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PENSÉES

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Du même auteurdans la même collection

Pensées sur la justice. Trois Discours sur la condition desGrands (édition avec dossier).

De l’esprit géométrique. Entretien avec M. de Sacy. Écritssur la grâce. Discours sur la condition des Grands.

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PASCAL

PENSÉES

Présentationpar

Dominique DESCOTES

Note sur l’édition, notes, chronologie,bibliographie, table de concordance et glossaire

parMarc ESCOLA

GF Flammarion

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© 1976, Paris, Flammarion,édition revue et augmentée en 2015.

Texte établi par Léon Brunschvicg,Éditions Hachette, 1897, Paris.

ISBN : 978-2-0813-6665-7

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PRÉSENTATION

Depuis Voltaire, une longue tradition critique voit enPascal à la fois un grand auteur classique et un dange-reux séducteur : il est permis au lecteur d’admirer sonart, non de se laisser prendre à ses raisonnements. Defait, contrairement à Descartes, Pascal n’a jamais faitécole : on cite beaucoup la partie « morale » des Pensées,on connaît les théories du divertissement, des deux infi-nités, et l’opposition de la géométrie et de la finesse. Maisle projet apologétique même de Pascal gêne toujours seslecteurs. Je vois trop bien « la main de Pascal », ditValéry, je devine trop où il veut me mener pour me laisserprendre à son piège : Pascal n’est pas philosophe, maisapologiste de la religion chrétienne, et la volonté de per-suader effarouche souvent plus qu’elle ne séduit. Toutau plus reprend-on quelques-uns de ses thèmes les plusbrillants, ou certaines de ses formules, en les isolant deleur contexte. Et même par ses amis, Pascal n’a pas tou-jours été bien servi, puisque ses théories les plus radicalesont été atténuées, affadies, et quelquefois tout à faitoubliées.

Aussi Pascal est-il un auteur moins classique qu’on nele croit : non seulement les Pensées ne sont connues quefragmentairement, et comme par échos, mais ses Écritssur la grâce ou ses analyses du sens des Écritures saintesdemeurent généralement dans 1’ombre : ce sont pourtantdes pièces essentielles du système. Cette ignorance, évi-demment, a pour cause certains traits de la sensibilitéhistorique des lecteurs ; mais c’est surtout l’originalitédes Pensées qui nous déroute : ni traité de philosophie,

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ni autobiographie mystique, ni seulement apologie de lareligion chrétienne, l’œuvre de Pascal revêt une forme lit-téraire sans équivalent, à la fois fragmentaire et systéma-tique, dont le lecteur moderne lui-même a encore quelquepeine à se faire une idée d’ensemble.

Rien de plus artificiel, en ce sens, que d’isoler les Pen-sées du reste de l’œuvre de Pascal, car elles résonnent detous ses travaux antérieurs, scientifiques, théologiques ouphilosophiques. Dans ses notes, Pascal recueille toute sonévolution spirituelle et ses expériences dans les mondesdes savants, des religieux, des bourgeois ou des gens dequalité. Il transcrit également ses réflexions sur sa propreœuvre dans chacun des domaines qu’il a explorés : soneffort tend toujours à élargir sa pensée, à saisir de mieuxen mieux le sens profond de ce qu’il a pu écrire ; Pascalphilosophe revient sur Pascal géomètre ou Pascal physi-cien ; « rhétoricien », il étudie le polémiste des Provin-ciales ; mais inversement, c’est en théologien qu’il justifieses conceptions rhétoriques et son « art de persuader ».« Tout, disait Filleau de La Chaise, pourrait avoir placedans les Pensées » ; en tout cas, toute l’expérience pasca-lienne y trouve son reflet et sa propre « critique » : c’estpourquoi les registres et les sujets y sont à la fois variéset fortement liés. Les Pensées sont nées lentement, au car-refour de préoccupations diverses, dans le mouvementd’une réflexion qui toujours revient et s’interroge surelle-même.

En un sens, il est difficile de fixer la date précise àlaquelle Pascal a décidé d’écrire une apologie de la reli-gion chrétienne dirigée contre les indifférents et les« libertins ». Mais nous connaissons quelques points derepère. Dès 1648, Pascal discute avec l’un de ses confes-seurs de Port-Royal, M. de Rebours, auquel il déclarepenser que les « principes du sens commun » peuventcontribuer à l’établissement des vérités de la religion, etque le « raisonnement bien conduit » porte à croire,contrairement à une opinion largement répandue àl’époque : retourner ainsi contre les ennemis du véritable

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christianisme les armes du sens commun, c’est, avant ladate, le principe de l’Apologie. Cette perspective devientplus nette encore dans l’Entretien avec M. de Sacy (1655),où Pascal montre que les doctrines philosophiquesd’Épictète et de Montaigne, considérées dans leurcontrariété même, constituent la meilleure introductionpossible au christianisme : Épictète a su voir la grandeuret la dignité de la nature humaine ; Montaigne, lui,a fondé son scepticisme sur la considération de la corrup-tion de l’homme. Seule la religion chrétienne concilie cescontrariétés dans l’opposition du péché et de la grâce.Elle seule, par conséquent, rend intégralement comptede la nature de l’homme, ainsi que de l’incapacité desphilosophes à la comprendre dans sa totalité. DéjàPascal parle en pédagogue, presque en apologiste.

Deux autres événements ont encore pu contribuer à lanaissance du projet apologétique : la nuit du « Mémo-rial » (23 novembre 1654) met fin à une crise spirituellede Pascal et opère en lui une « conversion » qui le décideà « mener le bon combat » (Henri Gouhier) pour la reli-gion chrétienne, contre les jésuites dans la querelle desProvinciales, puis contre les incroyants. Mais il semblesurtout que ce soit la guérison opérée, durantl’année 1656, en pleine polémique, sur la nièce de Pascalpar la Sainte-Épine, qui ait orienté sa réflexion sur lesmiracles en général, considérés comme signes de lavolonté divine. Sans doute ces analyses n’auraient-ellespas figuré dans l’Apologie définitive ; mais c’est à partird’elles que Pascal a élargi son projet et conçu certainsdéveloppements. Ces différentes orientations, réfléchieset diversifiées, le conduisent à concevoir son « granddessein » d’apologie de la religion, destinée à tirer de leurindifférence insolente les philosophes et les libertins.Dès 1658, le projet est largement réalisé puisque, durantune conférence tenue devant les esprits les plus exigeantsde Port-Royal, Pascal expose les grandes lignes de sonouvrage, selon l’ordre dont Filleau de La Chaise s’est faitl’écho dans son Discours sur les Pensées de M. Pascal. Il

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a déjà commencé à classer ses papiers, à ordonner lesfragments de son livre, lorsque la mort l’empêche d’ache-ver son travail.

Si l’élaboration du « grand dessein » lui-même neremonte pas avant la seconde conversion de Pascal, lesgrands thèmes des Pensées, eux, prolongent, pour la plu-part, les plus anciennes préoccupations de l’auteur :l’idée, fondamentale, de la séparation du domaine de lafoi et de celui de la raison lui a été enseignée par sonpère ; c’est aussi très tôt que Pascal a appris à lire et àconnaître les Écritures, dont l’influence apparaît claire-ment jusque dans les analyses psychologiques et moralesdes Pensées ; ou encore, certaines considérations épisté-mologiques remontent aux leçons de méthodologie don-nées au père Noël à l’occasion de la querelle du vide(1647). La recherche des sources de Pascal ou la connais-sance du contexte culturel ne sont donc jamais inutiles :tout ce qu’à un moment ou à un autre il a pu entendre,lire ou écrire lui-même réapparaît, au terme d’une longuetransformation, dans les Pensées. Comprendre Pascal,c’est d’abord savoir à partir de quoi il parle, à qui ils’oppose : presque constamment il écrit en polémiste.

