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5/12/2018 PergaudGouMar-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/pergaud-gou-mar 1/133 LÀ TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL Aa peintre Jean-Paul L'fitle. t^\ -1 C'était un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace d'une gelée possible, les bourgeons hésitants. Ce n'était pas pour Goupil un soir comme les autres. Déjà l'heure grise qui tend ses crêpes d'ombre sur la campagne, surhaussant les cimes, appro- fondissant les vallons, avait fait sortir de leur demeure les bêtes des bois. Mais lui, insensible en apparence à la vie mystérieuse qui s'agitait dans cette ombre familière, terré dans le trou du rocher des Moraies où, serré de près par le chien du braconnier Lisée, il s'était venu réfu- gier le matin, ne se préparait point à s y mêler comme il le faisait chaque soir. DE GOaPIL A MARGOT Ce n'était pourtant pas le pressentiment d'une tournée infructueuse dans la coupe prochaine au long des ramées, car Renard n'ignore pas que, les soirs de pleine lune et de grand vent, les lièvres craintifs, trompés par la clarté lu- naire et apeurés du bruit des branches, ne quittent leur gîte que fort tard dans la nuit; ce n'était pas non plus le froissement des rameaux agités par le vent, car le vieux forestier à l'oreille exercée sait fort bien discerner les bruits hu- mains des rumeurs sylvestres. La fatigue non  plus ne pouvait expliquer cette longue rêverie, cette étrange inaction, puisque tout le jour il avait reposé, d'abord allongé comme un cadavre dans la grande lassitude consécutive aux pour-

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LÀ TRAGIQUE AVENTUREDE GOUPIL

Aa peintre Jean-Paul L'fitle.

t^\

-1

C'était un soir de printemps, un soir tiède demars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenaitdans leur prison de gomme, sous la menaced'une gelée possible, les bourgeons hésitants.

Ce n'était pas pour Goupil un soir comme lesautres.

Déjà l'heure grise qui tend ses crêpes d'ombresur la campagne, surhaussant les cimes, appro-fondissant les vallons, avait fait sortir de leur demeure les bêtes des bois. Mais lui, insensibleen apparence à la vie mystérieuse qui s'agitaitdans cette ombre familière, terré dans le troudu rocher des Moraies où, serré de près par lechien du braconnier Lisée, il s'était venu réfu-gier le matin, ne se préparait point à s y mêler 

comme il le faisait chaque soir.

DE GOaPIL A MARGOT

Ce n'était pourtant pas le pressentiment d'unetournée infructueuse dans la coupe prochaineau long des ramées, car Renard n'ignore pasque, les soirs de pleine lune et de grand vent,les lièvres craintifs, trompés par la clarté lu-

naire et apeurés du bruit des branches, nequittent leur gîte que fort tard dans la nuit; cen'était pas non plus le froissement des rameauxagités par le vent, car le vieux forestier à l'oreilleexercée sait fort bien discerner les bruits hu-mains des rumeurs sylvestres. La fatigue non

 plus ne pouvait expliquer cette longue rêverie,cette étrange inaction, puisque tout le jour ilavait reposé, d'abord allongé comme un cadavredans la grande lassitude consécutive aux pour-

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suites enragées dont il était l'objet, puis enroulésur lui-même, le fin museau noir appuyé sur ses pattes de derrière pour le protéger d'uncontact ennuyeux ou gênant.

Maintenant sur les jarrets repliés, les yeuxmi-clos, les oreilles droites, il se tenait figé dansune attitude héraldique, laissant s'enchaîner dans son cerveau, selon les besoins d'une logi-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL

que instinctive, mystérieuse et toute puissante,des sensations et des images suffisantes pour le maintenir, sans qu'aucune barrière tang^iblele retînt, derrière le roc par la fissure duquelil avait pénétré.

Cette caverne des Morales n'était pas la de-meure habituelle de Goupil : c'était comme ledonjon où l'assiégé cherche un dernier refuge,le suprême asile en cas d'extrême péril.

A l'aube encore ce jour-là, il s'était endormidans un fourré de ronces à l'endroit même où ilavait, d'un maître coup de dent, brisé l'échinéd'un levraut rentrant au gîte et de la chair du-quel il s'était repu.

Il y sommeillait lorsque le grelot de Mirant,le chien de Lisée, le tira sans ménagements dudemi-songe où l'avaient plongé la tiédeur d'unsoleil printanier et la tranquillité d'un appétitsatisfait.

Parmi tous les chiens du canton qui tour àtour, au hasard des matins et à la faveur desrosées d'automne, lui avaient donné la chasse,Goupil nese connaissait pas d'ennemi plus achar-

Dl GOUPIL A UAnGOT

né que Miraut. Il savait, l'syant éprouvé par dechères et dures expériences, qu'avec celui-làtoute ruse était inutile; aussi dès que le timbrede son aboi ou le tintement du grelot décelaientson approche, filait-il droit devant lui de toute lavitesse de ses pattes nerveuses, et, pour dérou-

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ter Lisée, contrairement aux instincts de tousles renards, contrairement à ses habitudes, ilallait au loin faire un immense contour, suivaitdes chemins à la façon des lièvres, puis, revenuvers les Morales, dévalait à toute vitesse le rem-

 blai de pierres roulantes aboutissant à son trou,certain que ses pattes n'avaient pas laissé à sonennemi le fret suffisant pour arriver jusqu'àlui.

C'était là sa dernière tactique que nul événe-ment fâcheux ne lui avait fait modifier encore,et ce jour-là, comme à l'ordinaire, elle lui avaitréussi; mais Goupil n'avait pourtant pas l'esprittranquille, car, à quelques dizaines de sauts du■entier, il lui avait semblé voir, dissimulé der-rière le fût d'un foyard, la stature du bracon-nier Lisée, le maître de Miraut,

LA TRAGIQUB AVSNTURB US GOUriL

Goupil le connaissait bien : mais il n'avait pas cette fois tressauté au tonnerre du coup defusil qui signalait chaque rencontre des deuxennemis ; il n'avait pas entendu siffler à sesoreilles le vent rapide et cinglant des plombs,de ces plombs qui vous font, malgré la toisond'hiver, des morsures plus cuisantes et plus pro-fondes que celles des grandes épines noires. Il

doutait, et de cette incertitude était née l'inquié-tude vague, l'instinct préservateur qui, avant ladouloureuse évidence, le maintenait dans lacaverne au bord du danger pressenti.

Terré au plus profond du roc, il avait perçudes bruits suspects qui pouvaient bien, à laligueur, n'être que le roulement des dernierscailloux ébranlés sous ses pattes, mais un bâtiétrange, qu'il n'avait jamais remarqué, semblaitdémentir cette facile explication.

Goupil flairait un piège. Goupil était prison

nier de Lisée.

DE GOL'l'lL A K.VF\GOT

n

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Il semblait figé dans une attitude apathiqueet sphinxiale, mais les pattes de devant agi-tées de frissons à fleur de poil, la pointe desoreilles frémissant aux rumeurs plus accentuéesqui montaient dans la nuit, les éclairs fugacesdes yeux dilatant une pupille oblongue sous lerideau mi-baissé des paupières indiquaient quetout en lui veillait intensément

La profonde méditation du vieux routier duratoute la nuit. Rien d'ailleurs ne le forçait à sor-tir. Son estomac, habitué à des jeûnes fréquentset prolongés, suffisamment lesté du matin par la pâture dont la chair de lièvre avait fait lesfrais, l'incitait au contraire à ne pas quitter lerefuge d'élection qui l'avait si souvent abritéaux heures périlleuses de sa vie.

Encore que la nuit fût plutôt sa complice, ilétait trop méfiant pour oser profiter de l'insi-dieuse protection de son silence et de sa téuè-

LA TRAGIQL'B AV£NTURX DB QOUriL l3

 bre. II attendait l'aube prochaine dans le pres-sentiment qu'elle apporterait le fait nouveau qui,confirmant ses soupçons ou raffermissant sesespérances, le ferait décider de la conduite àtenir.

Les heures succédèrent aux heures. La lumièrede la lune devint plus éclatante et détacha sur le ciel qui semblait noir le profil plus noir des

 branches au bout desquelles les renflements des bourgeons, à l'extrémité invisible des rameaux,formaient sur la forêt comme un brouillardléger.

De longues files de ramées, alignées parallè-lement, el coupées par les bûcherons après lamontée de la sève, prolongeaient en d'infinies

 perspectives des pousses mourantes.

Les merles, qui, au crépuscule, rivalisaientd'entrain et lançaient aux quatre vents les har-monies de leurs solfèges, s'étaient tus depuislongtemps. Seul, le tambour du vent roulaitsans hâte et sans cesse à travers les branches,relevé çà et là par quelques miaulements decliGuelles ou ululements de hiboux, tandis que

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l4 DE GOUrïL A MARGOT

de la terre nubile montait une odeur indéfinie,subtile et pénétrante, qui semblait contenir engerme celle de tous les parfums sylvestres.

Gomme l'aube peignait, l'homme parut pré-cédé de Miraut. Goupil entendit à l'orée duterrier le reniflement du chien qui l'éventait etl'énerg-ique juron du braconnier supputant dela patience et de l'endurance bien connues desrenards la dépréciation de la fourrure argentéequ'il comptait bien lever sur la chair de sa vic-time enfin capturée.

Cependant Goupil, passant sa langue rougesur son museau chafouin de vieux matois, se féli-citait à sa façon d'avoir échappé au danger immédiat et allait chercher les moyens de sesoustraire à son ennemi.

Deux seulement se présentaient : il fallait oufuir, ou, bravant la faim, lasser la patience dugeôlier qui croirait peut-être à une fuite vérita-

 ble et lèverait le piège. Cette seconde tactiquen'était qu'un pis-aller et ce fut à la premièreque Renard d'abord donna la préférence.

Le piège lui défendant l'entrée du trouj Gou-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPII. l5

l:\]j de la patte et du museau, sonda méliculeu-seinent les parois de sa prison. L'inspectionen fut brève : du roc en arrière, du roc en haut,à droite et à gauche du roc : impossible de riententer ; sous lui, dsns un terreau noirâtre, lesgriffes de ses pattes s'imprimaient en demi-cer-cle ; peut-être le salut était-il là ? Et aussitôt,avec le courage et la ténacité d'un désespéré, ilse mit à fouir cette terre molle.

Au bout de la journée il avait creusé un trou

d'un bon pied de profondeur et de la grrosseur de son corps quand les griffes de ses pattesfatiguées crissèrent sur quelque chose de dur...la pierre était là. Goupil creusa plus loin.,, dela pierre encore; il gratta toujours, il grattatoute la nuit, espérant dans le rocher la faillelibératrice...

Lentement selon une courbe inflexible etcruelle, le plancher de roc remontait insensi-

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 blement pour venir afUeurer à l'entrée du ter-rier; mais Pienard enfiévré ne s'en aperçut pas:il grattait, il grattait avec frénésie.,.

Il gratta trois jours et trois nuits, mordant

DE GOUPIL A MARGOT

la terre avec rage, bavant une salive noirâtre;il s'usa les grifFes, il se broya les dents, il semeurtrit le museau, il bouleversa toute la terrede la caverne. Impitoyablement le rocher ten-dait son impénétrable derme, et le misérable

 prisonnier, affamé, enfiévré parmi le chaos la-mentable de la terre remuée, après avoir luité

 jusqu'à l'épuisement complet de ses forces'tomba et dormit douze longues heures du som-meil de plomb qui suit les grandes défaites.

III

Sous les tiraillements violents de son esto-mac depuis longtemps délesté, Goupil s'éveilla

 parmi le désarroi' morne du terrier ? Une aubecandide riait derrière sa faille de roc ; les bour-

geons s'épanouissaient ; des gammes de ver-dure propageaient la joie de vivre sous le soleilet les concerts des rouges-gorges et des merlesemplissaient l'espace d'une symphonie de li-

 berté qui devait énerver horriblement les

LA TRAGIOUE AVENTURE DE GOUPIL

»7

oreilles du captif. Le senl'ment de la réalitérentra dans son cerveau comme un coup dedent dans le ventre d'un lièvre, et, résigné, ils'afïermit sur les jarrets dans la position la

 plus commode pour rêver, pour jeûner et pour attendre. Et là, devant lui, hantise affolante,ironique défi à sa patience, le pièg"e se dressait.

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C'était un rudimentaire trébuchet inventé par Lisée : deux montants comme les boisd'unéchafaud supportaient un plateau de chêne,qui semblait les prolong'er. Mais, grâce à uningénieux mécanisme, quand un intrus s'enga-geait dans ce passage fatal, le plateau de chêneaffilé sur les côtés, Iraitrensement glissait commeun couperet par une rainure ménagée dans lesmontants et lui brisait les reins.

Alors, excité par la faim, le cerveau deGoupil revécut le voluptueux souvenir des lip-

 pées franches, évoqualesimages d'orgiesde chair et desang, pour retomber plus modeste aux nour-ritures frugales des jours d'hiver, auxtaupes cre-vées dévorées au bord des chemins, aux baies rou-gef glanées aux buissons dépouillés, aux pom-

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mes sauva^:^es découvertes sons la pourriturehumide des frondaisons déchues.

Que de lièvres pinces aux croisades destranchées, aux carrefours des chemins de terre,de levrauts occis dans les champs de trèfle ou deluzerne, et les perdrix surprises dans leurs nids,et les œufs g^oulument gobés, et les poules har-diment volées derrière les métairies sous lamenace des molosses et des coups de fusil des

fermiers 1

Les heures se traînaient horriblement identi-ques, auj^mentant de nouveaux tiraillements lasomme de ses souffrances.

Stoïquement immobile, l'estomac appuyé sur le sol comme s'il voulait le comprimer, Goupil,

 pour oublier, se remémorait les dangers anciensauxquels il avait échappé : les fuites sous lesvolées de plomb, les crochets pour dépister leschiens, les boulettes de poison tentant sa faim.Mais il revoyait surtout se lever, avec une pré-

cision plus terrible, du fond des jours mauvais,certaine nuit d'hiver dont tous les détails s'é-taient gravés en lui; il la revivait entière dé-

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filant sur l'écran lumineux de sa mémoirefidèle.

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« La terre est tonte blanche, les arbres tout blancs, et dans le ciel clair les étoiles qui scin-tillent durement versent une clarté douteuse,froide et comme méchante. Les lièvres n'ont pasquitté leur gîte, les perdrix se sont rapprochéesdes villages, les taupes dorment au recoin le

 plus solitaire de leurs galeries souterraines; plusde prunelles gelées aux épines des combes, plusde pommes sauvages sous les pommiers des

 bois. Plus rien, rien que cette blancheur scin-tillante et molle en paillettes cristallines quela gelée rend plus subtile et qui s'insinue jus-qu'à la peau malgré l'épaisseur de la toison.

Le village au loin dort sous l'égide de sonclocher casqué de tôle. Il s'y dirige et en fait

 prudemment le tour, puis, raccourcissant sescercles, captivé par l'espoir d'un butin, s'enapproche peu à peu.

Pas de bruits si ce n'est, de quart d'heureen quart d'heure, la note rrrêle, négligemmentabandonnée au silence par l'horloge du clocher 

DE GOUPIL A MARGOT

OU le bruit métallique des chaînes agitées par les bœufs réveillés dans leur sommeil.

Une forte odeur de chair parvient jusqu'à sonnez : quelque bête crevée sans doute abandon-née là, et dont la putréfaction commençante cha-touille délicieusement son odorat d'affamé.

Prudemmentil va, rasantles murs de clôture, profitant de l'ombre des arbres, jusqu'à quelquessauts de l'endroit où il la devine g-isant, masse

 brune sur la vierge blancheur de la neige.

La maison d'en face dort profondément; la baie tranquille d'une grande fenêtre semble

attester de sa solitude ou de son sommeil.

Mais Goupil est soupçonneux. Mû par sa logi-que instinctive, il s'élance bravement à toutevitesse dans l'espace découvert, et passe sanss'y arrêter devant la charogne, les yeux fixéssur la fenêtre suspecte. Un autre que lui n'au-rait rien remarqué ; mais le regard perçant duvieux sauvage a vu briller au coin supérieur d'une vitre un infime reflet rougeâtre, et c'en est

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assez, il a compris.

L'homme là derrière peut armer son fusil et se

LA TRAGIQJUB AVENTURE DB GOUPIL

 préparer à tirer : les plombs ne seront pas pour lui. Car Goupil est sûr que derrière cette croiséesilencieuse un homme veille, un de ses enne-mis, un assassin de sa race ; il a éteint la lampe

 pour faire croire au sommeil, mais les soupi-raux de son poêle, qu'il a négligé de fermer,viennent de déceler sa pr jsence, et Goupil, quia déjà entendu des coups de feu dans la nuit»sait maintenant pourquoi il veille. Oui sait com-

 bien d'autres, moins méfiants, ont payé de leur vie l'imprudence de s'exposer à si belle portéeau coup de feu de l'assassin I Et Goupil a recons-titué les drames : l'homme tranquillement assisdans sa maison mystérieuse, spéculant sur lamisère des bêtes, offrant à leur faim de quois'apaiser, et, le moment venu, protégé par l'om-

 bre complice, fusillant ses victimes par le car-reau entr'ouvert.

C'est là qu'ont péri ses frères des bois, qui,moins résistants que lui, se sont aventurésvers le village et qu'il n'a jamais revus.

Et Renard reprend, à petits pas, toujours dis-simulé, le chemin de son bois, quand, à la crête

DE GOL'PIL A MARGOT

d'un mur, une silhouette féline s'est préciséedans la hunière. Ses grands yeux sombres ontchoqué dans la nuit les prunelles phosphores-centes du domestique,et, d'un bond formidable,

il s'élance sur ses traces.

Le chat sait bien que la menace de ses grif-fes, suffisante pour réfréner l'audace des chiens,n'arrêtera pas l'élan du vieux sauvage et que lafuite ne le protégera pas non plus de l'atteintede Goupil. Mais un pommier est proche. Il yatteint, il y grimpe déjà quand un coup de dentsec l'arrête et le livre à son ennemi qui l'achève.Et la nuit silencieuse retentit d'un sinistre et

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long- miaulement, un miaulement de mort quifait longtemps aboyer au seuil de leur niche ouau fond des étables tous les chiens du village etdes fermes voisines. »

Et d'autres souvenirs encore chantèrent oufrémirent en lui pendant que les heures enchaî-naient leurs maillons monotones et que les

 jours s'éternisaient.

Puis les idées de Goupil s'i m précisèrent, se brouillèrent : les souvenirs des repues se mêlé-

LA TRAGIQUB AVENTURE OB GOUML

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rent pour d'effrayants cauchemars aux imagesde terreur : des rondes fantastiques de lièvrestournaient autour de lui, tirant des coups defusil qui labouraient sa peau, lui enlevant delongues traînées de poil sans parvenir à l'ache-ver. Une fièvre intense le prenait ; son museaunoir si froid s'échauffait, ses yeux devenaientrouges, ses flancs battaient, sa longue et finelangue pendait hors de sa gueule comme untorchon humide et chiffonné, laissant perler de

temps à autre, au bou!, d'une gouttière centrale,une goutte de sueur qu'il ramenait d'un mouve-ment sec dans sa gueule en feu pour la rafraî-chir.

Le temps fuyait. Il avait flairé son piège etcherché pour l'éviter à comprendre le danger,mais son cerveau de sauvage ne comprenait rienaux mécaniques des hommes, et à cet inconnu

 plein d'un mystère angoissant, il avait préféré lafaim dans la sécurité du refuge.

Un matin il eut une joie et crut à sa déli-

vrance. L'homme vint. Il resta là quelques ins-tants, remua quelque chose et repartit ; mais le

3^ t>B GOUPIL A MAnaOT

 juron terrible dont il Bouligna son départ nelaissa qu'une très vague espérance au cœur deRenard. Lisée n'avait fait qu'essayer le plcg"e,

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et, maintenant, tous les jours, à l'aube, il reve-nait sentant proche le dcnoûment.

Pendant ce temps, la fièvre tenaillait Goupilde plus en plus. Tantôt il restait allongé de lon-gues minutes, haletant désespérément, tantôt ilse relevait et tournait en rond autour de sa pri-son pour y chercher une issue qu'il espéraittoujours sans jamais trouver.

Une lune échancrée, une lune do dernier quar-tier g-ravissait l'horizon, une lune rouge. N'é-tait-ce pas un quartier de viande saignantequ'une puissance cruelle promenait dans le cielsur un plateau de nuages! Fixe, Renard tendaitvers elle un cou amaigri, un museau hâve, desyeux immenses. Gomme au premier soir de sacaptivité, le cor du vent, d'un souflle puissant,retentissait dans les corridors de verdure, etRenard croyait entendre le flux et le reflux desabois d'une meute immense qui se rapprochait

 peu à peu ; ou bien le hourJonncii^.cnl de son

LA TRAGIQUE AVENTURE DK GOUPIL

cerveau lui semblait un bruit de source, et pour y désaltérer sa soif dévorante, il tournait sansfin sur lui-même, cherchant de tous côtés l'eau,l'eau limpide qu'il lapperait longuement.

L'aube du onzième jour épanchait une clartélaiteuse au haut des futaies voisines. Il fallaiten finir. Brusquement, Goupil fut décidé et, sansregarder autour de lui, affermissant dans uneénergie sombre ses pauvres pattes amaigries, il

 prit un élan désespéré et s'élança dans l'incon-nu 1...

IV

Sous la lourdeur apparente dont il masquaitla vivacité de sa démarche, Lisée, ce jour-làcomme les jours précédents, gravissait la cluseétroite où les clous de ses gros souliers avaientfrayé par leurs dures empreintes un vague sen-tier aboutissant à la prison de Goupil.

En chien bien dressé, le fidèle Mirant le pré-

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cédait de quelques sauts. Celui-ci d'ordinaire ne

a

a6 DE GOUPIL A MARGOT

dépassait jamais, à la quête, une certaine dis-tance qu'une longue habitude et une ententeréciproque avaient consacrée. Mais ce jour-làLisée, par des sifUements brefs et réitérés, étaitoblii^é de rappeler son vieil associé aux conven-tions anciennes.

Le nez au vent, le fouet battant. Mirant éven-tait une proie et Lisée, pensant au sort de Gou-

 pil, frottait de joie l'une contre l'autre sesgrosses mains calleuses. Mais il n'accentua passon allure et continua son chemin vers le terrier où le chien qui l'avait devancé, campé sur sesquatre pattes, le mufle tendu, l'œil fixe, le corpsécrasé, la queue rigide, n'attendait pour bondir que la présence et le signe de son maître.

Sous le poids du plateau de chêne qui s'étaitaffaissé, Renard, efflanqué, à demi-pelé, gisaitsur le flanc droit, l'arrière-train pris par le piègequi l'avait arrêté à la jointure des cuisses, et, lele couchant un peu sur le flanc, avait protégéd'un choc mortel la colonne vertébrale du fugi-tif. Une mucosité blanchâtre sortait des narineset ses grands yeux rouges et chassieux s'étaient

LA TRAGIQUE AVE:îTURB DE GOUPIL

fermés avec le choc qui lui avait fait perdreconnaissance. Il y avait peut-être un quartd'heure qu'il était ainsi lorsque parut Lisée.

Un sourire méchant et dédaigneux indiquaitque le triomphe du vainqueur était mitigé par le

 peu de cas qu'il faisait de la valeur du vaincu.La peau no valait plus rien, et quel pauvrediable, si affamé fût-il, après avoir selon la cou-tume laissé geler la chair pour lui enlever en

 partie son odeur de sauvage, eût osé s'attaquer à une aussi minable dépouille !...

Tout à coup le braconnier,qui observait atten-tivement sa victime, vit frémir les flancs de Gou-

 pil. Celui-ci, en effet, n'était qu'évanoui.

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Une idée aussitôt, une idée féroce de ven-geance et de farce germa dans le cerveau deLisée.

Silencieux toujours, il détacha le collier deson chien qu'il boucla immédiatement au cou deRenard et fouilla les poches d'un vieux pantalonde droguetqui laissait voir par endroits la trame

 bleuâtre du coton. Avec des morceaux de ficellequ'il en tira, il confectionna fort vite une solide

a8 DE GOL'IML A MAHCOT

liuîselière clans laquelle il enferma le museaudu vieux fouinard, lui lia avec son mouchoir les pattes de derrière, démonta le piège, qu'ildissimula dans un fourré voisin, puis, de sesdeux mains saisissant Renard par les quatre

 pattes, le jeta sur ses épaules comme un collier et reprit de son môme pas rapide et lourd lechemin du village.

Mirant suivait par derrière, l'œil rivé au nez pointu qui ballottait sur l'épaule de l'homme.

Le rythme de la marche, la chaleur du soleil,l'air balsamique et pur de ce beau matin de

 printemps rendirent peu à peu à Goupil l'usagede ses sens.

Ce fut d'abord une sensation très douce desoulagement et de légèreté qui contrastait avecla douleur aiguë et l'angoisse atroce éprouvéesen sentant le piège qui le happait; puis l'a-gréable dilatation de ses poumons sous la

 poussée de l'air frais et odorant suscita lesouvenir jumeau des temps de libre divagationdans les bois, enfin, ce fut pour lui une joieinconsciente de revoir à travers les brumes du

I^ TRAFIQUE AVKNTUP.r: DE GOVPIL JQ

suiiinieilla saine clarté et de jouir du be»u soleilqui montait à Tborizon.

Mais au fur et à mesure que la conscience luirevenait les sensations se modifiaient; d'abordce fut aux pattes et au cou une impression degêne et dans la tête un sentiment de lourdeur;

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 puis brutalement la sensation d'une odeur étrangère, l'odeur de l'homme et du chien mor-dant son cerveau sans souvenir le rappela vio-lemment à la réalité. Il ouvrit tout grands sesyeux de fièvre et vit tout : l'homme qui le por-tait, le chien qui le suivait, ses pattes empri-sonnées dans les rudes mains du braconnier,et le village au loin avec ses toits de laves^ce village mystérieux plein de pièges et d'enne-mis.

Il eut un roidissement instinctif et désespéréde tout son être, une délente formidable de tousses muscles pour tenter de se faire lâcher deLisée et de prendre sa fuite à travers la forêt.Mais l'homme veillait ; il serra plus fort ses

 poings noueux qui froissèrent d'une étreinte plus étroite les pattes du malheureux et Miraut,

3.

30 DB GOUPIL A MARGOT

 par des grog-nementi significatifs, affirma luiaussi son implacable vigilance.

Une angoisse plus terrible qui lui fit oublier tout : la faim, la soif, la souffrance, tortura denouveau le cerveau de Goupil. Le danger avaitchangé de forme, mais il était plus immédiat,

 plus certain, plus terrible encore. Il regretta

 presque les heures atroces où il mourait defaim dans son trou et se demandait à quel sup-

 plice il allait être voué avant de mourir.

Il se voyait déjà attaché par les quatre mem- bres, livré à la dent des chiens ou servant docible aux coups de Lisée. Il se représentait àdemi écorché, la chair pantelante, les os briséset croyait sentir s'enfoncer dans ses muscles les

 plombs aigus, venus on ne sait d'où, qui res-tent comme une épine inarrachable et par lestrous desquels lesang coule, coule toujours, sanscesse et sans remède.

Mirant déjà montrait des crocs aigus, et, pour répondre à cette provocation, Goupil, à traversles mailles de la muselière, découvrait lui aussi,sous un froissement de mufle, des gencives déco-

LÀ TRAGIOC-'E AVENXUftE DE GOtPIL

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lorées d*où jaillissaient des canines poinlues.Ah ! qu'il eût mordu volontiers le bourreau quile portait, mais celui-là était bien sûr de l'impu-nité et, railleur impitoyable, continuait en sou-riant silencieusement sa marche vers le village.

Renard en percevait les bruits qu'il connais-sait à peu près pour avoir jadis dissocié les ru-meurs étudiées de loin : d'aucuns lui étaient in-différents; d'autres touchaient plus particulière-ment à sa vie de chasseur de félins et d'amateur de basse-cour, d'autres enfin, les plus terribles,lui rappelaient que l'homme et son féal le chienétaient des ennemis sur la clémence desquels ilne devait jamais compter: c'était des meugle-ments de vache, des grincements de voitures,des gloussements de volailles, des abois dechiens et des cris aigus de gamins jouant et sedisputant au seuil des maisons. Le vaincu sevoyait déjà entouré d'un cercle féroce, d'unetriple haie infranchissable d'ennemis et sentaitde plus en plus sa perte impossible à conjurer.

De bonheur pour lui, Lisée habitait une mai-sonnette un peu à l'écart. Il s'engagea dans une

32 D2 GOUriL A M\r,GOT

ruelle bordée de deux haies d'aubépine ou des

galopins qui cueillaient la violette s'émerveillè-rent de la bête curieuse et méchante qu'il rap-

 portait et lui firent escorte jusqu'à sa demeure.

Avec une corde il fixa Goupil au pied du litdans la chambre du poêle et déjeuna d'un bolde soupe fumante que lui servit sa femme ; puisil vaqua à sa besogne journalière, laissant sousla garde de Mirant le vieux fauve muselé quis'attendait toujours à voir le chien bondir sur lui pour le déchirer.

Il n'en fut rien cependant et Miraut se con-

tenta de se coucher en rond sur un sac de toileauprès du poêle, en lui jetant de temps à autredes regards de haine, conscient de la responsa-

 bilité qui lui incombait.

Des rumeurs enfantines de cris, de disputes,de rires enveloppaient le prisonnier d'une atmos-

 phère d'angoisse; tous les gamins du village pré-venus par ceux qui avaient vu montaient la gardeautour de la maison dans l'espoir de voir aussi.

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Quelquefois un d'eux, plus hardi, se haussant jusqu'à la croisée, hasardait un rapide coup

LA TRAGIQUE AVL:;tV3.V. PS COLTIL SS

d'œil sur rialéiieur myslérieux, puis, intecroyé par les autres et n'ayant rien vu, se réfugiait dansun silence plein de sous-entendus.

Cette rumeur était une menace pour Gou[h!.Une sensation d'accablement envahissait d.'

 plus en plus son cerveau; ahuri par tant d'évé-nements il ne savait plus et devenait incons-cient. Il ne s'aperçut pas que le jour baissait,mais il frémit lorsque le braconnier revint avec

 plusieurs autres ennemis de même odeur quelui et qui faisaient sortir de leurs pipes de lon-gues bouffées de fumée bleue. Ils riaient.

Goupil ignorait l'odeur du tabac : elle le pritau nez et à la gorge comme l'étrangleuse avaat-courrière de la mort. Il ne comprenait pas ierire. Si Mirant, observateur et fin, avait pu com-

 prendre que ce signe extérieur chez son maîtrecorrespondait pour lui à des caresses et à des

 bons morceaux; s'il s'essayait lui-même comme beaucoup de ses congénères à un retroussis plusou moins gracieux des babines pour faire com-

 prendre à l'homme sa bonne humeur et sa sou-mission, il n'en était pas ainsi pour le vieux

34 DE GOUPIL A MARGOT

sauvage qui ne voyait dans cette manifestationque les chicots de dents, jaunis par le tabac,trouant des mâchoires féroces, et des ventresqui bougeaient comme s'ils eussent voulu hap-

 per d'eux-mêmes une proie convoitée.

Goupil ne pouvait établir de relations qu'en-tre ces dents qu'il voyait saillir et ces ventresqu'il voyait remuer, et c'était pour lui un signeterrible de danger et de menace.

Lisée parlait en gesticulant et les bouchesdevenaient plus grandes et les dents devenaient

 plus longues et les ventres se trémoussaient plus violemment et les physionomies devenaient plus terribles. Le dénouement était proche.

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Tranquillement, comme pour en régler lesderniers apprêts, les hommes s'assirent tandisque Lisée préparait les instruments qui devaient3crvir à la torture du condamné et que celui-ci,se mussant au coin du lit, essayait en vain dese dissimuler et aurait voulu se fondre et dis-

 paraître.

