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LA SPIRITUALITÉ DE JÉSUS PERDUE ET RETROUVÉE

PERDUE ET RETROUVÉE - Spiritualité de Jésusgertrudegiroux.ca/wp-content/uploads/2015/02/spiritualitedejesus.pdf · la perdent dans leurs dogmes ... comme du malaise de leurs complices

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LA SPIRITUALITÉ DE JÉSUS

PERDUE ET RETROUVÉE

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Du même auteur

Jésus, l’homme avant l’Église, Montréal, Carte blanche, 1998.

Jésus maître spirituel, Montréal, Carte blanche, 2000.

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Gertrude Giroux

LA SPIRITUALITÉ DE JÉSUS

PERDUE ET RETROUVÉE

CARTE BLANCHE

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Les Éditions Carte blanche1209, avenue Bernard OuestBureau 200Outremont (Québec)H2V 1V7Téléphone : (514) 276-1298Télécopieur : (514) [email protected]

Distribution au CanadaFides165, rue DeslauriersSaint-Laurent (Québec)H4N 2S4Téléphone : (514) 745-4290Télécopieur : (514) 745-4299

© Gertrude Giroux, 2002

Dépôt légal : 4e trimestre 2002Bibliothèque nationale du QuébecISBN 2-922291-96-0

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présentation

L a spiritualité du juif jésus s’est perdue dans lechristianisme. Et, avec elle, sa conception de Celui

qu’on appelle Dieu et sa perception de lui-même. Au cœurde notre culture moderne qui favorise la pensée critique àl’égard des mythes religieux, on peut toutefois pressentirqu’il concevait la relation entre les humains et le Trans-cendant autrement plus simple qu’on nous ne l’avaitenseigné.

Déjà, et cela pourra surprendre, sa spiritualité est éclipséedans le Deuxième (Nouveau) Testament, car les auteurschristianisent Jésus, son Dieu et son Évangile. Par la suite,les quatre grands conciles œcuméniques des ive et ve sièclesla perdent dans leurs dogmes où elle sera reléguée auxoubliettes jusqu’à nos jours dans le christianisme officiel. Ilfaudra le labeur acharné de nombreux exégètes des xixe etxxe siècles pour la redécouvrir dans sa pureté et sa simplicitéoriginelles au fond des évangiles. C’est cette histoire complexede la spiritualité de Jésus disparue et retrouvée que je racontedans ses grandes lignes en montrant à chaque étape commentelle a été préservée, transformée ou perdue, et enfinrécupérée. Histoire d’une métamorphose qui consterneraitle maître qui n’en a rien vu ni même soupçonné.

Il ne s’agit pas d’accuser les chrétiens de jadis, tributairesde leur culture gréco-romaine, mais de regarder les faits

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avec le plus de lucidité possible à la lumière de la foi deJésus et de notre culture postmythique afin de voir plusclair dans notre cheminement, de pouvoir suivre sa voiespirituelle au xxie siècle et de dialoguer plus facilement avecles adeptes des autres religions. À cet effet, je me base surles textes du Deuxième Testament passés au crible de l’exé-gèse historico-critique, tout en consultant les spécialistesqui les analysent en toute liberté mais aussi certains autresen passant outre aux interférences confessionnelles.

Si je m’inspire des méthodes et des résultats de larecherche actuelle, j’évite d’entrer dans les débats et demultiplier les références. Cependant, il m’arrive, au passage,de parler des fins de non-recevoir des hommes d’Église,comme du malaise de leurs complices parmi les biblistes etles théologiens, devant la spiritualité de Jésus pour montrerpourquoi on la connaît si peu. Il m’arrive aussi de répétercombien elle rejoint nos aspirations spirituelles et notremanière de communiquer avec Dieu dans la modernité.

En publiant ce livre, comme les deux premiers, je pense auxaînés et aux boomers, éduqués comme moi dans la croyancechrétienne traditionnelle. Je pense particulièrement à ceuxqui n’y voient plus de sens, s’interrogent sur son authenticitéet sa pertinence ou ont pratiquement quitté l’Église, etcherchent à tâtons où trouver la lumière. À ceux qui auraientbesoin de se sentir confirmés dans leurs intuitions oudéculpabilisés au cœur de leur remise en question. Je penseaussi aux jeunes générations qui ont grandi dans une sociétésécularisée, non marquées par la doctrine ecclésiale maisqui n’ont pas eu la chance de connaître la spiritualité deJésus. Je pense enfin aux catéchètes actuelles et futures denos enfants (majoritairement des femmes), car je crainsqu’elles ne soient pas tellement préparées à les initier à savoie spirituelle.

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Présentation 9

L’étendue du thème m’oblige à me limiter sur l’autreaspect fondamental de son Évangile, l’éthique radicale de lasolidarité humaine qui découle de sa spiritualité. Aspect,d’ailleurs beaucoup plus connu, que j’ai longuement exposédans Jésus, l’homme avant l’Église (1998) et Jésus, maîtrespirituel (2000). Le sujet pourra donc paraître loin desinjustices sociales et des catastrophes humaines et cosmiquesqui affectent tous les continents. Mais si tous cherchaient leTranscendant et s’approchaient de lui pour vivre dans salumière, notamment les décideurs et meneurs de la planète,le monde ne serait plus jamais le même. Car il n’y auraitplus ni violence ni injustice mais le règne de la liberté, dela solidarité et de la paix. Jésus nous a montré le chemin decette lumière.

En général, j’adopte les citations bibliques de la Traductionœcuménique de la Bible (TOB). En vue de les clarifier ou deles moderniser, je modifie parfois les expressions. Je main-tiens le nom Yahvé de l’original hébreu du Premier (Ancien)Testament au lieu de Seigneur pour désigner Dieu. M’ins-pirant du texte grec du Deuxième Testament à l’instar decertains spécialistes, je mets une minuscule au début desmots « messie », « christ », « seigneur » et « fils » (de Dieu)quand je parle de Jésus, sauf quand je le nomme commedans les expressions « Christ » sans article, le double nom« Jésus Christ » ou « le Fils » sans complément.

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introduction

De Jésus au Deuxième Testament

L ’histoire de la formation du deuxième testamentnous amène rapidement à prendre conscience que la

spiritualité du juif Jésus y est déjà cachée. Quant on voitcomment les premiers chrétiens cheminent et fonctionnentdans l’élaboration de leurs traditions, on réalise qu’ilstransforment sa foi ou l’amalgament avec leur croyance.Qu’ils expriment beaucoup plus leur théologie qu’ils netémoignent de l’expérience et de la voie spirituelles dumaître, même dans les évangiles. Impossible alors deconsidérer toutes les paroles mises dans sa bouche commeayant été prononcées par lui. Et puis, à lire les épîtres dePaul de Tarse et de son école, on se rend vite compte qu’ilne s’agit presque pas du Galiléen ni de sa spiritualité maisde spéculation chrétienne sur le christ céleste de sa religion.La foi du prophète à l’origine du mouvement qui est devenule christianisme se trouve finalement à l’arrière-plan dansles textes dits fondateurs, dont il n’aurait certes signé qu’unfaible pourcentage.

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de jésus aux traditions préévangéliques

Jésus, mort probablement en l’an 30, n’a rien dicté. Personnen’a pris de notes de son vivant ni ne lui a soumis le moindrebrouillon. Dans les communautés naissantes, les croyantsdéveloppent d’abord des traditions orales puis, depuis l’an50 environ, des traditions écrites où ils parlent de ses faits,gestes et dires en interprétant sa personne, sa vie, saspiritualité et son Évangile. Ils prennent la liberté d’adapterses paroles et de lui en faire dire de nouvelles. C’est qu’ilsne répètent pas mais actualisent son message, ou exprimentleur croyance sous le couvert de son autorité. En plus, ilsréinterprètent leurs traditions et leur font des retouches aufur et à mesure de leur cheminement et au contact denouveaux groupes auxquels ils les transmettent, en Palestineet à l’étranger, jusqu’à ce qu’ils les intègrent dans un ou desévangiles entre les années 70 et 105.

Que devient la spiritualité de Jésus au cours de ce pro-cessus d’interprétation et de réinterprétation ? Facile de sedouter qu’on lui fait subir de profondes altérations.

La spiritualité de Jésus transforméeen croyance au christ

D’abord formées en araméen, dialecte de l’hébreu et languede Jésus comme des toutes premières communautés, lestraditions préévangéliques évolutives passent très tôt de laculture juive palestinienne à la culture grecque. De nouvellescellules de croyants d’origine juive mais de langue grecque,ou hellénistes, traduisent les traditions reçues (d’où le terme« messie » rendu par « christ ») et les réinterprètent par lasuite en fonction de leur cheminement marqué par leurculture. Elles en arrivent à concevoir différemment la fonc-tion et l’identité du Jésus de l’au-delà en lien avec leurfaçon de comprendre leur relation avec Dieu.

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Voici en bref comment les croyants interprètent le per-sonnage dans l’une et l’autre culture.

— Chez les communautés d’origine juive palestinienne,celle de la Galilée s’inspire du Jésus de l’histoire commeprophète de l’Évangile et de la foi immédiate en Dieu ;celle de Jérusalem tourne son regard vers le Jésus del’au-delà et le tient pour le messie à venir qui inaugurerabientôt une ère nouvelle, mais ses membres continuentde vivre en relation directe avec Dieu comme le juif deNazareth l’avait enseigné.— Les groupes de langue grecque identifient le Jésusde l’au-delà comme le christ seigneur qui règne déjà dansles communautés et transforme chaque croyant de l’in-térieur, remplissant ainsi le rôle de médiateur dans sarelation avec Dieu. Ils altèrent ainsi, dans son essencemême, la foi immédiate en Dieu telle que prônée parJésus. En raison de leur croyance au christ, ils sontdésignés comme chrétiens (au sens strict, le terme n’inclutpas les autres croyants).

Les communautés chrétiennes, qui métamorphosent laspiritualité de Jésus en attribuant au christ la fonction d’inter-médiaire dans leur rapport avec Dieu, transforment du mêmecoup les traditions des communautés non chrétiennes quicroient au Dieu immédiat comme Jésus en avait témoigné etenseigné de son vivant. Ce virage marquera tout le DeuxièmeTestament et la doctrine de l’Église jusqu’à nos jours.

Distinction entre « Jésus » et « christ »

Comme le christ des chrétiens ne correspond guère auprophète de Nazareth ni à sa spiritualité dès les premièresannées de l’Église primitive, il importe de préciser au départla distinction entre « Jésus » et « christ ». Traditionnellement,

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on les croit identiques mais les recherches actuelles per-mettent d’en établir la différence fondamentale.

— « Jésus », Yehoshua ou Yeshua en hébreu, désigne lepersonnage de l’histoire (incluant sa foi et sa spiritualité),le juif originaire de Nazareth en Galilée qui a proclaméson Évangile, accompli sa mission prophétique et estmort dans la Palestine au cours des années 29-30 duier siècle, avant la naissance de l’Église et la formationdes évangiles.— « Christ », du grec christos traduisant l’hébreu ma-shiah, « messie », désigne le personnage céleste identifiécomme exerçant la fonction spirituelle de médiateur dansla relation intime entre les humains et Dieu, et constituéobjet de la croyance chrétienne depuis la formation descommunautés de culture grecque.

En pratique, les auteurs du Deuxième Testament, leshommes d’Église et même des spécialistes confondent« Jésus » et « christ », les identifient ou les fusionnent. Parexemple, dire que « le christ » (le personnage céleste) est néà Nazareth, a été baptisé par Jean, a raconté des parabolesou a été crucifié, c’est le confondre avec « Jésus », car cesfaits concernent l’homme de l’histoire. Parler de « JésusChrist » en utilisant conjointement les deux noms, c’est assi-miler Jésus au christ et faire disparaître son identité deprophète de la foi immédiate en Dieu dans le rôle demédiateur spirituel attribué au christ par les chrétiens. Cequi est particulièrement évident dans les épîtres pauliniennes.

des traditions aux évangiles

Le processus d’interprétation et de réinterprétation de lapersonne, de la foi ainsi que de la mission et du messageprophétiques de Jésus se poursuit dans la composition des

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évangiles. Pas étonnante alors l’énorme difficulté à yreconnaître le maître et sa spiritualité.

Perspective chrétienne des évangélistes

En fonction de leur propre communauté, de leur époque etde leur milieu respectifs, quatre auteurs anonymes (les nomsMarc, Matthieu, Luc et Jean leur ont été attribués au iie

siècle) qui n’ont pas connu Jésus rédigent chacun un évangileen grec selon leur perspective chrétienne. Ils intègrent etamalgament les traditions orales et écrites des communautéschrétiennes et non chrétiennes en réinterprétant à leur tourle personnage, sa spiritualité et son Évangile. S’ils nous fontrencontrer le juif de Nazareth avec sa foi centrée sur Dieu,ils se situent avant tout dans l’optique de la croyance chré-tienne au christ seigneur, particulièrement évidente tout aulong de l’évangile de Jean :

— Commencement de l’Évangile de Jésus Christ... (Marc1,1) ;— Livre des origines de Jésus Christ... (Matthieu 1,1) ;— Il vous est né aujourd’hui [...] le christ seigneur (Luc2,11) ;— La grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ(Jean 1,17).

Comme le laissent voir ces quelques citations, lesévangélistes assimilent Jésus à leur christ seigneur, d’où ledouble nom de Jésus Christ.

Les évangiles sont donc des livres chrétiens où l’Évangilede Jésus est christianisé, où sa spiritualité et son identitésont métamorphosées et submergées.

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Comment cherche-t-on Jésus et sa foidans les évangiles ?

Pour rejoindre Jésus et redécouvrir sa spiritualité, les exégètesanalysent les évangiles (textes grecs) en appliquant lesméthodes de la critique littéraire et historique. Ils les déca-pent des transformations effectuées par les évangélistes,identifient les sources, déterminent les traditions préévan-géliques les plus anciennes et les situent dans leur contexteprimitif pour enfin discerner celles qui s’avèrent les plusproches de Jésus. L’exemple simple d’une recherche dessources donnera une idée de ce travail laborieux.

En comparant les évangiles attribués à Marc, à Matthieuet à Luc disposés en trois colonnes parallèles, on y remarqued’abord un plan semblable au-delà de leurs divergences.C’est pourquoi ils sont dits « synoptiques ». On peut cons-tater ensuite que ceux de Matthieu et de Luc comprennentla plupart des récits de l’évangile de Marc sur les faits etgestes de Jésus et les événements de sa vie. On peut y décelerégalement, dans un ordre différent, une seconde sourceconstituée de plus de deux cents versets qui contient surtoutdes logia (pluriel du mot grec logion, « parole, sentence »)dans la bouche de Jésus. Il s’agit d’un texte perdu que desexégètes allemands ont désigné par l’abréviation « Q » (del’allemand Quelle, « source »). En plus de ces deux sources,l’évangile de Marc et le document Q, on observe des tradi-tions particulières à chacun dans les évangiles de Matthieuet de Luc. Schématiquement, on a :

Matthieu = Marc + document Q + autres traditionsLuc = Marc + document Q + autres traditions

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Où retrouver Jésus et sa spiritualité ?

C’est surtout dans le document Q mais aussi dans l’évangilede Marc que l’on peut redécouvrir Jésus et sa foi.

La collection de paroles contenue dans le document Q,dont il ne reste aucun manuscrit mais que les biblistes ontreconstituée à partir des évangiles de Matthieu et de Luc,est sérieusement considérée aujourd’hui comme un évangileà part entière. On lui accorde une grande importance puis-qu’elle proviendrait de la communauté galiléenne très prochede Jésus et qu’elle s’avère, après un bon décapage, lameilleure source pour cerner son identité, déceler l’essentielde son Évangile et, du même coup, redécouvrir sa spiritualité.

L’analyse de l’évangile de Marc permet également derepérer des traditions anciennes, sous forme de petites unitésde paroles ou de mini-collections de récits, qui contiennentde précieux indices sur la foi du prophète au-delà du langagesouvent mythique et des mises en scène relatives à la vie età la croyance de l’Église primitive.

Quant à l’évangile attribué à Jean, il diffère notablementdes trois premiers au point de vue du vocabulaire comme àcelui du contenu. Ayant récupéré d’autres courants de tradi-tions chrétiennes, l’évangéliste met dans la bouche de Jésusde longs discours sur le christ médiateur et révélateur duPère qui expriment la croyance de la communauté johan-nique. On y reconnaît peu le langage et l’Évangile duprophète de Nazareth, encore moins son expérience de Dieu,sa spiritualité et celle à laquelle il invite ses auditeurs.

de jésus à paul de tarse

Le développement des traditions préévangéliques et la for-mation des quatre évangiles nous permettent d’entrevoir

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combien la spiritualité de Jésus est enfouie dans le DeuxièmeTestament et combien il est difficile de l’y déceler. Mais onn’a encore presque rien vu. Un coup d’œil sur les sept lettresde Paul de Tarse (seul auteur connu du Deuxième Testament)et les sept de l’école paulinienne, soit quatorze écrits survingt-sept, nous rendra encore plus conscients de l’ampleurdu problème, car la foi du Galiléen y brille quasi totalementpar son absence.

Ce juif de culture grecque, qui n’a jamais rencontré nivu Jésus, annonce au cours de ses voyages missionnaires etdans ses lettres aux communautés ce qu’il appelle « son évan-gile » à propos du christ qu’il dit avoir reçu de lui. En réalité,il prend à son compte et développe à la lumière de sa propreexpérience spirituelle les traditions chrétiennes déjà en cir-culation sur le christ seigneur, centre de sa piété et objetprincipal de sa réflexion. Il s’agit donc d’un évangile et d’unespiritualité essentiellement différents de l’enseignement etde la foi de Jésus, où l’apôtre identifie l’homme de Nazarethavec le christ de sa croyance.

Dans Les Actes des Apôtres, l’auteur de l’évangile de Luc,qui présente les diverses communautés primitives en réinter-prétant des traditions sur la vie de la jeune Église, consacreseize chapitres sur vingt-huit à la carrière missionnaire dePaul. Aussi fait-il ressortir davantage la croyance au christseigneur que la foi à la manière de Jésus : « Dieu l’a fait etseigneur et christ, ce Jésus... » ; « Philippe [...] proclamait lechrist » ; « Paul [parlait] de la foi au christ Jésus » (2,36 ; 8,5 ;24,24). C’est dire que l’apôtre a laissé son empreinte sur unlarge secteur du christianisme primitif.

jésus dans le deuxième testament

Tout compte fait, Jésus et sa spiritualité sont radicalementmétamorphosés et obnubilés dans le Deuxième Testamententièrement rédigé en grec.

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Pour une vision d’ensemble, voici une chronologieapproximative de la rédaction des vingt-sept livres régu-lièrement utilisés par les communautés chrétiennes, tenuspour inspirés et sélectionnés selon les critères de leurcroyance pour constituer le Deuxième Testament au coursd’un processus qui débute au iie siècle et se termine au ive :

29 - 30 Évangile de Jésus (oral)30 - 50 Traditions orales50 - 70 Traditions écrites50 - 75 Document Q50 - 60 Épîtres de Paul (7)70 - 75 Évangile selon Marc (Mc)80 - 90 Évangile selon Matthieu (Mt)80 - 90 Évangile selon Luc (Lc)80 - 85 Actes des Apôtres (selon Luc ; Ac)

100 - 105 Évangile selon Jean (Jn)60 - 105 Épîtres de l’école paulinienne (7)60 - 125 Autres épîtres (7)90 - 95 Apocalypse

Au moins soixante-dix écrits sont exclus, car l’Église yvoit des idées erronées ou étrangères aux siennes, ce quil’amènera à les désigner comme « apocryphes » (« cachés »).Ils suscitent beaucoup d’intérêt aujourd’hui chez les cher-cheurs qui y trouvent une mine d’informations sur le christia-nisme du iie au ive siècle. Certains de ces livres révèlentl’existence de communautés d’origine juive fidèles à la spiri-tualité de Jésus.

Dans l’ensemble des livres retenus, Jésus et sa foi sont cachéset confinés à l’arrière-plan alors que les premières com-munautés chrétiennes et leur croyance occupent l’avant-scène. Oubliant le prophète galiléen avec son expérience deDieu et sa voie spirituelle, elles ont tourné leur regard versle christ seigneur du ciel. Aussi l’immense difficulté à

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retrouver le juif de Nazareth avec sa spiritualité remonte-t-elle au Deuxième Testament.

Pratiquement, on ne peut les déceler que dans les évan-giles de Marc, de Matthieu et de Luc passés au crible desméthodes historico-critiques par les exégètes. Donc danstrois écrits sur vingt-sept, plus précisément dans leurs deuxprincipales sources, le document Q et les traditions pré-marciennes une fois décortiqués. Les sources les plusanciennes accessibles aujourd’hui ne permettent cependantpas de rejoindre directement le prophète avec sa spiritualitémais seulement à travers des traditions interprétantes etdiversifiées, développées à partir de témoignages fragmen-taires et sélectionnés de ceux qui l’ont vu et entendu.

Au-delà de tous ces intermédiaires, les exégètes par-viennent à cerner un fond historique substantiel non seule-ment sur les faits et gestes ainsi que l’Évangile du Galiléenmais aussi sur la foi dont il a vécu et qu’il a proposée à sescontemporains. Malgré les limites des méthodes utilisées,la part d’interprétation et de subjectivité inévitable et lavariété des portraits de Jésus qui en résulte, ils arrivent àdégager des faits certains sur les aspects fondamentaux desa spiritualité et à déceler des communautés primitives nonchrétiennes qui la vivent.

de jésus au xxie siècle

Le retour aux origines nous fait réaliser que les chrétiens,sous l’influence de la culture grecque, ont bifurqué sur unevoie spirituelle essentiellement différente de celle du juifJésus dès les années 30 du ier siècle. Il ne s’agit pas deblâmer ou d’accuser les porteurs de traditions préévangé-liques, ni les évangélistes ni Paul de Tarse qui ne s’adressentpas à nous mais à leurs communautés respectives. Il s’agitplutôt de dégager les faits et de les voir avec le plus de

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lucidité possible en regard de la foi du Galiléen et des acquisde la culture moderne afin d’y trouver de la lumière pournotre réflexion et notre cheminement spirituels aujourd’hui.

L’histoire de la spiritualité de Jésus ne peut être en effetque source de lumière. Elle confirme l’intuition des per-sonnes qui la pressentent, éclaire celles qui remettent enquestion une religion compliquée, essoufflée et si peu signi-fiante dans notre monde. Elle offre à celles qui désirent sesituer dans la conjoncture actuelle la possibilité de découvrirune voie spirituelle qui corresponde à leurs aspirations, enl’occurrence celle de Jésus qui continue d’avoir notre con-fiance 2000 ans après son passage parmi nous. Cette histoirepeut aussi faire comprendre pourquoi on n’a pas connu etne connaît pas encore la spiritualité de Jésus, pourquoi ladoctrine ecclésiale nous fait problème et ne passe pas dansnotre culture. En plus, elle facilite nos échanges avec lesadeptes des autres religions de plus en plus nombreux dansnotre société puisque plusieurs s’avèrent plus près de la foidu juif de Nazareth que de la croyance chrétienne.

D’autre part, le prophète d’il y a vingt siècles avec savoie spirituelle remet en question les fondements mêmesde la doctrine traditionnelle et rend drôlement mal à l’aiseles gardiens de l’orthodoxie. Paradoxalement, ils le tiennenten marge de l’institution qui n’aurait jamais existé sans lui,verrouillant portes et fenêtres pour se parer contre ce qu’ilsappellent « le vent du libéralisme ». Pas surprenant ledébrayage massif des croyants en recherche d’une spiritualitéqui les fait vivre.

Si celle de Jésus ne parvient pas à percer officiellementdans le christianisme frileux d’aujourd’hui, elle s’avère siproche de notre conscience et de nos aspirations spirituellesqu’elle se fraie facilement et irréversiblement un cheminparmi les hommes et les femmes de notre siècle en quêted’une voie simple et directe vers le Transcendant au cœur

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de la modernité. Elle rejoint nombre d’individus qui ontdéjà démythifié intuitivement le prophète de jadis et viventcomme lui, souvent à leur insu, une relation immédiate avecCelui qu’on appelle Dieu, le Mystère, la Réalité ultime...

Ce qui aurait dû en être dit ouvertement depuis longtempsa été dit dans le réseau des spécialistes et se dit maintenantdans les médias. Pas tellement en français. Rarement enmilieu catholique. Je ne fais que redire ce que beaucoupont déjà trouvé ou pressenti...

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1la spiritualité de jésus

Je commence par la spiritualité de jésus que les exégètesont retrouvée au cours des deux derniers siècles dans les

traditions historiques amalgamées à la croyance chrétiennedans les évangiles. Tout au long de cette recherche, je meréfère à elle pour raconter comment certaines communautésprimitives l’ont préservée, comment d’autres l’ont trans-formée et submergée, et comment l’Église l’a perdue par lasuite. Il s’agit de la spiritualité dont le maître vivait lui-même et qu’il proposait à ses auditeurs dans les villageset sur les routes de la Galilée vers les années 29-30 duier siècle, avant le christianisme qui n’est pas encore né et leDeuxième Testament qui n’est pas encore rédigé.

une spiritualité inconnue

Pourtant, Jésus était de foi juive. On aurait donc dû savoirque son Dieu était Yahvé, le Dieu transcendant de sesancêtres devenu le Dieu intérieur de son expérience per-sonnelle. Le Dieu immédiat et intime qu’il nous invite àrencontrer comme lui. Mais on a fait du juif de Nazareth

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un chrétien. Voilà pourquoi on ne connaît ni le prophèteni son Dieu ni sa voie spirituelle. Pire encore, on soupçonneà peine combien sa foi nous manque...

Le silence entourant sa spiritualité tout au long de l’his-toire commence avec Jésus lui-même qui se montre fortdiscret sur sa vie intérieure. Si elle était omniprésente dansl’Évangile qu’il proclamait, il ne semble pas en avoir parléexplicitement, mais elle se dégageait de son message pro-phétique et pouvait être facilement pressentie par ses con-temporains de foi juive comme lui. Comme ils rédigentleur texte dans la perspective de leur croyance chrétienne,les évangélistes font peu d’allusions à l’expérience de Dieuvécue par le prophète, à sa foi et à sa voie spirituelle.

Il est d’autant plus difficile d’identifier la spiritualité deJésus à la simple lecture des évangiles, à plus forte raisondes lettres de Paul qui présente quasi exclusivement la sienne.On sait généralement que le maître est d’origine juive mais,à première vue, il a souvent l’air de parler à titre de chrétienalors que ce sont les auteurs qui expriment leur messagepar sa bouche. Par ailleurs, on ne réalise pas toujours ceque sa judéité implique dans sa conception de Dieu, sa rela-tion avec lui et sa perception de lui-même. À cause de l’ensei-gnement reçu comme venant directement de lui, on tientpour acquis qu’il est chrétien sinon catholique.

Une réserve semblable sur la foi du maître caractérise lesouvrages de la plupart des biblistes catholiques, comme decertains protestants, sur le Jésus de l’histoire. S’ils exposentses faits, gestes et paroles en faisant souvent ressortir sonéthique radicale de la solidarité humaine, ils explorent peuson expérience de Dieu à la source de son engagement etrarement la spiritualité qui constitue le fondement de sonÉvangile. De nos jours, ils tendent à souligner plus fré-quemment sa judéité mais sans trop préciser ce qu’elle

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implique pour sa foi et la nôtre. Par ailleurs, il n’est pasfacile de saisir ce qu’ils savent et pensent sur ce thème« délicat ». Quand ils n’évitent pas complètement le sujet,que d’aucuns, même parmi les plus influents, préfèrent nepas aborder ouvertement, ils « font attention » à ce qu’ilsdisent ou « disent les choses sans les dire » en louvoyantplus ou moins habilement, nous laissant dans l’ambiguïté.

De son côté, l’Église, du haut jusqu’en bas de la hiérar-chie, fait le black-out sur la spiritualité de Jésus qui, sortide l’oubli par la recherche transconfessionnelle, y fait figured’étranger. Prétextant qu’il n’a rien à voir avec la foi ecclésialealors qu’il la dérange, elle ne veut pas le voir ni l’écouter etl’interdit en le crucifiant sur la croix du silence. On retrouvela même conjuration dans les rencontres interreligieuses quistagnent parce que les chrétiens n’entendent pas mettre encause leur croyance, source profonde des désaccords. Pourprévenir les affrontements, les adeptes des autres religionss’abstiennent de toucher à la question, épineuse mais fon-damentale, de Jésus et de sa foi, question qui devra tôt outard être abordée au cours d’honnêtes dialogues. En cemoment, ils savent que leurs arguments, si fondés soient-ils, n’auront guère raison des Églises.

L’importance d’exposer au grand jour le trésor caché de laspiritualité du prophète n’a pas à être démontrée à uneépoque où elle est encore loin d’aller de soi dans le chris-tianisme comme elle l’était dans son milieu où il pouvait selimiter à la laisser transparaître dans son Évangile. Trop dechrétiens sont désillusionnés devant une Église qui ne leura pas dit et ne leur dit pas encore la vérité au sujet dumaître, de son Dieu et de sa foi.

Mais que peut-on en savoir aujourd’hui ? Pour se mettresur la piste, il faut commencer par remonter aux sourcesspirituelles où le prophète s’est abreuvé.

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israël et le dieu de la collectivité

Jésus n’a pas parlé de son cheminement et les évangiles nenous permettent pas de le percevoir. Comme il a été éduquédans la foi juive, une piste nous est cependant ouverte versla voie qu’il a suivie pour rencontrer Dieu : la dynamiquespirituelle biblique du souvenir que l’on peut déceler dansle Premier Testament (Bible juive). Voyons d’abord commentelle fonctionne chez ses ancêtres.

Lorsque les prophètes d’Israël s’arrêtent pour se rappelerles grands moments de son histoire afin d’en découvrir ladimension spirituelle, ils prennent conscience que Quelqu’unavait accompagné leurs aïeux à chaque étape heureuse oumalheureuse de leur itinéraire. Une première fois et la plusimportante : leur libération de l’esclavage en Égypte (vers-1250). Un Autre les avait dynamisés dans leur démarchevers l’exode de leur misère. Suivent la traversée du désert(Sinaï), l’acquisition du territoire de la Palestine (vers -1000)non sans violence et spoliations, l’exil en Babylonie (Irak,en -587) et le retour dans leur pays (-550).

Dans la continuité d’un tournant à l’autre, les prophètespressentent que l’invisible et inaudible Compagnon orientaitleurs ancêtres vers l’intuition du Dieu unique, spirituel etuniversel à travers les ambiguïtés et les méandres de leurroute, malgré leurs bavures et leurs déviations. Lors de leursprises de conscience dans le souvenir des événements qui lajalonnent, l’histoire d’Israël devient théophanie, le lieu dela manifestation de Dieu. Cette Présence dynamisante, ilsla nomment Yahvé, qui signifie « Je suis avec toi ». Le pro-phète Osée la fait parler ainsi : « Je suis Yahvé, ton Dieu,depuis le pays d’Égypte [...]. Je t’ai connu au désert, au paysde l’aridité » (Os 13,4-5).

Grâce aux prophètes qui l’invitent à se rappeler et àrevivre les événements importants de son passé, Israël s’ouvre

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à la dimension spirituelle de son histoire. Paradoxalement,il tient le Dieu des nations pour le Dieu de son peuple« choisi », pour le Dieu qui l’a poussé à la violence oppressiveet dont il a subi la violence punitive. Reste que, si son che-minement cahoteux et sinueux fut loin d’être parfait, il arencontré Dieu dans la trame de son histoire.

Voilà la dynamique fondamentale de la spiritualité juive :se souvenir et revivre le chemin parcouru avec Yahvé :« Souviens-toi de toute la route que Yahvé ton Dieu t’a faitparcourir » ; « Rappelle-toi les jours d’autrefois, remonte lecours des années » (Deutéronome 8,2 ; 32,7). Alors que lesprophètes rencontrent Dieu personnellement lors de leursprises de conscience, le peuple le connaît indirectement parleurs témoignages qu’il intériorise au cours de ses liturgies.Pour Israël, il s’agit donc d’une dynamique spirituelle collec-tive. S’il appelle parfois son Dieu « Père », c’est d’abordcomme père de la nation ou du roi qui, selon la traditionjuive, est perçu comme son représentant sur terre.

Certains prophètes pressentent toutefois une évolutionvers une relation sans intermédiaire entre Dieu et chaqueindividu : il se révélera lui-même à chacun dans l’intimitéde son cœur et l’orientera du fond de sa conscience (Jérémie31,33-34 ; Isaïe 48,17 ; 54,13 ; Joël 3,1-2). Quelques sièclesplus tard, le prophète Jean (Baptiste) inaugure cette èrenouvelle dont Jésus marquera le tournant définitif. Il ne seprésente pas au nom de Yahvé et ne s’adresse pas à la col-lectivité comme ses prédécesseurs, mais il intervient de sonpropre chef et interpelle chacun de ses auditeurs à titre depersonne responsable devant Dieu.

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jésus et le dieu de chaque personne

Ce contexte, où Jésus capte le meilleur de la foi juive, nouspermet de présumer la dynamique de son cheminement spi-rituel vers la conscience extraordinaire de Dieu qui se mani-festera dans sa vie et son Évangile.

Son expérience personnelle du Dieu intérieur

Depuis son adolescence, Jésus écoute la lecture des Écritureslors des assemblées (« synagogues » dans les traductions)dans son petit village de Nazareth le jour du sabbat. Ce quilui permet de se remémorer et de revivre l’itinéraire de sonpeuple, de se rappeler Yahvé, le Dieu libérateur de ses aïeux,« Je-suis-avec-toi », qui s’attache aux humains, se lie à euxtel un ami, un époux, un père ou une mère. Il entre sansdoute à fond dans la dynamique spirituelle du souvenir pourapprofondir l’expérience de Dieu vécue par ses ancêtres.

On peut penser qu’un beau jour, Jésus se met à transposerla relecture croyante de leur histoire à la trame de sa viepersonnelle, vraisemblablement liée à son contexte galiléen.Ainsi peut-il découvrir ses propres racines et rencontrerDieu dans son existence comme les prophètes ont trouvéYahvé dans l’itinéraire d’Israël. C’est alors qu’il fait l’expé-rience de Dieu au plus intime de lui-même jusqu’aux limitespossibles de son être d’homme. Il l’entend à son tour soufflerà l’oreille de son cœur : « Je suis avec toi... » Lui répondantpar une confiance sans réserve, il appelle désormais Abba(« Papa » en araméen) dans sa prière Celui qui l’a engendréde l’intérieur à lui. Sa conscience si intense de la présencede Dieu et sa relation d’une profondeur inouïe avec luiferont de lui le prophète de l’Évangile.

Relation d’être à Être vécue par deux partenaires, un« je » et un « Tu », un homme et Dieu. Relation que Jésusnourrit avec Celui qui communique avec lui sans paroles,

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au cours de fréquents et longs temps de contemplation dansla solitude des lieux retirés. Dieu devient ainsi le cœur de savie, son inspiration et sa source, ce Dieu silencieux qu’il nefera pas parler avec des mots d’hommes, car il ne se ferapas son messager à l’instar des anciens prophètes mais, fortde son expérience, il en témoignera d’autorité.

Le Dieu intérieur de chaque personne

Grâce à son expérience personnelle et immédiate de Lui,Jésus prend conscience que le Dieu transcendant est égale-ment un Dieu proche et accessible qui vient rencontrer cha-que personne dans son histoire et communiquer lui-mêmeavec elle au plus secret de son être. Tous peuvent donc fairel’expérience immédiate de Dieu comme lui. Il ne s’agit doncplus du Dieu collectif de la nation mais du Dieu personnel dechaque individu, Dieu gratuit, juste et non violent à imiter.

Cette intuition nouvelle de Jésus constitue le fondementde son Évangile. Il utilise le symbole du père pour évoquer,au-delà de sa connotation masculine (car le symbole n’estpas Dieu, ni aucune image ni aucun nom utilisés pour ledésigner), le Dieu intime qui se manifeste intérieurement àchaque personne, conférant aux métaphores de jadis (l’ami,l’époux, la mère et le père) un sens personnel. Un Dieu quil’invite à une relation confiante et directe avec lui, l’inspiredans ses rapports avec les autres et l’accueille, sans inter-médiaire ni rite pénitentiel, quand elle lui revient après s’êtreéloignée de lui.

Héraut par excellence de la vie intérieure, le prophètedémocratise sa propre relation avec Dieu de façon à ce quetout individu puisse s’approcher de lui et l’appeler Abbadans sa prière, ou le nommer autrement en fonction de sonexpérience ou même ne pas le nommer. Il invite ses disci-ples et ses auditeurs à rencontrer Celui qui les dynamisedans leur devenir depuis leur centre le plus intime. Pour les

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orienter sur sa voie spirituelle, il leur montre à communiquerdirectement et simplement avec Dieu. S’il ne parle pas dela dynamique du souvenir, c’est sans doute parce qu’elle estfort bien connue dans son milieu juif.

Jésus précise toutefois que le Dieu de son Évangile nese révèle pas dans la tête des orgueilleux, mais dans le cœurde ceux qui s’accueillent eux-mêmes comme ils sont et nese prennent pas pour les mandataires incontournables deDieu. Et pas dans le bruit d’un flot de paroles récitées maisdans le secret d’un lieu retiré, seul à Seul dans le silenceintérieur de celui qui le cherche obstinément avec la con-fiance de le trouver. Le maître en donnait l’exemple, lui quicontemplait son Dieu dans la solitude de la montagne oud’un endroit désert. Aussi son message évangélique necomporte-t-il aucune prescription cultuelle ou rituelle, lais-sant les individus libres dans leur relation avec Dieu. Messagequi passe bien chez les Galiléens habitués à vivre leur foiloin du centre religieux de Jérusalem.

En faisant connaître le Dieu intime avec chaque individu,en ouvrant à tous la voie d’une relation personnelle et immé-diate avec lui, Jésus inaugure une nouvelle ère, et non unenouvelle religion, comme Jérémie, Isaïe et Joël l’avaientpressenti. Il porte à leur apogée la foi juive et la spiritualitédes anciens prophètes qui avaient témoigné de Yahvé, leDieu transcendant et universel mais qui demeurait le Dieuextérieur et médiat de la collectivité.

jésus et sa perception de lui-même

Comment ce juif itinérant qui vit une relation on ne peutplus intense avec Dieu et parcourt les routes de la Galiléeen témoignant d’un Dieu intérieur à chaque personne seperçoit-il ? Comme prophète ? Messie/christ ? Le fils deDieu ? Le seigneur de l’Univers ?

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Or les traditions historiques contenues dans les évangilessynoptiques au-delà de leur perspective chrétienne présen-tent Jésus comme un homme polarisé de part en part parson Dieu intime, qui vit en relation directe avec lui dansune conscience extraordinaire de sa présence et agit toujourssous son inspiration. Il oriente ses auditeurs vers Dieu, lesinvite à croire en Dieu comme lui et centre son Évangile surDieu et son règne et non sur lui-même. Selon sa spiritualitédépouillée, il n’est pas question de se représenter le Dieutranscendant de quelque façon que ce soit ni de passer parun intermédiaire pour le rejoindre.

Comme il promeut le rapport immédiat de chacun avecDieu, Jésus ne se fait pas son porte-parole à l’instar desanciens prophètes et ne se présente pas comme médiateurdans la relation personnelle des humains avec Dieu. Il inviteses auditeurs à prier Dieu directement, et non à s’adresserà Dieu en passant par lui puisqu’il ne s’interpose pas dansleur relation avec Dieu. Il ne le précise pas, car c’est évidentpour les juifs d’autant plus que, tout naturellement, il sevoit comme personne humaine.

