleines de parapluie.

Quand il y avait de grandes marées en hiver avec de

grands coups de vent, on partait de Binic, à pied par la

plage, à basse mer pour pêcher des coquilles Saint-

Jacques, des dahins, comme on les appelait, des bouts-

rouges (grosses coques rayées, brunâtres avec une langue

rouge) et des oricans (coquilles internes nacrées) entre

le Vau-Madec et Tournemine.

Avec des filets à barre en bois, on allait pêcher les

crevettes grises. On en prenait beaucoup, plein une

hotte, mais ça ne durait pas longtemps. On prenait en

même temps des médailles ou lèches-beurre (toutes

petites plies) et des hippocampes. En revenant, on

donnait un coup de filet dans le lit de l’Ic, qui passait

devant le phare et nous prenions quelques belles plies.

De l’autre côté vers le Vau-Madec, dans la mare aux

terpieds (pieuvres), on cherchait les bouquets. Dans les

années cinquante, des centaines de pieuvres, également

appelées minards, étaient venues crever sur le sable.

Page 14: Pêche à pied et usages de l'estran

126

Les outils pour être efficaces sont toujours adaptés

aux conditions de capture de l’espèce convoitée. D’autre

part, les pêcheurs les confectionnent eux-mêmes.

Souvent ces outils prennent des noms différents pour des

utilisations semblables.

Le dranet, nom commun du havenet en croix est

appelé « bichette » à Saint-Jacut-de-la-Mer et sur la côte

normande, mais reprend cette appellation sur l’ensemble

de la baie de Saint-Brieuc et de la Rance à Cherrueix. Il

permet de racler le sable où est enfouie la crevette grise

(la chèvre).

Le pêcheur fait une « bordée » du bord vers le large et

retour, pour savoir à quelle profondeur se trouve la

chèvre et ne pas la disperser...

Les deux bras ou quenouilles qui tendent le filet se

terminent sur des patins en bois ou en alliage léger,

destinés à mieux glisser sur les fonds sablo-vaseux. Les

extrémités libres des bras disposés en croix, reposent au

travail sur les hanches du pêcheur.

La bichette peut être de dimension inférieure au dranet

avec un manche et une lame en bois.

Dans les fentes des roches (les fondres), pour pêcher

le bouquet profond, la crevette rose, on utilise des petits

havenets cerclés, de tailles différentes, munis d’un

manche en saule, coudé, plus ou moins court et dont le

fond en petites mailles se confond avec une chaussette

(poche en chanvre ou en coton). Le chanvre est meilleur

car raidissant davantage dans l’eau...

Le grand dranet « pliant » se compose de deux perches

munies de patins en bois ou prolongées par des cornes

de vache, pour moins s’user sur des fonds caillouteux.

Sa largeur courante est de 3 mètres. Mais elle peut varier

pour s’adapter aux femmes et aux enfants. La poche est

calculée en fonction de la largeur du dranet. La maille

utilisée est de 10 mm, voire 10,5 mm. Une ralingue

retient le filet, à l’avant et sur les perches. Elle peut

mesurer jusqu’à 5,20 m et être plombée. Le dranet s’ap-

pelle alors le « pingoué » sur la côte du Val-André.

L’écartement du dranet est maintenu à l’aide de « l’es-

suiblais » (barre de bois) et une bande de cuir aide à

pousser l’armature.

Le grand dranet permet de prendre dans sa souille de

la crevette grise, du bouquet, quelquefois des soles, des

plies, des mulets et le homard aventureux.

Pêcheurs de crevettesavec leurs havenets.

D’UNE BAIE À L’AUTRE… DES OUTILS SEMBLABLES

GUY PRIGENT

Page 15: Pêche à pied et usages de l'estran

Littoral ressource, littoral mémoire 127

Il est utilisé de mars à novembre entre Jospinet et La

Cotentin, dans toutes les petites baies jusqu’en

Rance mais aussi sur les bancs des Hermelles (crassier),

entre les rangées des moulières, dans les ruisseaux des

parcs à huîtres cancalais et sur les différentes petites

grèves de la côte de Cancale (Grève des Filles, Mare

des Loches à Port-Pican, Grève des Potelets au Grouin).

Cet engin permet un autre type de pêche appelé la

« iette ». Elle est pratiquée à Cherrueix, La Larronnière

et Le Vivier, ainsi que dans tous les herbiers de la côte.

La pêche a lieu en fin de marée descendante ou à

marée montante. De l’eau jusqu’à la ceinture, le pêcheur-

reste immobile, sent avec ses doigts le poisson toucher

le filet, puis le relève rapidement et fréquemment, on

pêche ainsi les anguilles, les bars ou les mulets.

