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UNE FENETRE OUVERTE SUR LE MONDE m ï AOUT 1957 (10'' année) France : 40 fr. Belgique : 8 fr. Suisse : 0,75 fr.

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UNE FENETRE OUVERTE SUR LE MONDE

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AOUT 1957

(10'' année)

France : 40 fr.

Belgique : 8 fr.

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WASHINGTON IRVING ( I 783- 1 859) fut le premier des grands écrivainsaméricains. Dans sa jeunesse il étudia l'art et faillit prendre la décision dedevenir un artiste au cours d'un séjour à Rome en 1805. Il est intéressantde noter que pour The Sketch Book (Le Livre d'Esquisses), qui comprend les

contes immortels Rip Van Winkle et La légende de Sleepy Hollow, Washing¬ton Irving choisit le pseudonyme "Geoffrey Crayon". Ci-dessus, une sériede croquis d'Irving avec, au centre, une vue de Cincinnati dessinée en

septembre 1832. Les originaux se trouvent à la New York Public Library.

LENORE PERDUE. EdgarAllan Poe (1809-1849) atenté au moins trois fois de

s'essayer au dessin. Il a exé¬

cuté le portrait de sa

fiancée Elmira Royster (àdroite). Elmira en épousa unautre (Barrett Shelton), cequi Inspira à Poe un poème,Lénore. Plus tard il utilisa

son nom dans l'expression« Lénore perdue » (dans songrand poème Le Corbeau).Elmira devint veuve, Poe

devint veuf et de nouveau

ils envisagèrent de se marier.La mort du poète, en 1849,l'empêcha de conclure sonroman d'amour. En 1829,

Poe dessina la couverture

de The Stylus, revue men¬suelle qu'il voulait créer et

publier. Comme quelques-unes des autres entreprisesjournalistiques bien connues

de Poe, ce projet n'alla pasplus loin que la table à

dessin. Le deuxième portraitreprésenté ¡ci, un portraitde Poe, est attribué à l'auteur

et fut exécuté vers 1845.

Le CourrierAOUT 1957

No. 8

10e ANNEE

SOMMAIREPAGES

4 PEINTURES ET DESSINS DES GRANDS ÉCRIVAINSpar B. Gaster

5 PAUL VALÉRY

7 HERMANN HESSE

I I HANS CHRISTIAN ANDERSEN

I 2 LÉON TOLSTOI par A. ChifmanIS ROBERT LOUIS STEVENSON

I 6 RABINDRANATH TAGORE par S. Koffler

20 "EXPRIMER ET NON EXPLIQUER" par R. Tagore

21 JEAN COCTEAU

22 VICTOR HUGO CET INCONNU par J. Sergent

25 CARLO LEVI

26 LE HIBOU ET MOI pir Carlo Lévi

28 LEWIS CARROLL

30 CHARLES BAUDELAIRE

32 H. G. WELLS

34 PIERRE LOTI

36 ALEXANDRE POUCHKINE

37 AUQUSTE STRINDBERG

38 FEDERICO GARCIA LORCA

40 WILLIAM BLAKE

43 JOHANN WOLFGANG G44 RUDYARD KIPLING

45 GOTTFRIED KELLER

46 WILLIAM THACKERAY

48 GEORGE SAND; MÉRIMÉE, MUSSET49 ARTHUR RIMBAUD

50 MARK TWAIN

ainsi que des illustrations de

p.2 W. Irving; E. A. Poe; p. 4 Su Tung P'o; p. 6 D. G. Rossetti;p. 8 N. Gogol; p.9 E. T. A. Hoffmann; p. I 0 D. H. Lawrence;p.42 T. Hardy; C. Brontë; p. 51 R. Alberti; V. Maïakovski.

Mensuel publié parL'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Scienceet la Culture

Bureaux de la Rédaction :

Unesco, 19, avenue Kléber, Paris -16*, France

Directeur-Rédacteur en Chef :

Sandy Koffler

Secrétaires de rédaction :

Edition française : Alexandre LeventisEdition anglaise : Ronald FentonEdition espagnole : Jorge Carrera AndradeEdition russe : Veniamin Matchavariani

Maquettiste :

Robert Jacquemin

Sauf mention spéciale de copyright, les articles et documents paraissant dansce numéro peuvent être reproduits à condition d'être accompagnés de la men¬tion : Reproduit du « Courrier de l'Unesco ». Les articles ne doivent pas êtrereproduits sans leur signature.

Les manuscrits non sollicités peuvent être retournés à condition d'êtreaccompagnés d'un coupon-réponse international.

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Abonnement annuel au «Courrier de l'Unesco» : 400 francs fr. ; 8/-; ou $2.50par mandat C.C.P. Paris 1 2598-48, Librairie Unesco, I 9, avenue Kléber, PARIS.

APRÈS LE I" NOVEMBRE 1957; 500 frs; 10/- ; S3.00 MC 57 1-115 F

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

NOTRE COUVERTURE

A 67 ans l'écrivain indien Rabindranath

Tagore, Prix Nobel de littérature,« tomba sous l'enchantement des lignes ».Il commença alors une picturalequi ne se termina qu'à sa mort. Le poètequi pensait que la voix de l'univers est« celle des ¡mages et de la danse » déclaraun jour : « On s'interroge sur le sens demes peintures... Il leur appartient d'ex¬primer et non d'expliquer. » Ses oeuvresne portent donc que rarement untitre (voir page 16 et page 20).

CE numéro se propose d'ouvrir des perspectives sur unvaste panorama qui nous semble unique et quidemeure cependant peu exploré.

On a beaucoup écrit en effet sur les auteurs célèbresdans les biographies, les encyclopédies et les études litté¬raires ; mais encore personne, à notre connaissance, n'aréalisé une étude universelle sur les écrivains célèbres entant qu'artistes, c'est-à-dire sur les hommes et les femmesde lettres qui ont cherché à satisfaire leur besoin de s'ex¬

primer, non seulement par leur littéraire, maiségalement par le dessin ou la peinture, soit qu'ils lesaient pratiqués comme passe-temps ou à titre profes¬sionnel.

Dans son ouvrage monumental sur Bach, AlbertSchweitzer (médecin, écrivain, théologien et musicien toutà la fois) a écrit : « Nous avons l'habitude de dénommer

un artiste d'après les moyens dont il se sert pour traduirevie intérieure : musicien, s'il emploie les sons ; peintre,

s'il emploie les couleurs ; poète, s'il emploie les mots. Maisil faut bien convenir que ces catégories, établies d'après uncritérium extérieur, sont quelque peu arbitraires : l'âmede l'artiste est un tout complexe où se mélangent en pro¬portions infiniment variables les dons du poète, du pein¬tre, du musicien. »

N'est-ce pas Schweitzer à nouveau qui posait la ques¬tion : « Est-ce le peintre ou le poète qui domine dansl'âme de Michel-Ange ?» et il ajoutait aussitôt : « Beau¬coup d'autres artistes que Goethe ont passé de la pein¬ture à la description verbale et sont quand même restésce qu'ils étaient, ils ont simplement recherché le moyend'expression qui convenait le mieux à leurs visions. »

Pour la préparation de ce numéro, nous avons dû par¬courir des centaines de biographies, d'autobiographies, dejournaux intimes ainsi que la correspondance des auteurs.Nous avons pu constater malheureusement que les docu¬ments sur les écrivains-artistes brillent par leur absence.

Ce numéro n'a pas la prétention d'avoir épuisé le sujetque nous nous sommes proposé d'aborder. Nous avonslimité notre choix à un petit nombre de romanciers, dedramaturges et de poètes célèbres, de divers pays. Cer¬tains auteurs ne figurent pas dans notre panorama parceque leurs activités artistiques nous sont restées incon¬nues ; d'autres, tout simplement parce que la place nous amanqué. Cette étude ne comprend pas davantage les pein¬tres qui ont également consacré leur talent aux lettres

ni les musiciens qui ont fait de la peinture ; RichardWagner, par exemple, n'y figure pas, bien qu'il ait réalisélui-même les croquis originaux des décors et des costumes

de sa « Tétralogie », ainsi que de ses nombreux opéras, afinde mieux préciser sa pensée.

L'importance des plastiques n'a pas été le cri¬tère de notre sélection. Dans la plupart des cas, le géniede l'écrivain prime celui de l'artiste. Cependant, dessinset peintures nous révèlent un aspect important de la per¬sonnalité de leur auteur et nous aident à mieux compren¬dre l'homme et son littéraire. Dans d'autres cas,le génie s'est révélé à la fois chez l'écrivain et chez l'ar¬tiste.

Le « Courrier de l'Unesco » espère que ses lecteurs trou¬veront autant de plaisir et d'intérêt à lire ce numéro quela rédaction en a trouvé à le réaliser.

PEINTURES ET DESSINS

DES GRANDS ÉCRIVAINS

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par Bertha Gaster

" ON PEUT VIVRE SANS VIANDE mais on ne

peut pas se passer de bambou. Le manque de viandefait maigrir mais le manque de bambou mène à lavulgarité ", a écrit Su Tung P'o, peintre-poète chinois,auteur de la " branche de bambou " ci-dessus.

Dante voulut, un jour, peindre un ange », a écrit le célèbrepoète anglais Robert Browning, lorsqu'il reprit la des¬cription que Dante fit de lui-même la seule fois où il tenta

de peindre, quand...

« Certaines personnes d'importance...

Entrèrent et voulurent s'emparer du poète.

Alors, dit celui-ci, je m'arrêtai de peindre. »

Selon Browning, c'est l'amour qui motiva le désir du poète d'em¬ployer, ne serait-ce qu'une fois, un moyen d'expression étranger àson génie. « Pour plaire à qui ? Vous soufflez : Béatrice. » Toutefois,de temps à autre, de grands artistes ont été attirés par des artsautres que le leur, tantôt par amusement, tantôt par goût. Raphaëlécrivit des sonnets, malheureusement perdus, dont nous ne connaî¬trons probablement jamais la valeur ; ceux de Michel-Ange appar¬tiennent au patrimoine littéraire d'Italie. Ingres jouait passionné¬ment du violon, d'où l'expression « violon d'Ingres ».

Ecrivains et poètes, cependant, semblent avoir été plus souventattirés par le pinceau que les peintres par la plume. Cette traditionremonte très loin. Euripide, paraît-il, aimait dessiner. Le dessinétait également l'une des distractions favorites de Pétrarque. Danscertaines civilisations, il était aussi important pour 1' « honnêtehomme » de savoir peindre ou dessiner, que d'être capable, dansl'Italie de la Renaissance ou l'Angleterre d'Elizabeth I, de jouer gra¬cieusement du luth ou d'écrire un sonnet. En Inde, au temps desGuptas par exemple, du iv au vf siècle, les rois eux-mêmes s'adon¬naient à la peinture des miniatures, et tout homme cultivé possé¬dait un assortiment de pinceaux et de couleurs. Cependant, aucunede leurs puvres n'est parvenue jusqu'à nous.

A quelques exceptions près, toutefois, l'homme cultivé qui joueavec les arts, ou le grand écrivain qui se mêle de peinture ou dedessin, est rarement. plus qu'un amateur doué. Toutefois, c'est à lagloire de la Chine d'avoir produit, du viir au xne siècle, une pléiadede poètes-peintres, appelés « gentilshommes-peintres ». Il s'agissaitde hauts fonctionnaires qui consacraient leurs loisirs à la peinture,à la littérature et à la calligraphie. Leurs poèmes comptent parmiles plus beaux joyaux de la littérature chinoise, et leur peinturejouit de la même réputation, bien que nous n'en possédions quequelques exemplaires indubitablement authentiques.

La' base de leur technique reposait sur l'étude approfondie de lacalligraphie qui, comme on le sait, est en Chine un art du pinceau.La calligraphie est considérée comme une espèce de peinture abs¬traite, une « danse sur le papier ». Les traits de plume et les coupsde pinceau, les normes de la critique littéraire s'appliquaient égale¬ment aux chefs-d'tuvre de la calligraphie et de' la peinture, lestrois arts s'interprétant d'une façon étroite. « Lorsque je lis lespoèmes de Wang-Wei », dit Su Tung P'o, « j'y trouve des tableaux ;quand je contemple les tableaux de Wang-Wei, j'y trouve despoèmes. »

Wang-Wei (699-759 après J.-C), qui occupa, pendant la majeurepartie de sa vie une succession de postes officiels importants avantde finir ses jours dans une retraite bouddhiste, était l'un des pre¬miers et des plus grands « gentilshommes-peintres ». La musique,la calligraphie, la poésie, le jardinage, la peinture, arts dans les¬quels il était passé maître, constituaient pour lui des distractionsagréables auxquelles il consacrait ses loisirs. Ses poèmes appartien¬nent aujourd'hui à la littérature chinoise ; quant à ses peintures,écoutons l'un de ses premiers biographes qui a raconté, il y a bienlongtemps, comment l'une d'elles fut retrouvée paraccident.

La peinture était intitulée « Eclaircie après unechute de neige sur les montagnes, le long d'unerivière ». Elle avait été dissimulée pendant de nom¬breuses années dans un tub.e de bambou laqué qui

page 7.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

PAUL VALÉRYpeintre, dessinateur

et aquafortiste

Dès le temps où Paul Valéry, géniedes lettres françaises, était jugépar ses professeurs du Lycée de

Montpellier comme étant « un élèvepassable plutôt que médiocre », il sepassionnait pour l'art et surtout pourl'architecture. Plus qu'aux études, ils'adonne à la poésie et fait un peu depeinture. Mais c'est surtout à Paris, oùil suit les cours de la Faculté de Droit,que Paul Valéry devient artiste. Degas lefait travailler, il copie des toiles de maî¬tres au Musée du Louvre et approfonditsa connaissance de l'art italien. Un

grand nombre de peintures, pastels, des¬sins et gravures de Paul Valéry témoi¬gnent de l'importance de son activitéartistique. Au hasard de ses « Cahiers »ou de ses multiples pages de notes, ondécouvre souvent des dessins pleins defantaisie, la plupart du temps très éloi¬gnés du sujet qu'il traitait. Valéry illus¬tra lui-même plusieurs de ses ouvrages,dont Le Cimetière marin, car il adorait« la mer toujours recommencée »... « laseule intacte et plus ancienne chose dumonde ». Voici (à gauche et ci-dessous)une aquarelle et un lavis destinés à sonouvrage La Soirée avec Monsieur Testeet (en bas à gauche) l'aquarelle mon¬trant la chambre de l'écrivain, rue Gay-Lussac à Paris.

Les ùuvres qui sont reproduites iciappartiennent à Mme Paul Valéry (Mon¬sieur Teste, lavis), à M. Anacréon(Monsieur Teste, aquarelle) et à M. etMme Julien Cain (chambre de l'écrivain,aquarelle).

PEINTURES ET DESSINS(suite)

Des gentilshommes-peintres de la Chineaux écrivains-artistes de la Renaissance

servait de verrou à une porte. Un jour,ce fourreau se brisa et les rouleaux entombèrent. « D'abord », dit le proprié¬taire, « je n'y ai pas cru, mais aprèsles avoir regardés plusieurs fois, monesprit fut mis en éveil. Je fermai maporte, brûlai de l'encens et me libéraide toute préoccupation. Alors, je fusenvahi par l'esprit des montagnes, jesentis la fraîdheur des torrents et le

brouillard printanier sur le jardin...C'était vraiment l'esprit raffiné deWang-Wei, mêlé à l'eau et à l'encre,qui avait produit cette chose pré¬cieuse. »

Un autre de ces « gentilshommes-peintres », le plus grand peut-être,était Su Tung P'o (1036-1101 aprèsJ.-C), personnalité remarquable,poète, philosophe etpeintre célèbre, quivécut sous la dynas¬tie des Sung duNord. En sa qualitéde fonctionnaire, ilfaisait preuve d'unesprit éclairé etavancé. Il construisit

des barrages; il amé¬liora la condition des

prisonniers. Il créamême un fonds de

secours à l'enfanceafin de sauver les bé¬

bés que les paysans,trop pauvres,noyaient. Son cou¬rage et son sang-froid, son sens, trèshumain, de la beau¬té, de l'art et de lanature, lui permirentde faire face aux in¬fortunes d'une car¬

rière, politique quiauraient brisé l'éner¬

gie d'un autre hom¬me et qui le condui¬sirent à finir sa vie

dans la pauvreté etl'exil. Voici les com¬mentaires incisifs

sur la vie politiquequi se trouvent dansle poème qu'il écri¬vit lorsque son filsétait âgé de troisjours :

déclare son ami Mi Fei, collectionneurpassionné de peintures et de manus¬crits calligraphiés.

Un jour, M. Fei invita Su Tung P'oà dîner. « Deux grandes tables, placéesface à face, étaient couvertes de finspinceaux, d'encre exquise, et de 300feuilles de papier, entourés de plats etde boissons. Lorsque Tung P'o vit cettedisposition, il rit de bon c ets'assit. Entre les rasades, ils étalaientle papier et écrivaient. « Su disait sou¬vent que c'était seulement quand ilétait inspiré par le vin qu'il pouvaitvraiment bien écrire « les grands ca¬ractères gras » et « caractères depetit modèle ». Vers le soir, le vin etle papier manquèrent, alors ils échan¬gèrent leurs rouleaux de papier et se

DANTE GABRIEL ROSSETTI, poète lyrique et peintre, chef de l'Ecolepré-Raphaëlite, était un grand admirateur de Dante dont il traduisit etillustra même certaines On voit ci-dessus une première version à laplume, qu'il fit en 1849, de sa peinture " Dante dessinant un ange pour lepremier anniversaire de la mort de Béatrice", aquarelle terminée en 1853.

City Museum and Art Gallery. Birmin^hrn

développement intellectuel et esthéti¬que, comme la Renaissance, où lesséparations entre les arts se sont es¬tompées. Léonard de Vinci était à lafois peintre, ingénieur, botaniste, ana-tomiste ; Cellini, peintre, joaillier,écrivain ; Michel - Ange, peintre,sculpteur et poète. Mais dans toutel'histoire de l'art européen, on netrouve peut-être qu'un seul artistedont le génie soit comparable à celuides « gentilshommes-peintres » de laChine dans les domaines de la litté¬

rature et de la peinture, c'est l'ar¬tiste et poète anglais, William Blake(1757-1827). Dans un sens, ses poèmeset ses dessins peuvent être considéréscomme destinés à occuper les loisirsque lui laissait son dur métier de gra¬

veur, qui lui permet¬tait tout juste degagner humblementsa vie. Un certain

nombre de ses poè¬mes furent gravés ettirés sur des feuilles

individuelles, puis,avec l'aide de sa

femme dévouée,Blake les colorait à

la main pour lesvendre. C'était l'

vre d'un mystiquevisionnaire, isolé etfarouchement indé¬

pendant, qui par¬lait familièrement

avec les anges etprétendait écriresous la dictée du

monde spirituel. « Jepuis louer cettevre », dit-il, « carje n'ose pas préten¬dre être autre chose

que le Secrétaire, lesAuteurs sont dans

l'Eternité »; ce qui nel'empêchait pas derecourir à des com¬

mentaires brutaux et

à des épigrammescaustiques, lorsqu'onle provoquait :

Quand la famille[a un enfant,

On veut qu'il soit intelligent.L'intelligence gâcha ma vie.Je souhaite donc que ce bébéSoit ignorant et bien stupide.Il connaîtra des jours tranquilles,On en fera un grand ministre.