Ainsi Jésus ne se constitue pas objet de foi, ni d’expé-rience spirituelle ni de culte, et ne parle pas d’union mystiqueavec sa personne. Lorsqu’il parle de foi, il est question defoi en Dieu, comprise comme confiance inconditionnelle etdynamisme relationnel enracinés dans l’expérience intimede Dieu. Il s’ensuit que, pour le maître, la réponse fonda-mentale à son Évangile n’est pas de mettre sa foi en lui nide s’attacher à lui, mais de croire avec une confiance totaleau Dieu intérieur dont il témoigne et de se laisser envahirpar lui. En somme, il renvoie ses auditeurs à Dieu sanschercher à les attirer vers lui. Par exemple, il invite à croireque Dieu lui inspire son Évangile et agit par lui lorsqu’ilsuscite chez les malades la confiance qui les guérit.

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Jésus ne se réclame donc nullement de la fonction de média-teur entre Dieu et les croyants que les chrétiens lui attri-bueront après sa mort en le nommant christ, seigneur, (le)fils de Dieu, etc. En d’autres termes, la spiritualité du juifde Nazareth n’est pas chrétienne. Vérité de La Palicepourrait-on penser, mais loin d’être évidente pour les sur-veillants de l’orthodoxie ecclésiale qui lui attribuent leurdoctrine.

Par ailleurs, Jésus accepte de se laisser considérer commeprophète ou maître par ses auditeurs, ce qu’il est en réalité.Devant sa spiritualité si simple et son intuition d’un Dieu àla fois transcendant et accessible, la population galiléenne,qui fréquente peu les liturgies sophistiquées au temple deJérusalem, reconnaît en lui un grand prophète, un hommeà la fois inspiré par Dieu et proche d’elle qui sait lui parlerd’expérience. Autrement mieux que les scribes savants de lacapitale qui, manquant de souffle spirituel, étalent leur con-naissance des Écritures et n’en finissent plus avec leursinterprétations de la Loi.

De leur côté, les gardiens du système, qui tiennent lesGaliléens, y compris Jésus, pour des gens sans éducationreligieuse, saisissent très bien que la spiritualité de ce juifmet en cause leur culte médiatisé par les prêtres. D’où leurhostilité envers ce « faux prophète » qui vient les dérangerdans leur conviction d’être les intermédiaires attitrés etincontournables entre le peuple et Dieu. En fait, les genspeuvent avantageusement s’en passer et, du reste, leur fonc-tion disparaîtra définitivement du judaïsme après la destruc-tion du temple de Jérusalem en 70.

dieu est toujours l’autre

L’union on ne peut plus étroite de Jésus avec Dieu et soncharisme prophétique et spirituel ne l’amènent pas pour

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autant à s’identifier avec lui. Dans sa conscience de la trans-cendance divine, Dieu est toujours l’Autre, le Dieu unitairede ses ancêtres.

Jésus face à l’Autre

Quand le Galiléen parle de Dieu ou du règne de Dieu, ils’agit invariablement de l’Autre et jamais de lui-même. Cequi va de soi non seulement pour lui qui se considère nor-malement comme personne humaine mais également pourses auditeurs (et pour nous dans la modernité). Se présentercomme étant Dieu aurait voulu dire qu’il était Yahvé enpersonne et que ses compatriotes rencontraient Dieu face àface dans la rue. En plus d’être absurde, s’affirmer commetel aurait été blasphématoire à ses yeux et à ceux de sescontemporains.

Plus que tout autre, Jésus comprend la foi exclusive etvit l’amour sans réserve que le Dieu unique et absolumentspirituel de ses ancêtres attend de lui :

Je suis Yahvé, il n’y a pas d’autre dieu (Isaïe 45,5.21).Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi.Tu ne te feras ni sculpture ni imagede ce qui est dans les cieux en haut,de ce qui est sur la terre en basni de ce qui est dans les eaux sous la terre.Surtout, tu ne te prosterneras pas devant elleset tu ne les serviras pas,car c’est moi Yahvé ton Dieu (Exode 20,3-5).Tu aimeras Yahvé de tout ton cœur,de tout ton être, de toute ta force(Deutéronome 6,5 ; cf. Mc 12,30).

On est ici au cœur de la foi juive que le prophète de Nazarethvit au maximum et porte à son apogée.

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Selon certains passages de l’évangile de Marc où il lefait parler, Jésus se distingue explicitement de l’Autre : « Nuln’est bon que Dieu seul » ; « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoim’as-tu abandonné ? » (Mc 10,18 ; 15,34). Cette distinctionest également évidente dans Les Actes des Apôtres où Lucmet ces paroles dans la bouche de Pierre qui présente Jésuscomme personne humaine face à Dieu :

— Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait accrédité...(2,22) ;— Cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu...(2,23) ;— Ce Jésus issu de Nazareth, vous savez comment Dieului a conféré l’onction d’Esprit saint et de puissance ; ilest passé partout en faisant le bien [...], car Dieu étaitavec lui (10,38).

Par ailleurs, on ne trouve aucun texte dans le DeuxièmeTestament passé au crible de l’analyse historico-critique oùJésus est considéré comme étant Dieu par les premierschrétiens.

L’Autre, le Dieu unitaire de Jésus

Son expérience d’un Dieu proche et intérieur accessible àtout le monde n’amène pas Jésus à révolutionner dans sonessence la foi juive au Dieu unipersonnel. Il ne l’explicitepas, car il est évident pour ses concitoyens que le DieuAbba/Père dont il témoigne n’est nul autre que Yahvé, leDieu de leurs ancêtres. C’est leur Dieu transcendant, uni-versel et unitaire ou unipersonnel qu’il révèle dans son Évan-gile en relation directe et intime avec chaque individu commeavec lui en utilisant l’image paternelle. Jésus ne définit etn’explique pas Dieu. Personne ne lui demande d’exposésthéologiques, car ses contemporains qui n’osent même pas

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désigner Dieu directement par le nom Yahvé que leurs ancê-tres lui ont donné savent respecter son mystère absolu.

Comme Jésus ne se voit pas comme faisant partie del’Autre, on comprend pourquoi il ne parle pas d’un Dieuen trois personnes, Père, Fils (Jésus Christ) et Saint-Esprit.De ce Dieu étranger à sa foi strictement monothéiste commeà sa culture religieuse juive mais surtout à son expériencepersonnelle du Transcendant dont il parle en termes dePère et pratiquement jamais en termes d’Esprit saint. Lejuif de Nazareth n’a aucune idée du Dieu trinitaire définipar les chrétiens en termes de la philosophie grecque auconcile de Constantinople convoqué par l’empereurThéodose le Grand en 381. Sa pensée demeure silencieusedevant l’Inconnaissable et sa clairvoyance spirituelle lui faittenir tout discours sur l’Autre pour un discours humain etnon pour une révélation divine.

Pas un Jésus à rabais !

Présenter ainsi Jésus comme on le découvre au fond desévangiles, ce n’est pas le rabaisser mais le faire voir dans saréalité d’homme de notre histoire avec sa grandeur et sonenvergure derrière l’image divine véhiculée par les commu-nautés chrétiennes du iie au xxie siècle. Image d’ailleursculturellement morte aujourd’hui, n’ayant pu résister à larationalité moderne parce que tributaire d’une culturemythique dépassée. Le Galiléen lui-même ne se reconnaîtraitpas dans cette image chrétienne qui implique une trans-formation radicale de son identité, de sa spiritualité et de saconception de Dieu. Il serait profondément navré de sevoir adorer comme une divinité, lui qui avait une consciencesi clairvoyante de la transcendance de l’Autre.

Heureusement, les chercheurs remettent les pendules àl’heure en décelant en Jésus le grand génie spirituel qui,

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tout en voyant constamment l’Autre en lui, fait intégralementpartie de notre caravane humaine. Issu d’une femme et d’unhomme comme nous, il s’est laissé envahir et inspirer parl’Autre jusqu’aux frontières de ses possibilités d’homme, cequi a fait de lui le prophète de l’Évangile de la solidarité etde la spiritualité de la relation directe avec Dieu, et l’a con-duit courageusement au martyre. Plus grand et plus déran-geant que le christ céleste mythique de la croyance chré-tienne étranger à notre histoire et à notre expérience.

une communauté se souviendra

Témoin inégalé du Transcendant, prophète du Dieu unitaireet immédiat et maître par excellence d’une spiritualité àsignification universelle, Jésus constitue sans contredit notreréférence première au-delà de toute instance, lui qui nousa ouvert la voie directe vers l’expérience personnelle etauthentique de Dieu. Mais que nous a-t-il légué pour qu’onpuisse la suivre ?

Pas une nouvelle religion bien organisée ni un pro-gramme politique ou économique clair et précis. Ni uneÉglise avec credo, culte, sacrements et structure hiérarchique(prêtres, évêques et pape) pour continuer sa mission. Quoialors ? Une communauté fragile qui se dissout au pied de lacroix mais qui renaîtra au creux de son deuil, telle unesemence qui meurt pour germer. Une communauté qui sesouviendra de son Évangile pour le vivre et le consignerdans un document qui sera perdu et retrouvé.

Jésus avait semé

Si personnelle qu’elle soit, la spiritualité de Jésus est loind’être individualiste. En utilisant le symbole paternel pourillustrer à ses disciples et à ses auditeurs combien le Dieu

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est proche de chacun et accessible à tous, il entend évoqueraussi l’idée de vie de famille et de relations fraternelles entreses membres. Il veut leur faire saisir que la relation intimeavec Dieu à laquelle il les invite implique une dynamiquecommunautaire.

Le Dieu de chaque personne, qui amène à faire prendreconscience de la valeur intrinsèque de chacune prise indivi-duellement, est aussi le Dieu de la communauté qu’il inspirede l’intérieur à travers chacun de ses membres, et non celuide la collectivité avec laquelle il communiquerait par des inter-médiaires. Engendrés dans leur être intime par Dieu, lescroyants partagent le même dynamisme spirituel et sontappelés à se comporter entre eux comme entre frères etsœurs. Autrement dit, la relation de chacun avec Dieu et sarelation avec les autres font partie de la même dynamique.

Une communauté embryonnaire...

Qu’en est-il dans les faits ? D’abord, le noyau permanent dedisciples chemine très peu dans la foi évangélique et pro-gresse à peine sur le plan de la solidarité. Autour du maître,gravite aussi une mini-foule fluctuante : gagne-petit, chô-meurs, mendiants, malades et handicapés davantage en quêted’un roi populaire libérateur ou de guérison que soucieuxde cheminement intérieur. En fin de compte : un groupeinformel et instable autour d’un faible noyau, qui peut ressem-bler à un mouvement embryonnaire de renouveau spirituelet social au sein du judaïsme, loin des grands centres urbains.En somme, une réalité complexe et mouvante.

Malgré de piètres résultats, Jésus voit dans cet embryonde mouvement la semence qui pousse et deviendra un arbre,le levain qui fera lever la pâte. Si fragile qu’il soit, il menacele pouvoir du grand prêtre, chef religieux des juifs nommépar les Romains, et de ses suppôts qui s’organisent pour le

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faire avorter en faisant exécuter son leader. Misant sur sonDieu pour transformer sa frêle communauté et donner suiteà sa mission, le prophète y croit tellement qu’il espère lavoir renaître et s’épanouir après son martyre. Dans la tour-mente, même le cercle de disciples se dissout.

... qui se souviendra

En dépit de sa fragilité, cette communauté, constituée enmajeure partie d’hommes et de femmes illettrés, connaissaitle Dieu unitaire et immédiat de l’Évangile qui se révèle auxgens simples et sans prétention. Ces Galiléens, « petits »aux yeux des savants orgueilleux de la capitale religieuse deJérusalem, savaient que Jésus était une personne humainenée d’un homme et d’une femme de leur pays, qu’il étaitleur plus grand prophète et qu’il ne s’était pas constituémédiateur dans leur relation avec Dieu ni objet de leur foi.Ils connaissaient depuis toujours le Dieu unitaire, et savaientmaintenant le prier et implorer son pardon sans passer parqui que ce soit. Pour tout dire, ces humbles paysans étaientau fait de la spiritualité et de la « théologie » fort simple deleur maître.

Les Galiléens qui avaient suivi Jésus ne le reverront pluset les petites foules qui l’avaient écouté ne l’entendront plus,mais ce qu’il avait semé dans leur cœur germera. Lors deson repas d’adieu avec ses disciples, le prophète les avaitsans doute invités à se souvenir de ce qu’il avait fait et de cequ’il leur avait dit au cours de leurs mois de compagnon-nage, et à ranimer chez leurs frères et sœurs la flamme qu’ilavait allumée. Dans leur deuil, ils se souviendront... Commede son vivant, ils continueront à parler de celui qui avaittémoigné de leur Dieu si proche et suscité en eux l’espérancede jours meilleurs par son Évangile de la solidarité. De celuidont ils se savent maintenant aimés jusqu’à la mort malgréleur incompréhension. Et la frêle communauté ressuscitera...

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C’est elle qui consignera le testament spirituel de Jésusdans l’évangile Q que Matthieu et Luc intégreront dansleurs écrits respectifs. Deux mille ans après sa disparition,elle nous permettra de retrouver le prophète, son Évangileet sa foi au-delà de la croyance chrétienne.

hors de l’église

À les entendre et à les lire, nos prêtres et professeurs deséminaire ainsi que nos doctes évêques, cardinaux et papene semblent pas encore au courant de l’identité et de laspiritualité de Jésus comme l’étaient les paysans et lespêcheurs de la Galilée. Il est vrai que le blocage commenceavec les fondateurs du christianisme centrés sur le christcéleste de leur croyance qui domine tout le Deuxième Testa-ment et sera divinisé dès le iie siècle. Si le juif de Nazarethet sa spiritualité sont alors oubliés, il est inconcevable que,dans la culture du xxie siècle qui favorise au maximum laconscience historique, les pasteurs omettent de se question-ner sur la foi du prophète à l’origine de notre traditionreligieuse, de la chercher et de nous en parler. Surtout qu’ilsy ont accès grâce aux études des exégètes qui l’ont retrouvéedans sa pureté originelle. Plein de livres sur le sujet prennentla route du Vatican, mais il semble que ce soit surtout pourêtre filtrés et censurés. Frustrant pour ceux qui veulentremonter à la source et sont forcés de chercher par eux-mêmes la spiritualité de leur maître perdue dans le christia-nisme. À tâtons et laborieusement.

En plus de faire peur aux responsables de l’Église, Jésusavec sa voie spirituelle crée un profond malaise chez nombrede biblistes et de théologiens au service de l’institution quis’avèrent fort embarrassés devant lui. Quand ils sont invitésà en parler, ils bifurquent vers ce qu’ils appellent « le christde la foi » que, d’ailleurs, ils n’arrivent guère à présenter defaçon convaincante dans notre culture libérée des croyances

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mythiques traditionnelles. Estiment-ils que le commun desmortels n’est pas prêt à accueillir la spiritualité du prophète ?Ou serait-ce parce qu’ils n’ont pas eux-mêmes réglé leurrapport ambigu à la doctrine chrétienne pour se convertirà sa foi ? Ou encore craignent-ils d’être confrontés à leursautorités et de perdre leur chaire ?

Si Jésus embarrasse tout ce beau monde, il n’est pas questionpour lui d’acheter son billet de retour pour la Galilée du ier

siècle, car il est rentré chez lui dans la modernité. Hors del’Église. Grâce à ceux qui l’ont cherché et retrouvé, il y estaccueilli à bras ouverts, étant reconnu comme maître d’unespiritualité qui correspond à nos aspirations et s’avère toutà fait inculturable dans le monde d’aujourd’hui. Son témoi-gnage d’un Dieu immédiat et intérieur, dont il a fait l’expé-rience on ne peut plus intense et qu’il nous propose derencontrer comme lui, demeure particulièrement pertinentet signifiant à notre époque où l’on cherche une voie simpleet directe vers le Transcendant. Il est même apprécié parles croyants des autres religions puisqu’il est propre à fairetomber le plus grand obstacle au dialogue interreligieux.

Cette figure unique, dont la voie spirituelle surplombeles siècles, peut rejoindre les hommes et les femmes detoutes les cultures et de toutes les époques. Jésus n’est pasun étranger originaire du ciel mais bien une personnehumaine à part entière qui nous montre le chemin du Dieuuniversel tout en étant immergée comme nous dans sa propreculture et dans les problèmes de l’histoire. Deux mille ansaprès son séjour sur notre planète, il continue de nous inviterà vivre directement en relation avec l’ineffable Mystèrecomme lui et de nous interpeller par sa vie, exemple de cequ’on est appelé à devenir comme être humain et commecroyant. Il nous lance toujours le défi de l’éthique radicaledécoulant de sa spiritualité qu’il résume ainsi en nous ren-

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voyant à Dieu comme modèle à imiter : « Soyez généreuxcomme Dieu » (Lc 6,36).

Suivons maintenant la communauté galiléenne qui nous alégué l’héritage spirituel du juif de Nazareth, ce qui s’avèrepossible aujourd’hui grâce aux exégètes qui l’ont redécou-verte et en ont parlé. Surtout en allemand et en anglais.

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2une communauténon chrétienne

Après la mort de jésus en l’an 30, sa frêle communautégaliléenne renaît, s’inspire de sa spiritualité et l’appro-

fondit sans l’altérer dans son essence. De nos jours, les cher-cheurs s’y intéressent beaucoup, car, en plus de nous éclairersur les origines de notre tradition religieuse, elle nous rejointdans nos aspirations et nous éclaire dans notre cheminementau xxie siècle.

En explorant surtout la première version de son évangileQ, je me propose de faire ressortir la spiritualité de cettehéritière de la foi de Jésus (Jesus groups) qui pourra sur-prendre puisqu’elle est radicalement différente des spiri-tualités complexifiées des Églises de Paul et de Jean plusfamilières.

son évangile perdu

On connaît la communauté de la première heure par ledocument Q dont l’existence comme source distincte estgénéralement admise par les exégètes. Faisant partie

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intégrante de deux évangiles canoniques, il est compris dansle Deuxième Testament sans être identifié comme écrit indé-pendant. Comme les manuscrits sont tous perdus, lesbiblistes ont reconstitué approximativement le texte enrelevant quelque 225 versets ou 3500 mots communs auxévangiles de Matthieu et de Luc. Une fois rétabli, ce mini-évangile permet de déceler une structure et un contenuassez cohérents pour laisser supposer une existence auto-nome. Il s’agit d’une collection de paroles inspirées del’Évangile de Jésus dont la formation s’échelonne sur environun demi-siècle.

À partir de l’an 30 environ, des missionnaires itinérantsdéveloppent des traditions orales en évolution sous forme deparoles brèves ou de petites unités de paroles. Vers l’an 50, ils lesjuxtaposent sans introduction ni cadre dans la première ver-sion écrite en araméen tout en assurant l’unité du fond.Puis, ils réactualisent le recueil au fur et à mesure des nou-velles situations qui se présentent, le traduisent en grec etle retravaillent jusqu’aux années 70-75. Au cours des années80 du ier siècle, Matthieu et Luc intègrent dans leur évangilerespectif, en la réinterprétant, une copie d’une versiongrecque du document Q. Tel que convenu par les exégètes,j’en présenterai les références et les citations à partir del’évangile de Luc où il serait mieux préservé que dans celuide Matthieu.

Le texte grec reconstitué contient avant tout un ensei-gnement : maximes, paraboles et discours que Jésus aurait pro-férés ou qu’on lui attribue, dont les thèmes sont entremêlésde quelques allusions à des exorcismes (Lc 11,14-15.17-23)et à des guérisons de malades (Lc 7,22). Aucun récit de sanaissance, de la cène, de sa passion, de sa mort ni de l’expériencepascale des disciples qui figurent dans les traditions d’autrescommunautés. Certains passages d’origine chrétienne, commeles narrations sur la tentation de Jésus (Lc 4,1-13) et la guéri-

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son du fils du centurion (Lc 7,1-10) de même que le textesur le fils de Dieu (Lc 10,22), auraient été ajoutés tardivement.Des écrits datant des premiers siècles récemment découvertspermettent de constater l’existence d’autres collectionssemblables qui ne figurent pas dans le Deuxième Testament.

La plus ancienne communauté palestinienne de langue ara-méenne identifiable serait à l’origine de ce mini-évangileprophétique. Fort probablement née en Galilée, elle estcomposée d’un réseau de groupes de gagne-petit, d’exploitéset d’exclus animé par des leaders dans la continuité du mou-vement embryonnaire de Jésus dont elle constitue le déve-loppement. On peut la situer dans la région de Capharnaüm,de Chorazin et de Bethsaïde, au nord du lac de Tibériadeoù le prophète avait annoncé son Évangile. Elle se trouvedonc à peu près dans le même contexte géographique, social,politique et religieux. Le peuple galiléen d’agriculteurs etde pêcheurs est toujours surtaxé et appauvri par les admini-strations étrangères.

Si le document Q ne permet pas de dresser un portraitprécis de cette communauté d’origine juive, il est possiblede cerner sa spiritualité et sa dynamique évangélique, et deconclure que, parmi les différentes communautés primitivesconnues, c’est elle qui s’est avérée la plus proche de la foide Jésus et qui a le mieux conservé l’essentiel de son Évangile.

transformée par l’évangile de jésus

Tout recommence dans le souvenir de Jésus, de sa foi, de samission et de son Évangile. D’après les témoignages de Paul(1 Corinthiens 15,5) et de Luc (24,34), Pierre aurait été lepremier à être transformé et à entrer dans la dynamiquespirituelle et évangélique du prophète de Nazareth. Premiercroyant, il rassemble ses confrères pour témoigner de son

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expérience et catalyser chez eux le même cheminement queje tente de décrire à partir de leur contexte. Ce dont j’ailonguement parlé dans Jésus, l’homme avant l’Église (p. 206-215) et que je résume ici.

Quand les nouvelles de la mort brutale de Jésus leursont parvenues, les disciples qui l’avaient abandonné sur lechemin du martyre en sont profondément bouleversés etdéçus. En plus de perdre un ami si attachant, ils ne peuventplus compter sur lui pour diriger un mouvement de libéra-tion de l’oppression romaine qui n’hésiterait pas à s’engagerdans une lutte sanglante. Au creux de leur deuil et de leurdésespoir, ils se questionnent sur la signification de l’événe-ment Jésus et cherchent dans leurs souvenirs des mois decompagnonnage avec lui un nouveau sens à leur vie.

Ils le réentendent alors témoigner d’un Dieu en relationdirecte avec chaque personne comme un père avec sesenfants. D’un Dieu qui fait prendre conscience de la valeurinaliénable de chaque individu, qu’il soit opprimé ou oppres-seur. Se rappelant les divers épisodes de sa mission, ils re-voient leur prophète s’impliquer dans le monde des pauvres,des malades et des marginalisés, raviver l’espérance chez lesexploités et les exclus en prenant parti en leur faveur auprèsdes puissants. Ils le suivent en esprit sur la voie du martyreoù il manifeste de la clémence à l’égard de ses bourreaux.

Alors qu’ils se souviennent de sa vie et de son Évangile, lesdisciples rencontrent Dieu au plus intime de leur être pourla première fois. Un nouveau visage de Dieu monte alors àleur conscience, celui d’un Dieu en relation immédiate aveceux et avec chaque être humain. Une nouvelle perceptionde la personne surgit également du fond d’eux-mêmes, celled’un frère ou d’une sœur, quelle qu’elle soit. Dans leur foijuive évangélique comme celle de Jésus, ils le rejoignent del’intérieur dans son expérience immédiate et extraordinaire

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de Dieu. Ce qui leur permet de comprendre que sa relationparticulièrement intime avec Dieu était à la source de sonÉvangile et a fait de lui le plus grand prophète jamais survenuen Israël. Malgré l’échec apparent de sa mission, il devientévident qu’il a enseigné l’Évangile de Dieu, que Dieu avaitcommencé à « régner » dans les cœurs et dans le monde àtravers lui.

Au cours de cette expérience et dans leur foi renouvelée,les disciples sont radicalement transformés et découvrentun nouveau sens à leur vie. Ils se voient alors appelés àtémoigner de leur Dieu proche des humains et à poursuivrel’œuvre évangélique de Jésus. Donc plus question de vouloirvaincre l’ennemi par des moyens violents, mais de s’engagertotalement dans la promotion d’une société basée sur l’Évan-gile de la solidarité. Ils réalisent combien ils s’étaienttrompés, mais le maître avait tellement témoigné d’un Dieuqui accueille ceux qui lui reviennent après s’être égarés qu’ilsse voient pardonnés de ne pas l’avoir compris alors qu’ils lecôtoyaient tous les jours, et de l’avoir laissé seul sur le cheminde la mort.

Si la source Q ne parle pas de la métamorphose desdisciples à l’origine de la communauté, elle la présupposepuisqu’elle reflète la vie intense de croyants dynamisés parl’enseignement du maître de Nazareth.

Grâce à la dynamique biblique du souvenir que chacun desdisciples s’approprie personnellement à l’instar de leur maî-tre, le mouvement embryonnaire de Jésus reprend vie deplus belle. Forts de leur expérience de transformation évan-gélique, ils raniment et développent la communauté dis-persée. Devenus missionnaires, ils parcourent les villages etse présentent dans les maisons pour raviver la flamme deceux qui avaient vu et entendu Jésus et pour diffuser sonmessage dans la région comme ils l’avaient déjà fait de son

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vivant (Lc 10,1-11). Avec beaucoup plus de succès, car ilstémoignent maintenant avec conviction en racontant com-ment le souvenir de la spiritualité et de l’Évangile du pro-phète les a transformés et amenés à réorienter leur vie pourinciter leurs compatriotes à faire le même cheminement.

De nouveaux missionnaires s’ajoutent aux premiers ouleur succèdent. Dans le sillage de Jésus qui fait autorité, unréseau se tisse et croît petit à petit. Il devient la communautégaliléenne formée de groupes fervents de croyants qui serassemblent dans la demeure de l’un ou de l’autre pourapprofondir leur foi juive évangélique. Après sa mort, l’im-pact spirituel du maître s’avère donc plus fort qu’il ne l’aété au cours de sa mission.

dynamisée par l’évangile de jésus

L’Évangile de Jésus qui a transformé les croyants galiléensen « ressuscitant » dans leur conscience les dynamise et lesinspire maintenant dans leur vie, sans référence à sa morttragique ni à ce qu’on appelle sa « résurrection ». Ils sontcertains d’être sur la bonne voie puisque, au dire de Jésuslui-même, ils seront jugés d’après la conformité de leur vieà l’Évangile (Lc 12,8-9) dont ils présentent les orientationsfondamentales dans le document Q.

Vivre l’Évangile sans croix ni « résurrection »

Comme la communauté se réfère essentiellement à l’Évangilelibérateur de Jésus sans lien avec sa passion qu’elle ne racontepas, elle n’élabore pas de réflexion théologique sur sa mort,à la différence des chrétiens qui l’ont interprétée comme« sacrifice pour les fautes de l’humanité ». Elle laisse plutôtentendre qu’à la lumière du sort des prophètes de jadis reje-tés et exécutés par les détenteurs de l’establishment, elle con-

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sidère son martyre comme conséquence de son engagementévangélique radical et subversif (Lc 11,49-50 ; 13,34-35). Ensomme, elle tient la mort de Jésus pour celle d’un prophète.Ce qu’elle est en réalité et qui correspond sans doute à sapensée. D’ailleurs, les Galiléens savent communiquer direc-tement avec le Dieu gratuit de l’Évangile et lui demanderson pardon sans l’acheter par l’offrande de sacrifices.

D’après le document Q qui ne parle pas de Jésus « res-suscité », la communauté trouve dans son Évangile toute sasignification également sans se référer à son existence post-mortelle. C’est pourquoi elle ne développe pas de théologiepascale, à l’instar de Jésus qui n’a pas présenté son Évangilecomme devant être ratifié par sa « résurrection ». Pour ellecomme pour son prophète, l’Évangile en tant que dynamismede transformation spirituelle et humaine se justifie par lui-même et vient de Dieu. Récemment, une octogénaire dechez nous rejoignait à son insu la dynamique de cette com-munauté lors d’une rencontre d’échange : « Je n’ai pas besoinde savoir que Jésus est ressuscité pour croire à son Évangileet pour le vivre. »

Vivre sa foi sans « résurrection »

La foi de ces croyants, comme celle de Jésus, s’enracinedans leur expérience immédiate de Dieu et ne s’appuie passur le réveil de leur maître au-delà de sa mort. Ce seraitd’ailleurs se baser sur un référent extrinsèque et ce ne seraitplus la foi qui est dynamisme de relation personnelle avecDieu. Les membres de la communauté croient cependant àl’avènement d’un monde nouveau. Autrement, ils ne s’atten-draient pas à être jugés sur la conformité ou non de leur vieà l’Évangile de Jésus (Lc 12,8-9) qui déterminera s’ils entre-ront ou non dans le royaume de Dieu où ils se retrouverontavec leur prophète.

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Inspirée par la spiritualité de leur maître sans lien expli-cite à son existence postmortelle, la communauté galiléennechemine différemment des groupes de Jérusalem où sontnées d’autres traditions. D’où l’absence dans le documentQ de mises en scène du tombeau vide et d’« apparition » deJésus et de proclamations sur son réveil d’entre les morts,ce qui ne veut pas dire qu’elle ne connaît pas ces traditions.Par ailleurs, d’autres collections de paroles en circulationdans la jeune l’Église démontrent aussi que, sans référenceà sa « résurrection », des croyants tenaient Jésus pour leurprophète et maître.

Quelle est au juste cette foi sans « résurrection » ? Contrai-rement à l’éthique radicale qui en découle, la spiritualitédes croyants galiléens, comme celle du juif de Nazareth àlaquelle elle s’identifie, est peu connue puisqu’il n’est pasplus facile de la déceler dans les évangiles. Comme elleallait de soi dans son milieu et se vivait plus qu’elle nes’exprimait, la foi du réseau galiléen, caractérisée par sasimplicité et sa profondeur, se reflète discrètement dans ledocument Q. Ce que les spécialistes en savent parvient trèsparcimonieusement au public. Il importe donc de la mettreen lumière d’autant plus qu’elle rejoint nos aspirationsspirituelles au xxie siècle. Je ferai alors ressortir la spécificitéde cette spiritualité jésuanienne à partir de l’évangile Q touten la comparant à la croyance chrétienne qui domine dans leDeuxième Testament et nous est plus familière.

jésus, son prophète

Dans les Jesus groups de la Galilée, les croyants suivent lavoie spirituelle de Jésus sans s’arrêter particulièrement surson identité qui va de soi pour eux. Ils perçoivent leur maîtrecomme il se voyait lui-même et se réfèrent au personnage

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historique avec sa foi, et non à ce qu’il a pu devenir aprèssa mort. Donc sans le mythifier et en le situant à sa vraieplace dans la spiritualité.

Jésus, prophète de l’Évangile

À lire le document Q, on peut se rendre compte que, pourla fervente communauté galiléenne, Jésus de Nazareth estle prophète de l’Évangile, une personne humaine éminem-ment transformée par Dieu, qui invite les individus à selaisser transformer à leur tour par lui. Une personne humainedotée d’un charisme prophétique et d’une sagesse jamaisvus. Pour tout dire, l’homme de Dieu. Pas question de l’iden-tifier à Dieu, ce qui serait absolument impensable pour desjuifs qui croient au Dieu transcendant et indéfinissable. Ainsiles Galiléens se montrent-ils fidèles à leur propre traditionreligieuse et à Jésus, lui faisant dire dans un passage tardifdu document Q : « Il est écrit [Exode 20,3-5] : “Tu adorerasle Seigneur ton Dieu, et c’est à lui seul que tu rendras unculte” » (Lc 4,8). On peut penser qu’ils réagissent devant leculte chrétien.

Situé dans notre monde terrestre d’où il provient danstout son être et où il a œuvré, Jésus n’en demeure pas moinsle personnage le plus important pour la communauté commeéveilleur de conscience qui l’éclaire dans sa foi et dans sonexistence concrète. Tout au long de sa collection de paroles,elle fait entendre la voix de son prophète et maître commes’il lui était présent mais sans aduler sa personne, sans mêmele nommer dans la première version.

Une spiritualité sans messie/christ

Selon l’évangile Q, la jeune communauté, d’origine juive etde foi évangélique comme Jésus, ne fait pas de lui l’objet de

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sa foi, ni de sa proclamation ni de son culte. Si elle estconvaincue que Dieu a agi par lui et a commencé à régnerchez les humains par sa mission prophétique (Lc 7,22 ; 11,20)et que personne n’a été intime avec Dieu et ne l’a connuautant que lui (Lc 10,22, ajout tardif chrétien), elle ne men-tionne le messie/christ nulle part.

Ce qui s’explique fort bien, car la culture particulièrede la communauté lui évite de mythifier Jésus. Pour leslibérer de la domination et de l’exploitation étrangères, lesGaliléens comptaient sur l’avènement d’un roi populaire, àla différence des juifs de la Judée qui attendaient un messie-roi (fils messianique de Dieu) issu de la descendance deDavid. Les concitoyens de Jésus transformés par sonÉvangile ne voient donc en lui ni un roi, ce qu’il n’a pasvoulu être et n’a pas été, ni un messie qu’ils n’attendentguère. Ils laissent entendre qu’ils le tiennent pour un pro-phète dans la lignée des anciens prophètes d’Israël qui con-testaient le règne oppressif des monarques (Lc 11,49-50 ;13,34-35).

Le mouvement de Jésus en Galilée est donc étranger aumessianisme de la communauté araméenne de Jérusalemqui proclame le Jésus du ciel comme messie à venir. Il diffèreaussi du christianisme né au sein de la culture grecqueoù les croyants se réfèrent au christ céleste constitué sei-gneur et fils de Dieu, à qui ils attribuent les fonctions deroi de l’Univers et d’intermédiaire obligé entre Dieu et leshumains. Tel son prophète, qu’il n’a pas mythifié, il n’estpas chrétien.

sa foi au dieu de jésus

Les membres des Jesus groups galiléens croient au Dieu del’Évangile dont Jésus a témoigné et le prient comme lui.

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Croire au Dieu de Jésus

Le Dieu de la jeune communauté est essentiellement leDieu de Jésus qui est le Dieu unipersonnel transcendant etindéfinissable des juifs que l’on ne peut se représenter d’au-cune façon. C’est le Dieu qui, à la lumière de l’Évangile,est compris comme étant en relation directe avec chaquepersonne. C’est le Dieu qui se révèle lui-même dans le cœurdes gens simples et non des savants orgueilleux, commeJésus l’avait laissé entendre dans sa prière présentée tar-divement dans l’évangile Q : « Je te loue, Père, Seigneur duciel et de la terre, de ne pas avoir dévoilé cela aux sages etaux intelligents et de l’avoir révélé aux tout petits. Oui,Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance »(Lc 10,21). Comme il s’agit d’un mouvement particulier ausein du judaïsme, les croyants vivent leur foi sans avoir besoinde spécifier qu’elle est unitaire ni de spéculer sur Dieu.

La foi de la communauté est donc centrée sur Dieucomme celle de son maître qui n’a pas invité ses auditeurs àavoir foi en lui mais en Dieu. Elle le nomme plusieurs foisdans son texte alors qu’elle ne nomme pas Jésus dans sapremière version bien qu’elle lui donne toujours la parole.À l’instar de son prophète, elle utilise couramment le sym-bole du père pour le désigner, sans mentionner le Fils (Lc10,22 serait un ajout chrétien postérieur). Aussi sa procla-mation est-elle centrée sur le règne de Dieu et non sur JésusChrist : « Heureux les pauvres, à eux le règne de Dieu » ;« Le règne de Dieu est proche » ; « Père, [...] fais venir tonrègne » (Lc 6,20 ; 10,9.11 ; 11,2. Cf. 9,62 ; 13,18-21).

Prier Dieu directement comme Jésus

Les croyants galiléens s’adressent à Dieu sans passer par lechrist de la croyance chrétienne qui ne fait pas partie de

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leur vision de foi. Pour eux, croire en leur Dieu Père au-delà de la connotation masculine du symbole, c’est avoirune confiance inconditionnelle en sa présence immédiate.C’est être certain de pouvoir le rejoindre personnellement,de pouvoir l’écouter lui-même dans leur cœur et d’en êtreécouté. C’est le prier sans relâche en étant sûrs de le trouvers’ils le cherchent, d’être accueillis s’ils frappent à sa porte :

Demandez et on vous donnera ; cherchez et vous trou-verez ; frappez et on vous ouvrira. Car quiconquedemande reçoit, qui cherche trouve, et à qui frappe onouvrira. Quel père parmi vous, si son fils lui demandeun pain, lui donnera une pierre ? Ou encore s’il demandeun poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Si donc vous,qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vosenfants, combien plus le Père céleste inspirera-t-il ceuxqui le lui demandent (Lc 11,9-13).

En plus de communiquer personnellement avec leurDieu Père, les Galiléens le prient ensemble, comme com-munauté et non comme peuple. En s’inspirant de la foi etde l’Évangile de Jésus, des leaders ont rédigé dans leur languearaméenne la première version du Notre Père, la prière com-munautaire où tous s’adressent directement à Dieu :

Père, fais-toi connaître à tous.Fais venir ton règne.Donne-nous le paindont nous avons besoin aujourd’hui.Pardonne-nous nos fautes,car nous-mêmes nous pardonnonsà tous ceux qui nous ont fait du tort.Et ne nous entraîne pas dans l’épreuve (Lc 11,2-4).

Ils comptent sur leur Dieu pour se révéler à ceux qui ne leconnaissent pas, pour faire advenir son règne de justice dans

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une société régie par les dieux de la richesse et du pouvoiret pour inspirer aux nantis de partager leurs biens. Confiantsen son amour inconditionnel, ils lui demandent de leur par-donner leurs faiblesses comme ils se pardonnent mutuelle-ment et pardonnent à leurs ennemis : ceux de toujours, leursoppresseurs, et ceux qu’ils se font en raison de leur contes-tation des injustices. Enfin, ils s’appuient sur lui pour pouvoirpasser à travers les épreuves de temps difficiles. Commedans l’ensemble du document Q, aucun signe de culteorganisé dans cette prière qui sera plus tard révisée et inté-grée dans la liturgie chrétienne et dans les évangiles deMatthieu et de Luc.

Pas une nouvelle religion

Les Galiléens ne fondent pas une nouvelle religion avec sescroyances et ses liturgies. À une distance d’une centaine dekilomètres de la métropole religieuse, en marge du temple,de son aristocratie sacerdotale, de son culte sacrificiel et deses rites de purification, ils étaient habitués depuis toujoursà vivre leur foi dans leur famille et au cœur de leur existencequotidienne, dans leurs villages ou leurs campagnes, sans secompliquer la vie avec des cérémonies sophistiquées. Ils seréunissaient dans une demeure de l’un ou de l’autre, sur laplace publique ou à la porte du village, autant d’endroitsqui pouvaient servir de synagogue, pour participer à unoffice religieux juif.

Les nouveaux croyants continuent de se rencontrer parpetits groupes, mais c’est maintenant pour se souvenirensemble de la mission et des paroles de Jésus en lien avecles messages des prophètes d’antan, pour méditer, commen-ter et actualiser leur évangile Q, pour prier en récitant leNotre Père et en chantant des psaumes, dans la foi et le libreaccès à leur Dieu immédiat, proche de chaque personne et

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présent à elle au cœur de son existence. Chez ces groupesfervents, sans hiérarchie ni ministère sacerdotal, animés pardes leaders prophétiques dans une ambiance fraternelle, toussont considérés comme membres à part entière de la grandefamille spirituelle de Dieu.

inspirée par l’éthique de l’évangile

Leur conscience d’un Dieu en relation personnelle avec cha-cun amène les croyants galiléens à être conscients de lavaleur inaliénable de tout être humain et à s’inspirer del’éthique radicale de l’Évangile de Jésus qui consiste à imiterDieu : « Soyez généreux comme votre Père est généreux » ;« Ainsi vous serez fils de Dieu » (Lc 6,36.35).