Enfin le braconnier parut avoir terminé. Iltenait d'une main comme une mâchoire noire

LA TUAfilQUE AVENTl RE DE UOCriL 35

de métal, de l'autre une petite sphère métalli-que creuse, percée en haut de deux trous rondsqui semblaient deux yeux de cadavre et en basd'une large fente semblable à une bouche dis-tendue par un rire méchant.

Brusquement il fondit sur Goupil, dont il serrale poitrail et le cou entre ses genoux. Celui-ci sesentit perdu et après une vaine velléité de révolte,devant l'impossibilité même d'une vague espé-rance, s'abandonna à son sort. Il sentit le froiddu fil de fer lui entourer le cou, il vit la mâchoirede métal, la tenaille d'acier se fermer brusque-ment sur ce fil et sentit ce nouveau collier qui

 progressivement resserrait sur son cou sonétreinte implacable... On allait l'étrangler !...

Mais Lisée, passant un doigt entre le cou et lefer, suspendit le supplice, rejeta après l'avoir défait le collier de cuir de Mirant, puis, saisissant

 par la sphère de métal Goupil ahuri, le traînavers la porte suivi du chœur sauvage et impi-toyable des hommes.

Dans la direction de la mare d'où, comme des pétillements cristallins, jaillissait le chant des

30 DB GOLl'lL A M.'.HttOT

crapauds, le braconnier fit sortir Goupil, et,avant que celui-ci eût pu rien comprendre à cequi se passait, Lisée, avec un formidable coupde pied au aerricre, le lançait au larg'c de lanuit.

Renard ne chercha pas à comprendre, et

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d'instinct, comme le poisson sorti de l'eau faitdes bonds vers sa rivière, il fila à toute vitessevers la forêt natale. Mais horreur, le grelot deMirant, le g-relot fatal, le même qui l'avait éveillédans les ronces sur les reliefs du lièvre le sui-vait dans sa course.

 Non, ce n'était point une hallucination, c'é-tait bien le grelot qui, distinctement, détachaitses notes grêles et saccadées sur les rumeurs

 bourdonnantes du silence mariées aux crépite-ments d'insectes.

Miraut ne donnait pas de la voix, de cescoups de gueule prolongés et réguliers qui re-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 87

tentissaient quand il suivait sa piste et que tousles échos du bois lui renvoyaient. Cette pour-suite silencieuse n'en était que plus terrible,

 plus affolante par le mystère dont elle s'entou-rait. Le chien sans doute devait le serrer de

 près, il s'apprêtait peut-être à le saisir et Renardcroyait à chaque instant sentir un croc aigului traverser la peau ; déjà il croyait percevoir le froissement des muscles des jambes du limier s'efForçant à l'atteindre et la respiration préci-

 pitée de ses poumons essoufflés.

C'était une lutte de vitesse, une lutte déses-

 pérée dans laquelle le mieux musclé, le plus persévérant vaincrait l'autre.

En attendant, et parallèllement, sans riengag-ner ni rien perdre, le grelot s'attachait résc-lument à ses trousses. Lutte héroïque, maisinégale : d'un côté, le chien plein de vigueur,altéré de vengeance; de l'autre. Goupil affamé

 par onze jours de jeûne, affaibli par la fièvre etsoutenu seulement par l'instinct de conservationqui lui ferait user ses dernières forces avant des'abandonner à son sorl.

4

38

DE GûUPIL A MAUGOT

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Redoublant de vitesse il s'enfonça dans lanuit ; il ne reg'ardait rien, ne sentait rien, nevoyait rien; il n'entendait que le bruit du grelotdont chaque tintement comme un coup de fouetcinglait son courage chancelant, relevait ses

 pattes qui butaient et semblait frotter d'unehuile réconfortante ses muscles recrus.

La lisière du bois était proche avec son mur  bas aux pierres moussues,écroulées par endroits,son fossé à demi comblé ; il le franchit d'un bondà une brèche de mur, près de l'ouverture d'unetranchée d'où les lièvres sortaient habituelle-ment pour aller pâturer. Il passa là sans réflé-chir, poussé par une force instinctive qui luidisait peut-être que le chien abandonnerait sa

 piste pour courir un lièvre déboulé devant eux ;mais Mirant était tenace et le grelot continua detinter avec lui.

La tranchée rectiligne, non élaguée par lesgardes, semblait bondir vers une « sommière »comme une immense arche de verdure, d'où les

 branches plus basses pendaient comme des g-uir-landes. Les étoiles à travers leur lacis s'allu-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOLPIl

maient discrètement, les merles reprenaient sur cent thèmes différents leur chanson crépuscu-laire, et des bandes innombrables de hannetons,s'élevant des champs et volant vers les jeunesverdures du bois, faisaient unerumeur lointaineet intense de vague qui s'enflait et s'apaisait tour à tour.

Renard fuyait, fuyait éperdûment, dépassantfans même les regarder les bornes de pierredes tranchées, coupant l'une pour repremlrel'autre, lâchant le taillis pour la coupe et la

coupe pour la plaine, toujours poursuivi par l'implacable grelot.

La lune se leva. Goupil regagna les taillis, puis les fourrés épais au travers desquels sonhabileté de vieux forestier le faisait glisser rapide comme une ombre sur un mur et où ilespérait bien, à la faveur des ronces et des clé-matites, faire perdre sa trace au limier farou-che qui lui donnait la chasse.

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Il tournait autour des chênes, glissait sousles enchevêtrements de ronces qui le mordaientau passage sans arrêter ni ralentir son délirant

40 DE GOUPIL A UARGOT

élan; il s'engloutissait sous des tunnels de végé-tations neuves, pour rejaillir, cinq ou six pas

 plus loin, dans l'éclaboussement d'une gerbe declarté, et toujours, toujours derrière lui le tin-tement du grelot sonnait comme son glas funè-

 bre, un glas monotone et éternel.

Sous ses pas des bètes se levaient, des vols brusques d'oiseaux surpris s'ouvraient, trouéesnoires s'évanouissant dans le demi-jour sinistredu sous-bois; des hibouxet des chouettes, attirés

 par le son du grelot, suivaient de leur vol silen-cieux cette course étrange et nouaient au-dessusde sa tête leurs vols mous.

Renard s'enfonça résolument dans les fourrésles plus épais; un instant, une clématite l'arrêtaau passage, d'un brusque sursaut il la rompit,repartit, et le grelot cessa de se faire entendre.Une espérance gonfla la poitrine de l'évadé et

 banda ses muscles d'une force nouvelle ; Mirant,sans doute, l'avait perdu de vue, et il fila commeune flèche droit devant lui. Il courut deux cents,trois cents sauts peut-être dans ce silence plein

d'espérance, puis, pour bien s'assurer de sa

LA TRAGIQUE AVENTUIXE DK GOUPIL 4l

solitude, s'arrêta net et jeta un coup d'œil enarrière.

Il n'avait pas encore tourné la tête que le songrêle et saccadé du grelot déchirait de nouveauson oreille et le rejetait avec toutes les affres dudoute dans une nouvelle course à travers les

 bois.

Il courut toute la nuit, sans une trêve, jus-qu'à ce que ses pauvres pattes enflées et raidesse dérobant sous son corps le jetèrent sur lesol, loque inerte, à quelques pas d'une source oùil roula inconscient, à demi mort, sans un regardet sans une plainte.

Et aussitôt, comme si son œuvre était accom-

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 plie, le grelot se tut.

VI

 Nul ne saurait dire le temps que Goupil passadans cette prostration totale qui n'était plus lavie et n'était pas encore la mort. La force vitaledu vieux coureur des bois devait être bien puis-

4a DE GOUPIL A MAUGOT

santé pour qu'elle pût, après tant de jeûne, tantd'émotions, tant de fatis^ue et tant de souffran-ces, le réveiller de sa léthargie et le rejeter à lalumière.

Rien ne surnageait dans le chaos de ses sen-sations. Au milieu du bon silence protecteur qui l'environnait et avant même que son esto-mac le rappelât trop vivement à la douloureuseréalité, ce fut au cou une sensation de gêne quil'éveilla: ce fil de fer de Lisée sur lequel étrange-ment sa pensée se fixait et sa vie nouvelle sem-

 blait se condenser. — D'ailleurs deux sensa-tions pouvaient-elles trouver place dans son cer-

veau affaibli ! Elait-il éveillé? Dormait-il? Rê-vait-il? Il ne savait pas. Ses yeux étaient clos, illes ouvrit. Il les ouvrit lentement, sans bouger le corps, et les promena sur le paysage paisiblequi l'environnait ; puis, avec des lenteurs calcu-lées, les lenteurs auxquelles il savait se plier quand, guidé par son subtil odorat, il s'appro-chait le soir des compagnies de perdreaux, iltourna la tête autour de lui. — Rien desuspect;il respira. — Où donc avait pu passer le chien?

LA TRAGIQUE AVENTURB DK GOUPIL 4^

 — Evanoui comme unmauvais song-e. Peut-être,après tout, n'avait-il fait qu'un long cauche-mar? — Mais non, ce fer, ce fil de fer biengênant restait là pour affirmer la rétrospectivehorreur de son effrayante captivité!

Instinctivement, Goupil y porta la patte dansl'espoir peut-être de s'en dégager; mais il ne

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l'avait pas plutôt touché que le grelot résonnaitde nouveau et qu'il s'affaissait sur lui-môme,sentant courir tout le long de son échine unlong frisson d'épouvante. Il ne pouvait plus fuir il n'en avait plus la force. — D'un coup d'oeilrapide il embrassa tout l'horizon ? — Rien !Pourtant le grelot était là tout proche! Et sou-dain Goupil comprit.

La sphère de métal à la bouche moqueuse,aux yeux de mort, que Lisée avait glissée dans lefil de fer noué à son cou, c'était le grelot de Mi-rant; c'était avec ce grelot fatal qu'il avait cou-ru toute la nuitsecroyantpoursuivi parle chien;c'était là la vengeance de Lisée qui lui avait faitdans huit heures de course nocturne épuiser lecalice des angoisses, et maintenant qu'il renais-

44 DE GOUriL A MARGOT

sait à l'espérance et à la joie, allait le suivreimpitoyablement, empoisonner ses jours, et ac-complir envers et malgré tout son œuvre fatale.

Douloureusement sur ses pattes maigres il sedressa, l'avant-train d'abord, le derrière ensuite,et s'approcha de la source dont le bruissementcontinu et monotone était comme une sorte desilence, un silence plus chanteur sur la tona-lité duquel les différents cris des habitants des

 bois s'harmonisaient paisiblement.

Il lappa longuement avec un claquement decastagnettes l'eau limpide dans laquelle il brouil-la son image, l'image d'un Goupil amaigri que,d'ailleurs, il ne voyait pas, d'un Goupil dont lemuseau pointu seul vivait, et sur la tète duquelles courtes oreilles aiguës et comme détachéessemblaient deux tourelles jumelles, épiant les

 bruits de la campagne avec toujours la craintede voir surgir dans des perspectives de silencedes bruits ennemis.

Puis il songea à manger et comme la forêt ne

lui offrait pas de suffisantes ressources il gagnala plaine herbue d'où les alouettes, par interval-

LA TRAGIQUE AVKNTURK DE GOUPIL 4^

les, semblaient jaillir comme des jets de joie, pour, dans une sorte de titubement ascendant,gag-ner le ciel, qu'elles emplissaient de leurs rou-

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lades, et retomber ivres d'azur.

Là il trouverait certainement quelques-unesdes herbes qu'il avait toujours connues ou qu'ilavait appris à connaître : les bâtons d'oseillesauvag-e, peut-être quelques champig-nons, lechiendent purgatif, ou encore quelques taupiniè-res qu'il attaquerait résolument, et, qui sait,

 peut-être des cadavres à demi décomposés de bêtes ou d'oiseaux morts pendant l'hiver et quenul encore n'aurait retrouvés.

Mais que ce g-relot était agaçant I Sans douleil s'habituerait assez vite à la gêne de sentir aucou l'étranglement du fer, mais ce son qui s'at-tachait à lui comme une épine, lui rappelant troples dangers courus et à craindre, g-âtait sourde-ment la belle joie qu'il aurait éprouvée à jouir 

 pleinement de la vie. C'était la rançon de saliberté qu'il était condamné à traîner jusqu'à lamort. Et des envies féroces de s'en débarrasser 

le tenaillaient.

4.

46 DK GOUriL A MAHGOT

Maintes fois, couché sur le dos, les pattes dederrière en l'air, raidies par la volonté et lacolère, il avait, de celles de devant, frotté son

cou de battements rég^uliers et nerveux pour repousser ou briser l'étreinte métallique du filde fer de Lisée. Il ne réussit qu'à se peler entiè-rement le cou de chaque côté de la tête, et à semeurtrir les ongles des pattes, mais le collier qui le tenait ne desserrait point son étreinte età chaque battement de patte le tintement dugrelot semblait un rire insolent ou un ironiquedéfi. Et Renard cherchait à s'y habituer, maisen vain, et des colères terribles que rien ne pou-vait refréner lui serraient la gorge et contrac-taient ses muscles. Il fallait pourtant vivre.

Il vécut.

Tour à tour les herbes de la plaine et les fruitsdes bois, et les hannetons qu'il secouait desarbustes lui fournirent la pâtée quotidienne ;

 puis ce furent les nids des petits oiseaux qu'ilsavait découvrir derrière les boucliers de ver-dure des haies et sous les herses épineuses desgroseilliers sauvages. Tantôt il en gobait les

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LA TRAGIQUE AVENTUHE DE GOUPIL 4?

ccufs, tantôt il en dévorait les oisillons, de petitscorps tout rouîmes qui avaient les yeux clos etouvraient des bec énormes en entendant le frois-sement des rameaux s'écartant au-dessus deleurs têtes. Il pouvait se hausser jusqu'aux nidsdes merles bâtis sur les branches basses descoudriers, il détruisit dans les blés en herbe descouvées de perdrix et de cailles,, et même, pro-tégé par son grelot, put, sans donner l'éveil,s'approcher des métairies.

Il avait une haine particulière contre certaincoq de la grange Bouloie, un vieux Chanteclair au timbre suraigu, aux lourdes pattes emplumées,aussi rusé que lui, pacha tout puissant et jalouxd'un vaste sérail de gélines qui semblait, chaquefois qu'il approchait, deviner sa présence, et,dressant la tête et battant de l'aile, poussait uncoquerico de rappel, une sonnerie précipitée qui

 pri'venait les poules du danger et les ramenaiten désordre vers la niche du molosse où elles sesentaient en sOreté.

Depuis longtemps Goupil avait résolu sa mort.

Plusieurs jours desuile il l'épia, puis, fixé sur 

/JS DE GOUPIL A MAllUOT

ses habitudes, s'en vint un beau matin se tapir derrière une haie et attendit.

La crête au vent, l'œil en sang, les plumesen bataille, en tête du troupeau gloussant, Chan-teclair approchait. Mais il n'avait ni la galante-rie facile ni l'audace fanfaronne des jours de

 belle assurance : visiblement il sentait un dan-g-er. Goupil fit sonner son grelot et ce son domes-tique rassura l'ennemi; puis, avec une patiencede vieux chasseur, il le laissa doucement appro-

cher et quand il fut bien près et dans l'impossi- bilité de lui échapper, Renard fit dans sa direc-tion un bond prodigieux, le poursuivit l'atteignit,lui broya le poitrail entre ses mâchoires, et, fier de sa victoire, portant haut sa tête narquoise,^nsoucieux de la déroule des poules, il l'emportadans la forêt où il le dépluma et le mangea.

Il décima ensuite facilement le stupide trou- peau de poules de son voisin le fermier ; mais il

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y allait à intervalles si variables, à des heuressi différentes que l'autre ne pouvait songer à lesurprendre et, ne l'ayant point vu, n'ayant euvent de l'identité du voleur que par le son du

LA TRAGIQUE AVENTURA DE GOUPIL 49

grelot, ignorant d'ailieurs l'aventure de Goupil,accusait fermement Miraut jd'être l'assassin deses poules et ne parlait rien moins que d'inten-ter à Lisée un bon procès ou de lui démolir sonrien qui vaille de chien.

Cependant Goupil engraissait et s'il avait dûen partie se résigner à laisser les lièvres en repos,les volailles de la Grange Bouloie offrant unesuffisante compensation, il reprenait confianceen la vie.

Une chose pourtant lui pesait horriblement :c'était sa solitude.

Jamais, depuis le soir de sa captivité, il n'avaitrevu un de ses frères et il ne pouvait sans une

 profonde émotion évoquer les taquineries muti-nes, les petits mordilleraents d'oreilles qui pré-cédaient les grandes expéditions, ni les grandesquerelles suscitées par les partages difficiles, etqui faisaient jaillir comme des défis la rangéeaiguë des canines puissantes sous le retroussisdes babines noires.

Rien, plus rien que la forêt; il semblait quesa race se fût évanouie avec sa captivité.

50 DE GOUPIL A MARGOT

Et pourtant il sentait autour de lui sa pré-sence continuelle. Il la sentait par les traces queles autres renards laissaient en traversant leschemins déterre toujours humides du sous-bois,

 parle fret de leurs pattes sur les herbes des clai-

rières et aux rameaux des branches basses desfourrés, et surtout par les glapissements parti-culiers qui lui signalaient une chasse nocturnede deux associés : l'un faisant le chien, donnantde la voix, une petite voix grêle comme enrouée,tandis que l'autre selon la direction indiquée

 par l'aboi, allait occuper l'emplacement proba- ble où passerait le lièvre et l'étranglerait sanscourir.

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Les passages, il les connaissait tous et setrompait rarement quant à la direction; il avaitmême, un jour que la faim le talonnait un peu,osé attendre et étrangler un oreillard que Mirantchassait. Mais il ne s'y était jamais repris, car le limier, aussi fin que lui, devinant la ruse du

 pillard, sans perdre un instant et pris d'une nou-velle ardeur s'était mis à sa poursuite. Chargédu poids de sa capture il «wrait été inf .illible-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 5l

ment atteint s'il n'avait été assez prudent pour abandonner à son ennemi cette proie dérobéequi lui aurait fourni un si copieux repas. C'étaitMiraut qui sans doute avait retrouvé le lièvredans la rocaille escarpée où il l'avait aban-donné et des traînées de poil et des éclabous-sures de sang sur les cailloux disaient assezla plantureuse lippée qu'il s'était égoïsLeroentofferte.

Goupil naturellement songea à profiter de lachasse de ses congénères, mais il n'y réussit querarement, car si le grelot éloignait toujours lechasseur à longue queue à l'affût, il arrivait trèssouvent aussi qu'il détournait du passage le lièvreroux attentif à tous les bruits de la forêt. Mais encette occurrence ce qu'il cherchait surtout c'étaità revoir les autres renards afin de leur fairecomprendre qu'il n'était pas l'ennemi ; peine

 perdue, le solitaire ne put amener à lui ses frèresfarouches, ni parvenir à eux ; ses appels restè-rent sans autre réponse que celle de l'écho quilui renvoyait, comme uneraillerie, la fin plaintivede ses glapissements.

DE GOUI'IL A MARGOT

II reconnut, un certain soir, la voix de son

ancien corapag-non de chasse, associé à un autre,un rival sans doute, et il en fut triste, car il sesentait mis au baa de sa race et comme mort

 pour les autres renards.

Que de fois, même sans désir de pillage, n'a-vail-il pas essayé d'approcher de ceux qui chas-saient, mais dès qu'il approchait, la chasse sem-

 blait s'évanouir, tout retombait au silence : legrelot faisait le mystère et le vide autour de lui. |

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VII

Vint la saison de l'amour.

Sur les pas des hermelines en folie, Goupilreniflait de voluptueuses odeurs qui faisaientclaquer ses mâchoires et mettaient en feu sonsang-. Tout son être alors vibrait du grand cou-rage nécessaire pour les luttes qui suivaient la

 parade nuptiale dont elles n'étaient que la formesuprême, et il évoquait devant les rivaux blessés, [

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 53

honteux et vaincus, la femelle plus fluette docileau désir du maître.

Ah ! ces batailles au fond des bois, ces ruéesféroces où les dents s'enfonçaient dans les toi-sons et faisaient saigner les chairs, ces duelshurlants à la suite desquels le vainqueur, blessélui aussi et sanglant, jouissait de son triomphe,tandis qu'au loin, encore menaçants, les vaincusmontraient les dents ou tournaient inquiets et

 plaintifs autour du couple attaché.

Goupil était un des forts ; il était souventresté maître dans ces tournois nocturnes etavec une rag-e décuplée par l'insaisissabilité du

 but il suivait les multiples pistes où les pattesdes rivaux se confondaient dans le trajet suivi

 par les bien-aimées ; mais le but fuyait, jamaisatteint, car le grelot maudit, signalant la pré-sence d'un intrus, réconciliait les rivaux de-vant le péril commun et faisait fuir toujours lesgroupes amoureux.

Et toutes les nuits il courait, lâchant une piste pour en suivre une autre, dans l'espoir,

toujours déçu, que les glapissements d'appel qu'il

54 DE GOUPIL A MARGOT

 poussait sans cesse vers la femelle suffiraient pour l'empêcher de fuir devant le grelottementapprochant.

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Il désespérait. Il en oubliait de voler des pou-les et de boire aux sources : la fièvre d'amour le minait et des rages folles le faisaient, commeaux premiers jours de sa libération, se jeter àterre le dos sur le sol pour tenter violemment derompre enfin le fer qui rivait à ses jours l'indé-lébile marque de la férocité des hommes.

Peine perdue.

Un soir pourtant il changea de tactique. Ilvenait de croiser le sillage tout frais d'une fe-melle en rut et, coûte que coûte, concentrant sur ce but toutes les violentes énergies du mâleexacerbé, voulut arriver jusqu'à elle. Il fallaitfaire taire le grelot ? — Il le voulut 1

Pour y parvenir il décida de réaliser à traversle dédale inextricable des branches une marchelente et souple durant laquelle sa tête et soncou devraient conserver la plus stricte immobi-lité. Il s'engagea donc sur les traces de dameHermeline, le corps tout entier tendu dans une

LA ■rKAGl(;iUE AVENTUHE DE GOUPIL 55

crispation terrible, les pattes arquées, la tête mi- baissée pour suivre les pas de la compagne.

Avec d'infinies précautions il avançait, étouf-fant sous son désir et sa volonté les émotions

instinctives. C'était un senlier ou une tranchéequ'il se contraignait à franchir lentement quand,au fond de lui, un subconscient conservateur cambrait déjà pour le franchir d'un bond lesmuscles de ses reins, ou le passag-e d'une proiefacile que ses yeux malgré lui suivaient dans safuite précipitée.

Il passait par-dessus les branches, se glis-sait sous les ramures basses des bouquets d'ar-

 bustes, tantôt haussé sur la pointe des griffes,tantôt écrasé sur ses souples jarrets ; il allaitlentement, angoissé, des vertiges à la tête, des

 battements au cœur en sentant, au fur et àmesure que le but approchait, l'odeur volup-tueuse lui troubler les sens, attentif au moindremouvement de son cou, au plus léger frémisse-ment du grelot.

Il arrivait.

Au centre d'une clairière toute blonde de lune.

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56 DE GOUPIL A UAUGOT

deux mâles déjà se disputaient la femelle quiles regardait. Les crocs s'enfonçaient avec desgrognements assourdis dans la peau des adver-saires, des pattes raidies se crispaient sur lesdos et sur les reins, des gouttes de sang cou_ laient, les yeux brillaient férocement.

Tournant en rond autour des rivaux dans l'é-troite clairière dessinée par la place regazonnéed'une meule de charbonniers, la femelle sereineles regardait les yeux mi-clos, la queue balan-cée comme une traîne féminine.

Elle passa devant Goupil, l'éventa et s'en ap- procha, et lui, enhardi, excité, malgré la raideur obligatoire de son cou, sans se préoccuper desdeux autres qui s'entr'égorgeaient, sans enten-dre et sans voir, préluda par les caresses préli-minaires à l'acte d'amour.

Mais au moment où il allait chevaucher lafemelle en redressant l'avant-train d'un mouve-ment plus vif, le tintement du grelot retentitdans la nuit et tous, comme mus par d'invisi-

 bles ressorts, lutteurs et femelle, s'élancèrentd'un élan si brusque et si impétueux qu'avant

LA TRAGIQUE AVENTI.'nE DE GOUPIL

qu'il eût le temps de les voir disparaître Gou- pil, ahuri, restait seul dans la clairière déserte.

Alors le pauvre solitaire se mit à mordre,comme s'il était pris d'une irrésistible rag-e, legazon de la clairière, et à hurler, à hurler dé-sespérément en faisant sonner sans fin comme

 pour le rassasier ce grelot implacable, pendantque la lune en ricanant faisait tourner autour 

de lui l'ombre des arbres et que les oiseaux denuit, attirés par ce bruit insolite, nouaient etdénouaient au-dessus de sa tête leurs cerclesénigmatiques et sinistrement silencieux.

Le jour levant le surprit ainsi et avec lesdangers qu'il portait en lui le rappela au senti-ment de la conservation. Repris par le goût dela vie comme un convalescent après une criseterrible, il sentit peser sur lui tous les problè-

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mes de l'existence et pour les solutionner à leur heure commença par se dissimuler dans un mas-sif au centre du bois, oîi il dormit de ce demi-sommeil qui caractérise les traqués et les in-quiets.

Et de longs jours ce fut ainsi. La vie de la

58 DE GOUPIL A MARGOT

forêt si adéquate à ses instincts lui sourit denouveau; il se refît presque, grâce au souci de la

 pâtée quotidienne une âme de coureur des boisse contentant, jouissance douloureuse, amèrevolupté, d'écouter au loin comme le chant defêle d'un paradis perdu, la vie de ceux de sarace que des chasses nocturnes lui rappelaientsouventes fois.

Les lourdes chaleurs du mois d'août le fai-saient au crépuscule gag-ner les prairies voisinesdes chemins, où il était certain de rencontrer,cherchant hors de la terre un remède à la cha-leur qui les étouffait, les taupes aux yeux clos,errant à travers les andains fraîchement coupésdes regains et vouées à la mort par le seul faitd'avoir abandonné le carrefour originel sous lalaupinée desséchée.

C'était là pour Renard une ressource assurée,car lors même qu'il ne les eût pas trouvées vivan-

tes encore, errant misérablement sous le dou- ble poids de leur infirmité et du malaise qui leschassait de la fournaise surchauffée de la glèbe,il savait qu'il les retrouverait certainement mor-

LA. TK^AGIQUE AVENTURE DK GOUPIL 5g

tes au long- des chemins, car celles qui sortentainsi de leurs galeries n'y rentrent jamais et

 périssent presque toutes au hasard de leur pre-mière et dernière errance.

Pais l'automne traîna avec son abondance defruits qui lui aurait fait une A'ie particulièrement

 paisible si les meutes coipant en tous sensson domaine de leurs musiques enrag^ées ne luiavaient trop vivement rappelé et Lisée et Mi-rant, et sa captivité et son isolement.

Rendu plus prudent encore qu'à l'ordinaire,il ne se terrait plus maintenant, dans un terrier 

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à double issue, qu'après avoir, par de savantsentrelacs, dévoyé de sa piste le flair des plusredoutables limiers.

La vie cependant lui semblait facile et le vieilécumeur ne pensait point à l'hiver approchantque les migrations précoces de ramiers et deg-eais en même temps que la soudaine pousséede sa toison annonçaient prochain et rigoureux.

6o DE GOUPIL A MARGOT

VÏII

Brusquement, sans transition, comme il arrivedans les montagnes, après les bruines froides defin d'octobre et des premiers jours de novem-

 bre qui dévêtirent la forêt de ses feuilles rous-sies, il vint. Quelques baies rouges luisaientencore aux églantiers des haies, quelques ballesviolettes de prunelles à la peau ridée par le pre-mier g-el pendaient encore aux épines la queueaux trois quarts coupée par les implacablesciseaux de la gelée; puis un beau matin que levent semblait s'être assoupi, traîtreusement laneige tomba, molle, douce, sans bruit, sanssecousse avec la persistance tranquille du bon

ouvrier que rien ne rebute, que rien ne hâte etqui sait bien qu'il a le temps.

Elle tomba deux jours et deux nuits sans dis-continuer, nivelant les hauteurs, comblant lesvallons, aplanissant tout sous son enveloppe

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL

61

friable que rien ne soulevait. Et pendant tout letemps qu'elle tomba toutes les bêtes des bois ettous les oiseaux sédentaires ne bougèrent pointdurefuge soigneusement ciioisi qu'ils avaienlélu.

Goupil (il fuyait maintenant les cavernes),

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tapi sous les branches basses d'un massif denoisetiers, s'était, comme les autres, laissé ense-velir sous le suaire qui se tissait, et, moulantsesformes ramassées, lui bâtissait une cabane étroite,un prison délicate et frag-ile, doat il saurait, lemoment venu, briser la cloison friable. Danscette prison il avait chaud, car sa toison étaitépaisse et la voûte de neige épousant le cintrede son échine le protégeait totalementdes froidsdu dehors.

Lorsqu'il présuma que la tourmente était apai-sée, il s'ouvrit vers le midi une étroite sortie, et,ménageant avec soin le terrier de neige que

 Nature avait confectionné à sa taille, partit enquête de la nourriture quotidienne.

Les mauvais jours étaient revenus. Goupil lesentait bien et d'autant plus que la tare du gre-lot (iu'il était condamné à faire tinter à chaque

5

Ca DE GOUPIL A MARGOT

 pas le mettait pour toutes les chasses, et surtout pour la chasse au lièvre, dans un réel état d'in-fériorité.

Il savait bien qu'un lièvre déboulant devantlui deviendrait irrémédiablement sien, car lors-

que la neige est molle, les malheureux oreil-lards sont impuissants à lutter de vitesse avecles renards et les chiens. Mais ils n'ig-norentrien de cette infériorilé, aussi dès qu'un bruitinaccoutumé de grelot ou de pas se fait enten-dre, ils ont la sage précaution de gagner au

 pied une avance remarquable. Renard leur étaitdonc plus que suspect.

Alors reprirent les pérégrinations sans fin, leslongs déterrages sous les pommiers des bois,les patientes glanes aux buissons secoués deleur neige qui n'arrivaient qu'à sustenter à demi

son estomac trop souvent vide.

Il connut de nouveau les jours sans pitance,les longues stations aux lieux de sortie des liè-vres et les guets prudents aux abords du villageou des fermes dans l'espoir vague de s'emparer d'une volaille ou d'étrangler un chat.

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LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 63

Et cela dura ainsi jusqu'aux premiers joursde décembre.

Mais à ce moment le froid redoubla : des bisescinglantes se mirent à souffler; la neige, divisée

 par la gelée en infîmes paillettes de cristal, péné-trait tout, comblant les plus profondes vallées,s'infiltrant sous lés abris les plus épais et for-mant de véritables dunes blanches, des « menées »qui se déplaçaient rapidement sous l'effort duvent.

Son terrier cependant restait indemne ; il s'étaitmême consolidé et il y était plus à l'aise, car lachaleur de son corps avait fait fondre alentour de lui une légère couche de neige, qui, par lagelée, s'étantsolidifiée, formait commeune croûte

 plus dure, une voûte de glace supportant facile-ment le poids d'ailleurs variable de la neige qui

 passait sur lui.

Tous les buissons avaient été soigneusementglanés; les oiseaux rôdaient autour des villages,les lièvres étaient insaisissables. Rien, rien, plusrien, et Renard, pensif, se ressouvenant de lavieille aventure, hésitait à la tenter de nouveau

DE GOUPIL A MARGOT

et à vouloir surprendre, à la faveur de son gre-lot, la confiance des animaux domestiques.

Mais il y vint fatalement. Insensiblement,chaque nuit, il se rapprocha des habitations,éloignant même les autres renards qui, affaméseux aussi, y rôdaient déjà et n'avaient pascomme lui attendu que la faim les eût acculés àla dernière limite pour venir y traquer une aléa-toire pâture.