De nombreuses anecdotes nous décri¬

vent Su Tung P'o et ses brillants amisse livrant à des jeux artistiques, touten buvant du vin. Le grand portrai¬tiste, Li Lung-mien, ajoutait des per¬sonnages aux paysages de Su, ce der¬nier écrivait des poèmes sur les pein¬tures de Li. Su s'était spécialisé dansla peinture des bambous et des arbresdesséchés et déformés qui se dres¬saient entre les pierres, près de l'eau.« Ses rochers ridés aux arêtes aiguësétrangement entremêlés ressemblaientaux chagrins repliés dans son c »,

quittèrent. Ils s'aperçurent ensuitequ'ils n'avaient jamais mieux écrit. »

En quelques coups de pinceau, il pei¬gnait de petits poèmes, notammentsur le châle ou l'éventail que lui pré¬sentaient les artistes au cours des

spectacles donnés pendant les dînersd'amis auxquels il aimait assister :

Oh ! nuit, fais le silence, chaque mi-[nute est d'or

Lorsque flottent les sons de la flûte[et du chant.

L'air est si parfumé, la cour au clair[de lune

Si fraîche, quand glisse la nuit si¬lencieuse.

L'histoire de la culture européennea connu des périodes remarquables de

« Ton amitié m'asouvent fait souf¬

frir,

Sois mon ennemi,au nom de l'ami-

[tié.. »

Blake était un cas isolé, méconnupendant sa vie par tout le monde, àl'exception de quelques amis sensibles.Cependant, de nombreux écrivains etpoètes romantiques eurent la passionde la peinture, du croquis et du dessin,et cette vogue se poursuivit en Europependant tout le xrx* siècle.

Il se peut, comme le prétend uneminent critique de Victor Hugo, qu'aucours des périodes plus classiques, lesarts ne se chevauchaient pas ainsi.Mais, pendant la renaissance roman¬tique, une frémissante sensibilité l'em¬portant sur l'intelli¬gence, le langage et lapeinture se rapprochè¬rent, la langue étantutilisée comme un pin- page 8ceau et servant da-

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

HERMANN HESSEenluminait ses rêves

En disant de Hesse qu'il est« le plus grand auteur de lan¬gue allemande contemporain »on l'a placé sur le même planque Thomas Mann. Cependantses étaient peu connueshors des pays de langue alle¬mande jusqu'à ce que le PrixNobel de littérature lui fût dé¬

cerné en 1946. Depuis, l'auteurde Narcisse et Goldmund, Le

Loup des steppes, Siddharta, estdevenu l'un des auteurs les plustraduits du monde.

Hesse, né en Allemagne il ya 80 ans, vit en Suisse depuis1912. Il est devenu citoyensuisse en 1923. En 1921, un édi¬teur de Munich publia un album de ses aquarelles sous letitre Elf Aquarelle aus dem Tessin.

Son délicieux conte de fées, Piktor's Verwandlungen (LesMétamorphoses de Piktor), n'a malheureusement pas ététraduit et on ne le connaît guère. Il l'écrivit et l'illustra vers1920. Le texte a été publié, soit écrit de la main de Hesselui-même, soit dactylographié, toutes les illustrations étantcoloriées à la main par Hesse. Dans chaque exemplaire Hessea modifié ses dessins selon son humeur du moment. Une

édition en fac-similé d'un des exemplaires manuscrits a étépubliée en 1954 par la maison d'édition allemande Suhr-kamp Verlag (Francfort-sur-le-Main). Dans cette édition,Hesse explique : « J'ai écrit et dessiné le conte de fées dePiktor il y a plus de trente ans (je crois que c'était en 1922)pour une femme que j'aimais... Comme modèle de cette édi¬tion, j'ai choisi l'exemplaire manuscrit que je fis un jour pourma femme. » Les deux illustrations qui figurent à droite sontextraites de ce manuscrit.

Le sujet des Métamorphoses de Piktor est le suivant : unjeune homme, Piktor (en allemand ce nom peut signifier« peintre »), arrive au Paradis pour y chercher le bonheur.Il trouve un monde peuplé d'arbres qui sont à la fois hommeet femme, lune et soleil. Il voit un oiseau devenir fleur, puispapillon, puis pierre précieuse éblouissante. Lorsqu'il apprendque la pierre exaucera son v il la saisit et demande àdevenir un arbre. Pendant des années il se contente d'être un

arbre, jusqu'à ce qu'il comprenne que tout, autour de lui,peut se transformer à volonté. Toutefois Piktor demeure unarbre jusqu'à ce qu'une belle jeune fille apparaisse et s'ap¬proche de lui. Un oiseau passe par là et laisse échapper deson bec le joyau magique. La jeune fille le ramasse et sonv secret es* immédiatement exaucé : elle devient une bran¬che de l'arbre-Piktor et finit

par se hisser à sa hauteur.Demi-arbre, Piktor est devenuarbre complet ; désormais ilpeut prendre la forme qu'il dé¬sire, il a trouvé le vrai paradis.« II devint un daim, il devintun poisson, il devint un homme,un serpent, un nuage et unoiseau. Mais dans chacune de

ces métamorphoses il étaitcomplet car il était deux. Enlui il avait le soleil et la lune,le mari et la femme ; il coulaitcomme un double cours d'eau

sur la terre et se dressait

comme une étoile double dans

les cieux. »

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Gogol voyait le mondeavec des yeux de peintreLe grand romancier et auteur dramatique russe Nicolas Vassilievitch Gogol

est l'un des rares écrivains qui ait exécuté de sa propre main la couverture

d'un de ses livres. Voici celle qu'il dessina pour Les âmes mortes, cuvre

classique dans laquelle il décrit la vie provinciale en Russie au siècle passé.

Gogol voyait le monde avec des yeux de peintre : « ... Mon imagination...

n'a jamais rien créé que mon regard n'eut surpris quelque part dans la

nature, » lit-on dans sa Confession d'un auteur. Gogol a écrit sur l'art

des articles remarquables. La couverture ci-dessus est celle de la deuxième

édition (1846). La première édition (1842), portait la même couverture.

PEINTURES ET DESSINS

(suite)

L'ÂGE D'OR

DU 19e SIÈCLE

vantage à exprimer la vision qu'àtraduire la pensée. Il se peut aussique cette situation ait été due plusprosaïquement au fait que la connais¬sance du dessin était indispensableaux jeunes personnes bien élevéesde cette époque. « Une femme doitconnaître à fond la musique, le chant,le dessin, la danse et les languesmodernes pour être qualifiée d'ac¬complie », s'écrie Miss Bingley dansPride and Prejudice (Orgueil et préju¬gés) de Jane Austen. Le jeune Gtthe(1749-1832), par exemple, qui fut l'undes pionniers, fut doté par son pèred'un professeur de dessin dès qu'il ma¬nifesta un penchant pour l'art. De¬venu étudiant à Leipzig, il étudia l'artsérieusement, puis dessina et exécutades croquis pendant la majeure partiede sa vie. A plusieurs reprises, il envi¬sagea d'abandonner la poésie et de seconsacrer exclusivement à la peinture.Il a laissé de nombreux paysages, desillustrations pour certains de ses li¬vres, des portraits de ses amis intimes.

En France, vers 1820, tous les écri¬vains peignaient et dessinaient.« Bienheureux celui qui connut

cette aurore qui, pour les jeunes, étaitun paradis », dit Wordsworth. A cetteépoque, vivait Prosper Mérimée (1803-1870), dont le nom reste attaché à lanouvelle, genre qui convenait parfai¬tement à son talent. Il devint éga¬lement le conseiller de l'impéra¬trice Eugénie, qu'il avait connue lors¬qu'elle était la charmante petite filled'un ami proche, à laquelle il offraitdes sorbets. S'il avait un goût pro¬noncé de la mystification (comme leprouve un recueil de pièces en unacte, soi-disant écrit par une actriceespagnole mythique réfugiée en Fran¬ce), Mérimée aimait aussi le dessin.Au cours des voyages inhérents à saprofession d'inspecteur des monu¬ments historiques, il remplit ses car¬nets de croquis des pays qu'il traver¬sait. Il dessinait aisément des carica¬

tures et « il jetait autour de lui sescroquis comme on se débarrasse d'unbout de cigare ». « Néanmoins », disaitSainte-Beuve, « cela se trouve encoreassez plaisant pour que chacun s'y re¬connaisse plus laid qu'il n'est ». Touteune série d'aquarelles et de dessins,qui n'ont pas encore été publiés, des¬tinés à rappeler à une femme lesheures enchantées qu'ils vécurent,témoignent d'une liaison de plus devingt ans qui brisa presque son cquand elle, se termina.

Le jeune Théophile Gautier (1811-1870), les cheveux sur les épaules etarborant un gilet d'un rouge agressif,vint à Paris pour étudier la peinture,mais renonça très vite à cette ambi-

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

tion pour se consacrer à la poésie, auroman et à la critique d'art. Quant àAlfred de Musset (1810-1857), il nous alaissé un charmant portrait de Pau¬line de Garcia. Enfin, lorsque la jeuneMme Dudevant (1804-1876), qui devintcélèbre sous le pseudonyme de GeorgeSand, se sépara de son mari et duttravailler pour vivre, elle se mit àfaire de la peinture, car elle avait ledon de saisir la ressemblance de ses

modèles. Elle travailla dix heures parjour dans sa maison de campagne,mais renonça bientôt à ce projet. Sou¬venons-nous de cette jeune femmequi, en 1831, descendit d'une diligence;elle portait une veste de velours, unrude pantalon de chasse, une cas¬quette et des bottes d'homme, ressem¬blant ainsi aux deux étudiants quil'attendaient. Elle essaya de gagner savie pendant un certain temps en dé¬corant de petites boîtes et des éven¬tails avec des fleurs et des oiseaux

peints à l'aquarelle et en les exposanten vain dans les vitrines des

boutiques.

Toutefois, les dessins et les pein¬tures du plus grand des romantiquessemblent avoir bénéficié du déborde¬

ment de son génie. Au Musée VictorHugo, situé dans son ancienne de¬meure, à Paris, le visiteur est saisi parle nombre et la qualité des dessins, descroquis et des peintures de l'artiste.Victor Hugo (1802-1885) nous a laissé450 dessins dont le format va du tim¬

bre poste au folio. Les dessins de vieuxchâteaux gothiques et de cathédralesrappellent ses voyages à travers laFrance, l'Allemagne et la Suisse, ainsique sa passion de l'architecture pitto¬resque et des constructions étranges,juchées sur des sommets rocheux, sur¬plombant de sombres ravins et destorrents, le tout apparaissant à lalueur des éclairs faisant ressortir uncadre d'ombre sinistre.

Il illustra certains de ses livres com¬

me Les Travailleurs de la Mer, et surune même page, dans ses carnets, ontrouve à la fois des croquis et desnotes. Bien que le portrait ne l'inté¬ressât pas, il dessinait l'une aprèsl'autre des silhouettes grotesques etsurnaturelles, des faciès grimaçants etmonstrueux, dont beaucoup étaientissus des hallucinations qui le hantè¬rent au cours de ses premières annéesd'exil à Jersey et qu'il griffonnait par¬fois dans l'ombre à son réveil. Quel¬ques grands dessins, soigneusementcomposés, furent exécutés après quesa fille se fût noyée. Le chagrin l'em¬pêcha alors d'écrire. Ces fuvres(Bourg à la Croix, Château au clair delune) n'étaient pas dessinées, maispeintes à l'encre. Il y travaillait debonne heure le matin, quand on luiapportait son petit déjeuner. II se ser¬vait du café noir pour donner à sesteintes sombres de chauds reflets de

bronze, du marc de café pour repro¬duire le grain des vieux rochers, et ducafé au lait pour représenter une tacheensoleillée sur le flanc d'une colline.

Des critiques ont pris au sérieuxson euvre picturale. Sonnets eteaux fortes (ouvrage publié en

1869), qui marque l'apparition d'unenouvelle école dans le domaine de la

gravure, contient un dessin de VictorHugo parmi les cuvres de Corot, Doré,Daubigny, etc. Baudelaire et Gautier,

tous deux fins critiques d'art, parlèrentavec enthousiasme de ses dessins.Selon Gautier, « le talent de VictorHugo, qu'il écrive ou qu'il dessine, acela de particulier qu'il est à la foisexact et chimérique ». Un autre cri¬tique le considère comme « l'ébauched'un Turner de la nuit ».

Quand on visite le Musée Victor-Hugo, à Paris, on est frappé du talentpictural de l'écrivain, de même, lors¬qu'on visite le vieux presbytère deHaworth, à la limite des landes duYorkshire, en Angleterre, où le grandécrivain anglais Charlotte Brontë(1816-1855), et sa s Emily, égale¬ment célèbre, passèrent leur existencecourte et solitaire. On est impressionnépar l'étrange imagination qui inspireles dessins soignés et très détaillés deCharlotte Brontë qui ornent les murs.Les croquis des deuxs illustraientl'étonnante saga d'un monde parti¬culier qu'elles avaient inventé pendantleur enfance et qu'elles avaient repré¬senté dans de petits volumes. Char

lotte copiait les gravures avec uneexactitude si minutieuse que sa vuefinit par en souffrir. Au presbytère deHaworth se trouve également uneaquarelle de Charlotte Brontë quiévoque immédiatement la scène deJane Eyre où M. Rochester examineles dessins de Jane, tant le sujet estsemblable. « Etiez -vous heureuse

quand vous avez peint ces tableaux ? »demande M. Rochester, et nul ne peutdouter que c'est Charlotte Brontë quirépond avec la voix de Jane. « Ce tra¬vail m'intéressait profondément, mon¬sieur, et j'étais heureuse. Les peindrefut l'un des plus grands plaisirs quej'ai ressentis. »

Alexandre Pouchkine (1799-1837), leplus grand poète russe, né trois ansavant Victor Hugo, dessinait inter¬minablement pendant ses heures deloisirs ; il griffonnait en marge de sesmanuscrits des caricatures de lui-

même, de ses amis et de ses ennemis,des portraits en buste et des visages defemmes.

L'année de sa mort, un autre auteurrusse célèbre, NicolasGogol (1809-1852), quiséjournait en Italie,dessinait des vues de

Rome en compagnie deson ami, le poète russe

E.T.A.HOFFMANN. Les enfants de nom¬

breux pays connaissent très tôt les

de l'auteur allemand E.T.A. Hoffmann (1776-1822) conteur fantastique, musicien et magis¬trat bizarre qui devint le personnage central

de l'opéra Les Contes d'Hoffman de J. Offen¬bach. Hoffmann nous a laissé de nombreux

dessins et caricatures, parmi lesquels ontrouve des projets de costumes, des plansde théâtre, des décors pour son opéra On-dine, des couvertures pour son livre LeChat Murr. Nous reproduisons ici les cou¬

vertures du 2" et du 3« volume de cet ouvrage(ci-dessous et à gauche), ainsi qu'un document

exécuté d'après une aquarelle (ci-dessus).

Suite

page 10.

PEINTURES ET DESSINS

(suite)

De Théophile Gautier et Apollinaire

à Saint-Exupéry et Henri Michaux

Joukovsky. Gogol avait pensé d'abords'adonner entièrement à la peinture.Lorsqu'il vint à Saint-Pétersbourg desa lointaine Ukraine, il écrivait à samère : « Après le dîner, à 5 heures,je vais en classe, à l'Académie desBeaux-Arts, où je suis les cours depeinture que je ne peux pas aban¬donner. »

Pendant tout le xix* siècle, les écri¬vains-artistes se succédèrent à un

rythme accéléré. Charles Dickensreçut et congédia un jeune artiste quis'était présenté avec des modèles dedessins destinés à remplacer les illus¬trations de M. Pickwick, alors publiésous forme de feuilleton bimensuel.

Ce jeune homme s'orienta ensuite versla littérature et devint le plus dange¬reux rival de Dickens : c'était W.-M.

Thackeray, l'auteur de Vanity fair.Gautier, Thackeray, le romanciersuisse Keller, le critique anglais Rus-kin, tous eurent d'abord l'intention dedevenir peintres professionnels et

trouvèrent ailleurs leur véritable voca¬tion. Dante Gabriel Rossetti était à la

fois poète et peintre. William Morris,poète, décorateur, teinturier, impri¬meur, socialiste et révolutionnairedans presque toutes ces activités, es¬saya de peindre, pendant une brèvepériode, sous l'influence de Ruskin,Charles Baudelaire, qui, dans sa jeu¬nesse, fréquentait les studios de Dela¬croix, Manet et Daumier, avait le pou¬voir remarquable de fixer la ressem¬blance en quelques traits. Daumier di¬sait de lui : « Il aurait été un granddessinateur s'il n'avait préféré être ungrand poète. »

Pour la plupart de ces écrivains, ledessin était un moyen agréable dedonner libre cours à la surabondance

de leur génie, une manière d'écrire deslettres ou d'exprimer la- chaleur et lajoie de l'amitié. Verlaine, Rimbaud etleur ami Delahaye illustraient avecdes caricatures les lettres qu'ils s'en¬voyaient mutuellement pour se ra

conter leurs aventures. Verlaine écri¬vait :

« Soyons deux copains bavards de[langue

Et prompts de main, croquis vif et[drôle harangue. »

Le romancier anglais H.-G. Wells,ainsi que le poète et dramaturge espa¬gnol Garcia' Lorca, en faisaient autant.Bien d'autres noms d'écrivains se pré¬sentent à l'esprit : Tolstoï, Sacha Gui¬try, Apollinaire, George Moore, PierreLoti, Valéry, Max Jacob, Saint-Exu¬péry, Cocteau, Henri Michaux, Dos¬toievsky, Winston Churchill, GustavoBécquer, O. Henry, Alfred de Vigny,Vercors, Rodolphe Töpfer, WyndhamLewis, Ibsen, William Butler Yeats,Evelyn Waugh, Samuel Butler, Ana¬tole France, Mac Orlan et l'humoristeaméricain James Thurber, que sesdessins et ses articles, d'un humouracide, ont rendu populaire des deuxcôtés de l'Atlantique.