D’après les membres de la communauté comme pourJésus, être généreux comme Dieu, cela veut dire l’accueillircomme lumière de leur conscience et se conduire commelui avec les humains pour devenir ce qu’ils sont : les frèresou les sœurs de leur prochain dans la vie concrète. Celaveut dire faire advenir son règne en suscitant ici et mainte-nant une société qui fonctionne selon la logique incontour-nable du gagne-petit, déstabilisante pour le privilégié. Encommençant eux-mêmes par un style de vie simple àl’extrême et le partage de leurs biens qui remettent en ques-tion un monde édifié sur le pouvoir et la concentration desrichesses.

Pour exprimer et promouvoir le dynamisme évangéliquequi anime la communauté, ses scribes rédigent l’évangile Qqui peut donner l’impression de présenter une éthique tropradicale. Si les Galiléens vivent dans l’expectative de l’avène-ment du règne de Dieu auquel ils se préparent et du juge-ment qui décidera de leur sort, cela n’enlève rien à la qualiténi à la pertinence de l’idéal évangélique du prophète qui lesinspire et dont on ne peut réduire les exigences en alléguant

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qu’elles sont exagérées. On sait combien la perspective d’unemort prochaine fait voir la vie sous son vrai jour et ramèneaux valeurs essentielles. Et il demeure toujours urgent defaire advenir le « règne de Dieu » en participant à la réali-sation d’une société solidaire.

Comme l’éthique évangélique de la communauté ne faitpas partie de la présente recherche, je ne l’explique pasdavantage. Elle s’identifie à celle de Jésus qui, en plus d’êtrebien connue, fait l’objet de plusieurs études. Je l’ai d’ailleursexposée longuement dans Jésus, l’homme avant l’Église,p. 129-141, et Jésus, maître spirituel, p. 111-122 et 135-146.

Je cite cependant des passages de la version originelle dudocument Q que les croyants galiléens se remémoraientpour se guider dans la vie et qui peuvent nous inspirer dansnos comportements aujourd’hui :

[Jésus dit :]« Heureux les pauvres, à eux le règne de Dieu.Heureux les affamés, ils seront rassasiés.Heureux les affligés, ils seront consolés » (Lc 6,20-21).[Béatitudes, non de la résignation mais de la solidarité,qui invitent à organiser un monde où tous seront heu-reux. Elles expriment l’essentiel de l’éthique évangélique.]

« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui voushaïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pourceux qui vous maltraitent » (Lc 6,27-28).

« Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente l’autre.À qui prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique [atti-tude non violente] » (Lc 6,29).

« Agissez envers les autres comme vous voulez que l’onagisse envers vous » (Lc 6,31).

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« Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous ? Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font,que faites-vous de plus que les malveillants ? » (Lc 6,32-33).

« Comment peux-tu regarder la paille dans l’œil de tonfrère et ne pas remarquer la poutre dans ton œil à toi ?Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moiôter la paille dans ton œil”, quand tu ne vois pas lapoutre dans le tien ? Hypocrite ! Ôte d’abord la poutrede ton œil et alors tu verras clair pour ôter la paille del’œil de ton frère » (Lc 6,41-42).

« L’arbre se reconnaît à son fruit » (Lc 6,44).« La bouche parle du trop-plein du cœur » (Lc 6,45).« Où est votre trésor, là aussi est votre cœur » (Lc 12,34).

« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’unet aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et mépriseral’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent » (Lc16,13).

Comme on peut le constater, il s’agit d’abord des disposi-tions du cœur ou de l’orientation de l’être conduisant auxcomportements évangéliques on ne peut plus profondémenthumains.

une communauté distincte

Pour peu que l’on connaisse les évangiles et les lettres dePaul, on réalise combien la communauté qui se développeet devient un réseau important en Galilée se démarque desÉglises représentées dans le Deuxième Testament.

En raison de leur spiritualité centrée sur Dieu qu’ilsprient directement à l’instar de Jésus qu’ils s’abstiennent demythifier, les croyants du document Q se distinguent en

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effet des premiers chrétiens qui situeront le christ célestecomme intermédiaire entre eux et Dieu et feront de lui l’objetde leur culte. En plus, ils s’inspirent de l’Évangile du maîtresans se référer ni à sa mort ni à sa survie dans l’au-delàalors que les chrétiens les considèrent comme essentielles àleur foi. C’est pourquoi ils ne touchent pas aux thèmes chersaux chrétiens dans leur évangile sans conception virginaleni Noël, sans cène, ni passion ni « résurrection », sans christentre Dieu et les humains. Si ces thèmes qui figurent dansles évangiles canoniques les avaient concernés, ils en auraientparlé dans un texte destiné à nourrir leur foi et à servir devade-mecum pour les missionnaires.

Pas étonnant alors que cette communauté distincte, héri-tière de la spiritualité de Jésus, soit reléguée à l’arrière-plandans le Deuxième Testament et, à travers elle, le prophètelui-même et sa foi. Sans même la nommer, Matthieu et Lucintègrent son document dans leur évangile respectif où ilsamalgament sa spiritualité à leur croyance. Dans son histoirethéologisée de la jeune Église chrétienne, Les Actes des Apôtres,Luc passe sous silence les croyants à l’origine de la sourceQ, dont il s’est servi dans la rédaction de son évangile, ainsique d’autres communautés non chrétiennes qu’il connaissaitsans doute. Leur spiritualité est également éclipsée dans lesécrits de Paul et de Jean qui renforcent les traditions chré-tiennes ayant altéré substantiellement la foi de Jésus. Aubout du compte, elle est enfouie dans l’ensemble duDeuxième Testament qui prêche le christ céleste mythiqueau lieu de témoigner du prophète et de sa foi.

Non chrétienne comme son maître, la communauté dela première heure est ainsi marginalisée. Sans doute fait-elle partie du réseau plus large de croyants d’origine juivequi seront tenus pour hérétiques au iie siècle parce qu’ilsconsidèrent Jésus comme personne humaine et non commeétant Dieu.

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En plus d’être marginalisée dans la vie de l’Église naissantecomme dans ses écrits, la communauté galiléenne est désta-bilisée puis dispersée lors de la guerre juive contre lesRomains précédée de conflits violents durant les années 66-73. D’après les ajouts dans la dernière version accessible deson évangile, elle semble avoir survécu tant bien que mal aumoins quelques années avant de disparaître de l’histoire avecses manuscrits. On peut présumer que des copies de sondocument circulaient encore dans les années 80 puisqueMatthieu et Luc en avaient chacun un exemplaire. Lemessage spirituel de la communauté oubliée et disparue n’estcependant pas mort, car il ressurgit de plus belle après avoirété enseveli pour de longs siècles. Comme une bouteillejetée à la mer, il réapparaît après avoir traversé l’océan multi-séculaire de d’oubli.

la communauté retrouvée

Totalement ignorée après sa disparition, la communauté gali-léenne retrouvée, qui s’était développée dans le sillage dumaître dès le début, représente le chaînon manquant entreJésus et les premiers chrétiens, le lien indispensable entrelui et nous. Dans son document, elle préserve sa spiritualitéet son Évangile avec une pureté inconnue dans tous leslivres du Deuxième Testament, y compris les évangiles. Lareconstitution de cet écrit, sans doute la plus heureuse con-tribution des exégètes, nous permet de remonter aux racinesde notre tradition religieuse et à notre source première, leprophète Jésus.

Maintenant sortie de l’oubli, la plus ancienne commu-nauté connue apporte un éclairage sans précédent sur lanaissance du mouvement qui est devenu le christianisme.En la ramenant à l’avant-scène, le document Q replace ensecond la formation des groupes chrétiens. Les croyants

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galiléens sont les aînés de l’Église primitive fidèles à la foide Jésus et les chrétiens sont les cadets qui ont bifurqué surune voie spirituelle radicalement différente de la sienne.Du même coup, le mini-évangile met en évidence la diversitéet la situation conflictuelle des premières communautés, cequi détruit l’image traditionnelle de leur uniformité dans lafoi. Elles étaient loin d’être unanimes à identifier le Jésusde l’au-delà comme christ seigneur médiateur entre eux etDieu, à lui rendre un culte, à considérer le martyre du Gali-léen comme sacrifice d’expiation pour les fautes de l’huma-nité ainsi que « Jésus réveillé d’entre les morts » commefondement de leur foi.

La communauté retrouvée invite donc les Églises duxxie siècle à réviser l’histoire et leur compréhension de leursorigines en visitant l’arrière-scène du Deuxième Testamentoù elle a été cachée. Elle les met devant un défi d’uneampleur jamais vue, posé davantage par leurs propres sourcesqui remettent en question les assises mêmes de leur croyanceque par la modernité postmythique. Mais sa voix est encoreloin de se faire entendre, car elle suscite une certaine cons-ternation et de la réticence même chez des exégètes et desthéologiens qui hésitent à tirer les conclusions qui s’imposentsur la foi des croyants Galiléens et à dégager les implicationsde leur spiritualité pour la nôtre. Non sans prétexter qu’ils’agit d’un document hypothétique alors que son existences’avère de plus en plus confirmée et celle de la communautéde Q de plus en plus vraisemblable comme suite immédiateà la mission de Jésus avant la naissance du christianisme. Etnon sans s’imaginer que cet évangile véhicule une spiritualitéà rabais, implicitement celle de Jésus, moins évoluée que lacroyance chrétienne !

Si elle pose un défi aux Églises, la communauté retrouvéese révèle lumière dans la modernité. D’une étonnante

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actualité, sa spiritualité répond à une attente plus ou moinsimplicite, plus ou moins nommée dans la culture contem-poraine où l’on soupçonne à peine qu’une telle clarté pouvaitexister à l’origine. Par leur foi au Dieu unitaire et immédiatde Jésus, ces croyants de la première heure nous rejoignentdans notre aspiration à communiquer intimement avec unDieu unipersonnel (selon notre conception moderne, celuiqu’on appelle Dieu est en réalité « transpersonnel » ou« suprapersonnel » puisqu’il transcende notre concept depersonne et qu’on ne peut se le représenter comme unepersonne). Ils nous rappellent ou nous confirment que leprophète de Nazareth n’est pas une figure mythique des-cendue du ciel, mais bel et bien une personne humaine,originaire de notre planète, qui fait totalement partie denotre histoire et qui nous montre le chemin de la vie aujour-d’hui comme hier.

Pour tout dire, la communauté galiléenne disparue etretrouvée s’avère au xxie siècle le témoin ancien d’une spi-ritualité moderne qui rejoint notre sensibilité spirituelle etnous fournit un éclairage unique pour notre foi qui se veutdémythifiée et inculturée.

Le chapitre suivant nous fait rencontrer une communautéqui tourne son regard vers le Jésus du ciel, mais sans oublierl’homme de Nazareth et son Dieu.

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3une communauté

qui attend le messie

Peu de temps après avoir relancé le mouvement deJésus en Galilée, des disciples, à la suite de leur expé-

rience pascale, vont fonder une autre communauté pales-tinienne à Jérusalem où ils comptent voir arriver le règnede Dieu proclamé par Jésus. Dans ce milieu judéen, foyerpar excellence du judaïsme et de l’espérance messianiquesous différentes formes, la nouvelle communauté en vientà attendre le retour de Jésus comme messie du royaumefutur. Ce qui l’amène à développer son propre courantde traditions sans toutefois altérer essentiellement la foidu maître. Traditions difficiles à cerner, car elles sont par-semées dans les évangiles et recouvertes de traditionschrétiennes.

pâques

Si la communauté galiléenne n’en souffle pas mot et n’enreflète rien dans son document Q, on peut croire, d’aprèsd’autres traditions (Mc 16,7 ; Mt 28,16), que les disci-ples ont vécu en Galilée une nouvelle étape dans leur

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cheminement après avoir compris la mission et le messageprophétiques de Jésus et être entrés dans sa dynamiqueévangélique.

Aux yeux de leur foi évangélisée, Dieu, d’une fidélitéabsolue, ne pouvait abandonner dans le monde des défuntsou dans le néant le prophète qu’il avait inspiré et dynamisétout au long de sa mission jusqu’à son martyre. Il ne pouvaitrompre à travers la mort sa relation infrangible avec le filsqu’il avait engendré de l’intérieur à lui. Or, dans leur milieujuif, l’être humain est compris comme un tout, une chairanimée par un souffle de vie venant de Dieu. Il meurt com-plètement quand le souffle lui est retiré, c’est-à-dire qu’au-cune partie de lui-même ne survit à la mort, tout au plusune ombre inconsciente dans le shéol.

Allant au bout de leur confiance en Dieu, comme leurmaître qui était sûr de passer en lui après son martyre, lesdisciples deviennent convaincus qu’il a recréé Jésus dansune existence nouvelle. Par la suite, cette conviction seraexprimée dans la tradition des croyants en termes de leurculture religieuse juive : « Nous croyons que Dieu a réveillé[souvent traduit en français par “ressuscité”] Jésus d’entreles morts » (cf. Ac 2,32 ; 5,30 ; 13,33 ; etc.). Ils ne parlentcertes pas d’un fait historique. Cherchant comment témoi-gner de l’indicible mystère du passage de Jésus à sonexistence postmortelle, ils balbutient dans leur langagemythique ce qu’ils perçoivent dans leur confiance en Dieusans expliquer comment il a procédé et sans décrire le pro-phète dans sa réalité nouvelle, aussi impénétrable que Dieului-même. Leur foi pascale, loin d’être étrangère à laspiritualité de Jésus, se situe dans la continuité de sa con-fiance en son Dieu fidèle.

Plus tard, les croyants d’une autre génération élaborerontdes traditions catéchistiques, récits mythiques du tombeauvide et d’apparitions du Réveillé, pour illustrer la conviction

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pascale des disciples. Et non pour la prouver ni la fonder(les histoires d’apparitions posthumes sont courantes àl’époque) puisqu’elle dépasse la raison, transcende les limitesde l’histoire et plonge dans la dimension de Dieu.

Aujourd’hui comme au temps de la jeune Église, il ne s’agitpas de croire que Dieu a donné à Jésus une nouvelle existenceau-delà de la mort en se basant sur des preuves, d’ailleursimpossibles à établir. Ni de présenter la « résurrection deJésus » comme « fondement de la foi », car c’est proposerun référent et un appui extérieurs qui dispensent du chemi-nement intérieur et font passer à côté puisque la confianceen Dieu s’enracine dans l’expérience intime de lui.

Pour nous comme pour les premiers croyants, Pâques,c’est d’abord faire l’expérience transformante de rencontrerau fond de nous-mêmes le Dieu de l’Évangile. Expériencefaisable à partir de la dynamique biblique du souvenir commele maître et ses disciples. Aller au bout de notre confianceen Dieu comme eux nous amènera à croire qu’il a recréé leprophète dans une existence nouvelle au-delà de sa mortsous un mode absolument inconnaissable, et qu’il en seraainsi pour nous après notre séjour sur terre. Plus exigeant,mais aussi plus vrai, tout à fait compatible avec notre cultureet capable d’échapper à la critique de la raison qui ne peutni affirmer ni nier une suite à la vie des humains dans l’au-delà.

Par ailleurs, notre intuition moderne de l’unité fonda-mentale de la personne et de la totalité de sa mort, nouspermet, à l’instar des disciples, de considérer celle de Jésuscomme complète, de rejoindre leur réflexion sur le mystèrede sa recréation dans la dimension de Dieu. Recréation deson être-avec-Dieu-et-avec-les-autres après la croix etrecréation de mon être-avec-Dieu-et-avec-les-autres aprèsmon séjour sur terre. Question de confiance en Dieu, de

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m’en remettre à lui pour ce qu’il a fait de Jésus et fera demoi et ce qu’il a fait et fera de tous les miens au-delà de lamort. Comme celles des premiers croyants, nos façons d’évo-quer l’inconnaissable après-vie ne sont que balbutiements...

le tournant pascal

Étant maintenant convaincus que Dieu a réveillé Jésus dumonde des morts, les disciples, dont Pierre ainsi que Jacqueset Jean, fils de Zébédée, croient plus que jamais à l’avènementprochain du règne de Dieu dont il avait parlé au cours desa mission. Ils quittent alors la Galilée, sans doute avecMarie, mère de Jésus, son frère Jacques, les épouses et autresproches de même que d’autres croyants, pour s’installer àJérusalem afin d’être présents à l’inauguration du mondenouveau attendu pour bientôt. Ils y fondent une autre com-munauté palestinienne qui scrute l’Évangile du maître à lalumière de Pâques en tournant son regard vers le Jésus del’au-delà, alors que la communauté galiléenne continue d’ap-profondir son message prophétique, qui l’inspire indépen-damment de sa « résurrection ».

Le virage

Centrés sur le Réveillé dans l’expectative du règne de Dieuqu’il avait annoncé dans son Évangile, les membres de lanouvelle communauté attendent avec enthousiasme sonretour imminent en se demandant quelle sera sa place dansle monde à venir. Ce qui les amène à penser que Dieu luiconfiera les fonctions de Fils de l’homme ainsi que de messie(fils de David) et fils messianique de Dieu, et qu’il attenddans le ciel le jour du grand avènement. Ils amorcent ainsile processus de réinterprétation de son Évangile en accordantune importance de plus en plus grande aux rôles attribués

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au Réveillé sans pour autant cesser de considérer le Galiléende Nazareth comme leur prophète et maître. Voilà ce quej’appelle le « tournant pascal ».

Son message étant centré sur Dieu, Jésus n’avait pasparlé de son statut dans le Royaume. Toutefois, les croyancesdes membres de cette communauté sur la fonction futuredu Réveillé n’interfèrent pas dans leur relation immédiateavec Dieu. Reste que le virage de leur regard vers le cielouvrira la voie à une spiritualité différente au sein de laculture grecque.

Le Réveillé et les croyances des communautés

Au sujet des fonctions attribuées au Réveillé par les diversescommunautés, je parle de croyances, car il ne s’agit pas de foiau sens strict qui concerne notre relation avec Dieu commeje l’explique dans les définitions suivantes.

— Les croyances sont constituées de mythes, traditions,doctrines, dogmes, etc., créés par l’imagination et l’in-telligence humaines et véhiculés par des hommes, etelles sont marquées par la culture des époques et desmilieux où elles sont élaborées. Elles viennent donc del’extérieur et s’amalgament au « surmoi » de ceux qui lesintériorisent en croyant généralement qu’elles font partiede la foi.— La foi est essentiellement cette confiance en Dieususcitée directement par lui, au plus secret de moi-même.Dynamisme spirituel et relationnel, elle naît d’uneexpérience de rencontre d’Être à être et surgit del’intérieur, dans mon « moi », au-delà de ma culture. Elleme transforme en m’ouvrant à lui et aux autres,mais Dieu seul en est l’objet. Je peux en témoigner etfavoriser son éclosion chez d’autres, mais je ne puis latransmettre.

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Créations de l’esprit humain dans les cultures préscienti-fiques, les croyances ne résistent pas à la raison et donnentprise à la critique, alors que la foi comme dynamisme rela-tionnel les dépasse sans sacrifier l’intelligence ni la logique.Se libérer des croyances, c’est purifier la foi, et non la perdre !Le terme « croyant » s’avère toutefois ambigu, car il peutdésigner la personne de foi, avec ou sans mélange decroyances.

Dans le Premier Testament, les juifs parlent de foi uni-quement en Dieu, à l’exclusion absolue de toute autre per-sonne ou tout autre objet. De même, pour le juif Jésus, iln’est question que de foi en Dieu seul. Au sens strict etoriginel, la foi se réfère à la relation entre les humains etDieu, ce qui correspond à notre conception moderne laplus pure de la vie spirituelle. Je parlerai donc de croyancequand il s’agira de tout objet autre que Dieu, y com-pris Jésus. Y compris aussi ses présumées fonctions dans leciel.

Que puis-je savoir du Réveillé ?

Sauf qu’il est dans la dimension de Dieu, ce que je perçoisdans ma foi, tout ce qui se dit du Réveillé se situe sur leplan des croyances, tributaires d’une culture religieusemythique, donc vulnérables à la critique. Même par la foi,je ne puis connaître son mode d’être ni son statut dans l’au-delà, je ne puis savoir s’il me rejoint et m’est personnellementprésent ou si je peux communiquer avec lui aujourd’hui.Son existence postmortelle est aussi mystérieuse que leTranscendant lui-même, seul être spirituel avec qui je suiscertaine de pouvoir entrer en relation. Pas facile de vivreavec le mystère dont on veut tant percer le secret !

Quant à Jésus de Nazareth, je puis le rejoindre commepersonnage du passé et comme réalité extérieure à moi par

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les traditions historiques contenues dans les évangiles synop-tiques et par mon expérience de Dieu comme la sienne. Marelation à lui consiste à avoir confiance ou à croire en luiparce que je le reconnais comme mon prophète et maîtrespirituel. Ce qui est différent de la foi en Dieu, ou dyna-misme relationnel que le Dieu intérieur suscite lui-mêmeen moi. Différent aussi des croyances et des mythes transmispar les humains.

Voyons maintenant comment la communauté de Jéru-salem arrive à attribuer des fonctions au Réveillé dans lemonde futur.

sa croyance au messie à venir

Que fera le Réveillé ? C’est la grande question du jour chezles croyants dans le contexte de l’attente d’un monde nou-veau. Voici la réponse qu’ils se donnent au cours de leurréflexion : le Jésus céleste jugera les humains avant l’inau-guration du royaume et le gouvernera au nom de Dieu àtitre de messie (fils messianique de Dieu).

Le juge à l’entrée du monde nouveau

Le titre de Fils de l’homme nous est peu familier bien qu’ilapparaisse souvent dans les évangiles. Cette appellation, qu’ilne faut pas confondre avec celle de fils de Dieu, provient dela tradition apocalyptique juive où elle désigne le mystérieuxpersonnage céleste qui, au nom de Dieu avant l’inaugurationde son règne, jugera les humains sur leur fidélité à la loiattribuée à Moïse.

Imprégné de son Évangile tout en étant marqué par laculture religieuse de son milieu, Jésus, qui avait ses croyancesmythiques, pensait lui aussi que le Fils de l’homme allaitjuger les humains, mais en se basant sur la conformité ou

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non de leur vie aux valeurs évangéliques : « Quiconque sedéclarera pour moi devant les hommes, le Fils de l’hommeaussi se déclarera pour lui devant les anges de Dieu » (Lc12,8 ; cf. Mc 8,38). Autrement dit, ceux qui auront vécudans l’esprit de l’Évangile seront admis dans le Royaume.C’est le Fils de l’homme qui en décidera, et non Jésus quise distingue clairement de lui. Par ailleurs, « fils del’homme » peut tout simplement vouloir dire « je » sansallusion au jugement dans la bouche de Jésus (Lc 7,34).

Se rappelant les paroles de son maître, la communautéde Jérusalem en arrive à penser que le Réveillé représenteraDieu lors du jugement basé sur l’Évangile, que c’est lui leFils de l’homme (Mt 10,32-33). Le titre tombera en désuétudequand les communautés cesseront d’attendre la venue durègne de Dieu et qu’elles l’estimeront insatisfaisant pourexprimer leur croyance, particulièrement au sein de la culturegrecque. Aussi ne figure-t-il pratiquement jamais dans lelangage de l’Église.

Le messie du monde nouveau

Chez les juifs, le terme « messie », qui signifie « oint », dési-gne un homme consacré par l’onction, surtout un roi, maisaussi un prêtre et parfois un prophète. Ainsi le roi David aété intronisé vers l’an -1000 par le prophète Samuel qui l’aoint en lui versant de l’huile sur la tête.

Lorsqu’ils étaient en Galilée, les fondateurs de la com-munauté araméenne de Jérusalem ne pensaient pas à Jésusen fonction du messianisme puisqu’ils avaient jadis espéréfaire de lui un roi populaire pour libérer la région de l’op-pression romaine. Ils se trouvent maintenant dans le milieusocioreligieux de la Judée marqué par une espérance mes-sianique diversifiée où l’on attend, entre autres, le messie-roi vainqueur descendant de David pour affranchir Israël

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du joug impérial, soumettre les autres nations et assurer unmonde de paix, de justice et de prospérité. Par ailleurs,Jésus avait été crucifié soi-disant comme roi des Judéensselon l’écriteau apposé sur le haut de la croix.

C’est dans ce contexte que la communauté attend l’avè-nement prochain du règne de Dieu proclamé par Jésus (uneautre de ses croyances) et qu’elle réfléchit sur la fonctiondu Réveillé dans le monde nouveau. Elle en vient à croirel’impensable aux yeux des juifs : Dieu a désigné le crucifié,et non un roi vainqueur, comme messie à venir d’une journéeà l’autre. Oui, le pendu au bois, tel un criminel, Dieu l’aréveillé du monde des morts et c’est lui qui inaugureraincessamment le règne messianique de paix et de bonheurpour tous. Luc consignera cette croyance dans Les Actes desApôtres : « Dieu vous enverra le messie qui vous est destiné »(Ac 3,20). Après avoir jugé les humains à titre de Fils del’homme, il instaurera et gouvernera à titre de messie (filsde David) le monde nouveau qui sera dynamisé par l’espritévangélique de la solidarité dont il avait fait la promotionau cours de sa mission sur terre. En raison de cette croyance,je qualifie de messianique la première communauté deJérusalem.

Il s’agit du Réveillé dont la communauté attend le retourimminent, et non de Jésus de Nazareth qui ne proclamaitpas son Évangile dans une perspective messianique et nes’est présenté ni comme Fils de l’homme ni comme messiefutur.

Le fils messianique de Dieu

Vu sa fonction de représenter Dieu sur terre, le messie-roirégnant ou à venir était considéré comme fils de Dieu enIsraël, selon une tradition courante dans l’Orient ancien oùles monarques sont tenus pour fils de leur dieu. Ce qui

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amène les écrivains sacrés à faire ainsi parler Dieu au roi ouau sujet du roi :

— Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré(Psaume 2,7) ;— Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils(2 Samuel 7,14) ;— Lui m’appellera : « Mon père ! » [...] Et je l’appelleraimon premier-né (Ps 89,27-28).

Le roi n’est pas pour autant perçu comme divin à l’instardu pharaon en Égypte, car il ne s’agit pas de paternitéphysique mais d’adoption et de fonction royale comprisecomme étant attribuée à un homme par Dieu. Les titres demessie et de fils de Dieu sont donc étroitement liés auxyeux des juifs.

Après avoir identifié le Réveillé comme le messie à venir,la nouvelle communauté d’origine juive le désigne tout natu-rellement comme fils de Dieu au sens messianique du terme.Elle exprime cette croyance par la bouche des personnagesqu’elle met en scène dans ses traditions reprises plus tardpar les évangélistes :

— l’ange dans le récit de l’annonce de la conceptionde Jésus à Marie : « Il sera grand et on l’appellerafils du Très Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera letrône de David son père. Il régnera pour toujours sur lafamille de Jacob, et son règne n’aura pas de fin » (Lc1,32-33) ;— la voix céleste dans la narration du baptême de Jésus :« Tu es mon fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (Mc1,11 ; en Lc 3,22, la « voix » cite Psaume 2,7) ;— la voix venant de la nuée dans la scène de la trans-figuration : « Celui-ci est mon fils bien-aimé. Écoutez-le ! » (Mc 9,7) ;

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— Jésus répondant au grand prêtre dans le récit de sacomparution devant le sanhédrin : « Je le suis [le messie,le fils du Dieu béni] » (Mc 14,61-62).

Chacun des textes cités parle du Réveillé que la com-munauté croit désigné par Dieu comme son fils messianique,et non de l’homme de Nazareth qui, évidemment, ne s’étaitpas présenté comme tel vu qu’il ne se tenait pas pour lemessie. Même s’il s’adressait à Dieu en l’appelant Abba etparlait de lui en le nommant Père, on ne trouve aucunetradition historique dans le Deuxième Testament où il seserait identifié comme fils de Dieu.

fidèle à la spiritualité de jésus

La communauté attend le retour de Jésus comme Fils del’homme, messie et fils messianique de Dieu jusqu’à cequ’elle se rende compte qu’il ne reviendra pas. Son espé-rance, qui la stimule à vivre l’Évangile dans l’histoire pré-sente, n’altère pas substantiellement la foi du Galiléen mêmes’il n’envisageait pas de telles fonctions dans le monde nou-veau. Pas plus que les croyances de Jésus sur le règne deDieu et sur le Fils de l’homme n’entravaient sa relationimmédiate avec Dieu.

En effet, les adeptes de cette communauté vivent enrelation directe avec Dieu et tiennent Jésus pour une per-sonne humaine autant dans l’au-delà que durant sa vie ter-restre. Vu qu’ils ne situent pas le messie comme christmédiateur spirituel entre eux et Dieu mais le considèrentsimplement comme devant exercer une fonction extérieure,ils ne sont pas chrétiens au sens strict mais constituentune secte à l’intérieur du judaïsme. Pour eux, Jésus demeureleur prophète et maître qui les invite à croire en sonDieu immédiat, ce que Pierre et ses compagnons issus de la

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communauté galiléenne n’oublient pas dans leur groupemessianique.

Lors de leurs rencontres de partage et de prière chezl’un ou l’autre, ils revivent la cène comme Jésus, dans la foien Dieu et dans l’expectative de son règne, mais à la différenceque c’est aussi dans l’attente de son retour. Sous la présidenced’un leader ou de l’hôte de la maison, ils observent le rite dupain en récitant la prière de bénédiction au début et le ritedu vin accompagné de la prière d’action de grâces à la fin,bénédiction et action de grâces adressées à Dieu. À l’intérieurde ces rites, ils expriment sans doute leur espérance de l’avè-nement incessant du Royaume et du messie futur qu’ils prientde venir au plus tôt : « Marana tha » (1 Corinthiens 16,22) ;« Amen, viens maître Jésus ! » (Apocalypse 22,20). Commeil ne s’agit pas encore de culte du christ médiateur, la spiri-tualité juive évangélique de Jésus est sauvegardée.

disparue de la carte

Avant la guerre juive contre les Romains en 66, la majeurepartie de la communauté messianique aurait émigré de Jéru-salem à Pella en Transjordanie pour éviter de participer à larévolution qu’elle considérait comme contraire à l’espritévangélique. Son départ marquera la fin de sa position encorerelativement importante dans l’Église primitive. Pratique-ment, il signifiera sa rupture avec le réseau chrétien, beau-coup plus influent mais dont la croyance tributaire de laculture grecque s’avère éloignée de la foi de Jésus, croyanceà laquelle les Palestiniens ne peuvent se conformer. Ils avaienten effet toujours maintenu leur identité juive et non chré-tienne au cœur de tensions et de conflits continuels.

Le groupe de croyants qui reste est irrémédiablementaffaibli au moment de l’invasion de la Ville sainte et de laruine du temple en 70. Lors de la destruction finale deJérusalem par les Romains en 135, ils sont tous expulsés et

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vont rejoindre les émigrés en Transjordanie ou s’implanterpossiblement en Galilée, en Syrie ou ailleurs en AsieMineure.

À cause de leur foi au Dieu unitaire de l’Évangile, la com-munauté messianique, comme la communauté galiléennedont elle est issue, et celles qui se forment dans le mêmeesprit sont assez tôt ignorées et méprisées. Au iie siècle,ces communautés d’origine juive palestinienne sont consi-dérées comme hérétiques et athées par les chrétiens parcequ’elles ne tiennent pas Jésus Christ pour Dieu même. Aussiles évêques les stigmatisent-ils et, selon leurs critères, Jésusfigurerait le premier sur leur liste noire !

Fidèle en général à la spiritualité strictement monothéistedu maître qu’il tient pour une personne humaine, ce réseausurvit quelques centaines d’années. Avec son extinction, lafoi unitaire de Jésus se perd dans la grande Église. De nosjours, les spécialistes s’intéressent de plus en plus à ces com-munautés marginalisées et disparues. Ils en cherchent desvestiges et commencent à les réhabiliter et à leur faire jus-tice à la lumière de l’histoire. Les groupes exclus hier invi-tent l’Église d’aujourd’hui à redécouvrir ses véritables ancê-tres dans la foi de Jésus, à identifier les vrais hérétiques et...à reconnaître ses propres hérésies.

Paradoxalement, les héritiers de la spiritualité du Galiléenauraient inspiré Mahomet dans son projet de réformestrictement monothéiste au viie siècle. Il promeut en effetchez ses adeptes la foi en un Dieu unipersonnel et la relationdirecte avec lui, et il considère Jésus comme être humain etcomme prophète.

Très tôt après la formation de la communauté messianiqueau début des années 30 du ier siècle, naissait également àJérusalem une autre communauté qui marquera le tournant

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définitif en fondant le christianisme où la spiritualité dujuif de Nazareth sera engloutie jusqu’à aujourd’hui. DeuxÉglises qui évoluent parallèlement sinon dans une continuelleconfrontation.

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4les fondateurs du christianisme

Dès le début, la communauté messianique de culturejuive araméenne côtoie des juifs de culture grecque (hel-

lénistique), originaires des milieux urbains et cultivés de ladiaspora, venus s’installer à Jérusalem. Critiques à l’égarddu temple et de la loi attribuée à Moïse, ils se réunissentdans leurs propres synagogues.

Dans un laps de temps assez court, certains d’entre eux,touchés par le témoignage de la communauté messianique,fondent une communauté relativement indépendante de lapremière. En fonction de leur culture religieuse, ils réinter-prètent les traditions messianiques et les transforment en tra-ditions chrétiennes qu’ils vont répandre chez les juifs de ladiaspora et les non-juifs dans l’Empire. Alors que le réseaude communautés araméennes demeure fidèle à la spiritualitéde Jésus et continue de se développer en Palestine, les groupesde chrétiens altèrent substantiellement sa foi et se multi-plient surtout à l’étranger au sein de la culture gréco-romaine.

qui sont les fondateurs du christianisme ?

Les hellénistes de Jérusalem sont habitués à la lecture de laSeptante (LXX), version grecque de la Bible hébraïque utilisée

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par les Palestiniens à laquelle des livres rédigés en grec ontété ajoutés. Composé en dernier, environ un demi-siècleavant Jésus, Le livre de la Sagesse donne un bon aperçu deleur spiritualité. L’auteur, juif de la diaspora probablementoriginaire d’Alexandrie, s’inspire de la LXX et des écritsgrecs. Dans le contexte de l’Empire où la frontière entreCréateur et créatures est floue, il entend montrer aux juifset aux non-juifs que le culte de l’unique vrai Dieu est incom-parablement supérieur aux cultes idolâtriques des multiplesdieux païens. À cet effet, il approfondit le thème de la sagessede Dieu personnifiée déjà exposé dans Les Proverbes (chapitre8) et dans Le Siracide ou L’Ecclésiastique (chapitre 24).

Adaptant le mythe de la sagesse divinisée courant dansle monde païen à leur foi juive, ses prédécesseurs avaientprésenté la sagesse de Dieu comme créatrice et ordonnatricedu monde et révélatrice de Dieu à travers sa création. Lejuif alexandrin poursuit leur réflexion en identifiant la sagessede Dieu à son esprit agissant dans le monde et à sa parolecréatrice : « La sagesse est un esprit bienveillant [...]. L’espritdu Seigneur remplit la terre » ; « Dieu des pères [...] qui asfait l’Univers par ta parole, formé l’homme par ta sagesse[....] » (Sagesse 1,6-7 ; 9,1-2). Tout en demeurant fidèle à lafoi juive au Dieu unique et unitaire de ses ancêtres puisqu’ilpersonnifie son action dans l’Univers sans parler d’une per-sonne distincte de lui, il propose une image dynamique etuniverselle de Dieu conçu comme énergie et lumière, commepuissance créatrice qui fait se mouvoir le monde et suscitela vie, et comme inspiratrice des humains :

La sagesse [...] est un effluve de la puissance de Dieu,une pure irradiation de la gloire du Tout-Puissant [...].Elle est un reflet de la lumière éternelle,un miroir sans tache de l’activité de Dieu [...].Elle renouvelle l’Univers [...] et passe dans les âmes saintespour former des amis de Dieu et des prophètes [...].

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Elle s’étend avec forced’une extrémité du monde à l’autre,elle gouverne l’Univers avec bonté (Sg 7,24—8,1).

Voilà un aperçu de la théologie sur le Dieu créateur prônéepar les hellénistes.

Ceux qui sont interpellés par le témoignage de lacommunauté messianique se regroupent, développent leurpropre croyance et fondent une communauté parallèle quidonne naissance au christianisme.

le christ médiateurentre dieu et les croyants

Imbus de leur approche spéculative à la grecque, les juifshellénistes laissent en veilleuse la foi de Jésus de Nazarethau Dieu immédiat et sa voie spirituelle pour s’inspirer duthème de la sagesse créatrice et inspiratrice de Dieu dansleur réflexion sur la fonction du Réveillé.

Du messie attendu au christ médiateur

La nouvelle communauté se met d’abord à traduire en grecles traditions de l’Église messianique, dont le terme« messie » par « christ ». Comme elle s’intéresse peu à l’at-tente messianique, elle trouve insatisfaisantes les fonctionsde Fils de l’homme et de messie à venir attribuées auRéveillé, d’autant plus que le Royaume espéré tarde et nesemble pas devoir arriver. Elle ne se contente donc pas detraduire, elle réinterprète au fil de son cheminement lestraditions reçues en fonction de sa culture.

D’après les parlant-grec, le Réveillé a inauguré son règnedès son entrée dans l’au-delà. C’est lui qui a métamorphoséles disciples lors d’une rencontre spirituelle avec chacund’eux (expérience pascale) et les autres croyants par la suite.

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C’est lui qui inspire les communautés depuis le début de savie postmortelle. Car Dieu lui a conféré le pouvoir de trans-former chaque personne, lui confiant ainsi le rôle de média-teur dans sa relation avec elle : « Il [le christ] a reçu du Pèrel’Esprit saint promis et il l’a répandu » (Ac 2,33).

Dans ce passage, de même que dans les autres duDeuxième Testament où le christ (le Fils), le Père et l’Espritsaint sont mentionnés,

— le christ ou le Fils = le Réveillé ;— le Père = Dieu ;— l’Esprit saint = Dieu dynamisant les croyants, y com-pris Jésus Christ.

Les auteurs sacrés ne les présentent pas comme troispersonnes en Dieu tel que défini dans le dogme de la Trinitépar le concile de Constantinople en 381. De cette triadePère-Fils-Esprit, seul le Père remonte à Jésus avec certitude.Si l’image du père implique une relation filiale, il ne sem-blerait pas s’être désigné comme fils de Dieu ni avoir utiliséle symbole de l’Esprit pour parler de Dieu.

On pourrait alors reformuler ainsi Ac 2,33 : « Le christ areçu le dynamisme de Dieu et il le partage avec les croyants. »La jeune Église, qui est née, chemine et se développe grâceà sa présence dynamisante, constitue son royaume. Les hel-lénistes métamorphosent donc la fonction messianique attri-buée par les Araméens au Réveillé en fonction spirituelle : aulieu de l’inauguration d’une société nouvelle par le messie, ils’agit du règne spirituel du christ. Du même coup, ils altèrentle sens de « messie/christ ».

Une nouvelle religion

Pour sceller et exprimer en bref leur croyance religieuse,les hellénistes ajoutent Christ au nom de Jésus tel un nom

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propre. Assimilant l’homme de Nazareth au christ, ils lenomment Jésus Christ, ou simplement Christ, et le désigne-ront souvent ainsi dans les évangiles et les autres livres duDeuxième Testament, ce qui leur vaudra d’être identifiéscomme chrétiens. Ils sont en effet à l’origine d’une nouvellereligion, le christianisme basé sur ce qu’ils appellent la « foiau christ » (je n’ai pas parlé et ne parlerai pas de foi mais decroyance au christ ou de croyance chrétienne, car il s’agit derelation avec un autre que Dieu).

À cause de la liberté évangélique qu’ils prennent à l’égardde la « loi de Moïse », les autorités juives forcent les hellé-nistes à quitter Jérusalem. Ils émigrent alors à Damas et àAntioche en Syrie où ils propagent leur croyance chez leursfrères hellénistes et les non-juifs (païens ou gentils) pour laproclamer ensuite dans les autres villes de l’Empire. Lescommunautés se multiplient et le christianisme continue dese développer sous l’influence de la culture grecque.