Mais pas un animal ne song-eait à quitter lachaude litière de l'étable ni le coin du feu où,sur la dalle ou la planche chaude, les chats fri-leux se peletonnaient quand ils ne g-uettaient

 pas aux tas de bottes delà grange ou aux trousdes boiseries des chambres les souris maigresau museau inquiet qui, affamées aussi, avaienttoutes réintégré les maisons.

De temps à autre l'aboi furieux d'un chien de

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chasse l'avertissait qu'il était venu trop près,qu'il était éventé et que le temps était venu pour lui de détaler au plnsvite. Jamais il ne rapportarien de ces expéditions nocturnes. Le tradition-nelle charogne qui tentait jadis les ventres affa-

LA TRAGIQUE AVENTURE DB GOUPÎL C5

mes et à laquelle on pouvait, à la rigueur, aprèsde longues stations, arracher furtivement unmorceau et s'enfuir, n'était pas apparue ; les

 bêtes du village s'entêtaient à ne pas périr.Goupil rôdait quand même au large des maisons*cependant il évitait avec soin celle de Lisée, et,malgré le désarroi de son cerveau, malgré sonventre vide, il s'enfuit plus vite la nuit où il en-tendit la voix de Mirautrépondre au jappementd'un de ses compagnons de chasse qui lui signa-lait à sa façon la présence de l'habitant des bois.

Mais Renard ne mangeait toujours rien, etles jours passaient et le froid ne passait pas, etune faim plus féroce minait et dévorait les hôtesde la forêt.

Et lui, maintenant efflanqué, spectre épuisé, plus minable encore qu'après les jours d'empri-sonnement de jadis, n'était plus qu'une pauvreloque de bête, travaillée par la fièvre, ballottantentre la mort et la folie, qui, ayant pris l'habi-tude de venir rôder autour du village, y revenait

invinciblement, à heure fixe, sans savoir pour-quoi, n'évitant plus les chiens, n'évitant même

5.

66 DE GOUPIL A MARGOT

 pas la maison de Lisée, sans espoir de trouver à mang-er, sans même chercher, tué par le gre-lot qui sonnait à son cou et mûr pour la der-nière et suprême épreuve.

IX

Cette journée du ving-t-quatre décembre avaitété comme un long crépuscule. Le soleil ne s'é-tait pas montré ; à peine si vers midi de long-ues

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lames livides au-dessus de l'horizon avaientdénoncé son passage derrière les nues couleur d'encre, tendant leur dais sinistre sur la campa-gne muette et morne.

Quelques croassements lug-ubres de corbeauxen détresse, quelques jacassements de pie enquête des dernières baies roug-es des sorbiersavaient par intervalles comme barbouillé cesilence et c'avait été tout.

Le village engourdi, sur lequel semblaient peser comme un couvercle de tristesse les fumées im-

LA TRAGIOLE AVENTURE DE GOUPIL 67

mobiles, haleines fiévreuses des chaumières, avaitseulement donné d'autres signes de vie à l'aubeet au crépuscule, lorsque les portes des établesvomirent aux heures coutumières les bêtes ivresd'énergies croupissantes, meuglant et ruantvers l'abreuvoir.

Et pourtant dans ce village tout veillait, toutvivait : c'était veille de fête. Dans les vieillescuisines romanes où le pilier rustique et les

 pleins cintres enfumés soutenaient deux pans del'immense « tuyé » où l'on séchait les bandes delard et les jambons à la fumée aromatique des

 branchages de genévrier, il y avait un remue-ménage inaccoutumé.

Pour le réveillon du soir et la fête du lende-main, les ménagères avaient pétri et cuit une dou-

 ble fournée de pain et de gâteaux dont le parfumchaud embaumait encore toute la maison. Ou-

 bliant les jeux et les querelles, les enfants, avecdes exclamations joyeuses, avaient suivi tous les

 préparatifs et dénombré bruyamment ces bon-nes choses attendant impatiemment l'instantdésiré d'en jouir : les pruneaux séchés au four 

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DE GOUPIL A MAKGOT

sur des claies après la cuisson du pain, desmeiing-ues saupoudrées de bonbcnr.ets multico-

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lores et des pommes remontées de la cave répan-dant une subtile odeur d'éther.

Le souper avait été copieux, plein d'anima-tion, et selon la coutume aux heures de matines,les falots jaunes dansant dans la nuit avaientmené vers l'église et ramené vers le lo^^is, dansla chambre du poêle bien chaude, pour le réveil-lon désiré, la joyeuse maisonnée tout entière.

On avait mang-é, on avait bu, on avait chanté,on avait ri et la grand'mère, comme de cou-tume, avait commencé de sa voix chevrotante,un peu mystérieuse et lointaine, le conte tradi-tionnel :

« C'était il y a des temps, des temps, par unminuit passé, un soir de matines, quand la terreque nous labourons maintenant était encoretoute aux seigneurs et que les grands-pères denos grands-pères leur obéissaient.

L'heure de l'office allait venir, quand, dansle château dont vous connaissez les ruines, unhomme que nul n'avaitiamais vu s'en vint trou-

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL, 69

ver le comte. Des sangliers, lui dit-il, étaientremis au fond de la combe aux loups et par le

 beau clair de lune qu'il faisait on pouvait aisé-

ment leur donner la chasse. Aussitôt, chasseur enragé, oublieux de ses devoirs, le comte fîtseller des chevaux pour lui et ses valets et ame-ner les chiens. Mais sa pieuse dame, tant pleuraet le supplia qu'il consentit enfin, quand la clochesonna pour le divin office, à prendre à l'églisesa place sur le fauteuil rouge, sous le balda-quin doré qui leur était réservé.

Les chants avaient commencé déjà, mais un pli de regret barrait le front du seigneur, quandle mystérieux inconnu entrant dans l'église sansse signer, vint de nouveau trouver le comte et

lui parla bas à l'oreille.

Le malheureux ne résista plus et, malgré lesregards suppliants de sa dame, il partit suivi deses valets. Bientôt on perçut au loin les abois dela meute et pendant toute la durée de la messeon entendit comme un blasphème la chasse hur-lante qui tournait dans la campagne. Et tousavaient des larmes dans les yeux et priaient avec

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70 DE GOUPIL A MARGOT

ferveur. Cela dura toute la nuit, puis soudain lachasse se tut. Mais le seigneur ne reparut pointau château ; il disparut avec sa meute infernaleet ses valets serviles et il expie durement enenfer ce sacrilèg-e pour lequel Dieu l'a condamnétous les cent ans à revenir la nuit de Noël chas-ser avec ses chiens à travers la nuit. La malheu-reuse comtesse mourut dans un couvent ; quantà l'inconnu qui avait entraîné son époux, per-sonne ne le revit jamais non plus et chacun

 pensa bien que c'était le diable.

 Notre mère n'a pas entendu la chasse, maissa grand'mère l'entendit : comme ce soir, par un sombre minuit, c'était... »

Au même instant, un hurlement lugubre, unhurlement de mort, tragiquement long, passacomme une traînée d'horreur sur le village, età ce signal magique, tous les chiens aussitôt,tous ceux du village et des fermes, répondirent

 par un hurlement lugubre et prolongé. Le bruitenflait comme une menace et mourait comme unsanglot. Fini, il recommençait ou plutôt il nefinissait pas, il baissait en modulations angois

LA TRAGIQUE AVENTURE DS GOUPIL Jl

santés et se prolong'eait terrible selon le rythmede sa monotonie désespérée.

 — Prions, mes enfants, fît l'aïeule, prions pour l'dme du comte.

Chacun veilla dans le villag-e. Les hommesavaient décroché du clou où il était suspendule vieux fusil dont ils vérifiaient soigneusementles amorces et sur leurs faciès interloqués oùdéjà le scepticisme du siècle avait peut-être

 posé son sceau, le signe des vieilles terreurs

superstitieuses remontait comme une écume.

Les femmes et les enfants sans rien dire en-touraient le foyer,cherchant dans la clarté et lachaleur une protection contre le dang-er inconnudont ils se croyaient menacés. Mais plus que

 personne dans le vilîag^e, Lisée, cette nuit-là,connut les affres de la peur.

C'était devant la porte du vieux braconnier,

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qui ne craignait ni dieu ni diable, qu'avait com-mencé le premier hurlement. C'était de là devantque le maître sinistre de ce grand drame mys-térieux commandait à la meute invisible. Et ilavait poussé contre la porte un énorme dressoir 

^2 DE GOUPIL A MARGOT

de chêne derrière lequel, Miraut la queue entreles jambes, le poil hérissé, hurlait désespéré-ment. Toute la nuit, le fusil chargé de chevrot-tines à la main, prêt à faire feu, Lisée veilla.Une heure avant l'aube la chasse lugubre se lut.

Rassuré par le jour et par le silence, le bra-connier retira lentement et sans bruit le lourd

 bahut qui barricadait son entrée et prudem-ment entr'ouvrit la porte.

Les yeux hagards, les pattes raidies par lamort et gelées par le froid, la peau à demi

 pelée, dans l'attitude d'un chat qui se ramasse pour bondir. Goupil efflanqué, squeletlique,était là devant lui, mort avec le grelot fatal aucou.

Miraut le vint flairer avec crainte et s'enécarta avec un froncement de mufle.

Le cerveau bourdonnant, les jambes molles,Lisée rentra chez lui, prit une pioche et un

sac dans lequel il glissa le corps raidi de samalheureuse victime et, suivi de son chien, par-tit vers la forêt.

Il y creusa sous la neige un trou profond

I

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL 70

dans lequel il ensevelit le corps de Renard, qu'ilreboucha soig^neusement.

Et il s'en retourna le dos ployé, les yeuxvécues et pleins de terreurs vers sa maison,tandis que Mirant, qui n'avait pas les sujets degrave préoccupation de son maître, levait avantde le rejoindre une patte irrévérencieuse et

 philosophique contre le tertre g-ris de neige et

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de terre sous lequel Goupil dormait son dernier sommeil.

LE VIOL SOUTERPiMN

Sous le dôme central aux sept arches de terrede la taupinée, Nyctalette s'éveillait du long-sommeil hiémal consécutif à une interminableerrance par la solitude froide de ses g-aleries.

Une tiédeur caressait sa peau, la g-laise était plus molle et la joie nerveuse qui secouait desa demi-léthargie son corps amaig-ri lui disaitque la vie normale, longtemps interrompue,allait reprendre avec cette chaleur.

Depuis long-temps elle explorait en vain leslongs corridors de son terrain de chasse pour n'y rencontrer que trop rarement la proie con-voitée et facile: insecte ou ver dévoré sur place,ou l'adversaire puissant contre lequel il fallaitcombattre pour jouir en paix d'une profitablevictoire.

Sa dernière grande lutte s'abolissait presquedans son souvenir : une bête longue, longue(un serpent), fuyait en sifflant dans ses galeries

78 DK GOUPIL A MARGOT

et elle avait dans cet espace resserré atteintfacilement le reptile qui ne pouvait progresser 

 bien vite. Elle l'avait arrêté par la queue etremontant une froide et interminable échine,avant que l'autre eût eu le temps de se retourner,de ses pattes de devant, puissamment armées,elle en avait fait deux tronçons inég-aux malgréles contorsions violentes du corps se tordant

comme un fouet.

Les dépouilles opimes, une chair délicate et p^raisseuse la nourrirent longtemps; puis delongs sommeils suivirent; de petits insectes enfiîite devant le fro: 1, des grenouilles, des ratslui servirent ensuite de pâture, puis rien.

Alors les sommeils devinrent plus longs, leschasses interminables, et, dans les couloirs

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où des éboulis se produisaient, la petite taupe,devant l'inutilité de l'effort, ne songeait pluslorsqu'elle passait à transporter à la galerie cen-trale la terre qui encombrait ses chemins.

Mais maintenant que la jeune tiédeur lustraitle velours de sa peau, Nyctalette sentait courir autour d'elle ce frisson vague de l'obscur tra-

us VIOL SOUTERRAIN 79

vail des transformations chimiques, de l'aspira-tion des racines et des sèves en marche.

La réparation de ses couloirs sollicitait sonactivité réveillée. D'en haut, comme des cor-daîjes verticalement tendus, de longues racines

 blanches pendaient, d'autres jaillissaient d'en bas, chaque jour il en poussait de nouvelles, et,comme un bon ouvrier, comme un garde fores-tier qui, le printemps venu, élague avec soin lestranchées de sa forêt, elle passait chaque jour 

 pour rompre de ses pattes de devant, aux sciesredoutables, ce lacis blanchâtre de racines enva-hissantes.

La tiédeur de sa demeure augmentait par degrés, et de plus en plus Njctalette sentaitcourir autour d'elle les aspirations de la vie, leflux enivrant des sèves brutes dont les capiteusesémanations montaient en elle comme un jeune

vin, provoquant des saouleries lourdes plusaccablantes cent fois que celles qui font bramer d'amour, aux jours de printemps, les cerfs ivresde la tendre pousse des jeunes bourgeons.Les insectes réapparaissaient ; les vers, des-

8o DE GOUPIL A MARGOT

cendus au plus profond de la couche végétale,remontant vers la verdure pressentie, s'ég-a-raient dans ses corridors, et Nyctalelte, pour se

dédommager des longues privations de l'hiver,dévorait tout ce qu'elle rencontrait au hasard deses promenades.

C'était maintenant de plantureux festins, demultiples collations, qui lui faisaient récupérer les forces perdues, enrichissaient subitement sonorganisme, et dont l'influence, combinée autrouble grisant des sèves montantes, concouraità mettre tout son être dans l'état d'exaltation

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fébrile, précurseur de toutes les grandes crisesde la vie animale.

Son temps se comptait par chasses et par sommeils, et chaque réveil la retrouvait plusagitée encore qu'au réveil précédent.

Ce jour-là, au cours de sa chasse, elle avaitsoigneusement tranché, au ras de la voûte cir-culaire de ses corridors, les racines tenaces deschiendents ; elle rentra dans la galerie centrale,et, sur la terre battue, au centre des colonnesde glaise, comme sous un dais, elle se laissa

LK VIOL SOUTEimAIN 8l

aller à ce demi-sommeil des bêtes que traqueune crainte imprécise ou qu'un instinct fatal, un

 besoin insatisfait travaillent obscurément.

Elle dort. Ses flancs à la peau veloutée sesoulèvent avec violence. Quel cauchemar de

 bête étreint en ce moment sa petite cervelle ?L'eau d'une inondation glougloute-t-elle auxcorridors et va-t-elle envahir la galerie où ellerepose ? Au cours de quelle lutte jjéante avecun grand serpent qui siffle vers sa trompe, sonénergie flageolante la livre-t-elle à son ennemi ?

 Non, c'est un bruit, un bruit souterrain, ungrattement sourd, presque imperceptible, qui,comme un gong d'un alliage étrange, enfle dansson cerveau un souvenir terrible et fait sursau-ter en elle une horde assoupie de vieilles ter-reurs. Frémissante, elle se dresse.

Et comme dans la mine envahie par l'eau lecri d'alarme fait se ruer vers le salut en indes-criptible cohue les ouvriers affolés, en son être

6.

8a DE GOUPIL A MARGOT

inquiet, plein de souvenirs latents et de viesinconscientes, la perception aiguë du danger : lemâle! la traversant comme un « sauve qui peut»fait de toutes parts refluer vers son cerveautoutes les énergies désordonnées dans la rafaledu frisson. Le mâle !

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Le mâle dont le baiser est une blessure, dontl'étreinte est une torture, dont l'attente est uneangoisse ! Le mâle qui viole comme l'assassintue, le mâle qu'elle a déjà subi et qu'il fautfuir, fuir comme la mort.

Elle écoute. C'est lui, pas de doute ; c'est bien le bruit de ses pattes qui fouillent, quicreusent, qui approchent.

C'est le mâle ou les mâles, car, plus loin, peut-être, dans des épaisseurs où ses sens n'at-teignent pas, d'autres encore sont en marchevers elle dont il faudra subir le contact dans ladouleur horrible de l'étreinte nuptiale.

Fuir ! fuir 1 Mais où ? la lumière c'est la mort.La petite taupe se souvient qii'un soir d'antan,abandonnant la fournaise ardente de ses cor-ridors, elle a voulu monter parmi la fraîcheur 

LE VIOL SOUTEUnAIN 83

odorante des andains mouillés de rosée chercher un remède à sa souffrance.

Au bord du couloir tortueux, quand l'infinidu soir tombant, avec son immense soleil roug-e,a surgi devant elle, ses pauvres yeux si faibles,

 brûlés parla lumière, se sont fermés avec vio-

lence, et elle est restée là, à demi morte, entiè-rement aveuçle, le temps d'une longue chasse.

Quand l'obscurité comme un baume eut hu-mecté ses yeux de ténèbre et qu'elle put rega-gner sa demeure souterraine, elle se promit biende ne plus jamais s'aventurer par delà sonmonde, dans ces régions éblouissantes et terri-

 bles d'où, comme des menaces, des cordes blanchâtres descendent sans cesse pour boule-verser la savante ordonnance de ses cantons dechasse.

Mais l'ennemi est là qui approche. Le bruits'accentue ! Fuir! fuiri

Et, avec une hâte fébrile, elle creuse, elleaussi, un couloir nouveau, tortueux, sournois,enchevêtré, avec des culs-de-sac multiples. Ilfaut un labyrinthe inextricable où il s'égare I

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84 DE GOUPIL X MARGOT

Oh! le pouvoir bloquer dans une prison entre des pierres I Et les pattes de devant fouissent, creu-sent, battent ; celles de derrière rejettent laterre; la petite trompe mobile frémit de fièvreet de peur. Le boyau s'allonge. Mais luil Oùen est-il ?

A la galerie centrale elle revient et écoute. Ilapproche. La cloison de terre vibre ; quelquechose a crissé aigument.

Une pierre barre son chemin. S'il s'était briséles griffes! Un silence! Mais non, il reprendson travail, il tourne la pierre, il viendra, il vaarriver.

Et, hypnotisée par le bruit, Nyctalelte restelà, stupide, écoutant. Par quel couloir fuir ! Lacloison de glaise vibre plus fort ; elle frémit ;des miettes de terre se détachent comme si un

 bélier heurtait la paroi, et tout d'un coup, dansun éboulis dernier, la trompe terreuse, le poilsale, l'ennemi surgit dans la place tandis que

 Nyctalette, emportée par l'instinct, s'élance par le premier couloir venu et disparaît dans laténèbre.

LE VIOL SOUTE!\nAlN 85

Ahuri un instant, il reste là immobile, et, par un sentiment de coquetterie nuptiale, se secoue

 pour se débarrasser des miettes de terre qui lesouillent.

Alors il écoute, et de sa trompe, sale encoreet frémissante de désir, il flaire l'entrée descorridors j puis, avec un cri de victoire, un crirauque et aigu comme d'un petit oiseau qu'onétrangle, il s'élance derrière la femelle qui, par le dédale sinistre des couloirs, passe et vole d'une

vitesse désespérée.

Mais il la suit, rivé aux pas de la fuj^ardedont l'odeur sexuelle excite son énergie et cin-gle son désir.

Dix fois déjà ils ont passé dans la chambrecentrale sous le dôme de glaise aux piliers ébrè-chés par les heurts de cette course à l'amour età la torture.

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 Nyctalette ne se sent plus, ne voit plus ; elle

8G DB GOUPIL A MAP.GOT

entend tout proches derrière elle les cris du bourreau qui l'appelle et sent frémir sous elleses pauvres petites pattes lasses.

Il est là. Il approche. Elle sent le vent de soncorps lancé à sa poursuite. Il est derrière elle ;il va l'atteindre 1 Oh ! lui tenir tête et résister.Elle arrive à la galerie et se retourne vivement

 pour opposer à l'ennemi la herse de ses pattesarmées. Un choc violent. Un pilier déterre s'é-croule, et Nyctalette,qui l'a heurté en se retour-nant, roule aussi parmi l'avalanche des moltc-leltes.

En un bond il est sur elle; il la tient; il luiserre entre ses petites dents la peau du coumoite de sueur, et tandis qu'elle jette auxsom"

 bres échos des souterrains des appels désespé-rés, un sexe barbelé, comme une épée de feu,lui perfore les flancs pour le viol, le viol éternelet sombre que toutes les Nyctalettes subissentquand les sèves montantes ont enfiévré dansleurs veines le sang ardent des mâles férocesaux sexes cruels, par qui se perpétue l'œuvreauguste des maternités douloureuses.

L'HORRIBLE DÉLIVRANCE

La ténèbre était opaque. Rien ne troublait le bourdonnement du dég^el. Un soudain déclic demétal faucha comme un andain de silence, etun hurlement qui ne tenait plus de la vie sem-

 bla jaillir du néant et déborder dans l'espacecomme une cataracte d'horreur crevant les van-nes de la nuit... La bête était prise...

 Née d'amours fugitives à l'avant-dernier prin-temps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris-

 brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, commeà l'ordinaire, venue de la lisière du bois dehêtres et de charmes où, dans la fourche par letemps creusée d'un vieux poirier moussu, elleavait pris ses quartiers d'hiver.

Depuis que la neige avait fait fuir au loin,

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en triangulaires caravanes, les migrateurs ailés,elle avait vu ses ressources baisser rapidement,et, pour apaiser sa soif inextinguible de sang,elle avait dû, comme ses soeurs en rapine,

DE GOUPIL A MAKGOT

délaisser les taillis déserts et chercher vers levillage la pâture de chaque jour.

Elle y venait tous les soirs, plus prudente oumoins hardie que ses vieilles compajjnes quis'y étaient depuis longtemps arrangé des retrai-tes dans les interstices caverneux des vieillestoitures d'aisseules.

Les temps étaient lointains maintenant ou,avîc la complicité de la lune rousse, elle grim-

 pait aux petits chênes pour y surprendre, pen-dant leur sommeil, les merles nouveaux arrivéssur leur couvée d'oisillons : il ne restait plusau bois que quelques vieux sédentaires dont laméfiance, jamais démentie, défiait toute sur-

 prise.

Par un trou de carreau cassé rusliquementrebouché de papier, par la chatière d'une porteou l'évidement d'un mur bas à l'endroit où

 posent les poutres, elle était parvenue, certaine

nuit, à couler dans la grange d'un fermier soncorps vermiforme, et de là, tombant par lesabat-foin dans le râtelier des vaches, à pénétrer dans l'étable chaude où logeaient les poules.

L HORRIBLE DELIVRANCE QI

Alors elle avait bondi lég^ère sur le perchoir où elles s'alignaient juchées sur leurs pattes

repliées, et les avait saignées jusqu'à la der-nière.

Elle tranchait d'un coup de dent près del'o-reilie la carotide, et pendant que coulait le sangchaud qu'elle suçait voluptueusement, elle main-tenait sous ses griffes aiguës comme celles d'unchat la bestiole stupide qu'elle abandonnait,tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursautsde l'agonie.

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Comme l'ivrogne, dédaignant la chair aprèsla beuverie sanglante, ivre-folle de joie, le jabotmaculé, la robe poisseuse, le corps gonflé, elleétait retournée à son bois, insoucieuse desempreintes dénonciatrices de ses pattes.

Que s'était-il passé dans le laps de temps,court pourtant, durant lequel elle avait cuvé lesang de sa ripaille!

Maintenant les maisons s'étaienttoutes refer-mées comme des citadelles derrière les mursdesquels grognaient les rudes molosses auxcrocs puissants ou bien veillaient, par les nuits

ga DE GOUPIL A MARGOT

de lune, les hommes surgissant géants des em- brasures d'ombre pour jeter dans le silence, avecun bref éclair rouge, l'éclatant tonnerre d'uncoup de fusil qui faisait battre en retraite, aularge, tous les rôdeurs à quatre pattes que lafaim avait conduits vers le village.

Les chasses nocturnes se passaient en infruc-tueuses et monotones errances le long des mursdes jardins, aux trous des haies des vergers,aux versants des toitures de bois.

Depuis combien de jours durait cette vie demisère? Mais, cette nuit-là, à la pâle clarté d'uneétoile coulant à travers deux nuages commeun rayon de lumière filtré du seuil d'une chau-mière aérienne, elle s'était rendue à l'irrésistibleinvile d'une brèche de mur ; elle avait longé unfouillis desséché de perches à ramer les poisqui rayaient la neige d'une ligne grise, et toutau bout, comme si ces branchages à demi pour-ris eussent été un providentiel index, elle avaittrouvé là, presque confondu à la blancheur dela neige, un gros œuf frais fondu qu'elle avait

avidement gobé... Le lendemain elle en trouva

l'horrible DÉr.IVRANCB qS

un semblable et ainsi plusieurs soirs consécutifs,car chaque nuit maintenant elle revenait là qué-rir son unique pâture. Le reste de la nuit s'a-chevait en infructueuses recherches, et toujours

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l'aube tardive de ces matins d'hiver la retrou-vait, agile et prudente, tapie dans la fourchecaverneuse de sa demeure sylvestre.

Le soir était revenu, un soir de dégel au ciellivide chargé de gros nuages : des paquets deneige saturés d'eau s'égouttaient des grandsarbres comme le linge d'une immense lessive,ou s'abîmaient sur le sol avec le bruit gras de

 poches qui crèvent en tombant; des filets d'eaususurraient de partout; la terre semblait couvée

 par une grande aile mystérieuse faite de tiédeurset de bruissements et il planait sur tout cecil'angoisse d'une genèse ou d'une agonie.

A la lucarne grise de la caverne, le petit jabot blanc avait surgi comme une motte de neige

g4 I>K GOUPIL A MARGOT

 _— — ^ . I <

silencieusement tombée d'un rameau supérieur,et, se mouvant lentement, Faseline était descen-due à terre.

Vile, vite, car le jour a été long- et son esto-mac est vide, elle suit le chemin coutumier quil'amène chaque soir : le bout pointu de ses

 pattes courbes, aux attaches puissantes, frôle à peine la boue grise de neige et de terre détrem- pée ; sa longue queue toufïue se balance légère :elle coupe les sentiers silencieux qui font des

 barres plus sombres dans la nuit neigeuse; ellelonge les murs d'enclos aux pierres rudes et leshaies noires aux chapiteaux blanchâtres, crou-lants, géantes clepsydres d'où la saison mou-rante semble s'égoutter ; le sang de l'espoir bat

 plus fort aux veines de la bête et son désir gran-dit de la pâture prochaine.

Voici la brèche du mur et les rameaux pour-

ris contre lesquels, comme par mégarde, on adéposé de grosses poutres qui font un unique passage, un étroit canal pour arriver à l'œuf dont la blancheur, ce soir, se détache sur la terredévêtue de la neige des jours précédents. Elle

L'HOnn'BLB y)Ér,ivRAKCE 95

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le voit, elle est sûre de son repas et quelquechose en elle bat plus vite et plus fort. Encorequelques sauts et elle brisera la coquille fragile;allons ! Et elle s'élance quand, brutalement, les

 bras impétueux d'un piège, fermant violemmentleur étreinte, Oiit happé dans leur choc terriblela petite palle aventureuse, et la tiennent pri-sonnière dans leur formidable étau.

Dans la douleur sans nozn de la capture, soncri a jailli, mordant la nuit calme de son épou-vanlement, tandis qu'à ses côtés d'insidieux frô-lements, des chocs brusques, des crépitementsde bois dénoncent la retraite précipitée des bètessauvages rôdant aux alentours.

La douleur horrible de la patte brisée, desciiairs mordues, de la peau déchirée l'a raidietoute dans une convulsion de désespoir pour échapper à cette étreint-e. Mais que peut la plussauvage contraction des muscles contre la poi-gne implacable des ressorts d'acier I

En vain elle veut les m^erdre ; mais ses dentsreculent devant le froid du métal impitoyablequi les briserait, et comme tout effort violent

g6 DE GOUPIL A MARGOT

qui se perd, la douleur qui l'a suscité s'évade engémissements.

Au loin retentit un coup de feu ; alors ellecomprend le piège; l'homme va venir l'achever,et elle ne pourra ni fuir ni se défendre. Et dansla douleur de l'étreinte qui la mord et l'affole-ment du dang-er, elle se secoue et se tord dansdes convulsions de désespoir.

Le piège reste là, fixé au sol, immobile ; la petite tête se rejette en arrière dans le roidisse-ment de la patte valide qui piétine le sol avec

rage, tandis que celles de derrière s'arcboutentcomme des ressorts.

Les reins bandés tirent en arrière, de coté,en avant : rien ne cède ! rien ne bouge I unechaîne énorme maintient à un anneau du mur lamâchoire du piège dont les dents de fer fontdans sa chair d'horribles morsures ; des gouttesde sang s'écoulent qu'elle lèche lentement. Puis,comme si elle abandonnait la lutte après la fati-

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gue de l'effort convulsif, tantôt elle semble serésigner, s'oublier, s'endormir de douleur oude lassitude et tantôt, comme cinglée des mille

LUORniBLE DELI%'RANGK QJ-

lanières de la souffrance, elle se redresse palpi-tante d'une vie formidable, vibrant, bondissant,hurlant tout entière pour rompre ou desserrer l'étreinte qui la maintient.

Mais c'est en vain, et le temps fuit, et l'homme peut venir. Bientôt là-bas, derrière l'épaulechenue du mont neigeux, l'aube va crever : uncoq voisin l'annonce par un coquerico métalli*que qui réveille les bœufs dont sonnent les chaî-nes dans le silence de la nuit.

Il faut fuir, fuir à tout prix. Et dans unesecousse plus violente les os des pattes ont cra-qué sous la morsure de l'acier. Un effort encore :elle se jette toute de côté et voici que commedes lances les pointes des os brisés percent sa

 peau, le moignon qui tient à son poitrail est pres-que libre. Toute son énergie se condense sur ce

 but; ses yeux injectés de sang flamboient commedes rubis, sa gueule écume, son poil est hérisséet sale; mais les chairs et la peau la tiennentencore comme des cordes qui la lient au piègeassassin; le danger grandit, les coqs se répon-dent, l'homme va paraître.

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q8 db goupil a uAnaoT

Alors, au paroxysme de la douleur et de la peur, frémissante sous la poigne formidable derinstinct, elle se rue sur sa patte cassée et, à coupsde dents précipités, hache, tranche, broie, scie îa

chair sang^lante et pantelante. C'est fini I Unefibre tient encore : une crispation do reins, undéclic de muscles, et elle se déchire comme unfil sanglant.

L'homme ne l'aura pas.

Et Fuseline, sans môme regarder, dans unsuprême adieu, son moignon effiloché et rougequi resta là^ planté, po'jr attester son invincible

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amour de l'espace et de la vie, ivre de souffrance,mais libre quand même, s'enfonça dans îa

 brume.

LÀ FIN DE FUSELINE

Traînant son suaire jaunâtre et comme vieillisur la grisaille morbide du paysage rustique,l'aube s'était levée, telle un spectre vengeur, ce

 jour d'hiver où Fuseline fuyant avait laissé sa patte fixée ainsi qu'une borne d'horreur entreles mains d'acier du piège tendu par l'homme.

Le long- des haies larmoyantes, grises, salescomme d'immenses chrysalides qui se débarras-sent petit à petit de leurs enveloppes, elle avaitmarché, elle avait couru, sans voir, sans savoir,d'une longue traite jusqu'à l'épuisement.

Alors, sentant fléchir son courage et ses pat-tes se dérober, elle avait été comme dégrisée desa souffrance par cette douche froide que l'idéede mort, brusquement surgie, versait brutale-ment sur sa conscience suspendue, en mêmetemps qu'un raisonnement irréfragable et spon-tané lui criait avec la brutalité d'un ordre : Si tune te reposes pas, tu vas mourir.

7'

DE GOUPIL A MARGOT

Sur un tapis spongieux de feuilles à demi pourries, dont il ne restait, comme un squelette,que la dentelle délicate des nervures jaunies, àtravers l'armaturedu Iacis(desserré, semblait-il,

 par la chute des feuilles) des buissons d'épines,elle s'était arrêtée, et là, après avoir long-uement

léché le sanglant moignon qui, comme une man-che déchirée, pendait piteusement à son épaule,elle s'était orientée au plus vite pour regagner sans encombre sa cabane ào bois.

