55
Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/Texte entier Marc Aurèle Pensées Traduction par Auguste Couat. Texte établi par Paul Fournier, 1904 PENSÉES DE MARC-AURÈLE TRADUCTION d’Auguste COUAT RECTEUR DE L’ACADÉMIE DE BORDEAUX ÉDITÉE PAR Paul FOURNIER MAITRE DE CONFÉRENCES A LA FACULTÉ DES LETTRES DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX Bordeaux : FERET & FILS, ÉDITEURS, 15, COURS DE L’IN- TENDANCE Lyon : Henri GEORG, 36-42, passage de l’Hôtel-Dieu Marseille : Paul RUAT, 54, rue Paradis; Montpellier : C. COULET, 5, Grand’Rue Toulouse : Edouard PRIVAT, 14, rue des Arts Paris : A. FONTEMOING, Libraire des Écoles françaises d’Athènes et de Rome rue Le Goff 1904 Dans l'ouvrage, la traduction est accompagnée de notes philosophiques, historiques et linguistiques du traducteur et de l'éditeur, qui ne sont pas reprises dans cette présen- tation provisoire. LIVRE PREMIER 1 Mon grand-père Vérus m’a laissé l’exemple de l’honnêteté et de la patience. 2 Celui de qui je tiens la vie m’a laissé la réputation et le souvenir de sa modestie et de sa fermeté. 3 Ma mère m’a appris la piété et la libéralité, l’éloignement pour le mal, et même pour l’idée de faire du mal. Elle m’a appris, en outre, à être frugal et à m’abstenir d’un train de vie luxueux. 4 Mon bisaïeul m’a appris à ne pas fréquenter les écoles pu- bliques, mais à suivre chez moi les leçons de bons maîtres et à comprendre qu’il ne faut épargner pour cela aucune dépense. 5 Mon gouverneur m’a appris à ne me passionner ni pour les Verts ni pour les Bleus, ni pour les Petits ni pour les Longs Boucliers, mais à supporter la fatigue, à avoir peu de besoins, à travailler de mes mains, à ne pas multiplier les affaires [1] , à fermer l’oreille aux délateurs. 6 Diognète m’a appris à ne pas m’empresser pour des choses frivoles, à me défier de ce que les charlatans et les imposteurs racontent sur les incantations magiques, les évocations de démons et autres choses du même genre ; à ne pas élever des cailles et à ne pas m’ébahir sur ce genre d’occupation ; à supporter la franchise, à apprendre la phi- losophie. Il m’a fait suivre les leçons d’abord de Bacchius, puis de Tandaside et de Marcien ; il m’a appris tout enfant à écrire des dialogues et à aimer le grabat, la couverture et toutes les prescriptions de la discipline hellénique. 1

Pensées de Marc-Aurèle (Couat)_Texte Entier

  • Upload
    darni

  • View
    223

  • Download
    0

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Pensées de Marc-Aurèle

Citation preview

  • Penses de Marc-Aurle (Couat)/Texte entier

    Marc AurlePensesTraduction par Auguste Couat.Texte tabli par Paul Fournier,1904

    PENSES

    DE

    MARC-AURLE

    TRADUCTION

    dAuguste COUATRECTEUR DE LACADMIE DE BORDEAUX

    DITE PARPaul FOURNIERMAITRE DE CONFRENCES A LA FACULT DESLETTRES DE LUNIVERSIT DE BORDEAUX

    Bordeaux :FERET & FILS, DITEURS, 15, COURS DE LIN-TENDANCELyon : Henri GEORG, 36-42, passage de lHtel-DieuMarseille : Paul RUAT, 54, rue Paradis ; Montpellier :C. COULET, 5, GrandRueToulouse : Edouard PRIVAT, 14, rue des Arts

    Paris :A. FONTEMOING, Libraire des coles franaisesdAthnes et de Romerue Le Go

    1904

    Dans l'ouvrage, la traduction est accompagne de notesphilosophiques, historiques et linguistiques du traducteuret de l'diteur, qui ne sont pas reprises dans cette prsen-tation provisoire.

    LIVRE PREMIER

    1

    Mon grand-pre Vrusma laiss lexemple de lhonntetet de la patience.

    2

    Celui de qui je tiens la vie ma laiss la rputation et lesouvenir de sa modestie et de sa fermet.

    3

    Ma mre ma appris la pit et la libralit, lloignementpour le mal, et mme pour lide de faire du mal. Elle maappris, en outre, tre frugal et mabstenir dun train devie luxueux.

    4

    Mon bisaeul ma appris ne pas frquenter les coles pu-bliques, mais suivre chez moi les leons de bons matreset comprendre quil ne faut pargner pour cela aucunedpense.

    5

    Mon gouverneur ma appris ne me passionner ni pourles Verts ni pour les Bleus, ni pour les Petits ni pour lesLongs Boucliers, mais supporter la fatigue, avoir peude besoins, travailler de mes mains, ne pas multiplierles aaires[1], fermer loreille aux dlateurs.

    6

    Diognte ma appris ne pas mempresser pour deschoses frivoles, me der de ce que les charlatans et lesimposteurs racontent sur les incantations magiques, lesvocations de dmons et autres choses du mme genre ; ne pas lever des cailles et ne pas mbahir sur ce genredoccupation ; supporter la franchise, apprendre la phi-losophie. Il ma fait suivre les leons dabord de Bacchius,puis de Tandaside et de Marcien ; il ma appris tout enfant crire des dialogues et aimer le grabat, la couvertureet toutes les prescriptions de la discipline hellnique.

    1

  • 27

    Rusticus ma fait comprendre que javais besoin deredresser et de former mon caractre ; il ma appris nepas me laisser entraner limitation de la propagandedes sophistes, ne pas crire sur les sciences, nepas composer des exhortations dialogues, ne pasessayer de frapper limagination en aectant une activitintemprante[2] ; il ma dtourn de la rhtorique, de lacomposition potique, du bel esprit ; il ma enseign ne pas me promener dans ma maison vtu dune longuerobe, et ddaigner toute ostentation de ce genre ; crire des lettres simples, comme celle quil crivitlui-mme de Sinuessa ma mre ; me montrer facileet prt une rconciliation avec ceux qui, aprs mavoiroens, manifestaient lintention de revenir moi ; lire de trs prs et ne pas me contenter dun examensommaire ; ne pas acquiescer trop vite lopinion deceux qui parlent beaucoup ; cest lui, enn, que je doisdavoir eu dans les mains les Commentaires dpictte,quil avait dans sa bibliothque, et quil ma prts.

    8

    Apollonius ma enseign avoir des opinions libres, netteset rchies ; ne regarder jamais, si peu que ce soit, autrechose que la raison ; demeurer toujours le mme au mi-lieu des douleurs les plus vives, devant la perte dun en-fant, dans les grandes maladies ; jai vu en lui lexemplevivant dun homme la fois trs ferme et trs doux, nesimpatientant jamais lorsquil enseignait, et considrant coup sr comme le moindre de ses avantages son exp-rience professionnelle et lhabilet avec laquelle il savaittransmettre sa science ; il ma appris quil fallait accueillirles bienfaits que croient nous faire nos amis, sans enga-ger notre libert et sans nous montrer insensibles par nosrefus.

    9

    De Sextus jai appris la bienveillance ; il ma donnlexemple dune maison administre paternellement et lanotion dune vie conforme la nature ; il ma montr lagravit sans fard, lattention vigilante aux intrts de sesamis, la patience supporter les ignorants et ceux quiopinent sans examen. Son humeur tait gale avec tous, aupoint quaucune atterie navait la douceur de sa conver-sation, et que ceux qui en jouissaient navaient jamais plusde respect pour lui qu ce moment-l. Avec une intelli-gence comprhensive et mthodique, il dcouvrait et clas-sait les principes ncessaires la conduite de la vie ; il nelaissait jamais paratre ni colre ni aucune autre passion,tant la fois trs impassible et trs tendre ; il aimait quonparlt bien de lui, mais sans faire de bruit ; il avait de lru-

    dition sans en faire talage.

    10

    Alexandre le grammairien ma donn lexemple de la mo-dration dans la correction des fautes ; il sabstenait de re-prendre avec duret ceux qui laissaient chapper un bar-barisme, un solcisme, un son vicieux ; il se bornait leurmontrer habilement ce quil fallait dire, en ayant lair derpondre, [de conrmer,] de discuter non sur le mot lui-mme, mais sur lobjet en question, ou par toute autreadroite suggestion.

    11

    Fonton ma appris tout ce que la tyrannie a de mchance-t, de duplicit et dhypocrisie ; et combien peu de cur,en somme, ont ces gens que nous appelons patriciens.

    12

    Alexandre le Platonicien ma appris ne pas dire sou-vent et sans ncessit, et ne pas crire dans une lettre : Je nai pas le temps, an dcarter sans cesse par cemoyen, et en allguant des aaires pressantes, tous les de-voirs que mimposent mes relations vis--vis de ceux quivivent autour de moi.

    13

    Je tiens de Catulus que, loin de ddaigner les reproches deses amis, mme mal fonds, il faut en faire son prot etreprendre lancienne intimit ; quil faut dire volontiers dubien de ses matres, comme le faisaient, dit-on, Domitiuset Athnodote, et aimer ses enfants dun amour sincre.

    14

    De mon frre Svrus jai appris lamour de mes proches,lamour de la vrit, lamour de la justice ; par lui jaiconnu Thrasas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus ; jai eulide dun gouvernement fond sur la loi et sur lgalitdes droits de tous les citoyens, dune royaut respectueuseavant tout de la libert des sujets ; par lui encore jai ap-pris comment on honore sans dfaillance et toujours avecla mme ardeur la philosophie, comment on est toujoursgnreux, libral, plein desprance, conant dans laec-tion de ses amis, franc lgard de tous ceux qui lon a faire des reproches, sans que nos amis aient se deman-der : Que veut-il ? que ne veut-il pas ? mais demanire le leur faire voir clairement.

    15

  • 3Maximus ma montr comment on est matre de soi-mme, sans que rien puisse nous faire changer ; il ma en-seign la fermet dans toutes les circonstances pnibleset particulirement dans les maladies ; la modration,la douceur et la dignit du caractre, la bonne humeurdans laccomplissement du travail de chaque jour. Tout lemonde tait persuad que sa parole exprimait toujours sapense, et que ce quil faisait tait bien fait ; il ne ston-nait de rien, [ne se troublait pas], navait jamais ni pr-cipitation, ni indolence, ni embarras ; il ne se laissait pasabattre, ne montrait pas un visage tour tour jovial, ou ir-rit et dant ; il tait bienfaisant, pitoyable et sincre ; onvoyait en lui une droiture naturelle et non apprise. Jamaispersonne naurait craint dtre mpris par lui ni nauraitos se supposer suprieur lui ; il avait, enn, de lenjoue-ment et de la grce.