Confrontés à moult religions païennes, dont les cultes àmystères et leurs mythes d’origine orientale qui se répandentdans la société gréco-romaine, les chrétiens présentent leurreligion comme la seule vraie et l’universalisent en prônantla médiation absolue du christ : « Il n’y a aucun salut horsde lui [Jésus Christ] » (Ac 4,12) ; « Il n’y a qu’un seul Dieu,un seul médiateur entre Dieu et les hommes, un homme :le christ Jésus » (1 Timothée 2,5).

Comme il invitait ses contemporains à communiquer directe-ment avec Dieu et qu’il ne s’est pas introduit dans leurrelation intime avec le Créateur, Jésus ne reconnaîtrait certespas sa spiritualité dans la nouvelle religion. En situant lechrist comme médiateur entre eux et Dieu, les chrétiensdélaissent la voie spirituelle directe et simple du maître pourbifurquer sur une voie indirecte et compliquée. Ils marquentainsi le tournant qui orientera la spiritualité de tout le

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Deuxième Testament et la doctrine de l’Église jusqu’à nosjours. Fermée la route du seul-à-Seul avec le Transcendantouverte par le prophète Jésus.

Si la croyance chrétienne passe relativement bien dansle monde gréco-romain, elle engendre une situation con-flictuelle entre les hellénistes et les croyants d’origine ara-méenne qui continuent de suivre la voie spirituelle de Jésusen vivant leur foi en Dieu sans christ médiateur. Ces divisionss’accentueront par la suite, car le processus ne fait que com-mencer. Les chrétiens altéreront plus radicalement l’Évangilespirituel du maître en tentant de déterminer davantage lafonction du Réveillé.

le christ, seigneur du ciel et de la terre

Dans le Deuxième Testament, le terme « seigneur » peutêtre simplement la traduction grecque du mot araméenmaran, « maître », utilisé pour désigner Jésus de Nazarethou le Réveillé vu comme messie à venir, être employé commesynonyme de Dieu selon la tradition juive, ou nommer lechrist céleste de la croyance chrétienne.

À l’époque de l’Église primitive, le titre de seigneur,couramment attribué à une déité ou à un empereur dans lesreligions à mystères et dans le culte impérial pratiqués enOrient, prend graduellement sa place dans la culture gréco-romaine. Or les chrétiens croient que Dieu a délégué auRéveillé ses pouvoirs de régner sur l’Univers et dans le cielau-dessus des empereurs, et des dieux et demi-dieux qui,selon la croyance des gens, régissent le cosmos et la société.Ils l’estiment donc supérieur à tous ces seigneurs de la terreet des cieux, et trouvent le titre de christ insuffisant pourexprimer ses fonctions.

Ce qui les amène à le désigner comme seigneur maissans l’identifier à Dieu : « Ce Jésus que vous avez crucifié,

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Dieu l’a fait et seigneur et christ » ; « Jésus Christ est leseigneur de tous les hommes » (Ac 2,36 ; 10,36). Paul con-firme cette croyance : « Il n’y a pour nous qu’un seul Dieu,le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons, et un seulseigneur, Jésus Christ» (1 Corinthiens 8,6). Aux yeux deshellénistes, familiers avec la Septante où Yahvé est toujoursnommé Seigneur, le christ seigneur est « à la droite » duSeigneur Dieu. Il est son agent, en première position aprèslui, comme ils le proclament en langage mythique et poé-tique dans une hymne liturgique ancienne en usage dansleurs communautés et que Paul cite dans sa lettre auxPhilippiens :

Dieu a surexalté Jésus Christet lui a conféré le nom au-dessus de tout nom,afin qu’au nom de Jésus tous s’agenouillent,dans les cieux, sur la terre et sous la terre,et que toute langue confesse que le seigneur,c’est Jésus Christ,à la gloire de Dieu le Père (Ph 2,9-11).

Sans doute l’homme de Nazareth aurait-il été consterné ense voyant ainsi propulsé dans la sphère divine...

Le titre de seigneur conféré au christ alimente les conflitsintercommunautaires, car il s’agit d’un blasphème aux yeuxdes croyants araméens de la Palestine qui tiennent le nomSeigneur pour n’être réservé qu’à Dieu seul et pressentent,avec raison, le risque de voir s’estomper un jour la distinctionentre le christ et Dieu. Les controverses sur l’identité deJésus Christ ne datent pas d’aujourd’hui ! Elle remontentjusqu’aux années 30 du ier siècle !

En identifiant le Réveillé comme seigneur en lien avecla fonction d’agent de Dieu qu’ils lui attribuent et en joignantce titre à l’appellation Christ comme dans l’expression

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devenue courante, « Jésus Christ notre seigneur », les chré-tiens renforcent le rôle d’intermédiaire entre Dieu et lescroyants. Par le fait même, ils continuent d’altérer la spiri-tualité de Jésus et de creuser le fossé entre leur croyance etsa foi. Au lieu d’approfondir son expérience de Dieu et desuivre sa voie spirituelle qui fait partie intégrante de sonÉvangile, ils scrutent les secrets du ciel. Et ils n’ont pasencore fini.

le christ, fils de dieu

Jésus priait Dieu en l’appelant Abba en raison de leur com-munication intime et le présentait comme Père pour illustrersa présence immédiate à chaque personne. On peut donclégitimement conclure qu’il se percevait comme un fils danssa relation avec son Dieu, même si aucun passage historiquedu Deuxième Testament ne laisse entendre qu’il se soitdésigné comme fils ou le fils de Dieu. Surtout que, d’aprèslui, tous peuvent être appelés fils de Dieu : « Aimez vosennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’êtrevraiment les fils de votre Père » (Mt 5,44-45 ; cf. Lc 6,35 etMt 5,9).

Si les chrétiens s’intéressent davantage à leur christ sei-gneur médiateur qu’à la relation entre le prophète de Naza-reth et Dieu, sa façon de la nommer en termes paternels estpossiblement présente dans leur réflexion quand ils cher-chent comment exprimer leur croyance de façon signifiantepour eux-mêmes et leurs contemporains de culture grecque.Par ailleurs, chez les païens comme en Israël, il est courantd’appeler fils de Dieu de grandes figures historiques ouimaginaires.

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Les fils des dieux chez les païens

Le titre de fils de Dieu est largement utilisé dans l’Antiquitépour désigner divers personnages réels ou légendaireshonorés en raison de leur fonction, de leur génie ou deleurs exploits : en Égypte, les pharaons ; dans le monde gréco-romain, les empereurs (Alexandre le Grand et Auguste), leshommes illustres par leur savoir (Homère, Pythagore, Platon),les héros de la mythologie (Dionysos et Héraclès, fils dudieu Zeus). Dans ces cultures anciennes, il est courant decréer des récits fabuleux où de telles figures sont présentéescomme étant nées d’un dieu et d’une femme pour expliquerleur vie exceptionnelle, où elles sont intégrées parmi lesdieux à leur mort et apparaissent à leurs connaissances ainsiqu’à leurs admirateurs. Les intellectuels en général n’yvoyaient pas des faits historiques.

Les fils de Dieu en Israël

Le Premier Testament témoigne d’un phénomène analogueen Israël. Les auteurs désignent comme fils de Dieu :

— des anges ou des êtres célestes (Genèse 6,2.4 ; Psaume29,1) ;— le peuple israélite : « Mon fils premier-né, c’est Israël »(Exode 4,22 ; cf. Osée 11,1) ;— les rois régnant : « Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui,je t’ai engendré » (Psaume 2,7), et le messie à venir : « Jeserai pour lui un père et il sera pour moi un fils »(2 Samuel 7,14) ;— tous les Israélites : « Vous êtes des fils pour Yahvé votreDieu » (Deutéronome 14,1) ;— plus récemment, l’homme juste : « Sois comme un pèrepour les orphelins et comme un mari pour leur mère.

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Et tu seras comme un fils du Très-Haut, il t’aimera plusque ta mère » (Siracide 4,10).

Aucun de ces « fils de Dieu » n’est considéré comme physi-quement un fils de Dieu, l’expression n’étant que métapho-rique dans la tradition juive.

On trouve aussi dans le Premier Testament des histoiresde conception merveilleuse de personnages importants quiimpliquent cependant la participation d’un père biologiqueet non une imprégnation divine : récit du patriarche Isaacqui naît d’un couple de vieillards, Abraham et Sara (Genèse17,15-21 ; 18,10-14), du juge Samson et du prophète Samuel(Juges 13,2-24 ; 1 Samuel 1,1-20) qui naissent d’une femmestérile et de son époux. Dans le Deuxième Testament, Lucracontera la conception de Jean Baptiste par un couple âgé,Zacharie et Élisabeth (Lc 1,5-25).

Jésus Christ, fils de Dieu...

Jésus avait nommé son Dieu Abba et Père impliquant qu’ilse voyait comme un fils de Dieu. Des croyants avaient attri-bué le titre de fils messianique de Dieu au Réveillé. Ondésigne comme fils de Dieu divers personnages dans lemonde païen et en Israël. Dans ce contexte, quelle signifi-cation revêt le titre de fils de Dieu que les chrétiens donnentau christ seigneur ?

Or les hellénistes, marqués par leur culture grecque, nesont pas tellement intéressés à l’avènement du messie futur.L’appeler fils de Dieu dans le sens messianique de repré-sentant de Dieu dans le gouvernement du monde à venirne signifie donc pas grand-chose pour eux. D’autre part,leur réflexion est centrée non pas sur la spiritualité de Jésusmais sur le christ comme médiateur entre Dieu et lescroyants et comme seigneur régnant sur l’Univers et surtous les humains.

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Si les pseudo-divinités, les hommes divinisés et les hérossont nommés fils de Dieu, à plus forte raison, les chrétiens,qui situent le christ seigneur au-dessus de tout personnagesur terre et dans le ciel, le tiennent-ils pour fils de Dieu entant que représentant de Dieu dans le gouvernement dumonde et médiateur spirituel dans sa relation avec lescroyants. À leurs yeux, le Réveillé qui a été désigné parDieu comme christ et seigneur a été par le fait même instituéfils de Dieu dès le début de sa vie postmortelle. Ce qu’attesteune tradition reprise par Paul dans sa lettre aux Romains :« Jésus Christ notre seigneur [a été] établi, selon l’Espritsaint, fils de Dieu avec puissance à la suite de son relèvementdes morts » (Romains 1,4). Ailleurs, l’apôtre précise l’actionspirituelle du fils de Dieu : « Fils, vous l’êtes bien : Dieu aenvoyé dans nos cœurs l’Esprit de son fils, qui crie : “Abba”,“Père” » (Galates 4,6). Autrement dit, les croyants et lescroyantes deviennent fils et filles de Dieu par la médiationdu christ fils de Dieu.

Dans son récit symbolique de l’annonce de la conceptionde Jésus à Marie, Luc reprend à son tour, par la bouche del’ange, la tradition citée en Romains 1,4 en incluant lesmêmes éléments, soit Esprit saint, puissance et fils de Dieu,mais en les associant autrement : « L’Esprit saint viendrasur toi et la puissance du Très Haut te couvrira de sonombre ; c’est pourquoi celui qui va naître sera saint et seraappelé fils de Dieu » (Lc 1,35 ; Luc ne dit pas qu’il « est » filsde Dieu).

La narration de Luc 1,26-38 (comme celle de Matthieu1,18-25) sur la conception de Jésus par l’Esprit saint enMarie se distingue des légendes sur la naissance de fils desdieux en faisant intervenir la puissance créatrice de Dieu etnon un dieu procréateur, ce qui n’exclut pas pour autantl’aspect symbolique ou mythique. Si les croyants araméens

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peuvent être à l’origine de ce récit où ils désigneraient lemessie à venir comme fils messianique de Dieu, il s’agitpour les chrétiens d’affirmer que le christ seigneur a étéétabli fils de Dieu à titre de médiateur spirituel et de maîtredu monde.

La citation de Luc et surtout celles de Paul contiennentévidemment un discours étranger à celui de Jésus. Attribuerau Réveillé le titre de fils de Dieu en lien avec la fonctionde christ et de seigneur qu’ils lui attribuent, c’est pour leschrétiens une façon de rehausser son rôle d’intermédiaireentre les humains et Dieu. Ce qui nous fait réaliser encoredavantage combien leur croyance s’écarte de la spiritualitédu Galiléen. Mais le processus est loin de s’arrêter là, car lechrist fils de Dieu s’avère en compétition avec les fils desdieux du monde païen.

... et « le » fils de Dieu

En effet, proclamer le christ fils de Dieu n’apparaît passuffisant pour les chrétiens qui le voient comme le seulvéritable fils de Dieu, car ils le tiennent pour celui qui lesconduit dans l’intimité du Père. Ce qui les amène à ledésigner comme le fils de Dieu ainsi qu’en témoigne unetradition ancienne incluse tardivement dans le documentQ. Par la bouche de Jésus, ils expriment leur croyance àl’union du Fils et du Père et à leur connaissance mutuelle,à la fonction exclusive que Dieu lui a confiée de révéler lePère et de le faire connaître dans le cœur des humains :« Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Filssi ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est leFils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11,27 =Lc 10,22). Dans leur perspective, le Fils demeure subordonnéau Père (Mc 13,32 ; Mt 28,18).

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Compris comme révélateur du Père, ce concept de filsde Dieu ressemble au mythe gnostique (de « gnose », « con-naissance ») de révélateurs envoyés par Dieu qui font con-naître les mystères divins à travers des expériences de superconscience qui libèrent des asservissements de la vie présenteet à laquelle on peut parvenir par des techniques (rites cul-tuels, pratiques ascétiques, etc.). Pour les chrétiens, con-frontés à ce mythe très influent dans le monde antique, levéritable révélateur de Dieu, c’est le christ, le fils de Dieu.Dans son évangile, Jean développe le thème du fils uniquede Dieu que j’exposerai plus longuement dans le chapitresur la spiritualité johannique.

En identifiant le christ comme le fils de Dieu, les chrétiensse réfèrent peut-être à la relation particulièrement étroitede Jésus avec Dieu qu’il appelait Abba dans sa prière etdésignait comme Père dans son Évangile, ce que l’on nepeut exclure d’emblée. Certes l’estiment-ils épanouie aumaximum dans l’au-delà, mais au lieu de l’interpréter dansla continuité de ce qu’elle fut sur terre, ils la présententdans la perspective de leur croyance christique centrée surla fonction du Réveillé, en l’occurrence celle de révélateuruniversel de Dieu dans le cœur des humains qu’ils luiattribuent.

Témoignant d’un Dieu Père de tout le monde qui serévèle lui-même à chacun de ses fils et à chacune de sesfilles (cf. Lc 10,21 = Mt 11,25-26 qui précède le verset oùle christ est désigné comme le Fils), Jésus ne se présentaitguère comme le fils de Dieu ni comme révélateur de Dieudans l’intimité des croyants. Il s’agit de la désignation laplus forte, qui dominera dans le développement de lacroyance chrétienne, renforcera encore le statut de médiateurentre Dieu et les humains attribué au christ et compliqueradavantage la vie spirituelle. Le christ désigné comme étant

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le fils de Dieu est introduit encore plus profondément dansle for intérieur des croyants. Hermétiquement fermé l’accèsdirect à Dieu prôné par le prophète de Nazareth. Bloquéel’intimité du Père avec ses fils et ses filles.

le christ, dieu même ?

Les premiers chrétiens divinisent-ils le christ en le désignantcomme le fils de Dieu ? Regardons d’abord avec quelle faci-lité, dans le monde ancien, on appelle dieux des hommestrès importants par leur fonction, leur contribution à l’hu-manité ou leurs exploits merveilleux.

Les hommes-dieux chez les païens

Dans la culture gréco-romaine, le titre de dieu et le quali-ficatif « divin » sont souvent attribués aux personnages demêmes types que les fils de dieu, tels les empereurs, leshéros et les savants. La frontière entre le divin et l’humainétant floue et facilement traversée, les dieux et demi-dieuxfoisonnent. Les empereurs se font appeler dieux et imposentaux citoyens un culte religieux à leur personne ; ils ne sontcependant pas considérés comme des vrais dieux mais commeleurs mandataires ou leurs représentants — Caligula (37-41) s’est pris pour un dieu et passa pour fou. On racontecouramment des légendes où les dieux s’unissent à deshumains et engendrent des hommes-dieux. On croit quedieux et demi-dieux circulent incognito et vivent parmi lesTerriens. De telles croyances ne passent généralement pasla rampe chez les intellectuels.

Les hommes-dieux dans la Bible

D’après le Premier Testament, il arrive que certains person-nages soient désignés comme dieux en Israël. Par exemple,

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Yahvé dit à Moïse : « Lui [Aaron] parlera pour toi [Moïse]au peuple, il sera ta bouche et tu seras son dieu » (Exode4,16) ; « Je t’établis comme dieu pour le Pharaon, et tonfrère Aaron sera ton prophète » (Ex 7,1). Dans ces passages,la relation d’Aaron avec Moïse est comparée à celle d’unprophète avec Dieu. Ailleurs, l’esprit du prophète Samuelest pris pour un dieu (chez les anciens sémites, on appelleparfois dieu l’esprit d’un défunt) : « J’ai vu un dieu qui mon-tait de la terre » (1 Samuel 28,13). Enfin, des princes ou desjuges se voient appelés dieux bien que très rarement : « Vousêtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très-Haut » (Psaume82,6). Chez les juifs, personne ne pense que ces hommessoient réellement dieux. De nos jours, on appelle dieux despersonnages adulés par la société, comme les étoiles du sport,du cinéma, de la télévision ou de la chanson, mais sans lesprendre pour des divinités !

Il en est de même dans le Deuxième Testament. LesActes des Apôtres contiennent trois récits où l’on parle d’hu-mains considérés comme dieux par des non-juifs. Selon lepremier, Hérode Agrippa ier, roi d’une région de l’Empireromain comprenant la Palestine, est proclamé dieu par unefoule : « C’est la voix d’un dieu et non d’un homme ! » (Ac12,22). D’après un autre texte, Paul vient de susciter laguérison d’un handicapé et voilà que les spectateurs prennentle thaumaturge et son compagnon Barnabas pour des dieuxet s’apprêtent à leur offrir un sacrifice : « Les dieux se sontrendus semblables à des hommes et sont descendus versnous » (Ac 14,11). Enfin, il est raconté qu’ayant survécu àla morsure d’un serpent, Paul est encore une fois acclamé :« C’est un dieu ! » (Ac 28,6).

Jésus Christ, Dieu pour les premiers chrétiens ?

Qu’en est-il du christ chez les chrétiens du Deuxième Testa-ment ? Ils demeurent réticents à le désigner comme Dieu,

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même dans un contexte où l’empereur romain exige que lescitoyens s’adressent à lui comme « notre seigneur et dieu »(dominus et deus noster). Toutefois, dans certains milieux, ilsentendent affirmer sa supériorité en l’appelant « monseigneur et mon Dieu » au cours de leur liturgie, parolesque Jean met dans la bouche de Thomas s’adressant auRéveillé (Jn 20,28) environ 70 ans après la mort de Jésus,hors de la Palestine puisque ce serait impossible en milieujuif.

Comme pour l’Empereur, il s’agit de titres relatifs nonà son être mais au mandat divin que les chrétiens lui attri-buent. Selon leur croyance, le christ agit au nom de Dieuou le représente, mais ils ne disent pas que le christ estessentiellement Dieu ou qu’il est une personne divine ; ilsne l’identifient pas au Créateur mais le situent à côté de lui.Ils cherchent davantage à déterminer ce qu’il fait et moinsce qu’il est, à identifier sa fonction plus que son être, à leproclamer supérieur à tous les humains et personnages légen-daires que l’on désigne comme dieux. Reste que les chrétiensle mettent ainsi sur la voie de la divinisation, surtout Paulet Jean. Et du même coup, sur une voie qui les éloigneencore plus rapidement de la spiritualité de Jésus.

le nouveau culte

Dans la religion qu’ils ont fondée, les chrétiens rencontrentDieu et s’unissent à lui par l’intermédiaire obligé du christseigneur et fils de Dieu devenu objet de leur croyance tou-jours plus centrée sur lui. Leur passage de la relation immé-diate avec Dieu, à laquelle Jésus conviait ses contemporains,à la relation avec Dieu par la médiation du Réveillé se traduitde façon particulièrement évidente dans le développementd’un nouveau culte : la célébration eucharistique.

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De la cène de Jésus à la cène chrétienne

On sait que Jésus avait vécu la cène comme un simple repasjuif d’adieu avec ses disciples dans la foi immédiate en Dieu,mais il est par ailleurs impossible de déterminer les parolesqu’il aurait prononcées au moment des rites du pain et duvin sauf les prières de bénédiction et d’action de grâces.Comme lui, la communauté araméenne de Jérusalem revitla cène dans sa foi centrée directement sur Dieu, même si c’estaussi dans l’attente du messie à venir. Conformément à leurcroyance, les chrétiens la transforment en liturgie axée surle christ. Elle devient alors un rite sacramentel de communionavec Jésus Christ vivant, d’actualisation de sa mort (inter-prétée comme sacrifice d’expiation pour les fautes de l’hu-manité) et de participation à l’« alliance » entre les croyantset Dieu par la médiation du christ.

Aux prières de bénédiction et d’action de grâces, quiaccompagnent respectivement les rites du pain et du vin,les chrétiens ajoutent de nouvelles paroles dans la bouchede Jésus pour exprimer leur croyance. Quatre récits litur-giques différents témoignent de la cène chrétienne tellequ’adaptée dans autant de milieux (Mc 14,22-24 ; Mt 26,26-28 ; Lc 22,19-20 ; 1 Corinthiens 11,23-25). Voici le texte deMatthieu ou la tradition de sa communauté :

— Prenez et mangez. Ce pain, c’est mon corps.— Buvez. Ce vin, c’est mon sang, le sang de l’allianceversé pour tous en vue du pardon de leurs fautes (Mt26,26-28 ; cf. Lc 22,20 : Cette coupe est la nouvelle allianceen mon sang versé pour vous).

Il est impossible de déterminer la formation et l’évolutionde ces paroles qui s’effectuent différemment selon les com-munautés et non par étapes successives, d’autant plus que laformulation varie d’un récit à l’autre tout en demeurantcentrée sur le christ.

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Quant aux textes de Jean mis dans la bouche de Jésus,qui dit et redit trois fois avec variantes : « Celui qui mangema chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6,54 ; cf.6,53.55-56), ils expriment la position de la communautéjohannique et non la pensée du Galiléen de Nazareth.

La cène chrétienne, source de conflits

La cène chrétienne est contestée par les païens et les juifs,et possiblement par les croyants palestiniens, pour des rai-sons dont certaines peuvent nous rejoindre aujourd’hui dansnotre abandon ou notre remise en question de cette liturgie.

Les païens remarquent des ressemblances entre le cultechrétien et leurs cultes à mystères voués à des dieux ou àdes personnages importants pour se libérer des maux de lavie présente et s’assurer l’immortalité : non-ouverture aupublic, période d’initiation aux mystères (chrétiens) suiviedu rite de purification (baptême), mais surtout le repas sacra-mentel de communion avec une divinité morte et ressuscitée(le christ mort et réveillé) considéré comme remède d’im-mortalité (vie éternelle en Jésus Christ). Néanmoins, lesRomains les persécutent, car ils jugent illicite cette formede religion à mystères qu’ils assimilent au culte de Bacchus(dieu du vin) interdit en -186 et au cannibalisme puisqu’ony « mange la chair et boit le sang de Jésus Christ » au diredes chrétiens. Quelle que soit l’influence du paganisme etde leur propre croyance sur la transformation de la cène ensacrement de communion au christ, ils proclament avec fiertéque leur culte est le seul vrai.

D’autre part, les juifs contestent vivement l’associationou l’identification chrétienne du pain et du vin au corps etau sang de Jésus Christ impensable dans leur culture, oùl’on a horreur de manger la chair humaine et où il est estinterdit de boire le sang (Jn 6,52), ce que des communautés

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palestiniennes semblent avoir critiqué elles aussi (Jn 6,60-61).Le juif Jésus aurait certes été d’accord avec leur positionadverse sur la pratique eucharistique à cause de son aspectd’autant plus répugnant qu’il en est l’objet mais surtout parcequ’il s’agit d’un culte axé sur sa personne au lieu d’être centrésur Dieu. Sans doute aurait-il réagi violemment lui aussiface à la communauté de Jean : « Comment celui-là [le christ]peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jn 6,52).

Aujourd’hui, nombre de prêtres se posent la même ques-tion, et poser la question c’est y répondre, tout en continuantd’être « fonctionnaires de Dieu » au lieu de chercher le sensde la cène de Jésus et de l’inculturer. Sans parler du nombreincalculable de fidèles qui ont débrayé à la suite de leursprises de conscience.

Culte animé par des laïcs

Si éloignée de la spiritualité du prophète galiléen que soitla nouvelle religion, elle n’en demeure par moins une reli-gion de laïcs animée par des laïcs chez les chrétiens duDeuxième Testament, dans l’esprit du laïc Jésus qui n’avaitguère ordonné de prêtres, ni hommes ni femmes. Contrai-rement au judaïsme de l’époque, elle ne connaît pas de hié-rarchie sacerdotale, donc pas de pape, ni évêques ni prêtres,en somme, pas de ministres ordonnés pour « remplacer » lechrist entre Dieu et les humains. Il y est question d’anciens(presbyteroi, « presbytres », parfois traduit malencontreuse-ment par « prêtres », terme que l’on évite habituellementd’utiliser dans le protestantisme), de surveillants (épiscopes,non dans le sens moderne d’évêques) et de serviteurs (diacres).

Leurs responsabilités n’étant pas toujours nettement déli-mitées, ils accomplissent de multiples fonctions : leadership,surveillance, mission, catéchèse, liturgie et activités carita-tives. Un prophète, un animateur ou l’hôte du jour préside

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la liturgie eucharistique dans la maison de l’un ou de l’autremembre du groupe réuni. De leur côté, les prophètes chré-tiens fonctionnent sous mode de leadership collégial et local,d’animation dans les diverses cellules qui peuvent s’organiserdifféremment les unes des autres. Si des femmes collaborentà diverses activités, on ne peut présumer, à partir de passagesparticuliers, une présence égale à celle des hommes au niveaudu leadership. Loin de là !

Dans l’ensemble, le christianisme primitif est formé d’unréseau fluctuant et complexe de communautés sans autoritécentrale. Il est impossible d’établir une succession directede papes ou d’évêques depuis les apôtres, mais on saitqu’après la chute de Jérusalem en 135, l’Église de Romedevient de plus en plus influente dans la chrétienté. Certainspenseront à la parole mise dans la bouche de Jésus : « Tu esPierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16,18).En fait, dans le milieu de Matthieu (à Antioche en Syrie) aucours des années 80, une vingtaine d’années après son mar-tyre, on reconnaît Pierre comme bâtisseur de communautés.Du reste, les auteurs du Deuxième Testament ne font aucuneallusion à lui comme évêque de Rome.

tournant chrétien et deuxième testament

J’ai tenté de faire ressortir les grandes lignes du développe-ment complexe du christianisme naissant en me référantaux traditions des premières communautés de culturegrecque qui identifient le Réveillé comme christ, seigneuret fils de Dieu et lui attribuent notamment la fonction spi-rituelle de médiateur entre les humains et Dieu. Tous chré-tiens, les auteurs du Deuxième Testament reprennentet réinterprètent ces traditions, surtout Paul et Jean quirédigent de longs exposés sur le christ de leur croyanceauquel ils assimilent Jésus de Nazareth. Ils déterminent ainsi

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la spiritualité manifestement chrétienne de l’ensemble desvingt-sept livres où la foi du maître est mise en veilleuse.

Même les évangiles de Marc, de Matthieu et de Lucsont des œuvres chrétiennes. Les rédacteurs intègrent lestraditions des communautés galiléenne et messianique surJésus, son Évangile et sa foi mais en projetant leur croyancechristique sur le Galiléen. Ils ajoutent des traditions inter-prétantes des chrétiens qui pensent communiquer avec lechrist céleste dans leur prière et recevoir des réponses delui. Leurs évangiles constituent ainsi un amalgame du mes-sage de Jésus avec les messages des chrétiens qu’ils croientinspirés par le Réveillé.

On peut y distinguer des récits catéchistiques sur le christdu ciel où les auteurs le font parler sous le nom de Jésus,notamment pour soutenir leur croyance :

— Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n’avez pas encorede foi ? (Mc 4,40, dans le récit de la tempête apaisée) ;— Confiance, c’est moi, n’ayez pas peur (Mc 6,50, dansle récit de la marche sur la mer) ;— Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la findes temps (Mt 28,20 : finale de Matthieu dans son récitd’apparition du christ).

À l’intérieur de certaines narrations, on décèle des procla-mations spécifiquement chrétiennes sur le christ seigneuret fils de Dieu :

— Tu es le christ, fils du Dieu vivant (Pierre : Mt 16,16) ;— Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, unSauveur qui est le christ seigneur (un ange : Lc 2,11) ;— Tu es vraiment fils de Dieu ! (les disciples : Mt 14,33) ;— Cet homme était vraiment fils de Dieu (le centurion :Mc 15,39).

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En somme, les évangélistes christianisent Jésus et sa spi-ritualité. Aussi Marc présente-t-il son évangile comme étantcelui de Jésus Christ. De même, Matthieu commence le sienpar « Livre des origines de Jésus Christ ». Enfin, Luc parledu nouveau-né Jésus comme christ seigneur.

la spiritualité de jésus christianisée

En passant de la culture juive à la culture grecque, la spiri-tualité « jésuanienne » de la relation personnelle et directeavec Dieu devient la spiritualité chrétienne de la relation avecDieu par l’intermédiaire du christ seigneur et fils de Dieu.Les chrétiens métamorphosent le Dieu immédiat de Jésusen Dieu médiat, le prophète en médiateur spirituel entreDieu et les humains alors qu’il n’était pas question pour luid’exercer une fonction dans la hiérarchie céleste ni dansl’intimité des croyants. Ils rompent avec le monothéismestrict de sa foi en rendant culte à Dieu via le christ qui tientla vedette, et en se voyant habités au fond d’eux-mêmes parcette tierce personne qui occupe également le premier plandans leur vie spirituelle.

Ainsi les fondateurs du christianisme altèrent-ils la spi-ritualité de Jésus dans son essence même. Ils bifurquentvers une croyance incompatible avec sa foi. Ce n’est mêmeplus la sienne. On ne peut alors tenir ce développementpour une inculturation de son Évangile spirituel, commecertains le prétendent en supposant une continuité entre laspiritualité de Jésus et celle des premiers chrétiens. Il s’agitbel et bien d’une nouvelle religion qui sera dominante dansl’Église primitive comme dans le Deuxième Testament.

Tout compte fait, le christianisme n’a pas été fondé parJésus ni par Dieu, mais par des chrétiens de culture grecqueen fonction de leur milieu et de leur époque. Par des croyantsqui, n’ayant pas connu le prophète ni vécu avec lui, font un

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saut de la terre au ciel pour tenter de percer le mystère« que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’a pas entendu »(1 Corinthiens 2,9) et de déterminer ce qu’il y fait et cequ’il y est devenu. Ce que les humains ne peuvent savoir,même pas par la foi, sauf qu’il est en Dieu dans son impé-nétrable mystère. Paul et la communauté de Jean con-solideront cette nouvelle religion de façon décisive. Fondéepar des hommes et tributaire de leur culture comme toutesles autres religions, elle est tout aussi relative.

Développé sous l’influence de la culture gréco-romaine limi-tée par les horizons d’un monde préscientifique, le christia-nisme des origines est marqué par une conception mythiquede la foi : Jésus Christ, « le fils de Dieu » (cf. Mt 11,27), « leseigneur de tous les hommes » (Ac 10,36) est « le seul média-teur entre Dieu et les humains » (1 Timothée 2,5). Le pro-phète galiléen a été sorti de la piste de son histoire d’hommeet de prophète pour être métamorphosé en roi des mondesspirituel et cosmique qui commence à gravir les échelonsde la sphère divine.

Pas étonnant que cette croyance se heurte aujourd’huià notre culture libérée des mythes religieux et à notre désirde relation directe avec le Mystère, de même qu’à notreconscience des multiples voies possibles vers le Transcendantet de la possibilité de l’existence d’êtres personnels surd’autres planètes. Pour tout dire, il ne passe pas dans lamodernité en plus de ne pas correspondre à la spiritualitédu Galiléen. Pas par manque de foi. Car il s’agit d’unecroyance, et d’une croyance non inculturable dans le mondedu xxie siècle à la différence de l’Évangile spirituel du maîtrede Nazareth.

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5la spiritualité paulinienne

Comme on l’a vu au chapitre précédent, ce sont desjuifs de culture grecque, ou hellénistes, qui ont fondé

le christianisme. Helléniste converti à cette nouvelle religion,Paul s’en fait l’apôtre le plus influent dans l’Église primitive.Il implante la croyance chrétienne dans plusieurs villes del’Empire romain et la développe de façon déterminante,notamment par ses épîtres où sa spiritualité centrée sur lechrist s’avère radicalement différente de la foi du juif deNazareth axée sur Dieu. Laissant en veilleuse l’Évangilespirituel du Galiléen, il annonce son propre évangile à proposdu christ céleste qu’il dit tenir directement de lui.

Je me propose d’exposer, ou plutôt d’essayer d’exposer,la spiritualité de l’apôtre en la comparant à celle de Jésus.Pas facile de suivre sa pensée et impossible de la résumertellement elle est touffue. Paul aime spéculer sur le mondespirituel, contrairement au Nazaréen qui évoque au moyende symboles la présence et l’action de Dieu. Faute de pouvoirbien comprendre la croyance paulinienne, on peut réalisercombien elle est compliquée comparativement à la spiritua-lité simple et on ne peut plus profonde de Jésus.

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le missionnaire du christ

À la différence des premiers disciples, Paul, originaire deTarse en Cilicie (sud de la Turquie) et ex-pharisien, n’a paseu de contacts personnels avec le Galiléen et n’a pas entenduson Évangile de vive voix. Il le connaît par des hellénisteschrétiens qui proclament, en les interprétant, l’Évangile deJésus, sa mort violente et son relèvement d’entre les morts.Mais il les entend surtout professer leur croyance au Réveillécomme christ seigneur et fils de Dieu qui les dynamise del’intérieur et règne sur le monde.

N’acceptant pas qu’ils témoignent du crucifié commemessie ou christ, Paul se met à les persécuter avec tout sonzèle et toute sa fougue. Leur courage l’interpelle alors siprofondément qu’il l’induit à une expérience spirituelleintense qu’il considère comme une rencontre avec le christcéleste en personne et rappelle souvent aux destinataires deses lettres pour appuyer son autorité :

— N’ai-je pas vu Jésus, notre seigneur ? (1 Corinthiens9,1) ;— Il [Christ] m’est aussi apparu (1 Co 15,8) ;— J’ai été saisi moi-même par Jésus Christ (Philippiens3,12).

Cette expérience amène Paul à se mettre sur un piedd’égalité avec les apôtres et à se voir appelé par « JésusChrist et Dieu le Père » à annoncer aux païens le christ del’au-delà à qui il attribue ce qu’il est inspiré de dire ou defaire, « sans consulter aucun humain » (Galates 1,1.16). Aussiproclame-t-il, non l’Évangile prophétique du juif Jésus surson Dieu immédiat, mais son évangile du christ réveillé d’entreles morts et constitué médiateur entre Dieu et les croyants.À son dire, cet évangile lui a été transmis « par une révélation

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de Jésus Christ » et constitue « l’évangile de Dieu » (Ga1,12 ; 1 Thessaloniciens 2,8-9).

L’attitude de Paul, qui n’a pas connu Jésus de Nazarethmais l’assimile à son christ, suscite nécessairement des ten-sions et des conflits. Se prévalant d’une autorité improuvable,il enseigne son propre évangile à propos du christ alors que lesdisciples propagent l’Évangile de Jésus à titre de témoinsdirects de sa mission et de premiers croyants à vivre l’expé-rience pascale.

Très sûr de ses positions et convaincu de sa vocation, l’apôtreimplante son évangile dans le monde méditerranéen, où ilfonde des communautés d’origine païenne au sein de la cul-ture gréco-romaine et développe un réseau significatif dequelques milliers de membres. Alors que Jésus n’a rien écrit,Paul rédige en grec des lettres de circonstance à ses églises,au cours des années 50 à 60, pour régler des problèmesconcrets et les éclairer dans leur vie chrétienne, lettres quioccuperont une large place dans le Deuxième Testamentdont il est le seul auteur connu et sans contredit le plusinfluent. L’authenticité de 1 Thessaloniciens, Galates, Philip-piens, 1-2 Corinthiens, Romains et Philémon n’est pas mise encause. Celle de Colossiens, de 2 Thessaloniciens et d’Éphésiensn’est pas généralement admise mais elles sont fortementmarquées par la pensée paulinienne.

l’évangile de paul à propos du christ

L’évangile de Paul et non l’Évangile de Jésus, à propos duchrist vivant du ciel et non sur le Dieu immédiat. En effet,l’apôtre ne manifeste pas d’intérêt pour l’homme de Naza-reth comme prophète, et se réfère rarement à lui, à sesactivités et à son message évangélique. Il se substitue plutôt

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à lui comme maître de vie : « Soyez mes imitateurs, commeje le suis moi-même du christ » ; « Je vous exhorte donc :soyez mes imitateurs » (1 Co 11,1 ; 4,16). Quand il fait allu-sion à des paroles du Galiléen, il les présente comme luiétant communiquées par le christ céleste.

Parmi les traditions reçues de la jeune communautéjudéo-hellénistique, Paul retient notamment le récit de lacrucifixion de Jésus comprise comme sacrifice d’expiationpour les fautes de l’humanité et les proclamations anciennessur son réveil d’entre les morts et sur l’expérience pascaledes disciples. Il intègre surtout la croyance à l’exaltation duRéveillé comme christ seigneur et fils de Dieu, investi parDieu de la fonction de médiateur entre lui et les croyants etde roi du ciel et de l’Univers. Traditions et croyance trans-mises par les chrétiens mais qu’il présente comme révélationdu christ lui-même et qu’il renforce en les développant àpartir de ses perceptions spirituelles.

Il s’ensuit que les lettres de l’apôtre se démarquent nette-ment des évangiles synoptiques, qui accordent une largeplace à Jésus à l’intérieur de leur perspective chrétienne, etse distancient encore plus radicalement de l’Évangile spiritueldu maître. Elles sont centrées quasi exclusivement sur celuique Dieu a « établi, selon l’Esprit saint, fils de Dieu avecpuissance par son relèvement d’entre les morts, Jésus Christnotre seigneur » (Rm 1,4).

Contrairement à Jésus qui n’a pas formellement parléde sa spiritualité implicitement contenue dans son Évan-gile et facilement pressentie par ses auditeurs de traditionjuive, l’apôtre des gentils expose longuement la sienne, sansdoute parce qu’elle est nouvelle autant pour les juifs quepour les païens. Sans doute aussi parce qu’elle est trèscomplexe.

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être et vivre « en christ »

D’après Paul, la vie spirituelle consiste, pour les chrétiens,à être et à vivre « en christ », le christ crucifié et revenu à lavie, car Dieu l’a fait seigneur avec le pouvoir de les régénérerde l’intérieur, de les libérer des forces du mal dans le mondeprésent et de les amener avec lui dans l’au-delà. Jésus deNazareth avec sa foi immédiate en son Dieu Abba et saspiritualité de la relation directe avec Dieu qu’il propose àses auditeurs ont peu de signification pour l’apôtre.