Expérience vécue aussi bien que livresque ; parfois lesdeux puisque Pascal a pu, par exemple, à la fois lire etconnaître Descartes. Il a pu fréquenter des milieux trèsdifférents, scientifiques, mondains ou religieux, dans les-quels il a toujours occupé une place importante. Les Pen-sées reflètent ses querelles et ses discussions avec lesgrandes figures de l’époque (les jésuites, mais aussi Méré,Miton, M. de Roannez). Expérience mondaine, d’abord :on sait que les réflexions sur l’esprit de finesse ont étéinspirées par le chevalier de Méré, ami de Pascal et théo-ricien de l’honnêteté ; c’est encore ce même Méré qui,incapable de concevoir la divisibilité de l’espace à l’infini,enseigne à Pascal qu’on peut être habile homme et man-quer d’esprit de géométrie. Pascal tire également parti deson expérience scientifique : la fréquentation des milieux

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savants lui suggère d’utiles réflexions sur la valeur et l’uti-lité de la géométrie. Il n’est pas jusqu’à une certaine expé-rience politique qui ne se traduise dans les Pensées : latypologie des naïfs, des demi-habiles et des habiles lui asans doute été suggérée par l’attitude turbulente de cer-tains milieux à l’époque de la Fronde (alors que Pascallui-même a toujours professé la plus grande soumissionau pouvoir royal). Enfin, les références aux disputes phi-losophiques et surtout religieuses du temps, aux pro-blèmes de la grâce et de la morale relâchée, apparaissentsans cesse en filigrane dans tous les fragments del’Apologie.

De la même façon, l’expérience livresque de Pascal estlargement réactivée dans les Pensées : Épictète le stoïcienet Montaigne le sceptique sont les principaux interlocu-teurs de Pascal dans son grand ouvrage, en matière demorale et de connaissance de l’homme. L’Entretien avecM. de Sacy les présente comme les deux types parfaits dephilosophes et, toujours, Pascal parle à la fois avec euxet contre eux ; souvent il reprend et développe leurs argu-mentations, mais c’est pour les critiquer radicalement parla suite. Si Pascal, cependant, a lu attentivement lesEssais, les échos n’en sont pas purement livresques : lenéostoïcisme, tout comme le scepticisme de tendance épi-curienne, sont à l’époque des courants de pensée bienvivants, que le christianisme perçoit alors comme unedouble menace. Aussi les Pensées font-elles parler, chacunen sa langue et selon son point de vue, les hommes lesplus différents, Montaigne, Méré, Épictète, mais aussi lesgéomètres, les « disciples de saint Augustin », et parfoismême les jésuites ou les ennemis de la religion. Les Pen-sées sont une polyphonie de philosophes, de savants, degens du monde et de chrétiens, avec lesquels Pascal a pu,d’une façon ou d’une autre, entrer en contact.

Est-ce à dire, comme on a voulu le croire, que Pascaln’a fait que recueillir ce qu’il a vu ou entendu, développerdes idées trouvées chez d’autres, prenant au hasard desrencontres des notes sans cohérence ? On a souvent

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remarqué que certains de ses thèmes avaient déjà étédéveloppés ailleurs aussi systématiquement que dans lesPensées ; c’est le cas, par exemple, du divertissement,dont la théorie a été longuement exposée chez Sénèque.Ce serait ignorer le double travail critique et littéraireauquel Pascal soumet les matériaux de son Apologie, auterme duquel il en transforme radicalement le sens et lanature.

Travail critique d’abord : lorsqu’il revient sur l’une deses expériences antérieures, Pascal se situe toujours à unpoint de vue nouveau. Il ne répète pas, il cherche à élargirle contexte, à faire varier et à généraliser la portée d’uneidée ; toujours il veut en dégager le sens, c’est-à-direinterpréter cette expérience. La querelle des Provinciales,par exemple, fait l’objet d’un grand nombre de fragmentsdes Pensées, plus ou moins polémiques, qui reprennentles argumentations de Pascal contre les jésuites, réfutentleurs thèses et condamnent leurs procédés. Mais iciPascal cherche moins à accabler encore ses ennemis qu’àcomprendre le conflit qui l’oppose à eux, à mieux définirsa propre position par rapport aux casuistes, donc àreplacer Les Provinciales mêmes dans le cadre global del’histoire de l’Église : il ne s’agit plus de polémiquer, maisde comprendre le sens d’une polémique passée. Pourl’interpréter, Pascal distingue, dans la religion chrétienne,des chrétiens charnels et des chrétiens spirituels, les unsattachés aux réalités divines, les autres arrêtant leurregard à la terre : cette dichotomie rend parfaitementcompte du cas particulier des jésuites, qui recherchent lapuissance temporelle, par opposition aux « disciples desaint Augustin », comme Pascal lui-même ; mais elles’applique également à la religion hébraïque, et en géné-ral à toute l’histoire de l’Église. Ce schéma situe donc laquerelle des Provinciales dans le cours de l’histoire uni-verselle ; il en détermine la nécessité et la signification.En ce sens, loin de n’être qu’une répétition des Provin-ciales, les Pensées constituent une réflexion critique dePascal sur lui-même.

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C’est cependant sur l’élaboration proprement littérairedu texte des Pensées qu’il faut insister, dans la mesure oùelle enveloppe, au fond, toute l’originalité du problèmepascalien. Car Pascal n’écrit pas n’importe quoi, nin’importe comment : Voltaire a voulu répandre l’idée quePascal notait, à la diable, tout ce qui lui passait par latête, quitte à se réfuter lui-même par la suite. Il faut ren-verser la proposition : si Pascal a écrit par fragments,c’est qu’il savait fort bien comment chaque pièce devaits’insérer dans l’ensemble et se rattacher aux autres.D’une certaine façon, loin de manifester l’incapacité detrouver un ordre à ses argumentations, la dispersion desfragments montre que Pascal avait une idée claire de lafaçon dont il voulait les organiser. C’est ce paradoxed’une création littéraire à la fois rigoureuse et lacunaireque l’on doit d’abord expliquer, ce qui ne saurait se fairesans référence aux méthodes de travail de Pascal.

Il faut encore partir de l’opposition entre Pascal etDescartes. Pour celui-ci, il n’y a qu’un seul discours véri-table possible, celui qui, partant du « cogito », finit parfonder la science du monde. Le doute a réduit au silence,a étouffé les opinions, les philosophies et les autresformes de discours, en les comptant pour rien : reste àsuivre le chemin linéaire des certitudes. Pascal, on l’a vu,procède tout autrement : la matière même de son œuvre,c’est son expérience, c’est l’ensemble des discours, philo-sophiques, religieux, scientifiques, qui existent effective-ment ; ce sont les conduites des hommes telles qu’on lesobserve (divertissements, etc.). Loin de parler tout seul,comme Descartes qui a d’emblée fait taire, en doutant detout, les voix d’Épictète ou de Montaigne, Pascal se situedans le réseau des discours et des pensées de son époque :anticartésien par son point de départ même, il agit,comme dans les sciences, en empiriste. Puisqu’il veutconvertir les hommes, il lui faut d’abord les écouter,accepter le dialogue : considérer, pour ainsi dire, les dis-cours des autres comme des faits d’expérience. Or,constate Pascal, on ne peut se tromper par le côté où l’on

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envisage les choses ; chacun a raison du point de vue oùil se place et ne manque qu’à accepter le point de vueopposé ; il n’y a donc pas de discours absolument illégi-time ; et tout discours, même « naïf », même populaire, asa raison d’être et sa valeur propre, du moment qu’ilexiste. Il mérite donc d’être analysé et interprété. AinsiMontaigne a bien vu la faiblesse humaine : il représenteun point de vue particulier sur le problème anthropolo-gique tel qu’on ne peut en faire légitimement abstraction.Déjà, dans l’Entretien, Pascal condense et résume lesEssais pour en tirer une doctrine cohérente ; dans lesPensées, il reprend et reconstitue le discours du sceptique,en développe certaines parties et en critique d’autres.

Les premières Provinciales le prouvaient déjà : tout dis-cours est déterminé par le point de vue de celui qui parle.Toute perspective suppose des zones de lumière et deszones d’ombre : ainsi, dit Pascal, il y a sur l’homme deuxpoints de vue possibles. L’un, celui d’Épictète, voit toutce qui en fait la grandeur, mais reste aveugle à sesmisères ; l’autre, celui de Montaigne, perçoit fort bien labassesse de l’homme, mais il ne voit pas, en lui, les restesde sa dignité. Les deux perspectives s’opposent, car l’unejuge selon la « diversité », l’autre selon la « fin » del’homme, mais elles ont chacune leur part de vérité.Pascal étudie ainsi de nombreux discours en fonction deleur perspective, c’est-à-dire en définissant leurs « pointsaveugles » (voir, par exemple, l’opposition du peuple auxdemi-habiles et aux habiles). La grande originalité dePascal par rapport au cartésianisme est donc d’avoir, lepremier, pris le discours comme matière de sa réflexion.