    16

    Voici les vertus dont mon pre ma lgu lexemple : lamansutude, lattachement inbranlable aux opinions r-chies, le ddain de la vaine gloire et des vains honneurs,lassiduit au travail ; il tait prt couter tous ceux quiavaient lui dire quelque chose dutile [ la communau-t] ; rien ne pouvait le dtourner de rcompenser chacunselon son mrite ; il savait quel moment il fallait tendresa volont ou lui donner du relche ; il avait renonc lamour des jeunes garons ; bien quaimant la socit, ilpermettait ses amis de manquer un de ses repas, et neles obligeait pas laccompagner dans ses voyages. Ceuxque des obligations quelconques avaient loigns de luile retrouvaient toujours le mme ; dans les dlibrations,il cherchait attentivement et avec persvrance le parti prendre, au lieu dviter toute peine[3] en se contentant deses premires impressions. Il tait dle ses amis sansmanifester ni lassitude ni engouement ; en toute occasion,il tait matre de lui et dhumeur sereine. Il prvoyait etrglait davance les plus petites choses, sans faire dem-barras ; il arrtait les acclamations et les atteries dontil tait lobjet. conome des biens de lempire, il rglaitavec vigilance les dpenses des chorgies et ne craignaitpas den tre blm. Il navait aucune superstition lgarddes Dieux, et, lgard des hommes, il ne cherchait point plaire la foule et se rendre populaire ; en tout, il taitsobre, ferme, sans aecter le manque de got et sans semontrer avide de nouveauts. Il usait sans vanit et sansfaon des biens qui contribuent la douceur de la vie, etque la fortune[4] prodigue en abondance. Il sen servait[naturellement] quand ils se prsentaient et nen prou-vait pas le besoin quand il ne les avait pas. Nul naurait pudire de lui quil ft un sophiste, un goujat, ou un pdant.On voyait en lui un homme mr, complet, suprieur laatterie, capable de gouverner ses aaires et celles desautres. En outre, il honorait les vrais philosophes ; quantaux autres, il les traitait sans mpris, mais aussi sans selaisser entraner par eux. Il tait dabord facile et aimable

    sans excs. Il avait assez de soin de sa personne, sans tretrop attach la vie ni dsireux de se faire beau, et sansse ngliger pour autant. Grce cette vigilance, il neutrecours que trs rarement la mdecine, et sabstint deremdes et donguents. Avant tout, il seaait sans enviedevant ceux qui possdaient une facult minente, telleque la puissance de la parole, la connaissance des lois,des murs ou toute autre science ; il sintressait eux etveillait ce que chacun et la renomme que lui mritaitsa supriorit spciale. Agissant toujours conformment la tradition des anctres, il ne sappliquait pas en avoirlair. Il naimait pas changer de place et sagiter ; ilsjournait volontiers dans les mmes lieux et sattachaitaux mmes objets. Aprs des crises de maux de tte, ilrevenait dispos, avec la mme ardeur, ses occupationsaccoutumes. Il avait fort peu de secrets, et ce ntait ja-mais qu propos des aaires publiques. Il tait prudentet mesur dans lorganisation des ftes, la constructiondes dices et les distributions faites au peuple et autreschoses semblables. Il considrait le devoir remplir, etnon la gloire retirer de ses actes1. Il naimait pas sebaigner une heure indue ; il ntait ni grand btisseur,ni curieux de mets rares, ni attentif au tissu et la cou-leur de ses vtements, ou la beaut de ses esclaves. [Leplus souvent, mme Lanuvium, il portait le vtement deLorium, quil avait fait venir de samaison den bas. A Tus-culum, il empruntait son manteau ;] tout son train de vietait de la mme simplicit. Il ny avait dans ses maniresrien de dur, dinconvenant, ni de violent, rien dont on ptdire : Il en sue ; au contraire, il examinait chaque chosesparment, comme loisir, sans prcipitation, avec m-thode, avec force, et de la faon la mieux approprie. Onaurait pu lui appliquer ce quon rapporte de Socrate, quilpouvait aussi bien sabstenir que jouir de tout ce dont laplupart des hommes ont tant de peine se priver, et dontils jouissent avec si peu de retenue. Avoir la force de secontenir et de se priver dans les deux cas est la marquedune me bien quilibre et invincible, telle que parut lasienne pendant la maladie de Maximus.

    17

    Voici, enn, ce que je dois aux Dieux : jai eu de bonsaeuls, de bons parents, une bonne sur, de bons matres ;mes familiers, mes parents, mes amis ont presque tous tbons. Je ne me suis jamais laiss aller manquer de tactavec aucun dentre eux, bien que je fusse dun tempra-ment le faire, loccasion ; la bont des Dieux na paspermis le concours de circonstances o jaurais commiscette faute. Grce eux, je nai pas t trop longtempslev par la concubine de mon grand-pre, jai conservla eur de ma jeunesse ; loin de devenir homme avant letemps, jai mme dir au del. Jai eu pour matre etpour pre un homme qui devait me corriger de tout or-gueil et me mettre dans lesprit quil est possible de vivredans une cour sans avoir besoin de gardes du corps, devtements clatants, de torches, de statues et de tout cet

  • 4appareil pompeux ; quon peut, au contraire, sy rduirepresque au train dun simple particulier, sans tre pour ce-la plus humble et plus lche en face des devoirs quimposele gouvernement de ltat. Jai eu un frre dont lexemplepouvait mexciter me surveiller moi-mme, et qui mecharmait par sa dfrence et sa tendresse. Mes enfantsnont t ni dpourvus dintelligence ni contrefaits. Je naipas fait de trop rapides progrs dans la rhtorique, la com-position potique et dautres exercices auxquels je me se-rais peut-tre attach, si javais senti que jy russissaisbien. Je me suis ht dassurer mes parents les honneursquils paraissaient dsirer, et je ne les ai pas laisss languirdans lesprance que, puisquils taient encore jeunes, jele ferais plus tard. Cest aussi grce aux Dieux que jaiconnu Apollonius, Rusticus, Maximus. Je me suis fait, enles connaissant, une ide claire et rpte de ce que cestque vivre conformment la nature, et, autant que celadpendait des Dieux, de leurs dons, des conceptions etdes inspirations qui me venaient deux, rien ne ma dslors empch de vivre conformment la nature. Si jy aimanqu en quelque chose, cest par ma propre faute, cestpour navoir pas observ les recommandations, et pourainsi dire lenseignement des Dieux. Cest grce eux quemon corps a rsist si. longtemps la vie que jemne, queje nai touch ni Bndicta ni Theodotus, et que, saisitard par les passions de lamour, je men suis guri. Jait parfois irrit contre Rusticus, mais je ne suis jamaisall jusqu des actes dont je me serais repenti. Ma mre,qui devait mourir jeune, a habit avec moi pendant sesdernires annes. Toutes les fois que jai voulu venir enaide un pauvre ou un homme ayant quelque besoin, ja-mais je nai entendu objecter que je navais pas dargentpour le secourir. Je nai jamais eu moi-mme besoin derecourir un autre pour le mme objet. Je dois aussi auxDieux davoir eu une femme si douce, si tendre, si simple ;davoir trouv facilement pour mes enfants les meilleursdes matres. Des songes mont, comme un oracle, rv-l des remdes contre mes indispositions et particulire-ment contre les crachements de sang et les vertiges, etcela Gate. Quand jai t sduit par la philosophie, jene suis pas tomb dans les mains dun sophiste, je ne mesuis pas appesanti dchirer les crivains, dcompo-ser des syllogismes, tudier les phnomnes clestes. Jenaurais jamais eu tant de bonheurs sans lassistance desDieux et de la Bonne-Fortune.crit chez les Quades, sur les bords du Granua.

    LIVRE II

    1

    Se dire soi-mme, ds le matin : je vais me rencontreravec un fcheux, un ingrat, un insolent, un fourbe, un en-vieux, un goste. Ils ont tous ces vices par suite de leur

    ignorance du bien et du mal. Mais moi, qui ai examin lanature du bien, qui est dtre beau, et celle du mal, qui estdtre laid, et celle de lhomme vicieux lui-mme, consi-drant quil a la mme origine que moi, quil est issu nondu mme sang ni de la mme semence, mais de la mmeintelligence, et quil est comme moi en possession duneparcelle de la divinit, je ne puis recevoir aucun tort deces hommes parce quaucun deux ne pourra me dsho-norer ; je ne puis non plus ni mirriter contre un frre nimloigner de lui. Nous sommes ns pour laction en com-mun, comme les pieds, les mains, les paupires, les ran-ges des dents den haut et den bas. Agir les uns contre lesautres est contraire la nature, et cest agir les uns contreles autres que de sindigner et de se dtourner.

    2

    Quest-ce donc que ceci, qui constitue mon tre ? De lachair, un soue, le principe dirigeant. Laisse l tous leslivres ; cesse de te disperser. Cela ne tappartient plus.Mais, comme si tu tais sur le point de mourir, mprisela chair ; ce nest que du sang, des os, un tissu fragile denerfs, de veines et dartres. Et vois ce quest ce soue :du vent, qui nest pas toujours le mme, mais qu toutmoment tu rejettes pour laspirer de nouveau. Reste doncle principe dirigeant. Eh bien, rchis : tu es vieux ; nele laisse pas sasservir, ne le laisse pas se mouvoir capri-cieusement et cder des impulsions gostes, ne le laissepas murmurer contre ton sort prsent et redouter ton sort venir.

    3

    Ce que font les Dieux est plein de leur providence. Ceque fait la Fortune ne se produit pas hors de la nature,hors de la trame et de lenchanement des choses quergle la Providence ; tout dcoule de l. Ajoutons-y lancessit et lutilit de lensemble de lunivers dont tues une partie. Or, ce que comporte la nature du tout, etce qui sert la conserver, est bon pour chaque partiede cette nature. Les transformations des lments aussibien que celles des composs contribuent conserverlunivers. Que ces dogmes te susent pour toujours.Repousse la soif des livres, pour mourir sans murmurer,mais avec tranquillit, en remerciant les Dieux du fonddu cur.

    4

    Rappelle-toi depuis combien de temps tu dires, com-bien dchances xes par les Dieux tu nas pas rpondu.Il faut enn que tu comprennes quel est cet univers donttu fais partie ; quel est lordonnateur de lunivers dont tues une manation ; que ta dure est enferme dans deslimites dtermines. Si tu nemploies pas ce temps te

  • 5procurer la srnit, il disparatra, tu disparatras aussi, et il ne reviendra plus.

    5

    A chaque heure du jour applique fortement ta rexion,comme un Romain et comme un homme, remplir tesfonctions exactement, avec srieux et sincrit, avec cha-rit, suivant la libert et la justice ; dbarrasse-toi de touteautre reprsentation. Tu y russiras si tu accomplis cha-cune de tes actions comme la dernire de ta vie, te d-livrant ainsi de toute lgret, de toute rpugnance pas-sionnelle pour les commandements de la raison ; tu seraslibre dhypocrisie, de lamour-propre, de la mauvaise hu-meur vis--vis de la destine. Tu vois le peu dobstaclesquil sut de vaincre pour vivre une vie au cours rgu-lier et pareille celle des Dieux ; les Dieux, en eet, nedemanderont pas autre chose celui qui observera cesrgles.

    6

    Tu tes outrage, tu tes outrage toi-mme, mon me,mais tu nauras plus loccasion de thonorer toi-mme, carnotre vie tous est courte. La tienne est presque achevesans que tu te sois respecte, parce que lu as mis ton bon-heur dans les mes des autres.

    7

    Tu es distrait par les incidents extrieurs ; donne-toi le loi-sir de toujours ajouter quelque chose ta connaissance dubien et cesse de ttourdir en vain. Prserve-toi, en outre,dune autre cause derreur. Cest folie que de se fatiguer agir dans la vie, sans avoir un but o diriger toutes lestendances de notre me et toutes nos ides sans exception.

    8

    On trouverait dicilement quelquun qui soit malheu-reux pour ne pas examiner ce qui se passe dans lmedes autres, mais ceux qui ne suivent pas avec attentionles mouvements de leur propre me sont fatalement mal-heureux.

    9

    Se rappeler toujours ceci : quelle est la nature de luni-vers et quelle est la mienne ? quest celle-ci par rapport la premire ? quelle partie de quel tout est-elle ? Et ce-ci : nul ne peut tempcher dagir toujours et de parlerconformment la nature dont tu es une partie.

    10

    Cest en philosophe que Thophraste, comparant entreelles les fautes et les jugeant comme le ferait le sens com-muns, dclare les infractions de la concupiscence plusgraves que celles de la colre. Lhomme irrit agit sousleet dune certaine douleur qui contracte secrtementson me et le dtourne de la raison ; celui qui pche parconcupiscence est esclave du plaisir ; il est videmmentplus drgl et plus emin. Thophraste disait doncavec raison et en vrai philosophe que la faute accompa-gne de plaisir mrite dtre plus svrement reprocheque celle qui vient de la douleur. Bref, dans un cas, lecoupable est comme victime dune injustice, et cest ladouleur qui le force se mettre en colre ; dans lautre, ilcourt de son plein gr linjustice et se hte dagir poursatisfaire sa concupiscence.