Alors que Jésus a vécu sa mort violente comme consé-quence de son engagement prophétique et n’en a pratique-ment pas parlé selon les traditions historiques contenuesdans les évangiles, Paul fait du christ crucifié un thème deprédilection. Il a « décidé de ne rien savoir [...] sinon JésusChrist, et Jésus Christ crucifié » et de « prêcher un christcrucifié » qui est « puissance de Dieu », c’est-à-dire porteurd’un dynamisme pouvant transformer les croyants (1 Co2,2 ; 1,23-24). Paul ne parle pas de la crucifixion de JésusChrist (exemple de son assimilation de Jésus au christ)comme événement historique mais en tant que revêtue dusens spirituel qu’il lui prête. D’après lui, communier avec lechrist dans sa mort tragique nous fait naître ou renaîtrespirituellement, car elle a été voulue par Dieu pour nouslibérer des forces du mal dans le monde et expier toutes lesfautes de l’humanité :

— [Le seigneur Jésus Christ] s’est livré pour nos péchésafin de nous arracher à ce monde du mal, conformémentà la volonté de Dieu... (Ga 1,4) ;— Dieu a livré son fils pour nous tous (Rm 8,32) ;— C’est lui que Dieu a destiné à servir d’expiation parson sang (Rm 3,25).

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Un tel dieu, un tel père ne serait-il pas condamné aujour-d’hui par tous les défenseurs de la vie humaine, inspirésplus ou moins consciemment de la tradition évangélique deJésus ? On est loin du langage du Galiléen qui n’a pas prêchésa crucifixion et dont le martyre est celui d’un prophètepour sa cause, et non un holocauste pour réparer devantDieu les fautes de tout le monde.

En lien étroit avec la crucifixion, Paul prêche avec encoreplus d’insistance le christ vivant. Or, tel que mentionné plushaut, l’apôtre témoigne de diverses façons d’une expériencespirituelle qu’il identifie comme étant une rencontre avec lechrist qui l’a « saisi » (Ph 3,12) et qu’il a « vu » (1 Co 9,1).Il lui apparaît alors évident que Dieu l’a relevé de la mort.Sa conviction découle de sa « foi » (terme utilisé par Paulmais il s’agit en réalité de croyance, le christ étant un objetautre que Dieu) personnelle au christ et non des proclama-tions qu’il a entendues au sujet du réveil de Jésus par Dieu.

Quand Paul dit : « Si le christ n’est pas relevé des morts,notre message est vide et vide aussi votre foi » (1 Co 15,14),cela signifie : « Si le christ n’est pas réveillé de la mort, montémoignage sur ma rencontre avec lui est vain et votre foien lui est vaine. » Ce n’est donc pas, comme le laisse entendrel’interprétation traditionnelle, le réveil du christ au-delà dela mort qui est le fondement de la foi selon l’apôtre, maisla personne du christ vivant qu’il a rencontré et que chacunest appelé à rencontrer. Pour Jésus, c’est le Dieu del’expérience personnelle et immédiate qui suscite chezl’individu la relation de confiance en lui.

La croyance de Paul axée sur le christ vivant, dont ilparle souvent sans référer à son réveil de la mort, l’amèneà faire de lui le centre de sa prédication et à intensifier laproclamation chrétienne selon laquelle Dieu l’a exalté en lefaisant seigneur : « Si, de ta bouche, tu confesses que Jésus

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est seigneur et, dans ton cœur, tu crois que Dieu l’a réveilléd’entre les morts, tu seras sauvé » (Rm 10,9). Bref, si tucrois de tout cœur au christ seigneur vivant, il te sauvera.

fils de dieu par la « foi » en jésus christ

Paul ne cesse de renforcer la croyance des chrétiens à lamédiation du christ : « Jésus Christ [...] à la droite de Dieuintercède pour nous » (Rm 8,34) ; « Fils, vous l’êtes bien,car Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son fils [lechrist], qui crie : “Abba”, “Père” » (Ga 4,6). En conséquence,les croyants entrent en relation avec Dieu par la foi auchrist : « Vous êtes tous fils de Dieu par la foi en JésusChrist » (Ga 3,26). Pour Paul et les membres de ses com-munautés, il s’agit d’une continuelle union mystique avecle christ, comme anticipation de la vie future :

— Jésus Christ est en vous (2 Co 13,5) ;— Ce n’est plus moi qui vis mais le christ qui vit enmoi (Ga 2,20) ;— Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous pré-senter au christ, comme une vierge pure (2 Co 11,2).

Le contraste avec la spiritualité de Jésus est évident, luiqui nous renvoyait directement à Dieu et nous invitait àcommuniquer avec lui comme avec un papa. Il n’a jamaisdit qu’il allait nous habiter, n’a jamais parlé d’union mystiqueavec lui ni de foi au christ.

Comme Paul le laisse entendre dans Ga 4,6, l’action del’Esprit en tant que dynamisme spirituel joue un rôle essen-tiel dans la foi des chrétiens au christ. Il en parle cependantavec beaucoup d’ambiguïté, car il emploie de façon inter-changeable les expressions « Esprit de Dieu » et « Esprit duchrist ou du Fils », « christ » et « Esprit » sans complément,ou encore il identifie le christ seigneur à l’Esprit. Le dyna-misme de Dieu et celui du christ agissant dans les cœurs

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sont-ils des réalités différentes ? Le christ vivant et l’Espritsont-ils une seule et même réalité ? Loin d’être évident. Enplus, l’apôtre joint à plusieurs reprises soit Dieu ou le Pèreet l’Esprit, soit le Fils ou le christ et l’Esprit. Voilà qui illus-tre la complexité de la triade Père-Fils-Esprit dans sa spiri-tualité. Dans celle de Jésus, seul figurait Dieu ou le Père.

Si Paul perçoit le christ comme étant on ne peut plus liéavec Dieu comme dans la dynamique Père-Fils-Esprit, s’ille situe dans la sphère divine au-dessus de toute créature,par exemple en reprenant à son compte une hymne ancienneau christ seigneur (Ph 2,9-11), il le distingue de lui et leprésente comme lui étant subordonné :

— Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, [...] et un seulseigneur, Jésus Christ (1 Co 8,6) ;— Le chef du christ, c’est Dieu (1 Co 11,3) ;— Christ est à Dieu (1 Co 3,23) ;— À vous, grâce et paix de la part de Dieu notre Pèreet du seigneur Jésus Christ (Rm 1,7).

Quand il salue les destinataires de ses lettres comme dansla dernière citation, l’apôtre distingue « Dieu le Père » et« le seigneur Jésus Christ ». Reste qu’en rapprochant le christjusqu’aux confins de la divinité sans le diviniser, il est un deceux qui contribuent le plus à le mettre sur la voie de ladéification.

la communauté du christ

La spiritualité christique de Paul marque sa conception dela communauté des croyants. Unis au christ seigneur, ils luiappartiennent et la communauté constitue symboliquementson corps : « Vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu » ;« Vous êtes le corps du christ et vous êtes ses membres,chacun ayant sa fonction » (1 Co 3,23 ; 12,27). Les chrétiens

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sont donc également unis entre eux, et cette union doit lesanimer dans leur vie concrète « en christ ». Ce qui inspireà l’apôtre d’insérer ou de rédiger la célèbre hymne à l’amourque je tiens à citer pour illustrer combien il sait intégrerl’esprit de la pratique évangélique de Jésus tout en prônantune spiritualité radicalement différente de la sienne :

Quand je parlerais en langues,celle des hommes et celle des anges,s’il me manque l’amour,je suis un airain qui résonne,une cymbale qui retentit.Quand j’aurais le don de prophétie,et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science,quand j’aurais la foi la plus totale,celle qui transporte les montagnes,s’il me manque l’amour, je ne suis rien.Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés,quand je livrerais mon corps aux flammes,s’il me manque l’amour, cela ne sert à rien.L’amour prend patience, l’amour rend service,ne jalouse pas, ne fanfaronne pas,ne s’enfle pas d’orgueil, [...]ne cherche pas son intérêt,il ne s’irrite pas, n’entretient pas de rancune,ne se réjouit pas de l’injustice,mais trouve sa joie dans la vérité. [...]L’amour ne passe jamais (1Co 13,1-8).

Le christ de Paul, qui règne sur les communautés eninspirant les croyants dans leur vie spirituelle comme dansleur vie concrète, est aussi le seigneur à qui elles rendentun culte liturgique. Dans les églises qu’il a fondées, l’apôtreintroduit en l’adaptant la pratique de la célébration eucha-ristique essentiellement centrée sur le christ, où les parti-cipants rappellent symboliquement sa mort violente pour

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expier nos fautes et où ils communient avec le Réveillé(1 Co 11,23-25). Certes, il ne s’agit pas de la cène de Jésusde Nazareth mais de la tradition de la cène chrétienne quePaul dit avoir reçue du seigneur de l’au-delà en personne.

la spiritualité de jésus éclipsée

Par l’articulation d’une pensée en évolution et souventtouffue, mais relativement cohérente même si ses affirma-tions christologiques sont fragmentaires et souvent liées àd’autres thèmes, Paul développe une spiritualité très solide-ment christique qu’il impute au Réveillé. En cristallisant ausuperlatif la croyance au christ seigneur et fils de Dieu média-teur universel entre les humains et Dieu, l’apôtre dote lanouvelle religion d’une colonne vertébrale capable de résisterjusqu’à aujourd’hui dans l’Église malgré les débats fortanimés qu’elle suscite de son temps et qu’elle provoqueencore de nos jours.

En raison d’une convergence de facteurs interreliés, l’in-fluence de Paul est immense. D’abord, sa spiritualité s’avèredéterminante pour modeler la figure du christ mythique et,en conséquence, pour faire de Jésus de Nazareth un per-sonnage mythique. Elle domine dans le Deuxième Testa-ment, où ses lettres et celles de son école au nombre dequatorze sont préservées, comme dans l’Église jusqu’au xxie

siècle. En plus des écrits de l’apôtre, son zèle et celui de sescompagnons à fonder et à solidifier des communautés con-tribuent à faire prendre au christianisme un grand essordans le monde gréco-romain. Enfin, la mystique pauliniennefascine les croyants dans toutes les couches de la société deson temps et dans le christianisme à travers les siècles.

Alors que les évangiles de Marc, de Matthieu et de Lucpréservent les traditions sur Jésus avec sa foi immédiate,tout en les christologisant sans doute sous l’influence des

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La spiritualité paulinienne 111

épîtres de Paul déjà en circulation depuis une générationou deux, l’apôtre et son christ éclipsent, pour deux longsmillénaires, le maître et sa spiritualité. L’Église fait toujoursla promotion de la croyance paulinienne, premier théologienchrétien (ou plutôt « christologien »), et ne reconnaît pasencore la foi de son prophète. Avec la complicité desspécialistes qui tentent de démontrer, non sans ambiguïtéet confusion, l’identité entre le juif de Nazareth et le christde Paul, et une continuité entre la foi de Jésus et la doctrinede l’apôtre qui en serait une explicitation... inspirée parl’Esprit saint. Pourquoi tiennent-ils tant à une croyance sicomplexe au christ médiateur dont Jésus n’a jamais parlé ?Comme si la christologie de l’apôtre des gentils était plusimportante pour leur foi que l’Évangile spirituel de l’humbleprophète galiléen.

Tout compte fait, la spiritualité christique de Paul n’apportepas de lumière nouvelle sur les profondeurs de Dieu. Aucontraire. Il tente d’expliquer l’inexplicable, ce que le Réveilléfait et est dans l’au-delà, complique et brouille la spiritualitéau lieu de nous laisser simplement face à face avec le Trans-cendant comme Jésus l’avait fait, transformant ainsi en abîmele fossé que les initiateurs du christianisme avaient creuséentre leur croyance et sa foi. Toutefois, au cours de leurascension vers Dieu, des mystiques deviendront conscientsde son absolu mystère et réussiront à sortir de ce labyrinthepour avancer seul vers l’inaudible et invisible Présence. Sides théologiens se délectent dans les spéculations de Paulpour les décortiquer à n’en plus finir, les nouvelles généra-tions ont décidé de ne pas se casser la tête avec sa christo-logie qui ne passe guère dans la modernité.

Reste que, sans la contribution de l’apôtre, le christia-nisme aurait sans doute été fort différent mais il n’au-rait peut-être pas fait long feu. Le réseau moins influent et

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marginalisé des communautés d’origine juive palestinienneayant émigré vers l’Est puis étant pratiquement disparu dela carte, Jésus n’aurait possiblement pas survécu dans lamémoire des humains. On a cependant toutes les raisonsde penser qu’il n’aurait pas accepté le compromis d’êtrequasi divinisé, d’occuper tant de place dans le culte et dansle cœur des humains. Lui qui avait une conscience si intensede la transcendance de Dieu et respectait au superlatifl’intimité de la relation entre les croyants et leur Père...Imaginons un face-à-face Jésus-Paul...

Si on pouvait interviewer Paul aujourd’hui, d’aucuns auraientcertes de bonnes questions à lui poser. Comment peut-ilidentifier une personne autre que Dieu dans son expériencespirituelle, en l’occurrence le christ céleste ? Est-ce dans lesprojections de son subconscient qu’il le « voit » au momentoù il est interpellé par le courage des chrétiens qu’il persécuteà cause de leur croyance au Réveillé comme messie/christ ?Il pense avoir reçu son évangile de lui, mais ne pousse-t-ilpas plutôt à son paroxysme la spiritualité du christianismeprimitif déjà centrée sur un christ mythique ? Et commentpeut-il croire et affirmer que le Dieu Père a voulu la mortsanglante de son fils pour réconcilier ses fils et ses fillesavec lui ? Autrement dit, qu’il l’a châtié à cause de nos fautes ?En somme, pourquoi s’inspire-t-il de sa propre expérienceplutôt que de se référer au prophète Jésus à l’origine dumouvement qui est devenu le christianisme ?

De toute manière, si Paul a éclipsé Jésus dans l’Églisequ’il a pour ainsi dire façonnée, il perd pied avec elle dansle monde moderne qu’il ne rejoint pas. Sa spiritualité sesitue hors de la piste de notre histoire, loin de notre visionpostmythique de l’Univers et de notre aspiration vers unerelation simple et directe avec Dieu comme celle dont atémoigné le prophète de Nazareth.

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6la spiritualité johannique

En lisant l’évangile de jean, souvent désigné comme« évangile spirituel », j’entends parler un Jésus céleste,

et quel Jésus ! Un personnage transcendant et mystérieuxqui vient d’ailleurs : « Vous êtes d’en bas, moi, je suis d’enhaut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de cemonde » (8,23). Un Jésus qui prononce solennellement, dansun langage étranger au sien, de longs discours compositessur sa personne, sa relation avec Dieu et sa fonction dans lavie spirituelle des croyants. Un Jésus qui se présente comme« le fils envoyé par le Père », médiateur incontournable entreDieu et les humains et seule voie pour parvenir aux arcanesde la divinité. Pour tout dire, un Jésus centré sur lui-mêmequi se situe dans la sphère divine, se constitue objet de lafoi et présente un Dieu Père qui ne communique pas lui-même avec ses fils et ses filles.

Le prophète de Nazareth ne s’y reconnaîtrait pas. Lespremiers disciples non plus. Et pour cause ! Ce n’est pas luiqui s’exprime dans ce livre du Deuxième Testament. Voilàqui peut surprendre si l’on y voit l’ouvrage d’un témoinoculaire ou d’un auditeur qui saisit la foi du maître danstoute sa profondeur et fait un reportage sur son enseigne-ment. Voilà qui peut décevoir si on considère cet évangile

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comme celui qui présente le mieux la spiritualité authentiquede Jésus. Mais l’auteur présumé, à savoir le disciple dit le« bien-aimé » que d’aucuns estiment être Jean, fils deZébédée et compagnon de Jésus, a sans doute rejoint sonmaître au paradis depuis longtemps au moment où le texteest rédigé (100-105).

une communauté différente et son évangile

Si ce n’est ni Jésus ni le disciple Jean, qui donc parle danscet évangile si différent des trois autres ? Une communautéaussi spéciale que son évangile.

Une communauté différente

Au début, la communauté johannique composée de croyantsd’origine juive, noyautée en Palestine ou dans les environsvers le milieu du ier siècle, s’apparente à la communautémessianique de Jérusalem qui tient le Jésus de l’au-delà pourle messie à venir et dont les membres vivent une relationdirecte avec Dieu comme le maître. Par la suite, elle auraitintégré un groupe de croyants samaritains, marqué parl’attente d’un nouveau Moïse, qui identifie le Réveillé commele délégué de Dieu pour communiquer ses révélations auxhumains. Ce qui aurait catalysé sa réflexion et l’aurait amenéeà le proclamer, à la manière des chrétiens judéo-hellénistiques,comme étant le fils de Dieu, le révélateur du Père envoyédans le monde pour le faire connaître intimement auxcroyants. On ne peut toutefois déterminer avec certitudecomment elle en devient convaincue.

Quoi qu’il en soit, sa position lui vaut d’être exclue dela synagogue par les pharisiens, leaders des communautésjuives depuis la destruction du temple en 70, car ils y voientl’affirmation d’un second dieu ou la proclamation de l’égalité

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du Réveillé avec Dieu (10,33). Dangereuse pour la foi mono-théiste, sa croyance suscite de la dissidence chez ses propresmembres et des conflits avec d’autres groupes chrétiens. Àla suite d’une telle rupture et de tant de discorde, la com-munauté émigre dans la diaspora, possiblement dans larégion d’Éphèse, où elle annonce son évangile aux païensdont un bon nombre deviennent chrétiens et participentdésormais à l’évolution de sa spiritualité.

À l’étranger, elle se trouve en face de nouveaux défisqui relancent sa réflexion sur l’identité et la fonction duRéveillé. Elle est maintenant confrontée à la culture gréco-romaine où les philosophes spéculent sur l’action de ladivinité dans l’Univers et chez les humains, et où foisonnentdieux, demi-dieux et leurs fils avec lesquels le christ de sacroyance s’avère en compétition. Elle doit également se col-leter avec divers groupes gnostiques qui croient au mythede révélateurs envoyés par Dieu pour faire accéder leursadeptes à une connaissance spirituelle qui les libère des con-traintes et des imbroglios de la vie ainsi que des forcescosmiques, connaissance favorisée par des rituels et des pra-tiques ascétiques.

Au cœur de cette dynamique complexe, les chrétiens dumilieu johannique cherchent comment s’expliquer leur spiri-tualité souvent mise à l’épreuve et comment l’exprimer àleurs contemporains de façon cohérente et signifiante. Ilsentendent la justifier aux yeux des intellectuels, la montrersupérieure à celle des gnostiques et présenter un christ quidépasse les dieux et leurs fils et les pseudo-révélateurs dessecrets divins. Ainsi continuent-ils de développer, de préciseret d’affermir leur croyance au Réveillé comme fils unique deDieu qui révèle le Père dans le cœur des humains.

En fin de compte, cette communauté née en milieu juifsera marquée par de multiples influences qui s’entrecroisentau cours d’une histoire et d’un cheminement mouvementés,

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conflictuels et complexes, et dont il est difficile sinon impos-sible d’évaluer l’importance respective : attente du nouveauMoïse chez les Samaritains, réflexion judéo-hellénistiquesur la sagesse de Dieu dans le Premier Testament, mytho-logie religieuse gréco-romaine, philosophie grecque et gnos-ticisme. Ce qui l’amène à créer un courant de traditionsrelativement indépendant dans la jeune Église et à rédigerun évangile très différent des autres, souvent désigné comme« spirituel » ou « mystique ».

Un évangile différent

C’est cette communauté spéciale que l’on entend dans lequatrième évangile, où elle expose sa spiritualité particulière,et non celle du prophète de Nazareth dont elle empruntenéanmoins la voix.

Au fur et à mesure des tournants pendant plus d’undemi-siècle, elle le compose par l’intermédiaire d’écrivainsqui s’inspirent de plusieurs sources, font des retouches suc-cessives et le révisent lors des diverses étapes de la rédaction.Elle laisse de côté la plupart des traditions sur Jésus et sonÉvangile que Marc, Matthieu et Luc ont reprises, refondles autres et développe les siennes propres en fonction desa vision évoluante du christ. Son évangile composite etinachevé s’avère davantage le fruit d’une école plus que dutravail d’un seul auteur : « Nous témoignons de ce que nousavons vu [compris] » (3,11).

La communauté y témoigne de sa propre spiritualité :« [C’est] pour que vous croyiez que Jésus est le christ, le filsde Dieu, et que, en croyant, vous ayez la vie [éternelle] »(20,31). À cet effet, elle met en scène un Jésus qui, au lieud’annoncer son Évangile du règne de Dieu et d’inviter sesauditeurs à s’adresser directement à leur Père céleste, répètemoult fois, à travers de longs discours composites trois

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générations après lui (début du iie siècle), la croyance johan-nique au fils unique de Dieu envoyé dans le monde pourfaire connaître le Père dans le cœur des croyants et commeseule voie pour le rejoindre. Un Jésus dont la spiritualitéconsiste essentiellement à croire qu’il est le fils de Dieurévélateur du Père aux humains et à vivre en union intimeavec lui.

Cet évangile traditionnellement attribué à Jean, où lesrédacteurs expriment la compréhension johannique de la foipar la bouche de Jésus, diffère tellement des synoptiques etreflète une communauté si spéciale dans le christianisme pri-mitif que l’Église a longuement hésité avant de l’inclure dansle Deuxième Testament. Par la suite, elle l’a valorisé au pointde s’en inspirer largement dans l’élaboration de sa doctrine.

L’évangéliste introduit ses longs scénarios par un prologue(1,1-18), particulier au quatrième évangile, sur le logos (verbeou parole) de Dieu.

Or le concept de logos, très courant dans les écoles dephilosophie grecque, désigne la pensée (verbe ou parole) deDieu par laquelle il conçoit et organise l’Univers. Entreautres, la position de Philon d’Alexandrie, philosophe grecd’origine juive (-13 à 54), sur le logos est particulièrementdans l’air au début du christianisme. D’après lui, le logos deDieu est un dieu de second rang engendré par le Dieu trans-cendant et distinct de lui, son fils premier-né ; il est le média-teur personnel par qui le Dieu suprême a créé le monde etle gouverne ; il représente les humains auprès de Dieu et leleur fait connaître pour qu’ils deviennent fils de Dieu.

Dans le prologue, le rédacteur reprend d’abord unehymne d’origine judéo-hellénistique où le concept de sagessedivine personnifiée, qui a créé le monde, le gouverne etrévèle Dieu à travers la création, est transposé en celui delogos (parole) de Dieu. Il le christianise ensuite en identifiant

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Jésus Christ comme parole de Dieu qui le révèle auxhumains : « La parole est la vraie lumière [le révélateur]qui, en venant dans le monde, éclaire chaque homme » (1,9).Puis, annonçant le thème central de l’évangile, il précise sacroyance : la parole divine (= le christ) est le fils unique deDieu venu parmi nous pour le faire connaître (1,14.18). Ensomme, le prologue exprime la fonction du christ commefils de Dieu révélateur en terme de logos issu de la philo-sophie grecque. S’il figure seulement dans l’introduction,ce concept marquera la réflexion chrétienne postérieure ausein de la culture gréco-romaine.

l’évangile sur « le » fils de dieu

Jésus Christ, le fils unique de Dieu envoyé dans le mondepour faire connaître le Père, voilà le fondement et le centrede la spiritualité johannique. « Le Fils (de Dieu) » pour dési-gner le Réveillé figure en effet une trentaine de fois dans labouche des personnages, surtout Jésus qui représente cechrist spirituel :

— J’atteste qu’il est le fils de Dieu (Jean Baptiste : 1,34) ;— Rabbi, tu es le fils de Dieu (Nathanaël : 1,49) ;— J’ai affirmé que je suis le fils de Dieu (Jésus : 10,36) ;— Tu es le christ, le fils de Dieu (Marthe : 11,27).

Les johannites, qui confessent haut et fort le christ fils uniquede Dieu comme révélateur du Père, font de lui l’objet deleur foi et de leur amour mais sans toutefois l’assimiler àDieu vu qu’il s’agit d’un titre qui définit la fonction et nonl’être du christ.

Le Fils fait connaître le Père

D’après ces croyants, le Fils est la source intime de leurdynamisme spirituel, car c’est lui qui leur révèle le Père :

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— Le fils unique qui est dans le sein du Père nous adévoilé Dieu (prologue : 1,18) ;— Tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, jevous l’ai fait connaître (Jésus : 15,15) ;— Je leur ai fait connaître ton nom (Jésus priant lePère : 17,26).

Dieu ne communique avec eux que par son fils et ils nepeuvent rejoindre Dieu sans passer par lui : « Je suis le che-min, la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’estpar moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi monPère » ; « Celui qui m’a vu a vu le Père » (14,6-7.9). Aussiprésentent-ils le christ révélateur, une quarantaine de fois,comme l’« envoyé » du Père (à l’instar des auteurs du Pre-mier Testament qui désignent les prophètes comme « en-voyés » de Yahvé pour accomplir une mission en son nom) :

— Celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu(3,34) ;— Mon enseignement ne vient pas de moi, mais decelui qui m’a envoyé (7,16) ;— Je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma proprevolonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé (6,38) ;— C’est de Dieu que je suis sorti (8,42).

Aux yeux de la communauté, le Fils est le mieux placépour lui faire connaître le Père, car il lui est totalementuni : « Moi et le Père nous sommes un » ; « Le Père est enmoi comme je suis dans le Père » (10,30.38). Et cela dansune connaissance et un amour mutuels : « Mon Père meconnaît et je connais mon Père » ; « Le Père aime le Fils » ;« J’aime mon Père » (10,15 ; 3,35 ; 14,31).

Par ailleurs, les johannites laissent entendre que c’estl’Esprit saint (Dieu inspirant ou dynamisant) qui leur a faitou leur fait comprendre ce que le Fils leur révèle du Père,

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comme en témoignent ces passages qui seraient à lire auprésent ou au passé : « L’Esprit saint que le Père enverra enmon nom vous enseignera toutes choses et vous fera res-souvenir de tout ce que je vous ai dit » ; « Lorsque viendral’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière »(14,26 ; 16,13).

Le Fils, objet de foi et d’amour

Le Fils, à qui les johannites attribuent la mission de leurfaire connaître intimement le Père, devient objet de leurfoi :

— Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son filsunique, pour que tout homme qui croit en lui ne seperde pas mais ait la vie éternelle (Jésus à Nicodème :3,16) ;— Qui croit en lui [le Fils] n’est pas jugé ; qui ne croitpas est déjà jugé (Jésus à Nicodème : 3,18) ;— Celui qui croit au Fils a la vie éternelle (3,36) ;— L’œuvre de Dieu c’est de croire en celui [le Fils]qu’il a envoyé (6,29).

Tout l’évangile se veut une incitation à croire (verbe utiliséune centaine de fois) « que Jésus est le christ, le fils deDieu » (20,31).

Le Fils devient également objet de leur amour : « LePère lui-même vous aime parce que vous m’avez aimé » ;« Celui qui m’aime sera aimé de mon Père et à mon tour,moi je l’aimerai et je me manifesterai à lui » (16,27 ; 14,21).L’amour du croyant pour le Fils lui attire l’amour du Pèreet amène le Fils et le Père à l’habiter : « Si quelqu’un m’aime,il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendronsà lui et nous établirons chez lui notre demeure » (14,23).Cet amour et cette communion doivent circuler dans la

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communauté : « Aimez-vous les uns les autres comme jevous ai aimés » ; « Qu’ils soient un comme nous sommes un[le christ et le Père] » (15,12 ; 17,22).

Fils de Dieu sans être Dieu

Une telle exaltation du christ dans le monde divin et unetransformation si substantielle de la spiritualité de Jésus n’ontpas fait de vieux os dans le milieu religieux et culturel juifoù l’on ne peut concevoir qu’un humain puisse confiner latranscendance et le mystère du seul Dieu. Par contre, ellescadrent bien avec la culture grecque et le courant gnostiquequi les ont sans doute favorisées. Plus ou moins consciem-ment, la communauté johannique renforce sa spiritualité aucontact de son milieu gréco-romain où il est courant dedésigner comme fils de dieu les héros et les empereurs.Pour elle, le christ est le Héros par excellence, le fils deDieu qui déloge tous ces fils des dieux. Devant les adeptesdu mouvement gnostique, où il est question d’un révélateurou fils de Dieu qui leur donne la connaissance de Dieu, elleréagit en proclamant que c’est le christ fils de Dieu qui leurfait connaître Dieu.

Si élevé que soit le christ et si proche de Dieu soit-ildans sa croyance, l’évangéliste maintient la distinction essen-tielle entre le Fils et Dieu dont il affirme l’union relationnelleet spirituelle, et non l’unité d’être. Autrement dit, le christet Dieu demeurent des êtres distincts :

— Le Père est plus grand que moi (14,28) ;— La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, leseul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus christ(17,3) ;— Je monte [...] vers mon Dieu qui est votre Dieu(20,17).

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Certes, la communauté le prie en l’appelant « seigneuret Dieu » au cours de ses liturgies, d’où les paroles misesdans la bouche de Thomas parlant au Réveillé : « Mon sei-gneur et mon Dieu » (20,28). Dans un contexte où l’empe-reur romain, en l’occurrence Domitien, exige que les genss’adressent à lui comme « notre seigneur et dieu » (dominuset deus noster) à cause de sa fonction et non de sa personne,l’évangéliste entend signifier que c’est le christ qui est « sei-gneur et Dieu » (les César n’ont qu’à bien se tenir !). Cequi aurait été impossible à l’intérieur de la culture religieusejuive.

Il s’agit du seul passage du Deuxième Testament où lechrist est aussi clairement appelé Dieu, mais c’est pour expri-mer la fonction de représentant de Dieu qu’on lui attribue,et non pour affirmer qu’il est Dieu lui-même. À remarquerqu’il est précédé d’un autre passage où le christ est présentécomme étant clairement distinct de Dieu : « Je monte [...]vers mon Dieu qui est votre Dieu » (20,17). Néanmoins, sile christ de Jean érigé en fils unique de Dieu est essentielle-ment distinct de Dieu, il est mis sur la voie de la divinisationcomme celui de Paul.

de la foi de jésus à la croyance johannique

Dans l’évangile de Jean, on ne reconnaît certes pas la spi-ritualité de Jésus. Sa foi au Dieu de la relation immédiateavec les humains est transformée en croyance au Dieu de larelation indirecte par son fils unique. Il serait sans douted’accord avec les contestataires de la communauté johan-nique qui fait de lui un extraterrestre venu du ciel et sortidu sein de Dieu, et le fait interférer comme tierce personnedans la relation des croyants avec lui. Mais ceux qui scrutaientsa vie postmortelle dans un monde étranger au sien n’écou-taient plus le maître, laissant en veilleuse sa voie spirituelle.

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L’impensable intimité à trois

Au cours de son cheminement cahoteux, la communautéjohannique développe une mystique où elle propulse JésusChrist dans l’intimité de Dieu et l’introduit dans l’intimitédes croyants avec Dieu. Son Dieu Père ne veut pas com-muniquer lui-même avec ses enfants, tels les grands de cemonde qui passent par une hiérarchie de fonctionnaires.Un juif galiléen du ier siècle, une personne humaine devientl’objet de la foi et de l’amour absolu des chrétiens, et occupepresque toute la place dans leur spiritualité. Incroyable auxyeux de notre conscience moderne de la transcendance divineet de l’inviolabilité de la relation intime de chaque individuavec Dieu. Jésus le premier n’en croirait pas ses oreilles, luiqui ne s’est pas immiscé dans le cœur de Dieu ni dans lecœur-à-cœur des humains avec leur Dieu. Ce qui, vu sa foijuive et sa spiritualité évangélique, ne lui est sans doutejamais venu à l’esprit.

L’intimité à trois : le Fils entre Dieu et le croyant. Êtrehabité à la fois par un homme (spiritualisé) et par Dieu.Donc, pas de réelle intimité avec le Transcendant. Cettespiritualité, qui cadrait avec l’ensemble du milieu religieuxet culturel johannique, est susceptible de créer un profondmalaise qui accule certains à cheminer avec angoisse sur lavoie de la libération spirituelle et que d’autres éprouventsans pouvoir s’en sortir. Devant une telle complexité, d’autresencore sont dissuadés de chercher la spiritualité de Jésusdans le labyrinthe de la croyance chrétienne. Sans parlerdes personnes qui prennent leur vie spirituelle en main etferment yeux et oreilles devant la croyance johannique.

Jésus et le fils unique de Dieu

On a vu que Jésus ne semble pas avoir parlé de lui-mêmecomme fils de Dieu, sûrement pas comme son fils uniqueni son révélateur dans le cœur des croyants, même s’il était

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conscient d’être très proche de lui et d’accomplir une missionprophétique. Sa relation particulièrement intense avec sonDieu Père était peut-être présente dans la mémoire de lacommunauté qui réfléchit sur sa fonction postmortelle, maiselle s’en distancie radicalement en désignant le christ commefils de Dieu dans un sens exclusif de filiation unique et derévélateur universel du Transcendant. Elle s’inspire de sacroyance chrétienne, non sans être influencée par la culturegréco-romaine et le gnosticisme et être stimulée par uneconstellation de fils des dieux.

En réalité, c’est par sa vie et son Évangile que Jésusnous révèle Dieu et nous éveille à la dimension divine, etc’est Dieu lui-même qui nous fait prendre conscience de saprésence intime et personnelle en nous, directement commeil le fit en son prophète. Ainsi le Galiléen témoigne-t-il dela possibilité de vivre en relation avec Dieu comme lui. Parailleurs, rien ne permet d’affirmer que, de l’autre monde, ilfasse connaître Dieu aux humains au fond d’eux-mêmes.Du reste, que peut-on savoir de lui dans son existence post-mortelle aussi mystérieuse que Dieu ? Et comment pourrait-on identifier Jésus Christ ou le fils unique de Dieu dans laconscience d’une Présence spirituelle ? Quand une personnecroit avoir rencontré le christ fils de Dieu en elle, il s’agitsans doute d’une expérience structurée par la culture chré-tienne ou interprétée à la lumière de cette culture.

Jean, Paul et Jésus

Comme son homologue Paul, Jean situe le christ aux confinsdu mystère divin, exalte au superlatif sa fonction d’intermé-diaire incontournable entre les humains et Dieu, et axe saspiritualité sur la personne du christ céleste. Alors que laspiritualité paulinienne est plutôt centrée sur le christ seigneurqui dynamise les chrétiens de l’intérieur, celle de l’évangéliste

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est centrée sur le christ fils de Dieu qui révèle le Père dansle cœur des croyants. Ces approches respectives revêtentdes connotations différentes. Le « fils de Dieu » de Jeansemble plus intime au croyant dans sa relation avec Dieu,même si le « seigneur » de Paul agit dans l’être du chrétien.D’où une spiritualité plus fascinante pour nombre depersonnes.

À l’instar de Paul également, Jean transforme en gouffrele fossé entre la croyance chrétienne et la spiritualité deJésus qu’il altère substantiellement, bloquant à son tour toutface-à-face intime avec le Transcendant dont le prophètetémoigne et fait la promotion. Il porte donc à un autresommet le processus de métamorphose chrétienne de la foidu Galiléen. Au bout du compte, la spiritualité de l’évangé-liste, très explicite dans son œuvre, est plus connue quecelle de Jésus, comme celle de l’apôtre des gentils largementreprésentée dans ses lettres.

En plus de rédiger eux-mêmes des écrits importants,ces deux ténors de la croyance chrétienne inspirent lesauteurs des épîtres de l’école paulinienne (Colossiens, 2 Thes-saloniciens, Éphésiens, Hébreux, 1-2 Timothée et Tite) et destrois lettres johanniques. Aussi marquent-ils fondamentale-ment la spiritualité du Deuxième Testament où la foi dujuif Jésus est reléguée à l’arrière-plan, et la doctrine del’Église où la spiritualité du prophète de Nazareth est litté-ralement perdue encore aujourd’hui.

De la foi de Jésus à la croyance johannique, de sa spiritualitéà celle du quatrième évangile, un abîme évident. La com-munauté de Jean ne se réfère même plus à la foi du maîtreà l’origine du mouvement d’où est elle est issue. Elle oublieses racines spirituelles juives et celui qu’elle reconnaît etproclame au début comme le prophète. Parmi les savantsgrecs qui philosophent sur les rapports de la divinité au

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monde, devant les empereurs qui sont perçus comme fils deleur dieu et se font appeler dieux, et face aux gnostiquesavec leur mysticisme, la communauté laisse derrière ellecelui qui marchait avec sa foi les deux pieds sur la terrepour se laisser entraîner vers les hauteurs du ciel jusqu’ausein de Dieu où elle fait trôner le christ spirituel de sacroyance. Où elle travestit le Transcendant lui-même, faisantde lui un Dieu qui ne veut pas communiquer directementavec les humains. Où le Fils cache le Père plus qu’il ne lerévèle. Où il cache Jésus et sa foi.

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7la spiritualité

du deuxième testament

En raison de l’enseignement reçu, on tient générale-ment pour acquis que la spiritualité du Deuxième Testa-

ment correspond à celle de Jésus. Après avoir vu commentles premières communautés chrétiennes la transforment etla relèguent à l’arrière-plan dans leurs Écritures, on soup-çonne facilement qu’elles reflètent à peine la foi du Galiléen.Les deux voies spirituelles sont en effet très inégalementreprésentées :

— dans les coulisses : Jésus de Nazareth ainsi que lescommunautés d’origine juive palestinienne de la Galiléeet de Jérusalem témoignent de la voie spirituelle directevers Dieu ;— sur la scène : les communautés chrétiennes, notam-ment celles de Paul et de Jean, proclament la voie spi-rituelle indirecte vers Dieu par l’intermédiaire du christseigneur et fils de Dieu.

Comment nous situer devant ce paradoxe ? Sur quelscritères se baser ? Qui serait notre référence première ? Jésusavec sa foi simple immédiate en Dieu ? Paul avec sachristologie articulée sur son christ seigneur ? Ou Jean avec

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sa haute mystique du fils de Dieu ? Ces questions m’amènentà considérer le Deuxième Testament en regard de laspiritualité de Jésus et à la lumière de notre culture et denotre conscience spirituelle modernes.

le deuxième testament, écritures chrétiennes

Aucun livre du Deuxième Testament n’est rédigé dans laperspective de la foi « jésuanienne ». On n’y trouve guèred’écrits indépendants mais seulement deux sources palesti-niennes qui présentent ou reflètent la spiritualité de Jésus :

— le document Q de la communauté galiléenne dans lesévangiles de Matthieu et de Luc ;— les traditions primitives dans l’évangile de Marc déve-loppées par les communautés palestiniennes de la Galiléeet de Jérusalem.

Les exégètes ont pu repérer son Évangile originel et cernersa foi à partir de ces deux sources intégrées dans les évangilessynoptiques, soit dans trois livres sur les vingt-sept duDeuxième Testament. Ils ont dû délimiter le document Qdans les évangiles de Matthieu et de Luc et dégager Jésuset sa spiritualité de la croyance chrétienne dans l’évangilede Marc.

En dehors de ces deux sources, presque nulle part dansle Deuxième Testament, rédigé en grec par des chrétiens, netrouve-t-on de traces de la foi de Jésus. Elle est engloutiedans leur croyance qui imprègne toutes les Écritures chré-tiennes où les quatorze lettres pauliniennes et les quatreécrits johanniques occupent une large place. Les auteurs prê-chent quasi exclusivement leur spiritualité axée sur le christseigneur et fils de Dieu médiateur en reléguant dans l’ombrecelle du Galiléen qu’ils christianisent. D’après eux, il ne s’agitpas d’une transformation mais d’un développement dans lacontinuité de sa foi qu’ils attribuent à l’inspiration de l’Esprit

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saint envoyé par le christ pour les faire « accéder à la véritétout entière » (Jn 16,13). Ce qui les amène à assimiler leprophète au christ céleste qu’ils présentent sous le nom deJésus ou sous le double nom de Jésus Christ.

De leur côté, les spécialistes sont de plus en plus nom-breux à y déceler une altération substantielle de la spiritualitéde Jésus et à admettre une discontinuité évidente qui s’avéraitdéjà source de conflits et de divisions au sein de la jeuneÉglise. Comme les chrétiens des communautés primitivespensent rencontrer personnellement le Réveillé, être habitéspar lui et communiquer avec lui dans leur prière et dansleur culte, ils modifient effectivement le strict monothéismede Jésus, car le christ figure désormais à côté de Dieu ou enDieu comme intermédiaire et objet de leur croyance (deleur « foi » selon eux) même s’il n’est pas identifié à lui.