M: M

D.H. Lawrence, enfant terrible des lettres anglaisesDavid Herbert Lawrence, romancier, poète, essayiste et auteur dramatique britannique, est considéré comme une des figures littéraires lesplus remarquables du XXe siècle, tant pour sa personnalité que pour ses idées et ses écrits. Auteur de romans célèbres, tels que Sons andLovers, The Plumed Serpent, de nombreux poèmes et nouvelles, Lawrence a beaucoup voyagé, visitant ou habitant à des époques diversesl'Italie, la Suisse, l'Australie, Ceylan, Tahiti, la Nouvelle-Zélande, la Riviera française, le Mexique et les Etats-Unis. A Taos, ville d'artistes duNouveau-Mexique, il rêva de créer une communauté sociale idéale. Vers la fin de sa vie (il mourut en I 930 de tuberculose à l'âge de 44 ans)il se mit à peindre et exposa à Londres en 1928. L'exposition fit l'objet d'une descente de police pour des raisons de moralité; aujourd'hui,elle ferait à peine sourciller. Les trois personnages représentés ci-dessus figurent sur le tableau de Lawrence intitulé « La Résurrection ».

HANS CHRISTIAN

ANDERSEN

découpaitdes contes

de fées

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

Hans Cristian Andersen pouvaitfaire des choses étonnantes avec

une paire de ciseaux. L'étrangedextérité de ses énormes mains fut l'une

des raisons pour lesquelles sa mère avaitdécidé d'en faire un tailleur.

« Je passais mon temps àregarder mes vues stéréosco-

piques et à jouer avec monthéâtre de marionnettes »,

raconte dans son autobio¬

graphie l'auteur de LaPetite Sirène et d'autres

contes immortels. « Mon .

plus grand bonheur était decollectionner les brillants

morceaux de drap et de soie

que je découpais et cousais

moi-même. Ma mère pen¬

sait que cela constituait un

bon exercice pour me prépa¬rer à devenir tailleur. »

Plus tard, à Copenhague

et ailleurs, il charma les

enfants avec des découpa¬

ges fantastiques qui repré¬sentaient des danseurs, des

cygnes, des cigognes et des

châteaux, et qu'il exécutait

aussi vite qu'il parlait. Unsoir d'été, raconte son bio¬

graphe Signe Toksvig, il

était assis dans une auberge

de campagne, en Suède, près

du lumineux lac Siljan, lors¬

qu'une enfant, la petite-fille

de son hôtesse, accourut, attirée par sa

valise recouverte d'une étoffe bigarrée,

son plaid écossais et la doublure rouge

vif de sa petite malle. Il saisit une feuille

de papier et découpa toute une mosquéeturque, avec des minarets et des fenêtres.

La petite sortit, toute joyeuse de possé

der ce chef-d'èuvre. Bientôt l'écrivain vit

une foule d'hommes et de femmes ras¬

semblés dans la cour, ils entouraient

la grand-mère de l'enfant qui tenait bien

haut la mosquée, hors de la portée de

sa petite-fille. Quelques minutes plus

tard, cette femme entra dans la cham¬

bre d'Andersen avec une assiettée de

pains d'épice de formes diverses. « Je

fais le meilleur pain d'épice de Dalarne,dit-elle, mais les formes sont anciennes.

Monsieur découpe de si belles choses,

ne lui serait-t-il pas possible de nous

découper de nouveaux modèles ? »

Séduit par cette demande et parl'utilisation courtoise de la troisième

personne, Andersen passa presque toute

la nuit d'été nordique à

découper des modèles de

pains d'épice : casse-noix àgrandes bottes, moulins àvent et leurs meuniers,

hommes en pantoufles avec

une porte dans le ventre,

danseurs la jambe levée. Lavieille femme était enchan¬

tée. « Maintenant, nous au¬

rons de nouveaux modèles,

dit-elle, mais ce sera diffi¬

cile à réaliser ! »

Andersen aimait aussi à

dessiner, ce qu'il faisaitassez bien mais avec une

certaine raideur. Il nous a

laissé un certain nombre

d'albums remplis de petits

dessins, de courtes strophes

et de bons sentiments sur

les muses et la poésie (il

s'est toujours considéré

comme un poète, même

après être devenu célèbre

grâce à ses contes).Ce sont surtout des cro¬

quis faits durant ses sé¬

jours à Elseneur, à Flo¬rence, à Rome et dans

d'autres cités italiennes et

des souvenirs de voyages en Turquie et

en Allemagne. Cette page est illustrée

par des « contes de fées » découpés

dans du papier par Andersen. Ils sont

la propriété du musée Andersen à

Odense, Danemark, où naquit le célèbreconteur.

Il

Pour ses enfants

LÉON TOLSTOÏ

A ILLUSTRÉ

JULES VERNEpar A. Chifman,

du Musée L. Tolstoï, Moscou

LES DESSINS ILLUSTRANT CET ARTICLE SUR LÉON TOLSTOÏ NOUS ONT ÉTÉ AIMA¬

BLEMENT COMMUNIQUÉS PAR LA DIRECTION DU MUSÉE L. TOLSTOÏ A MOSCOU.

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AU TABLEAU DU CAUCASE dressé par Léon Tolstoï dans sesoeuvres s'ajoutent ces puissants croquis (en haut) exécutés par l'écrivainà l'époque où il était jeune officier. Tolstoï dessina également un « Abé¬cédaire » joyeux, dont voici (ci-dessus) un extrait, qui servit auxenfants russes et fit de l'étude de l'alphabet une occupation amusante.

12

Parmi les 160 000 pages des précieux autographes deLéon Tolstoï, soigneusement conservées dans une

« salle d'acier » du Musée de Moscou, les dessins dugrand écrivain, exécutés rapidement au crayon ordinaireou à la plume, occupent une place à part.

Léon Tolstoï avait une idée très élevée des arts plasti¬ques. Il affirmait qu'ils sont capables d'unir les hommesdans un sentiment unique d'amour et d'amitié. L'écrivainétait lui-même ami de nombreux peintres, et encourageaitleur (uvre. Il prenait rarement le crayon en main, car ilétait convaincu de ne pas savoir dessiner.

Les premiers dessins de Tolstoï remontent à l'époque où,jeune officier, il servait dans l'armée russe, au Caucase. Lanature belle et sauvage, les hommes puissants et librescomme le vent, le rude romantisme des montagnes, toutcela le subjugua. Ses chefs-d'tuvre littéraires : les nou¬velles Nabieg, Roubka Lesa, Les Cosaques et, plus tard,l'inégalée Hadji Mourad, demeurent un témoignage del'admiration vouée par le jeune écrivain au Caucase et àses habitants.

Voici (dessin n" 1) une forte figure du vieillard. Sa têtefièrement posée, son regard plein de dignité, témoignentqu'il se juge à sa juste valeur. Cet homme est pauvre, saveste est déchirée, laissant apparaître la large poitrine.Mais il ne se courbera jamais, devant personne. Qui est cevieillard ? Probablement un simple Cosaque, habitant l'un

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

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des villages russes de la plaine septentrionale du Caucase.Tolstoï en a rencontré beaucoup de semblables, ceux pré¬cisément qui furent par la suite les héros de son admirablenouvelle Les Cosaques.

Une autre tête de vieillard (dessin n° 2), a égalementattiré l'attention de l'écrivain: Souvenons-nous de la figurepittoresque de l'oncle Erochka dans Les Cosaques. Il étaitd'une taille énorme, avec une épaisse toison de cheveuxen désordre sur la tête, des sourcils ébouriffés et un regard

d'aigle. Fils libre des steppes, il incarnait la beauté rudeet courageuse de la population paysanne des contrefortsdu Caucase. Il serait difficile d'affirmer que le dessinreprésente Erochka lui-même, mais il se peut qu'il repro¬duise les traits d'un autre ami de l'écrivain à l'époque.Pourtant, il n'est pas douteux que ce vieillard rappelle lehéros de la nouvelle de Tolstoï.

Dix-sept illustrations

pour quatre-vingts jours

Le vieillard au bonnet de fourrure (dessin n° 3), est

d'une autre race. C'est un villageois belliqueux des

montagnes qui entretient de mauvais rapports avecles villages russes. Un port orgueilleux, un regard résolu,les yeux tendus vers le lointain, ainsi s'était présenté àl'imagination de l'écrivain le futur héros de sa nouvelle,

le légendaire Hadji Mourad. Dans cette duvre, écrite ausoir de sa vie, Tolstoï chanta le courage, l'orgueil et lavolonté inflexible de l'homme libre. En même temps, l'écri¬vain y a exprimé sa haine de la guerre et lancé ses appelsà la paix et à l'amitié entre les peuples.

La deuxième série des dessins de Tolstoï est composée dedix-sept illustrations pour le Tour du monde en 80 jours,de Jules Verne. Tolstoï aimait Jules Verne pour son intel¬ligence, sa soif de savoir, pour son art magistral dans ledénouement des intrigues, il aimait ses héros audacieux.Il lisait les romans de Jules Verne à haute voix aux enfants

au cours de longues soirées d'hiver à Iasnaïa Poliana. Afinque les épisodes du roman s'impriment avec plus d'éclat etde netteté dans la mémoire de ses jeunes auditeurs, ildessinait ces dessins simples et amusants (dessins 5 à 7).Le fils de Tolstoï, Ilia, raconte dans ses Mémoires commenta été créée cette étonnante série :

« A cette période de notre enfance nous nous passion¬nions pour la lecture des romans de Jules Verne. Papa nousrapportait ses livres de Moscou ; tous les soirs nous nousréunissions, et il nous lisait à haute voix :

Les enfants du capitaine Grant, Vingtmille lieues sous les mers, De la terre à lalune, Aventures de trois Russes et troisAnglais et, enfin, Le tour du monde en80 jours.

13

LÉON TOLSTOÏ(Suite)

« Ce dernier roman n'était pas illus¬tré. Alors papa se mit à l'illustrer lui-même.

« Tous les jours il préparait pour lesoir des dessins correspondants à laplume et ils étaient si intéressantsqu'ils nous plaisaient bien plus que lesillustrations qui figuraient dans lesautres livres.

« Je me souviens, comme si c'étaitaujourd'hui, de l'un des dessins, oùétait représentée une déesse boud¬dhique avec plusieurs têtes décoréesde serpents. Elle était fantastique etterrible. Mon père ne savait pas des¬siner, pourtant tout lui réussissait etnous étions tous très contents.

« Nous attendions avec impatience

le soir, et nous grimpions ensemblevers lui par-dessus la table ronde,quand, arrivé à l'endroit qu'il avaitillustré, il interrompait la lecture etretirait son image de dessous le livre. »

Son Abécédaire rend

l'alphabet amusant

La troisième et dernière série des

dessins a été créée par Tolstoïaux environs de 1870, quand il a

travaillé sur son célèbre « Abécédaire ».Non satisfait des abécédaires exis¬

tants, l'écrivain en composa un nou¬veau, inventé par lui-même, un « Abé¬cédaire » joyeux, qui servit aux étudesde tous les enfants russes comme il le

rêvait, depuis les enfants dû tsar jus¬qu'à ceux des paysans. Chaque lettrede l'abécédaire était accompagnéed'un dessin, familier à l'enfant, repré¬sentant un homme, un animal ou un

objet (dessin n° 4). L'éloquence dudessin devait faciliter à l'élève l'assi¬

milation de la lettre correspondante

et, par la suite, du mot entier. Ainsi,l'écrivain rapprochait la lecture livres¬que de la réalité vivante, il rendaitl'étude de l'alphabet aisée, accessibleet en faisait une occupation amusante.

Le désir d'exprimer son idée nonseulement par un mot mais aussi parle dessin, caractérisa Tolstoï duranttoute sa vie. Les spécialistes qui étu¬dient Guerre et Paix connaissent bien

ses croquis au crayon du champ deBorodino, par exemple, qu'il avait exé¬cutés en le visitant au cours de son

travail préparatoire pour le roman.Plus tard, Tolstoï recourut souvent audessin dans son journal et dans sescarnets de notes, quand il lui fallait

exprimer concrètement une idée parti¬culièrement difficile et compliquée.

Tolstoï n'était pas dessinateur. Songénie résidait dans sa peinture ver¬bale. Mais ses dessins nous sont pré¬cieux, car dans une certaine mesure,ils enrichissent notre connaissance de

ce grand homme.

14

y¿c/J 'f*f¿,%s. r/ /f¿¿¿ M¿^y<-> ¿s

GRAND ADMIRATEUR DE JULES VERNE, Léon Tolstoï lisait ses romans àhaute voix à ses enfants, appuyant sa lecture de dessins qu'il exécutait lui-même aupa¬ravant. Voici trois des dix-sept dessins Illustrant Le tour du monde en 80 ¡ours,conservés, comme tous ses dessins et manuscrits, au Musée Léon Tolstoï de Moscou.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

UN TRESOR PERDU : LA CARTE

DE " L'ILE AU TRÉSOR "

>**&

Le véritable trésor de l'Ile au Trésor est une carte de

41 centimètres sur 25, dessinée par Robert LouisStevenson, qui donna à l'illustre romancier l'idée

d'écrire son chef-d'Fuvre.

Dans un article publié dans la revue Idler en août 1894,Stevenson a raconté comment il a été amené à écrire son

roman. Il dessina un jour une carte en collaboration avecson beau-fils, Lloyd Osbourne. Stevenson déclarequ'il avait fait « lacarte d'une île ; v .,elle était minutieuse¬

ment et (pensai-je)joliment coloriée ; saforme me séduisit au-

delà de toute expres¬

sion : elle comprenaitdes ports qui me plai¬saient comme des

sonnets : avec l'in¬

conscience des pré-de stinés j'intitulaimon auvre : l'Ile au

Trésor. »

Dans le même ar¬

ticle, Stevensonévoque ensuite

le triste destin de

cette première carte,et raconte comment

la carte actuelle, dontdes milliers de lec¬

teurs ont vu la re¬

production, fut dessi¬née : « Vint le temps

où l'on décida de pas¬

ser à la publication ;j'envoyai mon manus¬

crit accompagné de lacarte... Les épreuvesarrivèrent, elles fu¬rent corrigées, mais

je n'entendis plusparler de la carte.

J'écrivis et posai laquestion ; on me ré¬pondit qu'elle n'était

jamais arrivée, j'enfus consterné.

reproduire différentes écritures et il contrefit consciem¬ment la signature du capitaine Flint et les instructionsde navigation de Billy Bones.»

Cette fameuse carte manuscrite, reproduite ici, est l'imi¬tation exacte et très bien dessinée d'une vieille carte

gravée de l'époque où se situe l'histoire. Elle comporte à sapartie supérieure une vignette très étudiée avec des tritons,des dauphins et des oiseaux de mer. Elle est embellie en

outre par des navi¬res du xvnr siècle.

En un point de l'îlese trouve une note

à l'encre rouge : « Legros du trésor est

ici. » Dans le bas, ondistingue la note ducapitaine Flint rela¬

tive à l'Ile au Trésor,datée du 1" août1750, et les mots« Facsimile de la

carte, latitude et lon¬

gitude tracée parJ. Hawkins ».

En dessous: « Don¬

né par le ci-dessusmentionné J. F. (lint)

à Mr. W. Bones, offi¬cier à bord du « Wal¬

rus», Savannah, ce .20 juillet 1754. W. B. »La carte manuscrite

se trouve maintenant

dans la Collection A.

Edward Newton aux

Etats-Unis. Elle est

reproduite et décritedans l'ouvrage deMr. Newton : This

Book Collecting Game

(cette occupation quis'appelle collectionnerles livres).

« C'est une chose de

dessiner une carte

au hasard, d'indiquerune échelle dans un

coin, à l'aventure, etd'écrire une histoire en partant de ces données. C'est unetoute autre chose d'avoir à étudier tout un livre, de fairel'inventaire de toutes les allusions qu'il contient et, arméd'un compas, de dessiner péniblement sur une carte quicorresponde aux données.

« Je l'ai fait, et la carte fut dessinée de nouveau dans lebureau de mon père, embellie de baleines et de voiliers.Mon père lui-même mit à notre service son habileté à

£i . R..t¿ jA,^ ^¿JÇ¿¿À^t

L'aptitude de Ste¬

venson à dessi¬

ner cette carte

s'explique par sa for¬mation d'ingénieur ci¬vil et les études de

dessin qu'il fit dans sa

jeunesse. Il nous alaissé un certain

nombre de paysagesqu'il dessina quand il vécut dans le sud de la France, et degravures sur bois. Il fit souvent des croquis rapides des per¬sonnages de ses livres avant de se mettre à les développerpar écrit.

Stevenson avait le don de garder une image vivace desendroits qu'il avait visités et des gens qu'il avait ren¬contrés, qualité qui est révélée par la maîtrise descriptivede ses

15

RABINDRANATH TAGORE

"Je suis tombé sous l'enchantement des lignes"

C'était en 1928. Rabindranath Tagoreétait alors au sommet de sa renom¬mée et de son succès. « Poète lau¬

réat » de l'Inde, « phare » du mondeoriental au sens où l'entendait Baude¬

laire il avait reçu en 1913 le premierPrix Nobel de littérature décerné à un

homme d'Asie, ses écrits étaient traduits danstoutes les langues et les grandes académiescomme les plus modestes institutions lecomblaient d'honneurs. En Inde et dans son

Bengale natal, il était l'objet d'un véritableculte. Le monde entier reconnaissait son

génie, à la fois comme poète, écrivain, au¬teur dramatique, musicien, humaniste, phi¬losophe, éducateur.

C'est alors, à l'âge de 67 ans, que Tagoreéprouva l'irrésistible besoin d'un nouveaumoyen d'expression. Un talent qui sommeil¬lait en lui se manifesta et c'est ainsi quele vénérable sage de l'Inde devint peintre.

Pendant douze ans, il devait consacrerson énergie au dessin, à la peinture, aban¬donnant peu à peu son auvre d'écrivain.Lorsqu'il mourut, en 1941, octogénaire, illaissait près de 2 000 ruvres d'art d'uneétrange et rythmique beauté et de formesextraordinaires.

Le poète se tourna vers la peinture quandil découvrit que sa main transformait incon-

par

Sandy Koffler

sciemment les biffures et ratures de ses ma¬

nuscrits en autant de dessins. « Je suis

tombé sous l'enchantement des lignes »,expliqua-t-il. Biffures et ratures, sous lamain de Tagore, prenaient la forme deminces fils noirs et blancs qui constituaientbientôt des îlots éparpillés sur la page. Ta¬gore reliait entre eux tous ces îlots par descourbes dont la souplesse et la douceurdonnaient naissance à des arabesques ryth¬miques, nerveuses et flexibles, qui représen¬taient une fleur, un oiseau dans le ciel, unvase orné de motifs décoratifs.