Inversement, on pourrait dire qu’il traite également lesfaits comme des discours, dans la mesure où jamais ilne sépare la description d’une conduite humaine de soninterprétation. Quel est, ainsi, le sens du divertissement ?Au terme de l’analyse, Pascal en reconstitue la justifica-tion, comme pour traduire le divertissement en une for-mule cohérente : « Et ainsi, quand on leur reproche quece qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les

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satisfaire, s’ils répondaient, comme ils devraient le faires’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’uneoccupation violente et impétueuse qui les détourne depenser à soi… ils laisseraient leurs adversaires sans repar-tie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne seconnaissent pas eux-mêmes » (139) 1. Pascal se pose ainsi,pourrait-on dire, en empiriste du discours. On comprenddonc pourquoi la réflexion pascalienne touche de très prèsà la rhétorique, à la persuasion, sans cesser pour autantd’être une apologie de la religion chrétienne. Elle a pourpremier objet l’ensemble des discours que Pascal a pu lui-même « intercepter » : Descartes, Épictète, les sceptiquessont le corps, la matière des Pensées, autant pour ce qu’ilsrévèlent de l’homme que parce qu’ils sont les adversairesde la religion.

Empirisme ne signifie pas réception passive. Pascal estau contraire passionné de mise en ordre : de récentesétudes ont mis en lumière ses méthodes de travail dansce domaine. Pour « reconstruire » un auteur, il disposeen général d’un recueil de citations ou d’extraits plus oumoins larges, soit sous forme de manuel, soit sous formede notes personnelles : les Écrits sur la grâce, parexemple, sont en partie une collection d’« excerpta ». Dela même façon, dans l’Entretien, l’exposé des doctrinesd’Épictète et de Montaigne est constitué d’extraits sou-vent littéraux, parfois modifiés, de ces auteurs, ordonnésles uns après les autres pour former un ensemble cohé-rent et homogène. Les Pensées réunissent également desemblables séries de citations plus ou moins développées,parfois très brèves.

À partir de ces extraits, Pascal construit, pour ainsidire, un discours idéal, plus dense et rigoureux quenature, tel qu’il soit ordonné par un principe unique.Reprenons l’exemple de Montaigne : l’Entretien avec

1. Nous renvoyons à la numérotation de l’édition Brunschvicg de 1897,reprise dans le présent volume (voir la note sur les Pensées et l’éditionBrunschvicg, infra, p. 27).

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M. de Sacy présente l’établissement d’une sorte demodèle structural du sceptique. Pascal en détermined’abord le principe fondamental ; chez Montaigne, toutdécoule de l’idée de la corruption de l’homme et de sonincapacité à connaître et à se connaître. Cette baseordonne rigoureusement tout le reste : doute absolu,morale païenne et épicurienne, insouciance de sa proprefin se déduisent les uns des autres presque comme on tiregéométriquement les conséquences d’un principe. Ainsienchaînées, les citations forment un discours homogène,dans lequel on reconnaît un modèle réduit des Essais.M. de Sacy ne s’y trompe pas : dans cette construction,la mise en ordre est l’œuvre de Pascal qui, au fond, prêteplus à Montaigne et à Épictète qu’il ne leur emprunte.

Les Pensées généralisent le principe : en eux-mêmes,Épictète et Montaigne sont de peu d’intérêt ; ce quicompte, c’est qu’ils représentent le modèle idéal d’un cer-tain type de philosophe, modèle susceptible d’être tra-vaillé et analysé. Dans les Pensées, Pascal élargit cettetypologie des discours ; dans l’ordre de la philosophie, ilprécise les distinctions : l’opposition des pyrrhoniens etdes dogmatistes demeure ; mais du point de vue du sou-verain bien, celle des épicuriens et des stoïciens est plustypique. La classification se complique encore, et senuance, si l’on distingue les types de philosophes selon la« concupiscence » secrète qui commande leur discours :désir de savoir, désir de jouir, désir de dominer, chacunedes « concupiscences » apparaît comme le principe d’unesecte particulière de philosophes. À la dualité de l’Entre-tien, les Pensées substituent une constellation différenciéede discours philosophiques.

Mais les Pensées ne se limitent pas à la philosophie : laclassification des hommes en naïfs, demi-habiles, habiles,dévots et parfaits chrétiens introduit une démarche ana-logue, dans un autre domaine. Chaque catégorie se défi-nit ici par son point de vue propre sur l’ordre du monde,irréductible aux autres : les naïfs, ou le peuple, attribuentà la nature des grands de ce monde une noblesse qui n’est

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qu’un effet de coutume ; les demi-habiles, au contraire,comprennent que les grandeurs ne sont que pure appa-rence ; enfin, les habiles « parlent comme le peuple »(336), tout en sachant bien que les grandeurs d’établisse-ment n’ont rien d’« essentiel » en nous. Et ainsi desuite… Dans tous les cas, Pascal classe les perspectivestypiques selon leurs différences et leurs ressemblances :le discours du naïf et celui de l’habile sont identiques,puisqu’il faut « parler comme le peuple » ; mais ils mani-festent pourtant des points de vue distincts, car un hon-nête homme garde « sa pensée de derrière la tête ». Ainsicette typologie est-elle complexe : tout en maintenant lesdifférences spécifiques des multiples points de vue, ellemarque également leurs rapports d’analogie. La mêmedémonstration serait possible pour la dichotomie desjuifs et des chrétiens.

La constitution de cette typologie est la base de l’argu-mentation pascalienne : chaque type y conserve son ori-ginalité, tout en restant fortement lié aux autres ; d’unecertaine façon, Pascal crée, dans les Pensées, une sorte deréseau des principaux discours possibles, qui s’opposent,se répondent ou se correspondent : les pyrrhoniens s’enprennent aux dogmatistes, les fins aux géomètres, lesdemi-habiles aux parfaits chrétiens, et même les jésuitesaux « disciples de saint Augustin ». Le lecteur n’y saisitd’ailleurs pas seulement des contradictions, mais aussides affinités secrètes, comme entre sceptiques et épicu-riens. Et à travers Montaigne, il entend tous les scep-tiques, à travers Descartes, tous les dogmatiques.

Jamais, pourtant, ces classifications ne tombent dansla sécheresse rhétorique ; au lieu de reprendre platementles discours qu’il entend mettre en œuvre, Pascal les déve-loppe et diversifie leurs thèmes essentiels. Il prête à sonstoïcien ou à son pyrrhonien sa propre éloquence : tantôton reconnaît la virulence du sceptique dans la critiquedes institutions ou du « moi humain » (100) ; tantôt lanoblesse des stoïciens, ou la chaleur des cartésiens dansleur défense du droit de l’homme à connaître. Chaque

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discours est à la fois rigoureux et très vivant, car si leprincipe, ou la perspective, reste constant, les domainesanalysés et les exemples varient. Par là Pascal concilie laplus grande liberté de création avec son exigence fonda-mentale d’ordre.

La matière des Pensées est donc tout à fait différente,par nature, de celle des Méditations de Descartes : la tex-ture des Pensées est le dialogue, les échanges et les entre-croisements des discours : ils se répondent, se réfutentou se renforcent réciproquement, en une sorte de réseauextrêmement complexe. On comprend bien pourquoil’ordre cartésien n’est pas celui de Pascal : les Méditationssuivent une voie linéaire, alors que la recherche est iciserpentine, passant d’un point de vue à l’autre, en undialogue sans cesse recommencé. Descartes suit l’enchaî-nement des raisons ; Pascal, lui, nous situe au cœur desdisputes du temps, dans le dialogue multiple des pointsde vue qui s’opposent ou se complètent. La recherche dela vérité n’est pas, pour lui, de l’ordre de la simplicité :elle a pour univers la diversité des hommes et des opi-nions ; à la chaîne cartésienne des raisons, Pascal substi-tue le labyrinthe des discours.

D’où, en un sens, la forme fragmentaire des Pensées,qui n’exprime pas, comme le veut Lucien Goldmann, unepensée toujours en contradiction avec elle-même. Lors-qu’il construit un discours, Pascal n’a pas besoin d’enreprendre la totalité : il n’en reconstitue souvent qu’unchaînon ou une orientation argumentative. Mais il saitfort bien à quoi répond chaque fragment et quelle est saplace dans l’économie des Pensées : c’est la raison de tantd’indications elliptiques, parfois déroutantes, qui, loind’être une note prise au hasard, seraient plutôt l’échod’un discours cohérent développé ailleurs. Rien de moinsinachevé, d’une certaine façon, que ces fragments,puisqu’ils manifestent, au contraire, l’extrême exigenced’ordre propre à Pascal.