Elle en était très proche, car, môme dans îedésarroi le plus grand qui puisse troubler la viecoutumière des animaux sauvages, il persiste

 j/iesque toujours, au-dessus de la conscienceengourdie, comme une direction providentielle

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('AU les conduit, un subconscient conservateur qui veille sur leur vie.

Maintenant que la tranquillité de la retraite provisoire lui permettait de réfléchir, elle établis-sait son itinéraire pour, au moment propice,regagner la fourche hospitalière de son vieux

 poirier qui dressait là-bas, à la lisière de laforêt, ses longs bras aux ai'înches de mousse

1

LA FIN DE FUSELINK I03

 parmi ies nudités grêles des rameaux de LcLreset de charmes.

Comme si elle eût voulu récupérer un poten-tiel nt'^cessaire d'énergie, laisser s'accumuler enelle une réserve suffisante de force, elle s'ac-croupit sur elle-m.ême, se pelotonna en boule

 pour rendre à ses muscles épuisés, avec la cha-leur que leur portait son sang- généreux de

 jeune bête, la force indispensable pour assurer son salut.

Bientôt, prudente, rasant le sol, sa tête, finecomme celle d'un serpent, se leva d'entre les

 brindilles craquantes, et, l'horizon exploré d'un

coup d'œil, sondé d'un tour d'oreille, elle secoula, sous l'égide des haies, vers la forêt où setrouvait sa demeure.

Elle y fut bientôt, et telle était son énergie que,malgré sa patte tranchée, malgré le sang perdu,malgré la souffrance engourdissante, elle grimpasans encombre à sa caverne aérienne où ellesembla s'engloutir comme dans le giron d'unemère ou la gueule ouverte d'un précipice...

Six jours durant elle y resta prostrée de souf-

I04 DK GOUPIL A KA[\GOT

france, nourrie par la fièvre et léchant sa plaie ; puis un beau soir elle reparut amaigrie, lesyeux brillants et douloureux, l'épaule pendante,lamentable, telle une estropiée qui présente son

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moig-non pour apitoyer les choses et demander une aumône à la vie.

Rien ne la ramena plus vers le village où re-tournaient ses sœurs; rien ne la décida à se rap-

 procher des habitations, rien, pas même le désir et la soif du sang-, ne l'atlira par la plaine où,maintenant, sur les prairies et les chaumes dévê-tus de neige, parmi les pieds de chicorée s'étoi-lant et verdissant, les poules en liberté pico-raient de menus vermisseaux et les petits cail-loux qui devaient former la coquille de leursœufs.

La forêt lui restait et lui suffisait; elle y cher-cha sa vie quotidienne, et put, tant bien quemal, atteindre les jours de printemps, la pousséedes feuilles et le retour des oiseaux qui lui pro-mettait la plus abondante des pâtures.

Ces temps venaient.

Perchée dans son observatoire suspendu

LA FIN DE FUSELINB I05

comme une sentinelle aux aguets du renouveau,elle les entendait maintenant revenir, les migra-teurs, et passer sur sa forêt en grands froufrous

d'ailes, en longue rumeur de marée montante,en tempête de cris d'appel, d'amour et d'espé-rance. Elle n'était pas inquiète de les voir dis-

 paraître au loin, car elle savait bien que ceux-là qui passaient les premiers, s'enfonçant versle Nord, en amèneraient après eux une longuesuite, qui, telle la traîne d'une immense robeailée, s'éparpillerait sur la forêt et la vêtirait

 jusqu'en automne de la trame cliangeanle et joyeuse de leurs amours et de leurs chants.

Son petit cœur battait puissamment de joieen évoquant, pour un proche avenir, les em-

 buscades de feuilles où surprendre les merles,les assauts, au haut des fûts des foyards, desnids de grives et les rudes combats autour desnichées de corbeaux qui défendaient énergi-quement, du pic solide de leur bec, leurs jeu-nes couvées.

Elles étaient encore rares les captures, etles longues stations s'achevaient souvent vai-

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I06 DE COIPIL A MARGOT

nés ; mais un instinct tout puissant la prenaità guetter les ébats amoureux des oiseaux deson bois, leurs poursuites, leurs querelles,leurs combats: c'était son avenir qui se prépa-rait, de fabuleuses ripailles de sang sur un cou-vert de feuilles parmi la douceur des matins oula tiédeur des vesprées printanières.

Les bourgeons s'épaississaient, se gonflaient; bientôt des feuilles délicates et pâles s'en élan-ceraient victorieuses pour dérouler à la lumièreleurs banderoles de fraîcheur et s'étaler ensuiteen larges parasols vernis.

Ce serait le moment des nids : presque tousles buissons en recèleraient, les grands arbresen abriteraient eux aussi, et, selon le caprice del'heure, elle pourrait composer son menu des2T(Mes oisillons de la lisière ou des lourdes cou-vées de ramiers de la combe.

Maintenant, si durant le jour elle ne pouvaitsonger à les capturer, du moins presque cha-que soir arriva''-c]le à saigner un incrîe.

Dès que tombait le crépuscule, perchés sur les branches basses des arbres de la tranchée,

LA FIM DU FL'SELINE IO7

ils commençaient solitaires et c'éfiants un cb.antinterrompu par de courts silences, un chant

 passionné, bruyant, têtu, varié à l'infini, comme pour forcer la venue du printemps ou que sichacun d'eux eût voulu éclipser son voisin etle contraindre au silence.

C'est alors qu'elle se glissait lente et souplesous les taillis et arrivait silencieuse au pied del'arbre où s'égosillait le siffleur. Tant que chan-

tait l'oiseau, saoul de sa propre voix, elle avan-çait, s'arrêtant quand il se taisait, grimpant sans bruit, redevenant immobile, abaissant, sur lesrubis fulgurants de ses yeux ses lourdes pau-

 pières hérissées de cils, puis reprenant quandil recommençait, se collant à la branche, faisantcorps avec elk, impossible à distinguer de l'am-

 biance.

Quand elle se sentait assez proche, qu'elle

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avait sondé la distance, dosé son élan, elle se précipitait d'un bond sur la bestiole dont lechant s'étranglait entre ses griffas en piaille-ment lugubre qui faisait aussitôt retomber laforêt dans le leurd silence de la nuit.

t>E UOUl'll- A MAIVGOT

Mais pour cette chasse exigeant une souplesse particulière et une agilité peu commune, lemoignon cicatrisé qui remplaçait sa patte étaithorriblement gênant. Sa marche en était moinsrapide, son équilibre moins assuré, son élanmoins énergique, et plusieurs fois déjà elleavait manqué sa proie qui s'était enfoncée àtire d'aile dans la ténèbre épaississante, en

 poussant des sifUements aigus de peur disantassez à Fuseline qu'elle ne l'y reprendrait plus.

Mais lorsque les nids se bâtirent, ce fut pour elle de perpétuelles orgies entrecoupées de som-meils lourds comme des ivresses de vin dontelle se réveillait plus assoiffée encore, toujoursfolle de sang, toujours prête à saigner dans lafourche d'une branche une mère surprise àcouver ses œufs ou à protéger ses oisillons.

Le soleil faisait craquer les derniers et tardifs bourgeons des chênes sous la pression chaude

LA FIN DK FUSELINK lOg

de ses rayons. Les verdures senuançaienl à l'in-fini.

C'était une symphonie de couleur allant ducri violent des verts ardents et comme vernissés(réfléchissant le soleil sur les mille facettes de

leurs miroirs comme pour jouer avec la plaine)aux pâleurs mièvres des rameaux inférieurs, dontles feuilles tendres, aux épidermes délicats etténus, n'avaient pas encore reçu le baptêmeardent de la pleine lumière, bu la lampée d'or des rayons chauds, car leur oblique courantn'avait pu combler jusqu'alors que les lisières

 privilég-iées et les faîtes victorieux.

Mais ce jour-là une vie multiple et grouillante,

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végétale et animale, sourdait de partout, descrépitements des insectes et du chant desoiseaux à l'éclatement des bourgeons et au gon-flement des rameaux, craquant dans l'air vibrantcomme des muscles qui s'essaient.

C'était un de ces premiers jours où la forêt,comme une femme qui a longtemps résisté, selaisse enfin aller toute aux caresses de l'amant,où elle vit de toutes ses fibres, où elle chante

8

110 H- GO'.jPiL A MAhOOT

de tontes ses sèves, où les grands baisers dusoleil l'ont in.'.estie comme un amour victorieuxet conquise et pénétrée toute, et où elle ne tend

 plus aux vivants sous ses ombrages captieuxl'asile traître de son insidieuse fraîcheur.

Tout chantait en elle, mais sans rejaillir audehors, tout y vivait d'une vie chaude et conte-nue, comme concentrée...

C'était parmi cette joie plcnière qui semblaitl'épanouir que Fuseline, ce matin, visitait iesnids de merles des coudriers et des petits chênes

 pour sa repue quotidienne.

A la fourche d'un arbre où trois branches de

moyenne grosseur nouaient leurs fibres ligneu-ses, enfoncé à ras de son nid, aplati sur ies frê-les corps à peine duvetés et rougeàtres de ses

 petits, un merle frissonnait éperdument,les plu-mes ébouriffées, la tête molle, les yeux hagards.

Un vertige fantastique semblait le dominer,une peur indescriptible tourbillonnait dans sesyeux.

Loin, en haut, comme suspendu dans lalumière, un oiseau de proie, un grand rapace

LA rîN DB FUSKLINB

l'avait découvert et, les ailes agitées perpétuel-lement sans bouger de place, le cou tendu, latête penchée, fascinait de ce mouvement vain etdu regard hallucinant de ses yeux fixes cerclés

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d'or la malheureuse bestiole, incapable mainte-nant de fuir le nid où le sentiment maternell'avait fait rester malgré le danger.

Au loin, dans un immense froufroutementd'ailes, un ample et frémissant pépiement, lesautres oiseaux se rassemblaient pour, par leur nombre, leurs cris, leur influence réciproque,échapper à la fascination fatale et à l'assassinatinfaillible auxquels sont voués les isolés. Descorbeaux se répondaient, et, encore hésitants,se désignaient l'ennemi, avec à la fois le désir etla crainte d'affronter des coups qui ne les mena-çaient pas.

L'oiseau de proie, un grand busard d'uneenvergure fantastique, ne semblait y prendregarde, absorbé tout entier par sa proie.

Et, tout à coup, sentant le merle bien prisdans le réseau de sa puissance, il s'abattit commeune masse sur le nid.

DB GOUPIL A MAUGOT

Mais au moment où ses serres crochues, ten-dues en avant dans un geste assassin, allaientsaisir roiseau, brusquement, semblant surgir des profondeurs même de l'arbre, la tête mena-

çante de Fuseline se leva.

Un balancement d'ailes rejeta le rapace sur une branche de la fourche où l'y fixa une serre,tandis que l'autre se crispait dans le vide, et que,sur le cou tendu, la tête horizontale fixait féroce-ment l'adversaire qui lui disputait son butin.

Sur la branche d'en face, le train de derrièreen haut, la patte valide en bas, grasse et fortede ses festins répétés, les reins arqués en unecourbe féline et puissante, le cou levé pour ledéfi, elle dressait en face du busard sa petite

tête fine où brasillaient les diamants de sesyeux, sa tête plate de bêle féroce montrant dansla gueule ouverte pour mordre et pour saigner la double rangée brillante et pointue de sesdents, immobile, les babines troussées, le nezfroncé, les pointes des moustaches tendues enavant, terrible, dans la suprême intensité de sacolère et de sa haine.

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FL'SELINK 

ii3

Et les deux adversaires, face à face se pous-saient jusqu'à l'âme les lances violentes deleurs regards tous deux fascinateurs et féroces.La lutte imminait, poignante, indécise encore,mais implacable et mortelle pour celte pâture

 jetée entre les deux, ce malheureux corps d'oi-seau aux plumes cbourifTëes d'un fiévreux etfantastique frisson , cette petite boule grisedont on ne voyait plus qu'un bec noir immobile,des yeux vagues et fous, et dont le cou semblaitvouloir rentrer dans le corps pour échapper àla griffe qui l'étranglerait ou à la dent qui lesaignerait ; pauvre loque vivante et souffrantedont sautait le cœur de violents battements quifaisaient pépier sous la freîe toiture de ses ailesles jeunes oisillons aveugles, inconscients dudrame qui se déroulait au-dessus de leur tête*

Les regards des deux ennemis se froissaientcomme des épées ; on eût dit qu'un lien invi-sible et tout puissant les rivait l'un à l'autre etque ce lien, se contractant progressivement, ban-dait par degrés leurs muscles pour la lutte, le

 bond fatal où ils allaient se saisir de toutes leurs

Il4 OZ GOUPIL A MARGOT

forces centuplées par la colère qui les animait.

Brusquement, comme si ses muscles fussentemplis de toute leur énergie batailleuse et résis"tante, d'un élan violent de ses reins et de ses

 jarrets, Fuseline sembla se décocher de sa bran-che comme une flèche de haine et fonça sur lerapace.

L'élan fut irrésistible ; l'oiseau de proie reçutle choc en plein portrail et chancela; mais sesailes fantastiques l'eurent redressé en une se-conde et avant môme que son bec crochu eûtlacéré dans ses cisailles cette chair frémissante,ses serres agrippantes saisissaient Fuseline par le râble et il s'enlevait dans l'espace, emportantla bête avec lui.

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Le busard s'éleva obliquement, alourdi de sacapture, réservant sa vengeance pour plus tard,dans quelques instants, quand la fouine étour-die de cette course, éperdue de vertige, chaviréedans la mer aérienne, ne songerait plus à résis-ter à ses coups de bec.

Il se trompait. Fuseline avait bien, en s'éle-vanl aux serres sanglantes du fauve, éprouvé le

LA FIN DE FU8ELINE Il5

vertige de ceux qui ne se fient qu'à la terreet à leurs pattes; son regard éperdu n'avait

 pu sonder l'abîme grandissant qui la sépa-rait de son monde, mais une colère frénétiquel'avait saisie, et, plus puissante et plus soupleque jamais, comme si les muscles de ses reins,forçant sans point d'appui les serres qui la te-naillaient, eussent progressé d'eux-mêmes, ellerapprochait progressivement du poitrail de l'oi-seau sa gueule ardente et vorace.

D'un seul coup, dans un effort convulsif etdésespéré, courbant les pattes du busard, elleavait atteint le corps et, tels des couteaux inar-rachables, lui avait planté violemment dans lesflancs les lames froide de ses dents.

Du geste d'un humain frappé à mort, le rapace jeta fébrilement en arrière sa tête douloureusej

tandis que, par la blessure ouverte, suintait lesang rouîre, en rosée écarlateet chaude d'abord,

 puis en jets plus vifs et saccadés, s'abîmant engouttes larges au fur et à mesure que progres-sait la morsure et que se trouait le cœur.

Alors modifiant son vol et s'élevanttout droit.

DE GOUPIL A MARGOT

sans plus rien voir, dans un essor fou, l'oiseaumonta, monta, Fuseline enfoncée dans son cœur comme une flèche de mort qu'il serrait de plusen plus furieusement dans les contractions fré-nétiques de son agonie.

Les serres convulsées, crispées sur les reinset le poitrail de la fouine, traversèrent la peau,les chairs, broyant sous leur étreinte les poumons,

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le cœur, tous les viscères qui saignèrent, se tri-turèrent comme une pâte de chair vivante etfumante, tandis qu'implacable, immobile, rivéesur sa vengeance elle aussi, la tête de Fuselinecreusait encore plus avant un trou plus rougedans le flanc de l'oiseau.

Ils montèrent fous dans le soleil, en uneascension éperdue, jusqu'à ce que, tout d'uncoup, vidé, ployant sur ses ailes flasques, legrand oiseau chavira sur l'abîme, et, dans lesderniers sursauts de l'agonie, étreignant encoreentre ses serres rigides le corps de sa victime,les deux cadavres s'abiuièrent dans le vide.

LA COxNSPIRATION DU MURGER 

A Charles Callet.

8.

Pour les sombres luzernes et les sainfoinsodorants, Roussard, le lièvre roux du bois deValrimont, se rendant à l'invite de la sécuritécrépusculaire, allait quitter le fourré de ronces

de la Combe aux Mûres, où il s'était gîté par uneaube de juin.

Il y avait dormi les yeux ouverts, comme s'ileût craint que ses oreilles mobiles de vieux che-mineau forestier ne pussent suffire à explorer les bruits de la campagne; et le décor du sous-

 bois, changeant avec la lumière que secouaientles frondaisons, favorisait dans ses somnolen-ces les cauchemars quotidiens qui trouaient sonrepos d'épouvantes tragiques.

Sans que rien de tangible eût pu faire soup-

çonner chez lui un changement si rapide, R )us-sard, ayant pris conscience de sa situation, s'as-sura de la sécurité extérieure en dirigeant suc-cessivement vers les quatre coins de l'horizon

DE GOUPIL A MARGOT

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les pointes blanches de ses oreilles rousses,comme un guerrier qui essaie son arme avant la

 bataille, ou simplement comme un voyageur qui,avant de partir, vérifie la stabilité de sa coiffure.

Puis ses pattes de derrière, longues et soli-des comme deux ressorts d'acier, élevèrent songentil cul blanc à la hauteur dé ses oreilles et le

 projetèrent, d'une détente sèche, à quelques pasdu fourré de ronces affectionné qu'une vieilleexpérience, et non la mobihté frivole du caprice,lui avait fait choisir pour sa couchette d'un jour.

Roussard, l'ermite solitaire, l'usufruitier dela Combe aux Mûres, était le seul maître de cecanton de bois et reconnu comme tel par tousles autres lièvres, car, depuis des lunes et deslunes qu'il avait, une nuit d'automne, trouvé lacom.be déserte et que, sous les espèces de la bouede glaise vernissant ses guêtres rousses, il y avaitfixé ses dieux pénates, nul parmi la gent oreil-larde, docile aux instincts séculaires, n'avaitsongé à lui disputer, comme la fabuleuse belette,ce droit de premier occupant.

Peut-être avait-il oublié ce soir d'automne, où.

LA CONSPIRATION DU MURGER 

loin de son buisson natal, harassé par une fuiteéperdue devant une harde féroce, il était venuéchouer dans les parages de ce coin paisible.Après de savants doublés et de multiples crochels,il s'était remis entre deux sillons boueux avec les-quels il se confondait, le nei tourné du côté duvent qui, comme un complice tu comme un ami,lui rabattait soigneusement le poil sur l'échiné

 pour le mieux dissimuler. Et toute la nuit et toutle jour qui avaient suivi il n'avait pas bougé.

Au crépuscule seulement, désireux d'abord de

reprendre le chemin de son ancien canton, il s'é-tait mis en marche; mais le dernier Uèvr-c delàcombe, tué sans doute par les chasseurs, lais-sant libre cet admirable séjour, la proximité deschamps de trèfle et de luzerne, le calme sauvagede ce coin de bois abrité des grands yents,l'avaient retenu là, et les levrauts de Valrimontdevenus adultes, en quête eux aussi de solitude,lui en avaient laissé sans conteste la paisiblesuzeraineté.

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Par des sauts saccadés et prudents, dans lalumière veloutée et caressante de ce crépuscule

DE GOUriL ▲ MARGOT

de juin, il descendait vers ses lieux de sortiefamiliers, après avoir comme sondé l'espace,

 pour découvrir, malgré lo calme inviolé de laforêt, la direction du vent très faible qui baisaitIang"uissamment les feuilles ardentes des arbres.Le vent soufflait du Sud, et il se dirig^ea vers la

 brèche du mur d'enceinte la plus au midi, commes'il voulait épier le soir aussi loin que possibleet démêler, sur les mille écheveaux de son oreilleinfaillible, les bruits imperceptibles que pouvaitreceler l'air nocturne doucement balancé.

En peu d'instants Pioussard fut hors du bois,et comme il se sentait protég-é par les muraillesélastiques de l'ombre, il évolua par son domaineavec le calme et l'aisance que procure la sécu-rité. Tout en tondant de temps à autre un fais-ceau d'herbes aromatiques, il se divertissaitcomme un jeune poulain, ivre de sa solitude,

 bondissant de touffe en touffe, rasant les haies,et, de temps à autre, tournant vers le villag^ed'où venaient encore quelques bruits fanfaronsl'oreille négligente de l'être en fête plein de

confiance en la vie.

LA CONSPIRATION DU MUKGER 123

C'ëtaiî dans tel champ de trèfle rouge auxfleurs sucrées qu'il retrouvait d'ordinaire les au-tres lièvres de la forêl, ses compag^nons noctur-nes, et depuis une lune ou deux Roussard s'é-tonnait de ne plus rencontrer au rendez-vous

quotidien les compères à longues oreilles avecqui il se frottait hi nez en signe d'amitié dans laverdure humide et odorante des prés.

Il ne les voyait plus ; et Roussard s'étonnaitdavantage chaque soir, d'autant plus qu'à la

 place dos grands coureurs il voyait maintenant, par troupes envahissantes et d'un sans-gêneexagéré, des congénères plus petits, de couleur 

 plus foncée, qui lui jetaient de mauvais regards

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et avaient répondu par des cris aigus et des fré-missements de museau aux avances sympathi-ques qu'il avait voulu leur faire.

Roussard était vaguement inquiet de ce voi-sinage et s'il ne faisait pas encore de rappro-chements entre la disparition des autres grandscapucins et la présence de ces cousins bizarresqui se terraient au lieu de se gîter, il n'en sen-tait pas moins le désagrément de leur conti-nuelle et agressive présence.

124 DE GOUPIL A MARGOT

Roussard était le plus fort et le plus p^randdes lièvres de Valrimont, mais il n'avait jamaisabusé envers un rival de sa taille avantageuse,aussi, avec la sérénité des bons et la tranquilleassurance des forts, regardait-il ces petits jean-nots qu'il aurait facilement battus à la lutte ou àla course.

Toute la nuit, il courut donc de pré en pré,d'herbe en herbe, suivant les sentiers et les che-mins d'où, d'un bond, le nez et le derrière enl'air, rassuré et heureux, il rebondissait parmi le

 pnrfum d'une nouvelle essence fourragère dontson caprice passager lui avait donné l'envie.

On était en vieille lune; vers une heure dumatin sa double corne d'argent monta dans le

ciel limpide parmi le scintillement versicoloredes étoiles et Lièvre, posé sur son derrière, tou-

 jours étonné et un peu inquiet de la lumière, laregardait surgir, quand un spectacle inaccou-tumé le fige de stupeur sur la taupinière où il estassis.

Autour du grand murger fait de toutes les pierres de la vallée, réunies en tas au mêmeendroit selon la vieille coutume, il aperçoit une

LA CONSPIUATION D'J ?/.(JltGi-.!l

assemblée étrange et innombrable de lapins quisemblent s'agiter et délibérer.

Tantôt assis sur le cul, tantôt entièrementdebout sur leurs pattes de derrière, changeantde place, se haussant et s'abaissant, dressant les

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oreilles dans l'attitude du recueillement et del'attention, les rejetant en arrière avec desexpressions de colère, dans la clarté douteusede cette lune levante, ils ont parfois l'air de dan-ser une danse nocturne, inconnue de l'oreillard,qui, n'ayant jamais eu, ni ses pareils, l'instinctde société, ne peut rien comprendre à la mimi-que désordonnée de tous ces fous.

Les petits museaux mobiles grimacent étran-gement, découvrant les tranchantes incisives desrongeurs; les pattes de devant battent de petits

 poitrails colères, puis se haussent jusqu'au mu-seau; et souvent aussi en un coup plus brutal,comme pour un appel à la violence ou une invi-tation au silence, une patte de derrière, mieuxmusclée, frappe le sol qui rend un son assourdiet souligne puissamment l'énergie des altitudes.

Roussard, de loin, le cou tendu de côté, re-

:26 DE GOUPIL A MARGOT

g-arde d'un ceil^ d'un seul œil latéral, d'un grosœil rond bombé et qui semble stupide, cettescène inconnue comme si chaque geste qu'il voitdevait décider de sa liberté ou de sa vie.

Enfin l'aube vient, l'assemblée se disperse, etRoLîssard lui aussi song-e à regagner sa combe.Mais à chacune de ses « rentrées » habituelles,

comme s'ils exécutaient une rigoureuse consigne,deux lapins sont là qui le regardent passer aveccet éternel froncement de nez qui ne lui dit riende bon; plus loin, il en trouve d'autres, plus loinil y en a encore, ils ont l'air d'assiéger la combe,el Roussard, timide et inquiet, s'enfonce pro-fondément dans le fourré, parmi des enchevê-trements fantastiques de ronces. Sur une javelt^ed'herbe sèche, à l'abri des dards enlacés, le nezhumant le vent, il se met en boule pour le reposquotidien.

Argile palpitante, indistinct dans la demi-

obscurité du hallier des herbes fouillées parmilesquelles il dort, les oreilles soigneusementrabattues sur le dos, pareil à une grosse pierreterne patinée pa" le temps et les éléments, il

LA CONePIÎVATUm DU MUnGEH IHJ

écoute et il voit de toutes les énerg-ies suhj;<-on-

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scientes de son être ; — et les bouts noirs et blancs de ses oreilles frémissent quand un hruitétrang-er aux rumeurs coutumières de la 'orêtheurte ses notes discordantes au concert in-mo-tone qui berce son sommeil, quand un silence

 plus prolongé suspend les mille voix pai-i 'lesde l'harmonie sur laquelle se brode sa (j-iirtudeou quand une soleillée plus ardente, répïnidantsur cette ombre une douche chaude de lumière,avive les verts ardents des feuilles de ronces etviole la nuit de sa retraite malgré le bouclier rigoureux des pousses virides.

Son sommeil est hanté des rêves les plus dé- primants, des cauchemars les plus affreux quilui dressent tout à coup les oreilles ou lui dila-tent les prunelles dans l'ahurissement frisson-nant d'un réveil brusque.

Troublé par le spectacle de la nuit précédenteet cette ronde démoniaque des lapins, le moindre

 bruit suspect s'enfle dans son cerveau en ton-nerres destructeurs, ou bien le miroitement d'unrayon de soleil sur la face luisante et comme

laS DE GOUPIL A MAS'.GOT

vernissée d'une jeune feuille, se rélïéchissantdans l'ove au cadre d'or de sa prunelle, allume

devant lui un incendie immense, quelque chosecomme l'infernal bûcher où doivent brûler aussilongtemps que les chasses sans fin les âmesinnocentes des pauvres lièvres...

Lejeunecrépusculele tire enfin de cette torpeur  pénible. Il s'éveille. II écoute. L'heure est calme.Les feuilles, au faîte des futaies, s'agitent douce-ment dans la brise du soir comme des mouchoirsd'espérance, adieu de l'âme des arbres au jour qui s'en va. Et Roussard d'un seul bond franchitle mur d'enceinte du bois, son fossé humide jon-ché de pierres moussues et de feuilles pourries.

Une quiétude parfumée émane de la fraîcheur des prés ; l'heure est douce et semble lui sou-rire pour lui rendre en partie une confianceébranlée par les noirs pressentiments qui letroublent. Il oublie. Les choses sont là accueil-lantes et douces, les trèfles au loin ont une odeur de miel. Déjà il cabriole parmi les jaunes lupul-lines et les sainfoins purpurins, heureux de sasolitude, quand, d'un seul coup et de tous côtés

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LA CONSPIRATION DU MUnGBR ISQ

à la fois, des sons aigus stridulent comme descris de guerre ou de ralliement.

Sont-ce des voix ennemies? Ce n'est pas leglapissement enroué des renards, l'aboi fu-rieux des chiens, la raucité féroce de la parolehumaine. Ce sont des voix connues. Et le sou-venir de la nuit de veille emplit subitement sonesprit d'une terreur panique. Un danger est là IIl faut fuir. Et ses yeux démesurément s'agran-dissent, ses oreilles se croisent et se recroisentsur sa tête comme des épées qui se choquent ;mais de tous côtés les bruits s'élèvent, montent,grandissent.

Et voici que, dans la clarté douteuse du jour tombant, il voit surgir des quatre vents et bon-dir vers lui, en un cercle qui se rétrécit très vite,la bande accrue encore de ceux qu'il a vus laveille autour du vieux murger.

Ils approchent et se resserrent et se bouscu-lent; ils ont l'air de grandir, ils sont énormes, ilssont géants. Où fuir? Et Roussardest là, le coutendu, ahuri. Le danger grandit, le danger appro-che, le danger va le happer..., mais quel danger?

iSo DE GOUPIL A MARGOT

Un choc de bélier contre son poitrail ; desmuseaux qui se froncent, des pattes qui se cris-

 pent. Roussard est renversé, piétiné, mordu,déchiré. Puis le cercle s'écarte. C'est fini !

 Non, il est prisonnier. Deux petits jeannotsféroces lui percent les oreilles de leurs dentstranchantes et le clouent au sol, la tête renver-sée; deux autres sont aux pattes de devant, etdeux plus vigoureux, tout comme des praticiens

expérimentés etsûrSj lui raidissent en les immo- bilisant les pattes de derrière qu^ils maintien-nent écartées dans une attitude lubrique.

La bande en désordre tout autour se hausseet s'abaisse comme un mur vivant ; les museauxfrémissent, et, sous des battements précipités de

 paupières, les yeux bombés rougissent féroce-ment, décelant la rude émotion de la haine.Lièvre, abasourdi, reste immobile et silencieux.

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Le mur vivant oscille, puis devient immobile enavant ; seuls en arrière se haussent des museauxféroces et des yeux sang^lants qui ont l'air del'arc-bouter.

Et voici le sacrificateur qui s'avance.

LA COîfSPIBATIO?r DU MfRGXR t3i

Sur le ventre blanc de Roussard il penche satête au fin museau. Ses dents, affilées commedes ciseaux d'acier, hésitent un instant dans le

 poil roussi et, d'un seul coup, il tranche les géni-toires qu'il recrache dans l'herbe avec des chairssanglantes, aux battements de pieds précipitésdes spectateurs. Des cris aig^us de Lièvre, des crisdésespérés que la douleur et la peur enflent en

 braiement sinistre, emplissent le silence de lacombe. La bande est là immobile, muette, dégus-tant ces cris, pesant cette souffrance, figée dansla rude émotion de la haine.

Plus avant et plus profondément dans la chair Tooérateur impassible va fouiller le sexe. On en-tend le grincement sec des incisives qui se cho-quent et un museau rouge agite au regard desassistants une loque informe et sanglante dechair, que, d'un geste de sacerdoce, il remet àun aide pour qu'elle passe de dents en dents.

Les museaux semblent ricaner et la plainte deRoussard monte toujours solitaire plus lugu-

 bre dans la nuit qui tombe.

Le bourreau va continuer. Mais le roulement

iSa DE GOUPIL A MAKGOT

d'un chariot retentit avec un aboi proche decliien humant leur fret dans le vent. Alors, auchoc de ce bélier sonore, la tour de haine qui

garde Roussard s'effondre et se disloque et ilreste seul, épave mutilée de ce beau soir pro-metteur d'ivresses.

Mais le dernier rival mâle n'était plus à re-douter, la suprême conspiration avait réussi, lahaine des lapins était satisfaite.

Et Roussard mutilé, ivre-fou de souffranceet de peur parmi le silence de ce soir fatal,

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s'évada de la Combe aux Mûres et s'en fut àtoute vitesse vers le buisson qui l'avait vu naî-tre, dans le canton lointain d'où une meuleenragée l'avait chassé un jour d'automne, com-

 prenant trop bien maintenant pourquoi avaientquitté la combe ses grands frères au poil roux,avec qui il se frottait le nez en signe d'amitié,les nuits sans lune, par les sombres luzernes etles sainfoins odorants.

LE FATAL ÉTONNEMENTDE GUERRIOT

Le lono- des coudriers et des aulnes du sen-lier qu'il suivait pour la quinzième fois déjà dela journée, l'écureuil Guerriot, une faîne entreles dents, sautait de branche en branche, les

 petites oreilles droites à peine pointant, l'œilyif, la queue en traîne retroussée ou relevée en

 panache s'épanouissant juste au-dessus de satête comme un parasol gracieux.