Jusqu'alors, Rabindranath n'avait jamaiséprouvé le besoin de transformer ainsi sesmanuscrits en autant de cahiers de dessins

et de figures. Il considéra tout d'abord cephénomène comme un caprice de ses heuresde loisirs n'avait-il pas déjà, dans sa jeu¬nesse, dessiné au crayon et à la plume dansun cahier superbement relié en maroquinnoir ? Mais il devait bientôt découvrir queles ratures dans ses manuscrits « pleuraientcomme des pécheurs avides de rédemp¬tion » et que le besoin de les « délivrer enles intégrant dans le destin miséricordieuxdu rythme » était trop fort pour lui résister.

Il fallut cependant de nombreux dessinstracés de cette façon automatique avant quele poète prît pleinement conscience de cetteforce irrésistible qui le ^^^^^^^poussait vers l'art pictural,vers la forme avant toute

chose.

Mère et enfantSa première exposition

eut lieu à la Galerie Pi-

Suite

page 18

16

m

Tagore a peint la plupart de ses oeuvres sur du papier et leur a rarement donné destitres, bien qu'il ait dit un jour : " mes peintures sont mes poèmes en traits ".

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

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Manuscrit de Tagore en anglais. Ratures et biffureslui donnèrent l'idée de se tourner vers la peinture.

Figure.

Pèlerins exténués.

TAGORE ACCOMPAGNA CETTE

PEINTURE DES VERS SUIVANTS

La douleur s'est apaisée

Mais sa note émouvante se prolongeComme un soir calme

Au terme d'un jour bruissant de pluie.

17

galle, à Paris, en 1930. Elle provoqua l'étonnement non seulementen France mais en Inde où les compatriotes du grand poètefurent stupéfiés d'apprendre qu'il s'était mué ainsi en peintre. Lamême année quelques-unes de ses euvres étaient présentées dansdes galeries d'art à Londres, à Berlin, à New-York.

Sa première exposition en Inde même ouvrit ses portes en février1932 à Calcutta. Elle groupait 265 dessins, gravures, peintures etfut suivie en 1933 d'une autre exposition à Bombay. En 1946,quatre tableaux de Rabindranath Tagore étaient inclus dans uneexposition internationale d'art moderne organisée par l'Unesco àParis.

Cependant, Tagore le peintre reste encore inconnu du grandpublic.

Parmi ses nombreuses sont celles qui donnent l'impres¬sion d'avoir été réalisées sous l'impulsion du moment. Ce fut biensouvent le cas. En effet, Tagore était tellement pris par l'

"Les fils blancs et noirs tissent

la destinée de l'homme en un

mystère d'enchevêtrements. "

commencée que celle-ci ne lui laissait aucun répit jusqu'à ce qu'ellefût achevée. Il travaillait avec enthousiasme, dessinant ou peignantrapidement, ne corrigeant jamais. Aux craies, sanguines, pastels,pointes-sèches, eaux-fortes qu'il utilisait, il préférait cependant lescouleurs fluides. Il se servait de toutes les encres et plus spécia¬lement de l'encre à stylo. A défaut, il écrasait des pétales de fleurspour en fabriquer des pigments. Pour ses glacis, il choisit différen¬tes qualités d'huiles, celles de la noix de coco et de la graine demoutarde en particulier. Il se servait rarement d'un pinceau etdédaignait la palette classique, préférant travailler avec un chiffonimbibé de couleur, avec le revers d'un stylo, un bâtonnet, son pouceou, le plus souvent, un couteau.

Tagore avait fréquenté les artistes les plus célèbres du mondeentier pendant près d'un demi-siècle. Au cours de ses nombreuxvoyages à l'étranger, il avait acquis une profonde connaissanceaussi bien de l'art oriental que de l'art occidental. Lors d'un séjourau Japon, par exemple, il partit pour un week-end à Yokohamavisiter une collection privée et y resta trois mois pour étudier lesstyles et les techniques de la peinture japonaise et chinoise.

Si profond était son intérêt pour l'art qu'en 1918 il décida decréer à son université de Santiniketan une école d'art plastique.

Mais bien qu'il ait beaucoup étudié les peintures anciennes etcontemporaines du monde entier, on ne trouve dans sonrien qui s'y rattache. Son style est tout personnel. Il ne suit aucunerègle, ses toutes spontanées jaillissent de son imaginationfertile. Elles restent simples bien que déconcertantes, inattendues,

"La vie enchaînée à un esprit

imparfait pousse son cri

d'agonie. "

entièrement sincères. Comme sa poésie, elles portent à la médita¬tion et plongent leurs racines dans un monde mystérieux qui estbien celui d'un homme épris de la beauté pure, de la forme et dela couleur. « Le matin de ma vie a été bercé de chansons », disait

Tagore, « que mon crépuscule soit rempli de couleurs. »

Quand, au début, certains voyaient dans sa peinture l' d'unfou, Tagore répondait : « Mon picturale n'est pas le fruitde la discipline, de la tradition ou d'une intention délibérée d'illus¬trer un sujet précis. »

L'imagination du poète se plaisait dans le mystère, cependant sesne prétendent à être ni métaphysiques ni mystiques. « Ce

serait une grave erreur », a observé Ananda K. Coomaraswamyavant que Tagore mourût, « que de rechercher en elles un symbo¬lisme caché. Ses peintures ne sont ni des puzzles ni des messageschiffrés... Il est évident que le poète a regardé de nombreux tableauxau cours de sa longue vie mais rien dans son personnellene laisse supposer qu'il les a vus. L' picturale de Tagore estune expression authentiquement originale et naïve, l'évidence dela persistance d'une jeunesse éternelle chez ce vénérable vieillard. »

18

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

RABINDRANAH TAGORE

(Suite)

"QUE MON CREPUSCULESOIT REMPLI DE COULEURS"

"Les chuchotements anciens

enfermés dans une panto¬

mime portent la tristessed'un sens oublié. "

-^Ä

19

Il appartient à mes peinturesd'exprimer et non d'expliquer

par Rabindranath Tagore

Que l'on me pardonne cette intrusion dans le monde desimages : comme le dit le proverbe, les ignorants deleur propre ignorance ne manquent pas de téméritélà où les anges eux-mêmes se montrent prudents à

l'extrême. Artiste, je ne puis me prévaloir d'aucun véritablecourage, car mon courage n'est que la vaillance inconscientedes simples, ou l'assurance des somnambules qui marchent aumilieu de périls auxquels ils échappent seulement parce qu'ilsne les voient pas.

La seule formation que j'aiereçue depuis mon jeune âge aété une sorte d'entraînement

au rythme, au rythme dans lapensée, au rythme dans lessons. J'ai appris que le rythmeconfère la réalité à ce qui estincohérent, à ce qui, en soi,est dépourvu de signification.

Aussi, lorsque les raturesdans mes manuscrits pleuraientcomme des pécheurs avides derédemption et blessaient mesyeux par leur laideur et leurgratuité, je revins souvent surces repentirs de ma plume afinde les délivrer en les intégrantdans le destin miséricordieux

du rythme, et cela plutôt quede poursuivre la tâche que jem'étais proposée.

Au cours de ce travail de

sauvetage, je me suis aperçuqu'il se produit, dans l'universdes formes, une perpétuelle sé¬lection naturelle des lignes etdes traits, et que seuls lesmieux venus, les plus aptes,survivent, ceux qui ont la forcede la cadence. 11 m'est apparuque le fait d'intégrer dans unensemble équilibré des élé¬ments hétérogènes et vaga¬bonds est, en vérité, l'acte decréer.

Mes peintures sont mes poèmes en traits. S'il leur arrived'avoir quelque valeur, c'est surtout dans la mesure où ellespossèdent dans leur forme une signification rythmique, quiest une fin en soi, et non parce qu'elles traduisent une idée oureprésentent un événement.

Le monde du son est une lente bulle dans le silence de l'in¬

fini. L'univers s'exprime par gestes, sa voix est celle desimages et de la danse. Tout objet en ce monde affirme,

dans le langage muet des lignes et des couleurs, qu'il n'est pasune simple abstraction logique ou l'instrument d'une certaineutilité, mais qu'il est unique en soi, et qu'il porte le miracle deson existence.

Il y a d'innombrables choses que nous connaissons, maisdont nous ne voyons pas la dignité et la vérité propres, indé¬pendantes du fait qu'elles sont utiles ou nuisibles. A la fleurnous ne demandons que d'être une fleur, mais pouvons-nous

20

voir dans la cigarette autre chose qu'une invitation à satis¬faire notre goût de fumeur?

Pourtant, certains objets, par leur qualité dynamique, leurrythme, ou leur caractère, nous obligent à constater qu'ilsexistent. Dans le livre de la création, ce sont les phrases sou¬lignées de rouge, que notre regard ne peut pas laisseréchapper. Elles semblent nous dire : « Regardez . : noussommes là. » Notre esprit s'incline et ne songe pas à deman¬

der : « Pourquoi existez-vous ?»

Dans un tableau, l'artistecrée le langage d'une réalitéirréfutable, et nous nous satis¬faisons de voir. L'image n'estpas toujours celle d'une jeunebeauté, mais peut-être celled'un humble animal, ou quel¬que chose qui n'a pas de ré¬pondant dans la nature, maisdont la signification artistiqueinterne est la seule vérité.

ohN m'interroge souvent sur

le sens de mes peintures.Comme elles, le garde

le silence. Il leur appartientd'exprimer et non d'expliquer.11 n'y a rien derrière leur appa¬rence qui puisse être analysépar la pensée ou décrit par desmots. Si cette apparence a sapleine valeur, elles subsistent,sinon elles sont rejetées et ou¬bliées, même si elles possèdentquelque vérité scientifique ouquelque justification morale.

Il est dit, dans le drame de

Sakountala, qu'un matin, dansla forêt, la jeune fille vit appa¬raître à la porte de l'ermitageun jeune étranger qui ne dit '

pas son nom. Son âme le reconnut aussitôt. Elle ne leconnaissait pas, elle le voyait seulement, et pour elle il étaitle chef d'eeuvre de Dieu artiste à qui il faut offrir la pléni¬tude de l'amour.

Les jours passèrent. Un autre voyageur apparut à laporte, un être vénérable et armé de sagesse. Sûr demériter l'accueil qu'il attendait, il annonça fièrement :« Me voici ! » Mais la jeune fille ne l'entendit pas, carla voix du visiteur n'avait pas de puissance propre. Il eûtfallu, pour que la valeur sacrée de l'hôte fût reconnue,un contexte de vertus domestiques, de paroles pieu¬ses. Cette valeur n'était pas la valeur spontanée de l'art,mais celle de la morale qui implique une élaboration.Comme l'art, l'amour est inexplicable. Le devoir peut semesurer à ses bienfaits, l'utilité par les profits et la puis¬sance qu'elle apporte, mais l'art ne peut s'expliquer que parlui-même. Il y a d'autres éléments dans la vie, des visiteursqui viennent et s'en vont. L'art est l'invité qui vient et quidemeure. Les autres sont, sans doute, importants, mais l'artest inévitable.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

P JEAN COCTEAUA4 cao (Ifan^ÂmAC! #9 a /lAiilanve"

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et ses "fantômes de couleurs"

AVillefranche-sur-Mer, petite ville du midi de laFrance, la chapelle désaffectée de Saint-Pierre, édi¬fice roman du xiv* siècle, vient d'être rajeunie et

enrichie par Jean Cocteau de cinq fresques que le peintre-poète considère comme l'oeuvre capitale de sa vie. Aprèsavoir été le siège d'un archaïque tribunal de pêche, cettechapelle servait de remise aux filets et divers instrumentsdes pêcheurs du pays. Elle possède maintenant un auteltaillé dans un seul bloc des rochers de La Turbie et a été

présentée au public le 30 juin dernier au cours d'une messesolennelle.

Il a fallu une année à l'artiste pour terminer sa pein¬ture murale qui représente trois fresques sur la vie deSaint-Pierre, patron des pêcheurs, et deux scènes : leshabitants de Villefranche et les gitans des Saintes-Maries-de-la-Mer. Des anges stylisés à la manière de Cocteau,qui paraissent échappés de ses poèmes, relient les voûtesentre elles. L'ensemble est peint de couleurs légères etdélicates, des « fantômes de couleurs » comme les appellele poète.

Les fresques de la chapelle Saint-Pierre de Villefrancheconstituent le sommet de l'activité picturale d'un artisteinfatigable. Jean Cocteau a, en effet, illustré lui-même seslivres de poèmes et ses romans ; pour Les Enfants Terri¬bles seulement il a exécuté 60 dessins. Il a en outre pré¬senté de nombreuses expositions de ses peintures et aréuni ses dessins à la plume en albums auxquels il a donnéle nom de « Poésie Graphique » dont voici quelques titres :Le Mystère de Jean l'Oiselßur, Maison de Santé, Le Secretprofessionnel.

Jean Cocteau qui, à dix-sept ans, avait publié son pre¬mier livre de poèmes La Lampe d'Aladin (1909) a été fidèleà sa devise : « En art, il faut servir les neuf muses. » Ilen a même servi une dixième : le Cinéma.

Photos © Paris-Match I 957

21

VICTOR HUGO CET INCONNUpar Jean Sergent

Conservateur du Musée Victor Hugo, Paris

Malgré l'énorme quantité d'ouvrages consacrés à VictorHugo, un de ses biographes donnait récemment pour titreà son étude « Victor Hugo cet inconnu ». Il l'est assuré¬

ment en tant qu'artiste.

Il a eu beau laisser quelque 450 dessins, d'un format parfoissupérieur à celui du tableau de chevalet; leur donner des heureset des heures de travail, lui qui s'interdisait d'en gaspiller ; lesoffrir, souvent enrichis d'une signature monumentale aux finsdécoratives, à ses plus chers amis ; témoigner enfin de vingtmanières qu'il mettait ses dessins au niveau de ses poèmes, untrès petit nombre de monographies leur ont été consacrées et leshistoriens d'art, s'ils ne les oublient pas, les saluent en cinq lignes.

Pourquoi cette méconnaissance ? Je consens que leur très forteconcentration au Musée de la Place des Vosges, à Paris, leurait nui, en rendant difficile la prise de contact. Mais le grandmalheur de V. Hugo, artiste, vient de ce qu'il est,- précisément,V. Hugo.

La Renaissance a eu et reconnu ses grands esprits universels.Notre âge, et déjà celui où vivait Hugo, n'auront admis que desspécialistes tenus, hors de leur spécialité,pour des amateurs plus ou moins heureux.Nul n'a plus le droit d'avoir deux fois dugénie, et Hugo s'est trompé s'il s'est crude taille à renverser la règle.

II commence à dessiner un peu après 30ans, très exactement lorsqu'il entreprendavec Juliette Drouet des voyages qui lesarrachent, elle à la claustration, lui à sondur labeur. Il a pris des leçons, enfant,jeune homme, comme toute le monde ; ila été l'ami de peintres : L. Boulanger, lesDevria, Célestin Nanteuil, il les a regardéstravailler ; sa femme, agréablement douée,a reçu les conseils d'un femme du mondeartiste, d'un talent honnête, il les a regar¬dées faire, aussi. Mais cela, ni la visitedes Musées, ni la familiarité des gravuresanciennes et contemporaines, n'expliquepas l'éclatement soudain, en 1839, aprèstrois ou quatre ans d'essais, de sa maî¬trise.

En vérité, l'acuité de la vision, la mé¬moire qui lui permettra de ressusciter,quarante ans plus tard, une maison vue àBlois en 1824, la faculté d'imaginer ce qu'ilvoyait mal ou ne voyait pas (ne lui a-t-onpas assez reproché de ne savoir penser quepar images ?), aussi la sûreté et le besoind' d'une main préparée de loin parune ascendance ouvrière, toutes sortes dedons exceptionnels attendaient l'occasionde se manifester dans leur force. Les

voyages ont été l'accoucheur de son génieplastique.

Il se borne d'abord à noter avec appli¬cation ce que son regard découvre. Parti vers la Normandie et laBretagne en 1836 avec Juliette, ses croquis ne se distinguent pasaisément de ceux d'un autre compagnon qui lui abandonna sonalbum, le bon Nanteuil.

Mais en 1839, il ne s'en tient plus à la « chose vue », il ladépasse et l'interprète quand, reprenant à loisir, à l'atelier pour¬rait-on dire, ses pochades, il les compose en constructions équili¬brées, logiques, qui font tableau, qui s'adressent à l'esprit autantqu'à l' et entraînent à rêver plus qu'on ne voit.

La Tour des Rats, l'un des cinq ou six dessins achevés rap¬portés des voyages au Rhin de 1839-1840, est remarquable à lafois par la souple rigueur de sa mise en page où les lignes maî¬tresses conduisent l'@il aux points de plus haut intérêt comme chezPoussin ou le Lorrain, et par la richesse, la puissance d'évocationd'ombres jamais opaques.

Désormais, les deux manières seront conjointes : la minutieuse,des études sur place, qui se feront seulement de plus en pluslibres et synthétiques ; celle des « compositions visionnées », selon

22

« FEMME NUE SOUS UN MANTEAU

et portant une plume à la toque. » Ce docu¬ment, et ceux qui illustrent les deux pagessuivantes, nous ont été communiqués parle Musée Victor-Hugo installé dans l'ancienhôtel de l'écrivain, place des Vosges, à Paris.

son mot, où l'imagination a sa place, tantôt mince, quand l'abon¬dance de la réalité lui suffit, n'exigeant qu'un effort de simplifi¬cation, tantôt considérable quand elle lui manque et notammentau long des périodes de vie sédentaire, à Paris, de 1843 à 1851,à Guernesey, jusqu'en 1861.

Sa conscience d'artiste est parfaite dans tous les cas. Il a héritéde ses aïeux menuisiers le goût de « la belle ouvrage ». Il a satechnique à lui, disons ses trucs ; il ne s'interdit pas les procédéspeu orthodoxes, ' comme de laver préalablement sa feuille de cafénoir et il obtient pour ses dessous de beaux bruns chauds, oud'user du grattoir, du fer à friser brûlant, par exemple, pour dra¬matiser ses ciels. Mais il sait qu'un excès de fantaisie ne paie paset surtout que tout art, ayant ses nécessités, a ses lois, qu'on nebouscule pas sans introduire dans l' la faiblesse et un germede mort. Les artistes sont frappés du métier de cet « amateur »,de la vigueur d'un trait jamais lâché, de la robustesse des volumes.Hugo dessine comme Delacroix, ou plutôt comme un sculpteur,Barye, ou son ami, David d'Angers.