D’où, encore, la grande fréquence de la forme dialo-guée dans les Pensées, que l’on ne retrouve pas seulement

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PRÉSENTATION 19

dans l’« argument du pari », mais aussi dans presquetous les textes un peu développés, et souvent de façonelliptique dans certains fragments brefs (227 et 231, parexemple) : en un éclair, on passe d’un point de vue àl’autre, par « renversement du pour au contre » (328). Lafameuse image du « roseau pensant » (347) en estl’exemple extrême, qui réunit en une formule les pointsde vue opposés d’Épictète et de Montaigne.

C’est là, sans doute, qu’il faut reconnaître l’extraordi-naire maîtrise de Pascal. Car dès maintenant il a pris sonlecteur au piège, tout comme il avait, avec Les Provin-ciales, réduit les jésuites à une défensive sans espoir. LesPensées sont, au fond, une sorte de machine infernale, àlaquelle on n’échappe nécessairement que vaincu et per-suadé : l’un des seuls exemples, avec Rousseau, de piègelittéraire. Car Pascal prend toujours soin, dans son livre,de dessiner la place de son lecteur : toujours il lui parle,lui présente le spectacle du monde, lui fait écouter le dia-logue des philosophes et des religions. Il y a une véritablemise en scène des Pensées, au milieu de laquelle, très vite,le lecteur ne sait plus s’il est spectateur ou acteur : le« vous » qui le met en cause le force, peu à peu, à s’identi-fier au « je » et, comme par imitation, à écouter, à discu-ter et, comme le veut Pascal, à « chercher ». Mimant larecherche, le lecteur finit par chercher.

Dès lors, Pascal a gagné la partie : nous avons vu, eneffet, que les types de discours qu’il a pu reconstruireoffrent des perspectives suffisamment larges pour repré-senter, de façon schématique, toutes les opinions pos-sibles sur le problème de l’homme. La typologie despoints de vue est à la fois assez formelle et variée pourque tout discours puisse être rapporté à un cas ou à uneperspective assignable. Nécessairement le lecteur est prisdans le réseau : il se reconnaît soit dans le naïf, soit dansle demi-habile, soit dans le dévot ; en Montaigne ou enDescartes ; en Épicure ou en un stoïcien. Dans tous lescas il retrouve, mutatis mutandis, sa propre position dansl’une ou plusieurs de celles que Pascal a construites ; il

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est « embarqué » (233) car, quel que soit son discours,s’il s’élève et « se vante », on l’abaisse, « s’il s’abaisse »,on l’élève, et « le contredit toujours » (420).

Tel est en effet le piège pascalien : une opinion étantdonnée, elle est sans cesse remise en critique au nomd’une autre, et cela dans tous les domaines : les scep-tiques réfutent à bon droit les dogmatiques car nous nesommes jamais certains de ne pas rêver ; mais les dogma-tiques ont également raison de se fier à la « nature ». Dela même façon, les demi-habiles ont raison de ne pasprendre la coutume pour la loi naturelle ; mais le peuplea encore plus raison qu’eux car « fronder, bouleverser lesÉtats » (294), c’est établir un désordre permanent, sanspossibilité réelle de fonder un ordre légitime. Et ainsi desuite, chaque discours réfute l’autre, passant sans cessedu pour au contre.

La critique pascalienne consiste fondamentalement enune méthode d’interprétation : dans chaque cas Pascalcherche la « raison des effets », la racine d’une opinionou encore ce qui lui donne son sens. Il ne faut pas seule-ment écouter un discours, il faut encore en découvrir lasignification profonde, et souvent cachée, en remontant àson principe. Écoutons les sceptiques : ils n’ont raison deproclamer notre ignorance que s’ils sont peu nombreux ;si tout le monde était de leur avis, il y aurait une véritéunique et universelle : au fond du scepticisme se trouveun dogmatisme larvé ; son véritable sens est le dogma-tisme : le pyrrhonisme se réfute donc lui-même. Autreexemple : les demi-habiles font profession de mépriserle peuple ; mais lorsqu’ils veulent tout bouleverser pourétablir un ordre qu’ils imaginent plus juste, ils com-mettent la même erreur que les naïfs : la véritable signifi-cation de la demi-habileté, c’est la naïveté, son contraire.Prenons encore le cas des ennemis de la religion chré-tienne, les juifs : ils ont beau s’attaquer au christianisme,dit Pascal, leur folie ne sert qu’à l’établir et à prouversa vérité.

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Tel est le nerf de l’argumentation des Pensées : affirmerla grandeur de l’homme, c’est prouver sa présomption etsa misère ; mais on reconnaît sa dignité au fait quel’homme se sait misérable. Ainsi la signification véritabled’un discours n’est pas son sens explicite, mais toujours lesens contraire. Le piège est parfait : quoi que vous puissiezdire, affirme Pascal, la signification de votre discours vouséchappe et vous réfute ; tout ce que vous dites ne fait querenforcer l’opinion contraire. Le débat des pyrrhoniens etdes dogmatiques n’a pas de fin et ne peut en avoir, pardéfinition. On voit en quoi il n’est pas exagéré de parler demachine infernale : car une fois entré dans le jeu, il n’estpas possible d’en sortir : aucun discours n’échappe au ren-versement du pour ou contre, et à peine croit-on avoirtrouvé un point fixe ou une position stable que tout estremis en question. La première victime en serait le lecteurlui-même : si Pascal a su le mettre en cause, s’il s’identifieau « je » des Pensées, le voilà entraîné d’une opinion àl’autre, se reconnaissant sans cesse dans ce qui lui est leplus contraire et toujours pris à revers, quoi qu’il dise. Le« je », chez Pascal, marque toujours la permanence d’uneindividualité, mais perpétuellement changée et étrangère àelle-même : « je » est un autre.

Mais aussi le lecteur de bonne foi est réduit au silence,c’est-à-dire, d’une certaine façon, convaincu. S’il ne peutrien dire sans se réfuter du même coup, il ne lui reste plusqu’à se taire. C’est là l’effet produit par la constructionpascalienne : cette « philosophie du discours » place lelecteur dans une position telle qu’il doit nécessairementrester en silence et écouter la parole de Dieu, qui seulepeut encore mettre de l’ordre dans un chaos insuppor-table. Il n’y a donc pas, chez Pascal, une intention apolo-gétique distincte d’une philosophie du discours : lesproblèmes de la définition, de l’art de persuader, ont tou-jours intéressé Pascal : les premières Provinciales, l’Opus-cule sur l’esprit géométrique, les Écrits sur la grâce entémoignent. Mais dans les Pensées, ces problèmes n’ontpas de sens en dehors du projet d’apologie de la religion ;

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la réflexion rhétorique est la matière même de l’Apologie.La théorie pascalienne des discours trouve son fonde-ment dans la parole de Dieu.

Car que dit la Révélation ? Elle tient, dit Pascal, dansl’idée du péché originel et dans la personne de Jésus-Christ : sans elle, nous sommes « incompréhensibles ànous-mêmes » (434). Mais elle rend compte de tout : ladoctrine du péché originel distingue deux natures enl’homme, l’une glorieuse, l’autre déchue, avant et après lafaute. Avant le péché, l’homme est heureux, pur de toutmal ; après la chute, il est soumis à la concupiscence etincapable de tout bien. La distinction de ces deux naturesexplique clairement toutes les contrariétés de l’homme.

Du même coup, la Révélation, ou plutôt la personnede Jésus-Christ, devient le point fixe qui rend aux opi-nions diverses leur vérité et leur sens. Car tout ce quenous disions de la dignité de l’homme peut maintenantse rapporter à sa nature avant la chute ; inversement, ceque nous disions de sa bassesse s’applique à l’état dedéchéance : il redevient possible, grâce à la parole deDieu, de parler sans se contredire, ou sans dire n’importequoi. Il suffit de bien penser que notre nature est déchuepour pouvoir dire que nous sommes misérables et grandssans absurdité, puisque nous ne le disons plus du mêmeaspect de l’homme. Il n’y a pas de santé du discours sansla parole de Dieu, mais avec elle nous pouvons enfinpenser sans contradiction. Ainsi, la Révélation rend laphilosophie inutile puisque jamais la philosophie n’aconduit au salut ; mais elle la rend aussi possible, carsans la Révélation toute pensée retombe dans le chaos.

