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1 Plenchette Perrine Université de Nantes Licence de philosophie 2011-2012 Herbert Marcuse Eros et Civilisation (1955) Contribution à Freud. Ou comment concilier désirs individuels et ordre social répressif (Édition de 1963) Une étude dans le cadre du séminaire intitulé : Formalisme moral et éthique existentielle dirigé par M. Patrick Lang.

Perrine Plenchette Conciler Desirs Individuels Et Ordre Social- Eros Et Civilisation de Marcuse Version Corrigee

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    Plenchette Perrine

    Universit de Nantes

    Licence de philosophie

    2011-2012

    Herbert Marcuse

    Eros et Civilisation (1955)

    Contribution Freud.

    Ou comment concilier dsirs individuels et ordre social rpressif

    (ditionde1963)

    Une tude dans le cadre du sminaire intitul :

    Formalisme moral et thique existentielle

    dirig par M. Patrick Lang.

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    SOMMAIRE

    INTRODUCTION A EROS ET CIVILISATION...........4

    CONSTITUTION PROGRESSIVE DES FORMES DE DOMINATION DURANT LA

    LUTTE POUR LEXISTENCE..6

    REPRISE DE LA PENSEE FREUDIENNE......6

    ONTOGENESE..9

    PHYLOGENESE....11

    DIALECTIQUE DE LA CIVILISATION...............12

    INUTILITE ACTUELLE DES FORCES REPRESSIVES, EN CONTRADICTION

    AVEC LEUR UTILITE PREMIERE...13

    LA DIFFERENCE ENTRE REPRESSION ET SUR-REPRESSION.......13

    LES NOUVELLES FORMES DE DOMINATION..........14

    LINDIVIDU DANS SON INTIMIT : LORGANISATION RPRESSIVE DE LA SEXUALIT...14

    L'INDIVIDU EN SOCIETE : ALIENATION ET DIVISION DU TRAVAIL...........16

    RVISION DU PRINCIPE DE RENDEMENT, DES NOTIONS DE PROGRS ET DE

    RATIONALIT..17

    UNE MORALE LIBIDINALE , REDEFINITION DU PRINCIPE DE REALITE18

    RENAISSANCE DEROS.....18

    LE TRAVAIL COMME EPANOUISSEMENT DE SOI......19

    CONCLUSION....................................................................................................................... 20

    BIBLIOGRAPHIE..21

    ANNEXE..21

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    erbert Marcuse (1898-1979) est un philosophe amricain. Il fut dabord llve

    dEdmund Husserl (1859-1938), et de Martin Heidegger (1889-1976), avant de

    participer aux travaux de lInstitut fr Sozialforschung o il fit la connaissance de

    Theodor Adorno (1903-1969), de Max Horkheimer (1895-1973) et Leo Lwenthal. Plus tard,

    ils permettront la cration de lEcole de Francfort qui laborera une thorie dite critique,

    constituant une doctrine la fois sociologique et philosophique, sappuyant sur la

    psychanalyse, la phnomnologie, et le marxisme, comme nous le verrons avec Marcuse. Elle

    conteste la socit actuelle au sujet de ses formes de production et de sa course au progrs, en

    ce quelle mne lasservissement et la destruction de lhomme par lhomme1. Le progrs

    volue en mme temps que la domination et le dveloppement des institutions qui perdent

    lindividu dans son intriorit. Comment penser une socit, sans penser les individus qui la

    constituent ? Marcuse dut ensuite quitter lAllemagne, son pays dorigine, pour fuir le

    nazisme, et se refugia en Amrique, o il fut professeur en universits partir de 1951,

    principalement celle de San Diego en Californie. Cest en 1955 quil publie Eros et

    civilisation, dont ldition de 1963 (aux ditions de Minuit) souvre par un remerciement ses

    jeunes tudiants . Marcuse eut en effet un grand succs auprs des tudiants, notamment

    avec la publication de son ouvrage prophtique LHomme unidimensionnel2, qui fut repris

    durant les grandes rvoltes tudiantes des annes 1960 (mai 1968 ? peut-tre est-il galement

    lorigine du courant hippie ?). Marcuse ne commena sintresser srieusement

    Freud quaprs son exil en 1934. Marxien, et dans une version plutt hgliano-marxiste, il

    trouvait pourtant quelques lacunes la pense marxiste, et chercha, au mme titre que