Les pêcheurs au dranet peuvent disposer d’une petite

épuisette ou « épingeoir » avec laquelle ils prennent leurs

captures. Le tri a lieu dans l’épingeoir alors que le

seuniau est à nouveau à l’eau, poussé par les hanches

du pêcheur. Le produit de la pêche est glissé ensuite

dans la hotte dorsale (très large et peu profonde pour

les crevettes).

Le seuniau est utilisé pour pêcher les huîtres plates du

large. Mais un arrêté du 11 avril 1974, interdit « de la fron-

tière belge à la frontière espagnole, à tous pêcheurs à

pied de faire usage d’aucun filet, engin ou instrument

quelconque pour faire la pêche des huîtres ».

En haut : série dehavenets pour lapêche au bouquetdans les rochers.Cliché Guy Prigent.

En bas :patins avec clous eninox pour pointerles poissons plats ethouets pour pêcherle lançon, creuserun sillon, poser desharouels…

Page 16: Pêche à pied et usages de l'estran

128

SPAGHETTIS DE MER

200 g de spaghettis de mer

1 pot de crème fraîche épaisse

1 jaune d’œuf

Quelques feuilles d’estragon frais

Sel, poivre blanc

Rincer à l’eau courante les spaghettis de mer, les égout-

ter soigneusement puis les cuire à la vapeur

Faire chauffer à part la crème à feu doux.

Ajouter le jaune d’œuf hors du feu et remuer pour

obtenir un mélange homogène. Puis ajouter l’estragon

préalablement ciselé, le sel, le poivre blanc.

Dresser sur le plat chaud les spaghettis et les napper

de sauce.

COQUILLES SAINT-JACQUES AU CHAMPAGNE

Passer vos coquilles au four pour les ouvrir.

Les ébarber, les laver à grande eau. Hacher

et saler légèrement. Mettre le hachis dans

une casserole avec du beurre (100

grammes de beurre pour 18 coquilles)

et une poignée de mie de pain écrasée.

Ajouter un verre à bordeaux de cham-

pagne. Laisser cuire quelques minutes.

Goûter et régler l’assaisonnement. Puis

retirer du feu. Garnisser les coquilles, metter une noix

de beurre et recouvrerde chapelure. Passer au four

pendant 15 minutes, en ajoutant du beurre de temps en

temps.

COUTEAUX CRUS

Laver les couteaux à grande eau (eau de mer)

Détacher alors la partie blanche du corps, en dédai-

gnant les chairs adhérant aux valves et la déguster

accompagnée d’une tartine de pain beurré.

Prévoir un vin blanc sec et frais. C’est un

délicieux casse-croûte.

HOMARD

Le homard des Côtes de France à la nage,

des homards cuits au court-bouillon accom-

pagnés de leur beurre fondu

Pour quatre personnes, quatre homards.150

grammes de beurre, sel, poivre

Court-bouillon : carottes, 2 gros oignons,

une gousse d’ail, 3 échalotes, 1 verre de vin

blanc sec, 1 litre d’eau, sel, poivre, 1

bouquet garni.

Dans un grand faitout, mettre les

carottes, l’oignon émincé, l’ail, les écha-

RECETTES GASTRONOMIQUES

DU PÊCHEUR À PIED

RECUEILLIES PAR GUY PRIGENT

Page 17: Pêche à pied et usages de l'estran

lotes hachées, le bouquet garni. Saler et poivrer, couvrir

avec le vin blanc et l’eau et porter à ébullition.

Lorsque le court-bouillon bout vivement, y plonger les

homards vivants et les laisser cuire 15 minutes environ.

En même temps faire fondre le beurre doucement.

Égoutter les homards, casser les pinces, fendre le corps

et le disposer sur un plat chaud.

Saler et poivrer le beurre fondu et le servir en saucière

avec les homards.

BERNIQUES PARC-BRAZ

1 kg de berniques, 1 oignon haché, 2 œufs durs en

tranches minces, farine, beurre, croûtons grillés pour

canapés, citron en tranches.

Laver les berniques à grande eau. Les mettre dans une

casserole. Couvrir d’eau froide. Saler.

Porter à ébullition. Retirer aussitôt. Enlever les

mollusques des coquilles. Ôter la partie noire.

Faire un roux avec l’oignon, laisser colorer. Y jeter les

berniques 5 minutes seulement. Vérifier l’assaisonne-

ment. Dresser sur un plat les croûtons grillés. Y placer

les tranches d’œufs, puis les berniques. Masquer avec la

sauce, garnir de citron.