Sous son poids les branches élastiques fléchis-saient et se redressaient, giflant les prêles et lesfougères, et lui, l'habile sauteur, le jongleur infatigable, profitant de l'élan qu'elles lui don-naient en se redressant, détendait en mêmetemps tous les muscles de ses jarrets et de sesreins pour se projeter plus haut et plus loin

encore, comme une exhalaison des arbustes ouune balle que les sylvains enfants de la forêt seseraient tour à tour renvoyée, jouet joyeux etvivant.

l36 DE GOUPIL A MAr.GOT

Il allait frétillant, tous les muscles bandés, bondissant très haut pour redégringoler presque jusqu'à terre et toujours comme s'il avait étéle prolongement multiplié de toutes les bran-

ches frôlées on le revoyait dans toutes lestrouées de soleil, semblant nager dans des lamesde verdure, épave joyeuse à la dérive d'un beau

 jour.

Il revenait de la lisière de sa forêt où il visitaitles noisetiers et les hêtres, cherchant pour sa

 provision d'hiver les noi?;ettes jaunes et les faînesmûres plus précoces là-bas qu'aux alentours desa demeure.

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Le moment était venu de la récolte. Finies les journées entières de jeu dans les branches dessapins et des chênes, les poursuites continuelles,les cachettes aux fourches des arbres, les ca-

 brioles fantastiques, les équilibres audacieux. Lamoisson annuelle s'annonçait, car bientôt tom-

 beraient et pourriraient les fruits, bientôt l'hiver,le froid, les pluies, la neige le confineraientdans sa retraite caverneuse ou aérienne. Car son logis d'hiver serait soit une anfracluosité de

LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUKUIIIOT l'ij

roc bien nettoyée, soigneusement matelassée demousse et de feuilles sèches, distribuée en com-

 partiments égaux, en greniers distincts où s'en-tasseraient côte à côte et séparées ses provisionsdiverses; soit une volumineuse boule à la char-

 pente de bois maçonnée de feuilles empilées oude mousse longue, consolidée de brindilles qui lahérissaient comme une petite forteresse bienabritée à la fourche solide d'un gros arbre inac-cessible, un sapin de préférence.

C'était là qu'il retournait à chaque voyage, unenoisette ou une faîne dans sa petite gueule mi-fermée où saillaient les lames jumelles de sesgrandes incisives ; une noisette grosse, jaune,

lisse, décoiffée de sa « chaule », ou une faîne bienremplie, volumineuse et lourde, qu'il avait choi-sie dans sa cupule triangulaire éclatée avec toutle soin dont le rendaient capable son instinct de

 bête et sa sûre expérience.

Il recommençait sitôt arrivé, toujours sautil-lant, toujours joyeux après avoir rangé sa goû-tée dans son petit grenier où, l'hiver, bien cal-feutré, il la reprendrait au fur et à mesure de

9<

l38 DE GOUPIL A MAUGOT

ses besoins et rejetterait au dehors les débrisinutiles et encombrants soit par une petite che-minée latérale, soit par l'ouverture principale,le boyau d'entrée qu'il pouvait ouvrir du dedans

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et renfermer solidement avec des matériauxrésistants rejointoyés de mousse.

Il avait fait ainsi la saison précédente etrecommencerait chaque année après avoir laissétoute la saison chaude sa maison ouverte et videcomme pour l'aérer de ce long hivernage closet la retrouver toute saine à l'automne.

11 avait passé la belle saison dans sa maison ilde campagne, une petite boule de mousse re-construite chaque printemps, un pavillon vertsuspendu à une fourche de chêne où il abritaitses annuelles amours.

Mais sitôt les petits élevés, partis, dispersés,il s'était laissé aller joyeux à vivre seul en gaîtéet sans souci sous le soleil, mangeant au jour le

 jour les fruits de la forêt, de ceux-là qui ne du-rent qu'un temps, s'aventurant parfois dans les

 prairies frontières pour s'y empiffrer de cerisesqui ne se conservent point et quelquefois aussi.

LB FATAL ÉtONNEMKNT DE GUERHIOT lig

mais rarement, sanguinaire, saignant, dans leursnids ou sur les branches, où il les saisissait àl'improviste, les petits oiseaux.

Le plus souvent, content du jour et de la vie,il sautait de branche en branche, tout son corps

roux au vent, g-icîant éperdûment comme unelarge étincelle de feu au moindre choc quiémou-Tait l'arbre sur lequel il se trouvait ou commeune gerbe lumineuse que les pas du soleil au-raient fait rejaillir des flaques miroitantes desfrondaisons.

Il mangeait là où il était, le plus souvent toutde même au même endroit sous les hauts sapinsqui faisaient un îlot sombre dans la mer sylves-tre et où il retrouvait les joyeux compaings.

Ils montaient le long des grands fûts droits,

dégarnis jusqu'en haut, qui ressemblaient auxmâts de cocagne naturels, dressés là en perma-nence pour une fête intime et forestière, au hautdesquels les « pives » dans les rameaux supé-rieurs, comme des prix s'offrant à l'audace desconquérants, pendaient, lourdes de la graine dontils étaient friands. Ils y grimpaient soit tour à

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lijO DE GOUl'lL A MAHGOT

tour, soit en se poursuivant avec des cris aigus, pins à l'aise le long de ces arctes vertigineusesque sur le sol mou, où les longues griffes deleurs pattes entravaient leur marche hésitante.

Et quand un rappel d'oiseau ou de bête arri-vait à eux, ils dressaient leur petite tête au vent,écoutaient attentivement et filaient aussitôt dansla direction du bruit pour retrouver le geai Jac-quot, Margot la pie, s'amuser de leur caquetage,de leurs courbettes, de leurs caresses ou de leursquerelles. De haut les contemplant, ils s'établis-saient le plus souvent dsns les fourches des

 branches, la tête seule visible, la queue large-ment touffue, s'aplatissant sur le dos ou volti-geant en éventail autour du corps pour tromper l'ennemi dont ils auraient pu craindre quelqueattaque inopinée.

Guerriot était ce jour-là sorti de la forêt; ilavait couru sur le mur de lisière aux grosses

 pierres moussues, patinées de haie, effrayant leslézards qui se chauffaient au soleil et rentraient

 précipitamment dans leurs retraites en le voyantfiler la queue verticale l'arrière-train en l'air,

LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUERRIO' l4ï 

la tête basse, comme fuyant une correction.Il avait visité des noisetiers et des hêtres,choisi sa faîne et regagné par le chemin des

 branches, plus familier et plus commode, l'en-trée de la forêt.

Le sentier s'ouvrait comme un porche téné- breux dont la voussure ogivale flamboyait dansle soleil, et dont le faîte, ainsi qu'un tablier de

 pont jeté entre deux arêtes sombres, s'ourlait

d'un parapet tout vibrant de lumière. Sur le sol battu comme une aire, où le vent coulait en fraiscourant, clapotant aux feuilles des bords, d'im-menses racines, déchaussées par le passage deshumains, s'élançaient, le coupant en travers, etressemblaient à des tronçons de serpents géantsdont les nœuds auraient simulé d'étranges ver-rues, et de qui la tète et la queue seraient restéesenfouies dans un sinistre enlacement de ronces,de branches pourries et de feuilles mortes. Par-

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fois un grattement de rat, frémissant dans les

^4* DE GOUPIL A MARGOT

rameaux cassés et agitant de petits sautillementsce fouillis morbide et vénéneux avec le bruitd'une têle qui se lève ou d'une queue qui fré-tille, donnait plus encore à ces masses noueu-ses l'illusion sinistre de la vie.

Des coudriers et des aulnes, en cet endroitmoins touffu, avaient réussi à vivre et for-maient un semblant de barrière lâche, à claire-voie, s'aliongeant le long du sentier comme unechaîne souple, frêle, flottante, aux maillons par endroits cassés d'une morsure de serpe et quevenait heurter, de place en place, l'élan vigou-reux et non contenu d'une branche basse decharme ou de hêtre.

Le soleil qui caressait les faîtes, cherchantcomme un indiscret ami à s'insinuer dans lemystère familial du haut taillis, décochait d'es-

 pace en espace quelques rayons inquisiteursqui venaient s'aplatir ou ricocher sur la terreaprès s'être insidieusement faufilés entre les

 branches moins feuillues d'alentour, mais detemps à autre aussi, comme si les grands vété-rans de la forêt, responsables de ses destinées,

LS FATAL £TONNEMKNT DE GUEHUIOT i43

eussent été soucieux de n'en rien laisser sur- prendre à un intrus, le vaste essor touffu d'unrameau de chêne, sentinelle avancée dans le ciel,s'étendait en haut comme une main pudique

 pour cacher cette espèce de nudité partielle àtout reg^ard indiscret.

Attentif aux bruits, égayé d'un rayon de so-leil, d'un vol d'oiseau, d'un bourdonnement demouche, Guerriot s'arrêtait parfois au faîte d'un

rameau balancé, saluant l'espace, défiant le videet repartait de plus belle dans une détente fan-tastique de muscles, une explosion de nerfs quile faisaient jaillir plus haut que son but sur lequel il retombait gracieux, en un ploiementélastique des branches, les pattes en avant, laqueue droite, les griffes tendues comme descrampons solides et sûrs.

Justement le sentier, silencieux à son départ,

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s'égayait d'un rappel de merle au pied du groschêne.

Qu'est-ce que pouvait bien vouloir cet ordon-nateur austère, au frac éternellement correct,des concerts printaniers à cette heure du jour ?

l44 DE fîOUPIL A MARGOT

D'ordinaire c'était à l'aube et au crépuscule queson « tcha-tcha » rég-ulier réclamait les autresoiseaux pour la consig-ne du jour ou le mot d'or-dre de la nuit. Bizarre, ce bruit I II faut voir,et Guerriot se précipite, la petite tête enfoncéedans son cou comme un g^alopin faussementtimide, se penchant vivement à droite, à gauche,en avant, de côté, pour découvrir, derrière lesmultiples rideaux de serge des frondaisons, lesiffleur à bottes jaunes appelant ses confrères.

Assez bas perché sur un rameau flexible, ilse penchait nerveux, l'œil vif fouillant le vide,étonné de ne rien voir et de ne plus entendrequand un grand chien roux, poussant des aboisfurieux, reniflant bruyamment, le nez en l'air,arriva sous son arbre et, i'eff"rayant par son élanet ses coups de gueule, le fit jaillir de côté dansun envol éperdu, en même temps qu'une rudevoix humaine se faisait entendre, et qu'uneviolente détonation étonnait la mer calme des jfeuilles à peine ondulant sous la brise du matin.

Et aussitôt il sentit glisser tout autour de luides sifflements aigus comme un vol de frelons j

LB FATAL ÂTONNEMKNT DE GUSnRIOT l45

irrités que le chien aurait lâchés en l'air à sestrousses et qui passèrent en rafale subitementévanouie.

Les oreilles hérissant leurs pinceaux de poils,

la queue en bouclier sur le dos, les dents cla-quant de colère et de peur, il filait comme untrait, brancheyant à toute allure, s'enroulantautour des arbres, rebondissant plus loin, enhaut, en bas, de côté, dans une fuite éperdue,fantastique, pour faire perdre sa trace à l'ennemiaboyant qui l'avait épouvanté de ses cris et me-nacé de ses sifflements; — car Guerriot, n'ayantvu que le geste du chien, lui attribuait naturel-lement, par un sentiment très droit de logique, et

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le coup de fusil et lecinglement des plombs.

Il regagna par un habile crochet sa boule demousse où il déposa la faîne qu'il n'avait paslâchée et fila se cacher au haut d'un arbre voi-sin, sondant l'espace au-dessous de lui et écou-tant au loin les aboiements du chien qui s'enallait et dont le départ calma progressivementsa frayeur coléreuse.

Comment ce lourd animal qui le menaçait de

l46 DE GOC'PIL A MARGOT

la terre avait-il bien pu faire pour lancer à sa poursuite celte rafale de sifflements qui luiavaient fait dans sa fuite hérisser les poils et

 plier les reins î Mais plus rien ne troublait laforêt etGuerriot repartit de nouveau à sa récolle,longeant le sentier accoutumé, où ses bonds

 brusques et impétueux semblaient casser desvitrages de verdure et favoriser l'espionnage dusoleil qui se glissait aussitôt dans les faillesménagées par son complice.

Plusieurs jours se passèrent ainsi dans laquiétude et le joyeux labeur d'une bonne ré-colte.

il redescendait son sentier, une noisette auxdents cette fois, pour la porter dans la case de

son grenier appropriée à cette provende, quandil fut surpris par un claquement sec, accompa-gné de sons gutturaux qui le firent subitementgrimper tout droit au gros arbre sous lequel il

 passait.

Arrivé aux premières branches, se sentanthors d'atteinte d'une allaque ordinaire, il fit

 brusquement halte et regarda à terre. Il y vit

LE FATAL ÉTONNEMENT DE GUEHRIOT ll\1

un étranger à deux pattes qui le considéraitattentivement. Guerriot aussitôt se jeta du côtéopposé à l'homme, dissimulant son corps der-rière le fut du charme, et regarda à son tour lui

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aussi cet être bizarre au pelage multicolore, prêtau premier geste de menace à sauter au largeet à le semer, ainsi qu'il avait fait pour le brail-lard des jours précédents.

Mais l'homme ne criait pas comme le chien,il ne faisait pas de gestes menaçants, donc ilne pouvait être dangereux ; un peu drôle seule-ment, et d'autant plus que bientôt il sembladiminuer de grosseur et s'affaisser sur lui-même.

Il devenait de moins en moins menaçant etavait l'air tout apoltronni de sa rencontre. Trèsétonné, Guerriot ne le quittait pas des yeux.

Alors l'autre lentement porta à son épauleun long tube sur lequel sa tète, comme morte,sembla tomber inanimée et l'éleva progressive-ment dans la direction de Guerriot qui, nulle-ment inquiet, le regardait faire sans bouger.

Bientôt le tube s'immobilisa et l'écureuil, face

l48 DE GOLPIL A MA!U;OT

à face avec ce trou noir qui le regardait fixe-ment et l'œil rond de l'homme rivé sur le canon,qui le fixait aussi, sentit comme un malaise péné-trant et profond et un choc étrang-e en lui.

Il aurait voulu fuir et ne voyait point dedanger. Il sentait pourtant quelque chose d'an-goissant qu'il ne comprenait pas, qui pourtantle menaçait et le liait à cet assemblage étrangeque ses yeux ne pouvaient plus quitter, fascinésqu'ils étaient par ce trou fixe et sans paupière.

Plus avant sa tête anxieuse aux yeux plusfixes se penchait, attirée par le gouffre de ceregard vide et par l'éclat flamboyant de Tceil quisemblait le surplomber.

Ah ! le grenier aux provisions, les belles noi-

settes jaunes, les faînes bien pleines, les calmes journées de l'hiver bien au chaud dans le logisaérien, tranquille et sûr!

Guerriot sent sa tête qui ne pense plus 1 IIfaut fuir, fuir! Brusquement il va secouer cecharme, tenter le geste, esquisser l'élan. Troplard! Un immense éclair rouge jaiUit de l'œilvide, un saisissement plus grand et plus fou

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LE FATAL ÉTONNEMKNT DB GUEURIOT I^Q

 perce le petit crâne bossue et cing-le sous le poi-trail blanc le cœur chaud de la pauvre bête quisauta et dégringola sur le sol, encore aux dentsla grosse noisette jaune déchaulée, qu'elle ser-rait plus fort entre ses petites mâchoires raidies

 par l'étonnement suprême de la mort.

L'ÉVASIOiN DE LA MORT

La mare stagnait, écrasée sous le soleil d'unmidi de juin. Un voile transpurent de vapeur impalpable, comme faufilé aux grands roseauxde la rive, en couvrait de sa gaze ténue le miroir étincelant. Les grandes feuilles larges des plantesaquatiques, les agglomérats d'algues d'eau douce,les câbles entortillés et verdâtres de vaucliériessimulaient des trous d'usure que les saisons au-raient faites dans son tain flamboyant, son tainque rénovaient et changeaient au fil des jourset au cours des nuits la touche vigoureuse descoups de soleil ou la caresse laiteuse des rayonsde lune.

Les saules qui la bordaient au couchant ser-raient leur ombre sur leur fût comme des fem-mes qui ramassent leurs jupes autour de leurs

 jambes pour se protéger des flaques de chaleur et des éclaboussures de soleil.

Des bulles légères de gaz, comme des défauts

DE GQî riL A MARGOT

 pa?;?r!g^ers, venaient de temps à autre crever ensoupir de respiration pénible, en suivant, tellesdes traciiées pulmonaires, les grosses tig-es desr:<^nuphars qui ourlaient !e pourtour de leursfeuilles d'une dentelle fug'ace de rides, commes'ils eussent tenté traîtreusement d'aerrandir l'usure du miroir éternel de ce coin de ciel.

T'Iais presque aussitôt tout retombait dans la

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lourde torpeur que n'ngitait pas un fil de vent,eue n'égayait pas un chant d'oiseau et que ber-çait seule, dans les prairies fauchées, la canti-lène monotone des grillons.

Le peuple vert des grenouilles avait presquesuspendu dès l'aurore son concert : seules en-core, dans le matin, quelques solistes enragées,au'goître blanc, gonflant leur membrane tym-

 panique à fleur de peau, avaient lancé leur chantmonotone de croa, croax, corex, croex.

Mciis toutes maintenant restaient immobiles,figées sur les feuilles où l'engourdissement lesavait surprises, les yeux grands ouverts dansleur cercle d'or, respirant rinfini sans son^^er, muet-tes, ne daignant même pas jeter un coup d'œil

l'évasion de la mokt i55

aux imprudentes sauterelles qu'un saut étourdiet imprévu avait déposées parmi elles, ou auxmouches multicolores qui, comme dissoutes dansla vapeur, bombillaient autour de leurs asiles.

C'était pour elles l'heure de la i^rande paix etdu grand repos; elles partag-eaient la torpeur générale, elles participaient à la quiétude uni-verselle qui les endormait avec toute la vie et lesliait au reste de la création dans la confianceinconsciente que nul danger n'était proche,

qu'aucun ennemi n'était à craindre.

Quelques-unes s'étaient aventurées dans lesgrandes herbes de la rive, et, aplaties sur laterre humide que nulle vibration de pas nefaisait trembler, elles savouraient aussi, sanssavoir, la torpeur bienfaisante de la vie sus-

 pendue dans la joie.

i^

La mare stagnait, abrutie de soleil.La tête haute, les cuisses ramassées, î'échinecassée à angle obtus, le ventre replet, Rana,

l50 DE GOUPIL A MAHGOr 

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dans l'attitude hiératique où l'avait immobilisée i

Midi, reposait sur le socle d'une feuille flottantede nénuphar avec laquelle se confondait sa robeverte lamée d'or.

Rana avait déjà cinq ou six fois vu revenir lasaison où le sang peu à peu s'engourdit commesous la brûlure périodique de ce midi de ploiiib,et où une force mystérieuse la contraignait,avec toutes les commères, transies et mue' tes,à franchir la sombre forêt aquatique des alguesvertes qui garnissaient le centre de leur do-maine, pour chercher dans la couche marneusedes profondeurs l'asile d'hiver.

Cinq ou six fois, elle avait vu sa mare enva-hie avec les pluies d'automne par les hordesgrasses des grenouilles rousses, aux tempessombres, pèlerines de l'été, qui les délaissaientau printemps, après la saison de l'amour, pour courir les champs et les prés, en quête de sau-terelles et de vermisseaux.

l'évasion de la MOUT ï5'J

Sur la mare, le silence, comme à la veilled'une crise, bourdonnait plus lourd et plushaletant ; des signes imperceptibles semblaient

transpirer des choses, qui disaient que la vie,lentement^ par degrés, allait de nouveau toutressaisir et tout entraîner dans son courant.

Rana sur sa feuille eut un clignotement. Don-nait-elle par là, à la vie, le signal de recommen-cer — ou bien ce signal venait-il d'ailleurs, dela terre ou du ciel ? — Un vent tiède et léger rida imperceptiblement l'eau de îa mare, unoiseau siffla; le sol au lointain vibra de paslourds dont frissonnèrent les sœurs aventuréesdans les roseaux. La vie reprenait avec ses dan-gers et ses luttes sans qu'on pût préciser quel

ressort invisible, se déclanchant dans le mys-tère, l'avait tirée de la somnolence où elle s'étaitenlizée.

Une grosse sauterelle verte aux longuesantennes, telles des aigrettes coquettement re-

 jetées en arrière, aux cuisses charnues, tombales pattes repliées comme deux barres parallè-les autour de son corps. Ses ailes fines aux

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DE GOUPIL A MARGOT

nervures délicates comme de tendres feuillesn'étaient pas encore refermées que déjà Rana,détendant ses pattes de derrière, la gueuleouverte, l'engloutissait en retombant dans l'eauqui sembla ploj'^er sous elle ainsi qu'une cou-verture élastique.

La chasse recommençait.

Des insectes de couleur, des mouches tour-noyaient sur la mare avec un petit vrombisse-ment qui se mariait aux vibrations continuesdes couches d'air surchauffées se balançantau-dessus de l'eau.

Des « pflocs » consécutifs entre les roseauxindiquaient que la vie palpitait sur la mare, desvols d'oiseaux zébraient l'azur, des cris de fau-cheurs, des hennissements d'étalons sillonnaientla plaine, des pas lourds de bœufs ébranlaientla terre.

La conscience renaissait en Rana réveillée lors-

que, tout à coup, des chocs brusques, précipitéset consécutifs de compagnes plongeant dans l'eaul'immobilisèrent en lui annonçant un danger.

Quel danger? L'homme, le pas d'un bœuf?

L EVASION DE LA WORT l'JQ

Mais une espèce de sifflement dans les joncs,droit devant elle, la médusa subitement.

Laissant par derrière, parmi les lentilles ver-tes tapissant la mare en cet endroit, un sinistresiîlag-e, comme si l'eau même eût éprouvé unerépulsion invincible à le combler, une grandecouleuvre, entre les portiques des roseaux,dressa sa tête plate, ses yeux fixes plongés enelle intensément.

Alors, le malaise qui avait empêché la gre-nouille de suivre instinctivement le geste des

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compagnes s'enfla en un engourdissement stu" pide qui la paralysait sur l'eau, les pattes dederrière allongées en rames immobiles la sou-tenant malgré elle de leurs nageoires écartées.La couleuvre la fixait de ses yeux ronds et fixes,sûre de sa proie qu'elle ne quittait pas. Son col-lier de couleur claire changeait du jaune pâleà l'orangé sous l'influence de l'émotion violentequi l'emplissait; son dos et ses flancs verdâtrestranchaient à peine sur la couleur de la floremarécageuse que son ventre d'un noir bleuâ-tre frôlait en dessous.

l6o DE GOUPIL A MARGOT

La gueule était close encore. La bête sen?- blait immobile, mais insensiblement sa qi'^jueappuyée sur les herbes pous^.ait la tête, et lalarge gueule aux mâchoires libres, s'ouvrant len-tement, projetait en avant la fine langue bifidefrétillante.

Rana ne percevait plus rien de la vie. Elleétait séparée de son monde, retranchée de lasociété des compag-nes, extériorisée de son ma-rais qu'elle ne reconnaissait plus, tout entièresous l'emprise d'une volonté invincible qui laliait à elle et cassait ou plutôt rongeait tous lesautres liens avec les choses et avec la vie.

Elle voyait la gueule qui s'ouvrait comme un

gouffre où elle devrait s'engloutir. Quelquechose pesait sur elle aussi sûrement que la fa-îaillé de l'instinct qui la poussait, aux pluiesd'automne, vers la demeure hibernale. Mais riend'angoissant ne l'étreignait quand elle creusaitson caveau dans la vase de la mare, tandisqu'ici l'angoisse de l'inconnu et de la peur, sesuperposant àl'inévilable, la crispait douloureu-sement.

l'évasion de la mort i6i

La gueule s'ouvrait ; la distance diminuait,la volonté de l'autre pesait plus dure et plusimplacable, l'envahissait toute, disposait detous ses nerfs, commandait à tous ses muscles,et préparait tout son être pour le but auquelelle tendait.

Rana ne voyait plus que le trou de la gueule,maintenant larg-e ouverte, qu'un demi-pied à

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 peine séparait de sa tête, et ses cuisses se ras-semblaient sous son ventre.

Alors d'un seul coup, d'un seul bond, aussi précis et réglé qu'une trajectoire mathématique,elle se jeta la tète la première dans le gouffre.

La large gueule se fendit plus large encore,se dilatant progressivement. Rana ne sentait

 plus rien, tandis que son cœur vivace conti-nuait à battre et que les pattes de derrière écar-tées s'agitaient encore faiblement hors de l'a-

 bîme, comme un dernier adieu à la vie.

Une bave gluante et tiède l'enveloppait, unmouvement lent et irrésistible l'entraînait impi-toyablement vers des profondeurs.

Et tout se tut.

l6a DE GOUPIL A MARGOT

De la mort ainsi glissa sur elle, où plutôt cen'était pas encore de la mort, mais une vie pas-sive, presque négative, une vie suspendue, non

 pas dans la quiétude comme au soleil de midi,mais cristallisée, pour ainsi dire, dans l'angoisse,car quelque chose d'imperceptible, comme un

 point de conscience peut-être, vibrait encoreen elle pour la souffrance.

Puis il y eut un grand choc qu'elle ressentitvaguement au mouvement de ses pattes encorelibres, et par degrés, lentement, sans autrecause, l'angoisse de la volonté annihilée dimi-nua et s'évanouit pour ne plus laisser subsiste*que de la souffrance physique.

Le mouvement de déglutition qui l'entraînaitdons le gouffre noir s'était arrêté de lui-même,les parois du gouffre, l'œsophage de la couleu-vre étaient molles et sans ressort, les paites dederrière de Rana pendaient, la tirant par en basdoucement. Alors elle les secoua pour chercher 

un point d'appui : rien ne résistait, elle se sentitglisspr petit à petit sans se rendre bien comptede ce qui se passait, et, tout d'un coup, comme

l'évasion de la mort i63

si une force providentielle et inconnue l'eût tiréshors du g-ouffre, elle s'échappa lourdement de

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la g-aeule et dégringola dans le vide.

Pendant que la couleuvre, immobile sur lamare, déglutissait laborieusement sa proie, lesmâchoires horriblement dilatées, sans penser àsa sécurité, un grand oiseau de proie, une busegéante l'avait aperçue, lui avait fendu d'uncoup de bec la boîte crânienne et l'avait emportéedans ses serres pour la pâture de la soirée.

C'était ce choc qu'avait perçu vaguement Ra-na,se sentant dégagée de l'influence hypnotiquede la bêle enlevée, pliée en deux, la tête pen-dante, aux serres de l'oiseau; et c'était sa pro-

 pre pesanteur qui l'avait tirée par en bas, en lafaisant glisser sur les coussins gluants de lagueule de son ravisseur.

Et elle tombait, toutes pattes écartées, lour-dement, tandis que se perdait en un infini où

lG4 DE GOUPIL A MAUGOT

ses yeux ne pouvaient atteindre son sauveur inconnu qui s'évanouissait de son monde.

A peine réveillée de la léthargie qui l'avaitenvahie, elle ne se rendait pas compte de ce quise passait, quand un heurt violent de tout son

corps contre la terre sèche et craquelée l'aplatit brusquement, les pattes raidies dans la douleur,le ventre mou, écrasant les poumons dont l'air s'échappa avec un bruit de rot, tandis que l'in-testin et l'estomac s'étalaient en dehors de sagueule sur la langue large et charnue qui pivotasur sa charnière antérieure et fut crachée enavant, elle aussi, dans la violence du choc.

Lejourpassa, les heures se traînèrent. Ranaétait toujours immobile, on l'eût pu croireassommée si, peu à peu, au bout d'un tempsassez long, l'intestin, l'estomac et la langue, sous

l'influence de forces intérieures invisibles, n'é-taient rentrés d'eux-mêmes par la bouche pour reprendre leur place normale.

Lentement aussi, les poumons se remplirent ;Rana sembla se gonfler comme une baudruchedans laquelle le crépuscule aurait soufflé de la

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l'évasion de la mort i65

vie, et les paupières, allongées par la mort, sur- plombèrent de nouveau le cercle d'or de sonregard étonné. Elle eut un papillotement, sesyeux se fermèrent et les pattes se rassemblèrentinstinctivement sous son corps.

De nouveau elle perçut le monde extérieur :ses yeux virent, -ses membranes tympaniquesse tendirent, sa peau verruqueuse frémit. Ellelaissa les sensations l'imbiber, puis les chercha :elle regarda et écouta.

En haut la nuit était drapée comme chaquesoir avec ses larmes d'or pareilles aux yeux descompagnes, inaccessibles vers-luisants des présnoirs d'un paradis promis, mais il manquait àses habitudes le peuple des sœurs, les palais deroseaux et la bonne humidité coutumière dumarais.

Comment avait-elle bien pu faire pour déser-ter cet asile? Quelle poursuite endiablée de sau-terelles l'avait entraînée si loin? Que s'était-il

 passé ? Rien ne répondait. 11 fallait à tout prixretrouver l'élément essentiel de sa vie, la bonneeau tiède où elle s'ébattait avec aisance et avec

l66 DE GOUPIL A MARGOT

 joie. Autour d'elle, c'était des herbes inconnueset molles, au parfum mièvre; les grillons chan-taient, les vieilles perdrix chanterelles faisaientti-irouit, « paye tes dettes », roucoulaient lescailles.

Et tout à coup, par delà le taillis touffu desherbes odorantes, les tiges raides des graminéesd'où pendaient des grappes d'épis, les sombresombelles des carottes sauvages et des berces, lescolliers d'argent des grandes pâquerettes, elle

entendit au lointain la rumeur monotone duchant de ses sœurs.

Sans souvenirs, sans essayer de rattacher cesdeux branches de son existence cassées par l'a-venture, elle bondit à travers les touffes dansla direction des voix, s'arrêtant à chaque saut

 pour se diriger sans encombre et sans perte detemps.

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Elle sauta, sauta, vite, toujours plus vite,reprise dans l'orbe de la vie qui bruissait et l'en-traînait.

Bientôt se dressa devant elle le quadrilatèrede joncs qui bordait la mare au levant et qu'elle

L'tVASlON DE LA MORT 1 67

tourna pour arriver sous les saules, à la bergequi surplombait la surface de l'eau, trouée de

 petites têtes au goitre blanc.

Alors d'un saut magnifique et spontané, ellerentra dans son monde et dans sa vie et mêlasa voix à celle des compagnes qui chantaientsous le clair d'étoiles.

LA CAPTIVITÉ DE MARGOT

A mon frère Lucien.

ai

Radotante comme une aïeule en enfance qui

répète sans savoirlemême cri, monctone d'into-nation et vide de sens, saoule du matin au soir,inconsciente de la dignité sauvage que, prison-nière, elle avait su garder d'abord avec ses geô-liers, Margot la pie, ravalant pour le plaisir deshumains ses besoins et ses gestes, ne se faisait

 plus depuis longtemps les amères réflexions quiavaient tant attristé les premiers jours de sacaptivité.

Loin, bien loin maintenant la mer mouton-nante des frondaisons, les corridors de verdure,les chênes hospitaliers où s'ébattait jadis, parmi

les senteurs sylvestres, sa jeune liberté. Pour-quoi, après avoir échappé à la glu de la mare,au trébuchetde l'oiseleur, au plomb du bracon-nier, à l'appeau du chasseur, s'être fait prendreet finir ainsi I

DU. C.iCl".-^ A At4.."