    Horkheimer et Adorno, comprendre les obstacles dordre psychologique cette fois, qui

    pourraient complter sa pense. Il appartient un cercle de penseur anti-totalitaristes,

    critiquant les rgimes socialistes, capitalistes, et critiquant galement le libralisme, trop

    tourn vers le profit et le dveloppement sans fin des technologies, qui sont des facteurs

    alinants pour lindividu. Il sagit pour Marcuse de dvelopper une pense critique qui

    refusera de se soumettre ; Marcuse est en cela le penseur du Great Refusal, c'est--dire du

    Grand Refus. Paradoxalement, il est aussi pour la pacification de lexistence 3, il rutilise

    1Erosetcivilisation,introduction,p.16.2Marcuse,LHommeunidimensionnel,(Boston1963),Minuit(1968).3Ibid.,p.41:Pacificationdelexistence,celaveutdire(que)lesbesoins,lesdsirs,lesaspirationsnesontplusrgentespardesintrtsprivs,visantdomineretperptuerdesformesdestructivesducombatdelhommeaveclanature.

    H

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    de nombreuses reprises la pense kantienne4 (comme il rutilisera la pense dautres auteurs

    dailleurs, entre autres Marx, Hegel, mais aussi Scheler, Nietzsche, Luther et Calvin). Cette

    utopie dun monde sans rpression le diffrenciait dAdorno et de Horkheimer. En effet dans

    Eros et civilisation par exemple, le dfi est de montrer quune socit non rpressive est

    possible, sans tomber dans lanarchie ou le chaos. Comme Marx, Marcuse ne considre pas

    que ses ides soient utopiques, il admet simplement quon ne sait pas concrtement ce que

    pourra donner une socit qui ne serait plus synonyme de rpression5 (sauf dun point de vue

    psychanalytique bien sr, o il faudra parler non plus seulement en termes de rpression mais

    de refoulement), il rappelle cependant que sa thorie est tout fait valable. Il pourrait donc se

    voir limit dans ses ouvrages par laspect thorique de sa pense, qui a, incontestablement,

    une vise pratique. En effet, Marcuse peut tre considr comme un penseur politique. Il

    cherche dans ses crits, en justifiant des phnomnes psychologiques, justifier des

    phnomnes politiques. Il pense lindividu, mais aussi lautorit familiale, le travail, une

    ducation en vue de la contestation et particulirement les formes de manipulation mises en

    place par ceux qui souhaitent conserver leur domination. Marcuse est donc un penseur de la

    libration, de lmancipation, qui souhaite donner chacun les moyens de refuser de se

    soumettre, pour un mode dexistence nouveau, qui ne fasse pas de la rpression une condition

    irrmdiable.

    Introduction Eros et Civilisation

    Une critique du rvisionnisme no-freudien, le penseur du Grand Refus.

    Eros et civilisation est un essai rdig en 1955 Boston. Dans cet essai, Marcuse

    reprend largumentation lance par Adorno contre le no-freudisme et le culturalisme, plus

    prcisment contre Karen Horney et Erich Fromm6. Cette rvision de la doctrine freudienne

    tend rduire le a au profit du moi, abandonner la thorie des pulsions et dfinir une

    opposition stricte entre culture et sexualit, en privilgiant la culture. Cette survalorisation du

    culturel aurait men une forme de conformisme au sujet des idaux de la socit industrielle. 4AussibiendansErosetcivilisation,lechapitreIXledomainedelesthtiqueluiestengrandepartieddi,maisaussidansPourunethoriecritiquedelasocit,auchapitreAutoritetfamille,partie2.5IlditparexempledansErosetcivilisation,chapitreX,p.174:unetellelibrationpourraitavoirdesrsultatstrs diffrents. Cependant, lhomme une fois libr de la rpression trouvera ncessairement lesmoyensdvoluer dans de nouvelles formes sociales, guid par de nouveaux principes. En ce sensMarcuse rejointMarx.6Erosetcivilisation,postface,p.209(rvisionnistefreudienauquelMarcusefaitrfrence).

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    Pour Marcuse, les rvisionnistes ngligent certains aspects de la pense freudienne,

    notamment les concepts plus spculatifs , comme par exemple la culpabilit concernant le

    meurtre du pre primitif. Marcuse reprendra donc ces aspects ngligs de la pense

    freudienne, dans ce quil nomme sa contribution Freud. Il reprend la dmarche freudienne

    dapprhension du dveloppement de lappareil mental rpressif selon deux niveaux

    sinterpntrant. Tout dabord un plan ontogntique (le dveloppement de lindividu, de

    lenfance lge adulte en tenant compte de ses relations avec lextrieur), puis un plan

    phylogntique (le dveloppement de la civilisation depuis la horde primitive jusqu la

    socit civilise). Ainsi, il sagit de mettre en lien le dveloppement de lindividu avec celui

    de son espce. Cependant, si Marcuse rutilise la dmarche freudienne, il exprime certains

    dsaccords. Notons cependant que ces dsaccords ne concernent pas la psychanalyse en elle-

    mme, ne cherchant pas en amliorer les fondements, mais tentant de replacer la pense

    freudienne vis--vis de ses implications, la fois philosophique (et par l entendons morale)

    et sociologique (entendons forces dominatrices). En effet, linterprtation psychanalytique, si

    elle sattle des domaines du psychique parfois assez insaisissables (linconscient, les rves

    par exemple), dfinit en quelque sorte une norme comportementale, qui pour lauteur du