ORMEAUX, CIVET DU PÊCHEUR

1 kg d’ormeaux, 12 petits oignons, 15 petits lardons

fumés, farine, vin rouge, sel, poivre, bouquet. Cuisson

1 heure.

Faire revenir les ormeaux avec les petits oignons et les

lardons. Saupoudrez de farine. Mouiller avec le vin

rouge. Ajouter le bouquet, assaisonner. Poursuivre la

cuisson à feu doux.

Étude crabe et coquilles Saint-Jacques, Mathurin Méheut, 44,5 x31,3, gouache, aquarelle, mine etplomb sur carton. Coll. muséeMathurin Méheut, Lamballe.

Page 18: Pêche à pied et usages de l'estran

L’estran et l’aventure des arts

Page 19: Pêche à pied et usages de l'estran

La vie des côtes et le monde rural sont les deux prin-

cipaux thèmes abordés parmi les mill iers de

représentations iconographiques suscitées par la

Bretagne. Si l'on se réfère aux travaux de Denise

Delouche, on peut estimer qu'il existe dix portraits de

paysan pour un seul de pêcheur. Encore celui-ci est-il

un pêcheur embarqué : sardinier de Concarneau, Terre-

Neuva... Le Breton serait-il constamment sur l'eau, ou

dans les terres, mais jamais un arpenteur du littoral ?

Les nombreuses études consacrées ces

dernières années aux peintres de la Bretagne

montrent que la mode « provinciale » s'est déve-

loppée, dans le dernier tiers du 19e siècle, avec

l'éclosion d'ouvrages régionalistes, illustrés de

gravures, et d'une littérature de récits et souve-

nirs de voyage. Un schéma pittoresque et

romantique, issu d’auteurs étrangers à la

région, s’est développé, et avec lui le stéréo-

type d’une côte dure aux hommes, lieu d’un

perpétuel combat contre les éléments (tableaux

de tempête, de naufrage, etc.).

L’iconographie littorale montre un monde

d’hommes et de femmes au travail dans les

ports et sur les champs dominant la mer.

Néanmoins, c’est le paysage qui reflète le plus

la vogue bretonne auprès des peintres. À la fin

du 19e siècle, i l devient prétexte à des

recherches de lumières, sur la mouvance de la

mer et les grèves littorales, sur lesquelles sont

parfois esquissés au loin des pêcheurs à pied :

comme la peinture d’Emmanuel Lansyer (1880) Grève du

Mont-Saint-Michel, immensité grise où nul obstacle n’ar-

rête le regard. Les nuages courent, annonciateurs de

grains ; la mer se retire encore que les pêcheurs s’éloi-

gnent vers le bas de l’eau, leur grand haveneau plié sur

l’épaule. Ce thème du paysage perdure de nos jours,

notamment dans les peintures de l’artiste contemporain

Gilles Arzul, où loin des foules des marée d’équinoxe,

les cueilleurs de palourdes se fondent dans un contre-

131

QUAND LES ARTISTES VONT À LA GRÈVE…MARIE-LISE JORY

Pêcheurs à pied, Gilles Arzul Coll. de l'artiste.

Page 20: Pêche à pied et usages de l'estran

jour lumineux, silhouettes croquées au loin, comme pour

ne pas déranger leur travail studieux de ratissage. Si ce

n’étaient leurs vêtements, on les croirait intemporels,

prêts à se figer dans l’imaginaire du paysage.

Malgré sa faible représentation, le portrait des pêcheurs

est présent dans différents genres picturaux. Le réalisme

social, courant littéraire et artistique à la mode dans la

seconde moitié du 19e siècle, de Gustave Le Sénéchal de

Kerdréoret, Ramasseuses d’huîtres à Cancale ; ou

d’Alcide-Théophile Robaudi, La Bichétière, s’attarde sur

une image de la vie sociale laborieuse des gens du bord

de mer. D’autres artistes, comme Mathurin Méheut ou

Yvonne Jean-Haffen, au cours du 20e siècle, influencés

par l’ethnographie, se sont plus attachés à montrer les

gestes, les attitudes, et les techniques de pêche...

Si les activités littorales paraissent marginalisées dans

l’iconographie, il existe une exception : l’activité goémo-

nière. Est-ce que les goémoniers étaient particulièrement

nombreux sur les sites visités par les premiers peintres

de la Bretagne ? Est-ce l’odeur âcre et la fumée qui les

impressionnèrent ? Est-ce le caractère pictural des tas

de goémon alignés sur les dunes ? En tout cas les

tableaux abondent sur ce sujet, à l’image du Brûleur de

goémons de Jules Alfred Mathé-Hervé.