Voilà en gros pour la forme ; mais le contenu ? Celui-ci dépendtoujours assez largement de celle-là. Ledessin d'Hugo tirait sa vie de l'oppositiondes blancs et des noirs, souvent portée à unhaut degré de violence, il était tentant caril était facile de prononcer : le dessina¬teur, à l'exemple du poète, ne rechercheque la beauté des contrastes ; et l'on sehâte d'ajouter : les dessins sont la répli¬que des poèmes ; ils sont une autre expres¬sion de la même vision simplificatrice etsommaire du monde. Ce n'est pas ici lelieu de débattre si la philosophie de Hugoest sommaire. Ce que je veux affirmer c'estque son dessin n'est pas, ou bien est trèsrarement le prolongement de ce qu'il écrit.Il a sa mission propre, il permet à Hugode se faire complètement entendre, d'endire plus et, souvent, de dire mieux ; lors¬que, dans le Paysage aux trois arbresnotamment, il atteint à une sobriété, à uneconcision, qu'on ne trouve guère en sespoèmes. L' dessinée est si peu à laremorque de l' écrite que plusieursidées-forces se sont exprimées dans un des¬sin avant de l'être dans un poème : ainsi,la croyance aux voyages de l'âme de règneen règne, selon le poids des fautes et desmérites ; et s'il y a concomitance, parexemple, s'il s'agit de flétrir l'exécutiond'un criminel, surtout celle du courageuxlohn Brown et de protester une autre foiscontre la peine de mort, le dessin (celuid'un pendu qu'Hugo répétera quatre fois),nous saisit plus puissamment qu'aucuntexte.

Hélas ! pour l'artiste Hugo il arrivaceci : qu'ayant consenti très tôt, avant

l'épanouissement de son génie, à la reproduction de ses dessinsdans des journaux illustrés, il ne rencontra qu'une curiositésympathique. Un connaisseur aussi averti, aussi écouté qu'unGautier pouvait bien les louer : on ne voyait que la réussite acci¬dentelle d'un amateur supérieurement doué ; et peut-être, en1852, répétant ses louanges de 1838, le même Théophile Gautiereut-il le tort de rapprocher Hugo des plus grands artistes vivants.C'était risquer de le faire placer non devant eux, comme il vou¬lait, mais derrière.

Lorsque Castel, en 1863, réunit vingt-quatre reproductions desmeilleurs de ses dessins en album, Hugo, qui n'aimait pas préci¬sément la seconde place, exigea de son ami Gautier, préfacierfidèle et soumis, qu'il ne lui fît pas de place : il n'était décidé¬ment qu'un amateur qui ne poussait pas « au delà du simpledélassement une faculté naturelle, sachant que ce n'est pas tropde tout un homme pour un seul art ».

La cause parut entendue ce jour-là. Nous sommes quelques-unsqui nous efforçons d'obtenir qu'on la revise ; qu'on remette l'ar¬tiste Hugo dans le voisinage de Piranesi, de Goya, de Rembrandt.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

LES RAYONS ET LES OMBRES.

Victor Hugo n'étudia jamais parti¬culièrement la peinture ni le dessin,son cuvre graphique ne doit rienqu'au don. Ses peintures, ses lavis,ses dessins sont comme un reflet

des tableaux qu'il a brossés dansses écrites, mais parfoisaussi, elles précédaient cesen étaient une sorte de préfigura¬tion. Hugo n'était pas artiste parsimple délassement : la peinture, ledessin étaient pour lui un moyenplus rapide, plus exact que l'écriture,de fixer l'inspiration visuelle qui luitraversait l'esprit. « Que de fois »,écrit Théophile Gautier, « n'avons-nous pas suivi d'un émerveilléla transformation d'une tache d'en¬

cre ou de café sur une enveloppe delettre, sur le premier bout de pa¬pier venu en paysage, en château, enmarine d'une originalité étrange, oùdu choc des rayons et des ombresnaissait un effet inattendu, saisissant,

mystérieux, et qui étonnait mêmeles peintres de profession. » Si lescontemporains d'Hugo avaient ten¬dance à le considérer comme un

amateur, lui-même donnait du prixà ses fuvres plastiques et les travail¬lait avec conscience, manière dignede celui qui écrivait à 14 ans : « Jeserai Chateaubriand ou rien. » Voici

de l'illustre poète : «Ville en pente »(ci-dessus) inspiré sans doute parles vieux burgs des bords du Rhin,et « Paysage aux trois arbres », sijaponais d'impression et de facture.

23

Victor Hugo (suite)

« LE PENDU ». Victor Hugo a répété quatre fois le dessin

d'un pendu. Il s'agissait de flétrir l'exécution de l'aboli-tionniste américain John Brown en 1859 et surtout de pro¬

tester contre la peine de mort dont il était un ennemi acharné.

« LE PHARE D'EDDYSTONE ». La date indiquée par

Victor Hugo sur son euvre (1866) montre qu'elle a été exé¬cutée pendant l'exil de l'écrivain à Guernesey, au temps oùil était « le vieux rôdeur sauvage de la mer ». Ce phare se

trouve sur des récifs dangereux, au large de la Cornouaille.

24

CARLO LEVILe Courrier de l'Unesco. Août 1957

artiste le jourécrivain la nuit

Parmi les euvres plas¬tiques du grand écrivainitalien Carlo Levi voici

« Amants » (1955) : leportrait reproduit ci-

dessous est celui du poèteUmberto Saba (à laGalerie Nationale d'Art

Moderne de Rome).

Photos © Oscar Savio, Romeet Galleria Nazionale d'Arte

Moderna, Rome.

C> arlo Levi acquit une renommée internationale en1945 avec son roman Le Christ s'est arrêté à Eboli.

Auparavant, il avait déjà commencé à se faire unnom comme peintre professionnel. Depuis sa naissance, àTurin, il y a 55 ans, son existence a été une longue suited'aventures et de luttes. Il a été peintre, journaliste, ro¬mancier, docteur en médecine, rédacteur en chef d'unepublication clandestine antifasciste et chef d'un réseau deRésistance en Italie pendant la guerre.

Levi commença à peindre sérieusement vers 1920, tandisqu'il étudiait la .médecine. Au cours de cette premièrepériode, il adopta le style néoclassique. Dès qu'il reçut sondiplôme de médecin, il délaissa la carrière médicale pourse consacrer à la peinture, abandonnant son premier stylepour devenir post-impressionniste. Entre 1929 et 1934, ilexposa à Turin, Milan, Rome, Gênes, Londres et Paris ;depuis la guerre, il a exposé dans de nombreux pays. Ona dit de ses peintures : « Elles valent les meilleures de sagénération. »

Exilé en 1935 pour ses activités antifascistes au villageisolé de Gagliano, en Lucanie, il y peignit certains de sesmeilleurs tableaux, et rassembla la documentation pourle roman célèbre qu'il devait écrire neuf ans plus tard,pendant la dernière guerre. Son séjour d'une année àGagliano (où il donna clandestinement des soins médi¬caux aux paysans) « a eu plus d'influence sur ma pein¬ture que toute autre période de ma vie ».

Aujourd'hui, Carlo Levi a un atelier au dernier étaged'un palazzo du xvn" siècle, d'où il domine Rome. Il vit encompagnie d'un chat, d'une tortue et d'une table de ping-pong qui lui sert « soit de planche à dessin soit de tablede sport Il passe son temps à peindre et à écrire, selevant tard pour peindre dans l'après-midi, écrivant lanuit « quand l'ombre et le silence provoquent une sensa¬tion de solitude ».

Un autre animal aimé de Carlo Levi est un rare et très

beau hibou royal d'Ethiopie qu'il a nommé Graziadio. Il levit pour la première 'fois il y a dix-sept ans dans unepetite ménagerie ambulante et fut immédiatement attirépar lui. Son ami intime, le remarquable photographe DavidSeymour, qui fut tué pendant l'affaire de Suez, a écrit il ya quelques années : « L'élément quasi humain impres-sionna-t-il le philosophe en Carlo Lévi ou bien l'extraor¬dinaire plumage gris-jaune, les paupières rougeâtres et lebec bleuâtre de l'oiseau firent-ils impression sur le pein¬tre ? N'est-ce pas plutôt la ressemblance frappante entrele hibou et Carlo Levi lui-même, véritable reproductionhumaine d'un hibou ? »

En tout cas, Graziadio devint l'obsession de Levi, il ins¬pira sa peinture, ses écrits, sa poésie. Bientôt, son atelierfut rempli de dessins, de croquis et de peintures du hibou.Graziadio est devenu sa signature et son symbole.

Le texte publié à la page suivante fut écrit par Levi enjuin 1950 pour David Seymour, après que le photographeeût pris une série de clichés de Graziadio au cours d'unséjour de la ménagerie à Rome.

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LE HIBOU ETMOILe Courrier de l'Unesco. Août 1957

par Carlo Levi

J'ai toujours admiré, et peut-être aimé, les oiseaux noc¬turnes de toute espèce ; la famille nombreuse et solitaire

des chats-huants, des chouettes, des hiboux, des huppes,ces animaux merveilleux qui, plus que tous autres, ressem¬blent à des dieux ; à ces dieux très anciens qui, comme il estbien naturel, ne peuvent être que recouverts de poils ou deplumes. Mon penchant attirance, passion, sympathie ouamour n'a certainement rien d'étrange, puisque depuisles temps les plus reculés du monde, l'ƒil rond du chat-huant et le cri de la chouette ont frappé, avec une singulièrepuissance mystique l'imagination des hommes. Emblèmesclassiques et romantiques, ils ont accompagné les hommes àtravers les siècles ; de la très savante chouette d'Athènesaux hiboux funèbres des poèmes d'Ossian.

Classiques ou romantiques, je ne saurais dire avec certi¬tude s'ils m'apparaissent sous l'un plutôt que sous l'autre

26

aspect ; ils m'ont toujours paru semblables à des angeshéraldiques du Jugement dernier et à des témoins d'untemps éternel, des êtres qui ont toujours existé depuis lecommencement des temps... J'ai donc toujours associé l'imagedu hibou à celle du temps, à celle des origines du temps, pourson ancienneté sans limites ; à celle de la fin des temps, pour

son caractère de jugement dernier. C'est pourquoi mon livre :L'Horloge, est né sous l'image nocturne du hibou, éternellecomme la ville de Rome et comme la pauvreté, comme lecourage de vivre, comme les saints, les brigands et les dieux.

Le hibou Graziadio est le plus beau de tous les hiboux quej'aie jamais vus ou imaginés : le plus héraldique, le plusancien, le plus intemporel et le plus divin.

Je le vis pour la première fois dans une ménagerie ambu¬lante d'animaux rares qui faisait la tournée des villes d'Italie.Il y avait dans les cages, auprès des oiseaux, des vampires,

des petits crocodiles, des iguanes et surtout des serpents ; etje ne pus m'empêcher de penser que si, dans la mythologie,le serpent est au commencement des temps, le hibou Gra¬ziadio était son équivalent angélique, si ce que dit un grand

poète italien, Umberto Saba, est vrai, que les oiseaux sont« dans la nature la sublimation du reptile ».

Je le revis ensuite dans telle ville ou telle autre, dans sa

cage, souvent l'expression courroucée, sous la lampe, commesi cette lumière lui emplissait la tête de douleur et d'ennui,souvent féroce dans le geste, saisissant dans ses serres sanourriture, ou des cailloux pour une antique colère maistoujours noble, archaïque, royal, détaché et, en même tempsémouvant, parfois grotesque (comme l'étaient les dieux etles demi-dieux de la Grèce et les simulacres des divinités

phalliques). Toujours son visage ancien montrait les signesd'une sagesse comprehensive et incompréhensible, dépourvu

de l'obtuse et hystérique dureté des aigles, mais cependantsévère et inaccessible, même lorsqu'il semblait jouer, fermantun et décrivant des cercles avec sa tête.

J'ai vu des hiboux voler dans les bois, je les ai vus traverserle ciel parmi les arbres dans les premières lueurs de l'aube,comme des chats volants ou des sorcières surprises par lematin. Chacun a pu voir le petit hibou perché sur l'épaulede Picasso et, encore, vivant ou empaillé, chacun l'a vu dansles ateliers de peintres, de lettrés, parfois même sur les cha¬peaux de femmes ; ainsi cet ange terrible peut devenir unélément quotidien, un instrument, une extravagance.

Mais mon hibou Graziadio vient du centre de l'Afrique,des déserts sauvages et il est aussi grand que le plus granddes oiseaux ou des anges, et avec son grand noir, comme

un roi nègre, ou un sorcier, ou un chérubin, il a vu les chosesqui sont arrivées et, qui sait, celles qui n'arrivent pas.

27

Unesdoc
Note
copyright partiellement illisible dans le document original

Le pays merveilleuxdes dessins de

LEWIS CARROLL

En 1865 on fut

émerveillé par unlivre intitulé Les

A ventures d'A lice

au Pays des Mer¬veilles, d'un cer¬

tain Lewis Carroll.

On fut égalementsurpris d'appren¬dre que Lewis Car¬roll n'était autre

qu'un mathéma¬ticien, professeur àOxford, Charles

Lutwidge Dodg¬son. Il s'était écarté de ses attributions

académiques pour écrire l'ouvrage quiest devenu depuis le plus grand des li¬vres anglais pour enfants. Quand le li¬vre parut, les aventures d'Alice durent

une bonne partie de leur renommée auxillustrations d'un artiste anglais, dessina¬teur humoristique, Sir John Tenniel, quitravaillait alors pour le magazine satiri

que Punch. A l'époque et c'est en¬core vrai aujourd'hui peu de genssavaient que le manuscrit original inti¬tulé Les Aventures souterraines d'Alice

avait été illustré par un autre artiste,Lewis Carrol lui-même.

Carroll avait toujours aimé le dessin.Jeune garçon il possédait un petit livreconsacré à ses dessins humoristiques.Pendant toute sa vie il dessina avec un

enthousiasme et une persévérance remar¬quables, malgré le commentaire que fità son sujet John Ruskin : « Il n'avaitpas assez de talent pour justifier tout letemps qu'il consacrait au dessin. » Dodg¬son préférait les personnages aux paysa¬ges et joua un moment avec l'idée dedevenir dessinateur humoristique profes¬sionnel. Quand, en 1855, le journal Co¬mic Times lui retourna ses croquis hu¬moristiques, il semble s'être résigné àl'idée que son travail était médiocre.

En fait, beaucoup de ses premièrestentatives « étaient à peine inférieures »,comme l'a dit un critique contemporain« aux fameux dessins « loufoques » deLear et révélaient un brio débordant et

un talent de dessinateur sans inhibi¬

tion ».

Dodgson abandonna donc l'idée de de¬venir artiste professionnel. Il se tournavers un autre art qui venait de naître,la photographie, et en fit son passe-temps principal entre 1856 et 1880. Sessujets favoris étaient ses amis les en¬fants. La récente re-découverte de son

euvre photographique en fait un desmeilleurs photographes d'enfants duxix" siècle.

La véritable Alice du « pays des mer¬veilles » était l'une des trois filles

de son ami Dean Liddell. Dodgsonl'appelait « mon amie-enfant idéale ». 11a noté dans son journal les origines del'événement capital de sa vie littéraire. Ala date du 14 juillet 1862, on trouve :« Remonté le fleuve jusqu'à Dostowavec les trois Liddell ; nous avons prisle thé sur la berge. » Sur la page oppo¬sée il ajoute, le 10 février 1863 : « A

28

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

Les dessins figurant sur cette

double page ont été exécutés par

Lewis Carroll pour illustrer Les

Aventures Souterraines d'Alice, pre¬

mier manuscrit d'A//ce au Pays des

Merveilles. La photo est celle de la

véritable Alice, Alice Liddell, pho¬

tographiée par Carroll en mendiante

dans l'atelier qu'il avait installé

au-dessus de son appartement.

cette occasion je leur ai raconté le contede fées, Les Aventures souterraines

d'Alice que je me suis mis à écrire pourAlice. »

Alice Liddell elle-même, devenue parla suite Mme Pleasance Hargreaves, arendu compte de l'événement en ces ter¬mes : « La plupart des histoires deMr. Dodgson nous furent contées au

cours de promenades sur le fleuve prèsd'Oxford. Je crois que le début d'Alicefut raconté par un après-midi d'été oùle soleil était si brûlant que nous avionsdébarqué dans les prairies, délaissant labarque pour nous réfugier dans l'om¬bre d'une meule de foin toute fraîche.

C'est là que chacune de nous demanda :« Raconte-nous une histoire » ; ainsi

commença le conte immortellement dé¬licieux. »

Dodgson entreprit alors le long tra¬vail d'illustration de son manuscrit ori¬

ginal dont il voulait faire cadeau à « une

chère enfant en souvenir d'un jourd'été ». Ceci' lui prit si longtemps qu'ilne le termina qu'à l'automne de 1864.L'histoire était écrite en cursive aussi

claire et aussi lisible que des caractèresd'imprimerie (voir photo).

Le manuscrit comportait 92 pages et18 000 mots, mais lorsque Carroll fitpublier son livre il allongea l'histoire deprès de 17 000 mots. En 1928, le volumemanuscrit fut vendu à un collectionneur

américain pour 15 400 livres, soit en¬viron 15 millions de francs d'aujour¬d'hui, « le prix le plus élevé qu'aitjamais atteint un livre dans une vente

aux enchères en Angleterre ». Vingt ansplus tard, il parvenait au British Mu¬seum grâce à un don américain. Les

manuscrits d'Alice au Pays des Mer¬

veilles et d'A travers le Miroir quiservirent à l'imprimeur, n'ont cependantjamais été retrouvés.

Bien que les contemporains de Car¬roll et Carroll lui-même semblent

avoir peu apprécié son talent d'artiste,

ses illustrations méritent un meilleur

sort que l'oubli dans lequel elles sonttombées jusqu'à ces dernières années.

- Au sujet de ces illustrations, un ré¬cent biographe, de Lewis Carroll, DerekHudson, a remarqué: « La ferveur dudessinateur amateur s'élève parfois jus¬qu'à devenir une frénésie étrange. Lesdessins de Carroll, auxquels fait défautl'exécution professionnelle de ceux deTenniel, n'auraient jamais aidé Alice à

obtenir un grand succès populaire.Contrairement à ceux de Tenniel, ils

sont l'puvre d'un poète ; une étrangeangoisse, plus émouvante qu'amusante,les inspire. Ils constituent une réussite

artistique originale qui n'a jamais étéconvenablement appréciée. » (DerekHudson: Lewis Carroll, 1954. Consta¬

ble, Londres.)

Un critique français, Henri Parisot,est allé plus loin. « Les dessins deCarroll, déclare-t-il, étaient trop

stylisés, trop modernes, pour paraîtreautre chose qu'un travail d'amateur.

Nos préjugés esthétiques différent deceux de l'époque victorienne et les artis¬tes contemporains nous ayant habitués àdes modes d'expression de plus en pluséloignés de l'académisme réaliste, cherau xixe siècle, nous trouvons, aujour¬

d'hui, étrangement expressifs les dessinsde Carroll illustrant le manuscrit d'Alice,

très supérieurs, en tout cas, aux dessinsde Tenniel qui leur furent substitués envue de l'édition. » (Henri Parisot :

Lewis Carroll. 1952. Pierre Seghers,Editeur, Paris.)