Tout compte fait, la spiritualité générale du DeuxièmeTestament est essentiellement celle des premiers chrétiens,et non celle du maître de Nazareth. Si elle correspond àleur compréhension de l’événement Jésus, sans doute légi-time et valable pour eux dans leur contexte du ier siècle, ilimporte d’être conscient qu’elle n’est pas celle du Galiléen.Qu’ils bifurquent sur une voie radicalement différente de lasienne et ne le suivent pas sur le chemin de l’expériencedirecte de Dieu, qui peut se vivre dans toutes les culturesprécisément à cause de son immédiateté et de sa simplicité.Ce qui n’est pas le cas de la spiritualité chrétienne, contrai-rement à ce que croyaient Paul et Jean conditionnés par leshorizons limités de leur monde.

le deuxième testament mis en question

Comment alors ne pas s’interroger sur le Deuxième Testa-ment, même s’il est tenu pour sacré et considéré commefondement du christianisme ? Est-il vraiment « parole deDieu » comme on nous l’a enseigné ? Ne serait-il pas plutôt

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paroles d’hommes ? Pourquoi ne pas le soumettre à notrecritique si l’on a de bonnes raisons d’en douter ? Autant dequestions de fond à élucider avant de pouvoir nous situerdevant la spiritualité des Écritures chrétiennes.

La Bible, paroles d’hommes

On n’ose pas facilement mettre les textes bibliques en causetellement la tradition chrétienne les a identifiés à la parolede Dieu comprise comme dictée divine à prendre au piedde la lettre. Pourtant, on n’a en général aucun problème àtenir pour symboliques les récits de la création en six jourset de la traversée de la mer Rouge à pieds secs. Va pour lePremier Testament, mais le processus de démythifications’arrête souvent devant le Deuxième. Tenir pour symboliquesles récits de la conception virginale de Jésus et du tombeauvide, c’est risquer de remettre en question les fondementsde la croyance chrétienne. Et alors, le sens critique a ten-dance à capituler, d’autant plus que l’office de la Congréga-tion pour la Doctrine de la foi vient de rappeler aux catho-liques que tous les livres de la Bible, avec toutes leurs parties,ont été rédigés sous l’inspiration de l’Esprit saint et qu’ilsont Dieu pour auteur (Le Seigneur Jésus, 6 août 2000, no 8).

Heureusement, les chercheurs, incluant nombre decatholiques, font entendre un autre son de cloche. Leursanalyses historico-critiques des Écritures permettent de lesdémythifier et de réaliser que Dieu communiquait avec lescroyants de jadis par mode de prise de conscience commeavec nous aujourd’hui, qu’il ne parle pas lui-même dans lesLivres saints. Dans le Premier Testament, les hommes luifont exprimer, souvent dans le langage imagé ou mythiquede leur culture, leur foi ou leur croyance marquées par leurmonde préscientifique et leur histoire faite d’oppressions etde libérations, d’échecs et de réussites, de guerres et de

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catastrophes. D’où les incohérences et les contradictions,tels les multiples portraits d’un Dieu punitif et violentcôtoyant ceux d’un Dieu bienveillant.

De même, les écrits du Deuxième Testament sont lesparoles des chrétiens du ier siècle qui, mettant celles deJésus en sourdine, expriment leur propre croyance, souventen le faisant parler en leur nom. Au bout du compte, leursÉcritures reflètent quasi exclusivement la position du secteurle plus fort de la jeune Église. Étant paroles d’hommes,elles peuvent être objet de critique.

Un regard critique, exigence d’honnêteté spirituelle

Les écrivains dits sacrés s’étant distanciés de Jésus, il enrésulte pour nous, en tant qu’êtres humains au même titrequ’eux, non seulement le droit mais surtout la responsabilitéde porter un regard critique sur la croyance chrétienne,même celle du Deuxième Testament. Confronter leurstémoignages à l’Évangile spirituel du Galiléen ainsi qu’ànotre conscience spirituelle, historique et cosmique moderneconstitue une exigence d’honnêteté intellectuelle et surtoutspirituelle.

Mettre leurs écrits en cause, loin d’être une occasion deperdre notre foi, permet de la purifier de croyances mythi-ques et d’enveloppes culturelles dépassées, de la fortifier ennous rapprochant de celle de Jésus qui transcende leDeuxième Testament comme dynamisme spirituel et rela-tionnel suscité directement par Dieu en lui et en nous. Ellenous permet aussi d’apprendre à croire par nous-mêmes enfaisant confiance à notre expérience de Dieu ainsi qu’à notreintelligence et à notre jugement. Il ne s’agit pas de faire uncompromis avec notre mentalité rationnelle, mais de retrou-ver nos racines à la lumière de l’homme qui est allé au boutde lui-même dans sa relation immédiate avec le Mystère

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alors qu’il pouvait être en contact avec la culture religieusegréco-romaine complexe dans sa Galilée cosmopolite.

C’est donc avec bonne conscience qu’on peut évaluer lacroyance des premiers chrétiens, sans sacrifier en quoi quece soit notre raison et sa logique mais en nous en servantpour débusquer ce qu’elle comporte d’irrationnel et d’étran-ger à la foi de Jésus. L’« hérésie » ne consiste pas à être endésaccord avec eux, mais à passer à côté du maître et de saspiritualité et à demeurer emprisonné dans des croyancesen contradiction avec sa foi et son Dieu. Il est trop faciled’imputer à l’Esprit saint les traditions d’hommes d’autrestemps marquées par leur culture et leur monde préscien-tifique, inaptes à rejoindre ceux qui cherchent aujourd’huiune foi compatible avec l’intelligence et enracinée dansl’histoire comme celle de Jésus.

jésus, notre référence première

Il est évident que, à titre de sources premières, le prophètede Nazareth avec sa spiritualité sont à privilégier commenormes et critères pour évaluer la croyance dont témoignele Deuxième Testament.

Acquis sur la spiritualité de Jésus

Au-delà des portraits variés de Jésus qui ressortent de leursétudes, nombre de spécialistes, y compris des catholiques,s’entendent sur des faits historiques certains relativement àsa spiritualité :

— Jésus est de foi juive et non de croyance chrétienne ;— le Dieu de Jésus est le Dieu unitaire (ou unipersonnel),immédiat et intérieur à chaque personne ;— Jésus se situe comme personne humaine devant Dieuet en relation particulièrement intime avec lui ;

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— Jésus ne se présente pas comme médiateur entre leshumains et Dieu mais nous propose de croire en Dieucomme lui et de vivre en relation directe avec Dieu ;— le christ seigneur et fils unique de Dieu des premierschrétiens ne figure pas dans la spiritualité de Jésus.

Voilà des acquis irréversibles et incontournables de larecherche sans parti pris confessionnel sur la spiritualité deJésus. Ils apparaissent incontestables quand on prend sajudéité au sérieux et ils remettent radicalement en questionla croyance des premiers chrétiens au christ seigneur et filsunique de Dieu médiateur. Ce qui n’implique pas pour autantque la foi en Dieu s’enracine dans les faits historiques oumême dans la foi dont le prophète témoigne. Comme cefut le cas pour lui, elle naît de l’expérience personnelle deDieu.

Si le Jésus reconstruit par les spécialistes ne pourra jamaiscoïncider avec le Jésus réel, on ne peut, pour sauvegarder lechrist de la tradition chrétienne, prétexter les limites dessciences historiques, réduire les études spécialisées à un amasd’hypothèses ou alléguer que le Jésus de l’histoire n’a rienà voir avec la foi. Attendre que son dossier soit complétépour divulguer les acquis irréversibles sur sa spiritualité estune erreur sinon une esquive, car la recherche se poursuivratoujours dans des contextes et des temps nouveaux et, désor-mais, sur des points pratiquement sans incidence sur la spiri-tualité. Et une erreur grave ou une esquive sérieuse quiempêche les profanes d’avancer dans leur cheminement, lareconstitution historique du personnage, si imparfaite soit-elle, étant le seul moyen de le rejoindre et de connaître sonÉvangile spirituel.

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Jésus, autrement plus sûr que le christ

Les données sur la spiritualité de Jésus sont d’une crédibilitésans comparaison avec l’invraisemblance des mythes crééspar les premiers chrétiens qui ne tiennent pas devant lesdécouvertes des exégètes. Ils assimilent le prophète au christde leur croyance au sein d’une culture étrangère à la sienneet tentent de déterminer ce qu’il est et fait dans son existencepostmortelle. Ce « que l’œil n’a pas vu et que l’oreille n’apas entendu » (1 Corinthiens 2,9) et dont on ne peut rienconcevoir sans mythifier ni rien savoir même pas par la foi.Leur christ seigneur et fils unique de Dieu est une repré-sentation mythique de Jésus, comme toutes les repré-sentations de Dieu créées par les humains et, en tant quetel, il est objet de croyance et non de foi (voir Le Réveillé etles croyances des communautés au chapitre 3). Croyance qui sedéveloppe dans la confrontation avec la philosophie grecque,les mythes religieux gréco-romains, le culte impérial, lesreligions à mystères et les groupes gnostiques qui l’affectentcertainement dans son évolution.

Il s’ensuit que je ne puis me laisser guider par les fon-dateurs du christianisme si je veux cheminer dans la foicomme Jésus qui serait le premier à remettre les pendulesà l’heure. Je suis donc renvoyée à ce génie spirituel de l’hu-manité et à son intuition fondamentale : le Transcendantest aussi le Dieu intérieur, le Dieu proche et immédiatementaccessible. Je suis renvoyée à sa voie spirituelle vers l’expé-rience personnelle de Dieu et la vie de relation directe aveclui. Non pour fonder ma foi sur son témoignage (je ne puisfonder ma foi en Dieu sur la foi d’un autre, fût-ce celle deJésus lui-même), mais pour me laisser introduire par luidans la dynamique qui me conduit au Dieu de son Évangileet au mien. Sans christ.

Je peux en toute confiance m’inspirer de sa spiritualitéqui constitue pour moi le point de repère d’une foi authen-

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tique et universelle enracinée dans un lieu et à un momentprécis de l’histoire. Jésus est mon grand frère, citoyen ori-ginaire de notre planète, membre à part entière de notrecaravane humaine, né de parents galiléens, qui a porté à unsommet inégalé la spiritualité juive durant le premier tiersdu ier siècle. Certes, étant tributaire de sa culture religieuse,il avait lui aussi ses croyances mythiques, comme l’attentede l’avènement d’un monde nouveau effectué par Dieu lui-même, attente liée à son Évangile de la solidarité et nonmythique quant au sens profond. Mais elles n’entravaientguère sa relation immédiate avec Celui qui agit directementdans l’être des humains.

deuxième testament et modernité

En plus de ne pas correspondre à la foi de Jésus, la croyancedu Deuxième Testament au christ ne passe pas dans le mondedu xxie siècle. Étrangère à notre culture occidentale, loinde notre conscience et de notre sensibilité spirituelles, ellen’a guère de signification ni de prise dans la modernité.

Comme on ne croit plus aux mythes religieux, on nepeut suivre le christ dans son ascension vertigineuse vers lesommet de l’organigramme céleste où les premiers chrétiensl’ont propulsé. Nos intérêts étant centrés sur l’ici et le main-tenant, on ne soucie guère de ce que Jésus est et fait au-delà de notre histoire. On s’intéresse davantage à l’hommeet au croyant qu’il a été sur notre planète et à son Évangileprophétique pour nous inspirer dans notre vie.

Notre aspiration à une expérience immédiate du Mystèrenous amène par ailleurs à tenir la médiation du christmythique pour embarrassante, notamment chez les femmesconscientes de l’aspect sexiste de la croyance à une présencemasculine entre elles et Dieu. Cette attitude est renforcéepar les adeptes d’autres religions, de plus en plus nombreuxdans nos sociétés pluralistes, qui vivent une relation directe

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au Transcendant. Nos horizons s’élargissant presque à l’in-fini, on entrevoit la possibilité de l’existence d’êtres per-sonnels sur d’autres planètes et, alors, on ne peut concevoirque la fonction de médiateur universel attribuée au christpar les premiers chrétiens pourrait les concerner.

Dans cette conjoncture, le christ du Deuxième Testamentest culturellement trépassé. Pas seulement le nom. Le per-sonnage mythique qu’il désigne aussi. Et il ne ressusciterapas. À l’imperméabilité générale de la modernité au christde Paul et de Jean se joint la redécouverte de la foi originellede Jésus. Ce qui alimente la remise en question de lacroyance chrétienne des premières communautés commecelle de l’Église actuelle. Pour des jours meilleurs. Maisréaliser que le christ du ciel est une création de l’esprithumain et en faire son deuil peut représenter pour sesadeptes un long et douloureux cheminement.

La spiritualité de Jésus, notre référence première, loin deprovoquer une réaction allergique dans notre culture, revêtau contraire une extraordinaire affinité avec notre sensibilitéspirituelle et elle n’exige en aucune façon de renoncer ànotre raison ni à notre logique scientifique. Le maître dejadis est en voie de reprendre sa place dans la modernité oùil est fort bien accueilli grâce aux laborieuses recherches denos exégètes qui nous permettent de le retrouver. Grâceaussi à tous ceux et celles qui, au cœur d’un monde critique,ont décapé leur foi de son revêtement mythique et recon-naissent en Jésus leur prophète.

Par son Évangile spirituel annoncé en Galilée il y a2000 ans et sa foi qui transcende les cultures, il peut merejoindre et m’inspirer aujourd’hui dans une société en per-pétuelle évolution. Le plus faible rayon de lumière jaillissantde sa foi en Dieu est infiniment plus susceptible de m’éclairerque toute croyance sur son rôle présumé depuis le ciel.

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Une culture ancienne fait naître le christ mythique, la cul-ture moderne le fait disparaître sans espoir de résurrection.Entre les deux, il ensevelit Jésus et sa spiritualité dans letombeau de l’oubli. Le survol de deux millénaires de chris-tianisme, au cours des deux chapitres suivants, nous rendraencore plus conscients de son étrangeté culturelle etspirituelle.

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8le christ-dieu des conciles

Après la formation du deuxième testament, commentévolue la croyance chrétienne qui continue de se

répandre et de se développer dans l’Empire romain ? Sivous ne connaissez pas la doctrine que l’Église nous a ensei-gnée et enseigne toujours, il est possible que cette histoirecomplexe vous ennuie. Mais si vous voulez savoir d’où ellevient, ou voir plus clair dans vos interrogations, doutes etremises en question, elle pourrait vous intéresser. Vous verrezalors comment la spiritualité de Jésus, déjà altérée par lespremiers chrétiens, disparaît, à travers des conflits inextri-cables, dans les définitions abstraites des évêques et théolo-giens marqués par la philosophie et la culture grecques etconditionnés par les empereurs. S’il est difficile de la suivre,cette histoire donne une idée des imbroglios, compromis etcomplicités dans lesquels s’est développée sans le maître deNazareth la doctrine que l’Église professe encore dans sonCatéchisme de 1992.

le christ au cœur de l’hellénisme

Dans le milieu gréco-romain, les philosophes spéculent surles intermédiaires possibles dans les rapports de Dieu à

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l’Univers. Par exemple, au ier siècle, le philosophe grec d’ori-gine juive, Philon d’Alexandrie, avait identifié le logos (pen-sée, verbe ou parole) de Dieu comme un dieu de secondrang et son fils premier-né par lequel il conçoit et organisele monde et se révèle aux humains, mais sans l’identifier nià Dieu ni à un personnage de l’histoire. Au concept de logoss’ajoutent d’autres idées, répandues par des philosophes oudes adeptes des religions à mystères, qui démontrent l’ab-sence de démarcation clairement établie entre le divin et lecréé. Ainsi, l’âme émane de Dieu ; incarnée dans un corpshumain durant son séjour sur terre, elle retourne chez Dieudans le ciel ; elle est donc immortelle et divine. Des êtresdivins sont descendus du ciel sur la terre, y ont pris uneforme humaine et sont ensuite remontés à leur lieu d’origine.

Plongés dans ce contexte, les croyants sont confrontésà des problèmes philosophiques sur l’identité de Jésus Christet sa relation avec Dieu. Où le situer dans la hiérarchie desêtres ? Est-il homme ou Dieu, ou les deux à la fois ? Ques-tions qui entraînent le monde chrétien dans un cheminementcomplexe à travers des débats houleux.

Or la communauté johannique avait déjà adopté latransposition du concept judéo-hellénistique de sagesse divinepersonnifiée en concept grec de logos (parole) de Dieu pourdésigner le christ comme révélateur de Dieu aux croyants(Jn 1,9), sans faire de lui un dieu ni l’assimiler à Dieu. Cepassage de l’approche mythologique (sagesse) à l’approchephilosophique (logos) amène les penseurs chrétiens à voirdans le logos un type d’intermédiaire céleste fort intéressantpour nourrir leur réflexion sur la personne et la fonctiondu christ.

Parmi les modèles à leur portée, des théologiens expertsen philosophie, dont Irénée, Clément, Origène et Athanase,en quête de points de contact entre leur croyance et laculture ambiante pour définir la personne du christ se servent

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en effet du concept de logos comme lien entre la doctrinechrétienne et la réflexion philosophique. Ils poursuivent ainsila transformation de la foi de Jésus effectuée par les chrétiensdu Deuxième Testament, avec d’autant plus de vigueur queles communautés d’origine païenne sont fortement majo-ritaires alors que celles d’origine juive sont de plus en plusmarginalisées.

vers la divinisation de jésus christ

Les penseurs chrétiens qui enseignaient la philosophie avantleur conversion et tiennent le logos pour une partie inté-grante de leur vision du monde cherchent à situer le christcomme logos de Dieu dans la hiérarchie des êtres tout enmaintenant l’unicité de Dieu. Pensant que le logos, de sub-stance divine et éternelle, a pris chair en Jésus Christ, cer-tains, et non les moindres, concluent qu’il fait partie à lafois de Dieu et de l’Univers créé, qu’il est Dieu incarnédans une vie humaine. Le logos devenu un humain ! Lelogos dans l’histoire ! Du jamais vu en philosophie !

Ils considèrent Jésus Christ non seulement commeexerçant une fonction divine mais aussi et surtout commeétant Dieu, sans être le Père, incréé mais engendré par luide toute éternité quant à sa nature divine et créé quant à sanature humaine. Autrement dit, ils croient que le christ est« Dieu fait homme ». Jésus de Nazareth lui étant assimilé,ils le divinisent également et le perçoivent comme Dieuayant vécu sur la terre. Dépassant largement la pensée dePaul et de Jean, les chrétiens désignent de plus en pluscouramment le christ comme Dieu.

Si elle est loin d’être généralisée au début du iie siècle,la croyance en la divinité du christ, d’abord exprimée enlangage poétique et métaphorique dans la liturgie, estclairement affirmée par des philosophes chrétiens comme

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Justin de Rome et Athénagore, et des évêques tels Clémentde Rome et Ignace d’Antioche qui parle ainsi dans ses Lettresaux Églises (Paris, Cerf, 1975, entre 110 et 115) :

— Il y a un seul Dieu, qui s’est révélé par Jésus Christson fils, qui est son logos sorti du silence (Magnésiens8,2) ;— Je rends grâce à Jésus Christ Dieu (Smyrniotes 1,1) ;— Il n’y a qu’un seul médecin, charnel et spirituel,engendré et inengendré, venu en chair, Dieu, [... né] deMarie et [né] de Dieu, d’abord passible et maintenantimpassible, Jésus Christ notre seigneur (Éphésiens 7,2) ;— Notre Dieu, Jésus Christ... (Éphésiens 18,2).

Méliton, évêque de Sardes en Asie Mineure (iie siècle), enrajoute : « Dieu a été assassiné par les Juifs. » Comme si onpouvait tuer Dieu !

Les affirmations d’Ignace ne détonnent pas dans le con-texte gréco-romain. Origène, prêtre docteur chrétien delangue grecque (iiie siècle), reconnaîtra que l’idée de pater-nité divine n’est pas particulière aux chrétiens. Cependant,à la différence des dieux et fils des dieux païens présentéscomme étant nés d’une union charnelle entre leur dieu-père et une femme, le christ est présenté par les croyantscomme le fils unique du seul Dieu, voire Dieu lui-même revêtud’un corps humain engendré miraculeusement en Marie parl’Esprit saint (Dieu).

C’est ainsi que Jésus Christ commence à devenir Dieudans la croyance chrétienne, non sans provoquer une crisereligieuse et civile majeure.

la controverse chrétiens-païens

Dans le paganisme gréco-romain à partir du iie siècle, lacroyance en un Dieu suprême est généralisée. Absolument

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spirituel et silencieux, il ne peut être représenté d’aucunefaçon, ni par l’imagination ni sous aucune forme matérielle.Quant aux dieux de la mythologie, ils sont tenus pour despuissances intermédiaires instituées par le Dieu suprême pourgouverner l’Univers conformément à ses vues. Si les empe-reurs qui favorisent les panthéons de divinités sont considéréscomme leurs mandataires et sont désignés comme dieux, ilsne sont pas pris pour de vrais dieux. Reste que les intellectuelsde ce monde préscientifique, dont le philosophe Celse,regardent d’un œil critique ou sceptique cette mythologieissue surtout de la culture religieuse.

De leur côté, les chrétiens, qui voient des mythes seule-ment en dehors du christianisme, considèrent les dieux véné-rés par les païens comme étant effectivement des mythesou des idoles sinon des démons. Par contre, ils prennent lespassages symboliques et mythiques du Deuxième Testamentpour de l’histoire ou pour des révélations divines. À leursyeux, le christ-Dieu n’est pas un mythe ni une idole, car ils’agit d’un cas unique et spécial vu que le christ est Dieu etnon un être à côté de Dieu.

Les convictions respectives des païens et des chrétiensles amènent à s’affronter au sujet de Dieu et du christ, avecune certaine complicité de la part des croyants.

La critique du philosophe Celse

Des penseurs de l’époque reprochent aux chrétiens d’imiterles gentils en tenant l’homme Jésus pour Dieu et ils lescritiquent pour leurs contradictions et leurs dissensions ausujet de son identité ainsi que leur intolérance. Entre autres,le philosophe Celse conteste leurs positions illogiques ens’adressant à ceux « qui ne sont point complètement dénuésde lumière » dans son Discours véritable (entre 177 et 180).Globalement, il les blâme pour leurs croyances sans fon-dement, sinon opposées à la raison, et leur manque d’esprit

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critique. D’après lui, leurs mythes, qu’aucun païen scolariséne prendrait au sérieux, ne savent gagner que les ignorants.

Par exemple, il souligne que les récits de vision du christ« ressuscité » ne prouvent aucunement sa divinité puisqu’ilsne présentent rien d’unique : les apparitions posthumes sontmonnaie courante dans les histoires de héros et insuffisantespour les désigner comme dieux. D’ailleurs, le Dieu suprêmen’est pas un être corporel mais un être absolument spirituelqu’on appréhende avec les yeux de l’esprit. Comme il luiest impossible d’agir à l’encontre ni de la raison ni de lanature, il ne peut ressusciter une chair corruptible.

Autre exemple. L’auteur ne trouve rien dans l’origine,la vie, les paroles ainsi que dans les faits et gestes de Jésusqui puisse nous amener à le croire Dieu ou le fils de Dieu,d’autant plus que nombre de prodiges qu’on lui attribue lesont également à des thaumaturges païens. Il renchérit enreprochant aux chrétiens de ne pas être conséquents aveceux-mêmes : ils prêchent un strict monothéisme et accusentles païens d’adorer de multiples dieux alors qu’ils tiennentl’homme Jésus pour Dieu ou un autre dieu.

Celse touche également à d’autres croyances fondamen-tales des chrétiens. Il est métaphysiquement impossible queDieu se fasse homme et naisse d’une vierge, et l’affirmerconstitue une impiété majeure, car l’essence divine estpurement spirituelle et transcendante, donc incompatibleavec la matière et les limites humaines. Si tous les hommessont fils de Dieu, il n’y pas de différence essentielle entrele christ et les autres. On n’a pas besoin de médiationpour rejoindre Dieu, car il se manifeste à chacun danssa conscience quand il se recueille au fond de lui-même.Croire que Dieu a voulu le martyre de son fils Jésus pourl’expiation de nos fautes, c’est une perversion. Enfin, il estchimérique de vouloir imposer la même croyance à tous lespeuples.

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Par son raisonnement, Celse réussit à rendre encoreplus perplexes des croyants ayant déjà de la difficulté à sereprésenter Jésus comme Dieu et le fils de Dieu incarné età accepter sa résurrection corporelle. Car il sait faire ressortirles contradictions fondamentales de la croyance chrétiennequ’il démythifie facilement dans le monde préscientifiquedu iie siècle, même s’il se fourvoie souvent en interprétantla Bible trop à la lettre (comme attribuer à Jésus ce que lespremiers chrétiens disent du christ), n’est pas toujourslogique dans ses propos et manifeste du mépris pour Jésusde Nazareth.

Sans doute trouverez-vous drôlement modernes les argu-ments du philosophe qui utilise les atouts de sa culture pourdéceler les faiblesses de la doctrine des chrétiens de sonmilieu, tirant souvent les mêmes conclusions que nos biblistesd’aujourd’hui. Aussi est-il parfois désigné comme le pré-curseur ou l’initiateur de l’exégèse scientifique.

Il ne faut pas pour autant croire Celse dépourvu de sensspirituel. Il sait fort bien respecter le Mystère. Tenant leculte divin pour être dû seulement au Dieu suprême, ilrecommande de se tenir constamment en contact avec lui,même lorsqu’on parle ou agit, et il fait sienne cette citationde Platon :

Le souverain Bien [Dieu] n’est pas une connaissancequi se puisse transmettre par des paroles. C’est après unlong commerce et une méditation assidue qu’elle jaillittout à coup comme une étincelle, et devient pour l’âmeun aliment qui la soutient à lui seul sans autre adjuvant(L. Rougier, Celse contre les chrétiens, p. 215).

D’ailleurs, rien dans tous ces propos de Celse qui démolissela foi. Car celle-ci dépasse la raison, mais ne saurait la con-tredire ni empêcher les humains d’aller au bout de la logiquequi vient ultimement de Dieu (le terme « logique » vient

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justement de « logos »). Le croyant ne saurait encore moinsinvoquer l’inspiration de l’Esprit saint pour justifier sonillogisme.

Les aveux des apologistes chrétiens

Pour convaincre les empereurs de cesser de persécuter lescroyants, certains apologistes reconnaissent que leurs dis-cours ressemblent à ceux des païens. Dans sa défense à l’em-pereur Antonin (138-161), le philosophe chrétien Justin(100-165) souligne que les chrétiens n’inventent rien : direque le logos, premier-né de Dieu, est né d’une femme sansunion sexuelle en la personne du christ, a été crucifié, estressuscité et monté au ciel, c’est n’affirmer rien au-delà dece que les païens disent des fils de Zeus (1 Apologie 21). Enplus, il fait allusion à Hermès qui, à titre de messager dudieu Zeus, évoque le logos du Dieu inconnu de l’Universqui le fait connaître aux humains ; il sous-entend ainsi quele christ des chrétiens correspond à l’Hermès des païenspar rapport à Dieu (1 Apologie 22). De même, le théologienTertullien (155-225) demande aux magistrats romains :« Acceptez cette histoire [celle du christ] — elle est semblableà la vôtre » (Apologétique 21,5).

D’autres apologistes assimilent la croyance chrétienne àla philosophie, tel le philosophe grec chrétien Clémentd’Alexandrie (150-215) : « La vérité cherchée par les philo-sophes est identique à la révélation apportée par le christ »(Les Stromates 1,32,4). Il rejoint la pensée de Justin qui tenaitles grand philosophes comme Héraclite (- 576 à - 480) etSocrate (- 470 à - 399) pour « des chrétiens avant le christ »(1 Apologie 46). Au dire de ces mêmes apologistes, le chris-tianisme est la vraie philosophie, car il est inspiré du logosdivin.

Plus les penseurs chrétiens se rapprochent des philo-sophes et adoptent leur langage pour exprimer et expliquer

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leur croyance, tentant ainsi de christianiser la philosophie,plus ils s’éloignent de la spiritualité de Jésus et, paradoxale-ment, de la logique philosophique elle-même.

débat houleux entre chrétiens

Les prises de position de ce beau monde, loin de faire l’una-nimité, s’avèrent le plus souvent conflictuelles. Au début duive siècle, il n’y a pas encore de pouvoir central, qui ne serad’ailleurs jamais total puisque le christianisme demeureratoujours fragmenté. Dans les grandes villes telles Antioche,Smyrne, Jérusalem, Rome et Alexandrie, les évêques exercentune forte autorité sur un réseau de communautés indépen-damment les uns des autres et se traitent mutuellement d’hé-rétiques. Reste que la primauté de l’évêque de Romecommence à s’affirmer.

Comme leurs chefs, les chrétiens sont loin d’être tousprêts à croire que Jésus Christ est Dieu, notamment Arius(256-336), prêtre et prêcheur populaire d’Alexandrie quiprovoque une crise d’envergure dans le christianisme. Envue de sauver le monothéisme tout en donnant un sens à sacroyance, il réfléchit sur l’identité du christ en utilisant lesintuitions de la philosophie, comme la distinction essentielleentre le Créateur et les créatures. D’après lui, le Père estseul vrai Dieu, l’incréé et la source première de tous lesautres êtres. Comme le logos, ou le Fils, a reçu de Dieu lavie et l’être, il n’est pas Dieu mais le premier-né de toute lacréation par qui Dieu a créé le monde et s’est révélé auxhumains. Si le christ d’Arius demeure une figure purementmythique, des évêques, tel Eusèbe de Césarée (265-340), sesentent plus à l’aise avec cette position qu’avec la croyanceau christ-Dieu.

La réaction des autorités ne se fait pas attendre. L’évêquedu dissident, Alexandre d’Alexandrie, convoque alors unconcile d’une centaine d’évêques qui condamnent les erreurs

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d’Arius et excommunient l’« hérétique » et ses partisans. Cequi n’empêche pas le prêcheur et ses acolytes de chercherdes supporters et de répandre leur doctrine dans de largessecteurs de la chrétienté, en Orient et en Asie Mineure oùils sont réhabilités par des synodes régionaux. D’où unevive polémique entre les évêques des deux tendances.

De son côté, le diacre Athanase (295-373), qui sera sacréévêque d’Alexandrie en 328, entend sauvegarder à la fois lemonothéisme et la divinité de Jésus Christ. D’après lui, ilest le fils de Dieu engendré par le Père de toute éternité,qui s’est fait homme pour que les humains puissent être« divinisés » et devenir fils de Dieu ; il faut qu’il soit Dieuet homme et non simplement une créature pour être apteà « sauver » ainsi l’humanité. Argument basé sur le présup-posé que l’unité du Père et du Fils est essentielle à notrerelation « filiale » avec Dieu. Athanase devient le plus ardentet le plus âpre défenseur de la divinité du christ et le plusintransigeant protagoniste de la réaction anti-arienne. Ariussera déclaré hérétique par certains conciles et réhabilité pard’autres, et Athanase exilé cinq fois sous le règne d’empereursariens.

Voilà une petite idée des débats houleux et complexesdans un christianisme divisé et coupé de ses racines, où lescommunautés d’origine juive palestiniennes ne sont pas làpour faire le contrepoids et où Jésus de Nazareth et sa foisont absents dans les sujets de discussion.

les conciles des empereurs

Les interminables controverses sur Jésus Christ menées parles évêques et les théologiens deviennent si virulentes et sipassionnées qu’elles inquiètent les autorités civiles, car ellesy voient une menace pour la paix et l’unité de l’Empire. Onn’avait jamais vu tant de spéculations, de développements

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aussi sophistiqués et de querelles sur le fonctionnement desnatures divine et humaine et sur leurs relations mutuelleschez un personnage ! Il faut voir comment s’est décidé le« contenu de la foi chrétienne » que l’Église enseigne encoreaujourd’hui ! Tout ce qu’il faut pour déculpabiliser ceux etcelles qui ont mauvaise conscience de remettre en questioncette doctrine élaborée il y a plus de 1500 ans.

Jésus Christ proclamé Dieu...

Pour résoudre la crise arienne et unifier les divers christia-nismes, Constantin, empereur romain d’Occident et d’Orient(306-337) vraisemblablement païen, se faisant « l’évêque desévêques », réunit et dirige le premier concile œcuménique,ou plutôt le premier synode impérial, en 325 dans le hall deson palais à Nicée dont l’entrée est entourée de troupesl’épée à la main. Quelques centaines d’orientaux : déléguésimpériaux, évêques et délégués d’évêques, et une poignéed’occidentaux latins discutent sur la question de l’identitéde Jésus Christ.

L’évêque Eusèbe, théologien de la cour impériale et sym-pathisant d’Arius, soumet une première rédaction. Elle estrefusée par le concile qui veut insister plus clairement surl’égalité du christ et de Dieu le Père. Après avoir servi delien entre la pensée philosophique et la réflexion chrétienne,le concept de logos maintenant jugé trop susceptible d’in-terprétations erronées est délaissé au cours des délibérationsen faveur du concept de fils de Dieu pour désigner JésusChrist. On ne voulait pas, comme Arius, « réduire » le christà une simple créature mais maintenir que Dieu est le Pèreéternel du Fils et qu’il s’est révélé pleinement dans le christ,donc que l’Incréé est totalement présent en lui sans restric-tion. Autrement dit, que Jésus Christ est Dieu même, cequi rend possible la relation entre Dieu et les croyants.

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Sous la pression de l’Empereur et de ses suppôts impa-tients d’en finir et malgré des positions radicalement diver-gentes, l’assemblée, en suivant la ligne de pensée d’Athanase,condamne Arius et ses partisans qui seront exilés, et proclameque le Fils n’est pas une créature, ni un demi-dieu ni unsecond dieu à côté du vrai Dieu mais qu’il est Dieu de Dieu,lumière de lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu, engendré etnon créé, consubstantiel au Père. Par le terme « consubstantiel »,« de même substance » ou « du même être », le concileentend souligner l’unité et l’égalité du Père et du Fils.Constantin oblige les participants à accepter ce conceptnullement biblique, qui avait été rejeté par un synodeantérieur, s’ils ne veulent pas être bannis de l’assemblée etdéclarés hérétiques. Pour assurer l’unité surtout civile, ilimpose ce « credo œcuménique » et réorganise la hiérarchieecclésiale dans tout l’Empire, même dans l’Ouest à peinereprésenté au concile, sans pour autant supprimer le culteimpérial sauf les sacrifices.

Le dogme de la divinité de Jésus Christ promulgué parle concile de Nicée marque un tournant décisif dans l’histoiredu christianisme mais non la fin des problèmes et des conflits.Nombre d’évêques de l’Est, notamment Eusèbe, quicroyaient et enseignaient dans leur diocèse que le christ estune créature, devaient avoir la conscience profondémentbouleversée en signant le dogme et éprouver une énormedifficulté à prêcher le christ-Dieu. Même chez les non-ariens,plusieurs théologiens n’acceptent pas que Jésus Christ soitd’essence divine puisque le Deuxième Testament n’en parlepas et qu’elle est inconciliable avec une humanité intégrale.Les querelles se poursuivent encore une cinquantaine d’an-nées entre ariens et nicéens, d’autant plus qu’Arius et sesdisciples connaissent un grand succès dans l’Ouest avec leurchrist présenté comme créature, plus simple et plus croyableque le christ divinisé de l’orthodoxie.

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Par ailleurs, la confusion est entretenue par des empe-reurs qui, selon leur prise de position, nomment et déposentles évêques de l’une ou de l’autre tendance. Voici deux exem-ples. Constantin, qui change de camp assez tôt, rappelle etréhabilite Arius et supporte les ariens, puis exile le catholiqueAthanase qui sera rappelé et expatrié quatre autres fois soustrois empereurs différents. Son fils, l’empereur Constance(337-361), réunit en 359 un double concile à Rimini (Occi-dent) et à Séleucie (Orient) qui officialise le credo arien pourremplacer celui de Nicée : Jésus Christ est substantielle-ment distinct de Dieu.

... et deuxième personne de la Trinité

Si Jésus Christ est Dieu, que devient la conception d’unDieu unique et unitaire ? À cette question sur Dieu s’ajoutecelle de la divinité du Saint-Esprit. Tout ce qu’il faut pouralimenter de nouvelles controverses. Des théologiens etévêques, dont Athanase, Basile le Grand (330-379) ainsique son ami Grégoire de Nazianze (330-390) avec son frèreGrégoire de Nysse (335-395), se mettent à scruter la struc-ture et le fonctionnement internes de Dieu. Ils suivent unprocessus de réflexion très complexe, entre autres sur lesconcepts grecs de substance, de nature et de personne.

Or, à l’époque, on trouve en philosophie des schèmestriadiques correspondant aux trois aspects possibles du prin-cipe premier (l’Un). Voici celui qui s’avérera le plus sus-ceptible d’intéresser les penseurs chrétiens : l’Un est cons-titué de la triade père-dynamisme-pensée. Le philosophePorphyre (234-305) perçoit une dynamique à l’intérieur decette trinité : du père surgit un dynamisme qui en contemplantle père s’actualise et devient sa pensée. Il s’agit de relationségalitaires bien que le père soit la source. Les évêques théo-logiens ont ce modèle sous leurs yeux lorsqu’ils réfléchissent

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et discutent sur la triade Père-Fils-Esprit et leurs relationsmutuelles en Dieu tout en voulant sauver le monothéisme.Ils élaborent finalement la définition d’un seul Dieu en troispersonnes qui sacrifie l’unité et la simplicité divines.

En 380, l’empereur romain Théodose le Grand (379-395), nicéen convaincu, décide alors de promulguer un éditinvitant toute la population de son royaume à accepter lacroyance en un seul Dieu en trois personnes égales et distinctes :le Père, le Fils (Jésus Christ) et le Saint-Esprit. En vue demettre fin à la crise arienne et aux autres courants « héré-tiques », il convoque, en 381 à Constantinople, le secondconcile œcuménique qui condamne les ariens ainsi que tousles autres « hérétiques », proclame le dogme de la Trinitéen ajoutant des précisions : le Père est inengendré, le Fils estengendré éternellement par le Père et le Saint-Esprit procèdeéternellement du Père. Dogme improuvable mais dit « révélé »par Dieu bien que non fondé dans le Deuxième Testamentqui ne parle pas de la Trinité, ni du Père, du Fils et del’Esprit comme personnes en Dieu.

Loin d’en mourir, le mouvement arien continue de serépandre dans l’Ouest. S’étant d’abord infiltré dans lesBalkans, il poursuit son expansion chez les tribus germani-ques, puis dans la Gaule, l’Espagne, l’Italie et le nord del’Afrique. Il perdure ainsi quelques centaines d’années jusqu’àce que ces peuples soient envahis et assimilés par lescatholiques.

Au vie siècle, l’Église latine ajoutera que « le Saint-Espritprocède aussi du Fils » dans le Credo de Nicée et elle érigeracet ajout en dogme au xie siècle. Quant à l’homme deNazareth assimilé au christ, il est tenu définitivement pourla deuxième personne de la Trinité, engendré éternellement parle Père, donc qui existait depuis toujours avant de naître etcontinuait de régir l’Univers pendant ses quelque trente-cinq ans de vie humaine sur notre planète. Mais on n’a pasencore fini de le diviniser.

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Personne divine et personne humaine ?

Les dogmes de Nicée et de Constantinople, loin d’avoirmis fin aux controverses christologiques, les relancent ensuscitant une nouvelle question : si Jésus Christ est du mêmeêtre que le Père, quelle est la relation entre Dieu et l’hommeen lui ? S’il est une personne divine, est-il aussi une personnehumaine ? S’agit-il d’un autre mystère, celui d’une personneen deux natures comme celui de Dieu en trois personnes ?Évêques et théologiens, sans parler des empereurs, se sontcréé un problème inextricable puisqu’en réalité, Jésus deNazareth est purement un homme et le christ de la croyancechrétienne est un mythe. Aussi s’enchevêtrent-ils dans unamas de questions insolubles avec autant de réponses sophis-tiquées et contestables.