    11

    Lide que tu peux ds maintenant sortir de la vie doit ins-pirer tous tes actes, toutes tes paroles, toutes tes penses.Sen aller dau milieu des hommes na rien de terrible, siles Dieux existent, car ils ne sauraient te faire tomber dansle mal. Si, au contraire, ils nexistent pas, ou sils nontaucun souci des choses humaines, que timporte de vivredans un monde vide de Dieux, vide de providence ? Mais,certes, ils existent, ils ont souci des choses humaines, etils ont donn lhomme plein pouvoir dviter le mal v-ritable ; sil y avait quelque autre mal que celui-l, ils lau-raient prvu et auraient fait en sorte que lhomme pt [tou-jours] sen prserver. Comment donc ce qui ne rend paslhomme plus mauvais pourrait-il rendre sa vie plus mau-vaise ? Il nest pas possible que la nature de lunivers aitnglig cette considration, ou par ignorance, ou bonescient, mais par impuissance prvenir et corriger uneinjustice ; il nest pas possible que par impuissance et parmaladresse elle se soit trompe ce point en laissant [lesbiens et] les maux arriver galement et indistinctementaux bons et aux mchants. La mort et la vie, la renom-me et lobscurit, la peine et le plaisir, la richesse et lapauvret, arrivent galement aux bons et. aux mchants,mais ces choses ne sont ni belles ni laides. Ce ne sont doncni des biens ni des maux.

    12

    Comme tout svanouit vite, les corps eux-mmes danslunivers, et dans la dure leur mmoire ! Que valenttoutes les choses sensibles, mme celles qui nous s-duisent le plus par les attraits du plaisir, ou qui nousloignent par la crainte de la douleur, ou que lorgueilclbre grand bruit ! Comme elles sont insigniantes,mprisables, vulgaires, prissables, mortes mme ! Voilce que notre intelligence doit sappliquer reconnatre.Que sont-ils ceux dont les opinions et les paroles donnent

  • 6la renomme ? Quest-ce que la mort ? Si on la considre[seule,] en elle-mme, si lanalyse de la rexion dissipetous les fantmes que nous apercevons en elle , on nyverra rien quun acte de la nature. Il ny a quun petit en-fant qui puisse craindre un acte de la nature, et la mortest non seulement un de ces actes, mais encore cest unacte qui lui est utile. Comment lhomme touche-t-il ladivinit, par quelle partie de lui-mme, et dans quellesdispositions faut-il que soit [ ce moment] cette partie delhomme ?

    13

    Il ny a rien de plus malheureux que celui qui promne sapense sur tout ce qui lentoure, qui fouille, comme dit lepote, les choses souterraines, qui pie les preuves de cequi se passe dans lme de son prochain, et qui ne saper-oit pas quil lui surait de rester en contact avec le gniequi est au dedans de lui-mme, et de le servir sincrement.Servir ce gnie, cest se conserver pur de toute passion,de toute erreur, de toute mauvaise humeur contre ce quinous vient des Dieux ou des hommes. Nous devons res-pecter ce qui nous vient des Dieux cause de leur hautesagesse, et aimer qui nous vient des hommes cause deleur parent avec nous, ou parfois en avoir piti causede leur ignorance du bien ou du mal ; ce nest pas, en ef-fet, une moindre inrmit que celle qui nous empche dedistinguer le blanc et le noir.

    14

    Quand mme tu devrais vivre trois [fois] mille ans ; etautant de fois dix mille, rappelle-toi cependant ceci : per-sonne ne perd que le moment de vie quil est en train devivre, et nen vit un autre que celui quil perd. Lexistencela plus longue en est donc au mme point que la pluscourte. Le prsent est gal pour tous, donc le momentqui passe est gal pour tous, et par suite ce que nous per-dons nous apparat comme imperceptible. Nul ne peut,en eet, perdre ni le pass ni lavenir ; qui lui enlve-rait ce quil ne possde pas ? Rappelle-toi donc ces deuxpoints : dabord, les choses, de toute ternit, sont pa-reilles et tournent dans le mme cercle. Quimporte doncde voir les mmes choses pendant cent ans ou deux cents,ou pendant un temps inni ? En second lieu, lhomme quijouit de la plus grande longvit et celui qui est condam-n la mort la plus prompte perdent une dure gale. Lemoment prsent est le seul, en eet, dont lun et lautrepuissent tre privs, car cest le seul quils possdent, etce que lon ne possde point, on ne peut pas le perdre.

    15

    Que tout nest quopinion. La pense du cynique Mo-nimos est vidente, et son utilit vidente aussi, pourvuque lon en retire, dans la limite de ce quelle a de vrai, la

    leon salutaire.

    16

    Lme humaine savilit, dabord lorsquautant quil est enelle, elle sort comme un abcs du corps du monde : sim-patienter contre quoi que ce soit qui arrive, cest [en eet]sortir de la nature qui embrasse comme autant de par-ties delle-mme toutes les natures particulires. En se-cond lieu, quand elle se dtourne dun homme ou mmese porte contre lui dans lintention de lui nuire. Ainsi fontles mes des gens irascibles. Elle savilit en troisime lieuquand elle se laisse vaincre par le plaisir ou la douleur.En quatrime lieu, quand elle feint, quand ses actions ouses paroles sont articieuses et mensongres. Cinquime-ment, quand ses actions ou ses impulsions nont aucun but,quand elle emploie son nergie au hasard et sans suite,tandis quil faudrait diriger nos actes les plus insigniantsen vue dune n. Or, la n danimaux raisonnables est desuivre la raison et la loi tablies dans la cit par la plusantique des constitutions.

    17

    Quest-ce que la dure de la vie de lhomme ?Un point. Sasubstance ? Un coulement. Sa sensibilit est confuse ; lesparties qui composent son corps sont exposes pourrir ;son me est un tourbillon ; son destin est obscur, la re-nomme incertaine. En rsum, tout est vain ; le corps estune eau qui coule ; lme un songe, une fume ; la vie nestquune guerre, un sjour en pays tranger ; la gloire post-hume, cest loubli. Quest-ce qui peut donc nous conduiredans ce voyage ? La philosophie seule. Elle consiste conserver notre gnie intrieur exempt de tout aront etde toute souillure, suprieur aux plaisirs et aux peines ; ne rien faire au hasard, ne jamais mentir ni feindre ; ne dpendre en rien de ce que les autres peuvent faire oune pas faire. Il faut, en outre, accepter ce qui nous arrive,la part qui nous est attribue comme venant do noussommes venus nous-mmes. Surtout il faut attendre lamort avec srnit, comme ntant pas autre chose quela dissolution des lments dont chaque tre vivant estcompos. Et sil ny a rien dextraordinaire pour chacunde ces lments dans leurs perptuelles mtamorphoses,pourquoi verrait-on dun mauvais il la mtamorphose etla dissolution de leur tout ? Elle a lieu conformment la nature, et rien de ce qui est conforme la nature nestmauvais.crit Carnuntum. je ne sais quelle grce et quel attrait.Par exemple, la cuisson du pain en fait clater certainesparties ; bien que ces crevasses soient en quelque sortecontraires au dessein de la fabrication, elles ne dplaisentpas ; elles donnent vritablement envie de manger. Ainsiencore, les gues, dans leur pleine maturit, se fendent.Quand les olives tombent de larbre et sont prs de pour-rir, elles ont une sorte de beaut propre. Voyez les pis

  • 7courbs par leur poids vers le sol, le plissement de frontdu lion, lcume qui coule de la gueule du sanglier et beau-coup dautres choses encore ; considres en elles-mmes,elles sont loin dtre belles, mais par cela seul quellesaccompagnent le dveloppement des crations de la na-ture, elles y ajoutent un ornement et un attrait. Il sutde sentir et de comprendre [un peu] profondment la viede lunivers pour trouver en presque tous les phnomnesqui la manifestent et mme qui laccompagnent un accordqui a bien son charme. Ainsi nous verrons de vritablesgueules bantes de btes froces avec autant de plaisir queles reprsentations quen donnent les peintres et les sculp-teurs ; nous pourrons, avec lil du sage, reconnatre dansla vieille femme et dans le vieillard, comme la grce dansladolescent, la beaut de ce qui est arriv son achve-ment. Il y a beaucoup dautres faits semblables qui ne per-suaderont pas tout le monde et que comprendra seul celuiqui se sera vraiment familiaris avec la nature et avec sesuvres.

    3

    Hippocrate, aprs avoir guri beaucoup demaladies, tom-ba lui-mme malade et mourut. Les Chaldens prdirentla mort de beaucoup de gens ; puis la destine les prit leur tour. Alexandre, Pompe, Caius Csar, aprs avoirdtruit tant de villes de fond en comble et dfait en ba-taille range tant de milliers de cavaliers et de fantassins,sortirent eux-mmes un jour de la vie. Hraclite, qui ttant de raisonnements sur la nature et sur lembrasementdu monde, devint hydropique, se t enduire de ente etmourut. La vermine a tu Dmocrite ; une autre verminetua Socrate. Quest-ce donc ? Tu tes embarqu, tu as prisla haute mer, tu as fait la traverse ; dbarque. Est-ce pourvivre une autre vie ? L-bas non plus, rien nest vide deDieux. Est-ce pour ne plus rien sentir ? Tu cesseras doncdtre en proie la douleur et au plaisir ; dtre lesclave dece vase dautant plus mprisable que ce qui lui est soumislui est suprieur1 ; ceci, en eet, sappelle raison et dieuintrieur ; cela nest que de la terre et du sang.

    4

    Ne consume pas le temps qui te reste vivre en des idesqui concernent les autres, sans que tu puisses les rappor-ter lutilit gnrale. Tu as autre chose faire et tu tenprives en te proccupant de ce que fait un tel, et pourquoi,et de ce quil dit, et de ce quil pense, et de ce quil pr-pare, et de tout ce qui ne sert qu nous tourdir en nousdtournant de veiller sur le principe qui nous dirige. Ilfaut, dans lenchanement de tes reprsentations, viter lecaprice, la frivolit et surtout lindiscrtion et la mchan-cet ; il faut thabituer navoir dans lesprit que des re-prsentations telles que si lon te demandait soudain : Aquoi pensez-vous ? tu puisses immdiatement rpondreavec franchise : A ceci ou cela. Ainsi lon verrait

    clairement que tout en toi est simplicit, bienveillance,que tout y porte la marque dun tre sociable, loign desplaisirs ou mme simplement des reprsentations men-songres de la volupt, de la jalousie, de lenvie, du soup-on et de tout ce dont on rougirait de dire quon y pensait.Un homme dun tel caractre, qui sapplique sans dlai tre vertueux, est comme un prtre et un ministre desDieux ; il coute le gnie qui habite en lui-mme et quiprserve lhomme de la souillure du plaisir, de la blessuredes douleurs, du contact de toute insolence, du sentimentde toute mchancet ; qui fait de lui lathlte de la luttela plus glorieuse, celle dont lobjet est dtre invulnrableaux passions, parce quil sest profondment imbu de jus-tice et que de toute son me il accueille tout ce qui luiarrive et toute part qui lui est faite. Ce gnie lempcheenn de soccuper tout propos, et sans ncessit pres-sante et dintrt gnral, de ce quun autre peut dire, faireou penser. Il naccomplit dautre action que celle qui luiest propre, et sans cesse mdite sur le rle qui lui est tracdans la trame de lunivers ; cette action, il la donne belle,et il est persuad que ce rle est bon. En eet, la desti-ne impartie chacun est inuence par lensemble deschoses et inue son tour sur elles. Il se rappelle que tousles tres raisonnables sont unis par un lien de parent etque, sil est dans la nature humaine de sintresser auxhommes, il faut avoir1 une me sereine qui nait besoindaucun secours extrieur ni de cette tranquillit qui vientdes autres. Il faut tre droit, non redress.