Cela compris, nous voyons que la Révélation donnesens à tout : elle est la raison de tous les « effets ». C’estparce que Dieu a voulu se cacher qu’il y a des incroyants,et leur incroyance même est une preuve supplémentairede la vérité du christianisme ; c’est aussi parce que Dieuse cache que les juifs n’ont pas vraiment compris le « sensspirituel » des Écritures (571), et leur aveuglement prouve

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encore la religion chrétienne. Les pires ennemis du chris-tianisme ne font que le renforcer. Ce qui paraît le pluscontraire à Dieu n’a de sens que par lui et retomberait,sans lui, dans le chaos et le néant. La religion rend doncaussi bien compte de ce qui lui est contraire que du reste.Elle est la secrète raison d’être de tout, et même de sesennemis.

Pascal conserve cependant de son expérience de physi-cien ce principe qu’une hypothèse, même si elle expliquebeaucoup de faits, peut toujours être remise en question :c’est pourquoi il demande aux Écritures de fournir despreuves de leur propre vérité. Or, montre-t-il, la parolede Dieu porte en elle-même les marques de sa vérité, detelle sorte qu’il n’est pas possible, de bonne foi, de larévoquer en doute : les miracles, la « perpétuité » de lareligion chrétienne tout au long de l’histoire et les pro-phéties en sont les preuves irréfutables.

La dernière partie des Pensées, la moins lue, rend raisonde tout ce qui précède. La parole de Dieu, ou les Écritures,sont en quelque sorte la règle de tout discours possible,sans laquelle tout est confusion et contrariété : grâce à elle,l’homme n’est plus un monstre pour lui-même et l’universne lui apparaît plus comme un milieu chaotique danslequel il est impossible de s’orienter. Mais cette parole,encore faut-il la comprendre, et voir quel en est le sens véri-table, caché par le sens littéral. Or le fil de la démonstrationpascalienne consiste à montrer que l’Écriture est le seuldiscours qui porte en soi-même sa propre raison d’être, quidonne des marques de sa vérité et se justifie soi-même : laparole de Dieu, contrairement aux discours humains, est àelle-même sa propre raison. Figurative, elle donne pour-tant au lecteur de bonne volonté des marques de son senscaché (par exemple, Pascal affirme que les livres prophé-tiques n’ont de sens cohérent que si on les lit à la lumièrede la charité, et que les prophètes n’ont cessé de le dire eux-mêmes). Et surtout, le sens caché des Écritures s’expliquelui-même, dans son caractère figuratif : Dieu a voulu secacher aux hommes, il ne leur a parlé qu’en termes voilés ;

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c’est notre corruption qui nous empêche de comprendre lavéritable signification de la parole divine.

Raison de tous les effets, raison de soi-même, le discoursdivin est donc l’absolu qui rend toute pensée possible.Nous ne parlons et n’existons que par lui ; la seule attituderaisonnable est de lui obéir et de vivre en parfait chrétien.

À ce point intervient la grâce divine : seul Dieu peutinspirer à l’homme le sentiment nécessaire à une véritableconversion et faire qu’il haïsse en lui-même sa corruptionet qu’il aime sa nature de fils de Dieu. Mais il est faux dedire par là que Pascal apologiste aura été un « serviteurinutile » ; il ne peut évidemment pas faire lui-même le salutde chaque homme. Mais d’une part il nous apprend que lafoi ne s’acquiert que contre notre orgueil et notre concu-piscence ; d’autre part, et c’est l’essentiel, il a tout fait pourouvrir à l’homme la voie de la charité en lui apprenant quetout ce qu’il dit et pense n’a de sens que par Dieu, auquelil faut se soumettre sous peine de tomber dans l’incon-science ou la folie. Et ici encore, le piège se referme : carrefuser ces « célestes lumières » (435), ce serait agir contretoute raison, et contre nous-mêmes. Mais en tout cas, cen’est pas réfuter le christianisme, puisqu’il est le premier àaffirmer que Dieu se cache aux hommes de mauvaisevolonté. Quoi que dise, enfin, l’incroyant, il ne prouve queson aveuglement et, indirectement, confirme la parole deDieu sans la comprendre. Dernière preuve que tout dis-cours n’a de fondement qu’en Dieu.

*

On est loin, ici, du Pascal tourmenté des romantiquesou du sceptique de Victor Cousin. Longtemps on a vudans le « je » des Pensées un substitut de Pascal lui-même, qui aurait transcrit dans ses notes ses doutes et sesangoisses. Quel rapport avec celui qui a construit cettemachine littéraire, dont nous n’avons vu que les plusimportants ressorts ? N’est-ce pas perdre toute la vie des

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Pensées, et se condamner à prendre pour artifice rhéto-rique ce qui est plutôt confidence émouvante ?

En réalité, il est bien certain que Pascal nous parlesouvent de lui-même dans ses Pensées. Nous avons ditque son livre se serait alimenté de ses expériences et deses problèmes personnels, comme le manifeste le frag-ment 144. Mais il est aussi évident que souvent il prêtela parole à d’autres, à ceux qu’il a connus, lus, ou mêmeà ses adversaires. C’est, a-t-on pu dire, comme par délé-gation qu’il parle le langage des libertins ou de celui quicherche.

Mais Pascal n’est pas un froid philosophe ; il veutavant tout persuader. Le « je », dans sa rhétorique, repré-sente la place vide du lecteur. Les Pensées provoquentsans cesse celui que Pascal veut convertir et l’entraînentdans le piège de l’argumentation. Le principe de l’Apolo-gie tient dans cette mise en cause perpétuelle du lecteur,dans son engagement dans un réseau de discours qui leperdent en un nœud de contrariétés.

C’est là le nerf de l’art de persuader des Pensées,qu’elles n’ont d’existence que par la présence, dans letexte lui-même, de leur lecteur. Tout comme Les Confes-sions n’ont de sens que par ceux aux yeux desquels Rous-seau veut se justifier.

Pascal l’a si bien senti que ses plus violentes invectivesvisent les indifférents, qui refusent d’écouter et de discu-ter : il n’y a qu’un « monstre » pour agir ainsi contre saraison et son intérêt. Car, sans lecteur pour s’assimilerau « je » qui « cherche », les Pensées perdent toute raisond’être, plus encore, leur matière même, car aucun véri-table dialogue ne peut plus s’établir. On ne peut guèreréfuter Pascal : la seule façon de lui échapper, c’est del’ignorer, de se taire, et de renoncer à se justifier.

Dominique DESCOTES(1976)

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SUR LES PENSÉES DE PASCALET L’ÉDITION BRUNSCHVICG

Pascal a-t-il jamais voulu écrire une Apologie de la reli-gion chrétienne prioritairement destinée aux « libertins »,« esprits forts » et autres gens du monde tentés par ledoute ? On n’en a pas d’autres preuves que les alléga-tions, partout reconduites, des premiers éditeurs des Pen-sées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autressujets, qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers,soucieux de légitimer leur entreprise, huit ans après lamort de l’auteur en 1662, et le témoignage, assez ellip-tique, sinon embarrassé, de Gilberte Périer, sa sœur, quine pouvait guère désavouer publiquement une rumeurflatteuse d’abord, l’initiative éditoriale ensuite.

La question est peut-être vouée à rester sans réponse.Mais le fait est que l’on ne saurait regarder les Penséescomme une œuvre posthume : contrairement à une idéerépandue, Pascal n’a pas laissé, à l’instar de Proust, unmanuscrit longuement mûri mais resté inachevé, qu’ilconviendrait d’établir selon un protocole philologiquerigoureux pour le donner au public, quitte à en proposerplusieurs versions également possibles, comme il estadvenu de « l’épisode Albertine » dans À la recherche dutemps perdu.