L’art autour des usages de l’estran est certes timide

par le nombre, mais l’intérêt, la fascination de cet espace

et de l’activité humaine qui lui est liée, ont intéressé

certains peintres du 19e siècle et continuent d’interroger

et d’inspirer les peintres et plasticiens contemporains,

comme Richard Texier et Loïc Corouge.

132 Pêche à pied

À droite : Brûleurs de goémons à

Carantec, Jules-AlfredMathé-Hervé, huile sur

toile, 97,5 x 130,5 .Coll. musée d'art et d'his-

toire, Saint-Brieuc.

À gauche : La bichetière, Alcide-

Théophile Robaudi, huilesur toile, 165 x 235,5, findu 19e siècle. Coll. musée

du Vieux Granville.

Page 21: Pêche à pied et usages de l'estran

Il serait certainement vain de vouloir recenser tous

les peintres qui, aux 19e et 20e siècles en Europe, se sont

tournés vers ces vastes étendues, ces « riens somptueux »

(Georges Perros), que sont les paysages maritimes.

Toutefois, il est intéressant de remarquer la fascination

exercée par l’estran sur certains d’entre eux et l’évolu-

tion de la retranscription picturale de tels lieux.

J. M. W. Turner (1775-1851), R. P. Bonington (1802-

1828), G. Courbet (1819-1877) et J. Whistler (1834-1903),

par exemple, seront particulièrement attirés par ces

« espèces d’espaces ».

Ils privilégieront avant tout le ciel et les sables. Si ces

artistes placent encore des silhouettes souvent isolées

dans leurs toiles, comme des présences rassurantes entre

nous et le paysage, ce ne sont que des témoins discrets

entre le spectateur et l’infini tout en donnant une sorte

d’échelle à celui-ci. Il y a là une grande parenté avec la

peinture chinoise et japonaise.

La présence humaine disparaît peu à peu dans sa

représentation figurée avec le nouveau siècle. Elle est

interprétée à travers des signes, des traces dans un

paysage arpenté et imaginé par l’artiste.

On peut reconnaître qui il est, cela l’identifie. Et c’est

ainsi que le peintre, par l’œuvre, authentifie ses instants

vécus dans un paysage arpenté ou imaginé. Citons Arpad

Szenes (1897-1985), Manessier (1911-1993), Degottex

(1918-1988), Madeleine Grenier (1929-1982)...

Yves Tanguy ou les plages rêvées

Yves Tanguy est né le 5 janvier 1900 à Paris mais a

vécu une partie importante de son enfance à Locronan

dont sa famille est originaire. Les premières années de

sa vie passées près de la baie de Douarnenez et la

découverte de la côte bretonne comme la Lieue de Grève

à Plestin ont été vraisemblablement prégnantes pour

ses recherches picturales futures. Cette topographie, ces

paysages si particuliers de sables et de vases s’étalant

largement quand la mer se retire se sont inscrits sans nul

doute fortement en lui, associée à la rencontre plus tard

d’autres univers littoraux en Europe et en Amérique du

Sud. En 1920, il rencontre Jacques Prévert qui lui fait

connaître ses amis écrivains et peintres comme Vlaminck.

À 23 ans, il commence à dessiner et découvre, impres-

sionné, les tableaux de Giorgio de Chirico à travers une

vitrine. Durant ces années, il habite avec Jacques Prévert

et Marcel Duhamel, côtoie les poètes Aragon, Breton et

Desnos qui influencent sa première « peinture automa-

tique », privilégiant le hasard. Dès 1927, son univers

pictural se compose étrangement à partir d’espaces

évoquant les grèves de son enfance.

En 1930, Yves Tanguy fait un nouveau voyage en

Afrique qui le marque profondément. Puis il continue

d’explorer ses propres Terra Incognita. À partir de cette

époque, il développe toute une gamme de formes diverses

133

YVES TANGUY, PEINTRE DE L’ÉSTRAN, PEINTRE DE L’ÉTRANGE

TANGUY DOHOLLAU

Page 22: Pêche à pied et usages de l'estran

TABLES DES MATIÈRES

Préface, C. Saunier 5Introduction, G. Prigent 6Entre ethnologie et histoire, P. Aumasson 8La cause du scénographe, L. Corouge 10