    6

    Si tu trouves dans la vie humaine quelque chose demeilleur que la justice, la vrit, la temprances, le cou-rage ; quelque chose, en un mot, de meilleur quune intel-ligence assez forte pour se sure elle-mme, en diri-geant tes actes suivant la raison [droite], et pour te faireaccepter la part qui test attribue, sans que tu aies eu lachoisir, par la destine ; si, dis-je, tu vois quelque chosede meilleur que cela, tourne-toi de ce ct de toute tonme, et jouis de ce souverain bien que tu auras dcou-vert. Mais si tu naperois rien de meilleur que le gniequi habite en toi, qui a rang lobissance ses proprespenchants, qui fait la critique de ses reprsentations etsest arrach, comme disait Socrate, la passivit de lavie des sens, qui sest soumis lui-mme aux Dieux et quisintresse aux hommes ; si tu trouves tout le reste petit etsans prix ct de ce gnie, ne te laisse jamais incliner nidtourner vers autre chose, ne laisse le champ libre rienqui puisse te distraire dhonorer avant tout ce bien spcialqui est tien. A ce bien conforme la raison et au service dela cit2, rien dtranger na le droit de faire obstacle, parexemple la louange des hommes, le pouvoir, la richesse,le plaisir : toutes ces jouissances peuvent paratre saccor-der un moment avec lui, mais elles lasservissent tout coup et lgarent. Toi donc, je le rpte, choisis librementet simplement ce qui vaut mieux, et restes-y attach. Mais ce qui vaut mieux, cest lutile.Au point de vue de

  • 8ltre raisonnable, oui, lutile ; et poursuis-le. Mais lutileau regard de lanimal ? Jattends la preuve, et tengage veiller sans orgueil sur ton jugement : tche seulement dene point te tromper dans ton examen.

    7

    Nhonore jamais comme ttant utile ce qui te forcerait violer la parole donne, dserter lhonneur, har, souponner, maudire, feindre, dsirer quoi que cesoit que tu aies besoin de cacher derrire des murs ou desrideaux. Celui qui prfre tout sa raison, son gnie etla clbration des mystres de la vertu de son gnie, nefait pas de tragdie, ne se lamente pas, na besoin ni dela solitude ni de la multitude ; il vivra, chose essentielle,sans chercher ni fuir la vie ; peu lui importe que son mesoit plus ou moins longtemps enferme dans la prison ducorps ; faut-il la quitter ds maintenant, il sen ira sansdchirement, comme sil accomplissait toute autre actionconforme lhonneur et la biensance ; pendant toute savie il ne sest gard que dune chose : de sgarer en despenses trangres ltre raisonnable et sociable.

    8

    Dans la pense de lhomme qui sest morti et puri, ilny a rien de gangren, rien de souill, rien qui suppure endessous. Sa vie nest jamais incomplte : quand le destinla lui prend limproviste, il ne ressemble pas lacteurtragique qui na pas encore achev de jouer son dramejusquau bout. Rien en lui nest servile ni aect ; il nestni attach rien ni violemment spar de rien ; il na r-pondre de rien, se cacher de rien. en son fond matriel,tout entier et sous toutes ses faces, et de se dire son nomet le nom des lments dont il se compose et dans lesquelsil se rsoudra. Rien nest mieux fait pour lever lmeque de pouvoir dnir avec mthode et suivant la vri-t chacun des objets quon rencontre dans la vie, que dele regarder toujours de faon comprendre ce quest len-semble auquel il appartient et de quelle utilit il est pourcet ensemble, quel est son prix par rapport au tout et aussipar rapport lhomme, citoyen de la cit suprieure donttoutes les autres cits sont comme les maisons : quest-il ? de quoi est-il compos ? combien de temps doit-il du-rer, cet objet que je me reprsente en ce moment ? dequelle vertu ai-je besoin vis--vis de lui, douceur, cou-rage, sincrit, conance, simplicit, force dme, etc. ?II faut donc se dire propos de chaque chose : ceci mevient de Dieu ; ceci est le rsultat de lentre-croisementdes faits et de leur rencontre dans la trame ourdie [et tis-se] par la Fortune ; ceci me vient dun compagnon de tri-bu, dun parent, dun associ qui ne sait pas ce quil doitfaire conformment la nature. Mais moi je le sais ; aus-si je le traite avec bienveillance et justice, suivant la loinaturelle de la solidarit. Je mapplique en mme temps assigner leur vritable prix aux choses indirentes.

    12

    Si tu fais luvre du moment prsent, suivant la droiteraison, avec zle, avec nergie, avec douceur, sans te lais-ser dtourner par rien daccessoire, mais en conservantton gnie pur comme sil te fallait dj le rendre ; si tutattaches cela, sans rien attendre et sans rien fuir, tecontentant dagir dans le moment prsent daprs la natureet dobserver courageusement la vrit dans tes moindresparoles, tu vivras bien. Or, personne ne peut ten emp-cher.

    13

    De mme que les mdecins ont toujours leur porte desappareils et des instruments pour les interventions subites,de mme aie toujours ta disposition les dogmes pourconnatre les choses divines et humaines et accomplir tesmoindres actes en te rappelant le lien qui les unit les unesaux autres. Tu ne mneras bien aucune aaire humainesans la rapporter aux choses divines, et rciproquement.

    14

    Ne te disperse plus ; tu nauras le temps de lire ni tespropres mmoires, ni lhistoire de lancienne Rome et dela Grce, ni les extraits dauteurs que tu avais rservspour ta vieillesse : hte-toi donc vers le but, renonce auxvaines esprances ; aide-toi toi-mme si tu as souci de toi,tandis que tu le peux encore.

    15

    On ne sait pas [tout] ce que signient les verbes voler,semer, acheter, tre en repos, voir ce quil faut faire ; cenest pas avec les yeux mais avec une autre vue que lonsen rend compte.

    16

    Corps, me, raison : au corps les sensations, lme sesinstincts et ses mouvements, la raison les jugements.Recevoir les reprsentations par empreinte, mme lebtail en est capable ; tre tir en sens divers par linstinctest aussi un privilge des btes fauves, des androgynes,dun Phalaris, dun Nron ; accomplir sous la conduitede la raison lacte quon juge convenable nest trangerni ceux qui ne croient pas aux Dieux, ni ceux quitrahissent leur patrie, ni ceux qui osent tout faire, unefois la porte ferme. Si ces facults appartiennent aussiaux diverses catgories que jai nommes, quel est doncle bien propre lhomme vertueux ? Cest daimer etdaccueillir ce qui lui arrive, tout ce qui forme la trame

  • 9de sa destine ; cest de ne pas souiller le gnie qui habitedans sa poitrine, de ne pas se laisser troubler par la fouledes impressions sensibles, mais de demeurer serein,modestement soumis Dieu, sans jamais rien dire contrela vrit, sans jamais rien faire contre la justice. En vain,tous les hommes se dent de lui parce que son existenceest simple, pudique, tranquille ; il ne sindigne contrepersonne et ne se dtourne pas de la route qui le conduitau terme de la vie, vers lequel nous devons nous avancerpurs, calmes, dtachs de tout, en libre accord avec notredestine.

    LIVRE IV

    1

    Quand notre matre intrieur est daccord avec la nature,les vnements de la vie le trouvent dispos se plier faci-lement ce qui lui est donn et ce qui est possible. Il neprfre aucune matire daction dtermine ; mais il suitson ide, se rservant de faire de ce qui est dirig contrelui la matire de son action. Ainsi, quand des objets quipourraient teindre une faible lampe tombent dans le feu,celui-ci sen rend matre ; il sassimile en brillant dun plusvif clat tout ce qui lui est apport, il le consume et sensert pour grandir.

    2

    Nagis jamais au hasard ni sans rapporter aux principesde lart de vivre la maxime de ton action.

    3

    On cherche des refuges o se retirer, des campagnes, desplages, des montagnes ; toi aussi, cest ce que tu dsiresavant tout. Mais tout cela est bien peu digne dun phi-losophe, puisque tu peux, au moment o tu le voudras,te retirer en toi-mme. Nulle part lhomme ne trouve uneretraite plus calme et plus de repos que dans son me, sur-tout celui dont le dedans est tel quen se penchant pour yregarder, il retrouve toute sa srnit ; je veux dire par s-rnit ltat dune me bien rgle. Procure-toi donc sanscesse toi-mme cette retraite, et renouvelle-toi. Aie ta disposition quelques maximes courtes et lmentairesqui, sorant ton esprit, suront taranchir de toutchagrin et te renvoyer sans aucun sentiment dirritationdans le milieu o tu vas rentrer. De quoi, en eet, tin-digner ? De la mchancet des hommes ? Reporte-toi cette loi que les tres raisonnables sont ns les uns pourles autres, que la tolrance est une partie de la justice,que les hommes sont coupables malgr eux, que des mil-

    liers dentre eux, aprs stre fait la guerre, aprs avoirsouponn et ha, aprs avoir t percs de coups, ontt couchs par la mort et rduits en cendre ; rchis tout cela et cesse de te plaindre. Tindignes-tu de la partqui test faite dans lunivers ? Rappelle-toi le dilemme :ou une Providence ou des atomes, et aussi par combiendarguments on ta dmontr que lunivers est comme unecit. Est-ce encore ton corps qui va te tourmenter ? R-chis que la pense, une fois quelle sest reprise et quelleconnat sa propre indpendance, ne se mle en rien auxmouvements doux ou rudes du soue vital ; pense toutce que tu as entendu et appuy de ton assentiment sur leplaisir et la douleur. Vas-tu donc te proccuper de la glo-riole ? Mais vois avec quelle rapidit tout soublie ; voisdes deux cts de toi le goure inni du temps, la vanitdu bruit que nous faisons, linconstance et lincertitude dela renomme, la petitesse de lendroit o elle est circons-crite. Toute la terre nest quun point ; quelle place y oc-cupe pourtant le petit coin o nous habitons ? Et dans cecoin combien feront notre loge, et que valent-ils ? Enn,souviens-toi que tu as en toi-mme un petit domaine o tupeux te retirer. Avant tout, ne tagite pas, ne te raidis pas ;sois libre ; considre les choses virilement, en homme, encitoyen, en tre n pourmourir. Voici maintenant les deuxrgles de conduite que tu dois avoir le plus prsentes les-prit pour y rchir. Dabord, les choses ne touchent paslme ; elles sont extrieures et insensibles ; nos tracas neviennent que de lopinion que nous nous en faisons. En se-cond lieu, tout ce que tu vois autour de toi se transformepresque instantanment et va ne plus tre ; de combiende changements nas-tu pas t le tmoin ? Songes-y sanscesse. Le monde nest que mtamorphose ; la vie nest quece quon en pense.

    4

    Si lintelligence nous est commune tous, la raison, quifait de nous des tres raisonnables, nous est aussi com-mune ; si cela est vrai, la raison qui nous prescrit cequil faut faire ou ne pas faire nous est commune ; si ce-la est vrai, la loi nous est commune ; si cela est vrai,nous sommes concitoyens ; si cela est vrai, nous sommesmembres dun mme tat ; si cela est vrai, le monde estcomme une cit. De quel autre tat, en eet, dira-t-onque la race humaine tout entire fait partie ? Cest del, de cette cit commune que nous tenons lintelligence[elle-mme], la raison et la loi ; car do nous viendraient-elles ? De mme quen moi ce qui est terrestre est unepartie [dtache] dune certaine terre, que ce qui est hu-mide appartient un autre lment, que ce qui est soue,chaleur et feu mane dune source spciale (car rien nesort de rien ni ne disparat dans le nants), de mme monintelligence vient de quelque part.

    5

  • 10

    Lamort est, comme la naissance, unmystre de la nature ;lune se fait par la combinaison des mmes lments dontlautre nest que la dcomposition. Il ny a rien l dontpersonne ait rougir ; cela nest nullement contraire laloi de ltre raisonnable et au plan de sa constitution.

    6

    Cest une ncessit de la nature que des gens de cetteespce agissent ainsi. Celui qui ne le veut pas veut quela gue nait pas de suc. Pour conclure, rappelle-toi quedans un temps trs court toi et cet autre vous serez morts ;peu aprs, il ne restera mme plus votre nom.

    7

    Supprime ton jugement, la proposition : Je suis ls, est supprime ; supprime la proposition : Je suis ls, le dommage lui-mme est supprim.