PAPIERS COLLÉS, PAPIERS COPIÉS

En lieu et place du grand œuvre espéré, s’il est bienvrai, comme le veut la préface de l’édition de Port-Royal,

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que Pascal avait fait oralement mention d’un projetd’apologie, les proches – Gilberte et son fils Étienne, leduc de Roannez, mais aussi Pierre Nicole et AntoineArnauld, les deux grandes autorités de Port-Royal – netrouvèrent au lendemain de la mort de Pascal qu’unemasse de papiers inexploitables en l’état et en grandepartie étrangers à une défense de la religion chrétienne :chutes de textes déjà mis en circulation sous une formeachevée (Les Provinciales, rédigées en 1656-1657 etparues sous le pseudonyme de Louis de Montalte), essaisrestés inédits (l’opuscule De l’esprit géométrique avec undéveloppement sur « l’art de persuader »), mais aussisimples notes de lecture, réflexions jetées à la va-vite surdes sujets divers (sur le statut des textes bibliques notam-ment, ainsi que sur les miracles) ou sur des questionsscientifiques (sur le vide, par exemple), ou encore médita-tions personnelles, prières, etc. – autant de fragments quine semblent pas avoir eu pour Pascal d’autre destinataireque lui-même. Au demeurant, le terme de « fragment »,délibérément introduit par les premiers éditeurs et enté-riné par tous leurs successeurs, peut sembler abusif : si lemot désigne les « restes » subsistants d’un ouvrage acci-dentellement mutilé mais qui a un jour été entier, ondevrait s’interdire d’y recourir s’agissant des Pensées ; ilse trouve que les dictionnaires de la fin du XVIIe siècleont enregistré une évolution qu’a sans doute précipitéela parution en 1670, puis la réédition en 1678, des Pen-sées de M. Pascal : à compter de cette date, il est permisde nommer « fragment » toute trace écrite d’un desseinsupposé (« on dit aussi d’un auteur qui, ayant eu desseinde faire quelque ouvrage, n’en a fait qu’une partie, qu’iln’a laissé qu’un fragment d’un livre qu’il voulait faire »,Dictionnaire de l’Académie, 1694). La Bruyère en a euassez tôt conscience, qui élabore avec la collection de sesCaractères (1688-1696) un modèle de discours discontinumanifestement inspiré du recueil des Pensées, en délivrantau passage le premier « fragment » de la littérature fran-çaise, soit un texte non pas accidentellement mutilé, mais

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SUR LES PENSÉES DE PASCAL... 29

délibérément conçu comme elliptique, interrompu etincomplet : créée lors de la huitième édition, la vingt-huitième remarque du chapitre « Des jugements »s’ouvre sur une ligne de points de suspension signalantune « fracture », et reçoit en marge la mention« Fragment ».

Que lit-on alors sous le titre « Pensées de Pascal » dansla plupart des éditions modernes 1 ? Faute d’un manus-crit au sens rigoureux du terme, et quoi qu’ait pu en direVictor Cousin dans son célèbre Rapport de 1842 2, leséditeurs peuvent recourir à trois sources principales seu-lement, qui ont toutefois autorisé des traditions édito-riales bien différentes quant au traitement des quelquehuit à neuf cents fragments généralement donnés sous cetitre : d’une part, deux copies de datation délicate, dontles fonctions respectives ont sans doute été d’aborddistinctes, dites « C1 » et « C2 » – y ont été consignésles papiers trouvés à la mort de Pascal (1662) dans unordre partiellement semblable d’une copie à l’autre maislui-même difficile à interpréter ; de l’autre, un recueilbeaucoup plus tardif, dit « Recueil original », où ont étérassemblées les pièces autographes de l’auteur, mais ausside ses secrétaires et peut-être de ses proches 3.

S’il présente l’intérêt de nous donner le texte auto-graphe d’une partie (seulement) des fragments, ce recueil,qui ne fut constitué qu’en 1711 par Louis Périer, le neveu

1. S’agissant des sources matérielles dont disposent les traditions édito-riales, nous suivons ici pour l’essentiel l’information délivrée parPhilippe Sellier dans les notices de ses différentes éditions (voir Biblio-graphie).2. « Que dirait-on si le manuscrit original de Platon était, à la connais-sance de tout le monde, dans une bibliothèque publique, et que, au lieud’y recourir et de réformer le texte convenu sur le texte vrai, les éditeurscontinuassent de se copier les uns les autres […] ? Le manuscrit auto-graphe [des Pensées] subsiste ; il est à la Bibliothèque royale de Paris. »3. Une autre graphie alterne avec celle de Pascal au sein d’un mêmefragment parfois : ainsi de la longue réflexion sur l’imagination, frag-ment 82 ; telle autre pensée, pourtant fort brève, commencée de la mainde Pascal, est achevée par une autre : c’est le cas du fragment 69.

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de Pascal, sous le titre « Original des Pensées dePascal 1 », ne peut fournir aucune indication sur l’ordredans lequel se trouvaient les papiers de Pascal aumoment de sa mort, et moins encore servir de base à uneédition : la distribution y est apparemment dictée par ledésir de valoriser les fragments regardés comme les plusprécieux (il s’ouvre sur le « Mémorial », où Pascal aconsigné son expérience mystique du 23 novembre 1654),mais aussi par le souci d’épargner le nombre des grandesfeuilles auxquelles Louis Périer a eu recours pour laconfection d’un recueil conçu comme une sorte d’album,ou de reliquaire 2.

L’ordre des deux copies est davantage riche d’enseigne-ments : on peut penser qu’elles ont été établies à une dateplus proche de 1662, avec le souci d’enregistrer lespapiers de Pascal « tels qu’ils étaient, et dans la mêmeconfusion qu’on les avait trouvés », si l’on se fie du moinsà la déclaration d’Étienne Périer dans la préface de l’édi-tion de 1670, dite de « Port-Royal 3 ». De fait, les deux

1. BnF : f. fr. 9202.2. Pour se faire une idée du désordre, voici la description donnée parBrunschvicg d’une feuille recto et verso du Recueil original, pagi-née 201-202 : « une réflexion sur les mauvaises raisons qu’on se donnepour expliquer la circulation du sang [96], une autre sur la meilleureméthode de persuader [10], une note sur le brochet et la grenouille deLiancourt [341], suivie immédiatement de ce fragment : La vérité est siobscurcie en ce temps [864] et d’une plainte contre les malingres [sic] quitrahissent la vérité pour leur intérêt [583], puis viennent une comparai-son entre la machine d’arithmétique et les animaux [340], une réflexionsur les personnes qui mentent pour mentir [108] et sur les persécutionsqui travaillent l’Église [859]. L’écriture elle-même est changeante. […]Plusieurs fragments ont été écrits au crayon, et repassés ensuite à laplume d’une écriture qui s’est élargie et espacée. Le tout écrit tantôt surdes cahiers uniformes, tantôt sur des feuilles volantes prises au hasard »(Introduction aux Pensées de Pascal, dans Pascal, Œuvres, Hachette,1904, t. XII, p. XLVII).3. C’est évidemment à cette édition et à celle qui l’a suivie, en 1678, quefait allusion Louis Périer en titrant son recueil « Original des Penséesde Pascal », accréditant ainsi l’idée qu’il existe un manuscrit « original »(autographe) du livre intitulé Pensées.

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copies témoignent du plus grand soin dans la transcrip-tion des textes ; et le classement en est commun pourvingt-sept séries de pensées, rassemblant environ quatrecents unités, soit la moitié des fragments aujourd’huiconnus, toutes sources confondues : Étienne Périer faitvaloir dans le même passage que les « écrits » de Pascal« sur la religion » ont été trouvés « tous ensemble enfilésen diverses liasses, mais sans aucun ordre et sans aucunesuite ». Nulle contradiction ici : c’est l’ordre au sein dechaque liasse qui demeure contingent, la distribution detelle ou telle pensée dans telle ou telle liasse relevant poursa part d’une décision, matérielle et herméneutique toutà la fois.

PENSER / CLASSER

Cette répartition est-elle bien le fait de Pascal ? La plu-part des spécialistes actuels inclinent à le croire : en 1658au plus tard, quelques mois avant de tomber gravementmalade, Pascal aurait entrepris de classer ses papiers, enprocédant d’abord à un découpage des grandes feuillessur lesquelles il avait l’habitude d’écrire, en répartissantensuite ces fragments en vingt-sept rubriques pour réunirchaque dossier ainsi constitué en une liasse, selon unusage répandu qui consistait à percer les menus papierspour les enfiler sur un fil noué aux deux extrémités etfinalement les titrer par un petit papillon. Et, de fait, destrous d’« enfilure » sont visibles sur certaines pièces duRecueil original, les autres ayant vraisemblablement faitles frais des coups de ciseaux de l’artisan du recueil.