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Un malin, à quelques coups d'ailes du nid,elle avait tout d'un coup pris conscience de savie en ne recevant plus du bec maternel la pâtéecoutumière d'insectes et de fruits. Aucune fibreen elle n'avait frémi de cet abandon, l'instinctfilial qui survit quelquefois chez certains ani-maux supérieurs à la période d'élevag'e n'exis-tait pas chez elle, car la sollicitude maternelleétait morte avec l'éveil de sa conscience. Elleressentit même pas l'espèce d'eiinui, né del'ignorance, qui étreint les êtres livrés pour la

 première fois à eux-mêmes, en face de tous les problèmes de l'existence. Un subconscient luidisait quelle ne devait pas craindre la vie. Laforêt s'ouvrait à elle comme un domaine, ruis-selante de couleurs, de lumières, de rumeurs,imprégnée de chaleur, crevant de provende. Elle ^n'avait qu'à y pénétrer, qu'à se laisser porter sur le flux de vie née avec elle et comme pour elle ;et, légère, insouciante, caquetante et jacassante

LA captivitl: de r.îARGOT 173

autour de ses sœurs qui, eHes aussi, prenaientleur place dans la forêt, elle s'abandonna joyeuseà la vie, contemplant son sort sous un angleheureux de jeunesse, de lumière et de fête.

Ses sœurs n'étaient pour elle que la société

familière aux mœurs connues, aux habitudescommunes, le point d'appui sur lequel sa vie

 personnelle, son ég-oïsme de bête pouvaient sereposer; leurs gestes, le critérium indispensable

 pour juger des autres habitants ailés qui han-taient comme elle les rameaux touffus des futaiesforestières. Elle conservait avec elles et avectoute sa gent cette solidarité de race, moinsaccentuée chez les sédentaires que chez les mi-grateurs qui sentent bien plus, eux, devant lamultiplicité des besoins, la nécessité de s'unir,de s'entraider et de se défendre mutuellement.

Elle n'aurait comme Tiécelin le corbeau portésecours à un compère en train de disputer à undangereux rapace la proie convoitée. Elle fai-sait partie des privilégiés de la forêt chez quiles instincts altruistes sont le moins développés,

 pour l'unique raison que les besoins, ces grands

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maîtres des sentiments et des mobiles, étaient pour elie moins impérieux et les dangers moins pressants.

 Ni les éperviers, ni les buses ne son^çeaient àfaire de Margot leur pâture, préférant aux aléasd'une course et d'une lutte pour un morceau si

 peu friand, la chasse aux passereaux inférieurs,aux gallinacés sauvages, à la chair délicate, etincapables de se soustraire autrement que par la fuite à leur attaque impérieuse et violente.

Elle n'avait pas à s'inquiéter outre mesure desa nourriture, car, peu délicate sur le choix des

 becquées, elle gobait indilieremment les insectes,les fruits, et n'hésilait même pas, l'occasion se

 présentant, à démolir ou à dévorer la couvéetardive d'un petit oiseau qu'elle assommait ouéloignait, à grands coups de bec, du nid où leretenait son instinct maternel.

Son plumage aux reflets changeants, son habitaux basques trop longues et comme étriquées,non plus que sa chair amère et coriace ne pou-vaient guère tenter les humains, et elle n'avaitréellement à craindre, m'us elle l'ignorait, que la

LA CAPTIViTE DE JlfAHCOT 17a

iantaisie meurtrière d'un chasseur désœuvré, en

mal du coup de fusil où essayer son adresse.

Aussi, peu jalouse de la provende qui abon-dait dans la forêt, conviait-elle par un jacasse-ment particulier, une sorte de roucoulement nondisgracieux et presque tendre, les sœurs enmaraude à venir partager au gros chêne de laclairière ou à l'aiisier de la tranchée la robuste

 platée de glands ou le délicat dessert de fruitsrouges et sucrés qu'elle avait découverts, etdont elles se gavaient toutes, à qui mieux mieux,en caquetant comme des hommes un peu ivresdevant les reliefs d'une plantureuse ripaiile.

Quelquefois, souvent même, elles accueillaientJacquot, le cousin geai, faraud, parant son ha-

 bit roux de passepoils bleus, qui s'en venait à

ur invite cogner du bec lui aussi et se dilater le

sier jusqu'à Tétouffement.

£1 tous les soirs, après la buvette en commun

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à la flaque du coin ou à la source du taillis, etles envols capricieux vers l'horizon, immobilesaux quatre coins du bois, elles répondaient àl'appel de l'ancêtre Margot, la vieille pie de la

17^ DK GOUPIL A MAHGOT

forêt qui les conviait à se rassembler dans lecliône ou dans le foyàrd qu'elle avait soigneuse-ment choisi pour la nuit, selon la lune, le temps,les vents ou autres accidents secondaires, et queson instinct de bête, augmenté de sa pré-voyance d'aïeule, lui avait fait élire entre tous.

Elles se reconnaissaient à petits cris joyeux,étouffés, presque attendris, sautant de brancheen branche, hésitantes, capricieuses, se querel-lant doucement pour une place qu'elles ne dési-raient pas, se bousculant, animant l'arbre toutentier dont les rameaux, les feuilles s'agitaient deleur mouvement perpétuel et semblait exhaler la

 joie de receler toute cette vie fourmillante etheureuse.

Puis, petit à petit, au fur et à mesure ques'enfonçait le soleil, que diminuait la lumièreet que planaient sur elles le mystère de la nuitet le danger d'attaques nocturnes, la rumeur s'assourdissait, se ponctuait de silences que netroublaient bientôt plus que de légers cris tom-

 bant çà et là de branche en branche comme un

 bonsoir tardif ou un appel au sommeil.

LA CAPTIVJTE DK MAKGOT XJ']

Des jours heureux avaient passé sous lesoieii;des jours de bavardage et de goinfrerie, dansles palais verts, compliqués et changeants destaillis, dans les pavillons clairs, soleilleux de lacoupe, à côté des geais lourdauds, des merlesdégagés et vifs, des corbeaux cyniques et mono-tones et des grives méprisantes ou peureuses.

Elle connaissait les arbres hospitaliers, lesravins abrités, les sources fraîches, les oiseauxamis, les rivaux et les ennemis.

Elle avait été très surpiige de voir des matinsentiers les geais passer sur sa forêt, s'abattanttous comme pour une pause prévue, une halteimmuable, à un même grand chêne aux bran-ches sèches, comme au point de répère d'une

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étape bien définie. Elle avait d'abord suivi les premiers, puis, voyant qu'ils dépassaient la forêtet s'enfonçaient vers le midi en longue chaînegrise, les avait abandonnés pour revenir à son

 point de départ, et huit jours entiers, amuséeet curieuse, elle avait escorté, durant leur pas-sage par son domaine, leur monotone et longdéfilé.

178 DE GOL'PiL A MARGOT

Où pouvaient-ils aller ainsi ? Quel ennemi puissant, quel rapace à l'appétit fantastique leschassait de la forêt natale en même temps queles cohortes silencieuses des ramiers et ces nua-ges gris de sansonnets, tournant comme desnuées d'orage avant de s'abattre sur les chau-mes herbeux ou sur des labours fraîchementretournéfl? Elle suivait leur manège avec ëton-nement, attentive au moindre spectacle nou-veau, au moindre cri inconnu.

La curiosité était le défaut de Bïargot, le pé-ché mignon de toutes ses sœurs agaces, qu'ellevoyait, comme elle, accourir au premier signalétranger à leur vie.

Elles avaient entouré de loin et peureusementGuerriot l'écureuil, franchissant sans ailes, de

 bonds fantastiques, les abîmes qui séparaientles arbres, grimpant tout droit avec une agilitéincornpréhensil)le, et assisté de haut aux fanfa-res des chiens courant le lièvre.

LA CAPTIVITE DE MARGOT I79

Les bruits les plus éclatants, les rumeurs les plus violentes n'effrayaient point Marg-ot. Elleavait entendu le coup de tonnerre qui avaitarrêté l'oreillard sans soupçonner sa prove-

nance ; elle avait suivi, curieuse, et sans y riencomprendre, les gestes de l'homme, rejetantà l'épaule son long ■tube fumant et d'une maintenant en l'air le lièvre mort que, de l'autre

I appuyée sur le bas-ventre, il faisait pisser selonla vieille habitude des chasseurs.

Seule, l'odeur de la poudre l'avait incommo-dée et comme induite en méfiance, mais elle

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était tout de même restée sur son « foyard )),à peine dissimulée, contemplant la scène, tandisque les merles s'étaient enfuis avec des sifi!e-ments aigus et que les corbeaux filaient au loinà tire-d'aile en poussant des croassements derappel significatifs.

Margot n'avait jamais éprouvé le danger de

! la présence de l'homme ; mais tout de même àvoir le lièvre inerte entre les mains de son vain-queur elle avait senti qu'elle devait se méfier de

i lui, bien qu'elle ne pût établir entre sa situa-

DE Gr;ri>!L A MARGOT

lion d'animal ailé, qui lui semblait inaccessi- ble aux étrangers terriens et celle du lièvre misà mort, de relation réelle et précise. Elle pensaitun peu comme Guerriot, qui devant l'hommeg-rimpe à l'arbre le plus prochain, s'y établitdans une fourche, et, le corps dissimulé, con-temple, se croyant provisoirement en sûreté,et attendant le geste menaçant devant lequel ildéguerpira, le braconnier qui l'ajuste paisible-ment et va le faire dégringoler de sa retraiteaérienne.

Mais il semblait vraiment qu'avec ces joursd'automne et le pèlerinage au loin des geais etdes ramiers, la providence qui lui avait rendu siaimables les premiers mois de sa vie dans laforêt avait disparu elle aussi.

Sans doute, la nourriture restait abondante etvariée, les ruisseaux épanchaient le même cris-tal frais, mais les premières gelées qui avaientsuivi les pluies torrentielles et persistantes desderniers jours de septembre, en la refroidissant,avaient comme endeuillé la forêt. La gent ailées'y faisait de moins en moins nombreuse, et

LA CAÎ-TIVITÉ DE MAR.GOT iHl

rhumidité qui s'évaporait sous les soleillées fa-gaces en brouillards frais et persistants la bar-dait comme une malade d'une ouate translucidede solitude et d'ennui. La toiture de feuilles secrevassait, jaunissait, s'écaillait petit à petit et

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laissait insidieusement filtrer sur les réfugiésdes rameaux, sur les hôtes familiers des bran-chages des filets de pluie qui délustraient les

 plumages et engourdissaient les ailes.

Les feuilles tombaient toutes, tantôt lente-ment, à regret, une à une les vesprées calmes,sans que rien, sinon leur couleur, laissât sup-

 poser leur chute prochaine, ou par rafales les jours de tramontane avec des crépitement s secset grêles qui faisaient sursauter dans leurs gîtesde ronces et fuir vers la plaine, entre les raisdes sillons gris comme eux, les vieux lièvresroux.

Il s'accumulait sur la forêt de la solitude, del'ennui, de l'angoisse, et tout ceci pesait à l'âmede Margot, aux âmes de ses sœurs, qui, avec lesoleil levant, après un rassemblement instinctif,un bref lustrage des olumes ébouriffées par la

l'di DE GOI.lMi. A !iî\K(jOr 

 brume de la nuit, prenaient leur voî vers le soieilet s'égrenaient comme une semence épandue àla volée par les doigts du malin, au hasard deshaies qui bordaient les prairies de la combe oude la plaine. Elles y venaient chercher des fruilsque la forêt leur eût facilement fourni, mais

qu'elles préféraient quérir ailleurs.

Et comme si les éléments n'eussent pas suffià brouiller sa vie, à attrister ses jours, voici queles choses, elles aussi, semblaient prendre àtâche de devenir leurs complices et de se liguer contre sa g-ent.

Un beau soir, à l'heure où le soleil du cré- puscule faisait cuivroyer la surface polie d'une petite mare ombrag-ée d'un saule, elle avait, le bec empâté encore de baies sucrées décrochéesaux haies, rejoint vivement ses compagnes qui

s'y abattaient toutes un instant avant de rega-gner l'asile de nuit choisi par l'aïeule.

Or, voici que, tout d'un coup, une des soeursvoulant s'enlever n'avait pu prendre son essor,et une autre de même et une troisième aussi.

Les pattes nerveuses repliées sur elles-mêmes.

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LA CAPTIVITÉ DE MA.KGOT l83

se redressant en vain pour l'élan, refusaient dequitter le sol et d'exécuter le saut nécessaire

 pour prendre l'envol, car ce n'est pas immédia-tement de terre que les ailes s'éploient pour lavolée. Elles étaient là, aussi empêchées que leshirondelles aux pattes trop courtes, naufragéessur des grèves de boue.

Gomme si une force invincible les eût clouées,elles restaient les pieds rivés, immobiles, battantdes ailes et criant de détresse. Et Margot sedemandait curieusement ce qu'elles avaient 1 Avec

 bien des peines, les prisonnières réussissaientlentement à soulever une patte exténuée par l'effort, au bout de laquelle tenait, fixée à tousles ongles, comme une corde flexible qui s'éti-rait doucement sans se rompre^ puis demeuraitainsi, s'allongeant ou se raccourcissant selonle mouvement de la patte, tandis que l'autre

 jambe restait immobile sous l'étreinte gluantequi la maintenait par en bas. Et si elles voulaientà son tour soulever cette autre patte, il fallait,

 pour donner à l'effort la force suffisante, reposer la première et se river de nouveau au sol.

DE GOCPI!. A :ja'.\GOT

Trois étaient prises ainsi, celles qui, arrivéesles premières, avaient choisi les places les pluscommodes pour boire à même l'eau de la mare.Les autres, parmi lesquelles Margot, avaient étécontraintes à se percher sur de grosses pierresqui n'y étaient pas les jours précédents, et fai-saient autour de l'eau, sauf à l'endroit où sedébattaient les sœurs captives, comme un collier ou un rempart.

Elles étaient obligées, pour atteindre la sur-face de la mare, de s'accroupir et de se pen-

cher en avant, en tendant le cou, au risque detomber et de se noyer parmi ces cables ver-dâtres de mousse qui dissimulaient un fondvaseux et traître.

Suspendant cette laborieuse déglutition del'eau puisée à petits coups, elle essayaient envain de comprendre le mal qui subitement venaitd'atteindre leurs compagnes. En vain elles vole-taient au-dessus et alentour ; les autres conti-

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nuaient à piailler éperdûment en levant alter-nativement les pattes comme si elles avaient étéatteintes d'une folie subite.

LA CAPTIVITE DE r.SARGOT

r85

Le soleil à l'occident s'enfonçait derrière unéperon pourpre de nuage. C'était l'heure de dé-serter la plaine solitaire et de regagner les bois.L'aïeule au loin rappelait. Et une à une, lente-ment, comme à regret Margot et les sœurs libresavaient pris leur essor, abandonnant là les pri-sonnières, qui, les voyant partir, agitaient plusviolemment les pattes et battaient l'air de leursailes inutiles dans un désespoir de cris, assour-dissant à entendre.

Sans doute elles narrèrent l'aventure à l'aïeule.Mais quand l'aube reparut et qu'elles revinrentà la mare, elles ne trouvèrent plus là que des

 plumes brisées et quelques os rongés qui attes-taient un drame nocturne mystérieux et terri-

 ble.

Aussi, pour Margot et pour toutes les pies, la

mare fut désormais maudite et jamais plus,même aux jours brûlants d'été, elles ne devaientaccepter l'invite miroitante de sa fraîcheur pour y tremper leur bec et y lustrer leurs plumes.

DE GOUl'IL A MAUGOT

D'autres jours suivirent avec leurs cortègesd'ennuis et de revers, car, malgré tout, dimi-

nuait maintenant la pro vende. Les fruits mûrstombaient et pourrissaient sur le sol, les insec-tes mouraient ou s'abritaient sous la casaquechaude des écorces des arbres ; les récoltesdevenaient des glanes et les repues de frugalescollations.

Mais, dociles à l'instinct, malgré l'ëgoïsme con-servateur de l'individu, dominait tout de mômeen elles, comme un besoin supérieur et subcons-

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cient, le souci de conserver la vie de la race; etinvinciblement, comme si quelque démon mal-faisant de caquetage les eût poussées, quandl'une d'elles découvrait la pâture, le cri de rallie-ment lui sortait de lagorge et faisait rappliquer des quatre coins de l'horizon les commères éper-dues, avec qui elle se disputait ensuite violem-ment à coups de bec la parcimonieuse portionsur laquelle toutes se précipitaient avidement.

LA CAPTIVITÉ DB MARGOT 187

C'était une heure indécise d'une après-midi brumeuse. Aux écoules sur la branche dépouil-lée d'un « foyard » où elle se reposait de quêtesinfructueuses, Margot scrutait l'espace de sonœi! inquisiteur et vif, quand, d'un fourré encoretouffu, sous un chêne plus résistant, elle entenditle cri de ralliement de sa gent et y réponditaussitôt.

S'élevant en l'air au-dessus du lacis semi-squelettique des futaies, elle aperçut au loin deuxautres ag^aces qui convergeaient à tire d'ailevers le rendez-vous signalé, et y porta son volelle aussi.

Bientôt l'odeur de la poudre, comme au jour de la mort de Lièvre, incommoda ses narines,car elle fît de peu de cas du tonnerre éclatant quil'avait précédé, ignorant tout de ses causes et

de ses résultats, et les bruits l'incommodant, ensomme, beaucoup moins que les odeurs.

Elle continua son chemin, et, plus dense et plus incommodante, accompagnée d'un nouvelébranlement tonnant, l'odeur de la poudremonta dans l'air. Rien ne l'arrêtait. Elle arrivait

l88 DE GOUPIL A MARGOT

elle aussi, après les sœurs plus habiles, quandun nouveau coup de feu déchira l'espace, illumi-nant sinistrement le sous-bois et qu'à ses oreiLles des sifflements aigus, accompagnés d'un cin-glement atroce au poitrail, lui firent, dans uncri plaintif, virer de l'aile et s'enfuir au loin.

Et presque aussitôt, se superposant inconsciem-ment, la vision de jadis et celle-ci se dressèrent

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en elle; l'homme tenant toujours ce long tubefumant, et s'élançant pour ramasser à terre lecadavre inerte d'une compagne assassinée.

Son sang, qu'elle n'avait jamais, vu coulaiten gouttes rouges comme les baies blettes dessorbiers sur le gilet bigarré de ses plumes quis'agglutinaient pour un pansement naturel etspontané. Un plomb lui avait traversé leschairs, et, sans mettre sa vie en péril, lui avaitappris par là que l'homme était un danger. Maisque pouvait bien faire, auprès de l'assassin, lasœur traîtresse qui les attirait dans le piège ?Du même endroit le signal d'invite venaittoujours ; c'était une vesprce calme de fin d'au-tomne ; pas un fil d'air ne frôlait la foret où les

LA CAPTIVITE DH MAUr.OT

dernières feuilles, à rextrémité des rameauxmenus, se seraient, agitées comme des mainsdifformes pour un adieu triste ; le son s'enfon-çait dans les lointains et de temps à autre lemême bruit sinistre déchirait l'espace. Des pies,des g-eais, les grives attardées, les derniers mer-les tombaient dans l'embuscade ; seuls les vieuxsédentaires, pleins d'expérience et de prudence,et les savants corbeaux à l'oreille exercée nes'y méprenaient point, sachant fort bien discer-

ner la voix de l'oiseau de son captieux simula-cre, l'appeau traître du chasseur.

Elle commençait ainsi à recevoir les duresleçons de la vie ayant à lutter simuitanémentcontre la triple coalition des éléments, de la

faim et de l'homme.

Ah, l'homme ! elle le redoutait tant mainte-nant, armé ou non, car moins sag'ace que les

corbeaux et les vieilles commères ailées, elle nedistinguait point encore le dangereux bracon-

igO DE GOUPIL A MAIVGOT

nier à l'arme assassine du vulgaire quidam à

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l'inoffensif bâton. Elle les fuyait tous, encoreque la curiosité, sa passion dominante, dût luifaire souvent courir les risques de rencontres

 périlleuses pour satisfaire à ses impétueusesexigences.

 N'était-ce pas un de ces derniers jours, enso-leillés encore qui rendent plus amère par leur 

 beauté diaphane d'arricre-saison la perspectivede l'hiver levant, qu'elle avait cédé autant audésir de voir qu'à celui d'écraser sous la raille-rie et les coups de bec un héréditaire ennemi :chouette, ^rand-duc ou hibou, un hideux rapacenocturne, égaré, perdu, naufragé dans la lu-mière.

Ah! la belle ruée des oiseaux de jour contrecet ennemi commun jetant sinistrement auxéchos des alentours ses lugubres appels dedétresse.

Tous se précipitaient pour le voir, batîantde l'aile, ouvrant des yeux fous qui ne voyaient

 point et incapable de répondre aux furieuxassauts de bec des ennemis. Il y avait un bruis-

LA CAPTIVITE DE MAKGOT I9I

sèment féroce d'ailes hétérogènes et cinglantesdepuis le crépitement léger des petits rouges-gorges, aux tui-tui colorés, sortis de leurs

troncs d'arbres, jusqu'au ronflement sourd, pro-longé en rumeur des grands corbeaux voraces,qui, les griffes tendues, semblaient palpiter dedésir à la pensée d'une chair à déchiqueter sousle pic solide de leurs becs.

Mais brusquement le cercle des oiseaux noirss'élargit. Il y eut sur leur ligne de bataille unflotlemenl. Sur un coua particulier de l'und'eux, la bande disciplinée, docile au signal ouà l'ordre donné, s'abattit sur des chênes à quel-que cent mètres du lieu d'appel, et, commeMargot elle aussi arrivait pour prendre part à

la curée commune, un oiseau tomba sous le plomb meurtrier du chasseur pendant que l'air retentissait du tonnerre bien connu, que décidé-ment les corbeaux battaient en retraite et quecontinuaient à tourner autour du nocturne arti-ficielles imprudents oiseaux qui tombaient àchaque coup sous les plombs de l'homme.

Elle avait échappé au danger.

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102 DE GOUPIL A MAUGOT

La neig-e tomba, une poudrée légère dans ledésœuvrement plat d'une soirée d'hiver, cou-vranL !e sol d'un drap mince, troué aux endroitslinmides, et précisant dans l'aube du réveil,comme d'un coup de crayon lumineux, la joliesseténue des dessins des rameaux.

Margot ne trouvant rien à manger partit rôder autour du village, derrière les haies des vergerset les murs d'enclos, pour chercher parmi lesreliefs abandonnés par les humains la pâtée dece jour. Sous l'abri des haies oii la neige n'avait

 pu atteindre des plaques de terre apparaissaient.Elle s'y précipita, lorgnant de côté les maisonsfermées, aux portes closes barricadées devant lefroid ennemi.

Un morceau de chair odorait bon parmi l'é-micttement des mottes d'une taupinière. La

 bonne aventure ! Et, vlan! un coup de bec pour le déjeuner du malin. Mais comme une répliqueinstantanée, aussitôt qu'elle eut touché ce boutde lard, traîtreusement enfilé dans une invisible

LA CAPTIVlTli DE Î.IArtGOT

lAJÎ

tige de fer, deux gifles formidables, la souffle-tanl de ciiaque côté du cou, l'étourdirent subite-ment en la retenant prisonnière.

Combien de temps passa-t-elle ainsi ?

Elle fut réveillée par un bruit sourd et unébranlement du sol sur lequel elle gisait. Là-basse dressait une formidable silhouette.

Alors elle se vit prisonnière, comprit le piège,l'amorce et s'arc-boutant violemment sur ses

 pattes, tirant de tous ses muscles, allongeant latôle el le bec dans le prolongement du cou, elleréussit à se dégager des deux cercles de métalqui la maintenaient. Au nez ahuri de l'homme

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qui accourait ellepritson vol, dédaignantle boutde lard devenu pourtant inoffensif, et s'enfonçaavec des cris de peur dans l'horizon éblouissantde neige que faisait fondre peu à peu le tièdesoleil de midi.

Elle venait encore de l'échapper belle et se promit bien d'être plus circonspecte à l'avenir,et de ne se jeter dans une aventure que lorsquel'exemple de ses sœurs l'aurait dûment avertiequ'elle n'y courrait aucun danger.

IQ4

:l a mai; GOT

Mais vraiment ce malin d'hiver où la g-elëe blanche scintillait de feux varicolores au soleillevant, où la plaine flamboyait comme la surfaced'un immense diamant aux innombrables facet-tes, ou rien de près ni de loin ne pouvait fairesoupçonner de piègeel d'ennemi, comment n'au-rait-elle pas, comme toutes ses compagnes d'ail-leurs, accouru à l'appel de détresse d'une sœur souffrante.

C'était peut-être comme au crépuscule de

 jadis, près de la mare maudite ; mais là, il n'yavait point d'eau ; nul arbre ne se dressait ;seule, au loin, derrière un épaulement de ter-rain, une fumée bleuâtre montait calme et droitedans le froid sec du matin.

Comme au bord de la mare, en effet, sansque rien lui pût faire deviner la cause d'unetelle souffrance ou d'une telle délresse, une

 pie, le dos acculé contre une planche assez large,comme pour se protéger de l'humidilé de la

LA c.vrrn iTÉ de margot igS

terre, agitait frénétiquement en l'air ses deux pauvres pattes en piaillant désespérément.

Et de tous côtés à ia fois, de sa forêt et des bois voisins, la gent de caquet vain accourait aurappel, moins pour porter secours à la compa-gne en péril que pour contempler le curieux

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spectacle qu'elle pouvait offrir à leur curiositédésœuvrée.

Les ailes fixées à la planche par deux dou- bles pointes invisibles qui lui causaient uneaîroce souffrance qu'ag-g-ravait encore l'horreur de sa position les pattes et le ventre en l'air, la

 prisonnière, en proie à un vertige fou, commesi l'espace tout entier eût chaviré sur elle, lecôté droit de la tête battant contre la paroi dela planche, sondait de son seul œil ouvert,agrandi par la souffrance et par l'effroi, l'abîmeiniini du ciel céruléen que ses sœurs emplis-saient de leurs cris et de leurs tournoiements.

Peu à peu elles s'approchèrent de la captive,volant de plus en plus bas, et se posèrent enfintoutes autour d'elle, sautant curieusement, ten-dant le cou, allongeant le bec, et raccourcissant

Hj'ô DE GOUPIL A MAUGOT

 progressivement le diamètre du cercle qui lesséparait de l'objet de leur curiosité. BientôtMar^^ot, plus excitée que les autres, oublieusede sa résolution passée, et ne soupçonnant rien,

 passa, repassa et sauta par-dessus la criardedont les griffes des pattes se tordaient, s'ou-vraient, se fermaient frénétiquement, commecherchant un point d'appui où s'agripper pour reprendre la station droite.

Les autres pies approchaient aussi. Nulle nVcomprenait rien et autour de la malheureuse,c'était un caquet indéfinissable et énervant decommères, un entremêlement de corps, un enla-cem.ent de gestes, de sauts de côté inquisiteurs,et de coups d'œil ahuris.

Mais tout d'un coup, passant à portée desgriffes de la captive et se penchant sur elle

 pour mieux voir et mieux juger, Margot futsaisie violemment au cou par les pattes de l'au-tre, qui se cramponna à elle de toute la force de

ses nerfs surexcités intensément par le déses- poir. Un autre cri, un cri étranglé et aigu, lesien, répondit au cri de la prisonnière et Ie;:riï 

LA CAPTIVITÉ DE MAUGOT I97

râles se mêlèrent en une cacophonie étrangedont les autres restèrent immobiles d'étonne-

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ment et silencieuses d'effroi.

Margot à tout prix voulut se faire lâcher, etcomme ses râles étaient impuissants à décider la première à se dessaisir de ce grêle et mou-vant point d'appui, il y eut entre les deux,sous les yeux ahuris de la tribu, un duel étrangeet sinistre.

Les griffes de la prisonnière serrent à l'étouf-fer le cou de Margot, qui tire en arrière detoutes ses forces pour lui faire lâcher prise ; envain. Ses pattes raidies par la colère et par ledanger piétinent la terre gelée, et elle glisse ettombe allongée sur le poitrail de la compagne ;mais elle se redresse aussitôt, furieusementagressive, et cherche de son bec à demi perclusà lui percer la poitrine ou à lui crever les yeux.Elle ramène ses pattes libres dont elle enfonceles griffes dans le ventre de l'autre, en se reje-tant en arrière dans l'attitude de l'effort le plusviolent ; elle la piétine avec rage, mais l'autre,comme insensible à ses coups, roidie par une

igS IL>E «îOCPIL A MAIlGOT

idée fixe, serre toujours sa griffe de plus en plus fortement.

Margot s'étrangle, son œil devient rouge,son bec s'ouvre frénétiquement pour aspirer 

l'air qui manque à ses poumons, son cœur saute convulsivement, tandis qu'autour d'ellecaquette et jacasse de nouveau la gent amuséemaintenant de cette lutte farouche.

Les piaillements s'élèvent plus aigus, plus précipités, plus étranglés des combattantes,arrivées au paroxysme de la haine dans la dé-fense réciproque de leur existence, quand, toutà coup, avec le déchirement d'air brusque desailes qui prennent leur envol, un lourd silencetombe comme un ruissel de solitude sur lesdeux combattantes.

Un ennemi commun vient sans doute d'ap- paraître à l'horizon, et instinctivement, sans leconnaître, pressentant l'homme, mais sans ces-ser de lutter avec rage contre son ennemie,Margot comprend qu'il faut l'éviter et se taire.Cependant l'autre continue de piailler de toutesa gorge, et bientôt surgit, distinct et brutal

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LA CAPTIVITÉ DE MARGOT 199

malgré l'éloignement, le danjjer appréhendé.Au loin, grandissant par degrés, énorme, mons-trueux, l'humain approche, vingt fois plus hautque Margot, masse horrible, fantastique, dontles pas ébranlent le sol qui s'écrase en motte-lettes, et font sur son passage destructeur unlarge sillon sombre entreles berges rutilantesdesdiamants évanescents de rosée, scintillant auxdoigts fluets des herbes rases du gazon dégarni.

Il vient effrayant, rauque, soufilant comme unvolcan son haleine chaude qui fume dans l'air glacé du matin, tel le tuyau de la cheminée dela chaumière ou la meule sylvestre du charbon-nier de la coupe.

Il a sans doute un air effrayant, car Margotse ressouvenant des dangers anciens, oublie ladouleur de son cou meurtri dans le choc formi-dable de frayeur qui l'emplit toute à sa vue.Ah ! le corps étiré de l'oreillard, la chute inertedes sœurs sous le plomb cinglant : c'est undanger semblable qui la menace, et, sans com-

 prendre la mort, elle la sent venir dans ce paslourd qui s'avance vers elle.

DE GOUl'IL A MARGOT

Ses plumes ébourifTées, son œil fou lui don-nant sans doute un aspect étrange, car l'homme,en la fixant de ses yeux froids, pousse un éclatde voix sonore, un rire terrible qui l'ag-ite touLentier et centuple encore la frajeurdont elle estsaisie.

Alors il se baisse et dans une poig-ne rugueuse,étau formidable autrement puissant encore quales g-riffes qui la retiennent, elle se sent prendreles pattes, perd l'équilibre et reste suspendue

au-dessus du corps de l'ennemie, serrée violem-ment aux deux extrémités par les griffes hai-neuses de l'une et la pince chaude et implacablede l'autre.

Un cri qui est déjà un râle s'échappe de sagorge. Elle croit que c'est l'instant fatale et, dansle désarroi précurseur de la mort, laisse pendrecomme deux rames mortes ses ailes inutiles.

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Mais, tout d'un coup, elle sent se desserrer la griffe geôlière sous un pouce musculeux quis'introduit contre sa chair comme un levier tout

 puissant. Elle respire enfin, elle n'est pas morte,sa tète est dégagée, son cou est libre. Elle n'est

LA CAPTIVITE DZ MA!\GOT

 plus maintenant prisonnière que de l'homme seulqui la tient par les pattes en la reg-ardant de cetœil fascinant, rond, fixe, lui montrant ce sou-rire insolent du vainqueur auquel elle ne com-

 prend rien, sinon que sa situation est terrible etqu'elle ne reverra jamais sa forêt.