    Grand Refus est plutt conformiste. Quest-ce quune nvrose si ce nest la soumission du a

    dun individu sa condition traumatisante dimpuissance face au besoin de satisfaire ses

    dsirs ? Eros et civilisation pourrait faire face au Malaise dans la civilisation (1930) de Freud.

    Selon Marcuse, Freud dmontra que la contrainte, le refoulement et la renonciation sont

    ltoffe dont est faite la libre personnalit ; il posa le malheur gnral de la socit

    comme la limite infranchissable de la thrapeutique et du normal. 7 Il sagira pour Marcuse

    de redonner lindividu une place sa libert, la fois dans son intimit et au niveau de sa

    contribution en socit, mais aussi de sortir de ce pessimisme freudien, pour qui lhistoire de

    notre civilisation est et restera toujours celle de notre rpression, tant donn que nous

    devrons toujours lutter pour notre existence.

    Or, Marcuse ne croit pas en une socit sans rpression fondamentale, tant donn quil

    nous a fallu constituer les conditions de notre existence sous le principe de ralit (noublions

    pas que pour un marxien, lhomme est libre de produire, de crer ses conditions dexistences),

    mais il est certain son sens que nous avons atteint des conditions matrielles et

    intellectuelles qui ne justifient plus les formes de rpression anciennes qui taient ncessaires

    notre survie. Mais alors, pourquoi continuer dans la rpression ? Eros et civilisation tente de

    7Erosetcivilisation,critiquedurvisionnismenofreudien,p.210.

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    montrer comment progressivement, des formes instinctives de dominations, nous sommes

    passs une forme ngative de rationalit, qui nest plus aujourdhui quau service de la

    domination. Contrairement Freud, ce qui est de fait dans notre civilisation nest pas

    statique , et nest pas pour Marcuse doffice rationnel ; au contraire, la raison, cest

    aujourdhui la ngation de la raison. Le refus de la rpression doit nous permettre de retrouver

    notre objectif initial : la satisfaction libre de nos besoins, qui passe aussi par lacquisition

    concrte de nos conditions matrielles amliores. Pour que lhomme ne soit pas seulement

    contre lui-mme mais aussi pour lui-mme 8.

    I. Constitution progressive des formes de domination durant la lutte pour lexistence

    a. Reprise de la pense freudienne

    Selon Freud, lhistoire de lhomme est lhistoire de sa rpression .9

    Dans un premier temps, Marcuse va tenter de reprendre la dmarche freudienne. La

    premire partie dEros et civilisation, qui se divise en deux, est intitule : Sous la

    domination du principe de ralit , en opposition avec la seconde partie intitule : Au-del

    du principe de ralit . Il sagit dabord de montrer comment est dfini le principe de ralit

    par la psychanalyse, pour en dfinir ensuite les limites. Marcuse note galement une

    diffrence entre thorie et thrapeutique, qui ne peuvent selon lui se confondre, car nous

    allons le voir, la thorie freudienne lui pose certains problmes dordre philosophique.

    Marcuse intitule son premier chapitre La tendance cache de la psychanalyse .

    Voyons quelle dfinition de la socit Marcuse donne selon Freud, et voyons quelle

    tendance cache il y trouve.

    Selon Freud, il ne peut exister de civilisation sans rpression : La civilisation

    commence quand lobjectif primaire (la satisfaction intgrale des besoins) est effectivement

    abandonn. 10 Rappelons que dans Le malaise dans la culture11, lindividu vit ce premier

    8Erosetcivilisation,postface,p.217:Freudavaitraison; lavieestmauvaise,rpressive,destructivemaisellenestpassimauvaise,sirpressive,sidestructivequecela.Ilyaaussidesaspectsconstructifs,productifs.Lasocitnestpasseulementceci,maisaussicela;lhommenestpasseulementcontreluimme,maisaussipourluimme.9Ibid.,chapitrepremier,Latendancecachedelapsychanalyse,p.23.10Erosetcivilisation,premirepageduchapitreI,p.23Latendancecachedelapsychanalyse.