    8

    Ce qui ne rend pas Lhomme pire ne rend pas pire sa vieet ne lui cause aucun dommage ni extrieur ni intrieur.

    9

    La nature, en sa providence, est oblige dagir ainsi.

    10

    Tout ce qui arrive arrive justement ; tu ten convaincraspar un examen attentif ; les choses se succdent, je ne dispas seulement dans un certain ordre, mais suivant la jus-tice, comme si quelquun nous les attribuait daprs notremrite. Continue donc dtre attentif comme auparavant ;quoi que lu fasses, fais-le dans la pense dtre homme debien et conformment lide exacte de lhomme de bien.Observe cette rgle en tous tes actes.

    11

    Si tu reois une oense, ne la juge pas comme celui quite la faite, ni comme il veut que tu la juges ; considre-latelle quelle est en ralit.

    12

    Il faut toujours te tenir prt deux choses : dabord, nefaire que ce qui test suggr, pour le bien des hommes,par la raison, notre reine et notre loi ; ensuite, changer

    davis sil se trouve quelquun qui redresse ton jugementet te dtourne dune certaine opinion. Mais ces change-ments ne doivent jamais se produire que par leet duneconviction de justice ou dutilit gnrale, non parce quetu en attends de lhonneur ou du plaisir.

    13

    Possdes-tu la raison ? Je la possde.Pourquoi doncne ten sers-tu pas ? Si elle remplit sa fonction, que veux-tu de plus ?

    14

    Tu es n partie du Tout. Tu disparatras dans ltrequi ta engendr, ou plutt tu rentreras, la suite dunchangement, dans sa raison sminale.

    15

    Beaucoup de grains dencens sont dposs sur le mmeautel ; lun y tombe plus tt, lautre plus tard ; il ny a laucune dirence.

    16

    Veux-tu quen dix jours ils te traitent de dieu, eux qui teregardent maintenant comme une bte sauvage, un singe ?reviens aux dogmes et au culte de la raison.

    17

    Ne fait pus comme si tu devais vivre dix mille ans. Lancessit esl suspendue au dessus de toi ; tant que tu vis,tant que tu le peux encore, sois un homme de bien

    18

    Que de temps gagne celui qui ne regarda pas ce que sonvoisin a dit, fait ou pens, mais seulement ce quil faitlui-mme, pour que son action soit juste et pure ! Ouicertes, voil ce qui est bien : au lieu de chercher voirautour de soi dans lme du prochain, courir en suivant laligne droite, sans dvier.

    19 et 20

    Celui quexalte lide dtre clbr par la postrit nese gure pas que chacun de ceux qui se souviendrontde lui mourra lui-mme bientt, puis celui qui les rem-placera, et ainsi de suite, jusqu ce que tout souvenir

  • 11

    steigne en passant par ces mes dhommes allumes puisteintes. Suppose mme que ceux qui se souviendront detoi soient immortels et quimmortelle aussi soit ta m-moire, en quoi cela te touche-t-il ? Je ne dis pas seulementque cela ne peut tre rien pour un mort ; mais quest-ceque la louange, mme pour un vivant, moins quil nencompte tirer parti ? Pour elle, tu ngliges bien tort le donmme que ta fait la nature. Tu vas le voir en tattachant un autre argument.Tout ce qui est beau de quelque faon que ce soit est beaupar soi-mme dune beaut propre dans laquelle llogequon en fait ne peut entrer comme une partie. Un objetne devient donc ni meilleur ni pire par le fait dtre lou.Cette vrit sapplique mme aux choses communmentappeles belles, telles que les objets matriels, les uvresdart. En quoi donc la vraie beaut a-t-elle besoin dtreloue ? Pas plus que la loi, que la vrit, que la bont, quela pudeur. Y a-t-il une seule de ces choses qui deviennebelle parce quon la loue ? en est-ce fait delle parce quonla blme ? Lmeraude perd-elle de sa valeur si on ne laloue pas ? Et lor, [livoire,] la pourpre, une lyre, un poi-gnard, une eur, un arbuste ?

    21

    Si les mes survivent, comment lair les contient-il [de-puis] toujours ? Mais comment la terre sut-elle contenir tant de cadavres qui y sont ensevelis depuis silongtemps ? De mme quaprs une certaine dure dansla terre, le changement et la dissolution que subissent lescorps font de la place dautres, de mme les mes, trans-portes dans les rgions ariennes, aprs y avoir sjour-n quelque temps, se transforment, se subtilisent, sen-amment, pour retourner dans la raison sminale de luni-vers, et laissent ainsi de la place celles qui viennent habi-ter dans les mmes lieux. Voil ce quon pourrait rpondredans lhypothse de la survivance des mes.Il faut dailleurs considrer non seulement la multitudedes corps ensevelis, mais encore celle des tres vivantsque nous mangeons et que mangent chaque jour les autresanimaux. Quelle quantit dtres vivants disparat ainsi,comme ensevelie dans le corps de ceux qui sen nour-rissent ! Et cependant ils y trouvent assez de place, grce leur transformation en sang, leur mtamorphose envapeur ou en matire igne.Qui nous donne la vrit dans lhypothse susdite ? La di-vision en matire et en principe ecient [et formel].

    22

    Ne te laisse pas tourdir ; mais que tout mouvement deton me se traduise par une action juste et que toutes tesreprsentations laissent intacte la raison qui voit clair enelles.

    23

    Tout ce qui est avec toi en harmonie, monde, est aussi enharmonie avec moi. Rien de ce qui est opportun pour loinest pour moi prmatur ni tardif. Tout ce quapportenttes saisons est pour moi un fruit, nature. Tout vient detoi, tout est en toi, tout rentre en toi. Le pote dit : O citchrie, cit de Ccrops ! Et toi, ne diras-tu pas : O citchrie, cit de Zeus ?

    24

    Agis peu, dit le philosophe, si tu veux que ton me soitcontente. Ne vaut-il pas mieux dire : Fais ce qui est n-cessaire, fais ce que prescrit la raison de ltre naturelle-ment sociable, et comme elle le prescrit ? Ainsi lon ob-tient la fois le contentement de lme qui rsulte desbonnes actions, et celui que lon gote agir peu. Sup-prime, en eet, la plupart de tes paroles et de tes actescomme ntant pas ncessaires, et tu auras moins daf-faires et plus de calme. Nous devons donc sans cesse nousrpter : Peut-tre ceci nest-il pas ncessaires. Nousdevons nous interdire non seulement les actions, mais en-core les ides qui ne sont pas ncessaires : car nous sup-primerons du mme coup les actions superues qui lessuivent.

    25

    Essaie de voir comment te russit la vie dun homme debien, satisfait de la part que lui a attribue lunivers et quise contente dagir pour son propre compte avec justice etdtre toujours dans des dispositions bienveillantes.

    26

    Tu as vu cela ? Vois maintenant ceci. Ne te trouble pas ;fais en sorte dtre simple. Un homme commet-il unefaute ? Cest contre lui-mme quil la commet. Test-il ar-riv quelque chose ? Ce quelque chose est bon, car dslorigine cela avait t arrt pour toi comme un eet deslois universelles qui dterminent chaque vnement. Ensomme, la vie est courte : tire prot du moment prsentpar la rexion et la justice. Sois sobre, mais sans exag-ration de rigueur.

    27

    Ou bien le monde est ordonn, ou bien cest un chaos,confus il est vrai, monde cependant. Quoi ? En toi-mmepourrait se constituer un certain ordre et il ny aurait quedsordre dans le tout ? Et cela quand toutes les choses sont la fois si distinctes et si confondues et solidaires !

  • 12

    28

    Caractre sombre, caractre emin, caractre dur, sau-vage, puril, bestial, lche, faux, caractre de bouon, de[petit] marchand, de tyran.

    29

    tranger au monde est celui qui ne cherche pas com-prendre ce quil renferme, non moins tranger celui quine cherche pas comprendre ce quil devient. Cest d-serter que de vouloir chapper la raison qui fonde lacit ; cest tre aveugle que davoir les yeux de lesprit fer-ms, mendiant que davoir besoin dun autre et de ne pastrouver en soi-mme tout ce qui est utile sa vie. Cestun abcs du monde, celui qui [fait scession et] se sparede la raison universelle de la naturel en se plaignant desvnements qui lui arrivent ; cette nature, en eet, qui taapport dans le monde, est aussi celle qui tapporte cesvnements. Cest un lambeau [dtach] de la cit, celuiqui dtache son me de lme des tres raisonnables, quiest une.

    30

    Tel vit en philosophe qui na pourtant pas de tunique, telqui na pourtant pas de livre. Cet autre, moiti nu, dit : Je nai pas de pain, et je reste dle mes principes ; moi, je nai pas la nourriture que lon tire de la science etje reste aussi dle aux miens.

    31

    Cet art de vivre que tu as appris, aime-le ; et sur lui repose-toi ; passe le reste de ta vie comme si tu avais fait auxDieux un abandon absolu de toi-mme, sans vouloir tefaire ni le tyran ni lesclave daucun homme.

    32

    Examine, par exemple, le temps de Vespasien ; tu verraspartout ceci : des gens qui se marient, lvent des enfants,sont malades, meurent, guerroient, festoient, se livrent aucommerce, labourent, sont atteurs, orgueilleux, soup-onneux, fourbes, dsirent la mort de tels autres, seplaignent du prsent, font lamour, thsaurisent, briguentle consulat et la royaut. Tous ces hommes sont mortset disparus. Passe au temps de Trajan ; tu verras encoreles mmes choses. Et ceux-l sont morts aussi. Consi-dre galement les autres poques, lhistoire de nationsentires ; vois combien dhommes aprs tant deorts sontbientt tombs et se sont dissous dans les lments deschoses. Rappelle-toi surtout ceux que tu as connus toi-

    mme, sagitant vainement et ngligeant de faire ce quitait conforme leur propre constitution, de sy tenirfortement et de sen contenter. Il est ncessaire que cesexemples, propos de chaque action, nous permettent demesurer et nous rappellent ce que valent les soins que nousprenons delle. Le moyen [en eet] de navoir pas de d-gots, cest de ne pas sappliquer plus quil ne convientaux petites choses.

    33

    Tels mots usits autrefois ont ni dans les dictionnairesdarchasmes ; de mme les noms des hommes les plusclbrs autrefois sont devenus aussi des sortes dar-chasmes : Camille, Cson, Volsus, Lonnat, bienttaprs Scipion et Caton, puis Auguste, puis Hadrien et An-tonin. Tous ces noms seacent trs vite et se perdent dansla lgende ; trs vite mme samoncelle sur eux loubli d-nitif. Et je parle ici des hommes qui ont jet un clatextraordinaire. Quant tous les autres, peine ont-ils ex-hal leur dernier soue, quon ne les connat plus, onnen parle plus. Et quest-ce mme enn que limmor-talit du souvenir ? Rien que vanit. Quel est donc lobjeto nous devons porter nos soins ? Un seul : avoir les pen-ses dun homme juste, agir pour le bien de tous et treincapables de mentir et disposs accueillir tout ce quinous arrive comme chose ncessaire, connue, dcoulantde la mme origine et de la mme source que nous.

    34

    Abandonne-toi sans rserve Clotho ; laisse-la tresser lel de ta vie avec les vnements quelle voudra.

    35

    Tout est phmre, ce qui perptue le souvenir et ce dontle souvenir est perptu.

    36

    Considre sans cesse que tout nat par suite dun change-ment, et prends lhabitude de comprendre que la natureuniverselle naime rien tant que de changer ce qui est pouren faire des choses nouvelles [toutes] semblables. Toutce qui existe est en quelque faon la semence de ce quien doit sortir. Mais toi tu ne penses quaux semences quitombent dans la terre ou dans la matrice : cest par tropinintelligent.

    37

    Tu vas mourir, et tu nes encore ni simple, ni calme, ni srque rien dextrieur ne peut te nuire, ni bienveillant pour

  • 13

    tout le monde, et tu ne fais pas encore consister la sagessedans la pratique de la justice.