Alors, dans le sentiment violent de la conser-vation, elle essaie de lutter contre son geôlier, etde son bec conique aussitôt s'escrime de toutesses forces sur les poings qui la maintiennent.

Mais les poings du bi-aconnier sont durscomme les fûts des vieux chênes sous l'écorcedesquels courent les insectes en été, et il répondà ses attaques furibondes et impuissantes par des éclats de rire sonores qui lui font redoubler encore les coups de bec dans l'énergie exacerbéede l'instinct conservateur.

Alors comme s'il en était fatigué ou qu'il

eût prévu ce manège, l'homme ouvre la portegrillée d'une grande cage qu'il a apportée aveclui et qu'il avait posée à terre, y jette brusque-ment Margot et referme aussitôt la prison.

Se précipiter contre les barreaux, s'escrimer 

vs. GOUPIL A 5J.\nr;nT

du bec et des pattes, des ongles et des ailes, pour rompre cette muraille métallique qui lagarde, passer les pattes au dehors, se battre latête aux barreaux, Margot essaie de tout, maistous ses efforts sont vains; rien ne bouge, rienne fléchit, rien ne plie.

Et, ironique, au-dessus de sa tête, la maincynique et terrible, invulnérable et hors de sa

 portée, balance par un crochet la prison mobile

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qui la transporte vers l'inconnu et vers la mort.

Les bruits les plus divers elles plus inatten-jdus purent bien frapper son ouïe inattentive, elle]n'y prit garde. Elle était dominée par une seuleidée, s'enfuir: elle était occupée d'un seul but,"rompre ou desserrer le fer des barreaux, et |quand elle se vit entourée d'une haie fantastique,d'humains elle ne sut jamais comment et avecquelle rapidité subite avait pu grandir et sef multiplier cette horde formidable d'ennemis. |

Elle était incapable de les distinguer; ils se

2-3

ressemblaient tous malgré leurs tailles difi'éren-tes, leurs physionomies diverses et leurs cos-tumes variés. Ils avaient tous pour elle la mêmeodeur, ils frayaient avec son bourreau et serésumaient en une seule idée s'intensifîant :l'ennemi, le danger, la mort.

Le cercle des ennemis se mouvait avec elle;il en sortait des tempêtes de cris, de rires, de

 paroles, effrayantes pour Marg'ot, qui, ne com- prenant rien au caquetage de ces gens, et chez

qui, tout puissant, subsistait seul Tinslinct deconservation, estimait en une généralisation

 brusque que ces cris, se rapportant à elle, ne pouvaient signifier que le désir et la volontéde la mettre à mort pour jouir de sa chair :ainsi avait-elle vu faire jadis aux voraces cor-

 beaux, s'abattant dans un tumulte fantastiquede cris sur une charogne à demi décomposée de

 bête, et sur un lièvre blessé, cerné, achevé àcoups de bec et dévoré sur place. Il en était sansdoute ainsi pour elle, et tout cri, parole ou rire,échappé d'une gorge humaine, faisait plus fort

 battre, sous son habit noir et blanc aux longues

204 DE GOUPIL A MARGOT

 basques, son cœur chaud d'oiseau jeune ausang vif.

Tout d'un coup, parmi un chaos confus, untumulte violent d'odeurs étrangères, lourdes et

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chaudes, il se fît nuit autour d'elle, et ses yeuxnoirs, aux pupilles excessivement dilatées par Fhorreur, furent comme blessés d'un choc deténèbre.

Pendant quelques instants elle demeura ahu-rie sous le double effet combiné de ce délugemalodorant et de cette obscurité sinistre; puis

 peu à peu elle s'accoutuma. Ce n'était pas la té-nèbre de la nuit, c'était le demi-jour, sale et grisde la cuisine villageoise, de la pièce quelconqued'une maison rustique devenue auberge par l'ambition rabougrie d'un paysan, rentré de laville avec quelques sous et que la nécessité d'unedistribution mal comprise oblige à transformer en salle de débit.

Au centre, se dressait un robuste pilier de pierre avec de rustiques crochets en fer forgé,scellés à même dans la masse, aussi vieux quela bâtisse, auxquels pendaient des essuie-mains

LA CAPTIVITE DE MAKGOT

douteux; dans deux coins, des tables basses oùtraînaient des verres à moitié vides, embués devapeur, et d'un autre côté l'obèse poêle de fonte,au court tuyau, au nombril rouge, où un grandfeu de bois, clairant vif, répandait par toute la

 pièce une chaleur rance. Enfin, dans le fond,du même côté que la porte, montait le tujé,immense cheminée villageoise, de quatre mètrescarrés de surface à la base, s'effdant en hauten tronc de pyramide, s'ouvrant et se fer-mant par deux planches articulées, formant sur le faîte une toiture mobile qui se manœuvraitdu dedans au moyen d'une longue corde dechanvre, durcie et noirâtre, pendant près de lagueule d'un four de campagne où l'on cuisait le

 pain. Le pilier arc-boutait deux pleins-cintres perpendiculaires l'un à l'autre qui soutenaientÎ3S deux parois intérieures du tuyé, les murs de

la maison en formaient les deux autres.

Tendues transversalement, de fortes perches,sèches, noires et dures, supportaient des jam-

 bons racornis, des alignements de saucisses,tandis qu'aux parois se faisant face deux gros

i3

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DE (ioUii;, A MARGOT

crochets de fer, encastrés dans la maçonnerie,soutenaient deux immenses bandes de lard,demi-manteaux d'un corps de porc, saigné ré-cemment, et sous lesquels flambait doucementun feu parfumé de branches de genévriers.

Et au centre de tout ceci, rouge et grasse, parmi ses cuivres rutilants, sa vaisselle clique-tante sur un évier s'épanchant dans la cour,l'hôtesse, et, comme des satellites, l'hôte et deuxenfants, un petit garçon et une fillette qui allaientdevenir, à la suite d'une brève transaction, lesmaîtres de Margot.

Brusquement la cage fut jetée sur une table, àcôté de verres sales où se voyait encore l'em-

 preinte crasseuse des doigts des ivrognes, etcinq ou six personnages l'entourèrent aussituL

li y eut de grands gestes de bras et de mainsqui frappaient l'une dans l'autre, et que, pluseffrayée que jamais, comme si elle eût assistéaux préparatifs de son supplice, Margot suivaitde ses prunelles affolées, dilatées par l'horreur.Il y eut de petits doigts qui passèrent au traversdes barreaux de la prison, et qui peut-être se

LA CAPTIVITK DE M.IRGOT

201

voulaient apprivoiseurs et caressants, mais quisemblaient à Margot gros de menaces et la firentse jeter tout contre la paroi opposée de la cage,se demandant si elle ne menacerait ou ne frap-

 perait pas à coups de bec ces griffes ennemies, plus frêles que les siennes, et dépouryues de pointes offensives.

Mais la peur fut la plus forte : il y avait autour d'elle un tel tintamarre de verres qui se cho-quent, de têtes qui se renversent, de cous qui segonflent, de bras qui s'agitent, de liquides quis'engloutissent!

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Ah ! cent fois, mille fois plus redoutables queles épervi^rs et les busards ces ennemis géants,aux ruses multiples qui auraient épuisé d'uneseule lampée la flaque d'eau limpide conservé©

 par le pas d'un bœuf dans le terrain humide etmarneux du sous-bois, et dont une seule bouchéel'eût fait disparaître tout entière dans l'immenseréservoir du ventre.

Et puis toutes ces choses qu'elle ne connaissait pas, qui lui semblaient hostiles : les couteauxaffilés, éblouissants, dont elle voyait la lame si

Dr. GOUPII. A MAUGOT

mince, comj)Iic8 de l'homme, fendre en deuxsans effort ies grosses miches de pain, les cui-vres résonnant au moindre heurt, et sur la paroid'un mur, accroché à un clou, le tuyau métalli-que bien connu, le fusil qu'elle avait vu jadisentre les mains de l'assassin de Lièvre et dessœurs imprudentes.

Mais, plus que tout cela encore, ce qui l'ef-frayait, c'était les masses épouvantables de cesgens qui vaquaient par la pièce ; ils semblaientmonter du mystère et s'élancer dans l'espace ;c'était ce plafond énorme, fermé de toutes paris,qui pesait sur elle de toute sa masse et dont elle

appréhendait obscurément la chute; enfin unesensation d'écrasement qui l'affolait et lui faisaitsoit rentrer la tête dans le cou à chaque balance-ment des choses décrochées de la muraille, soitse musser dans le coin le plus reculé de sa cageau moindre mouvement de va et vient des hom-mes qui l'entouraient.

Malgré tout, dans ce désarroi moral sans nomoù l'avait jetée l'aventure, elle éprouvait unesorte de satisfaction relative à sentir entre elle

L\ CAPTIVITE UL M ,:-.GOT 209

et ses bourreaux la fragile palissade des lig'es defer. D'hostile, la cage devenait alliée et protec-trice, car Margot ne pouvait attribuer la trêvedont elle jouissait qu'à l'impuissance où se trou-vaient ses ennemis d'exécuter leurs desseins.

Elle (levait vite revenir de celte opinion, mais,

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en attendant, incapable de se rendre compte dela résistance que les barreaux pouvaient offrir àune attaque inopinée, elle se sentait dans leur sein protégée d'un écrasement qu'elle eût cruinévitable sans leur rempart ajouré.

Toute la journée se passa aiasi en mortellesinquiétudes, en transes continuelles, au milieud'un défilé incessant d'ennemis qui répétaienttous le même geste, porter à la bouche le verrerempli, comme pour indiquer à Margot, dans unlangage d'un symbole accessible, la destinée quila guettait.

Pourtant, nul ne lui fit de mal. Les plus mé-chants se contentèrent de tourner la cage, ce quicausait à la pie des frayeurs indicibles, car ellene pouvait deviner la cause précise de ce trera-

 bleuîent de sa maison. C'était sans doute une

i3.

DC cOijriL A

atlaîjiie à son asile, mais quelle attaque ? — Elelle croyait que c'était les murs qui touinoyaieiU,les iiommes qui couraient, les tables qui se dies-saient, les casseroles, les meubles qui se met-taient en branle pour l'engloutir et la broyer 

dans leur tourbillon criard el désordonné.

Enfin l'obscurité se fît. Brisée par la fatig-ue, par l'émotion et par la faim, la prisonnière, ha- biluée à reposer plus tôt, ferma malgré tout ses paupières. Un vent frais d'air sur ses yeux leslui ni rouvrir subitement; une main sombre pla-nait sur elle qui la frôla et disparut avec un bruitsec de ressort qui clique. La porte de la cageavait été de nouveau ouverte par l'ennemi; ellen'était pas en sûreté dans sa palissade de bar-reaux. Et, la tête ballottante, elle agitait avec sesderu ières ressources d'énergie flageolante cette

idée horrible, quand un jour factice, d'abord rou-geâtie et fumeux, sembla trouer la pénombre, puis éclata en rayonnements vifs avec de grandsîlots de lumière crue et des pans d'ombre vio-lents qui faisaient des gouffres mystérieux oùs'agitaient confusément des vies larvaires.

LA CAPTIVITE DE MAI'.GOT

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Les paupières de Margot, inhabituées, se fer-mèrent violemment sous cette clarté de lampescomme des rideaux insuffisants, une cretonnede chair mince à travers laquelle passait de laterreur filtrée par l'ang-oisse de sa premièrevision, et dans un cauchemar aussi lon^ quedura la veillée elle eut la sensation confuse etatroce de forces tourbillonnantes, s'ag-itant au-tour d'elle, contre lesquelles elle était absolu-ment impuissante à se défendre.

Puis ce fut tout de même la nuit et le silenceet le sommeil. Ce sommeil fut un repos. Ce nefut pas sans doute la douce béatitude des nuitsd'été, à l'abri des vertes toitures élastiques, dansle voisinage pressenti des compagnes. Mais Mar-got ne faisait pas non plus partie des animauxsupérieurs chez qui l'inslinct conservateur, plusfort que le besoin de repos, fait veiller longtempsla bête, face à face avec le danger, attendant ladéfaillance dont elle profitera pour reconquérir la liberté perdue; elle dormit donc et se reposa.

Eveillée avec l'aube, alors que tout reposaitencore dans la maison; elle vit les choses sortir 

DE GOUPIL A MARGOT

Je:ilement de l'ombre; elle put les contempler iiicrles, mortes au mur ou sur le sol, et faireentre celles-là qui ne se mouvaient pas et leshumains qui s'agitaient une première classifica-tion ; les premières n'étaient pas des ennemies,elles avaient une vie semblable à celles de saforêl, les vivants seuls étaient à redouter.

Après ce premier et long' examen où la curie- ;site presque toujour"s l'emporta sar la frayeur,et aussi naturellement que si elle eût été dans

sa forêt, sans songer d'où pouvait lui venir celte provende inattendue, elle attaqua indifféremmentles graines connues qui traînaient dans sa cage,et d'autres choses inconnues, des friandises odo-rantes et tentantes : gâteaux, biscuits, sucre,qu'une main providentielle avait emprisonnéesentre les barreaux.

Sur une petite tasse, pleine d'eau tiédie oùsurnageaient des poussières complexes, elle

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aplatit son cou presque horizontalement, ouvritle bec au niveau du liquide, l'y plongea toutentier en l'entr'ouvrant selon un angle très aigu,

 puis releva vivement la tôte pour déglutir l'eau

LA CAPTIVITÉ DE MAKGOT 2l3

ainsi puisée, dans un renversement du cou et unredressement du bec qui semblaient une contem-

 plation du plafond ou une extase mystique, etelle recommença plusieurs fois de suite ; ainsi

 buvait-elle jadis aux flaques fraîches perduesaux combes marneuses des sous-bois de liberté.

Alors dans la semi-tranquiîliié des besoins primordiaux presque satisfaits s'associa dans sonesprit cette première idée que les êtres bruyantset terribles qui Tentouraient n'en voulaient peut-être pas à sa vie, puisque seuls ils avaient pu,forçant la retraite et sans lui faire de mal, luidonner la nourriture dont elle avait besoin.Toutefois, craignant un piège ou une reprise,

 peut-être même une fuite de cette provende pri-sonnière au fer de ses barreaux, elle se hâta dedévorer tout ce qu'il en restait en entendantdans retable voisine le clairon criard des coqscl des aboiements de chien.

Elle connaissait les seconds, qui ne l'inquié-taient que médiocrement, n'ayant jamais eu àsouffrir ni à se méfier de ces braillards à quatre

 pattes dont le nez, même dans leurs courses les

21 4 DE GOUPIL A MARGOT

 plus folles et leurs enthousiasmes les plus fréné-tiques, ne quittait jamais le sol et dédaignaitTespace aérien où se passait sa vie; mais elleappréhendait beaucoup le tintamarre des pre-miers qu'elle ignorait complètement. Et de nou-veau la saisit l'angoisse de l'inconnu, quand,

 bientôt, des voix humaines avec des heurts et des

chocs sourds retentirent derrière les murs quilimitaient la pièce.

Bientôt, dans un tumulte sabotant de pas pressés, l'homme parut. Pour Margot c'étaitencore l'ennemi, le semblable de celui qui l'avaitcapturée, car, même dans la suite, quand elleconnut particulièrement tous ses hôtes, elle ne

 put jamais établir quel était celui qui l'avaittransplantée du champ de givre, où elle râlait

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aux giilTcs de la compagne, à cette maison tristeet enfumée.

Elle le regarda de côté, curieuse et défiante,le bec tendu, prête à la défense, et l'autre, envoyant qu'elle avait dévoré ses provisions, poussaune exclamation de gaîté sur le sens de laqnellese méprit la prisonnière, car les plumes de son

LA CAPTIVITÉ DE MAUGOT 2l5

COU se hérissèrent et son œil noir, en s'agran-dissant, brilla plus intensément.

Alors l'ennemi resema du grain dans la cageet mit de nouvelles sucreries entre les barreaux,tandis que Margot, ahurie et enflant son aile,reculait vers le côté opposé, le bec fixé vers lui*

Puis il se mit à sa besogne, et, tout en vaquant,le balai à la main, aux soins de propreté de lacuisine, du coin de l'œil il surveillait la pie, pour voir si elle ne toucherait pas aux friandises qu'illui avait renouvelées. Margot n'y songeait guère;elle voyait des nuages de poussière s'élever ets'enfuir devant le balai de l'homme qui la guet-tait; elle sentait peser sur elle la question de sesregards louches; elle se croyait le but de sesefforts et de son travail et faisait des rechei-che?louables pour déduire logiquement, des faits etgestes qu'elle lui voyait accomplir, l'idée qui pût

se rattacher à son sort.

Deux idées directrices se combattaient danssa cervelle : lès mouvements et les bruits del'homme lui étaient-ils favorables ou hostiles ?ou, pour être plus précis^, car les deux idées qui

2i6 riK onuPH^ A M\nr.OT

la hantaient étaient bien définies et nettes,rhomrae vouîait-il la remettre en liberté ou la

iaer; car Margot ne songeait pas qu'il pût y avoir entre les deux de solution moyenne, n'ayant jamais vu de captif et n'en ayant jamais fait.

Son séjour en cage lui paraissait donc unesituation passagère, mitoyenne, une sorte destation avant d'être rendue à la liberté premièreou mise à mort.

Et aussitôt l'espoir lui vint que l'homme la

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remettrait en liberté puisque, déjà longtemps, ill'avait laissée tranquille et lui avait même donnéla provende, dont manquaient là-bas, par laforêt dénudée, les sœurs libres et maigres.

A ce moment la porte de la chambre tournade nouveau, et la femme fît son entrée, La ques-tion se compliquait, les regards de Margot se

 portèrent alors alternativement de l'homme à lafemme, cherchant à distinguer ces deux êlrcijde même structure, qui lui paraissaient identi-ques, et rechercher si elle devait plus se défier du premier que du second.

Son odorat et son ouïe, son odorat surtout,

LA CAPTIVITE DE MARGOT 217

lui firent augurer favorablement de la bénig-nilédu deuxième, car la femme ne sentait pas letabac et, encore que sa voix fût désagréable etcriarde, elle se rapprochait un peu, par le tim-

 bre, de celle des êtres de sa gent, moins rudeet moins rauque que. celle du mâle. Mais, quandles enfants parurent, ce fut à leur taille plusrapprochée de celle du niveau de la table qu'elleles jugea différents des premiers. Elle n'était pasobligée de lever le bec pour suivre leurs yeux etelle n'avait pas à craindre qu'ils tombassent sur elle pour l'écraser.

Ce fut ainsi qu'elle commença à connaître lesêtres et les choses domestiques. Les enfantsvinrent pépier autour de sa cage, l'appelant devocables adoucis et caresseurs qu'elle écoutait lecou tourné de côté avec une allure féiiiiiiiiieun peu coquette, lui passant à travers les bar-reaux de petits morceaux de biscuit et de gùteau,auxquels, de temps à autre, elle donnait uncoup de bec rude et précipité, qui faisait cas-cader le rire dans leur gorge, à son grand éba-hissemeut.

.;8 TE GOUPlI. A UARGOt

Mais commeils ne cherchèrent pas à lui fairede maî, pas plus d'ailleurs que les autres hu"snains qui, dans la journée, vinrent s'asseoir àtable, choquer le verre, crier et rire et se se-couer, elle eut vite confiance en les gens de lamaison, et, vers la fin de la journée, acceptait

 presque toutes les friandises qu'on lui tendait à

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Sfavers les barreaux. Gavée depuis le matin, elleles touchait à peine pour y goûter, et les lais-iaait retomber au pied de l'écuelle où tiédissaitson eau, les mettant peut-être en réserve par on ne sait quel instinct qui ne s'était jamaismanifesté dans ses heures de liberté et qui nais-sait sans doute de l'inquiétude sourde, de l'irré- ]duclible méfiance envers l'homme, écloscs avecla captivité.

Plusieurs jours consécutifs ce fut ainsi, une ^^accoutumance lente et calme aux êtres et auxjchoses, dans l'attente d'une délivrance qu'elleespérait toujours prochaine et dont elle manifestait le désir en cognant à coups de bec au

 barreaux de sa prison.

£lle connaissait maintenant tous les habitaii

LA. CAPTIVITE DE MARGOT 2iy

du logis; elle avait appris à distinguer les enfantsà leur odeur particulière, à leur costume aussi,et se livrait à chacun d'eux selon le degré deconfiance qu'il lui avait inspiré, moins par sesintentions personnelles à son ég^ard que par ses attributs particuliers : odeur, voix, vêtement,gestes, taille. Elle se fiait plus à son instinctqu'aux apparences. Elle préférait la petite fille,

 plus douce, et sa mère, aupetitgarçon turbulentet vif, et surtout à son père, à l'org-ane toni-

truant, puant le tabac par tous les trous de sontricot et soufflant une fumée qui l'empestait,

 plus désagréable encore que celle dont ses nari-nes avaient été offusquées le jour où son sang

 perla rouge aux mailles touffues de son giiet bigarré.

Elle attendait inlassablement sa délivrance àlaquelle elle croyait de toute la force de sonamour de îa vie, décuplée de la confiance lente-ment acquise en ceux qui l'entouraient.

DE GOCPIL A UAUGOT

Elle vécut bientôt dans une sorte de fièvrequi lui faisait interpréter dans un seul sens etdéformer, selon le besoin créé par son désir, lesactes les plus ordinaires qu'elle voyait accom-

 plir, ceux même auxquels elle s'était déjà habi-

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tuée et dont elle avait saisiia sij^nification. L'ins-tinct de liberté, bouillant en elle, dominant tout,renversait les associations d'idées qui auraientdû être stables. D'un autre côté, les geôliers,interprétant en résignation à son sort cettevivacité inaccoutumée, cette légèreté sautillante,ce babillage frénétique, songeaient à réaliser enfin leur désir, et à donner à la vie de Margotet à sa situation dans la famille sa position défi-r.itive.

Il y avait donc un malentendu, une incompré-hension réciproque, créant un état extrêmementdangereux pour la captive, qui précipitait sansle vouloir un dénouement fatal.

C'était une après-midi morose de fin d'hiver,

LA CAPTIVITÉ DE MARGOT

un temps de dégel qui confinait tout le mondeà la maison, dans la paix somnolente des cham-

 bres chaudes, tandis qu'au dehors le paysag^e sedénudait, sale, gris, cinglé de pluie, fouaillé devent, et semblant tituber de spleen comme univrogne qui reprend sa marche après avoir dor-mi dans les fossés du chemin.

Il y avait de l'ennui qui cernait la maison, qui

assiégeait les êtres, qui filtrait au travers desmurs : l'angoisse des changements de saisonrésonnant en coups sourds aux cœurs des hu-mains, et que Margot égayait de ses sauts sacca-dés et de son babil fiévreux, ce qui décida sesmaîtres à agir.

Bientôt, une main qu'elle jugea libératriceouvrit la porte de la cage, et déjà Margot so

 précipitait sur l'ouverture, quand cette main,comme celle du braconnier de jadis, étendit toutegrande sur elle la menace de sa quintuple pincede chair musculeuse et perfide.

Margot battit en retraite au fond de la cage,mais la main l'y suivit, volontaire et terrible,et bientôt elle plana sur son corps comme un

DK GOUPIL. A MAnOOr 

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oiseau de proie qui va fondre sur sa pâture. Letemps de lever le bec et de lavoir et elle s'abat-tit en ciTet; brutale et pui:-;sante, l'entourantcomme une sangle épaisse, lui serrant le poi-trail et le dos, et l'attirant au dehors mal:5ré sarésistance dans une cascade de l'eau du bolrenversé et un basculement de la cage qui s'é-croulait sur le sol.

Mais alors Margot, de grands coups d'ailesimpétueux et brusques, de coups de bec et decoups de grifTes, simultanés et violents, se fitlâcher par l'homme, et, prenant son vol d'unrapide coup d'aile, se précipita vers la lumièreet vers la liberté.

Un choc violent, une meurtrissure au bec,une blessure au poitrail, et elle s'abattit sur unévier humide, parmi un tintamarre fantastiquede vaisselle renversée ou cassée pendant que lamain, plus rude et plus brutale, s'abattait denouveau sur elle et la serrait frénétiquement.

Margot ne savait pas ce que c'était que lafenêtre et les vitres transparentes qui dressaientun obstacle infranchissable et traître entre le

LA CAPÎIVIT2 DE MARGOT 223

 jour libre et la prison. Elle s'était précipitée

contre le verre qui avait résisté au choc, et, dansrélonnement d'un pareil résultat, laissant ployer ses ailes, elle s'était abattue lourdement.

Maintenant, l'homme furieux la tenait, laserrant violemment comme pour l'étouffer, etMarg-Qt, comprenant qu'on lui refusait la liberté,crut que sa dernière heure était venue.

Elle se débattait de toutes ses forces, essayantde griffer de ses pattes les mains solides qui l'em-

 prisonnaient, mais elle se rendait bien compteque ses efforts, comme jadis dans la plaine fatale,

seraient vains, et elle frémit de toutes ses plumesquand elle vit luire, aux mains de la femme,des ciseaux brillants qui s'ouvraient comme un

 bec éclatant et perfide et se refermaient avec unsifflement sinistre.

Ce bec allait la dévorer.

Elle fut retournée, comprimée, immobiliséedans des mains anonymes et presque aussitôt

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elle sentit au croupion une douleur atroce,comme si, prises dans un engrenage implacable,les grandes plumes rectrices de sa queue, le gou-

224 ^^ GOUPIL A MARGOT

vernail sûr de son vol, eussent tourné dans leursalvéoles avant de s'arracher.

Puis ce fut aux rémiçres: successivement ellesentit s'eng-ourdir, sous d'effroyables pince-ments, son aile droite et son aile g-auche, puiselle entendit des crissements secs, accompagnésd'un petit bruit crépitant de choses lég^ères quitombent.

En même temps, à demi étouffée par la poignede l'homme, elle râlait lugubrement comme une

 poule saignée, dans les derniers sursauts del'ag'onie. Elle attendait le coup final, sans sedouter de ce qu'il serait, sans savoir, dans l'an-goisse indicible d'une douleur plus aig-uë encoreque celle qu'elle veuiùl d'éprouver.

Et voilà que, brusquement, sans savoir pour-quoi, bien que fut toujours vive la douleur des

 plumes secouées dans sa chair, l'étreinte se des-serra, et elle se trouva posée, ahurie, sur uncoin de table, entourée du rire ironique et

g-ouailleur, qu'elle ne comprenait pas du reste,des gens de la maison et des hôtes passagersdu cabaret.

LA CAPTIVITE DE MARGOT

Alors, sans se rendre compte de ce qui s'é-lail passé, elle bondit en éployant ses ailes pour filer de nouveau et quand même, à tire- d'aile,

vers la fenêtre ; mais ses ailes impuissantes, aucontraire de l'accident de la mare, ne la soulevè-reriLpas; elle retomba lourdement sur la table,aux éclats de rire plus violents de ceux quil'entouraient.

En vain, et pendant long-temps, battit-elle sesdeux moignons rognés, son corps ne se soule-vait plus. Seules, ses pattes, restées solides,exécutaient le saut préliminaire, qui, si gracieux

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d'habitude, était ridicule et grotesque, et la pauvre mutilée agitait en vain sa tête, ses pattes,son corps, son cou, comme si elle essayait unedanse douloureusement risible, sans autre résul-tat que de provoquer un déchaînement régulier et criard de rires exaspérants.

Alors elle se rendit compte que quelque choseétait changé, qu'un abîme venait d'être creuséentre elle et la liberté, qu'elle ne pourrait plusni voler, ni s'enfuir, qu'elle était irrémédiable-ment captive, et comme si un violent désespoir 

aaG DE Goui'îL a MAnoor 

se fût emparé d'elle, elle s'enfuit vers sa cagefermée où elle ne put rentrer, tourna autour, se

 bloUlt derrière contre les barreaux, enfouit satête sous son aile rognée, et refusa obstinément,de manger, de boire et de boug^er pendant toutle reste du jour.

Les gens autour d'elle défilaient comme desvisiteurs auprès d'un malade, s'enquérant, par-lant gravement. Indifférente, abîmée dans sadouleur, elle les laissait passer et dire sansautre geste qu'un hérissement frissonnant etcomme frileux des plumes marquant avec la viequ'un immense désespoir de bête agitait là ce

 pauvre corps désemparé et mutilé.

Mais chez Marg'ot, jeune encore, les sensationsétaient fugaces, les sentiments à fleur de cer-velle, et après le sommeil de la nuit, car elledormit mnlgré tout, elle avait non pas oubliécomplètement son sort et sa captivité, mais

LA. CAPTIVITE DE MARGOT 22^

dilué en partie son désespoir dans le besoin de

l'appétit à satisfaire et le souci de la sécurité.Elle mangea donc aux g-âteaux et aux friandisesqu'on lui présenta ; elle but dans la tasse l'eaufraîche qu'on lui versa et, de table en table, dechambre en charobre, promena, en sautillant,une douleur qu'abolissait progressivement lacuriosité incongrue dont elle était affligée.

Elle examina tout avec un soin qu'on eût ditméticuleux : mais qui pourrait être sûr de savoir 

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sous l'angle de quels besoins elle jugeait deschoses? 11 y avait certainement celles qu'on

 pouvait manger,puis les objets brillants qui l'at-tiraient, par un sentiment instinctif de malsaineet irrésistible curiosité, enfin la plus grande par-tie qui ne l'intéressaient que par leur nouveautéet vaguement, selon l'instant, la place qu'ilsoccupaient et l'utilité toute spéciale qu'elle entirait momentanément.

Elle affectionna bientôt particulièrement latable d'où lui tombaient les bons morceaux, latable où brillaient les couverts de métal, l'acier des couteaux, les couleurs vives et chaudes des

Ul'.d DE f;(^UPn. A MAnGOT

vins et des liqueurs, les reflets de lumière auxventres des soupières.

Pep.dant les repas, elle tournait autour desconvives, le cou tendu de côté, la tête penchéeobliquement pour suivre les mouvements qu'ilsfaisaient, et écouter si l'un d'eux ne la convierait

 pas à recevoir le relief attendu. Elle avait as-semblé assez vile à l'idée déplaisir sensuel^c'est-à-dire de mangeaille, les deux syllabes de sonnom, Marg-ot, et quand elles retentissaient, onla voyait, la tcte tournée, fixer avec une rig-ou-

reuse exactitude, selon une perpendiculaire àson trou auditif, la direction de celui qui l'appe-lait et y sauter et y courir, les moignons éten-dus pour faciliter sa course et accélérer sonallure.

Elle était là autour, avec le chien Mirant,qu'elle ne craig^nait pas beaucoup, le chat Mitis,aux allures doucereuses, aux oreilles extrême-ment mobiles, aux narines palpitantes, à laqueue perpétuellement en mouvement, dont elleredoutait la g'riffe acérée, encore qu'il y edtentre les deux un pacte de tolérance tacite, con-

LA CAPTIVITE DE MARGOT

du à la suite d'une violente querelle, où ilsavaient appris mutuellement à respecter l'un,les griffes de l'autre, le second le bec solide de

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la première.

Alors les jours commencèrent à défiler mono-tones et g-ris parmi l'abondance d'une nourri-ture savoureuse et variée, tandis que la grandedouleur désespérée du début s'en allait peu à

 peu, sous la double influence déprimante de lachaleur lourde, étourdissante de l'intérieur enfu-mé et des digestions laborieuses d'un perpétuelfestin.

Le dehors, la rue, le soleil lui étaient encoreinterdits, mais elle les avait presque oubliés, etseul, un instinct sommeillant lui faisait encore,à chaque réveil, battre des moignons comme

 pour l'essai d'un vol interdit et l'espoir d'uneliberté perdue.

Elle connaissait les coins paisibles de la cui-sine, le retrait derrière le poêle auprès du cen-drier de pierre, sous la gueule du four où l'oncuisait le pain; elle savait les endroits d'où elle

 pouvait narguer Mitis et ae^acer Mirant sans

aSo DE GOUPIL A MARGOT

craindre la griffe du premier et la dent dusecond.