Ce débat est marqué notamment par l’âpre confrontationde deux patriarches (évêques très importants). Pour Cyrilled’Alexandrie (380-444), Jésus Christ est une personne divinequi a assumé son humanité et, en conséquence, Marie est lamère de Dieu. De son côté, Nestorius de Constantinople(380-451) affirme que Jésus Christ est à la fois une personnedivine et une personne humaine, car c’est la seule façon desauvegarder totalement son humanité. Donc Marie est lamère de Jésus Christ et non la mère de Dieu.

Afin de résoudre la crise, l’empereur d’Orient, ThéodoseII (408-450), qui en a assez, réunit à Éphèse en 431 letroisième concile œcuménique qui proclame deux nouveauxdogmes : (1) Jésus Christ est une personne divine qui a assuméson humanité ; (2) Marie est la mère de Dieu, car elle est lamère de cette personne divine qu’elle a engendrée selon son huma-nité. Autrement dit, il est Dieu et homme sans être unepersonne humaine.

Le problème n’est cependant pas résolu puisque certainssoutiennent que Jésus Christ n’est pas un homme s’il est

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une personne divine. Il s’ensuit une série de conciles et decontre-conciles. Enfin, Marcien, empereur d’Orient (450-457), convoque à Chalcédoine en 451 le quatrième concileœcuménique où les participants, dont 500 évêques prati-quement tous de l’Est, reconnaissent les définitions des troisautres grands conciles en spécifiant que, tout en étant unepersonne divine, Jésus Christ est vrai Dieu et vrai homme ou,plus brièvement, l’homme-Dieu, cela sous la pression dequelques représentants de l’Ouest (Rome). Les membresdu concile savent que leur doctrine est intellectuellementinacceptable mais ils entendent l’imposer à tous les chrétiens,sinon à l’humanité entière, comme « mystère de la foi révélépar Dieu ».

Pratiquement, les croyants, comme leurs autorités, considé-reront le christ comme Dieu sous forme humaine et oublie-ront l’homme pour des siècles et des siècles. En identifiantJésus Christ et le Saint-Esprit comme personnes faisantpartie de Dieu avec le Père au lieu de témoigner de larelation intime du prophète de Nazareth avec son DieuAbba, les évêques et les théologiens des conciles rompentavec son strict monothéisme, ce dont les chrétiens se défen-dent farouchement et qui sera vivement dénoncé par lesjuifs et les musulmans. Leurs vigoureux débats et leursemprunts à la philosophie, les alternances d’empereurs dediverses tendances qui contrôlent l’Église et surtout l’absencede référence à la foi de Jésus montrent que leur doctrine nevient pas du ciel comme ils le prétendent et qu’elle auraitpu être fondamentalement différente.

le grand absent

Jésus et sa spiritualité, disparus dans le christ-Dieu des con-ciles, brillent plus que jamais par leur absence dans le chris-tianisme, absence qui rend impossible l’unité des croyants.

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L’absent des conciles

À part le fait qu’on le prenait pour Dieu (et sa mère Mariepour la mère de Dieu), ce qu’il aurait considéré commeblasphématoire, idolâtrique, illogique et on ne peut plushérétique, Jésus n’aurait sans doute pas saisi grand-chosedans la théologie philosophique des conciles basée sur uneinterprétation erronée de son Évangile et du DeuxièmeTestament, et si loin de sa foi et de sa culture comme denotre sensibilité spirituelle et de notre culture. Où est eneffet sa spiritualité dans les contorsions et distorsions de laraison sur son statut dans la hiérarchie des êtres ? Danscette doctrine conditionnée et déterminée par une cultureétrangère, des controverses passionnées ainsi que les jeuxde pouvoirs politique et religieux ? Dans ces rivalités entreles défenseurs et les pourfendeurs du christ-Dieu et de laTrinité ? Au fond de son âme juive, Jésus aurait sans doutetrouvé fort indiscret et audacieux tout ce beau monde quitente de percer les mystères impénétrables de son existencedans l’au-delà et de son Dieu dont il a tant respecté lesecret et le silence. Tout ce beau monde qui s’aveugle envoulant scruter le divin Soleil...

L’humble Galiléen avait simplement témoigné de lui enle nommant Abba et Père, symboles qui impliquent unedynamique relationnelle immédiate et intime entre lui et leshumains. Sans dogmes. Sans Credo. Il vaut mieux alors cher-cher dans son histoire comment il a vécu sa relation maxi-male existentielle avec le Dieu vivant, et non comment com-prendre sa réalité d’outre-tombe et une déité abstraite sanslien avec notre réalité d’homme et de femme. Il vaut mieuxle rejoindre sur la voie directe et simple vers l’insondableMystère qui se révèle présent à nous sans images et sansparoles au fond de notre être intime. Mystère qui nous faitsigne par mode de prise de conscience au cœur de notreexistence. Encore aujourd’hui et toujours.

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L’absent du Credo

Comme leurs dogmes, le Credo des chrétiens ignore la foidu prophète Jésus. Toujours en vigueur, le Symbole des apôtres,ancien catéchisme de l’Église de Rome (iie siècle), et leCredo plus explicite issu des conciles de Nicée et deConstantinople se veulent des « professions de foi » en Dieule Père ; en Jésus Christ son fils unique notre seigneur, conçudu Saint-Esprit, né de la vierge Marie, crucifié pour nous(pour nos péchés) ; en l’Esprit saint ; à la sainte Églisecatholique et à la rémission des péchés (par le christ). Rienentre la conception virginale et la mort expiatrice de Jésusqui ne le concernent même pas. Rien sur son Évangile nisur sa foi. L’Église tient son Credo pour sa référence premièredans l’interprétation du Deuxième Testament qu’elle con-sidère comme l’expression plus ou moins explicite de sesdogmes.

Au lieu de remémorer la foi de son prophète, sa « pro-fession de foi » la fera oublier pour de longs siècles. Sansimportance, son expérience de Dieu et sa spiritualité. Ils’agit de croire aveuglément à des mythes et à des conceptsd’hommes présentés comme des « vérités », et non de s’en-gager dans une expérience personnelle du Mystère et dansune relation de confiance avec lui. De faire une démarcheextérieure qui débouche sur des croyances et non d’un che-minement intérieur qui conduit à Dieu.

L’impossible unité

Les dogmes et le Credo fondés sur les mythes de l’homme-Dieu et d’un Dieu tripersonnel étrangers à la foi de Jésus etdéfiant la logique ne pouvaient assurer une véritable cohé-sion. Étant insolubles, les questions inextricables de l’identitédu christ mythique et de la structure interne de Dieu ne

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cesseront de soulever des interrogations sans réponse satis-faisante et de susciter controverses et divisions, sans parlerdes anathèmes, exils et exécutions pendant des siècles. Loinde la spiritualité de Jésus, les évêques et théologiens desconciles ont empêtré leur raison dans des définitions inin-telligibles et contradictoires où ils confondent les domainedu mythe, de l’intellect et de la foi : un être humain demême substance que Dieu, une personne divine à la foisDieu et homme, un Dieu en trois personnes distinctes. Ilsont beau tenter de dissimuler les failles de leur doctrine ense couvrant de l’autorité divine, ils ne peuvent sans rançonlaisser pour compte la foi du prophète de Nazareth et fairefi de l’entendement humain.

Si l’Église romaine l’emporte sur les courants philoso-phiques parce que fortement organisée, disciplinée et liée àl’État et tient le long débat sur l’identité de la figuremythique du christ et la vie interne de Dieu pour clos àtout jamais, le christianisme demeure profondément divisé.Plusieurs Églises non chalcédoniennes se dissocient desÉglises de l’Ouest et de l’Est et resteront définitivementmarginales. De son côté, l’Église de l’Est se distancie deplus en plus de la domination de Rome jusqu’à la rupturedéfinitive (schisme d’Orient) en 1054. L’arianisme survivraencore vigoureusement dans l’Ouest quelques centaines d’an-nées pour agoniser ensuite. Quant à l’Église de Rome, elles’en tient aux décisions de Chalcédoine de 451 à nos jours.Face à ce christianisme conflictuel et compliqué, Mahometfondera, en Arabie au viie siècle, une religion strictementmonothéiste (comme le judaïsme) qui connaîtra un énormesuccès en raison de sa foi simple au Dieu unitaire. Aussitient-il le juif de Nazareth pour un grand prophète et, para-doxalement, il lui accordera beaucoup d’importance.

L’unité n’aurait pu se faire que dans la conformité à laspiritualité de Jésus et dans le respect absolu du Mystère

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divin. Il n’y a pas de chemin de Jésus au christ-Dieu ni deJésus à la Trinité ni sur le plan de la foi ni sur celui de laraison. Si, comme lui, les savants de l’Église avaient comprisque la foi s’enracine dans l’Inconnaissable et se nourrit dansle silence et la communion avec Lui, et non dans l’effort del’intellect pour saisir l’Insaisissable, ils auraient été unis dansla même expérience et auraient eu plus de chance de réaliserl’unité autrement impossible.

Quand on pense à Celse au iie siècle et à Mahomet au viie

qui tenaient le juif Jésus pour une personne humaine, iln’est pas facile de comprendre comment des doctes hommesd’Église si versés en philosophie l’aient à ce point assimiléau christ-Dieu. Qu’ils aient omis de se référer au Galiléende l’an 30 et à son expérience du Mystère pendant des sièclesde débats sur son identité et aient été aussi déconnectés delui. Qu’ils n’aient pas su se rapprocher autrement des phi-losophes connus aux premiers siècles qui n’auraient pas prisun homme, si extraordinaire soit-il, pour Dieu. Ni pourson logos fait homme. Pas par manque de foi. Simplementà la lumière de leur logique émanant du logos de Dieu.

En divinisant Jésus Christ, les évêques et théologiensdes conciles, sans parler des empereurs, ont enseveli l’expé-rience spirituelle la plus riche de notre histoire, nous laissantindiciblement appauvris. Pour de longs siècles...

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9le maître disparu

On chercherait en vain la spiritualité de Jésus deNazareth dans l’Église actuelle, car elle a sombré dans

un oubli pratiquement complet depuis les définitions con-ciliaires des ive et ve siècles. Le maître s’y avère toujoursdisparu, mais pas recherché tellement on est sûr de suivresa voie spirituelle. En plus des « fonctionnaires de Dieu »qui prêchent fidèlement les dogmes multiséculaires, on trou-verait des théologiens qui s’évertuent à les étudier pour lesexposer savamment, sans tenter de les remettre en questionni se référer à la foi du prophète et à son Évangile de larelation directe avec Dieu. Au-delà d’une liturgie et d’unlangage dits « adaptés », on découvrirait une spiritualitéétrangère à la sienne développée en fonction des dogmesdu christ-Dieu et de la Trinité.

J’ai cherché la voie spirituelle de Jésus dans le volumineuxCatéchisme de 1992 pour y retrouver la doctrine des concilesde 325, 381, 431 et 451 et plein de développements sur « lafoi au christ » et « la vie dans le christ ». J’avais en main lapreuve concrète que sa foi est encore littéralement absentede la conscience de l’Église, comme elle est toujours absentedu Credo qui constitue le cœur et la colonne vertébrale du

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Catéchisme. Son expérience de Dieu et sa spiritualité sont belet bien perdues dans le christ-Dieu, solidement installé dansle christianisme mais qui s’effondre dans la modernité. Paspar manque de foi chez les croyants. À cause de sa fragilité.

dans la théologie

Au ier siècle, les chrétiens du Deuxième Testament avaientmétamorphosé la foi immédiate de Jésus en Dieu en croyanceau christ médiateur entre les humains et Dieu. Les partici-pants aux conciles des ive et ve siècles poussent cette alté-ration substantielle à l’extrême en proclamant les dogmesdu christ-Dieu et de la Trinité. L’Église romaine tient pourincontestables, définitives et absolues ces définitions qu’ellecroit fondées sur l’Évangile de Jésus et les présente commerévélations de l’Esprit saint et objets de la foi. Elle ne veutplus entendre de débat sur l’identité de Jésus Christ et lavie interne de Dieu. Centralisée et fortement organisée,elle réprime par les moyens les plus antiévangéliques lesremises en question et les controverses qui menacent sonorthodoxie. En pensant que Jésus serait d’accord avec elle !

Dans ce contexte, les théologiens doivent mettre leurlogique en veilleuse et leur raison au service du christ-Dieuet de l’Église. Les dogmes de la divinité de Jésus Christ etde la Trinité, qui étaient loin de faire l’unanimité aux concileset ne la feront jamais partout dans la chrétienté, comportenttellement d’ambiguïtés et de problèmes qu’ils n’en finissentplus de les analyser, de philosopher et de faire des acrobatiesintellectuelles afin de les expliciter ou de réviser le langagepour dire la même chose. Ils les étudient et les réétudientsans même se poser la question de leur conformité avec lafoi de Jésus ni soupçonner combien ils la trahissent. Malgréles incohérences et les ambiguïtés que leur raison ne peuts’empêcher d’y déceler, ils y croient et nous proposent d’y

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croire sans comprendre puisqu’à leur dire il s’agit de « mys-tères révélés » par l’Esprit saint... au-delà de toute logique.Réponse passe-partout à toutes les difficultés rencontréeset les objections formulées.

Les quatre conciles dits œcuméniques ont donc causéde graves séquelles dans les cerveaux : la paralysie quasi géné-rale de la pensée critique chez les chrétiens même les plusdoués depuis plus de 1500 ans, maladie transmise aux fidèlesdu monde entier par la voie des autorités. Pas de place pourceux qui vont au bout de leur raison et mettent en cause lacrédibilité et la structure interne des dogmes : ils sontinterdits, exilés et même exécutés. Ainsi dissoute dans unethéologie philosophique développée au sein de la culturegrecque, la foi de Jésus devient inaccessible. Lui qui n’a pasdemandé aux croyants d’immoler leur cervelle. Lui qui n’apas injurié l’Esprit saint en lui attribuant des illogismes.

La fin de cette anesthésie dans l’Église n’est pas pour demain.Les personnes désignées pour exercer une fonction à sonnom : membres du clergé, professeurs de théologie, etc.,sont liées par une « profession de foi » ou « serment defidélité » qui les engage surtout « à transmettre fidèlementle dépôt de la foi » (voir Code de Droit canonique, 1983,no 833, qui énumère huit catégories d’intervenants). Trans-mettre le dépôt de la foi en sacrifiant son intelligence et enobnubilant celle des autres au lieu de favoriser le dévelop-pement de la pensée personnelle chez les gens et leur ren-contre avec l’indéfinissable Mystère ! Peut-on imaginer plusgrand irrespect, ou plutôt violation, de l’esprit humain etde la relation intime et sacrée de l’individu avec le Trans-cendant, au nom de Dieu !

Comme si cela ne suffisait pas, la Congrégation pour laDoctrine de la foi vient d’adresser aux évêques, aux théo-logiens et aux fidèles catholiques la Déclaration Le Seigneur

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Jésus sur « l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christet de l’Église » (août 2000). Elle cite le long Credo, puisrappelle notamment que « la révélation de Jésus Christ estdéfinitive et complète », que Jésus de Nazareth est le logosde Dieu fait homme et que le christ est l’unique médiateuruniversel. Sans oublier de réfuter l’objection que « la véritésur Dieu est insaisissable et ineffable », et de réaffirmer queseule l’Église catholique possède la plénitude de la vérité etdes moyens de salut pour toute l’humanité. Décidément,Jésus n’a pas fini de se retourner dans sa tombe !

dans la religion

En poussant à la limite l’altération radicale de la foi deJésus, les dogmes promulgués par les conciles des ive et ve

siècles n’affectent pas seulement le fonctionnement intel-lectuel des théologiens mais aussi la vie spirituelle descroyants dans son essence même. Il n’est pas question defaire l’expérience immédiate de Dieu comme le Galiléen l’avécue et enseignée, mais d’adhérer à une doctrine inintel-ligible présentée comme vérité révélée qu’il faut intériorisersans comprendre. D’où une religion de l’extériorité. Dénuéede souffle spirituel. Non sans graves conséquences pour lavie de foi des chrétiens.

Prier Jésus Christ, c’est prier Dieu

Jésus Christ étant tenu pour Dieu, le « rencontrer » et leprier, c’est rencontrer et prier Dieu lui-même. Vivre enrelation avec lui, c’est vivre en relation avec Dieu. Penserau mystère de Jésus Christ dans ses méditations, c’est seplonger dans le mystère de Dieu. Le croire en soi ou avecsoi comme compagnon, guide, ami ou même époux, c’estcroire à la présence de Dieu. Être pardonné par lui (en

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passant par les prêtres), c’est être pardonné par Dieu. Luirendre culte, surtout par la célébration eucharistique centréesur lui qu’on croit physiquement présent, c’est rendre culteà Dieu (culte inconsciemment idolâtrique). S’adresser auSeigneur, c’est s’adresser au Fils ou au Père, ou aux deux àla fois. En fin de compte, pas tellement besoin de recourirà Dieu le Père. Quant à l’action de l’Esprit saint, elle estconsidérée en pratique comme étant réservée aux officielsdu christ-Dieu pour garantir la véracité de leur doctrine etle sage gouvernement de l’Église.

En méditant les évangiles, on contemple Dieu lui-mêmedans le sein de Marie, la grotte de Bethléem et les eaux duJourdain, sur les routes de la Galilée et à la table des collec-teurs de taxes. On entend Dieu raconter des paraboles etannoncer l’Évangile de son royaume. On voit Dieu renverserles tables des changeurs dans un parvis du temple, célébrerla cène avec ses disciples, être condamné à mort par Pilateà la demande des autorités juives et mourir honteusementsur la croix. Au passage, on rencontre des gens (les chan-ceux !) qui se trouvent face à face avec Dieu : les bergers etles mages viennent l’adorer ; Marie et Joseph éduquentl’enfant-Dieu ; Pierre et Marie-Madeleine accompagnentDieu ; les malades le supplient de les guérir ; les pharisiensle contestent ; Nicodème et la Samaritaine discutent aveclui. Enfin, on contemple avec grande joie Dieu réveillé dumonde des morts... par Dieu. Beaucoup vont jusqu’à identi-fier Jésus Christ au Dieu Yahvé du Premier Testament et àlui attribuer la création de l’Univers et des premiers humains !

Les liturgies, notamment la célébration eucharistiqueet la récitation du bréviaire, sont introduites par le signe dela croix (« au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit »)et parsemées de « confessions de foi » au christ-Dieu et auxdeux autres personnes de la Trinité. Sans parler des prièresd’action de grâces, de louange et de demande au Père par

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Jésus Christ avec mention de l’Esprit saint, ou à Jésus Christavec mention du Père et du Saint-Esprit. S’ils le tiennentthéoriquement pour l’homme-Dieu, la plupart des chrétiensprient Jésus-Dieu personnellement ou collectivement enoubliant l’homme. Ce qui les amène à le percevoir si distantqu’ils recourent à la médiatrice officielle : « Sainte Marie,mère de Dieu... » Ils laissent aux spécialistes les arguties etles querelles sur ses natures divine et humaine et sur lestrois personnes distinctes de la Trinité, quand ils daignenten discuter.

Au sein de cette confusion religieuse où foi et croyancess’entremêlent, le prophète de Nazareth est perdu avec saspiritualité dans le christ-Dieu et la Trinité. Même pasrecherchés. Pendant des siècles et des siècles. Présentécomme fils de Dieu conçu en Marie par l’Esprit saint, commehomme-Dieu et membre de la Trinité, Jésus n’est pas auxyeux des chrétiens une personne humaine comme eux, nileur maître spirituel ou leur frère, mais une personne divineen relations intratrinitaires avec le Père et le Saint-Esprit.Aussi se voient-ils appelés à vivre par le Fils en relationavec les deux autres personnes divines. Pas question de com-munication et de lien intimes et directs avec leur Dieucomme le Galiléen a vécu et enseigné. Au lieu de se voirseul à seul avec le Dieu unitaire de l’Évangile qu’ils neconnaissent et ne conçoivent même pas, les chrétiens sevoient avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

L’impossible intimité à quatre

Quoi qu’il en soit de la part impondérable des responsa-bilités, des facteurs religieux, culturels, historiques et poli-tiques ainsi que des abus de pouvoir pour la développer etla maintenir, la religion chrétienne, qui représentait engénéral la seule voie possible en Occident jusqu’au milieu

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du xxe siècle, pouvait conduire à Dieu. Ceux qui cherchaientle christ cherchaient Dieu qui peut se laisser trouver à traverset au-delà des cultures, des médiations et des mythes.

Chemin de croix cependant pour ceux qui tentaient deprendre au sérieux la doctrine de la Trinité et de s’engagerdans une relation avec les trois personnes divines à la fois.L’intimité à quatre : le Père, le Fils, le Saint-Esprit et lecroyant, c’était trop ! Essayer alors d’entrer en relationpersonnelle avec chacune ? Trois relations différentes : filialeavec le Père, fraternelle avec le Fils et spirituelle avec l’Esprit,c’est encore trop ! La relation avec Dieu n’est-elle pas à lafois filiale, fraternelle et spirituelle ? Comment concevoirl’intimité spirituelle autrement qu’à deux, à l’image del’intimité humaine, comme Jésus la comprenait ? Commentaccepter la présence obligée d’un homme au fond de sonêtre ? Sans doute s’agit-il d’un christ spirituel, mais tout demême ! Comment concilier la Trinité avec le fait qu’on nepuisse rien savoir du Mystère absolu qui nous habite ? À cesquestions angoissantes, les chefs d’Église, ancrés dans leurobscurantisme, opposaient, et opposent encore, des fins denon-recevoir.

Si certains décrochaient complètement et cherchaientune autre voie, nombre de mystiques dépassaient le Credoet les définitions de Dieu et de Jésus Christ au cours deleur ascension intérieure vers l’Ineffable. Alors qu’ils se rap-prochaient du Dieu immédiat de leur expérience, le christ-Dieu et la Trinité s’estompaient et disparaissaient devant lepur Mystère qui transcende et fait éclater tout concept vou-lant l’enfermer. Ils devenaient suspects aux yeux des autoritésecclésiales qui criaient à la subjectivité, tentant ainsi de mas-quer leur crainte devant leur pouvoir menacé. Oser cet envolspirituel par delà les dogmes, c’était risquer d’être incomprisdes bien-pensants alors que, sans le savoir, c’était s’engagersur la voie spirituelle de Jésus ! À la limite, si on était assez

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libéré de la doctrine, on pouvait pressentir et rejoindre lafoi dont il vivait lui-même à partir de sa propre expériencepersonnelle de Dieu, comme Marcel Légaut, le célèbremaître spirituel français qui a tant cherché à saisir l’énigmedu Galiléen.

dans le christ-dieu aux pieds d’argile

Tant et aussi longtemps que dominait la culture basée surl’autorité et la tradition, la croyance ecclésiale au christ-Dieu et à la Trinité passait très bien en général et inspiraitla dévotion sans soulever la question de sa logique interne.Ce qui est encore le cas des personnes non profondémententrées dans la dynamique rationnelle de la modernité.

Or ce monde statique s’effondre devant la nouvelle cul-ture qui naît au milieu du xviie siècle, se développe au coursdu xviiie et se démocratise depuis une cinquantaine d’années,une culture séculière, dynamique et explosive, axée sur l’auto-nomie de la raison, la conscience historique et le dévelop-pement des sciences et des techniques. Culture où la connais-sance de l’Univers régi par ses lois internes remplace lavision mythique du monde. Sans parler de la réformeprotestante en cours depuis le xvie siècle axée sur le retourà la Bible sans médiation institutionnelle. Après avoirfonctionné pendant près de deux millénaires, la croyanceau christ-Dieu, dont l’incohérence est alors mise à nu, perdsa force et son emprise dans la société occidentale. Tout ensubissant les contrecoups de la modernité, elle continue demasquer le maître de Nazareth dans les Églises.

Le christ-Dieu déserté

Dénué de sens dans la nouvelle culture, le christ-Dieu a vudébrayer sans tambours ni trompettes la majorité de ses

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adeptes en Occident. Des masses se sont esquivées silen-cieusement de la tutelle de son Église, la laissant se rabattresur elle-même en marge de la marche du monde, sans parlerdes personnes qui participent encore aux offices mais sansse référer intérieurement à lui. Jésus demeurant caché dansle christ-Dieu, certains sont alors partis à la recherche d’uneautre voie spirituelle. Parmi les plus engagés, d’aucuns, ayantpris conscience d’avoir consacré leur vie au service d’unedoctrine mythique qui se désagrège dans la nouvelle conjonc-ture, ne voient plus très bien comment sortir du labyrintheoù l’Église les a conduits et vivent un drame inouï. D’au-tres s’impliquent exclusivement dans un projet humanitaireou social où ils perçoivent implicitement une dimensionspirituelle. Chez des groupes voués à la promotion de lajustice où l’on réfléchit en s’inspirant de l’Évangile de Jésus,on prie (parfois) Dieu en ne mentionnant que rarement lechrist.

Le christ-Dieu perd même du terrain à l’intérieur deses murs malgré les rappels incessants des autorités centrales.Bon nombre de prédicateurs, de catéchètes, de professeursde religion et de théologiens évitent le plus possible deparler de lui et de la Trinité, sachant que ces « sujets délicats »ne veulent rien dire au monde d’aujourd’hui, mais sans sortirJésus de son cachot. Quant aux immigrants chrétiens et àleurs enfants qui semblent assurer la relève, ils quitterontun jour le bercail lorsque la croyance à la divinité de JésusChrist et au Dieu trinitaire leur fera problème ou ne leursignifiera plus rien.

En maintenant son prophète dissimulé dans le christ-Dieu qui s’effrite et en refusant de l’accueillir quand leschercheurs l’ont retrouvé avec sa foi, en boudant la culturemoderne qui a favorisé sa redécouverte, l’Église n’a pas suprévenir la désertion de ses fidèles faute d’avoir pris sa res-ponsabilité d’être à l’avant-garde pour les guider sur la voie

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du maître. Ils ne reviendront pas et ne seront pas remplacés,car leurs enfants et petits-enfants s’en vont ailleurs.

Le christ-Dieu dysfonctionnel

Le christ-Dieu est ainsi déserté parce qu’il est dysfonctionnelau double plan rationnel et spirituel dans la modernité. Inco-hérent et invraisemblable, vulnérable à la critique, il estincapable de se tenir debout. Sans crédibilité, il est perçucomme inutile, voire encombrant, et ne parvient plus à s’in-culturer en Occident. À cause de l’immixtion qu’il impliquedans notre relation avec Dieu, il ne nous rejoint pas dansnotre expérience des relations interpersonnelles et ne répondguère à notre aspiration à la rencontre immédiate et intimedu Transcendant.

Chez les croyants, plusieurs ne peuvent plus le confesserhonnêtement comme deuxième personne de la Trinité,homme-Dieu conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge Marie,etc. Nombre de femmes, ne se reconnaissant plus dansl’homme-Dieu ou le Fils, médiateur entre elles et Dieu lePère, remettent fondamentalement en question la doctrinechrétienne « sexiste ». Enfin, le christ-Dieu est quasi absentde l’expérience spirituelle des nouvelles générations commeil ne figurait pas dans celle de Jésus. Sans parler des courantsmystiques qui relativisent et entendent dépasser les discourstrop certains et trop clairs sur l’expérience spirituelle et leMystère divin.

D’ailleurs, comment une personne pourrait-elle identifierune expérience spirituelle, si intense et transformante soit-elle, comme étant une expérience du christ ? Quand c’est lecas, il ne s’agit pas d’une identification spontanée mais d’uneexpérience structurée par la culture chrétienne et interprétéeà la lumière de la doctrine ecclésiale. De plus en plus decroyants affirment en effet qu’il leur est impossible de per-

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cevoir la présence du christ ou une relation avec lui dansleur vie de foi et qu’il leur est plus facile d’y pressentir laprésence de Dieu.

Voici, à titre d’exemple, un extrait de la lettre d’un lec-teur, Alan Bill, à la revue Theology (Vol. 80, mai 1977,no 675, p. 206-207), que je traduis de l’anglais :

Je pense que je n’ai jamais eu une expérience, spirituelleou autre, que je pourrais décrire comme étant laconscience de Jésus vivant et présent. J’ai eu, je crois,en diverses circonstances la conscience de la présencede Dieu, de la proximité de Celui qui est aussi personnelet proche que nous le lui permettons. Et cette conscienceest due en grande partie au fait que je considère commecentral pour ma foi ce que la vie et l’enseignement deJésus me disent sur Dieu. Mais parler de la présence deJésus au lieu de la présence de Dieu [...] me sembleinutile et contraire à l’enseignement de Jésus lui-même.

L’auteur n’arrive pas à concevoir le genre d’expérience auqueldes théologiens font allusion quand ils parlent de rencontredu christ aujourd’hui. Pas par manque de foi, mais parcequ’il s’agit d’une croyance mythique qui engendre la per-plexité et la confusion.

Étant une création de l’esprit humain et tributaire d’uneculture mythique, le christ-Dieu, où l’humanité et la divinitésont présentées comme étant unies dans la personne divinedu fils de Dieu, ne peut que se disloquer dans une culturebasée sur l’autonomie de la raison, libérée des mythes reli-gieux et en voie de mondialisation. Aussi dysfonctionnel etincroyable dans notre culture qu’il l’aurait été dans celle dumaître de Nazareth, il est plus apte à faire problème ou àsusciter l’indifférence qu’à inspirer les hommes et les femmesd’aujourd’hui dans leur foi. Il est en somme culturellement

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mort et spirituellement agonisant (l’Église le maintient arti-ficiellement en vie). De plus en plus nombreux parmi nouset présents dans les médias, les adeptes des autres grandesreligions contribuent à sa disparition, car ils ne le recon-naissent pas comme personne divine alors qu’ils perçoiventgénéralement Jésus comme prophète au-delà de la figuremythique qui le cache aux chrétiens.

Dans les autres régions de la planète, le christ-Dieugréco-romain, blanc et impérial fait face à une résistancecroissante malgré les efforts persistants de l’Église pour con-vertir les peuples des pays en développement ou moinsavancés. En Asie et en Afrique, les nations décoloniséesn’entendent plus se laisser couper de leurs racines religieuseset culturelles ainsi que de leur expérience historique pouradopter un culte mythique étranger. De même, en Amériquelatine, le christ-Dieu abstrait de la tradition chrétienne perdgraduellement du terrain depuis que les croyants s’inspirentdavantage de l’Évangile de Jésus. Comme en Occident, ilse trouvera en chute libre quand ils prendront massivementconscience qu’il n’a rien à voir avec eux ni avec leur histoire.

Soutenu par une structure ecclésiale très forte mais con-struit sur des pieds d’argile, le christ-Dieu ne résiste pas, aubout du compte, ni devant la critique moderne, ni devantl’expansion des autres religions ni devant la montée de l’au-tonomie religieuse chez les peuples en voie de libérationpolitique et sociale. S’il correspondait à une réalité d’ordredivin, rien ne pourrait le démolir, selon la sage parole deGamaliel dans Les Actes des Apôtres : « Si leur enseignementou leur œuvre [des missionnaires] vient des hommes, elle sedétruira d’elle-même ; si elle est de Dieu, vous ne pourrezla détruire » (Ac 5,38-39).

Indéfendable, le christ-Dieu continue de se désagréger sousle souffle de vents nouveaux, dont le plus puissant est sans

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contredit la redécouverte de celui qu’il cache, Jésus deNazareth en train de le dynamiter de l’intérieur. Redécou-verte rendue possible grâce à la nouvelle culture occidentalequi a permis aux chercheurs d’élaborer des méthodes d’ana-lyse rigoureuse du Deuxième Testament. La mort du christ-Dieu dans la modernité et son agonie dans le monde descroyants ne laissent donc pas ses déserteurs dans le vide.Plus que jamais Jésus fait figure de grand prophète et saspiritualité est en voie de ressurgir par delà le mythe chrétienen décrépitude.

Reste que, lui ayant servi de tombeau pendant des siècles,le christ-Dieu a possiblement évité au maître de Nazarethet à sa voie spirituelle de disparaître à jamais dans la mémoirede l’humanité. Mais aurait-il accordé son imprimatur ?

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Après la longue histoire du maître disparu, la brèvehistoire du maître retrouvé avec son Dieu et sa foi par

ceux qui l’ont cherché avec toute leur honnêteté intellectuelleet spirituelle. Histoire qui connaît des avancées comme desreculs et des ambiguïtés, un essor avec ses espoirs et sespromesses. Histoire d’un événement d’une importance capi-tale pour notre vie spirituelle, mais dont on n’entend pasparler et dont on ne perçoit pas de retombées au Vatican,ni dans nos diocèses ni dans nos paroisses. Si on veut laconnaître et en évaluer l’impact, force est de suivre les spé-cialistes dans leur recherche du maître disparu et d’observercomment il est accueilli dans la modernité.

à la recherche du maîtreau-delà du christ-dieu

Pour retrouver le juif de Nazareth et sa spiritualité par delàdeux millénaires de croyance chrétienne, il a fallu le labeuracharné de nombreux biblistes : étude des langues anciennes,et application rigoureuse des méthodes historico-critiquesaux textes du Deuxième Testament. Cette recherche, mainte-nant parvenue à un haut degré de raffinement dans l’emploi

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des techniques d’analyse, possède sa propre dynamique etexige, pour être authentique, la plus grande autonomieintellectuelle chez ceux qui s’y adonnent. Non pour renierleur foi, mais pour l’éclairer et la purifier.

Alors que le philosophe Celse avait démythifié le christ-Dieu en un tour de main dans le monde préscientifique duiie siècle en se servant de sa raison et de sa liberté, les biblistes,dont certains partageaient les intuitions du polémiste, ontdû utiliser les atouts des sciences modernes pour effectuer lagrande redécouverte.

Un Jésus sans christ

Du xviiie jusqu’au milieu du xxe siècle, les études sur leJésus de l’histoire s’amorcent et se développent au sein duprotestantisme allemand.

D’abord, l’initiateur, H. S. Reimarus (1694-1768), pro-fesseur de langues orientales, introduit comme point dedépart méthodologique la distinction entre l’enseignementde Jésus et celui des premiers chrétiens. À l’intérieur de sonœuvre, dont certains fragments ne sont publiés qu’en 1778sous le titre : Le dessein de Jésus et de ses disciples, il appliquece principe novateur en interprétant l’homme de Nazarethet son message en fonction de son contexte religieux juif etnon à la lumière de la prédication de l’Église primitive. Ilne trouve en lui ni dans son Évangile aucune trace desmystères dits révélés, par exemple sur le christ fils de Dieu(au sens littéral) et sur la Trinité. L’écrit subversif susciteles protestations des autorités et le désarroi chez desprédicateurs, mais aussi une évolution en théologie et laprise de conscience de la nécessité d’une rechercheméthodique sur Jésus.

Dans son livre, La vie de Jésus (1835-1836), le philosopheet théologien D. F. Strauss fait avancer le dossier en montrant

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qu’on avait mythifié Jésus et son Évangile dans les traditionsévangéliques. Par ailleurs, il freine la recherche en soutenantque cette mythification crée un mur infranchissable entrele personnage de l’histoire et le christ des évangiles, notam-ment celui de Jean. Autrement dit, que Jésus est pratique-ment introuvable.

Contrairement à Strauss, l’école libérale, dont H. J.Holtzmann (1832-1910) s’avère l’un des principaux repré-sentants, est convaincue de pouvoir redécouvrir le Jésus ori-ginel à partir des évangiles synoptiques, plus précisémentde leurs deux sources les plus anciennes et les plus fiables,l’évangile de Marc et le document Q. On se met donc àfaire la critique littéraire et historique de ces sources et àles décaper de l’enseignement des premières communautéspour reconstituer la vie du juif de Nazareth et son Évangileen vue de s’en inspirer et de libérer la foi des dogmes chré-tiens. Alors se multiplient les « vies de Jésus », dont celledu Français Ernest Renan (1863) qui s’appuie largementsur les œuvres des chercheurs allemands.

Au cours du xixe siècle, un vent d’optimisme régnait ausein du courant libéral malgré les controverses et l’oppositiondes gardiens de l’orthodoxie. Les chercheurs avaient (1) dis-tingué l’Évangile de Jésus de l’enseignement de l’Égliseprimitive, (2) constaté la mythification du prophète et deson message dans la formation des traditions, (3) appliquéune méthode pour dégager sa prédication de celle des pre-miers chrétiens. Au-delà du christ mythique du DeuxièmeTestament, ils avaient retrouvé Jésus comme personne humaine,son Dieu unitaire et son Évangile spirituel de la relation immédiatedes croyants avec Dieu. Tous les espoirs étaient permis pourl’avenir de la foi.

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Un christ sans Jésus

Or le vent tourne avec le siècle et le Jésus de l’histoiredevient sans importance. Plus soucieux de sauvegarder leurcroyance protestante que de mieux cerner le prophète deNazareth et son enseignement, des spécialistes influentsréagissent en jugeant cette quête sans signification sinonnuisible pour la foi et pratiquement sans issue.

Premier à obstruer le courant libéral, le théologien M.Kähler, dans Le soi-disant Jésus historique et le christ historialde la Bible (1892), soutient que notre foi s’appuie sur laprédication de la jeune Église et n’est pas concernée par unJésus historiquement reconstitué. S’il introduit la distinctionentre le christ proclamé par les premiers chrétiens et le juifde Nazareth, il s’en sert non pour stimuler mais pour freinerla recherche sur le Jésus de l’histoire dont, à son avis, on nepeut rien savoir de certain.

W. Wrede renforce cette position dans Le secret messia-nique dans les évangiles... (1901). Ayant constaté que l’évan-géliste Marc met en scène un Jésus qui se présente commele messie/christ mais défend à ses auditeurs d’en parler alorsqu’il n’a pas prétendu être le messie, il conclut que lacroyance de la communauté primitive au christ est projetéedans la vie historique de Jésus et marque tout l’évangile. Cequi a pour effet de détruire la confiance de pouvoir distinguerl’histoire de Jésus de l’interprétation chrétienne de sa per-sonne dans les sources anciennes.

De son côté, le théologien et philosophe A. Schweitzer,dans son Histoire de la recherche sur la vie de Jésus (1906),tient les « vies de Jésus » pour des projections de leursauteurs. Il renchérit en considérant le Jésus de l’histoirecomme un étranger d’un monde lointain et révolu, sanspertinence pour notre temps en raison de sa prédicationcentrée sur la venue imminente du règne de Dieu qui ne

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vient pas, contrairement au christ spirituel toujours vivantet actuel.

Ces trois ouvrages, où les auteurs prônent l’importancedu « christ de la foi » et dévalorisent la quête historique deJésus, amènent les spécialistes à la mettre en veilleuse jusquevers le milieu du XXe siècle. Ils étudient alors l’histoire desformes littéraires des évangiles et l’évolution des traditionspréévangéliques depuis le début jusqu’à leur intégration dansles évangiles pour cerner l’enseignement des premièrescommunautés. À leurs yeux, il est pratiquement impossibled’aller au-delà pour rejoindre Jésus et son Évangile qui n’ontd’ailleurs pas de lien essentiel avec « le christ de la foi » ;seul celui-ci importe et il doit désormais faire l’objet de larecherche.