La copie C1 1, constituée de soixante et un cahiersrestés autonomes avant d’être reliés au XVIIIe siècle, avraisemblablement été établie – au plus tôt en 1663, auplus tard en 1666 – pour servir de base à l’élaboration de

1. BnF : f. fr. 9203.

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la première édition de 1670, puis de 1678, « nouvelle édi-tion augmentée de plusieurs pensées » : c’est encore surelle que se fondent aujourd’hui les classements proposéspar les éditions de Louis Lafuma, au milieu duXXe siècle, et, plus près de nous, de Michel Le Guern 1.Elle contient d’abord les vingt-sept façons de chapitrescorrespondant aux liasses dans un ordre qu’on veutcroire arrêté par Pascal au cours de l’année 1658, envertu d’une « Table des dossiers » dont l’original auto-graphe nous fait défaut – elle n’est connue que par lescopies, le secrétaire ayant toutefois procédé à son proposà ce que l’on nomme une « copie figurée » (ci-dessous) :la disposition matérielle des titres sur le papier y estreproduite en deux colonnes dissymétriques qu’on peutsupposer conformes au document original ; un titre bifféy est reproduit avec sa rature ; et l’un des titres a étémaintenu, alors même qu’il correspond à une liasse vide(« La nature est corrompue »).

Table des dossiers 2

Ordre A. P. R.

Commencement

Vanité Soumission et usage de laraison

Excellence

Misère Transition

La nature est corrompue

1. L’édition Lafuma, parue d’abord aux Éditions du Luxembourg en1951, est disponible au Seuil, « L’Intégrale », 1963 ; celle de MichelLe Guern chez Gallimard, notamment dans la collection « Folio »(1977, rééd. 1999) et au tome II des Œuvres complètes de Pascal dansla « Bibliothèque de la Pléiade » (2000).2. Fragment placé en tête des éditions Le Guern, hors classement, etnuméroté 1 dans les éditions Sellier.

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SUR LES PENSÉES DE PASCAL... 33

Ennui Fausseté des autresreligions

Religion aimable[Opinions du peuple Fondements

saines]Raisons des effets Rabbinage

Grandeur PerpétuitéPreuves de Moïse

Contrariétés Preuves de Jésus-ChristProphéties

Divertissement FiguresMorale chrétienne

Philosophes ConclusionLe Souverain Bien

La copie C1 offre à la suite un second ensemble depensées qui semblent avoir été copiées dans le plus granddésordre : Lafuma les rassemble sous le nom de « papiersnon classés », où l’on peut distinguer trente et une sériestranscrites chacune sur un cahier distinct. Un dernierensemble est formé de trois séries plus brèves, réuniessous le titre « Miracles ». En intégrant les fragmentstransmis par d’autres sources que la copie C1, les édi-tions de Le Guern présentent ainsi trente-cinq séries aprèsles vingt-sept « liasses classées ». Probable document detravail des premiers éditeurs, cette copie C1 comporte denombreuses retouches, et les différentes graphies per-mettent d’y repérer, outre l’écriture du copiste anonyme,les interventions, surcharges et amendements venusnotamment de Nicole, d’Arnauld ou d’Étienne Périer.Fait remarquable : les corrections des différents éditeursn’apparaissent jamais ensemble sur les mêmes cahiers,signe qu’ont prévalu entre eux un partage des tâches etune distribution des cahiers.

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La copie C2 1 est écrite de la même main – inconnue –que la précédente, et sur le même papier (on a pu fairel’hypothèse que toutes deux dérivent d’un archétype« C » aujourd’hui perdu), les rares corrections y étantd’une seule main, celle d’Étienne Périer : elle sert de baseaux éditions de Philippe Sellier 2, dont elle fait la singula-rité. Le manuscrit a appartenu à Gilberte, qui l’a peut-être fait établir à son usage personnel dans le mêmetemps qu’elle abandonnait une autre copie aux futurséditeurs, en se désolidarisant de leur travail. Il comporteles vingt-sept liasses classées et les séries sur les miracles,mais présente une liasse absente de C1 : les penséesContre la fable d’Esdras (voir fragments 632 sq.). Lacopie C2 répartit par ailleurs les « papiers non classés »en trois ensembles distincts, et propose un ordre différentpour les séries XX à XXXI de la première copie 3. Lesliasses y chevauchent les différents cahiers : PhilippeSellier y voit un argument pour considérer « l’ordre deC2 » comme « d’emblée intangible 4 ». Mais « intan-gible » en regard de quel projet ?

Aux pensées procurées solidairement par les deuxcopies, ou au moins par l’une d’entre elles (Contre lafable d’Esdras), s’ajoutent dans la plupart des éditionsmodernes les fragments venus de différentes sources,notamment : les « autres fragments autographes » pré-sents dans le Recueil original mais absents des copies ;une série également écartée des deux copies et transcritesur un petit manuscrit constitué vers 1680 par LouisPérier, aujourd’hui disparu mais connu par une copieayant appartenu à Sainte-Beuve puis Lafuma (« Papiers

1. BnF : f. fr. 12449.2. Mercure de France, 1976 ; rééd. Bordas, « Classiques Garnier »,1991 (rééd. 1999) ; Le Livre de Poche, « Classiques de poche », 2000 ;Classiques Garnier Poche, 2011 – pour s’en tenir aux éditions isoléesdes Pensées (voir Bibliographie).3. Pour plus de détails, voir le tableau comparatif proposé par PhilippeSellier dans l’édition Bordas, « Classiques Garnier », 1991, p. 29.4. Ibid., p. 27.

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SUR LES PENSÉES DE PASCAL... 35

retranchés » dans les éditions Le Guern) ; quatorze frag-ments donnés par un autre manuscrit datant de 1684environ, découvert par Jean Mesnard parmi les papiersde la collection Joly de Fleury 1, ou par les manuscrits dupère Pierre Guerrier, oratorien de Clermont, proche deGilberte ; à quoi on ajoute généralement les penséesdonnées par les seules éditions de 1670 et 1678 pour les-quelles donc aucun manuscrit n’existe, mais auxquelles ilest apparemment impossible de renoncer. Si les éditionsdiffèrent par l’ordre conféré aux fragments, rendantnécessaire le recours perpétuel à de fastidieuses tables deconcordance, un trait les rassemble : toutes cherchent àdonner le plus grand nombre possible de « pensées dePascal ».

À supposer que le classement en liasses soit biende Pascal, rien n’indique toutefois l’usage ultime qu’ilentendait en faire, ni que la « Table » porte le plan bienexact d’une apologie en chantier ; et, si l’on date – sanspreuves définitives – de 1658 ce classement partiel, quelsort doit-on réserver aux fragments rédigés plus tardive-ment ou encore à ceux laissés à l’extérieur des liasses ?

Les éditions fondées sur l’une ou l’autre des deuxcopies, et qui occupent aujourd’hui en librairie une posi-tion quasi hégémonique, se disent volontiers « objec-tives » ; force est de reconnaître qu’elles ont fini pardécourager la lecture directe des textes : les « fragments »offrant quelques résonances entre eux se trouvent disper-sés dans des « liasses » ou « séries » différentes, elles-mêmes distribuées selon une nomenclature que les seulsspécialistes parviennent à maîtriser – ainsi des penséessur la justice, les lois et l’autorité, réparties dans les édi-tions Sellier entre les liasses Misère, Raison des effets d’uncôté, les Miscellanea, les Pensées mêlées 3 et 7 de l’autre,ces dernières séries portant d’autres noms dans les édi-tions Le Guern ou Lafuma…

1. BnF : ms. 2466.

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À s’abstenir de tout reclassement au prétexte qu’il ten-drait à « imposer l’interprétation de l’éditeur »(Michel Le Guern) 1, on a abouti à ce paradoxe que lesénoncés de Pascal ne sont tout simplement plus lisiblessi l’on ne dispose pas déjà du commentaire qu’en proposetel ou tel éditeur ; de Pascal, nous ne lisons jamais quedes interprétations.

PENSER AVEC PASCAL

C’est pourquoi l’édition de Léon Brunschvicg, qu’onpeut bien dire historique – elle date de 1897, et de 1904pour la grande édition des Œuvres de Pascal –, continued’avoir ses partisans, et ses lecteurs. Car pour quelleraison viendrait-on vers Pascal, sinon pour y trouver dequoi penser ? De quoi fonder (ou tout au moins méditerles conditions de possibilité d’) une poétique et une rhé-torique (article I), mais aussi bien une anthropologie oupeut-être seulement une psychologie (article II), un traitédu doute (article III) ou un essai sur la croyance(article IV), une théorie de la justice sociale (article V),une « déconstruction » de la philosophie (article VI), unemorale (article VII), etc.