D'ailleurs ses ag-acerîes avec Miraut ne dé- passaient jamais la limite des plaisanteries per-

mises entre bons camarades . Celui-ci, lors deleur première rencontre, l'avait flairée long-ue-ment, la bousculant même un peu du museauavec des frémissements de mufle, qui, pour quel-qu'un d'averti, décelaient des nuances d'impres-sions très délicates. Sur quoi il s'était fait un

 jugement et un sentiment: quelque chose commeune indifférente ou plutôt une passive pitié pour cet être sauvage, prisonnier, déchu, pas même

 bon à manger et parfaitement incapable de luinuire.

Miraut, en tant que chien courant, n'affec-

tionnait que la chasse du gibier à poil, ou, fautede mieux, comme pis-aller, une pointe en coupsde gueule sur un piétement frais de perdrix etde cailles. Quant aux grives, merles, pies ouautres oiseaux des bois, fil ce n'était pas dignede son nez.

Aussi maintenant, qunnd un excès d'ennui ou

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LA cspjr.iTE i>:: ?.fvnnoT

un débordement de bonne humeur se manifes-taient chez Marg-ot, elle allait furtivement par derrière saisir dans son bec le bout de la queuedu chien qu'elle pinçait léi^èrement, puis s'en-fuyait en sautant et revenait, tandis que Miraut,

 pas très ennuyé au fond, ni fâché, lui tournaitobliquement un gros œil rond, poussait ungrognement, ou d'un geste brusque la menaçaitde sa dent, sans jamais lui faire le moindremal, aiusi qu'il agissait d'ailleurs avec les enfantsauxquels il élail habitué.

Margot ne se permettait pas de ces plaisante-ries avec Milis, et si par* hasard un conflit sur-gissait pour l'attribution d'un morceau, elle bat-tait prudemment en retraite après avoir dûmentenvoyé, pour la satisfaction de son amour- pro-

 pre, quelques bons coups de bec à son ennemi.

Elle appréhendait beaucoup les buveurs dontles grosses mains l'effrayaient, et, en général,n'aimait pas qu'on 1 empoignât, car, chaquesemaine d'abord, chaque quinzaine plus tard,l'homme recommençait avec les ciseaux, dans lacrainte d'une évasion problémalique, la pre-

DR GOL'INL A MARGOT

mière opération qui avait définitivement fermé àMargot le chemin des airs. Aussi, quand elle îevoyait saisir le bec de métal brillant qui sifflait,commençait-elle à se cacher partout où elle secroyait introuvable ou inaccessible : sous lesmeubles, dans les coins obscurs et étroits, jus-que dans le sommier à ressort du lit oii, pour Talleindre, il avait fallu bousculer la literie etcréer par toute la pièce un désordre fantasti-

que, un remue-ménag-e impossible.

C'avait été ensuite une poursuite éperdue dansla maison, car, se voyant découverte et sur le

 point d'être saisie, Marg-ot avait cherché son salutdans la fuite et ce ne fut qu'après un quartd'heure d'une course désordonnée qu'à bout deforces, le cœur sautant, elle s'était laissé saisir 

 parla fillette dont elle escomptait moins de bru-talité et plus de pitié. Mais la petite l'avait dû

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remettre à l'homme, et ce jour-là, comme lesautres, Margot subit son sort : l'opération dou-loureuse et offensante des ailes raccourcies.

LA CAPTIVITÉ DE MARGOT a33

Cependant le printemps venait. Par les fenê-tres, le soleil, forçant les voiles de buées, entraitdans les pièces de la maison, faisant danser autour de ses rayons des sarabandes de poussiè-res, illuminant les vieux cadres dans lesquelss'empourpraient des chromographies violentes,

 jouant avec les surfaces polies, se reposant com- plaisamment aux ventres des bouteilles, aux panses des soupières qui luisaient comme des joues rebondies d'ivrogne enluminées par le vin.

Ce jour-là, Margot fut plus vive, plus sautil-lante, plus fiévreuse; souvent elle sauta jusqu'àla fenêtre, tâtant du bec sans y rien comprendreles vitres rigides et respirant par tous les porescette chaleur naturelle dont elle était sevréedepuis si longtemps.

Elle n'avait jamais osé sortir par la porte, car chaque fois qu'une poussée violente Tébranlaitdans un bruit sourd, s'encadrait en même temps,dans son chambranle la face, pour elle rébarba-

234 I5E GOUPIL A MARGOT

tive, d'un client dont elle se défiait toujours etdo'M elle craignait la masse pesante, s'ébranlant,en faisant trembler sur leurs étagères les lasses,les verres et les bouteilles dans un tintementéLoufîé et comme peureux.

Peut-être que les choses avaient peur aussi, puisqu'elles murmuraient et frissonnaient lors-que l'humain s'approchait en martelant le sol de

ses gros souliers garnis de clous.

C'était par la fenêtre qu'elle voulait sortir; unmidi de mai ensoleillé elle lui fut enfin ouverte.

Quand elle fut sur le rebord extérieur, chan-geant brusquement d'atmosphère, passant de lalourdeur maladive et empuantie de la cuisine àla pureté et à la fraîcheur printanières, elleéprouva une sensation analogue à celle qu'elle

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avait ressentie jadis en s'engoufFrant dans lamaison.

Déshabituée de la lumière, de l'air vif, do l'es- pace infini où elle voguait jadis, elle eut, en yrentrant, un éblouissement, une peur instiiictivede revoir un monde oublié, lointain, presqueétransfer.

Ul CAPTIVITE DE MAHCOT

Mais cette sensation ne dura pas ! Tout au fondde son coeur restait trop vivace l'amour des espa-ces et l'instinct sauvage, c'est-à-dire l'instinctde viviC sa norme au milieu des semblables etnon parmi des étrangers.

Une réminiscence-venue des tréfonds de l'être,comme une grande vague d'équinoxe sauvage,

 balaya tout le passé, et ses ailes frémissantess'ouvrirent largement pour l'essor et la fuite versla forêt.

Lourde elle retomba sur le sol, étourdie duchoc qu'elle n'avait pu prévoir, se souvenant desa situation que Tenthousiasme grisant lui avaitfait oublier, et sentant sourdre en elle un déses-

 poir immense contre lequel elle voulait lutter. Laforêt était au loin, dans la direction du soleil;

elle le sentait intensément; elle y irait tout demême, courant sur ses pattes, battant des moi-gnons et serait libre. Et elle partit !

Mais elle n'avait pas fait dix sauts que le brou-haha de la rue et le mouvement fantastique desmasses l'épouvantaient. Des animaux qu'ellen'avait jamais vus de près ni d'en bas, des che-

236 IJE GOUPIL A MARGOT

vaux et des bœufs, traînant derrière eux des fra-cas assourdissants de ferraille, se mouvaient,criaient, menaçaient; des hommes aux gestescinglants, aux cris aigus, les accompagnaient ;des gamins lançant des cailloux convergeaientvers elle en hurlant : partout il y avait danger,menace d'écrasement et de mort. Le cercle sanscesse renouvelé qui lui barrait la route était

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infranchissable, la mort l'y guettait, les gaminslui jetaient des pierres qu'elle évitait à grand'

 peiae, et se rapprochaient; il fallait au plus vite battre en retraite vers la sécurité. Ce fat unedouleur atroce pour elle; elle rentra, et, morne,désespérée, courut se cacher sous la gueule dufour, près du cendrier où elle resta tout le jour,immobile et aussi désolée que l'après-midi où lemaître lui avait rogné les ailes.

Avec le sommeil pourtant s'assoupit la dou-leur, et le lendemain, attirée par une invincibleforce, elle revint se percher dans l'embrasure dela croisée, défiante et résignée, observant avecsoin le champ de liberté restreint dans lequelelle pourrait, à l'avenir, évoluer sans péril.

LA CAPTIVITÉ DK MARGOT 287

L'entrée de la maison ne donnait pas direc-tement sur la rue; une petite ruelle, comme unlarg'e sentier, resserrée par deux bâtiments, etentre les cailloux de laquelle se dressaient destouffes d'herbe fine et robuste, y conduisait. Maisdevant la porte, entre la maison et un vaste han-gar ouvert à tous les vents sauf du côté qui fai-sait face à l'entrée, s'étendait une cour assezgrande, à peine sablée, givrée d'herbe rase par endroits et barrée au nord par un gigantesquefumier, suintant un sang brunâtre, dégouttantdans des rigoles noires qui l'entouraient comme

les fossés d'un ancien château féodal.

Sous la fenêtre où elle était, un gros tronc à peine équarri, équilibré sur trois pieds rustiques,serrait entre ses fibres comme une minusculecroix byzantine l'enclume à chapeler les faux;elle y sauta pour gagner sans encombre le sol,et ne voyant pas dans cette première aventurede danger immédiat.

Alors, elle évolua avec soin par toute la cour et le hangar, sondant les trous, retournant les

 petites planches, remuant les cailloux, puis sau-

DE GOUPIL A MARGOT

tant par bonds successifs pour arriver à se per-cher sur une échelle de voiture, atin de pouvoir contempler d'assez haut et de points de vue

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divers et variés, le paysage où elle aurait à vivreses jours, et se familiariser le plus vite possibleavec les choses qu'il fallait se concilier.

Mitis, assis sur le seuil de bois, usé au milieu par le baiser claquant des sabots, par la mor-sure des gros clous de brodequins, les oreilleshorizontales, épiant sans en avoir l'air les bruitsde l'intérieur, la regardait faire avec indiffé-rence.

Le clairon du coq l'effraya tout d'abord au point de la faire se cacher derrière les tas de boisdu hangar; mais voyant, au bout d'un certaintemps, qu'elle n'était pas poursuivie, elle sortit,et, ayant reconnu la cause de ce vain tintamarre,elle demeura quelques instants tout étonnéequ'un oiseau si petit pût pousser des cris sicompliqués et si perçants.

Elle l'examina longtemps, croyant à une fu-misterie ou à une traîtrise comme l'appeau duchasseur ou le grand-duc articulé. Elle tourna

LA C.'a'TlVITB DS MARGOT Zof)

autour de Chantecîair, qui, grave, la crête en ci-mier, les barbillons écarlates au vent, la regar-ciail d'un œil indifférent, comme n'appartenant

 point à son sérail.

Quand elle se fut bien rendu compte qu'il étaitréel et vivant, elle demeura un peu ahurie, et

 pendant longtemps elle ne s'en approcha qa'^a-vec appréhension coinrae d'un être bizarre eténigmalique.

Ce ne fut que plus tard, quand elle eut bienobservé ses gestes et compris sa vie, qu'elle l'en-globa dans la même dédaigneuse colère dont elleenveloppait les êtres de sa gent.

Elle vécut dès lors moitié dans la cour, moitiédans la maison, se promenant, farfouillant, ob-

servant ce qui se passait au dehors, clignant del'œil vers la rue, cherchant gravement sous les petits morceaux de bois, se perchant aussi hautque possible et guettant les moineaux qui l'aga-çaient par un sentiment complexe et un peutrouble de jalousie indéfinie à les voir voleter librement, et de mépris à les sentir, de bon gré,s'approcher de l'homme. Elle cherchait à les

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*40 DE GOUPIL A MAI\GOT

assommer en leur flanquant de grands coups de bec, mais les autres ne s'y frottaient point et s'ilsne craignaient guère les poules, ils l'évitaientavec soin.

Elle n'osait trop se risquer avec Chanteclair, niavec les çi'élinesqui lui paraissaient de taille à sou"tenir ses querelles; d'ailleurs, elle les voyait pri-sonnières de l'homme, et n'avait pas encore à cemoment contre cette race, comme contre les moi-neaux, des mobiles de haine nettement précisés.

Mais au fur et à mesure que le soleil devenait plus chaud, l'air plus odorant, que les arbresverdissaient, quelque chose comme une vaguesaoulerie montait en elle, la troublait, et semanifesta bientôt par d'inexplicables colères con-tre les poules qu'elle voyait se rouler dans la

 poussière, égratigner le fumier et s'enfuir devantle coq. Qu'est-ce donc qui pouvait susciter enelle cette haine froide et grandissante? Les pou-les n'étaient pas libres et ne lui disputaient pascomme Mitis les reliefs friands tombés de la ta-

 ble desmaîtres. Non!... Elle les laissait cependanttranquilles, se contentant de les regarder de tra-

LÀ CAPTIVITÉ DE MARGOT i^i

vers quand, un matin, subitement, cette haine prit corps et accusa nettement ses mobiles obs-curs et inconscients .

Comme chez tous les oiseaux des bois, commeen presque toutes les bêtes le renouveau chantaitdans les veines de Marg-ot et fouettait son jeunesang. Si elle eût joui de la liberté, elle eût goûtécomme ses sœurs agaces sur les branches desfutaies ou sous les arceaux de feuilles les joiesd'un écrasement total sous d'amoureuses che-vauchées ; elle eût suscité des convoitises demâles, des combats à coups de bec et subi le

vainqueur, heureuse, dans l'équilibre instable del'accointement sur une branche fleurie.

Elle n'avait jamais éprouvé en elle cette sen-sation voluptueuse qui fait rechercher la présencedu mâle, pépier d'amour pour l'appeler, et, sanssouvenirs précis, sans exemples enseignants, neressentait, loin de son milieu natal, que le trou-

 ble propitiatoire à la chevauchée nuptiale qu'eus-sent précisé l'expérience des compagnes et la

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rivalité des galants faisant des grâces alentour 

des belles.

i5

Z^S DS GOUPIL A MAUGOT

C'est pourquoi, observant Ghantecîair tour-nant autour de Picorée,et pressentant un plaisir inconnu dont elle était injustement sevrée, sen-talL-elle en son être une âpre jalousie incons-ciente qui n'attendait qu'un événement pc :r éclater.

Dévalant du fumier dans un cbourifTement de plumes comme si Picorée eût dû refuser l'hom-mage qu'il ne voulait devoir qu'à sa seule vio-lence, il s'élança la tête horizontale, le cou tendu,les ailes épîoyées pour diminuer sa pesanteur, .dans la direction de sa compagne qui se mitafuir à toutes jambes.

La course fut brève. Se sentant atteinte, etrassurée déjà sans doute sur le sort qui l'atten-dait, la géline s'affaissa sur ses jarrets, parta-geant en deux, au centre du croupion, les plu-mes de sa queue qui s'éploya en éventail hori-zontalement.

Chanteclair lui sauta lourdement sur le dos,

crispant les pattes, hérissant lo col, lui pinçafortement dans son bec, comme pour un baiser mordant;, les plumes du cou et baissa l'arrière-

LA. CAPTIVITÉ DS KARGOT î/jS

train. Un instant après il se redressait faraud,i'œil papillotant, le cimier haut, cambrait le col,et repartait dédaig-neusement, tandis que Pico-rée, étourdie encore de l'aventure, se secouaitcomme une dame qui vient de salir sa jupe

dans une équipée qu'il est préférable de tenir cachée, et du bec redonnait à ses plumes frois-sées le lustre qu'elle jugeait indispensable.

Elle en était là de ses travaux de toilettequand Margot, qui avait curieusement observétout leur manège, folle de colère et de jalousieinstinctives, s'élança sur elle à toutes jambes.A grands coups de bec elle commença de larder Picorée abasourdie, laquelle, n'y comprenant

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rien, stupide et poltronne, s'enfuit devant l'en-nemie qui s'acharnait dans sa poursuite et sescoups de bec et ne s'arrêta qu'épuisée elle-même par cette rossée fantastique.

Toutes les Picorées de la basse-cour éprouvè-rent en moins d'une semaine la solidité du becde Margot et la résistance des muscles de soncou. Elle avait l'air de se promener ou déjouer indifférente, et, au moment où elles s'y atten-

244 DE GOUPIL A MARGOT

daient le moins, leur bondissait furieusementdessus, s'éreintant à les poursuivre et à lesfrapper dans la joie d'apaiser un impérieux et

 primordial besoin.

Elle mettait même à les rattraper un acharne-ment particulier, cherchant à les acculer dansquelque coin oiî la bestiole ahurie, désemparée,se laissait cogner en hérissant ses plumes, ga-rant sa tête et poussant de pptits gloussementsétranglés de douleur et de crainte, sans songer,dans sa stupidité de bête, désarmée de senti-ments courageux par un long esclavage domes-tique, à résister à une attaque aussi audacieuse-ment décisive.

Tout serait bien allé et les victoires parti-culières sur les Picorées auraient pu durer 

longtemps, si, certain midi, au moment où, ras-semblées en tas, elles becquetaient le grain quela main de la patronne venait de leur épandre,Margot n'avait voulu continuer ses exploits ets'attaquer à l'une d'entre elles. Mal lui en prit.Sentant sa force, toute la gent géline rassem-

 blée, épousant la cause de la sœur, tomba à cols

LA CAPTIVITÉ DK MARGOT '^45

raccourcis sur Margot, et se mit en devoir de

lui rendre en bloc, et généreusement, les coupsde bec qu'elle leur avait précédemment distri- bués. Ce fut un beau tumulte; les têtes seredressèrent, abandonnant le grain, les plumesse hérissèrent, les ailes s'enflèrent, et des piau-lements précipités et brefs de colère s'exîia-lant de tous ces becs tendus en avant firent unvacarme de caquets indescriptible. Fortes deleur nombre, de leur solidarité reconnue, le cou

 baissé elles s'élancèrent, cognant de toutes leurs

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forces sur Margot qui, devant cette horde me-naçante, battit précipitamment en retraits. Maisla troupe colère la suivit, et, cognant d'un côté,tapant de l'autre, lui arrachait des plumes etlui trouait la peau.

La porte de la maison était ouverte. Elle s'yengouffra, entraînant à sa suite toute la bandefurieuse, ivre de colère, assoilTée de vengeance,qui l'eût infailliblement mise en pièces si leshommes ne s'étaient brusquement levés devantcette invasion subite et n'avaient mi» en déroutele troupeau gloussant.

|5.

Z'\'^> DK GOUPIL A MAKGOT

Dès lors, Margot ne se frotta plus à Picorée.

Les jours de pluie elle faisait les délices deshôtes du cabaret, qu'elle égayait par ses mou-vements vifs, ses recherches grotesques et ses

 petits cris perçants.

Elle prenait tout ce qu'on lui jetait, comesti- ble ou non, et, selon le caprice de l'heure, le

mangeait ou le cachait dans quelque coin, sousun bout de planche ou un caillou léger. Il n'yavait plus maintenant dans la cour de morceaude bois qui ne recelât quelque morceau de pain,de sucre ou de pomme de terre, même des sous,ce qui procurait de temps à autre aux bambinsde la maison de bien agréables surprises. Onse demandait pourquoi ces cachettes dont pro-fitaient les poules, car rarement elle les reve-nait visiter, n'ayant jamais faim, et les petites

 pièces de monnaie, peu brillantes, ne la char-maient pas outre mesure.

Mais les couverts d'argent, les ciseaux d'à-

LA CAi^Tivirii ni: >!.\i',r,oT 2.'(7

cier, la montre de l'homme la séduisaient ; par une prescience étonnante, elle sentait que seshôtes l'auraient corrigée s'ils s'étaient aperçusqu'elle les dérobait ; aussi épiait-elle l'instant

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où elle serait seule pour, par un seiUinient de possession exclusive, une avarice particulière,voler et cacher les choses brillantes qu'elledésirait. Elle vola ainsi plusieurs couverts d'ar-gent qu'elle transporta dans un grand trou, aufond du hangar, derrière une haie défensive defagots où eîie apporta dès lors tous les oi)jetsun peu brillants qu'elle put dérober. Ce fut ainsiqu'elle suscita un jour, sans le savoir, une rixequi faillit devenir tragique.

Elle rôdait sous les tables, une après-midi brumeuse, désœuvrée, cherchant parmi les cho-ses quelque, motif de jeu ou de chicane, segarant des pieds des buveurs qui tuaient là letemps en vidant des verres et contant des his-toires.

Ils étaient là quatre ou cinq autour de latable ronde, les coudes sur un tapis de toilecirée, éclaboussé devin, gueulant et riant, très

24S DE GOUriL A r.tAliGOT

excités, presque ivres, choquant les verres elles bouteilles, et ayant déjà viugt fois failli se

 prendre aux cheveux pour un mot vif jugé blessant ou une histoire salée dans laquelle lessusceptibilités exacerbées voulaient voir desallusions offensantes.

Ennuyé par ces clients, l'hôte les pria impé-rieusement de régler leur compte et de se reti-rer, les prévenant fermement qu'il ne leur don-nerait plus rien à boire.

Après avoir un peu parlementé et vidé leursverres, l'un d'eux, plus ivre que les autres,

 brandit de sa poche une grande bourse de cuir multicolore dont il délaça lentement les cor-dons, et en sortit une pièce de vingt francs qu'ilvoulait remettre au tenancier de la gargotle.Margot sautillait toujours à terre presque sousles pieds de l'homme. Malheureusement, dans

les gros doigts engourdis encore par des liba-tions multipliées, le louis chavira, glissa et tom-Ua. L'ivrogne recula sa chaise afin de prendrel'espace suffisant pour se baisser et le ramasser.Il ne vit rien. Les autres avaient écarté leurs

LA CAPTIVITÉ DE MAHGOT ^49

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 pieds avec bruit et Margot, comme effrayée par ce tintamarre, filait ie bec haut vers la porte.

 Nul n'y prit garde. L'ivrogne chercha, jura ; lesautres se penchèrent aussi ; l'hôte et l'hôtesses'approchèrent et leurs regards aigus fouillèrentles raies du pavé. Oh ne voyait rien. On frotta desallumettes, on alluma une chandelle. Rien n'ap-

 parut. L'ivrogne sacra plus fort, cria, se fâchaiIl avait bien sorti une pièce de vingt francs(quelqu'un l'avait dû prendre), ce n'était pas untour à jouer à un client ou à un ami ! Les autresivrognes protestèrent de leur bonne foi, il lesmit hors de cause et s'en prit au patron, quiles mettait dehors. D'abord, pourquoi les met-tait-il à la porte? Alors il y eut des injures,des menaces, des cris ; des gifles claquèrent,des coups de poings sonnèrent, des coiffuresvoltigèrent, le sang gicla d'un nez ; la table bas-cula, culbutant les litres, les verres dans untintamarre effrayant, tandis qu'une mêlée san-glante agitait cette grappe d'hommes, se déchi-rant, se frappant, hurlant, dans la certitudede l'honnêteté de leur cause, et que l'hôtesse

'IL A KAv.r.i^r 

levait ies bras au ciel, envoyant ciierclier desvoisins pour séparer ces gens qui se cognaienttoujours au hasard, ne sachant d'aiiieurs plus

au jusle pourquoi.

Gomme on ne revit jamais la pièce, l'auber-giste resta convaincu que i'ivrog'ne n'avait riensorti de sa bourse, qu'il n'avait ouverte que

 pour avoir un motif de lui chercher noise, etchacun se ranj^ea à son avis.

Margot seule possédait la vérité, et si ellegagnait la cour si précipitamment, c'était qu'elleemportait dans son bec la pièce qu'elle avaitsaisie sur le soulier de l'ivrogne au moment oùelle était tombée sans faire de bruit.

Ce fut vers ces temps qu'un des clients del'auberge eut celte inspiration fatale pour Mar-got : si on l'habituait à boire du vin !

La chose fut difficile, l'odeur de la puréeseptembrale non plus que sa couleur lui inspi-

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»,A C.VrTîVITi

rant une insurmontable défiance. II fallut user de ruse et faire flèche de ses sentiments bienconnus de gourmandise pour l'amener an but.Comme par mégarde, un jour que Marigot étaitsur la table où un buveur partageait avec elleun biscuit dont elle était friande, il laissa tom-

 ber dans son verre, où il avait mis au préalabledu vin blanc très sucré, le morceau qu'il tendaità la pie. Alors il lui approcha le verre et mal-gré son appréhension, IMargot vint le retirer par 

 petites miettes, car il s'était défait, goûtant ainsien même temps au liquide sucré qui lui semblaexquis. C'est pourquoi, peu après, l'homme laitendant de nouveau le verre sans l'appât du

 biscuit, elle y vint boire goulûment et y retournatoute seule plusieurs fois de suite.

Insensiblement on colora le liquide et on dimi-nua la dose de sucre, si bien qu'au bout de quel-que temps Margot ne buvait plus que du vin etdédaignait profondément le bol d'eau fraîche àla surface duquel la poussière surnageait commeune écume grise.

Les premiers effets du vin sur Margot furent

252 DE GOUPrt> A MARGOT

curieux : elle caqueta tout le jour, sautant d'unetable à l'autre, agaçant les clients, leur flan-quant des coups de bec, puis passa en titubantdevant Mitis qui la regardait les moustachesdroites, les oreilles en casse-cou comme unecoiffure de gavroche, avec l'air de se moquer d'elle, et alla aussitôt tirer la queue de Mirautavec une indiscrétion répétée qui lui attira uncoup de gueule plus énergique, disant clairementque la plaisanterie avait suffisamment duré.

Ahurie de celte réplique, elle écarta les jambesen soulevant un peu les ailes, du geste d'unecommère qui, les poings sur les hanches, se pré-

 pare à invectiver une voisine, et lui tint, unquart d'heure durant, un discours prolixe etobscur où les mêmes consonnances revenaient àintervalles réguliers, à la façon des malédictionsantiques, mais dont Miraut eut le bon esprit dene se point déranger.

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Puis, comme étourdie de son verbiage, elles'alla fourrer sous le retrait du cendrier et dor-mit.

Chaque jour elle buvait davantage et son

LA CAPTIVITÉ DS UARGÔT 253

humeur querelleuse s'en accentuait ; aussi s'at-lira-t-elle de verts grognements de Mirant, deléîjeis coups de pied au derrière des ivrogneset quelques sérieux coups de griffe de Milis.

Maintenant elle ne voulait plus boire que duvin, et quand, pour une bonne plaisanterie, unclient lui tendait un verre contenant de l'eau,dès qu'elle y avait trempé le bec, prise decolère, selon l'inspiration du moment, elle flan-quait un bon coup de bec au mauvais plaisantou bien de la tête et du cou lui renversait brus-quement son verre.

Elle subit dès lors sans défiance, dans le désar-mement passif de la brute qu'aucun noble sul>-conscient de bête ne domine et ne dirige, les plai-santeries les plus ineptes et les pins méchantes.

Comme elle saisissait indifléremment pour lecacher tout ce qu'on lui tendait, elle prit un

 jour, par le bout cnilammé qu'un ivrogne lui

 présentait, une cigarette qu'il venait d'allumer.Il y eut un fusement de corne qui brûle, uneodeur de roussi, un petit râle atroce de souf-france, et pendant que les buveurs se tordaient

16

D;î GOUPlf. A MAnGOT

de rire, la pauvre bête, le bec ouvert par unedouleur sans nom, s'enfuyait sans rien voir, detous les côtés, heurtant les murs, se cog^nantaux meubles, poussant des cris plaintifs et desrâles de désespoir. Deux jours durant elle vécutainsi sans lioire ni rnang-er, le bec ouvert, re-

 prenant peu à peu, par la souffrance, consciencede sa vie animale, de sa déchéance, et restanttout le temps sombre et désolée dans son obscur recoin.

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Enfin elle remangea, elle rebut, de l'eau d'a- bord, puis du vin de nouveau qu'elle avalait par  petites becquées; elle redevint hargneuse, jouantde moins en moins, s'alcoolisant de plus en

 plus, et passant son temps à boire dans le verredes ivrognes, à sommeiller dans son coin ou àradoter dans la demi-veille de l'ivresse le mêmecri, pouai! pouai! monotone et vide.

Rien de particulier n'avait signalfi cette jour-née. Margot avait bu conjme d'habitude, et

LA CVPilViri. D-; MVRCi'T

comme d'habitude s'était couchée avec le crc- puscuie un peu après la rentrée des poules.

Tjpie dans son retrait^ les phimes ébouriffées,la tète enfoncée dans le cou, le bec pendant,les paupières nues, closes, elhî frissonnait, en

 proie à un de ces cauchemars impossibles oùs'associent les sensations les plus burlesques etles plus douloureuses.

La lumière d'une des lampes à pétrole, dégar-ni.? d«î son abat-jour, donnait en plein dans son

recoin, et il lui semblait qu'une horde de chatset de poules, alliés contre elle, l'entourait, lamenaçant de cigarettes allumées et brûlantes.Elle se secouait pour échapper à leur poursuite,levant les pattes alternativement et fermantdésespérément son bec de toutes ses forces pour ne pas être brûlée.

Les deux syllabes de son nom, violemment prononcées, la tirèrent ahurie de ce sommeil pénible. Elle ouvrit ses yeux, qu'elle refermaaussitôt avec douleur dans le choc brusque delumière aveughuile dont ils furent emplis. Mais

l'appel fut répété : Margot I

256 DE GOUPIL A MARGOT

Elle ne bougea pas, encore sous l'appréhen-sion de son rêve mauvais, méfiante, ang-oissée,sentant l'impossibilité de fuir dans ce mondeétrange^ presque inconnu pour elle, et tant re-

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douté de lumière et de nuit.

Mais deux mains la soulevèrent et, brutales,la jetèrent sur la table, face à la lampe, entreles verres à pi^ed rougeoyant de liqueur, quisemblaient posés aux quatre coins de la tablecomme des bornes qu'elle ne devait pas fran-chir. Eblouie et folle de peur, elle se retourna

 pour fuir la clarté qui lui faisait mal, tandis queles hommes riaient bruyamment de son embar-ras et de sa souffrance.

 — Viens boire un coup, Margot! et un verrelui fut tendu.

Mais Margot fermait obstinément le bec etles paupières, sentant obscurément dans la rau-cité des voix un danger à redouter.

 — Elle ne veut mrmo plus de vin, cettegueuse-là, fît un ivrogne. Si on lui faisait pren-dre un marc!

Et aussitôt il présenta à Margot, dans un petit

à

LA CAPTIVITE DE MARGOT 207

verre, l'eau-de-vie qu'il lui destinait. Mais le bec restait cloS; la bête ne comprenant pas,aj)eurée, ne voulant rien.

Alors de force un homme lui desserra le bec,tandis qu'un autre lui versait successivement etcoup sur coup trois cuillerées d'alcool dans legosier.

L'effet fut fantastique.

Immédiatement Marg-ot se redressa, semblagrandir, ouvrit ses yeux fous, écarta les ailes

violemment, les battit avec force et, fixant îalampe intensément, dardant sur elle la fixitéétincelante de ses prunelles frangées de sang,épouvantant les buveurs qui se reculèrent, ellese précipita d'un élan irrésistible sur la lumière,sur cette lampe que, dans son cerveau affolé,elle rendait responsable de l'atroce brûlure quilui dévorait l'intérieur.

La la-npe, violemment heurtée, chavira, roula

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en morceaux sur le sol, enflammant le pétrole, brûlant le tapis, les chaises, la table, allumantun commencement d'incendie qui étouffa etflamba vive Margot, allégeant peut-être par 

a58

DE GOUPIL A IIA.nGOT

celle souffrance exlcrieure l'iiorrikle douleur qui lui rongeait le cerveau et les cnlraîlles.

Et lorsque les buveurs eurent éteint le feuallumé par la pie ivre-folle, devant le cadavre àdemi carbonisé et raidi de la bête morte ou plu-tôt délivrée, l'un d'eux, résumant l'opiniongénérale, énonça gravement avec la suprêmeinconscience des humains :

 — Cette charogne-là I hein 1 si c'est méchanttout de niôrnel

FIN

TABLE

LA TRAGIQUE AVENTURE D/; GOUPIL 5

LE ViûL SOUTERRAIN. 70

l'horrible délivrance 87

la fin de fuseline 99

i a conspiration du murgcr i i7

LE FATAL ÉTONNEMENT DF. (5 iK:; î.luT l33

l'j'VASION de la MORT l5l

LA CAPTIVITÉ DE MARGOT I 69

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ACHEVE D'IMPRIMER Le trenle août mil neuf cent dix

PAR 

BLAIS ET ROY

A riimiîns

 pour leMERGVRE

DE

FRANCE

BINDING LIST SEP 15 1941

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