Histoires de littoralUn peu de préhistoire et d’histoire, G. Prigent 13Aux origines du peuplement littoral armoricain, J.-Y. Cocaign 15Sel et préhistoire, P. Gouletquer 19Le littoral de l’Ancien Régime, O. Levasseur 21Les pêcheurs à pied, O. Levasseur 24Diverses techniques de pêche à pied, O. Levasseur 24Parcs et pêcheries, O. Levasseur 30Les anciennes pêcheries de la côte est de la baie de Saint-Brieuc, J.-H. Clément 33Le goémon, O. Levasseur 36Les pêches d’estran au 19e siècle, J.-H. Clément 41Les Algues et leur utilisation dans le Trégor, H. Lopes-Labat 46

De l’aventure à la captureL’appropriation symbolique et économique de l’espace littoral, G. Prigent 51Entre terre et mer... la main de l’homme, G. Delbos et P. Mollo 55La marée du siècle, G. Prigent 62Contrôle et gestion de la ressource, M. Leclercq 57Des petits parqueurs en baie de Cancale, M. Dervaux 63

- Littoralité d’usages

Vers une pratique ordinaire de la côte, G. Prigent 66L’évolution de l’estran au nord de la Bretagne, J.-P. Pinot 68Des sources à la mer, J.-C. Pierre 70Dynamiques littorales et espaces côtiers, J. Levasseur 71Impact des pêches côtières sur la biodiversité de l’écosystème littoral, P. Arzel 74Marées noires et marées vertes, D. Brault 77L’impact des pollutions et des aménagements, P. Le Mao 79

Page 23: Pêche à pied et usages de l'estran

- Enjeux politiques et économiques de l’estran

Le SMVM, outil de régulation des conflits d’usage, P. Gauthier 81Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres, D. Bredin 83La pêche à pied :

légitimité économique, sociale, culturelle ?, L. Lebellec et L. Henri 86

Littoral ressource, littoral mémoire- Les communautés littorales entre Trégor et baie de Cancale

Itinéraire de grèves : le Trégor, F. Peru 89La pêche aux crevettes à Trédrez, D. Giraudon 93 Le Goëlo, pays littoral, D. Giraudon 98Saint-Jacut-de-la-Mer et le parler jaguen, G. Prigent 103Pêche à pied dans l’estuaire de la Rance, M. Aubrée 105Coureurs de grèves de la baie de Cancale, M. Dervaux 109

- Itinéraires de grèves

Les « Camarquais » de l’Armor Pleubian, G. Prigent 114Hommage aux Cessonnaises, G. Prigent 117Les chevrinouères de Saint-Jacut-de-la-Mer, M. Duédal 120Pêcheur au carrelet et au bout-dehors en Rance, G. Prigent 124D’une baie à l’autre… des outils semblables, G. Prigent 126Les recettes gastronomiques du pêcheur à pied 128

L’estran et l’aventure des arts- Approches artistiques

Quand les artistes vont à la grève…, M.-L. Jory 131Yves Tanguy, peintre de l’estran, peintre de l’étrange, T. Dohollau 133Mathurin Méheut, A. de Stoop 137Une peinture ethnographique, Yvonne Jean-Haffen, Loïc-René Vilbert 139Loïc Corouge, plasticien des grèves, D. Yvergniaux Quéau 140 Regards sur les femmes de la grève, M.-A. Barbier-Le Deroff 141

- Pêche à pied et collectes littéraires

Éloge du littoral, Kenneth White 145La mer et la mémoire en héritage, F. de Beaulieu 147

Page 24: Pêche à pied et usages de l'estran

Légendaire de bord de mer, D. Giraudon 149Les grèves, J. Grenier 155Des récipients et du panier à crevettes en particulier, M. Le Gros 158 Un hiver en Bretagne, M. Le Bris 164 L’angoisse de la patelle, F. Péru 166Frères de la côte, J.-P. Abraham 167J’ai marché au fond de la mer, H. Hamon 169Les ormeaux, Y. Rivoal 171 Deux étés, É. Orsenna 173 Grande marée à Pors-Scaff, J.-B. Henry 175 La magie des îles, C. Quéré 176 Gourlan, G. Prigent 179

ConclusionsOutils pédagogiques, L. Corouge 181Création d’outils pédagogiques sur la thématique de l’estran, D. Cottereau 182 Initiation à l’environnement maritime et guides de pêches à pied 184Vocabulaire populaire de quelques espèces vivantes littorales : petit lexique trilingue 186 Bibliographie indicative 188

Éditions ApogéeBP 4172

35041 Rennes Cedex 2Téléphone : 02 99 32 45 95Télécopie : 012 99 32 48 98

Dépôt légal : juin 1999