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    traumatisme, qui est celui de la confrontation au principe de ralit, et qui passe par la

    diffrenciation, au dpart absente, entre le soi dun individu avec le monde extrieur (ce que

    Freud dsigne comme la fin du narcissisme primaire). Lindividu comprend alors quune

    satisfaction pleine et sans douleur est impossible, et doit se rsigner refouler ses pulsions,

    pour sintgrer la civilisation. Il adopte le principe de ralit. On en arrive selon Freud une

    mutation des instincts primaires. Dans la psychanalyse, nous trouvons en opposition deux

    principes : le principe de plaisir, qui se situe dans le a, dans linconscient (la zone la plus

    primitive de notre psych, qui ne connat pas de temps, et accumule tous les vnements de

    notre vcu), et le principe de ralit, qui correspond au moi conscient, et qui fait le lien avec le

    monde extrieur. Cette confrontation avec le monde extrieur va pousser lhomme

    dvelopper sa raison, c'est--dire dvelopper ses facults dattention, de mmorisation, de

    jugement Mais en-de de cette nouvelle activit qui se dveloppe et lui permet de

    progresser dans son environnement, demeure le principe de plaisir, limaginaire, qui devront

    tout du long tre matriss par la civilisation. Ainsi, le principe de ralit est directement

    associ aux formes rpressives, lordre et la loi. Et cest en cela que la psychanalyse ne

    mesure pas son impact. Elle a tendance associer ralit et constitution bien rglemente de

    notre socit ; en cela, elle ne peut rien contredire. Si la ralit est ce qui sest form, et ce qui

    est, comment dfinir un avenir nouveau, sans paratre oublier le principe de ralit ? Il ne

    sagit pas uniquement de phnomnes sociaux de domination, mais aussi de phnomnes

    historiques. Il sagit de comprendre la formation de notre socit travers celle de notre

    espce. Marcuse ne critique pas seulement la socit dans ses aspects ngatifs, il tente dabord

    de comprendre comment sest fonde notre civilisation. Depuis toujours le principe de plaisir

    constitue lhistoire souterraine et taboue de la civilisation 12, ce qui veut effectivement dire

    que lindividu et son espce se sont construits par la rpression, et que cest dans linconscient

    que sest install ce refoulement continu, qui finalement se veut seul guide de notre

    fonctionnement actuel. En effet, Marcuse pense que les formes de domination sont

    apprhendes de faon inconsciente.13

    La lutte contre la libert se reproduit dans le psychisme de lhomme comme auto-

    rpression de lindividu rprim, et son auto-rpression dfend ses matres et leurs

    11Freud,Lemalaisedanslaculture(1930).12Erosetcivilisation,chapitreI,p.27.13Ibid.,chapitreIII,p.84:Cependantlarpressionestdansunelargemesureinconscienteetautomatique,alorsquesonniveaunestmesurablequlalumiredelaconscience.

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    institutions. Cest cette dynamique mentale que Freud dveloppe comme dynamique de la

    civilisation .14

    Cette lutte perptuelle contre la libert, cette lutte pour lexistence aussi dite pnurie,

    ou anank, reste pour Freud une ncessit vitale (anank veut dailleurs dire en grec

    ncessit). En consquence nous avons chez Freud une opposition continue entre Eros

    (pulsion de vie, Eros, voulant dire en grec amour, est le dieu de lamour) et Thanatos (pulsion

    de mort, thanatos voulant dire en grec la mort), qui se forme sous la domination du principe

    de ralit. Une rpression continue du principe de plaisir est la condition au progrs dune

    socit civilise. Et la croissance du progrs ira avec celle de la rpression. Mais alors,

    progrs est-il en adquation avec rpression de faon irrmdiable ? La lutte pour lexistence

    est-elle ternelle ? Cest ce qui diffrencie au juste Marcuse de Freud.