    38

    Examine leurs mes et vois les sages, ce quils vitent etce quils recherchent.

    39

    Ce nest pas dans [le principe directeur de] lme dau-trui que rside ton mal ; ce nest pas non plus dans unemodication du corps qui tenveloppe lme. O donc estce mal ? L o rside la facult que tu as de te faire uneopinion sur les maux. Ne te fais pas cette opinion, et toutest bien. Quand mme tout proche delle ton misrablecorps serait coup, brl, quand il tomberait en dcom-position et en pourriture, que la partie de toi-mme qui seforme une opinion l-dessus demeure tranquille, je veuxdire quelle ne considre ni comme un mal ni comme unbien ce qui peut arriver galement au bon et au mchant.Ce qui arrive galement lhomme qui vit contrairement la nature, et celui qui vit daccord avec elle, nest eneet ni conforme ni contraire la nature.

    40

    Pense toujours ceci : lunivers nest quun seul tre,nayant quune matire et quune me ; toute sensation seramne sa sensibilit, qui est une ; tout acte est accomplipar son activit, qui est une ; tout est la cause de tout ; leschoses sont troitement unies et ne forment quune trame.

    41

    Tu nes quune me chtive portant un cadavre, commedit pictte.

    42

    Les changements que subissent les tres ne leur causentaucun mal, et ils nprouvent aucun bien du changementpar lequel ils existent.

    43

    Le temps est un euve rapide dont les vnements sontles ots ; peine chacun deux apparat-il quil est djemport, puis un autre est emport son tour et le premierva revenir.

    44

    Tout ce qui arrive est aussi ordinaire et aussi connu quela rose au printemps et les fruits en t : par exemple, lamaladie, la mort, la calomnie, la fourbe, et tout ce quirjouit ou attriste les esprits faibles.

    45

    Tous les faits qui se succdent sont la consquence na-turelle de ceux qui les ont prcds ; ils ne forment passeulement une addition dunits spares les unes desautres et nayant pour raison dtre que leur ncessit ;ils sont relis entre eux par une connexion logique. Demme que ce qui existe a t dispos harmonieusement,de mme, dans tout ce qui arrive, se manifeste non unesimple succession, mais une admirable parent.

    46

    Souviens-toi toujours de ce principe dHraclite : Lamort de la terre consiste devenir de leau, celle de leau devenir de lair, celle de lair devenir du feu, et rci-proquement. Souviens-toi aussi de celui qui oublie oconduit la route. Rappelle-toi que les hommes sont endsaccord avec la raison qui gouverne lunivers, malgrles rapports constants qui les [y] unissent ; que les chosesque nous rencontrons tous les jours nous paraissent tran-gres. Nous ne devons ni agir ni parler comme en dor-mant, car dans le sommeil [aussi] il nous semble que nousagissons et que nous parlons ; ni comme les pdagoguesqui se bornent dire : bref, cest la tradition.

    47

    Si un Dieu te disait que tu mourras demain, ou au plustard dans deux jours, tu nattacherais pas beaucoup dim-portance mourir dans deux jours plutt que demain, moins que tu ne fusses au dernier degr de la lchet ;quelle dirence y a-t-il, en eet, entre ces deux termes ?Pense de mme que cest peu de chose que de vivre pen-dant un grand nombre dannes plutt que jusqu de-main.

    48

    Considre sans cesse combien de mdecins sont morts,qui avaient souvent fronc les sourcils la vue des ma-lades ; combien de savants qui croyaient avoir fait un belexploit en prdisant la mort des autres ; combien de phi-losophes qui avaient indniment discut sur la mort oulimmortalit ; combien de chefs qui avaient tu beaucoupde gens ; combien de tyrans qui, avec une singulire arro-gance, et comme sils taient immortels, avaient us dudroit quils staient arrog sur la vie des autres ; combiende villes sont pour ainsi dire mortes tout entires : Hlik,Pompi, Herculanum et dautres en quantit. Rappelle-toi

  • 14

    tous ceux que tu as vus mourir lun aprs lautre. Celui-ciaprs avoir rendu les derniers devoirs celui-l, et celui-l un troisime, ont t couchs par la mort, et tout celaen peu de temps. En rsum, ne cesse pas davoir devantles yeux combien les choses humaines sont phmres etde peu de prix ; hier un peu de glaire, lhomme demainsera une momie ou de la cendre. Passons donc confor-mment la nature ce temps imperceptible de notre vie,et dtachons-nous delle avec srnit, comme une olivemre, qui tomberait en louant la terre qui la nourrie, eten remerciant larbre son pre.

    49

    Il faut tre semblable au promontoire contre lequel sebrisent sans cesse les ots : il tient bon, et autour de luisapaise le gonement de la mer.Je suis malheureux parce que telle chose mest arrive. Ne dis pas cela, dis : je suis heureux parce que, tellechose mtant arrive, je nen ressens aucun chagrin ; jene suis ni bless par le prsent ni eray par lavenir. Unaccident semblable pouvait arriver tout le monde, maistout le monde ntait pas capable de le supporter sanschagrin. Pourquoi donc en cet accident voir un malheurplutt quun bonheur dans la manire de le supporter ?Appelles-tu un malheur pour lhomme ce qui nest pasun chec de la nature humaine ? Et peux-tu regardercomme un chec de la nature humaine ce qui ne seproduit pas contre sa volont ? Eh quoi ! tu connais cettevolont. Est-ce que cet accident tempche dtre juste,magnanime, temprant, sage, rchi, sincre, rserv,[libre de passions], et davoir les autres qualits dont laprsence assure la nature humaine ce qui lui est propre ?

    LIVRE V

    1

    Le matin, quand tu as de la peine te rveiller, aie cettepense prsente lesprit : je mveille pour faire uvredhomme ; mirriterai-je encore lide daller faire cepour quoi je suis n, et pour quoi jai t mis dans lemonde ? ou bien ai-je t cr pour jouir de la cha-leur, couch dans mes couvertures ? Mais cest plusagrable. Es-tu donc n pour ce qui est agrable ? Pourtout dire, es-tu un tre passif, ou fait pour laction ? Nevois-tu pas les plantes, les petits oiseaux, les fourmis, lesaraignes, les abeilles faire leur travail et, leur manire,contribuer luvre do sort le monde ? Et aprs cela turefuses, toi, de faire ce qui est luvre de lhomme ? Tu nete htes pas vers laction conforme ta nature ? Maisil faut aussi se reposer. Daccord : cependant la naturea dtermin la mesure du repos, comme elle a dtermi-n celle du boire et du manger. Nanmoins, ne dpasses

    tu pas cette mesure, ne vas-tu pas au del du ncessaire ?Pourquoi dans tes actions nen est-il plus de mme, maisrestes tu en de de tes forces ? Cest que tu ne taimes pastoi-mme, sinon tu aimerais aussi ta nature et ce quelletordonne. Dautres hommes ont aim leur mtier au pointde se consumer au travail, ne prenant le temps ni de se bai-gner ni de manger ; toi, tu estimes ta nature moins quunciseleur lart de ciseler, ou un danseur la danse, ou unavare largent, ou un sot ambitieux la vaine gloire. Ceux-ci, quand ils sont possds par leur passion, sacrient lemanger et le dormir au prot de la chose qui les touche ;est-ce que les actions qui ont pour objet le bien de tous teparaissent avoir moins de prix et mriter moins de zle ?

    2

    Il est [bien] facile dcarter et deacer toute reprsenta-tion gnante, dplace, et dtre aussitt dans un calmeparfait.

    3

    Estime-toi digne de dire et de faire tout ce qui estconforme la nature ; si, aprs cela, quelquun te blmeet tinjurie, ne te laisse pas dtourner ; ne te prive pas,comme si tu en tais indigne, de dire et de faire ce qui teparait beau. Les autres ont leur propre principe dirigeantet suivent leurs propres impulsions : ny fais pas attention,va tout droit, suis la fois ta nature propre et la na-ture commune tous ; toutes les deux nont quun chemin.

    4

    Je marche suivant les desseins de la nature, jusqu ce queje tombe et me repose aprs avoir exhal mon derniersoupir dans cet air que je respire chaque jour ; jusqu ceque je tombe sur le sol o mon pre a puis la semence demon tre, ma mre mon sang, et ma nourrice son lait, cesol qui malimente et mabreuve chaque jour depuis tantdannes, qui porte mes pas, et dont pour tant de chosesje ne cesse dabuser.

    5

    On ne peut pas tadmirer pour ta nesse. Soit. Mais il ya bien dautres choses propos desquelles tu ne peux pasdire : Je ne suis pas fait pour cela. Montre-nous doncces vertus qui dpendent entirement de toi : la sincrit,le srieux, la rsistance la fatigue, laustrit, la rsigna-tion la destine, la frugalit, la bienveillance, la liber-t de lme, la simplicit, la discrtion, la gnrosit. Nevois-tu pas combien de qualits tu pourrais montrer dsmaintenant, dont aucune incapacit naturelle ou inapti-tude ne saurait excuser le manque ? Et cependant tu te

  • 15

    contentes de ton infriorit. Es-tu donc oblig, sous pr-texte que tu es mal dou, murmurer, tre avare, at-ter, accuser ton corps, chercher plaire, tre frivole, porter une me toujours inquite ? Non, par les Dieux !Il y a longtemps que tu aurais pu tre dlivr de ces d-fauts. Tu naurais dexcuse donner que pour la lenteurdesprit et linintelligence dont on te pourrait convaincre ;encore faudrait-il, au lieu de te laisser aller et de te com-plaire ce dfaut, texercer lattnuer.

    6

    Celui-ci, quand il a heureusement agi pour quelquun,sempresse de lui porter en compte le service rendu.Celui-l na pas le mme empressement, mais en lui-mme il considre son oblig comme son dbiteur, et ilsait fort bien ce quil a fait. Cet autre enn ne sait mmepas, pour ainsi dire, ce quil a fait. Il ressemble la vignequi porte sa grappe, et qui, aprs avoir produit son fruit, necherche pas autre chose ; tel encore le cheval aprs avoircouru, le chien aprs avoir suivi la piste, labeille aprsavoir fait du miel. Cet homme aprs avoir rendu un ser-vice ne sen vante pas, mais se pr pare en rendre unautre, de mme quune vigne sapprte porter encoreune grappe la saison. Faut-il donc tre de ces gensqui rendent service pour ainsi dire sans le comprendre ?Assurment.Cependant, il faut bien le comprendre,car cest, dit-on, le propre de ltre sociable de sentir quilagit pour le bien de tous, et, par Zeus, de vouloir que sesassocis le sentent aussi.Ce que tu dis est vrai ; mais tuinterprtes mal mes paroles. Aussi seras-tu de ceux que jenommais en premier lieu ; eux aussi sont gars par unevraisemblance logique. Si tu veux bien comprendre mesparoles, il ny a pas de danger quelles te fassent ngligerdagir pour le bien de la socit.

    7

    Prire des Athniens : Pleus, pleus, Zeus, sur leschamps et sur les plaines dAthnes ! Ou il ne faut pasprier, ou il faut prier ainsi, simplement et libralement.