Que les dessins de Carrol soient supé¬rieurs ou non à ceux de Tenniel, il n'en

est pas moins regrettable qu'aucune édi¬tion d'Alice contenant les illustrations

de Lewis Carroll ne soit actuellement à

la disposition du public.

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29

BAUDELAIREl'artiste hanté

par son « moi »rrr-piouT le bas du visage, mauvais... le menton pas assez

I en galoche... trop de hachures... sobrement on fait lemodelé... obtenir l'effet avec très peu de hachures

bien placées. »

Ces observations, notées par Baudelaire en marge de sesauto-portraits, nous laissent à imaginer quel critique sévère,méticuleux et intransigeant il était pour lui-même quand iltravaillait et jugeait ses propres dessins.

L'art, avec la poésie et l'amour remplirent exclusivementsa vie. « Les images, mon unique, ma primitive passion »,s'écria-t-il une fois. En effet, il tenait cette « primitive pas¬sion » de son père, « détestable artiste », peintre du diman¬che, ami d'artistes d'un certain renom et d'ailleurs professeurde dessin lui-même. Avant l'âge de six ans, le petit Charlesvisitait déjà régulièrement les musées de Paris.

L'auteur des Fleurs du Mal (publiées et condamnées par lestribunaux il y a juste 100 ans), est aujourd'hui célèbre nonseulement pour sa poésie et ses traductions de Poe mais aussipour ses critiques d'art, tel les Salons (de 1845 à 1859) quinous révèlent une sensibilité intuitive d'une étonnante clair¬

voyance.

Bien qu'il ait écrit principalement sur la peinture, d'autrestechniques d'art et d'autres genres exercèrent sur lui uneétrange fascination : le dessin, la gravure et la caricature.S'il était le grand admirateur de Delacroix, dont il dit qu'ilétait « le peintre le plus original des temps anciens et destemps modernes », ce n'était pas ses peintures qu'il accro¬chait à ses murs, mais ses eaux-fortes. Ainsi, il acheta un jourtoute la suite des lithos de celui-ci sur Hamlet et en décorasa chambre de l'île Saint-Louis à Paris.

Baudelaire était le grand défenseur de Daumier, « un deshommes les plus importants, je ne dirai pas seulement de lacaricature, mais encore de l'art moderne », et aurait aiméécrire une histoire générale de la caricature. Il publia sur cesujet trois essais réunis aujourd'hui dans ses Curiosités esthé¬tiques. Ses éloges les plus enthousiastes furent pour Dau¬mier et Goya, mais il ne négligea pas dans ses essais sur lescaricaturistes français et étrangers : Gavarni, Grandville,Carie Vernet, Hogarth, Cruikshank, Breughel. Il chercha àmontrer la dignité et l'importance de la caricature « sou¬vent le miroir le plus fidèle de la vie », et affirma qu'elles« ont droit à l'attention de l'historien, de l'archéologue etmême du philosophe ; qu'elles doivent prendre leur rang...dans les registres biographiques de la pensée humaine...;qu'elles contiennent un élément mystérieux, durable, éter¬nel, qui les recommandent à l'attention des artistes.

Lui-même s'exerça un peu à la caricature qu'il exécutaitrapidement, se rappelant peut-être une remarque de Dela¬croix : « Si vous n'êtes pas assez habile pour faire le croquisd'un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le tempsqu'il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous nepourrez jamais produire de grandes machines. »

Mais Baudelaire, dessinateur, se limita surtout à des petitsportraits à la plume et au crayon. Il dessina ainsi ses amiset, avant tout, lui-même. Hanté par son « moi », il scrutedans le miroir chaque trait de son visage et cherche à saisirla mélancolie de son regard, la ligne de ses lèvres minces, lepoids de son large front que barre une mèche.

Dans un de ses auto-portraits, dessiné sous l'influence duhaschisch, en 1845, il nous apparaît avec un cigare à la bou¬che, deux fois grand comme la colonne Vendôme, entouréd'un soleil et d'un halo d'étoiles. « Un portrait ! Quoi de plussimple et de plus compliqué, de plus évident et de plus pro¬fond ? », ainsi s'exclame Baudelaire dans un de ses essais surle Portrait. Il voyait deux manières de traiter le portrait :l'une est de « rendre fidèlement, sévèrement, minutieusement,le contour et le modelé du modèle ». L'autre est de faire du

portrait « un poème avec ses accessoires, plein d'espaces et derêveries » où l'imagination a une plus grande part. Ici, l'ar¬tiste doit « savoir baigner une tête dans les molles vapeursd'une chaude atmosphère ou la faire sortir des profondeursd'un crépuscule ». Pour Baudelaire, un bon portrait était une« biographie dramatisée, ou plutôt le drame naturel inhérentà tout homme ».

Autoportrait. I860. Sous ce dessin Baudelaire a noté : « Ici labouche est meilleure ».

« Echantillon de beauté antique. »

30

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

Autoportrait. 1845. Honoré Daumler. Dessin à la plume par Baudelaire.

31

"L'HOMME

INVISIBLE"

vu par

H. G. WELLS

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H G. "Wells a consacré son talent à une variété de

sujets exceptionnellement vaste. Son dansl'ensemble, touche à peu près à tous les aspects

de la vie moderne. Certains de ses romans Kipps, L'His¬toire de Mr. Polly sont devenus des classiques de la litté¬rature anglaise. Ses études scientifiques lui permirentd'être aussi un des pionniers de la « science-fiction »avec des romans comme La Machine à explorer le temps,La Guerre des Mondes, Les Premiers Hommes dans laLune.

Herbert George Wells était issu d'une famille trèsmodeste. Ses parents n'ayant pas les moyens de lui donnerune bonne éducation, il se trouva donc dans l'obligationde s'instruire tout seul jusqu'au moment où des boursesscolaires lui permirent d'entrer à l'Université de Londres.Il dut faire face à la maladie, à la sous-alimentation età la misère avant de pouvoir se faire un nom commeécrivain. Wells ne prit jamais très au sérieux ses dons

artistiques mais contracta l'habitude de faire de petitscroquis qu'il appelait humoristiquement des « picshuas »(orthographe phonétique du mot anglais « pictures »images tel qu'il est prononcé par les enfants).

Dans son Essai d'Autobiographie qu'il sous-titra « Dé¬couvertes et Conclusions d'un cerveau très ordinaire

(depuis 1866) », on lit : « Le soir, mes affaires d'écrivaindevant moi, j'interrompais mon travail pour faire des« Picshuas », ces petits dessins bêtes relatant tel ou telincident, qui finirent par devenir une sorte de journalburlesque de notre vie et s'accumulèrent dans des boîtespar centaines. Beaucoup ont été perdus la plupart sansdoute mais il en reste encore des centaines. » Quelquesannées plus tard Wells remarquait : « Ces croquis peu¬vent paraître à première vue le gribouillage le plus vain,mais en fait, ils constituent une interprétation très pré¬cise et personnelle des faits. La plupart ont été exécutéssur de grandes feuilles de papier que j'utilisais pour mesmanuscrits ; c'est pourquoi ils ont dû subir ici (son Essaid'Autobiographie) une réduction et une compressionconsidérables. » Effectivement, les « picshuas » constituentun témoignage délicieux et vivant de l'ascension deH. G. Wells vers la célébrité. Nous en reproduisons icisix, qui nous font pénétrer dans la vie riche et variée del'écrivain et qui sont empreintes d'un détachement pleind'humour à la fois à l'égard du bon et du mauvais sort.

L'illustration ci-dessus accompagne une lettre queWells écrivit à son frère en 1890 à l'époque où il étaitassistant de biologie à Londres. Elle a pour légende :« Que se passe-t-il ? Pourquoi les gens s'écartent-ils delui dans le tramway ? Pourquoi, par cette chaleur, s'entas¬sent-ils tous dans le même coin ? Serait-ce Satan ? ou le

bourreau ? Ou le meurtrier de Whitechapel ? Non, ce n'estrien de tout cela. C'est tout simplement un jeune prépa¬rateur de biologie qui vient de disséquer avec une classed'élèves cette forme particulière de la vie connue sousle nom de Pçtite Roussette (scylla canicula). IL PUE. »

Le dessin de gauche, daté de 1892, accompagne unelettre à sa mère, qu'il commence ainsi : « Vous avezsans doute observé ci-dessus une silhouette familière,en train de célébrer sa 26" année. Dans le fond, desétagères à livres dresséespar votre fils aîné qui estvenu ici jeudi et n'a faitque des choses de ce genredepuis. »

Dans le coin d'un croquis,daté du 8 septembre 1897,Wells dessina un « Homme

Invisible » pour marquer lejour de la publication d'unde ses ouvrages les plus po¬pulaires. A droite, on voit« L'Homme Invisible » avec

les mots « Out today »(Vient de Paraître).

32

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

Le croquis ci-dessus a été exécuté en novembre 1895 alors que

Wells, qui commençait à être connu, habitait à Woking dans les

environs de Londres. Il s'était retiré, dit-il, « dans une petite maison

de campagne où je pouvais travailler à un autre livre dont j'escomptais

le même succès que j'attendais de La machine à explorer le temps

et de mon livre de nouvelles... ». C'est là que Wells conçut et écrivit

La Guerre des Mondes et L'Homme Invisible. « J'ai circulé dans la

région, dit-il, en notant les endroits et les gens susceptibles

d'être détruits par mes Martiens ». Ce croquis, dit Wells, trahit le

métier de l'écrivain; on peut y observer aussi la fierté de Jane (sa

seconde femme, Amy Catherine Robbins), la famille de l'auteur

dans un état d'admiration, le critique envieux et hostile pourvu

d'une queue fourchue, des coupures de presse... beaucoup d'exal¬

tation sordide pour des droits d'auteur et des chèques. Mais nous

étions encore très jeunes, nous avions eu une vie difficile et aven¬

tureuse et il était excitant de réussir. »

Pendant l'été de 1898, Wells, malade, alla se reposer sur la

côte sud de l'Angleterre. « Ce sont les hiéroglyphes des

« picshuas » qui me rappellent tout cell... Avant le mois

d'octobre, j'ai fait quelques petits dessins au lit et me suis

amusé à les colorier ce qui m'a empêché, je crois, de me

remettre immédiatement à mon journal de croquis. » Le

5 octobre, d'après ses croquis, Wells avait « conçu un nou¬

veau projet appelé Kipps, et terminé L'Amour et Mr. Lewis-

ham ». Et le 8 octobre (date de l'illustration ci-dessous)

Wells note dans son Autobiographie « on dirait qu'il y a

eu une poussée de fièvre pour enregistrer graphiquement

tous les événements saillants des mois précédents. Les

croquis retracent une quantité de détails que j'aurais com¬

plètement oubliés sans cela ». Le délicieux dessin que nous

reproduisons ci-dessous représente un pique-nique inter¬

rompu par des vaches indiscrètes. Mme Wells « ... était

citadine et n'aimait pas les vaches. Elle se méfiait de cesbonnes bêtes odorantes ».

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Le dessin de gauche est une esquisserapide faite par Wells aji cours d'uneséance de la Royal Institution en 1902.« Nous commencions à devenir quel¬qu'un », écrit-il. « D'abord c'était mer¬veilleux, puis c'est devenu moins Intéres¬sant. Notre ascension se poursuivait.Je me rappelle qu'à cette époque-là

le 24 janvier I 902 pour être exacton me demanda de prendre la parole àla Royal Institution. J'écrivis et lus TheDiscovery of the Future. (La découvertedu futur)... Je fis alors un croquis d'uneséance de la Royal Institution... Je consi¬dère ce dessin comme un chef-d'euvre

qui n'a d'égal que les dessins de l'AgePaléolithique des Grottes d'Altamira.Il marque notre invasion progressivedu monde des gens influents et bienconsidérés. »

33

PIERRE LOTI A L'ILE DE PAQUES

La photo de gauche et le détail ci-dessus

représentent une aquarelle que Pierre Lotidédia à Sarah Bernhardt. Au bas, Loti écrivit :

« Ile de Pâques, 7 janvier I 872, vers 5 h. dumatin (gens du pays me regardant arriver) ».

A noter : les statues géantes, les tatouages,

le bâton à tête d'homme (en vérité à double

tête); les différentes coiffures : en touffes,

ou surmontées d'un diadème de plumes de

coq; les crânes. Partout sur l'île de Pâques,on trouve des crânes des anciens habitants

de l'île au point que celle-ci a reçu le nom

d' « ossuaire géant ». Le dessin de droite

montre cinq statues dressées sur une grande

plate-forme funéraire composée de quatre

terrasses superposées. Chaque statue est

coiffée d'un turban cylindrique en tuf volca¬

nique. Loti révèle ainsi que, contrairement

aux rapports, il y avait encore des statuesfunéraires debout lors de son arrivée en I 872.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

Le 3 janvier 1872, La Flore, frégatefrançaise, jetait l'ancre dans labaie de Cook, à l'île de Pâques.

Parmi les hommes du bord était un

jeune aspirant de vingt-deux ans : ilavait le don du dessin, et s'appelaitJulien Viaud. Carnet de croquis à lamain, il courait l'île et fixait ses ob¬servations par des notes et des des-sins. Julien Viaud devait devenir cé¬

lèbre par ses romans exotiques, sonpseudonyme est Pierre Loti., La Flore avait mouillé à l'île de Pâ¬ques, avec pour seule mission de rap¬porter en France la tête d'une deucesgigantesques statues, taillées à mêmela pierre volcanique friable, qui fontencore la renommée légendaire del'île. Loti participa donc à l'opérationde sciage d'une statue sépulcralegéante, dirigeant le travail et letransport à bord du navire. Cettetête se trouve actuellement au Muséede l'Homme à Paris.

Il fut aussi chargé par le comman¬dant d'exécuter une série de croquisdes statues de l'île. « C'est étonnant,écrit-il dans son journal, ce que celam'aura servi pendant cette campagnede savoir dessiner, pour obtenir ainsides permissions d'aller courir ! » Ildessinait les statues « sous toutes les

faces », comme il le dit, les habitants,leurs habitations, leurs armes et lesobjets qu'ils avaient fabriqués. Il fitaussi une série de croquis des tatoua¬ges qui transforment le corps de cer¬tains pascuans en oeuvre d'art. Cesdessins, vivants témoignages graphi¬ques de ce qu'était l'île de Pâques en1872, gardent une réelle valeur ethno¬graphique.

De plus, Loti a rapporté de « l'îledu bout du monde » une quantitéd'objets d'inestimable valeur : desboucles d'oreilles en épine dorsale derequin, une statuette coiffée de plu¬mes de coq et, en particulier, uneétonnante figurine de bois : l'homme-oiseau (tangata manu) un des symbo¬les prédominants de l'île de Pâques,et deux huas, longues « rames' dedanse » à double tête de Janus, leprincipal symbole de la cérémonie del'oiseau.

Deux types de statues existent surl'île de Pâques et Loti les dessina tousdeux : les bustes dressés sur le flancdu cratère Rano-raraku, aujourd'huiuniversellement connus ; et les sta¬tues aux corps élancés, qui, dans lepassé, surmontaient, le long des cô¬tés, la chaîne presque ininterrompuedes tumulus (ahus).

On supposait qu'à la suite de féro¬ces combats oui ensanglantèrent lestribus, toutes les statues ahus avaientété renversées ; le dernier hommeblanc qui les aurait vues debout se¬rait l'amiral Du Petit-Thouars, en1838. Or, un dessin de Loti (reproduitci-dessous, à gauche), révèle que cinqde ces statues, au moins, étaient en¬core intactes en 1872.

La publication, cette même année,des dessins de Loti, dans L'Illustrationet Le Monde Illustré, marque le dé¬but de sa collaboration avec des re¬vues françaises et anglaises commereporter-illustrateur, et le début de sacarrière littéraire. Lorsque ses romansl'eurent rendu assez célèbre, l'auteurde Mon frère Yves, cessa de collaboreravec ces revues, mais il continua àdessiner pour son plaisir, illustrantaussi plusieurs de ses propres ou¬vrages.

35

POUCHKINE

et sa galeriede portraitsALEXANDRE SERGIEVITCH POUCHKINE,

poète, auteur dramatique et ro¬mancier, fut le premier des géants

littéraires de la Russie moderne. Ilconnaissait à fond la littérature euro¬

péenne et fut fortement influencé parle mouvement romantique, surtout parLord Byron. Pouchkine traduisit enrusse de nombreuses uuvres étrangères,notamment du français et de l'anglais.

On a dit des dessins de Pouchkine

qu'ils étaient « son journal graphique ».En fait, les brouillons de ses manus¬crits offrent un étroit parallélismeentre les personnages, les objets et lespaysages tracés par l'écrivain et letexte qui se trouve sur le même feuillet.

Dans la véritable galerie de portraitscréée par Pouchkine, on retrouve laplupart des personnes de son entou¬rage : parents, amis, femmes aimées.Portraits d'une telle ressemblancequ'on peut presque tous les identifier.

« Pouchkine sur le chemin d'Erze-

roum » (1) a été dessiné par le poètesur le brouillon de son récit Voyage àErzeroum. En 1829, il avait demandé autzar l'autorisation de prendre part à laguerre russo-turque, au Caucase. L'au¬torisation ne lui fut pas accordée, maisil y alla tout de même.

«Pouchkine et Onéguine » (2) mon¬tre l'auteur et le héros de son roman envers, Eugène Onéguine, accoudés sur unquai de la Neva, à Saint-Pétersbourg,en face de la forteresse Pierre et Paul.Ce schéma faisait partie d'une lettredans laquelle le poète demandait à sonfrère, Léon, de commander à un pein¬tre une illustration, basée sur ceschéma, qui servirait au premier cha¬pitre du roman, alors sous presse. Fina¬lement, ce projet ne fut pas réalisé.Généralement, d'ailleurs, les dessins dePouchkine n'étaient pas destinés àillustrer ses oeuvres.

De la fin de 1830, période de créationla plus intense et la plus féconde de lavie de Pouchkine, date ce dessin quiillustre le brouillon de la nouvelle LeFabricant de Cercueils. Il représente(3) la visite du cordonnier allemand,Gotlieb Schultz (à gauche) chez le fa¬bricant, Andrian Prokhorov. Devantune tasse de thé, les deux hommess'entretiennent de leurs métiers.

Parmi les dessins du poète, on trouveplusieurs croquis d'Anna AlexieievnaOlenina (4) dont il était très épris vers1828. La voici de profil, avec une coif¬fure opulente. Un autre portrait d'Ole-nina en vers cette fois a été exé¬cuté par Pouchkine sous le titre « Sesyeux » .