Le classement proposé par Brunschvicg, par larges« articles », c’est-à-dire chapitres thématiques, procèded’un examen attentif des renvois et rappels internes auxfragments (mais aussi allusions communes, citations par-tagées, sommaires identiques), pour placer côte à côtetous ceux qui entretiennent quelque rapport manifeste.En se livrant ensuite à un travail de montage aussi patientqu’inspiré, l’éditeur est parvenu à transformer uneamorphe collection d’énoncés en séries de pensées, soit,pour chacun des « articles », en un discours discontinuoù chaque fragment se trouve contextualisé : il reçoit unsens de ses relations implicites avec ceux qui le précèdent

1. Dans Pascal, Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 1300.

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SUR LES PENSÉES DE PASCAL... 37

ou le suivent. Et l’on doit admettre que certains énoncésparmi les plus elliptiques ne passent en effet le seuil delisibilité qu’à prendre place dans un contexte : ainsi de« Talon de soulier » (fragments 116 et 117) ou de « Ildemeure au-delà de l’eau » (fragments 292 et 293), énon-cés qui restent abscons aussi longtemps qu’on ne lesplace pas sous l’éclairage d’une série.

Cet ordre et cette méthode de lecture assument leurinévitable part d’arbitraire ; au terme d’une série deconjectures sur la composition, Brunschvicg formulait entête de sa grande édition des Œuvres de Pascal ce constataussi tranquille que sage : « une chose est acquise, c’estque, quel que soit l’ordre dans lequel un éditeur publieraaujourd’hui les Pensées, l’apologie de Pascal en eût dif-féré du tout au tout 1 » – on ne voit pas ce qui pourraitvenir le démentir. Si l’on consent à faire son deuil duchef-d’œuvre inachevé, si l’on renonce à achever à laplace de Pascal ce qu’il n’a peut-être jamais vraimententrepris, le classement le meilleur est dès lors celui quidonne au lecteur quelque chose à penser.

Marc ESCOLA 2

1. Dans Pascal, Œuvres, Hachette, « Les Grands Écrivains de laFrance », 1904-1914, t. XII, p. LVI.2. Ce texte a d’abord paru dans l’édition des Pensées sur la justice.Trois Discours sur la condition des Grands, GF-Flammarion, 2011.

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NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Nous reproduisons, pour le texte des Pensées, le classe-ment de la première édition de Léon Brunschvicg(Hachette, 1897).

La table de concordance proposée en fin de volumepermettra au lecteur de retrouver le texte de chacune despensées au sein des éditions aujourd’hui les plus cou-rantes, celles de Philippe Sellier et celles de MichelLe Guern, mais aussi dans le classement Lafuma qui alongtemps eu cours 1.

Les notes de bas de page ont été révisées et complétéespour la présente édition, à partir de l’annotation établieen 1976 par Dominique Descotes, qui suivait en partiecelle de Brunschvicg ; elles visent pour l’essentiel à four-nir la traduction et les références des « autorités » allé-guées par Pascal, dont la Bible, ou de ses sourcespossibles (les Essais de Montaigne bien souvent) ; ellesdoivent beaucoup aux travaux et suggestions égalementsavants de Philippe Sellier et Michel Le Guern dans leurséditions respectives, et aux annotations apportées parGérard Ferreyrolles à l’édition Sellier parue au Livre dePoche (2000).

Pour beaucoup, les fragments de Pascal sont constituésde notes de lecture : de la Bible surtout, que Pascal citegénéralement dans le texte de la Vulgate (traductionlatine de saint Jérôme, fin du IVe siècle, à partir du textehébreu pour l’Ancien Testament et du texte grec pour leNouveau Testament), le plus souvent de mémoire quand

1. Voir Bibliographie.

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NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION 39

ce n’est pas à partir des célébrations bibliques de la litur-gie ; mais il lui arrive de se référer aussi à la traductionfrançaise de Louvain (1578) ou à la Bible de RobertEstienne (1545) annotée par Vatable 1. Lorsque Pascal netraduit pas lui-même, Brunschvicg a eu recours dans sesnotes à la Bible de Louvain, archaïsante pour un lecteurd’aujourd’hui. Il nous est arrivé de recourir à la traduc-tion de Lemaître de Sacy, à l’élaboration de laquelle onveut que Pascal ait collaboré aux côtés de Pierre Nicoleet Robert Arnauld d’Andilly, mais qui n’est toutefoisparue qu’en 1667, cinq ans après sa mort (le texte enest aujourd’hui disponible dans une édition procurée parPhilippe Sellier : Robert Laffont, « Bouquins », 1990).Lorsque Pascal cite les Psaumes, nous donnons la réfé-rence dans la Vulgate et nous précisons entre paren-thèses, quand elle diffère, celle de la numérotationhébraïque, le plus souvent utilisée dans les éditionsmodernes de la Bible. Pour Montaigne, régulièrementallégué et discuté, Pascal ne connaît que l’édition desEssais de 1652 ; nos notes renvoient à l’édition de Villey-Saulnier (PUF, 1965, souvent rééditée, désormais dans lacollection « Quadrige »).

Les passages entre crochets désignent les passagesrayés sur ceux des manuscrits autographes qui sub-sistent ; les passages entre crochets et en italiquedésignent les interventions de Brunschvicg sur le texte.

Le lecteur trouvera dans le Glossaire la définition destermes dans leur acception classique, conforme aux dic-tionnaires du temps, mais aussi, le cas échéant, dans desemplois spécifiques à Pascal.

1. Voir fragment 819 et note.

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PENSÉES

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Article premier

PENSÉES SUR L’ESPRITET SUR LE STYLE

1. – Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit definesse 1. – En l’un, les principes sont palpables, mais

1. Pour ce fragment, comme pour l’ensemble de cet « article premier »de l’édition Brunschvicg, voir l’opuscule de Pascal De l’esprit géomé-trique (dans De l’esprit géométrique. Écrits sur la grâce et autres textes,éd. A. Clair, GF-Flammarion, 1985), dont la seconde partie est connuesous le titre « De l’art de persuader » : Pascal y défend le seul esprit degéométrie, sans l’opposer à un « esprit de finesse ». Dans son éditiondes Œuvres complètes de Pascal, M. Le Guern suggère que cette notepourrait être « en relation polémique » avec une lettre du chevalier deMéré à Pascal (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2000,p. 1486 ; sauf indication contraire, toutes les références aux Œuvrescomplètes renvoient à cette édition) : « Ces longs raisonnements tirésligne à ligne vous empêchent d’entrer d’abord en des connaissances plushautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez làun grand avantage dans le monde, car lorsqu’on a l’esprit vif et les yeuxfins, on remarque à la mine et à l’air des personnes qu’on voit quantitéde choses qui peuvent beaucoup servir, et si vous demandiez selon votrecoutume à celui qui sait profiter de ces sortes d’observations sur quelprincipe elles sont fondées, peut-être vous dirait-il qu’il n’en sait rien,et que ce ne sont preuves que pour lui. Vous croyez d’ailleurs que pouravoir l’esprit juste et ne pas faire un faux raisonnement, il vous suffitde suivre vos figures sans vous en éloigner, et je vous jure que ce n’estpresque rien non plus que cet art de raisonner par les règles, dont lespetits esprits et les demi-savants font tant de cas. Le plus difficile et leplus nécessaire pour cela dépend de pénétrer en quoi consistent leschoses qui se présentent, soit qu’on veuille les opposer ou les comparer,ou les assembler, ou les séparer, et dans le discours en tirer des consé-quences bien justes. Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne fontpas connaître ce que les choses sont, il faut les étudier par une autrevoie, mais vous demeurerez toujours dans les erreurs où les faussesdémonstrations de la géométrie vous ont jeté. »

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éloignés de l’usage commun ; de sorte qu’on a peine àtourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude 1 : maispour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes à plein ;et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal rai-sonner sur des principes si gros qu’il est presque impos-sible qu’ils échappent.

Mais dans l’esprit de finesse, les principes sont dansl’usage commun et devant les yeux de tout le monde. Onn’a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; iln’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoirbonne : car les principes sont si déliés et en si grandnombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe.Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur ; ainsi, il fautavoir la vue bien nette pour voir tous les principes, etensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussementsur des principes connus.

Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient lavue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principesqu’ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres,s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutu-més de géométrie.

Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sontpas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tournervers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que desgéomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas cequi est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principesnets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’aprèsavoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dansles choses de finesse, où les principes ne se laissent pasainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’onne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir àceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes : ce sont chosestellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens

1. Manque de : faute de. Les termes ou tournures classiques qui appa-raissent à plusieurs reprises dans le texte de Pascal sont définis dans leGlossaire à la fin de ce volume, ainsi que les mots employés par Pascaldans un sens spécifique (« amour-propre », « cœur », etc.).

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N° d’édition : L.01EHPN000735.N001Dépôt légal : septembre 2015