    8

    De mme quon dit : Esculape a prescrit ce maladede monter cheval, ou de prendre des bains froids, oude marcher pieds nus ; on peut dire de mme : la na-ture universelle a prescrit cet homme la maladie, lin-rmit, les deuils, ou quelque chose danalogue. Dansle premier cas, le mot a prescrit signie peu prs a ordonn comme une condition de la sant, et dansle second chaque occurrence est ordonne pour chaquehomme comme une condition de la destine. Ne disons-nous pas aussi que telles rencontres se produisent pournous, comme, propos des pierres de taille qui composentles murs et les pyramides, les architectes, en les adap-

    tant les unes aux autres selon certaines symtries, disentquelles se rencontrent ? Cest quen somme il ny apartout quune harmonie. Et de mme que lunivers, cecorps immense, est compos de tous les corps, de mmela destine, cette suprme cause, est forme de toutesles causes particulires. Les esprits les plus simples nepensent pas autrement ; ils disent en eet : Voil ce quelui apportait le sort. Oui, telle chose tait apporte, tellechose ordonne cet homme. Acceptons donc les v-nements comme nous acceptons les prescriptions dEs-culape. Beaucoup de ces prescriptions sont bien dures ;et cependant nous les accueillons avec joie, dans lesp-rance de la sant. Que laccomplissement parfait des d-crets de la nature universelle te paraisse quelque chose desemblable ta sant. Accueille avec joie tout vnement,lors mme quil te semble pnible, parce quil conduit lasant du monde, quil contribue au succs des desseins deZeus. Zeus naurait pas apport cet vnement cethomme, sil navait import lensemble des choses.Une nature donne napporte non plus ltre quelle gou-verne rien qui ne lui convienne. Tu dois donc, pour deuxraisons, aimer ce qui tarrive : dabord, parce que cela sestproduit pour toi, a t ordonn pour toi, et, insr dans latrame des causes les plus lointaines, devait avoir avec toiun rapport dtermin1 ; ensuite, parce que ce qui survient chacun est pour celui qui gouverne lunivers la cause deson succs, de sa perfection et, par Zeus, de sa dure elle-mme. Lintgrit des causes est altre comme le seraitcelle des parties dun tout si lon porte atteinte leur agen-cement et leur continuit. En te plaignant delles, tu leurportes atteinte autant quil est en toi, et, dans une certainemesure, tu les dtruis.

    9

    Ne te dgote point, ne renonce point, ne te dcouragepoint, si tu ne russis pas toujours diriger tes actesdaprs les vrais dogmes. Aprs en avoir t violemmentcart, reviens-y, et rjouis-toi si tes actions ont t leplus souvent celles dun homme : aime la rgle laquelletu reviens ; ne retourne pas la philosophie comme uncolier chez le pdagogue, mais comme les gens ai-gs dune ophtalmie recourent leur ponge, leur blancduf, dautres leurs empltres ou leurs lotions. Ainsi,tu montreras quil ne ten cote rien dobir la raison ;au contraire, tu te reposeras sur elle. Souviens-toi que laphilosophie ne veut que ce que veut ta nature ; mais toi, tuvoulais autre chose qui ntait pas conforme la nature.[Tu dis :] Lequel des deux est le plus doux ?Mais nest-ce pas par l que le plaisir nous gare ! Regarde, dailleurs,si la grandeur dme, la vraie libert, la simplicit, la bon-t, la puret ne sont pas plus douces. Quy a-t-il enn deplus doux que la sagesse, si lon considre combien estinfaillible et libre en toutes ses dmarches la facult decomprendre et de savoir ?

    10

  • 16

    Les choses sont comme enveloppes dun voile si obscurque beaucoup de philosophes, et non des premiers venus,ont jug quelles taient tout fait inintelligibles. Les Sto-ciens eux-mmes les considrent comme diciles com-prendre : dailleurs, notre assentiment aux reprsentationssensibles nest jamais sr. Quel est, en eet, lhomme quine change pas dopinion ? Tourne-toi maintenant vers lesobjets mmes de ta perception. Comme ils sont ph-mres, insigniants, exposs tomber au pouvoir dun d-bauch, dune courtisane dun voleur ! Aprs cela, consi-dre les caractres de ceux au milieu de qui tu vis. Leplus sage peut peine les supporter : je najoute pas quepersonne ne se supporte soi-mme quavec peine. Au mi-lieu de ces tnbres, de cette laideur, dans cet coulementde la matire, du temps, du mouvement et des chosesmues, je ne vois rien pour quoi nous puissions avoir delestime et un vritable attachement. Consolons-nous, aucontraire, en attendant la dissolution naturelle, et pour nepas nous tourmenter de cette attente, reposons-nous surles vrits suivantes : dabord, rien ne marrivera qui nesoit conforme la nature universelle ; en second lieu, jaila libert de ne jamais agir contrairement mon Dieu et mon gnie. Personne ne pourra me contraindre lui dso-bir.

    11

    Quel est donc lusage que je fais [aujourdhui] demon me ? Pose-toi cette question chaque occasion,demande-toi : que se passe-t-il dans cette partie de moi-mme quon appelle le principe directeur ? De qui ai-je maintenant lme ? dun enfant ? dun jeune homme ?dune femme ? dun tyran ? dune bte domestique ? dunebte sauvage ?

    12

    Ce qui suit te montrera la valeur de ce que la plupart deshommes considrent comme des biens. Si nous pensions certains biens rels et vritables, comme la prudence,la temprance, la justice, le courage, aprs les avoir ain-si envisags, nous ne pourrions pas entendre le mot dupote : Tu possdes tant de biens... parce que ce motne conviendrait pas du tout. Mais si lon a dans lesprit lesbiens qui paraissent tels au plus grand nombre, on couteces paroles du pote comique et on na pas de peine lesaccepter comme bien appropries. Le vulgaire mme sentbien cette dirence : sans cela il ne serait pas choqude la premire application et ne la repousserait pas. Aucontraire, sil sagit de la richesse et de toutes les chancesheureuses du luxe et de la gloire, nous acceptons commejuste et spirituel le propos du pote. Poursuis donc etdemande-toi sil faut honorer et regarder comme des biensdes objets tels quen y pensant on puisse dire de leur pro-pritaire : Il est si riche quil ne lui reste pas un coin

    pour se soulager.

    13

    Je suis constitu de principe ecient et de matire ; nilun ni lautre ne disparatront dans le nant, pas plusquils ne sont sortis de rien. Chaque partie de moi [auradonc toujours sa place assigne ; elle] sera change enune partie de lunivers ; celle-ci, son tour, se changeraen une autre partie de lunivers, et ainsi de suite, linni. Cest par un changement semblable que je suisn moi-mme, et ceux qui mont engendr, et ainsi desuite, en remontant encore linni. Rien nempche deparler ainsi, mme si lon conoit lunivers gouvern detelle sorte quil passe par des priodes limites.

    14

    La raison et lart de raisonner sont des puissances qui sesusent elles-mmes et qui susent aux actions qui lesconcernent. Elles partent du principe qui leur est propreet marchent vers la n qu"elles se sont propose. Aussiappelle-t-on ces actions actions droites , pour indiquerquelles suivent la ligne droite.

    15

    Il ne faut considrer comme humaine aucune des chosesqui nappartiennent pas lhomme en tant quhomme.Ce ne sont pas l des choses que lon puisse rclamerde lhomme ; la nature humaine ne les promet point etne sachve point en elles. La n de lhomme nest pointdans ces choses, non plus que lobjet dernier de cette n,le bien. Dailleurs, si quelques-unes dentre elles appar-tenaient lhomme, il ne nous appartiendrait pas de lesmpriser et de nous tenir en garde contre elles ; il ny au-rait pas lieu de louer celui qui sait sen passer ; enn, sielles taient des biens, celui qui cherche se priver de leurpossession ne serait pas un homme de bien. Au contraire,nous disons que plus un homme se dpouille de ces chosesou dautres choses semblables, ou mme plus il supportefacilement den tre dpouill, plus il est un homme debien.

    16

    Telles sont tes reprsentations ordinaires, telle sera tapense mme ; notre me est tout imprgne de nos re-prsentations sensibles. Plonge-la donc sans cesse dansdes ides comme celles-ci : l o lon peut vivre, on peutbien vivre ; on peut vivre la cour, donc on peut bien vivre la cour. Et encore : chaque tre se porte vers ce pourquoi il a t constitu ; sa n est dans ce vers quoi il seporte ; l o est sa n, l est son intrt et son bien ; donc

  • 17

    le bien de lanimal raisonnable, cest la socit. Jai, en ef-fet, montr dj que nous tions ns pour nous associer.Nest-il pas vident que les tres infrieurs sont faits pourles suprieurs, et les suprieurs les uns pour les autres ?Or, les tres vivants sont suprieurs ce qui est inanimet les tres raisonnables aux tres vivants.

    17

    Poursuivre limpossible est une folie ; or, il est impossibleque les mchants nagissent pas comme tels.

    18

    Rien narrive personne que la nature ne lait mis mmede supporter. Lesmmes accidents arrivent tel autre qui,soit quil ne sen rende pas compte, soit quil veuille fairemontre de grandeur dme, tient ferme et demeure invul-nrable. Nest-il pas trange que lignorance et la vanitsoient plus nergiques que la sagesse ?

    19

    Les choses elles-mmes natteignent pas le moins dumonde lme ; elles nont pas daccs jusqu elle ; elles nepeuvent ni la changer ni lmouvoir ; seule elle se modieet smeut elle-mme ; cest elle qui confre aux accidentsextrieurs un caractre en conformit avec le jugementquelle porte sur elle-mme.

    20

    A un certain point de vue, les hommes nous touchent detrs prs, en tant que nous devons leur faire du bien etles supporter ; mais en tant que certains dentre eux sop-posent notre uvre propre, les hommes entrent pournous dans la catgorie des choses indirentes, tout au-tant que le soleil, le vent ou une bte sauvage. Ces ob-jets seraient de nature entraver notre action ; mais latendance et la disposition intrieure ne sont empchespar aucun obstacle, parce que nous faisons nos rserveset changeons dobjet : la pense dtourne et transforme,en se les assignant comme un but, les obstacles mmesque laction rencontre ; ce qui nous empche dagir nousdevient le motif de notre action, et ce qui nous barre laroute devient ce vers quoi nous marchons.

    21

    Honore ce quil y a de meilleur dans lunivers, cest--direce qui se sert de tout et dirige tout. Honore de mme cequil y a de meilleur en toi, et qui est parent de lautre.Chez toi, en eet, cest ce qui se sert de tout le reste etgouverne ta vie.

    22

    Ce qui ne nuit pas la cit ne nuit pas non plus au citoyen.Ds que tu auras lide davoir prouv un dommage, aierecours celte rgle : si telle chose ne nuit pas la cit,elle ne me nuit pas non plus moi-mme ; si au contrairela cit en prouve un dommage, je ne dois pas mirritercontre celui qui la caus, mais lui montrer son erreur.

    23

    Rchis souvent la rapidit avec laquelle est emportet passe tout ce qui existe et tout ce qui nat. La matireest comme un euve qui coule sans cesse ; un changementcontinu est la loi de toute activit ; tout principe ecientest sujet mille variations. Presque rien nest stable, ettout proche est le goure bant, linni du pass et delavenir o tout svanouit. Nest-il donc pas un fou, ce-lui qui, au milieu de tout cela, sene, ou sagite, ou setourmente en comptant pour quelque chose la cause deson trouble, le moment o il la conu et le temps quilpeut durer ?

    24

    Pense la matire totale, dont tu as reu une parcelle ; ladure tout entire, dont un court et un imperceptible in-tervalle ta t attribu ; la destine dont tu es une partie,combien petite !

    25

    Un autre se rend-il coupable en vers moi ? Cest son af-faire ; il a sa disposition propre, sa propre activit. Moije suis maintenant ce que la nature universelle veut quemaintenant je sois, je fais ce que ma nature veut que jefasse [maintenant].

    26

    Que la partie de toi-mme qui dirige et gouverne ton medemeure inbranlable aux mouvements de la chair, douxou rudes ; quelle vite toute confusion, senferme dans sespropres limites et circonscrive dans les membres l bran-lement quils subissent. Lorsque, en raison de la sympa-thie (je prends ce mot dans lautre sens)qui rsulte de sonunion avec le corps ainsi agit, la pense peroit ces mou-vements. il ne faut pas essayer de sopposer la sensa-tion1, qui est naturelle, mais il ne faut pas non plus quele principe directeur y ajoute de lui-mme ce jugementquelle est un mal ou un bien.

  • 18

    27

    Vivre avec les Dieux. Celui-l vit avec les Dieux qui leurmontre constamment son me satisfaite de ce qui lui a tattribu, faisant ce que veut le gnie que Zeus a dtach delui-mme et donn chacun pour chef et pour guide. Cegnie, cest lintelligence et la raison de chacun de nous.