« Le Moujik et son carafon de vod¬ka » (5) a été dessiné par Pouchkine en1834. Trois ans plus tard, en 1837, ilétait tué en duel, à 38 ans.36 *

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STRINDBERG

peintre tourmenté

Photo g, Nordiska Museet, Stockholm

Auguste Strindberg, le dramaturge suédois qui

naquit au milieu du siècle dernier, nous a laissé

des pièces comme La Danse de Mort, violentes,

sarcastiques et douloureuses, où les luttes intérieures

des protagonistes éclatent pour servir d'armes à de

terribles conflits sociaux et familiaux. Strindberg,

qui ne connut jamais la paix en lui-même, frôla la

folie à plusieurs reprises. Il essaya cependant de se

détendre sur la côte de la Baltique, aux environs de

Stockholm. De ces séjours, il rapporta des esquisses

et des nouvelles sur la vie des pêcheurs de l'archipel

suédois, et des peintures tourmentées comme celle

que nous reproduisons ci-dessus, qui est intitulée :

« Brise du soir, au bord de la mer ».

37

GARCIA LORCAtroubadour andalou

Garcia Lorca naquit en Andalousie en 1899. Toute soneuvre a subi l'influence de sa terre natale : la

« vega » de Grenade pays des orangers et des gui¬tares où le raffinement hérité des Arabes se. mêle aucaractère allègre de la race gitane. Encore adolescent,Garcia Lorca apprit à jouer du piano, à chanter, a tenirdes rôles au théâtre et à orner ses manuscrits et ses lettres

de dessins d'une extraordinaire fantaisie. Quel écrivainimportant de langue espagnole n'a pas reçu entre1920 et 1935 de ces lettres où le paraphe et les ini¬tiales du poète prennent un aspect végétal, deviennent destiges qui donnent naissance à des feuilles et à des fleursstylisées ?

A 22 ans. Lorca publia son premier Libro de Poemas(Livre de poèmes, 1921) qu'il devait illustrer plus tard, pourun ami, de dessins panoramiques de Grenade vue del'Alhambra. Sept ans plus tard, paraissait son nuvre mai-tresse, le Romancero Gitano, dans laquelle l'auteur renou¬velle la tradition espagnole de la « ballade » en l'enrichis¬sant des couleurs les plus somptueuses. Lorca dit un jourau peintre andalou, Gregorio Prieto : « La poésie de tapeinture et la peinture de ma poésie jaillissent de la mêmesource. » Garcia Lorca dessinait et coloriait des imagesirréelles et naïves qu'il offrait à ses amis. Certains person¬nages de ses dessins évoquent ceux de ses pièces de théâ¬tre, ils évoquent aussi les vieilles chansons populaires desXIVe et xv siècles qu'il avait l'habitude de chanter ens'accompagnant au piano.

En 1931, Federico comme on l'appelait familièrementinstalla un théâtre de marionnettes à Grenade, dans la

maison de ses parents, avec la collaboration du maîtreManuel de Falla pour la musique, et du peintre ManuelAngeles Ortiz pour les décors. Il écrivit plusieurs piècespour marionnettes, pleines de talent et d'esprit, dont ElRetablillo de Don Cristobal. Peu après, il entreprenait deparcourir les routes d'Espagne comme directeur du théâtreuniversitaire ambulant, La Barraca, grâce auquel il fitconnaître dans les campagnes et dans les villages les su¬vres ignorées du magnifique théâtre espagnol du Siècled'Or.

De 1931 à sa mort (1936), le travail du poète gagne enintensité. Il subit l'influence du Surréalisme comme on

peut le voir dans ses dessins 1, 4, 5 et 6. Au bas du dessinn" 5, le poète a écrit « Sólo el misterio nos hace vivir... »(« Seul le mystère nous fait vivre... ») Dans tous ses des¬sins se manifestent les obsessions de Garcia LorcA : les

pleurs et les fleurs, les rideaux et les clochettes, la lunemauresque et le sang qui tombe en gouttes. Dans les des¬sins de sa première époque (2 et 3), on remarque son « pri¬mitivisme infantile, qui se complaît minutieusement dansles détails », suivant la phrase d'un compilateur de l'plastique du poète.

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WILLIAM BLAKE ET SA "MYTHOLOGIE PERSONNELLE"

William Blake, dont on célèbrecette année le bicentenaire de

la naissance, est connu à la

fois comme artiste et comme poète. Lemysticisme qui imprègne ses Tuvresen fait un cas particulier de la litté¬rature anglaise.

A l'âge de quatre ans, il aurait vula tête de Dieu à la fenêtre, à septans, Ezéchiel dans les champs et desanges dans les arbres « leurs ailesbrillantes faisant scintiller les ra¬

meaux comme des étoiles ».

Enfant nerveux qui n'alla jamais àl'école, il fut placé en apprentissageà l'âge de quatorze ans, chez un gra¬veur de Londres, où il apprit un mé¬tier qui lui permit plus tard de gagnersa vie. Cette formation lui donna une

foi totale dans les lignes et il déclara

que les artistes qui n'utilisent pas letrait sont des menteurs à la solde de

Satan « pour abattre l'art ».

Blake était un visionnaire avec un

sens aigu de la perspective spirituelledans laquelle le monde s'inscrit. Il sesouciait peu de l'existence « végéta¬tive ». A son avis, l'art était une acti¬

vité spirituelle et l'artiste une âme en¬voyée par Dieu pour exercer cetteactivité quitte à lui sacrifier toutesles autres.

Toute sa vie, il fut un artiste obs¬

cur. En 1809, il décida de forcer le pu¬blic à reconnaître son Buvre en organi¬

sant une exposition pour laquelle ilprépara aussi le catalogue. L'exposi¬tion se solda par un échec total. Pres¬que personne ne vint. Les critiquesjugèrent ses peintures « lamentables »et l'artiste « un malheureux fou dont

le caractère inoffensif le préserve del'internement ». Le catalogue était dé¬crit comme un « fatras de folie... les

effusions débordantes d'un cerveau

déséquilibré ». De nos jours, heureuse¬ment, le talent de William Blake estuniversellement reconnu.

Aidé de sa femme Catherine, Blakepublia ses presque seul. Utili¬sant un procédé qu'il avait créé lui-même, il gravait le texte sur le cuivre,décorait les plaques avec des dessinsd'une grande beauté et ajoutait çà etlà des illustrations de pleine page.C'était lui qui broyait les couleurs etcomposait les mélanges d'encre et depeinture; sa femme faisait les impres¬sions, coloriait les planches et les car¬tonnait. A eux deux, ils firent à peuprès tout. Ainsi fut publié « Jérusa¬lem », livre qui comprend cent plan¬ches gravées, parmi lesquelles ont étéchoisies les illustrations que nous re¬produisons sur ces deux pages.

Dans sa préface « Au public », Blakea écrit : « L'Eprit de Jésus est lecontinuel pardon du Péché... Je suispeut-être le plus grand pécheur del'humanité ! Je ne prétends pas êtreun saint ! Mais je prétends aimer,

40

voir l'Ami des pécheurs, converserchaque jour avec lui,' d'homme àhomme, et surtout m'intéresser à lui.

C'est pourquoi, cher Lecteur, par¬donne ce que tu n'approuves pas, etaime-moi pour cet énergique emploide mon talent ».

Blake créa avec ses poèmes symbo¬liques une « mythologie personnelle »qu'il accompagna de dessins inquié¬tants. En plus de ses nombreux ta

bleaux qui sont conservés dans desmusées, il illustra Virgile, Dante etChaucer.

Une phrase du poète du Mariage duCiel et de l'Enfer nous donne l'expli¬cation de son attitude de perpétuelhalluciné : « Il faut forcer l'imagina¬tion jusqu'à ce qu'elle devienne vi¬sion. » Il avait compris à quel point ildoit y avoir une « intimité entre le

poème et son illustration visuelle ».

Le croquis ci-dessus est une

première ébauche exécutée

au crayon par Blake pour

son livre Jérusalem. Il repré¬

sente le « Triple Arc du

Temps ». Voici, à gauche, le

dessin terminé, tel qu'il a été

imprimé par Blake lui-même.

Reproduit de Dessins au Crayon

de W. Blake. Geoffrey Keynes,éditeur Nonesuch Press 1956.

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

William Blake fut un génie d'imagination et d'une originalité fantastique. Ses peintures et dessins mystiques évoquent un autre monde.Sa manière expressive de rendre les corps l'a souvent fait comparer à Michel-Ange. Blake est également l'auteur de gravures extra¬

ordinaires qui Illustrent aussi bien son poétique que la Bible ou Dante. Les trois gravures que nous reproduisons sur cette pageont été exécutées par Blake pour son Jérusalem suivant un procédé d'impression et de gravure qu'il avait spécialement élaboré.

41

^***v^ HARDYn'admirait qu'unmaître ù la fois

S'il ne fut pas ce qu'il est convenu d'ap¬

peler un artiste accompli, Thomas Hardyfut néanmoins un amateur enthousiaste

malgré l'apparence quelque peu morbide de

beaucoup de ses dessins et peintures. Avant de

devenir écrivain, Hardy était architecte et

allait tous les jours à la National Gallery de

Londres où il passait « vingt minutes après le

déjeuner ». Le futur auteur de Jude l'Obscur

et de Loin de la Foule enfiévrée avait une ma¬

nière bien personnelle d'étudier l'art : à chaquevisite, il concentrait son attention sur les

duvres d'un seul maître, s'interdisant de laisser

errer son regard sur d'autres Les aqua¬

relles de Hardy sont conservées dans le musée

du comté de Dorset. II illustra également cer¬

taines de ses notamment son premierrecueil de vers Poèmes du Wessex d'où sont

extraits l'amusant croquis qui figure ci-dessus

et le dessin à droite.

ginli.'inillIH..-.,

Photo W. SPEIGHT

aimablement communiquée par le" Bronte Parsonage Museum "

CHARLOTTE BRONTE :

" Peindre , un des plai¬

sirs les plus vifs "

Le presbytère' de Haworth, où vivaientles trois s Brontë, était un endroit

lugubre donnant sur un cimetière. Detous côtés s'étendaient les marécagessinistres et embrumés du Yorkshire.

C'est là que les trois séurs, afin derompre la monotonie et l'austérité deleur vie, imaginèrent des histoires dontelles firent plus tard des romans qui sontdevenus célèbres dans la littérature

anglaise (Jone Eyre, par Charlotte ; LesHauts de Hurlevent, par Emily). C'estégalement dans ce cadre que Charlottedessina et peignit des paysages avec unetelle exactitude dans le détail qu'ellefinit par s'abîmer la vue. Charlotte étaitun amateur doué pour laquelle, suivantla phrase qu'elle prête à l'héroïne deJane Eyre, peindre « était un des plaisirsles plus vifs que j'aie ressenti ». Le dessinau crayon de « l'Eglise d'Ashburnham »a été exécuté par elle en 1845.

42

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

GdTHE"Je peins commed'autres fument"

Gethe fut probablement le dernierhomme « universel » de la civilisa¬

tion occidentale. Comme Faust, ilvoulait posséder toutes les connaissances.La peinture était pour lui une chosesérieuse, aussi exerça-t-elle une énorme in¬fluence sur ses conceptions esthétiques.N'a-t-il pas écrit dans Dichtung und Wah-reit (Poésie et Vérité) : « J'avais, depuismon enfance, vécu entouré de peintres etj'avais pris l'habitude, comme eux, de voirles choses dans leurs rapports avec l'art...Partout où se posaient mes yeux, j'aperce¬vais un tableau et je commençais à des¬siner d'après nature de la façon la plusmaladroite. »

Passionné par tout ce qui retenait son

attention, Gsthe manifesta le plus grandintérêt pour l'art, convaincu qu'il doit êtrepossible de « dominer n'importe quel su¬jet ». Il eut recours à toutes les techni¬ques : le dessin, l'aquarelle, la peinture àl'huile, la gravure, l'art de la fresque ; cefut surtout un paysagiste. Sa production ar¬tistique est très abondante.

Comme beaucoup de nos contemporains,Grthe était excédé par les bavardages.« Nous devrions moins parler et plus des¬siner », déclarait-il un jour à un ami.« Pour ma part, je voudrais parvenir à medéshabituer complètement de la parole et,imitant l'activité plastique de la nature, neplus exprimer ma pensée qu'en dessins. »

Gnthe estimait que son talent de pein-

" Invocation à la Lune"

tre méritait d'être cultivé, ce qui ne l'em¬pêchait d'ailleurs pas de juger fort sévère¬ment ce qu'il faisait. Après un long sé¬jour en Italie, de 1786 à 1788, il décida« de renoncer à la pratique des arts plas¬tiques ». Toutefois, rien ne pouvait l'em¬pêcher de peindre : « Tout me manquaitpour réussir, a-t-il écrit, mais je persistaisavec acharnement. »

Dans une lettre qu'il écrivit à l'âge de60 ans, il mentionne qu'il dessine des pay¬sages, mais « toujours dans la même ma¬nière dont rien ne peut sortir ». Il ajoutephilosophiquement : « Comme je pratiquela peinture ainsi que d'autres fument dutabac, qu'importe ! »

En 1821, 22 dessins exécutés en 1810furent recueillis en un album ; dans la pré¬face qu'il écrivit lui-même, G deman¬dait à ses lecteurs « de juger ses capacitéscomme ses insuffisances ». Le dessin éton¬

nant (ci-dessus à gauche) « Evocation del'Esprit de la Terre », qu'il fit pour Faust,figure dans cet album.

Analysant plus tard son développementartistique, GBthe écrivait : « Ma tendanceà la pratique de l'art fut, à vrai dire, unefausse tendance, car je n'y avais pas de dis¬positions naturelles : rien concernant l'artne pouvait donc se développer en moispontanément... En dépit de tous mes ef¬forts, je ne suis pas devenu un artiste,mais en essayant de pratiquer tout ce quitouche à l'art, j'ai appris la valeur de cha¬que trait, j'ai su distinguer ce qui est méri¬toire de ce qui est défectueux. Ce n'est pasun mince avantage ! »

Ci-dessus, à droite, une aquarelle deG@the en hommage à la France après labataille de Valmy. Sur un poteau, coiffédu bonnet phrygien, l'auteur de Wertherécrivit : « Passan[t]s, cette terre est libre. »

43

L'iIL DE LA BALEINE HANTAIT KIPLING

Un témoignage frappant de l'intérêtporté par Kipling au dessin et à lapeinture nous a été laissé par safille, Elsie (Mrs. George Bambridge).« Mon père, a-t-elle écrit, hérita unegrande partie du talent artistique deson père. On le voyait souvent ma¬nier le crayon ou le pinceau, parexemple pour illustrer de dessins etd'images ses divers exemplaires desOdes d'Horace. Il connaissait bien

la calligraphie de toutes les époques et possédait à fond l'art de lalettre. 11 éprouvait un plaisir infini à dessiner les lettres fantasti¬ques et délicates de « Comment s'est fait l'alphabet » dans sonlivre Histoires comme ça. Parfois, pour s'amuser, il contrefaisaitdes documents anciens ; les documents qu'il obtenait, une fois« vieillis » avec de la suie et de la poussière, semblaient d'unemerveilleuse authenticité. Si l'on avait besoin de masques peintsou dju. couronnes de papier doré « serties de joyaux » pour desreprésentations théâtrales ou des bals costumés, il en confection¬nait avec la plus grande habileté et avec un soin infini. » (RudyardKipling : His Life and Work Sa vie et son suvre parCh. Carrington).

Alors que les fameux dessins publiés dans Le Livre de la Jungleavaient été exécutés par le père de Kipling, directeur d'un muséeet d'une école des beaux-arts en Inde (où naquit Kipling), ceuxdes Histoires comme ça, dont nous reproduisons ici quelquesexemples, accompagnés de leurs légendes, étaient les créationsoriginales de Kipling. « Les Histoires comme ça, écrit sa fille,furent d'abord racontées à mon frère et à moi-même pendant leshivers du Cap (Afrique du Sud) et une fois écrites, elles nousétaient lues à haute voix afin que nous présentions les suggestionsauxquelles on pouvait s'attendre de la part de petits enfants. »

Le prix Nobel de littérature (1907) rappelle dans son autobio¬graphie Something of myself : « Entre 1892 et 1896, nous réus¬sîmes à nous rendre deux fois en Angleterre pour une rapide visite.Au cours de l'un de ces voyages, notre navire passa presquepar-dessus une baleine, qui plongea juste à temps pour nous éviter,et qui me dévisagea d'un petit nil inoubliable, de la taille de celuid'un bsuf... Quand j'illustrai les Histoires comme ça, je me sou¬vins de cet ril que j'essayai d'imiter. »

LA COMPLAINTE DU PETIT PÈRE KANGOUROU :

« Voici le portrait du Petit Père Kangourou à cinq heuresde l'après-midi, une fois poussées ses si belles pattes dederrière, comme le Grand Dieu Nqong le lui avait promis. Onvoit qu'il est cinq heures, parce que la pendule apprivoisée duGrand Dieu Nqong les marque. Voilà Nqong dans son bain avecles pieds qui dépassent. Le Petit Père Kangourou est en traind'être impoli envers Dingo Chien Jaune. Dingo Chien Jaunea fait toute l'Australie en essayant d'attraper Kangourou. »

LA BALEINE ET SON

GOSIER : « Ceci est le portraitde la Baleine en train d'avaler le

Nautonier avec son infinie-res-

source-et-sagacité, et le radeauet le couteau de matelot et ses

bretelles, qu'il ne faut pasoublier. Les choses à boutons

sont les bretelles du Nautonier,

et on peut voir le couteau àcôté. Le Nautonier est assis

sur le radeau; mais le radeau

penche, de sorte qu'on ne peutpas en voir beaucoup. La choseblanchâtre à portée de la main

gauche du Nautonier est un

morceau de bois avec lequel ilessayait de diriger le radeauquand arriva la Baleine. LeNautonier le laissa dehors. »

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

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COMMENT S'EST FAIT L'ALPHABET : « Ceci, c'est l'histoire de

Tafimal Metallumal gravée sur une vieille défense, il y a très longtemps,par les Anciens Peuples. Si tu lis mon histoire, ou si on te la lit, tu verrascomment tout cela est raconté sur la défense. La défense est un morceau de

vieille trompette de tribu, laquelle appartenait à la tribu de Tegumai. Lesdessins ont été gravés dessus avec l'ongle ou quelque chose, et après on arempli les creux de la gravure avec de la cire noire; mais toutes les lignesde séparation et les cinq ronds au bas ont été remplis avec de la cire rouge. »

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LE CHAT QUI S'EN VA TOUT SEUL : « Ça, c'est le portrait du Chatqui s'en va par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, remuant la queue ettout seul. Il n'y a pas autre chose dans l'image, excepté des champignons.Ils ne pouvaient pas faire autrement que de pousser là, parce que les Boisétaient si mouillés. La chose comme une motte sur la branche du bas n'est

pas un oiseau. C'est de la mousse : les Bois Sauvages étaient si mouillés. »

GOTTFRIED KELLERVictoire de l'écrivain

sur le peintre

Gottfried Keller, grand romancier et poète suissede langue allemande, était un peintre qui aban¬donna complètement l'art pour la littérature le

jour où il se découvrit un talent d'écrivain. C'est en 1834qu'il décida de devenir artiste. Pendant trois ans, il cher¬cha péniblement sa voie sous la direction de professeursincompétents. Finalement il alla s'installer à Munich en1840. Il y passa deux années maigres, vivant commeun exilé dans la communauté suisse locale, tentant d'af¬firmer son style. La maladie et la pauvreté ayant eu rai¬son de sa santé, il retourna à Zurich et se consacra. à lalittérature. En 1846, pour marquer la publication parKeller d'un volume de poèmes, le Gouvernement Can¬tonal lui accorda une pension qu'il employa à étudier laphilosophie à Heidelberg, cessant son activité de peintre.