L’œuvre la plus influente de cette période, qui marqueral’exégèse du Deuxième Testament jusqu’à aujourd’hui, estsans contredit celle du bibliste et théologien R. Bultmann.Dans son étude, L’histoire de la tradition synoptique (1921/1973), où il analyse la formation de chacune des unités desévangiles synoptiques, il laisse entendre que l’enseignementde l’Église primitive en constitue la majeure partie. Parailleurs, il constate que Jésus est de foi juive et non decroyance chrétienne, que son Évangile se situe à l’intérieurdu judaïsme et ne fait pas partie de la prédication despremières communautés sur le christ bien qu’il en soit leprésupposé. Il en conclut que la foi de Jésus n’a pas d’im-portance pour la nôtre qui, d’après lui, est fondée sur cellede la jeune Église. Conséquent avec lui-même, il expose lachristologie des premiers chrétiens, notamment celle de Paulet de Jean, dans La Théologie du Nouveau Testament (1948)où il manifeste peu d’intérêt pour le Jésus historique.Bultmann entraîne ainsi le monde des spécialistes à axerleurs études sur le christ des communautés primitives, sans

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lien avec le Nazaréen que l’on cesse de chercher. Jusqu’à laremise en cause de cet arrêt.

Jésus, le chrétien implicite

Se pourrait-il que la foi au christ ait quelque racine en Jésuset son Évangile ? Voilà la grande question que les spécialistesse posent et qui suscite, vers le milieu du xxe siècle, unretour au Jésus de l’histoire... pour justifier la croyance auchrist.

E. Käsemann ouvre alors tout un débat et relance larecherche par sa célèbre conférence sur Le problème du Jésushistorique (1953). Il réagit à la position de Bultmann enprônant la nécessité de cette recherche sur Jésus pour éviterà la foi au christ de tomber dans l’idéologie, et en recon-naissant la possibilité de rejoindre le Galiléen et de cernerson message dans les évangiles synoptiques. D’après lui,Jésus est à l’origine de la foi chrétienne et son identité avecle christ est présupposée dès les plus anciennes traditions ;il s’agit donc d’examiner comment la proclamation del’Église primitive sur le christ est déjà présente en germedans l’Évangile et la mission du Galiléen.

À la suite d’un vigoureux débat sur le problème de lacontinuité/discontinuité du Jésus de l’histoire et du « christde la foi », les exégètes reprennent leurs études sur Jésus,mais c’est dans une perspective christologique. S’ils arriventen général à conclure qu’aucun des titres (Fils de l’homme,messie/christ, seigneur et fils de Dieu) attribués à Jésus neremonte à lui, ils croient déceler une continuité au moinsimplicite entre lui et « le christ de la foi » en raison de sarelation particulièrement intime avec Dieu, de sa missionlibératrice et de son enseignement d’autorité. Dans cetteoptique, ils publient de nombreux ouvrages sur la christologiedu Deuxième Testament et moult monographies sur diversaspects du Jésus de l’histoire sur arrière-fond christique.

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Au cours de cette période d’environ un quart de siècle,de plus en plus de spécialistes anglais, américains et néer-landais se joignent aux Allemands, les catholiques qui sesentent à l’aise avec l’idée de la continuité du Jésus de l’his-toire avec « le christ de la foi » entrent dans la ronde avecles protestants. Si le réseau des chercheurs s’agrandit, leprophète retrouvé avec son Dieu et sa foi par le courantlibéral du xixe siècle n’est pas pour autant réhabilité, car ilscherchent davantage à découvrir en lui le reflet de leurchrist qu’à approfondir sa spiritualité pour elle-même. Àtrouver en lui un complice de leur croyance en faisant delui un chrétien implicite, fermant ainsi les yeux sur sa foijuive.

Jésus, le juif

Paradoxalement, ce sont des spécialistes juifs qui viennentà sa rescousse. Ayant redécouvert que le Galiléen fait partiede leur histoire et partage leur foi, ils prennent, au débutdu xxe siècle, la relève des chrétiens dans la recherche libéralesur Jésus. Ils développent alors les aspects qu’ils estimentinsuffisamment traités dans les études antérieures, notam-ment le caractère juif de sa vie et de son enseignement,sans oublier sa perception de lui-même comme personnehumaine, sa foi au Dieu unitaire et sa spiritualité sans christ.On doit au bibliste G. Vermes d’avoir catalysé chez les spé-cialistes chrétiens la prise de conscience de la judéité deJésus par son ouvrage percutant, Jesus, the Jew (1973), où ille décrit comme un juif authentique dans sa relation avecDieu tout en reconnaissant en lui un maître inégalé dansl’art de nous induire au cœur de la réalité spirituelle. Bienqu’ils tendent à le récupérer, les coreligionnaires de Jésuscontribuent à remettre sur les rails la recherche sur lepersonnage de l’histoire.

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À l’approche des années 1980, des théologiens et desexégètes protestants, dont J. Hick, D. Cupitt et D. Nineham,revitalisent à leur tour le courant libéral par leur livre choc,The Myth of God Incarnate (1977), où ils dévoilent au grandjour, avec une honnêteté et une franchise sans compromis,comment le christ du Deuxième Testament et des dogmeschrétiens constitue une mythification du prophète et de saspiritualité. Ce collectif est le fruit d’une longue collaborationde sept spécialistes, y compris des pasteurs anglicans, quientendent libérer le discours sur Dieu et sur Jésus des con-fusions engendrées par la doctrine traditionnelle, revenir àla foi et à l’Évangile du juif de Nazareth, et faciliter ledialogue interreligieux. Au bout du compte, un best-sellerqui suscite un intérêt intense chez les uns comme des réac-tions violentes chez les autres. On revit alors à la moderneles controverses des premiers siècles sur la question de l’iden-tité de Jésus, de sa foi et de son Dieu non encore régléedans les Églises. La question de 2000 ans...

En 1993, Hick revient à la charge en approfondissantde façon rigoureuse la question de la contradiction entre laspiritualité du prophète et la doctrine chrétienne qu’ildénonce à coups d’arguments solides dans The Metaphor ofGod Incarnate. Christology in a Pluralistic Age.

En Europe et en Amérique du Nord depuis le début desannées 1980, les ouvrages sur le Jésus de l’histoire foisonnentdans différentes directions. On peut y remarquer notammentle souci d’approfondir sa judéité et de mieux le comprendreavec sa foi en fonction de son milieu palestinien aux pointsde vue religieux et social, d’où les nombreuses études surla littérature, l’histoire et la culture juives (E. P. Sanders,R. Horsley, J. H. Charlesworth). Aussi de plus en plus despécialistes font-ils leur recherche sur Jésus indépendammentde la croyance chrétienne et parlent de lui en le tenant

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normalement pour un être humain. Dans cette conjoncture,un consensus de plus plus large émerge sur son identitécomme personne humaine, sa foi unitaire et sa voie spirituelleimmédiate. Et sur son importance capitale pour notre foi.

Le maître retrouvé

Actuellement, des centaines d’exégètes, surtout des protes-tants mais aussi des juifs, et des catholiques... qui ne le disentpas trop fort, ont retrouvé le maître avec sa spiritualité dansles traditions historiques intégrées dans les évangiles synop-tiques passés au crible d’une recherche rigoureuse. Cesbiblistes et les théologiens qui tiennent compte de leursétudes reconnaissent que Jésus ne s’est pas proclamé christmédiateur, ni (le) fils de Dieu ni Dieu en personne maisque, pleinement ouvert à l’absolu Mystère qu’il a appeléAbba et désigné comme Père, il a vécu une relation parti-culièrement intime avec lui et œuvré dans une conscienceintense de sa présence.

Ils reconnaissent également que le maître nous invite àcroire comme lui au Dieu unitaire qu’il présente dans sonÉvangile comme le Dieu de la relation immédiate avecchaque homme et chaque femme. Qu’il ne propose pas decroyance au christ seigneur et fils de Dieu ni à la Trinité,ne se place pas comme intermédiaire entre nous et Dieu etne se fait pas objet de notre foi. Dans sa théologie, aucunedéfinition de l’Indéfinissable. Dans sa spiritualité, une voiesimple et directe vers le Transcendant. D’aucuns parmi lesspécialistes, plus conscients de sa judéité, font ressortirdavantage les implications de sa foi pour la nôtre. Pourtout dire, ils sont de plus en plus nombreux à percevoir ladifférence fondamentale et la discontinuité radicale entre lacroyance chrétienne, même celle du Deuxième Testament,et son Évangile spirituel.

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Voilà, en bref, l’histoire de la redécouverte de Jésus et de saspiritualité que j’ai présentée dans le premier chapitre, décou-verte facilitée par la démythification de Pâques.

pâques revisité

La recherche qui conduit les exégètes à rejoindre le maîtreet sa foi les amène du même coup à revisiter l’interprétationtraditionnelle de l’expérience pascale des disciples. Inter-prétation étroitement liée à la croyance au christ médiateurqui obnubile la spiritualité de Jésus dans le Deuxième Testa-ment comme dans l’enseignement de l’Église. Cette révisionnon seulement facilite l’accès à la foi du Galiléen mais nousla rend encore plus sûre. Non sans grand mérite. Chercherle sens originel de Pâques est fort difficile à cause du manquede clarté, de l’incohérence et des aspects légendaires destextes du Deuxième Testament rédigés par d’autres généra-tions de croyants qui le réinterprètent des années plus tard.

Nombre de spécialistes de nos jours sont libérés dessoi-disant preuves d’ordre historique comme le tombeauvide, les apparitions du christ et la résurrection corporellede Jésus. Ils ont délaissé la compréhension matérielle etphysique des récits relatifs à Pâques, qui ne tient pas devantl’exégèse, ni l’histoire ni la culture moderne, pour des expli-cations d’ordre spirituel qui gravitent autour de deux inter-prétations radicalement différentes, dont l’une cache la foide Jésus et l’autre ouvre l’accès à sa spiritualité :

— les disciples vivent une expérience spirituelle où ilsrencontrent le christ céleste qu’ils identifient comme étantJésus réveillé de la mort par Dieu, ce qui les amène à seconvertir à son Évangile (P. Schoonenberg, R. H. Fuller,H. Küng, P. Guilbert) ;— dans le souvenir de sa vie prophétique, les disciplescomprennent de l’intérieur Jésus de Nazareth, expérience

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transformante qui les amène à vivre dans l’esprit de sonÉvangile ; par la suite, ils saisissent dans leur foi évan-gélisée que Dieu lui a donné une existence nouvelle(W. Marxsen, R. Pesch, G. Ebeling, E. Schillebeeckx,G. Lüdemann).

Ces positions se rejoignent sur deux aspects de l’expériencepascale : les disciples entrent dans la dynamique de l’Évangilede Jésus et deviennent convaincus de sa nouvelle existencedans le monde de Dieu. Elles diffèrent au niveau de l’orien-tation fondamentale de leur cheminement : selon la première,l’expérience est centrée sur le christ de l’au-delà ; d’après laseconde, elle est centrée sur Jésus de Nazareth, sa foi et sonÉvangile.

Pâques : rencontre avec le christ

Les représentants du premier courant affirment que les dis-ciples ont rencontré le christ vivant, mais sans parvenir àexpliquer ou à décrire cette expérience spirituelle sauf endisant qu’il s’agit d’une réalité de foi. Ils tendent à laisserde côté les histoires populaires du tombeau vide, et les récitsd’apparition que certains considèrent comme des façons deprésenter cette rencontre à l’instar des récits de manifestationde Dieu dans le Premier Testament. Or une telle interpré-tation nous laisse sur notre faim, car elle suscite des questionsau lieu de nous éclairer. Comment les disciples auraient-ilspu déterminer qu’ils se trouvaient en présence de Jésus dansson existence postmortelle ? Quel critère ou signe leur aurait-il permis de distinguer un être spirituel ou spiritualisé, invi-sible et inaudible autre que Dieu ?

Si elle est libérée des aspects extérieurs, physiques etmatériels, cette position ne sort pas d’une interprétationmythique de l’expérience pascale. Elle présuppose descritères qui permettent d’y identifier avec certitude une

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présence immatérielle distincte de Dieu. Critères impossiblesà établir, car ce qui se passe dans le monde spirituel trans-cende nos pensées et même nos intuitions de foi. L’individuqui détermine une présence particulière dans ce genred’expérience peut se baser sur des projections de l’imagina-tion ou des répercussions psychosomatiques qu’elle susciteen lui. Il peut également être conditionné par sa culturereligieuse avec son cortège d’images ou être marqué par laconjoncture où il se trouve, comme le désir de retrouverJésus après sa mort dans le cas des disciples. Reste que leproblème se situe au niveau de l’interprétation de leur chemi-nement pascal et non à celui de sa réalité puisqu’ils en sonttransformés.

Comme il s’agit d’une présence autre que celle de Dieu,la première explication de Pâques conduit à situer un média-teur entre Dieu et nous, en l’occurrence le christ, et à mas-quer au bout du compte la foi immédiate de Jésus. Elle nefait donc pas évoluer les chrétiens en profondeur, même sielle est dégagée d’une interprétation matérielle et physique,mais les confirme plutôt dans leur croyance au christ. Enplus de ne pas correspondre à la spiritualité de Jésus, ellen’a pas de prise dans notre expérience humaine et spirituelled’aujourd’hui.

Pâques : comprendre Jésus, sa foi et son Évangile

Les spécialistes qui défendent la seconde interprétation (voirTransformée par l’Évangile de Jésus au chapitre 2 et Pâques auchapitre 3) soutiennent que les disciples vivent une expé-rience spirituelle dans la mémoire de l’événement Jésus sanstoutefois pouvoir en déterminer exactement le processus.Alors qu’ils se le rémémorent à la lumière des textes duPremier Testament, ils prennent progressivement consciencede sa signification pour leur vie. Ils reconnaissent celui qu’ils

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ont connu et accompagné comme le prophète par excellenced’un Dieu proche et intime et son Évangile de la solidaritécomme Évangile de Dieu. Cheminant sur la voie du maître,ils rencontrent son Dieu immédiat, entrent dans sa dyna-mique évangélique et réorientent leur vie. Par la suite, allantau bout de leur confiance évangélisée en Dieu, ils réalisentqu’il a recréé Jésus dans une nouvelle existence. Prise deconscience qui résulte de leur foi, et ne la fonde pas commeon le pense en général. Au-delà des éléments légendaires,le récit des disciples d’Emmaüs (Lc 24,13-32) pourrait reflé-ter l’expérience pascale originelle et la situer à l’intérieurde la dynamique spirituelle biblique du souvenir.

Ainsi la deuxième position fait-elle ressortir l’événementpascal comme étant en premier lieu le passage des toutpremiers croyants très proches de Jésus à sa spiritualité età son esprit évangéliques. Pâques, c’était d’abord comprendrele Jésus d’avant Pâques et son témoignage prophétique.C’était d’abord rencontrer son Dieu, saisir leur maître del’intérieur, partager sa foi et s’engager définitivement sur lavoie évangélique. Jésus devient leur référence première, unpersonnage du passé qui revit dans leur souvenir commetémoin inégalé de Dieu et les inspire par son Évangile.Communier avec Dieu comme lui les a amenés à le croirevivant éternellement en Lui, sans qu’ils puissent pour autantle connaître dans son existence postmortelle et sans qu’ilsfassent de lui le médiateur entre eux et Dieu.

Cette explication, qui a le plus de chance de rejoindrel’expérience pascale des disciples, s’avère conforme à la foiimmédiate de Jésus et nous permet de la rejoindre plusfacilement au lieu de faire écran entre elle et nous. Commeelle ne comporte pas d’éléments mythiques, elle est la plusvraisemblable, et la plus viable devant les analyses historico-critiques radicales du Deuxième Testament, la raison et laculture postmythique de la modernité. En somme, elle résiste

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le mieux aux objections et, surtout, elle ressuscite la spiri-tualité du maître du tombeau de l’oubli.

L’expérience pascale aujourd’hui

La première interprétation ne me permet guère de vivrel’expérience pascale. Si, en réalité, les disciples ne pouvaientidentifier la présence du christ vivant, à plus forte raison nepourrai-je déterminer une expérience spirituelle comme étantune rencontre avec lui. Cependant, la seconde explicationm’ouvre la voie vers un cheminement semblable à celui desdisciples. En me remémorant l’événement Jésus à partir destraditions historiques contenues dans les évangilessynoptiques, je peux vivre les mêmes prises de conscience,rencontrer son Dieu et en être transformée.

Pour moi aussi, Jésus est un personnage du passé quim’inspire dans le présent comme prophète de la relationdirecte avec Dieu. Il m’invite à prendre le risque de la foisans chercher l’évidence des faits mais en m’appuyant surmon Dieu intérieur. D’une foi qui naît et croît au fur et àmesure que j’entre dans sa dynamique spirituelle et que jefais l’expérience de plus en plus profonde d’une Présence.D’une foi en un Dieu fidèle qui m’amène à croire qu’il arecréé Jésus dans une existence nouvelle au-delà de sa mortet qu’il en sera ainsi pour moi après mon séjour sur terre.Cette foi à la manière du maître ne me permet cependantpas de savoir ni de définir ce qu’il est aujourd’hui, ni s’il merejoint et m’est personnellement présent au xxie siècle, cedont je ne puis me figurer sans mythifier, car il s’agit d’unmystère aussi impénétrable que le mystère de Dieu. Il estparti dans l’infini silence d’outre-tombe... Exigeante, la con-fiance en Lui ! À la mesure de son Mystère...

En somme, pour moi comme pour les disciples, l’expé-rience pascale n’est pas autre chose que d’entrer en relation

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directe avec Dieu comme Jésus, de cheminer ensuite vers lacompréhension de l’homme d’avant Pâques, puis de m’en-gager sur la voie de son Évangile avec la confiance que,dans sa fidélité, Dieu l’a accueilli et m’accueillera en luidans l’au-delà. C’est ainsi que Pâques démythifié facilite leretour à la foi simple et immédiate de Jésus.

le maître en voie de réhabilitation

Que font les spécialistes pour réhabiliter publiquement Jésuset sa spiritualité afin que l’on puisse s’en inspirer ? Si lacause avance graduellement chez les protestants, elle estpratiquement bloquée chez les catholiques.

Chez les protestants

On trouve les données sur le maître avec sa foi généralementdans les ouvrages d’exégètes ou de théologiens protestantslibres ou libérés de la doctrine chrétienne (auxquels sejoignent un nombre croissant de juifs) qui ont le mérite del’avoir retrouvé par delà 2000 ans de christianisme. Si leursÉglises n’endossent pas facilement leurs positions mais lestolèrent dans une certaine mesure non sans les controverser,ces spécialistes, qui comptent des évêques et un bon nombrede pasteurs, prennent la liberté de divulguer les résultats deleurs études, ce qui fait évoluer progressivement les menta-lités chez leurs coreligionnaires.

De nos jours, ils sont de plus en plus nombreux à ensei-gner dans les universités publiques et les collèges laïques,où ils font connaître Jésus en plein cœur du monde moderne,souvent dans le cadre de programmes sur les diversesreligions où les étudiants veulent, entre autres, être informéssur le personnage de l’histoire et sa voie spirituelle. Parailleurs, ils le sortent du ghetto des chercheurs via les divers

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médias d’information pour le présenter aux foules où nombrede non-initiés l’accueillent volontiers et sans problème.Marqués par la culture contemporaine libérée des mythesreligieux, plusieurs communiquaient déjà directement avecDieu comme Jésus. D’autres l’avaient démythifié intuiti-vement, le considérant comme un prophète qui devait vivreen relation avec Dieu comme nous mais avec une intensitémaximale.

Loin d’être athées ou agnostiques comme certains lepensent, ces spécialistes protestants sont des croyants trèsengagés dans la cause de Jésus. Ils effectuent un excellenttravail en intégrant graduellement le Galiléen et en faisantconnaître sa spiritualité dans le monde moderne. Grâce àeux, le maître a commencé à récupérer son rôle essentiel deréférence première et, par le fait même, son Dieu est envoie de reprendre sa place au centre de la foi. En somme,ils ont rouvert les pistes vers la source limpide jaillissant del’âme du prophète d’il y a 2000 ans.

Chez les catholiques

Malheureusement, je ne peux en dire autant des spécialistescatholiques. Dans leurs œuvres dites historiques sur Jésus,leur silence quasi général sur sa spiritualité est évident,comme si elle n’avait aucune signification pour la nôtre.Comme si sa foi en un Dieu unitaire ne faisait pas partie desa vie. Comme si sa spiritualité de la relation directe avecDieu ne faisait pas partie de son Évangile. S’ils parlent desa judéité, c’est à tout point de vue sauf celui de sa foi.

Au cœur de cette conjuration du silence, le théologienet exégète hollandais E. Schillebeeckx parle longuement dela vie intérieure de Jésus et de son expérience de Dieu enlien avec notre expérience (Jesus. An Experiment in Chris-tology, 1974/1979). Du même souffle, il décrit l’expérience

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pascale des disciples comme un cheminement de conver-sion dans le souvenir des faits et gestes et du message deleur maître. Craignant de troubler ses coreligionnaires, iltente, malheureusement, d’établir un rapport entre la spiri-tualité de Jésus et le discours traditionnel de l’Église dansla dernière partie de son livre.

D’autre part, dans leurs études christologiques, lesbiblistes et les théologiens, même les plus réputés, s’appuientsur le Deuxième Testament pour essayer de montrer que lacroyance chrétienne s’enracine dans le message et la vie deJésus et de prouver la continuité entre ce qu’ils appellent« le christ de la foi » et le Jésus de l’histoire ainsi que l’iden-tité de l’un avec l’autre. À leurs yeux, le Galiléen est impli-citement chrétien, même quand ils admettent qu’il ne s’estpas présenté ni comme christ, ni comme seigneur, ni comme(le) fils de Dieu ni comme Dieu (c’est également le cas desprotestants non encore libérés de la croyance chrétienne).

Aussi présentent-ils souvent des positions ambiguës, con-fondant ou fusionnant l’homme de Nazareth et le christdes chrétiens, son message et leur croyance, l’histoire et lemythe. Cette confusion dans le contenu de leurs exposés semanifeste dans leur langage : ils utilisent souvent le doublenom de « Jésus Christ » ou de façon interchangeable lesnoms « Jésus » et « Christ », font des acrobaties intellec-tuelles et s’efforcent de moderniser leur formulation. Aubout du compte, ils laissent leurs auditeurs ou leurs lecteursaussi confus que leur discours.

D’après ce qu’ils écrivent ou disent ouvertement, cesexperts croient, comme les chrétiens du Deuxième Testa-ment, à la médiation du christ dans leur relation avec Dieu,se pensent encore habités par un homme si spiritualisé ou« divinisé » soit-il dans l’au-delà. Ils n’ont donc pas élucidéle mythe chrétien et ne sont pas parvenus à s’en libérer,n’osant pas franchir le Rubicon au nom d’une foi non intégrée

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dans la modernité et liée inconsciemment à une relation dedépendance psychologique envers la tradition et l’autorité.N’ayant pas résolu leur problème, ils esquivent Jésus et saspiritualité. Mais pensent-ils tous vraiment ce qu’ils ensei-gnent ? En doutent-ils dans leur for intérieur tout endemeurant au service de l’institution ? Ou encore se limitent-ils à dire ce que les gens « peuvent prendre » selon eux ?

L’Église réussit donc à freiner chez des théologiens etmême des exégètes leur propre libération de la doctrinechrétienne et le courage de redonner la parole au prophètesur l’essentiel de sa spiritualité, même dans les universitésoù d’ailleurs leur clientèle s’avère actuellement en chutelibre. En conséquence, la majorité des croyants et des cher-cheurs de Dieu ne sont pratiquement pas informés des faitssur la foi de Jésus, ce qui a une incidence grave sur lesinterventions des animateurs et accompagnateurs spirituelsainsi que des responsables de diocèse et de paroisse.

Lorsque les autorités ecclésiales auront la pleine res-ponsabilité de la catéchèse au Québec, que vont-elles faireenseigner à nos enfants ? La plupart de ces jeunes oublierontsans doute les croyances qu’on leur inculquera, mais ils nepourront malheureusement se référer à Jésus pour leur viespirituelle. Plusieurs chercheront ailleurs une voie vers leTranscendant conforme à leurs aspirations qu’ils pourraienttrouver chez Jésus, mettront en veilleuse leur rapport auMystère ou plongeront dans le désarroi faute de trouver unsens à leur vie.

Si les spécialistes catholiques s’abstiennent de promouvoirla spiritualité du maître retrouvé, une convergence de cir-constances favorables dans la modernité contribuent à saréhabilitation : rayonnement des biblistes protestants, deleurs ouvrages et de leur collaborateurs ; remise en questionde la croyance sexiste au christ-Dieu-le-Fils par des théolo-

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giennes ; libération des mythes religieux ; aspiration à unerelation directe avec le Mystère. De fait, beaucoup la viventdéjà, comme Jésus sans s’en douter, avec Celui qu’ils nom-ment Dieu, l’Absolu, la Réalité ultime, le Transcendant, ouqu’ils identifient comme une Présence. Sans parler desgroupes, dont ceux du regretté Marcel Légaut, qui cherchentardemment la foi du maître dans sa fraîcheur originelle envue de cheminer comme lui.

Lentement mais irréversiblement, la spiritualité de Jésusfraie son chemin parmi nous. Et elle est là pour rester puis-qu’elle peut résister à toute critique, s’avère inculturable dansle monde moderne et se répand inexorablement en Occi-dent. Par surcroît, elle est renforcée par les croyants dansles pays de l’Est et du Sud qui se réfèrent de plus en plus àJésus et à son Évangile. La spiritualité du prophète deNazareth a donc de l’avenir. Elle est dans l’air plus que jamais !

le maître et les autres religions

Revêtue d’une signification universelle, la spiritualité dumaître retrouvé possède une certaine affinité avec celle desadeptes des autres religions, en général exempte de la com-plexité de la croyance chrétienne. Elle nous permet ainsi deles rejoindre et de mieux les comprendre, d’échanger plusfacilement avec eux sur notre relation au Mystère et denous intégrer davantage dans notre société pluraliste où leschercheurs de Dieu le perçoivent en général comme étantunitaire et immédiat comme celui de Jésus.

D’abord, les juifs, qui s’interdisent de représenter Dieusous quelque forme que ce soit et même de le nommer,découvrent et reconnaissent de plus en plus Jésus commel’un de leurs frères qui a partagé leur foi strictement mono-théiste au Dieu unitaire, s’est perçu comme l’un des leurset ne s’est présenté ni comme messie/christ ni comme

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chrétien ni comme Dieu. Ils manifestent de la sympathie etde l’admiration pour leur congénère et prophète si prochede Dieu et connu comme le plus grand personnage religieuxde leur histoire. Selon leurs chercheurs, c’est la religionchrétienne avec le prophète juif métamorphosé en christ-Dieu et leur Dieu unitaire transformé en Trinité qui noussépare d’eux, et non la foi ni l’Évangile de Jésus.

De même, les musulmans croient au Dieu unique et uni-taire Allah, être à la fois transcendant et proche, créateur etpersonnel, qu’ils prient sans représentation ni médiation.Pour eux, il est impossible qu’il y ait un autre dieu ou qu’unêtre humain soit partenaire de l’essence divine. Ce quiexplique pourquoi ils ne déifient pas leur prophète Mahometet tiennent Jésus lui-même pour un grand prophète. Commecelle de Jésus et celle des juifs, la foi musulmane est nette-ment monothéiste et sans dogmes. Sa simplicité lui a sansdoute valu le succès qu’elle a connu et qu’elle connaît encore.Récemment, des musulmans ont accueilli The Myth of GodIncarnate, édité par le théologien presbytérien John Hick,comme une contribution positive au dialogue entre lesreligions.

S’ils conçoivent de façon plutôt impersonnelle le dyna-misme spirituel qui les habite, les adeptes des spiritualités orien-tales, qui s’inspirent de l’hindouisme mais surtout du boud-dhisme, témoignent de leur incapacité de dire Dieu et nedéveloppent pas de théologie abstraite. Aussi peuvent-ils com-prendre plus facilement la spiritualité de Jésus centrée surun Dieu indéfinissable que la croyance chrétienne axée surle christ divinisé interposé entre Dieu et les humains. Deleur côté, ils peuvent nous sensibiliser à une intuition dépouil-lée du Mystère et à un silence contemplatif en sa présence,intuition et silence qui rapprochent les chercheurs d’Absolu.

Bien que leur culture soit très différente de la nôtre, leretour à la spiritualité de Jésus devrait également, en raison

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de sa simplicité, favoriser nos échanges avec les autochtonesqui pratiquent leurs religions ancestrales, tels les Amérindienset les Inuits.

Revenir à la foi du Galiléen, centrée directement sur leTranscendant, libre de toute forme mythique et ne com-portant rien d’illogique tout en dépassant la raison, nouspermettra certes de dialoguer plus aisément avec des per-sonnes agnostiques, sceptiques, athées ou en recherche dans lemonde d’aujourd’hui.

Plus proche des autres grandes religions que la croyancechrétienne et inculturable dans la modernité, la spiritualitéde Jésus pourra, en somme, faciliter nos échanges et nosrelations avec nos contemporains dans un monde pluraliste,où nous cheminons avec d’autres et parmi d’autres vers lemême Dieu, innommé ou nommé différemment, dans ledialogue d’expérience à expérience et le respect des autresvoies vers le Mystère.

Maintenant qu’on l’a retrouvée, la spiritualité de Jésus perduedans le christianisme pendant deux millénaires pourra désor-mais rejoindre les chercheurs de Dieu et du sens ultime del’existence humaine. Du même coup, elle pourra les inspirerde s’engager à changer le cours d’une histoire qui s’annoncecahoteuse en raison du développement vertigineux de latechnologie, et de l’ambition des puissants de ce monde quifont et laissent croupir dans leur misère des millionsd’humains.

* * *

Après sa longue disparition dans le christianisme, le juif deNazareth, qui ne connaissait ni le christ ni la Trinité, revientme témoigner du Dieu unitaire et immédiat de son Évan-gile et me rappeler qu’il est une personne humaine commemoi qui a cherché Dieu dans son histoire collective et

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personnelle. Hyperconscient de la transcendance divine, ilrevient me dire qu’il ne s’est pas fait l’objet de ma foi et nes’est pas interposé dans ma relation intime avec Dieu maisqu’il m’invite à prendre le chemin direct du Mystère intérieurcomme lui, en entrant dans la dynamique spirituelle dusouvenir à l’instar de ses ancêtres : « Souviens-toi de la routeque ton Dieu t’a fait parcourir. Remonte le cours des annéespour Le chercher et tu Le trouveras... »

Ce que je peux capter de cette figure aux contoursimprécis, de sa vie, de son message et de sa personne pardelà le brouillard du mythe chrétien, me fait entrevoir cettemystérieuse Présence qui fonde le réel, m’ouvre à moi-mêmeet aux autres et m’appelle à me dépasser. Je ne sais pas si jepeux rejoindre Jésus dans son existence postmortelle, ni s’ilpeut communiquer avec moi, mais ce que je peux savoir delui dans son histoire d’homme et de croyant est autrementplus sûr et plus éclairant que le christ mythique des chrétiens,même ceux du Deuxième Testament. Le maître retrouvédans le clair-obscur d’un passé lointain me guide aujourd’hui,par le souvenir de sa vie prophétique, de son Évangile et desa foi, dans mon aventure spirituelle vers le Dieu caché. Ensuivant sa voie, je le rejoins de l’intérieur par delà l’espaceet le temps dans son expérience de Dieu qui éclaire lamienne.

Dans sa profondeur comme dans sa simplicité, la spiri-tualité dont il témoigne dans sa Galilée du ier siècle trans-cende les époques et les cultures. Elle s’avère pleine depromesses pour le monde du troisième millénaire...

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épilogue : et puis après ?

Faire aujourd’huil’expérience de Dieu comme Jésus

S i jésus de nazareth, témoin par excellence d’une viede relation authentique avec Dieu, n’a pas fondé de

religion, il nous a ouvert le chemin de l’expérience person-nelle et immédiate du Mystère. Au-delà des deux millénaireset de la distance culturelle qui nous séparent de lui, sa spi-ritualité à caractère universel s’inscrit directement dans notreouverture intime à la transcendance que nous avons encommun avec lui. Par l’Évangile spirituel qu’il nous a laissé,le maître continue de nous inviter à rencontrer Dieu commelui dans notre cheminement d’homme ou de femme, expé-rience qui s’intègre dans notre devenir humain pour nousdynamiser vers un plus-être dans notre vie personnelle etsociale au cœur de la modernité.

Mais rencontrer un Dieu inaccessible à nos facultéshumaines, cheminer sur une voie spirituelle que Jésus n’apas expliquée parce que familière à ses contemporains, cen’est pas tellement évident. Comment suivre cette routeabandonnée et embroussaillée depuis vingt siècles ? Quesignifie croire aujourd’hui comme le juif de Nazareth ?Sommes-nous seuls sur le chemin du Transcendant ? Voiciquelques indications qui peuvent nous orienter.

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Rencontrer Dieu comme Jésus

Comme on l’a vu au premier chapitre, on peut présumerqu’après avoir été initié à la dynamique spirituelle bibliquedu souvenir qui avait permis à ses ancêtres de rencontrerleur Dieu Yahvé dans leur histoire, Jésus l’a transposée danssa vie pour chercher et rencontrer Dieu dans son histoirepersonnelle. Or cette voie de l’expérience immédiate duTranscendant, le maître l’a ouverte à tous en invitant sescontemporains à communiquer directement avec Dieu. DansJésus, maître spirituel, j’ai illustré comment on peut rencontrerDieu comme lui au cours d’une démarche individuelle. Ilne s’agit pas de le conquérir par l’ascèse ou des exercices deconcentration puisqu’il échappe à la raison. C’est lui quivient rencontrer dans son être intime la personne qui sedispose à l’accueillir pour entrer en relation avec elle. Jerésume ici l’essentiel de cette démarche.

J’entre dans cette dynamique comme Jésus en cherchantDieu dans mon histoire personnelle par la relecture destournants heureux comme des expériences pénibles et desdérives de ma vie. Je découvre alors un itinéraire dans latrame de mon passé, et pressens que Quelqu’un me dyna-misait de l’intérieur et me poussait de l’avant vers un plus-être dans les méandres de mon parcours. Ou plutôt, c’estlui qui me fait prendre conscience de sa Présence au plusintime de mon être. Après avoir moi-même rencontré Dieuet être entrée en relation avec lui, je peux saisir Jésus dansson expérience de Dieu à partir de la mienne (l’expériencede Dieu est la condition essentielle pour comprendre Jésus).

Je poursuis ensuite mon cheminement avec Jésus dans lesouvenir de sa vie prophétique et de son Évangile pour melaisser interpeller par lui et ajuster ma perception deDieu. Au cours de cette seconde étape, je suis confirméedans l’orientation de ma vie, ou transformée et amenée de

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Épilogue 197

l’intérieur à changer mes relations avec les autres ainsi quema vision du monde et de la société. L’ensemble de ladémarche suppose, certes, de longues heures de réflexioncontemplative ou orante à l’aide de textes bibliques et d’écritsd’auteurs contemporains.

Pas facile, certes, de pressentir la présence d’un Dieu invisibleet inaudible au fond de moi, de ce Dieu qui échappe à tousmes raisonnements, pensées et discours, et à mon imagina-tion ainsi qu’à ma sensibilité. Heureusement qu’il me faitsigne si je le cherche là où il se trouve, dans mon histoire,si je m’arrête pour « me souvenir de toute la route qu’il aparcourue avec moi » (Deutéronome 8,2). Il me fait signeaussi de l’extérieur par ses témoins, surtout Jésus, prophètede l’expérience on ne peut plus intense du Mystère, pourensuite communiquer Lui-même avec moi de l’intérieur enfaisant surgir des prises de conscience. Ma certitude de saprésence croîtra au fur et à mesure que je me laisserai empor-ter par la dynamique spirituelle évangélique de Jésus.

Parler ainsi d’une démarche de rencontre directe avec Dieucomme Jésus sans christ médiateur peut en consterner plusd’un habitué à vivre sa croyance par la médiation du christqu’il tient le plus souvent pour Dieu et pour lui être actuel-lement présent. Or la personne qui fait le cheminementproposé prend conscience d’une Présence spirituelle ineffableen elle et au cœur de sa vie. Si elle lui donne un contour enl’identifiant au christ des chrétiens, c’est qu’elle se réfèrenon à son expérience intérieure d’une réalité indéfinissablemais à sa culture religieuse venue de l’extérieur.

Croire en Dieu comme Jésus

Rencontrer Dieu comme Jésus marque le début d’une rela-tion intime et directe avec Dieu comme celle que Jésus a

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vécue. Rencontre qui me marque de façon indélébile et mesuit partout et toujours. Je ne serai plus jamais la même, carje suis croyante.

Ma foi à la manière de Jésus concerne essentiellementma relation avec Dieu. Elle est la confiance en Quelqu’un, ledynamisme relationnel qui surgit du fond de moi et résulted’un état de contact de tout mon être avec l’Être. Elle s’en-racine dans mon expérience de Dieu, là où je suis rencontrée,touchée et transformée par lui, où il habite seul avec moi etoù aucun autre ne peut pénétrer. Comme elle est la réponsede mon être à la Présence qui se manifeste intimement àmoi, et non l’acceptation d’un « contenu » ni l’adhésion àun dogme qu’on voudrait me transmettre, je ne peux larecevoir d’une autre personne, même des autorités. Aussime revient-il de faire moi-même ma démarche intérieurevers Lui. C’est cette foi ancrée dans la relation personnelleavec Dieu que Jésus a vécue au maximum.

Croire comme lui signifie donc que ma foi n’est mêmepas fondée sur la sienne, ni sur le témoignage des disciples,la recréation du maître par Dieu dans l’au-delà, les textesdu Deuxième Testament ou la doctrine de l’Église, ce quiimpliquerait un appui extérieur à Dieu et à moi-même. SiDieu me fait signe par ses témoins, c’est lui qui m’éveille àsa présence dans la composante spirituelle de mon être.C’est lui, mon appui intérieur. Et personne d’autre.

Croire comme Jésus avec d’autres

La spiritualité de Jésus extrêmement dépouillée me conduità une relation avec Dieu où je me retrouve seule à seul ensa présence, car le maître me guide sans s’interposer entrelui et moi. Au cœur de cette solitude, il demeurera toujoursma référence première. Pas une doctrine ni des définitionsclaires qui m’assureraient une sécurité extérieure et vaine,

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Épilogue 199

mais le témoin qui m’a précédée sur la voie de mon Dieuintérieur.

Pour être sûre de ne pas m’illusionner, rien de mieuxque d’échanger avec des personnes qui vivent la même expé-rience. Une fois que j’ai rencontré Dieu, je peux le voir semanifester dans le cœur des autres comme je peux le voiragir en Jésus, et recevoir ainsi une confirmation extérieurede mon expérience. Dieu parle aux uns par le témoignagedes autres, et un tel partage peut décupler le dynamismedivin qui habite chacun et procurer en plus une joie inouïe.C’est ainsi que se développe la communauté, à partir decroyants rencontrés dans leur être intime par Dieu.

Par ailleurs, certains préfèrent cheminer avec d’autrespour rencontrer Dieu. Afin de répondre à cette attente, j’ail’intention de proposer, dans mon prochain livre, unedémarche de groupe inspirée de la spiritualité de Jésus quipermette aux participants de cheminer dans le partage deleur expérience. Elle impliquera cependant des temps deréflexion individuelle entre les rencontres qui s’avérerontd’autant plus enrichissantes. Cette démarche collective s’estavérée efficace au-delà de toute attente dans les groupes oùje l’ai expérimentée. J’ai été témoin de nombreuses personnesqui ont rencontré Dieu ou l’ont rejoint plus profondément.Et qui en ont été marquées pour la vie. Pas à cause de moi.À cause de cette invisible et inaudible Présence dont Jésusnous a montré le chemin...

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table des matières

Présentation 7

Introduction : De Jésus au Deuxième Testament 11

1. La spiritualité de Jésus 232. Une communauté non chrétienne 433. Une communauté qui attend le messie 634. Les fondateurs du christianisme 775. La spiritualité paulinienne 1016. La spiritualité johannique 1137. La spiritualité du Deuxième Testament 1278. Le christ-Dieu des conciles 1399. Le maître disparu 159

10. Le maître retrouvé 173

Épilogue : Et puis après ? 195

Bibliographie 201

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