    28

    Te fches-tu contre celui qui sent le bouc ? Te fches-tucontre celui qui a une haleine ftide ? Quy peut-il faire ?Sa bouche, ses aisselles sont ainsi et telles quil faut bienquil en sorte de telles manations. Mais la nature a donn lhomme une raison ; en sexaminant, il peut comprendreses dfauts. Tant mieux ! toi aussi tu as une raison ; par tadisposition raisonnable, mets en mouvement sa disposi-tion raisonnable ; montre-lui, rappelle-lui sa fautes. Sil tecomprend, tu le guriras ; la colre est inutile.

    28 b

    Ni tragdien ni courtisane.

    29

    Tu peux vivre sur la terre comme tu as lintention de vivrequand tu seras parti. Si on ne te le permet pas, alors re-nonce vivre et fais-le en homme pour qui ce nest pasun mal. Il y a de la fume ici, et je men vais. Crois-tuque ce soit une aaire ? Mais, tant que rien ne me chasse,je reste libre, et personne ne mempchera de faire ce queje veux ; or, je veux ce qui est conforme la nature duntre raisonnable et fait pour la socit.

    30

    Lintelligence universelle veut la solidarit universelle ;elle a cr les tres infrieurs pour les suprieurs, et elle auni les suprieurs les uns aux autres par une mutuelle har-monie. Tu vois comme elle a tout coordonn et subordon-n, faisant chacun sa part suivant sa valeur et amenantles tres suprieurs saccorder entre eux.

    31

    Demande-toi comment tu tes conduit jusquici avecles Dieux, avec les parents, tes frres, ta femme, tesenfants, tes matres, tes nourriciers, tes amis, tes proches,tes serviteurs. As-tu, jusquici, observ leur gard ceprcepte : Ne rien faire ni dire dinjuste personne ?Rappelle-toi aussi quels vnements tu as traverss etquelles preuves tu as russi supporter. Maintenant

    que l histoire de ta vie est acheve et que ta liturgie estaccomplie, combien as-tu vu de belles actions ? combiende plaisirs et de peines as-tu mpriss ? combien dhon-neurs as-tu ddaigns ? pour combien dingrats tes-tumontr bienveillant ?

    32

    Pourquoi des mes simples et ignorantes confondent-elles une me dhomme habile et savant ? Quest-ce doncqutre habile et savant ? Cest connatre lorigine et la ndes choses et la raison qui pntre la matire tout entireet qui, travers la dure tout entire, gouverne le mondeet dtermine les priodes de son histoire.

    33

    A linstant mme tu seras de la cendre, un squelette, unnom, moins quun nom ; or, un nom nest quun bruit, uncho. Ce quon honore le plus dans la vie est vide, pour-ri, petit ; ce sont morsures de petits chiens et querellesdenfants qui rient et pleurent aussitt. La foi, la pudeur,la justice et la vrit sont parties vers lOlympe, loinde la vaste terre . Quest-ce qui te retient donc encoreici ? Les choses sensibles sont changeantes et ne durentpas ; tes sens sont faibles et faciles garer ; ta pauvreme elle-mme nest quune exhalaison du sang. Avoir dela renomme auprs dtres ainsi faits nest que vanit. Ehbien ! attends avec srnit ou de tteindre ou de changerde place. Et, jusqu ce que lheure en soit venue, que tefaut-il ? Rien quhonorer et louer les Dieux, faire du bienaux hommes, supporter et tabstenir, te souvenir que toutce qui est en dehors des limites de ton petit amas de chairet de ton faible soue nest pas toi et ne dpend pas detoi.

    34

    Tu peux toujours couler une vie heureuse puisque tu peuxsuivre le droit chemin en le faisant suivre tes penses et tes actions. Lme de Dieu et celle de lhomme ou detout tre raisonnable ont deux points communs : ntreentrave par rien dtranger, faire consister le bien dansla disposition la justice et la pratique de cette vertu etborner l ses dsirs.

    35

    Pourquoi me proccuper de ce qui nest ni un vice de manature ni un acte de ma nature vicieuse, et ne fait aucuntort la cit universelle ? Mais quest-ce qui fait du tort la cit universelle ?

  • 19

    36

    Ne nous laissons pas entraner tmrairement par notreimagination, mais venons en aide nous-mmes, commenous le pouvons, et suivant la valeur des choses. Si lonchoue dans des aaires indirentes, il ne faut pass imaginer que cela nous fasse du tort. Car ce nestpas un mal. Rappelle-toi le vieillard qui, en sen allant,priait son lve de lui donner sa toupie, sachant bienque ce ntait quune toupie. Fais maintenant commelui, puisque tu dsires les choses qui brillent et quelon clbre. Homme, as-tu oubli ce que valait cettegloire ? Non, mais tout le monde autour de moi larecherche. Est-ce une raison pour que tu deviennesfou toi aussi ? Du moins, en quelque lieu que la mortme prenne, jai t un homme bien partag. trebien partag, cela signie que tu tes fait toi-mmeune bonne part. Et la bonne part, ce sont de bonnes ha-bitudes de lme, de bonnes tendances, de bonnes actions.

    LIVRE VI

    1

    La matire de lunivers est docile et ductile ; mais la rai-son qui la gouverne na en elle aucun motif de faire dumal ; elle na aucune malice, ne fait de mal rien et rienne reoit delle aucun tort. Or, cest par elle que tout seproduit et sachve.

    2

    Quimporte, quand tu fais ton devoir, davoir chaud oufroid, davoir sommeil ou davoir assez dormi, dtre bl-m ou lou, de mourir ou daccomplir toute autre action ?Car au nombre des actes de la vie est aussi celui par le-quel nous mourons ; l, comme ailleurs, il sut de bienemployer le moment prsent.

    3

    Regarde au fond des choses ; ne te laisse tromper ni sur laqualit propre daucune delles ni sur sa valeur.

    4

    Tous les objets changeront vite : ils svanouiront [en fu-me], si la matire est une ; sinon, se disperseront.

    5

    La raison qui gouverne le monde sait ce quelle est, cequelle fait et sur quelle matire elle agit.

    6

    La meilleure manire de le dfendre est de ne pas leurressembler.

    7

    Naie quune joie et quun appui : passer dune action utile la socit une autre action utile la socit, en pensant Dieu.

    8

    Le principe dirigeant en chacun de nous est ce qui sveilleet se conduit soi-mme, se fait tel quil est et veut tre, etfait que tous les vnements qui lui arrivent lui paraissenttels quil veut quils soient.

    9

    Tout saccomplit suivant la nature universelle et non sui-vant une autre nature quelconque, enveloppe extrieurede celle-ci, ou comprise dans celle-ci, ou suspendue endehors delle.

    10

    Ou confusion, enchevtrement et dispersion, ou uni-t, ordre et Providence. Dans le premier cas, pourquoidsirerais-je mattarder dans un pareil dsordre, produitdu hasard ? Quel autre souci aurais-je que de savoir comment un jour je deviendrai de la terre ? Pour-quoi me troubler ? Quoi que je fasse, le moment de ladispersion viendra pour moi. Mais, dans lautre cas, jevnre lordre des choses, je demeure ferme et plein deconance dans celui qui le dirige.

    11

    Quand tu ne peux empcher les choses qui tentourent derompre pour ainsi dire le rythme de ta vie morale, rentrevite en toi-mme et ne te laisse pas pousser hors de lamesure plus quil nest ncessaire ; tu seras plus matrede conserver lharmonie intrieure si tu ne cesses pas dyrevenir.

    12

    Si tu avais la fois ta belle-mre et ta mre, tu aurais des

  • 20

    soins pour la premire, mais tu reviendrais sans cesse ta mre. Voil ce que sont pour toi la cour et la philoso-phie ; reviens frquemment cette dernire et repose-toisur elle ; cest par elle que la cour te parat supportable ette supporte.

    13

    A propos des mets [prpars au feu] et de tous nos ali-ments, nous nous faisons une ide de ce quils sont : ceci,par exemple, est le cadavre dun poisson, cela le cadavredun oiseau ou dun porc ; pareillement, le phalerne est lejus dun raisin, ou bien la robe prtexte est faite des poilsdune brebis teints dans le sang dun coquillage ; ou en-core lacte sexuel nest que le frottement dun nerf et lja-culation dune glaire accompagne dun certain spasme.Toutes ces ides atteignent le fond des choses et les p-ntrent au point que nous en distinguons la vraie nature.Agissons ainsi pendant toute notre vie, et quand nous nousfaisons des choses lide la plus favorable, mettons-les nu, voyons le peu quelles sont et dtruisons la lgende quiassure leur prestige. Lorgueil est un dangereux sophiste ;cest quand vous croyez vous attacher aux objets les plusdignes dattention quil dploie le plus son charlatanisme.Voyez donc ce que Crats dit de Xnocrate lui-mme.

    14

    La plupart des objets que le vulgaire admire rentrent dansla catgorie la plus gnrale, celle des choses qui ne sontque par une simple qualit premire ou nature, commedes pierres, du bois, des guiers, des vignes, des oliviers ;les gens un peu plus senss sattachent plutt aux tresdous dune me vivante, comme les troupeaux, le grosbtail ; les hommes encore plus entendus prfrent lestres pourvus dune me raisonnable, mais dont la raisonindirente ce qui est universel se distingue par lhabile-t techniques ou [par toute autre adresse], ou simplementpar le fait de possder beaucoup desclaves. Mais celui quiestime lme raisonnable, celle qui embrasse lunivers etla socit universelle, ne se tourne vers aucun autre objet ;il sapplique conserver son me en tat de se mouvoir etde se retenir suivant la raison et les lois de la solidarit ; ilagit daccord avec tout ce qui est n comme lui pour cetten.

    15

    Les choses se htent, les unes dtre, les autres de ntreplus ; mesure quune chose devient, une partie delle-mme a dj disparu ; le monde se renouvelle par uncoulement perptuel et de perptuels changements ; lecours ininterrompu du temps renouvelle toujours la dureinnie. Emports par le euve sans pouvoir nous y arr-ter jamais, est-il possible quun de nous sattache lunede ces choses qui fuient le long des rives ? Cest comme

    si nous nous mettions aimer lun de ces moineaux quipassent en volant auprs de nous ; dj il a disparu loinde nos regards. Cette vie mme de chacun de nous nestrien quexhalaison du sang et aspiration dair. [Car] enquoi dire de la simple aspiration et expiration de lair,que nous recommenons chaque instant, le fait de rendreune fois pour toutes, l o nous lavons prise, cette facultde respirer que nous avons reue hier ou avant-hier, ennaissant ?

    16

    Ce nest pas de transpirer comme les plantes qui a de lavaleur, ni de respirer comme les animaux domestiques ousauvages, ni de recevoir la reprsentation par empreinte,ni dtre tir par le dsir comme une marionnette, ni de serassembler en troupeau, ni de se nourrir. Ces faits sont dumme ordre que dliminer les produits de la digestion.Quest-ce qui a donc de la valeur ? Est-ce le bruit des ap-plaudissements ? Nullement. Ce nest donc pas non plusle bruit quon fait en parlant de nous, car les louanges dela multitude ne sont quun bruit de langues. Ainsi, voilla gloriole mise son tour de ct. Que reste-t-il qui aitde la valeur ? A mon avis, cest de se mouvoir et de sar-rter selon sa propre constitution ; ce qui est aussi le butde toute tude et de tout art. Un art quelconque, en eet,seorce de mettre tel tre ou tel objet en tat de remplirloce pour lequel il est constitu. Cest ce que cherchentles vignerons en cultivant la vigne, et celui qui dompte leschevaux, et celui qui dresse les chiens. Cest aussi le butde lducation et de lenseignement. Voil ce qui a de lavaleur. Si ce but est atteint, tu ne chercheras te procurerrien de plus. Ne cesseras-tu donc pas de donner du prix beaucoup dautres choses ? Tu ne seras donc ni libre,ni autonome, ni exempt de passions. Fatalement, en ef-fet, chacun envie, jalouse et souponne ceux qui peuventlui enlever ces autres biens ; chacun tend des piges quipossde ce quil considre comme ayant du p