Les .uvres plastiques de Keller révèlent un sens aigude la nature, des rivières, des forêts, des lacs et desmontagnes au milieu desquels il était né et avait étéélevé. Elles dénotent également l'influence de l'école despaysagistes hollandais, de Claude Lorrain. Elles sontimprégnées du romantisme des contemporains de Keller.

Pas plus dans le choix de ses sujets que dans la ma¬nière dont il les traitait, Keller ne fit preuve d'une grandeoriginalité. Formé au petit bonheur, il ne put acquérirune technique sûre. Un croquis de ville médiévale (ci-dessus), qui date de son retour à Zurich (1843), traduitle combat entre l'écrivain et l'artiste qui se livrait en luià cette époque. Son idée avait été d'abord de figurer uneville de pignons et de tourelles sur laquelle devait régnerune sorte d'enchantement assoupi et sans fin. Au premierplan devaient se rencontrer deux processions très animées,mais son inaptitude évidente à représenter des person¬nages découragea Keller et il ne réalisa jamais le scénarioqu'il avait imaginé avec tant de précision.

45

" Un certain Thackeray " caricaturisteIl y a un siècle, William Makepeace Thackeray devint

un écrivain célèbre ; cependant, le Thackeray artisteet caricaturiste regardait constamment par-dessus

l'épaule du Thackeray écrivain et humoriste satirique.Avec son crayon et son carnet de croquis, il était toujoursprêt à souligner l'esprit et la puissance de sa plume.

Comme l'un de ses personnages, Clive, dans Les New-comes (les nouveaux venus), Thackeray a fait preuved'un talent précoce de caricaturiste. En 1834, à l'âge de23 ans, estimant que ce dont il était le plus capable étaitle dessin, il prit la décision de se spécialiser dans l'art etd'aller étudier à Paris. Il y travailla dans un atelier et,par la suite, copia avec zèle des tableaux au Musée duLouvre.

L'ambition de devenir peintre professionnel le poursui¬vit pendant des années, cependant, bien qu'en 1836 il aitproposé à Charles Dickens d'illustrer Les Aventures deMr. Pickwick ce que Dickens refusa il consacraitdéjà une partie de ses efforts à la littérature.

L'année suivante, Thomas Carlyle le définit ainsi :

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"WIVLIAM MA.K£î£At'£ TEACÏÏK,

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« Un certain Thackeray, demi-géant monstrueux de Cor-nouailles, sorte de peintre, ancien étudiant de Cambridgeet correspondant de presse, qui gagne maintenant sa vieà Londres en écrivant. »

Bientôt, Thackeray se vit proposer une collaboration àla revue Punch, de création récente. Bien "qu'il aitcontribué à de nombreux périodiques pendant sa vie,c'est à Punch qu'il donna ses meilleurs critiques, satires,parodies, -vers, caricatures, commentaires politiques etdessins. En tout, il fournit 380 dessins à cette revue.

Vanity Fair (La Foire aux vanités), de Thackeray,qui parut en feuilleton mensuel de 1847 à 1848, en fit l'undes premiers romanciers anglais. Ilperçut 50 guiñees par numéro, ycompris les illustrations. Parmi sespropres 6uvres, Thackeray illustra

en outre les Contes Comiques et Es¬quisses, L'Album Irlandais, Yellow-

plush, Les Snobß, et bien d'autresencore.

Pendant toute sa

vie, il prit plaisir àdessiner des caricatu¬

res pour amuser lesenfants. Certaines,

qu'il fit à Rome en1853, servirent de ca¬nevas à sa charmante

éuvre burlesque, TheRose and the Ring (La

Rose et la Bague)

qu'il écrivit sous son

pseudonyme favori :« M. A. (Michel Ange)

Titmarsh » qu'il choisit parce que son pro¬pre nez avait été cassé par un camaraded'école, tout comme celui de Michel-Angeplus de trois siècles auparavant.

Thackeray est né à Calcutta, en Inde, oùson père était employé de la « East IndiaCompany ». Il étudia d'abord le droit avantde se tourner vers les arts.

En 1852, l'année où fut publié HenryEsmond, ainsi qu'en 1855, Thackeray fitune tournée de conférences aux Etats-Unis. C'est sur la base de ces voyages qu'ilécrivit Les Virginiens. En outre, pendantquelques années, de 1859 à sa mort en1863, il dirigea le Cornhïll Magazine.

De nombreux dessins de Thackeray sontconservés dans trois musées de Londres

le British Museum, le Victoria and Albertet le South Kensington témoignage dutalent artistique du grand auteur dont uncritique a dit : « S'il avait choisi le dessincomme moyen d'expression favori, il auraitappartenu à l'école de Hogarth. »

Les dessins de cette double page sonttous de la main de Thackeray. Sauf le

petit personnage « de l'époque de Mary,reine d'Ecosse », qu'il exécuta aux Etats-Unis pour un ami, ils étaient destinés àillustrer La Foire aux vanités.

46

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

47

Ä la recherche de

GEORGE SAND

Dans son Journal intime, le 25 novembre 1834,

George Sand note : « Delacroix m'a montré le re¬

cueil de Goya. Il m'a parlé d'Alfred à propos de

cela et il m'a dit qu'il aurait fait un grand peintre, s'il

eût voulu je le crois bien ! il veut copier les petits

croquis de l'album d'Alfred... »

Cet éloge éclaire d'un jour nouveau le grand poète

romantique, Alfred de Musset, dont on célèbre cette année

le centenaire de la mort. Musset ne peignait pas, mais ses

dessins au crayon ou à la plume, spirituels, souvent mor¬

dants, permettent d'apprécier son réel talent.

Dans sa jeunesse il avait hésité entre le droit, la méde¬

cine, la musique et le dessin'avant d'opter pour la poésie.

A cette époque, il passait de nombreuses matinées au Lou¬

vre à copier les antiques, mais bientôt il brûla tous sesessais.

Poète mélancolique, il s'est surtout exercé à la carica¬

ture et au dessin humoristique, si l'on excepte quelques

portraits élégants et rêveurs, et des dessins à la plume

d'après des eaux-fortes de Goya objet de la note du

Journal de George Sand.

« GEORGIA S. » dissimule aussi mal le nom de George Sand

que l'éventail cache le visage de la romancière (photo ci-dessus).

Ce dessin d'Alfred de Musset fait partie de l'album de croquis

qu'il exécuta au cours d'un voyage en Italie avec George Sand.

La caricature (en haut à droite) montre George Sand vue par

Prosper Mérimée en 1854, bien longtemps après leur liaison

qui les brouilla définitivement. Elle était alors « la bonne

dame de Nohant », un peu mûre aux « forts beaux yeux

noirs ». Une vingtaine d'années séparent ces deux documents.

Dans le domaine de l'art comme dans celui de la lit¬

térature, sa meilleure période reste celle de sa liai¬

son avec la romancière George Sand. Elle-même

joignait à son talent d'écrivain des dons artistiques. Au

sujet de ses portraits au crayon et à l'aquarelle, Sand dé¬

clare : « Je ne dessinais pas mal mes petites têtes, mais

cela manquait d'originalité. » Après la rupture avec sonmari, elle essaya de gagner sa vie en peignant des fleurs,

des oiseaux et des étuis en bois de Spa. Plus tard, elle

contribua à la décoration du théâtre de marionnettes, avec

son fils Maurice, qui fut peintre, dessinateur et sculp¬

teur. A la fin de sa vie, elle fit des aquarelles pour

constituer une dot à ses petites-filles.

Dans l'entourage d'artistes et de littérateurs pour qui

George Sand était un pôle d'attraction, Mérimée a tenu

une grande place. Prosper Mérimée, dont le nom reste

attaché à la nouvelle, genre littéraire qui convenait par¬

faitement à son talent, aimait dessiner. Au cours de voya¬

ges inhérents à sa profession d'inspecteur des monuments

historiques, il remplit ses carnets de croquis des pays qu'il

traversait. Il faisait aisément des caricatures et « il jetait

autour de lui ses croquis comme on se débarrasse d'un

bout de cigare », disait Sainte Beuve. « Néanmoins »,

ajoutait ce dernier, « cela se trouve encore assez plaisantpour que chacun s'y reconnaisse plus laid qu'il n'est ».

A une femme qu'il aima pendant plus de vingt ans, Méri¬

mée a consacré une série d'aquarelles et de dessins quin'ont pas encore été publiés.

48

Le Courrier de l'Unesco. Août 1957

STENDHAL DANSANT (ci-dessous) fait également partiede « l'album d'Italie ». Musset y représente l'écrivain à Bourg-Saint-Andéol. La scène est décrite par George Sand dans « L'his¬toire de ma vie ». Elle montre Stendhal « ... dansant autour de la

table avec ses grosses bottes fourrées... quelque peu grotesqueet pas du tout joli ». En bas et à gauche, dessin de Chopin parGeorge Sind. Elle a dit de lui, le grind amour de sa vie : « C'est

le seul homme qui se soit donné entièrement et absolument à

moi, sans regret pour le passé, sans réserve pour l'avenir. »

ARTHUR RIMBAUDLes Atlas étaient

ses carnets de croquis

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ïSafciï-. "wmmW '. JA.l^.C.v*iafeT3Drij/i?ÏZr-*J»Y^! ^c\..k. m

A 19 ans, Arthur Rimbaud avait donné toute son suvre poétiqueet abandonnait la littérature. Il passa le reste de sa vie àerrer à travers le monde dont il dit qu'il est « très grand

et plein de contrées magnifiques que l'existence de mille hommesne suffirait pas à visiter ». Il mourut à Marseille à l'âge de 37 ansignorant que l'étude que Verlaine avait faite sur lui dans LesPoètes maudits (1881) lavait rendu célèbre. Enfant, Rimbaud étaitfasciné par l'étranger et passait une grande partie de son temps, àCharleville, sa ville natale, à contempler des cartes et des atlassur lesquels on a retrouvé ses premiers dessins. Il dessina les « TroisBourgeois de Charleville » (ci-dessus) au dos d'une carte de l'Indeà l'âge de 15 ans ; le « Bourgeois en redingote » (ci-dessous) futexécuté au verso d'une carte de la Grèce antique ; un autre dessinse trouve sur une carte de la Gaule. Un grand atlas in-folio, ap¬partenant à sa famille a été retrouvé après sa mort, couvert decaricatures et de croquis. Le dessin fut la distraction favorite deRimbaud pendant toute sa vie. Il améliora sa technique au coursde ses voyages, laissant des dessins délicats, dont un d'Aden en1880 et des croquis de l'Abyssinie où il s'installa commerçant.

49

VOL II. NO. 3333. NEW YORK : SUNDAY, OCTOBER 2, 1870. PRICE FIVE CENTS'.

MARK TWAIN'S MAP

OF THE

FORTIFICATIONS OF PARIS.

^WWv\3»DHwa»f9 stóMha

Voici une carte burlesque des fortifications de Parisétablie par Mark Twain et publiée dans le New YorkHerald du dimanche 2 octobre 1870. Les Prussiens venaient

de mettre le siège devant Paris et les journaux du mondeentier publiaient de nombreuses cartes de la capitale.Ci-dessous, nous publions la traduction du texte écrit parMark Twain pour accompagner sa carte.

AU LECTEUR

La carte ci-dessus s'explique d'elle-même.L'idée de cette carte n'est pas de moi, elle est empruntée

à la Tribune et aux autres grands journaux métropoli¬tains.

Je n'ai d'autre mérite à cette production (si je puis ainsim'exprimer) que de l'avoir faite précise. Le défaut princi¬pal des cartes de la ville, établies par les journaux, etdont celle-ci est une imitation, est de sacrifier la véritégéographique au pittoresque artistique.

Attendu que c'est la première 'fois que j'essaie de dessi¬ner et de graver une carte, que je fais quoi que ce soit dansle domaine de l'art, les éloges que cette puvre a suscités etl'admiration qu'elle a provoquée m'ont été très agréables.Et il est touchant de noter que parmi ces louanges, cellesqui sont de beaucoup les plus enthousiastes émanent degens qui ne connaissent rien à l'art.

Par inadvertance négligeable, j'ai gravé la carte de tellefaçon qu'elle apparaît à l'envers, sauf aux gauchers. J'au¬rais dû la dessiner et la graver à l'envers afin qu'elle appa¬raisse à l'endroit une fois imprimée, mais je n'y ai paspensé. Cependant, que celui qui désire regarder la cartese tienne la tête en bas ou la regarde dans son miroir. Cecila remettra droite.

Le lecteur comprendra facilement que le tronçon defleuve avec « le Grand Pont » qui l'enjambe est inachevéd'un côté parce que le burin a glissé, ce qui a rendu néces¬saire de modifier tout le cours du Rhin pour éviter de

gâcher la carte. Après avoir consacré deux jours à creuseret à buriner cette carte, j'aurais fait dévier l'océan Atlan¬tique plutôt que de sacrifier une telle ruvre.

Jamais de ma vie un travail ne m'a apporté autantd'ennuis que cette carte. J'avais d'abord disséminé des tasde petites fortifications autour de Paris, mais parfois mesinstruments glissaient et emportaient des kilomètres debatteries, laissant le voisinage aussi nettoyé que si lesPrussiens étaient passés par là.

Le lecteur fera bien d'encadrer cette carte pour s'y réfé¬rer à l'avenir, de façon à favoriser le développement del'intelligence populaire et à dissiper l'ignorance largementrépandue de l'actualité.

Mark TWAIN

ÉLOGES OFFICIELS

Je n'ai jamais vu une pareille carte.U. S. Grant

Elle éclaire la situation d'un jour nouveau.Bismarck

Je ne peux pas la regarder sans pleurer.Brigham Young

Depuis des années, ma femme était couverte de tachesde rousseur. On avait tout essayé pour les faire disparaî¬tre, en vain. Mais, monsieur, la première 'fois qu'elle ajeté un coup d'oeil sur votre carte, toutes les taches derousseur ont disparu. Elle ne souffre plus maintenant quede convulsions.

J. Smith

Si j'avais eu cette carte, je serais sorti de Metz sansencombre.

Bazaine

Très joli, grosses lettres.Napoléon

J'ai vu beaucoup de cartes dans ma vie, celle-ci ne m'enrappelle aucune.

Trochu

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LES " LYRICOGRAPHIES "

DE RAPHAEL ALBERTI

Le poète espagnol Raphaël Albertl, qui fut

connu par son livre Sobre los Angeles (A pro¬

pos des anges) s'était senti attiré par la pein¬

ture dès qu'il entra comme étudiant dans un

collège de Jésuites. Quand il présenta sa pre¬

mière exposition de peinture à Madrid, en

1918, il avait 16 ans. Il se consacra ensuite à

la poésie. Il a publié plusieurs livres, d'abord à

Madrid, puis plus tard à Buenos-Aires où il

s'est installé depuis plus de 15 ans; mais sans

pour cela oublierjes arts plastiques. En I 954,

il publia dans la capitale argentine un ouvrage

qui contenait une collection de dix de ses meil¬

leurs dessins en couleurs, auxquels il donna le

nom de Liricografias planografiadas (poèmes

lyriques Interprétés graphiquement) dans une

édition limitée à 100 exemplaires numérotés

et signés par l'auteur (Editions Galería Bonino,

Buenos-Aires). Nous reproduisons ici un des

dessins les plus poétiques de cette collection.

Contemporain et ami personnel de Garcia

Lorca dans sa jeunesse, Alberti, comme Lorca,

avait un penchant pour les thèmes à la fois

populaires et cultivés. Mais plus tard son origi¬

nalité s'accentua, en grande partie grâce à son

goût pour la couleur. Une de ses auvres

poétiques les plus belles est sans conteste son

chant A la Pintura (1951) A la Peinture.

VLADIMIR MAIAKOVSKI (1893-1930) poète et auteur dramatique, est

considéré en U.R. S. S. comme le grandpoète de la Révolution soviétique. Ilfut aussi peintre professionnel et cari¬caturiste. Il étudia à l'Ecole des Beaux-

Arts de Moscou et adhéra au tout nou¬

veau Mouvement Futuriste de peintureet de poésie dont le but était d'effacerentièrement la tradition culturelle du

passé. Plus tard, il rompit avec ce mou¬vement. Pendant la Révolution, Maïa-

kbwski exécuta 3 000 dessins satiriquesdestinés à être exposés dans les rues etles boutiques.. Son abécédaire illustré estdevenu un classique pour les enfantssoviétiques. Non seulement Maïakowskiécrivit et joua des pièces qui eurentbeaucoup de succès la récente reprisede Klop (La punaise) à Moscou en est unexemple mais il dessina les costumeset les décors. Ci-contre, des croquis decostumes pour sa pièce Mystère-Bouffe.

j Cî>a-

L'ADMIRATEUR DU HIBOU ROYAL« Le Christ s'est arrêté à Eboli » a rendu Carlo Levi célèbre comme

écrivain, mais ses peintures avaient déjà contribué à faire connaîtreson nom. Parmi les sujets choisis par l'artiste, aucun ne l'a inspiréautant qu'un hibou royal d'Ethiopie, « Graziadio » (à gauche). Dansla peinture, la prose et la poésie de Carlo Levi, « Graziadio » revientcomme un leit-motiv. Cette photo, prise dans l'atelier de l'écrivain-peintre, en est un exemple. « Graziadio », a-t-il écrit, « vient du centrede l'Afrique, des déserts sauvages et il est aussi grand que le plusgrand des oiseaux ou des anges » (voir en page 25 : « Carlo Levi :artiste le jour, écrivain la nuit» et en pages 26-27 : « Le hibou et moi »).

Photo David Seymour <(') Magnum