    Freud affirme que la lutte pour lexistence est ternelle, ce qui justifie les formes de

    rpression. Cependant Freud refuse de dire que rationalit quivaut rpression, elle

    limplique simplement. Ce qui veut bien dire quune civilisation non-rpressive est

    impossible, et cest mme selon Marcuse la pierre angulaire de la pense freudienne

    (notamment dans Le malaise dans la culture, avec lopposition permanente entre Eros et

    Thanatos). Pourtant, Freud souhaiterait remdier cette situation, en tant que mdecin, il

    voudrait soulager lhomme de toutes ses souffrances.15

    Mais il y a une seconde raison la ncessit des formes de rpression chez Freud16,

    qui sintgre dans cette lutte pour lexistence. Face Eros nous avions donc Thanatos,

    symbolisant les pulsions de mort. Une socit doit canaliser lagressivit des individus, la

    fois envers les autres, mais aussi envers eux-mmes. A cela aussi Marcuse pourra rpondre,

    nous constatons en effet que nos socits ne sont absolument pas dans une dynamique de

    paix, les relations qui constituent nos socits et les relations internationales sont

    destructrices. Ce qui peut vouloir dire deux choses, soit que sans la matrise impose par notre

    civilisation, nous serions dans un tat de guerre permanent (alors quaujourdhui nos instincts

    de destruction sont canaliss), soit que les formes de rpression mises en place par la

    14Ibid.,chapitreI,p.27.15Erosetcivilisation,p.28:LamtapsychologiedeFreudestunetentativetoujoursrenouvelepourrvleret pour mettre en question la ncessit terrible du lien interne entre civilisation et barbarie, progrs etsouffrance, libertetmalheurun lienquiservleendernireanalysecommetantceluiquiexisteentreErosetThanatos.16Ibid.,chapitreIV,p.100.

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    civilisation sont incapables de remplir leur fonction initiale. Mais peut-tre cette agressivit

    qui caractrise nos socits est-elle due cette constante rpression de nos pulsions de vie ?

    Marcuse procde ensuite de la faon suivante : il place son analyse dabord sur un plan

    ontogntique, puis phylogntique. Car comme nous le disions, il sagit de comprendre notre

    civilisation, dun point de vue historique (car les individus sont la substance de

    lhistoire 17), concernant lhistoire de lindividu, et celle de lespce laquelle il appartient.

    b. Ontognse

    Il sagit de comprendre comment sest constitu lindividu avec la rpression quil

    subit de lextrieur, en retraant le dveloppement de sa structure instinctuelle.

    A travers toutes les variations de la thorie freudienne, lappareil mental apparat comme

    une union dynamique de contraires. 18

    La pense freudienne serait dualiste dans le sens o elle place dun ct les

    phnomnes conscients et organiss, et de lautre, les phnomnes inconscients, nfastes et

    anormaux, dualisme qui est mieux saisi dans lopposition Eros-Thanatos. On pourrait

    considrer chez Freud lexistence dun instinct originel, duquel se dploieraient deux instincts

    antagonistes. Pulsions de mort et pulsions de vie se voient pourtant runies sous un autre

    principe : le principe de Nirvana, qui est la tendance du psychisme vouloir revenir zro. La

    tendance du principe de plaisir est aussi de retrouver un quilibre dans ses pulsions, en les

    dchargeant par la voie la plus rapide, de faon donc revenir zro, et atteindre ce que lon

    pourrait appeler un au-del du principe de plaisir19. Eros et Thanatos ne sont donc pas dans

    une stricte opposition parallle, mais fusionnent tout en tirant dans des sens opposs. Marcuse

    nhsite cependant pas dire que la relation entre Eros et Thanatos reste obscure 20. Ainsi

    il est assez difficile de parler de dualisme sous cet angle. Selon Marcuse, linsistance sur

    17Erosetcivilisation,premirepageduchapitreV,p.99.18Ibid.,premirepageduchapitreII,p.31:Atraverstouteslesvariationsdelathoriefreudienne,lappareilmental apparat comme une union dynamique de contraires: union des structures inconscientes etconscientes; union des processus primaires et secondaires, des forces hrditaires, constitutionnellementfixesetdesforcesacquises,delaralitpsychosomatiqueetdelaralitextrieure.19 Freud, Audel du principe de plaisir (19191920), Freud crivit cet essai pour remanier sa thorie despulsionsde1914,aprsavoirlu,sansgrandplaisir,Schopenhauer,etstrenourriduthmedelamort.SelonFreud,touttrevivantestappelmourir:Lebutdetoutevieest lamortet,enremontantenarrire, lenonvivanttaitlavantlevivant.20Erosetcivilisation,chapitreII,p.36:LarelationultimeentreErosetThanatosdemeureobscure.SiErosetThanatosseprsententainsicommelesdeuxinstinctsfondamentauxdontlaprsenceetlafusioncontinuelle(commeleursparation)caractrisentleprocessusvital,cettethoriedesinstinctsestbeaucoupplusquunereformulationdesconceptsfreudiensprcdents.

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    linstinct narcissique primaire chez Freud, et ce rapport assez trouble, qui ne peut tre une

    relle opposition, prouve que lon ne peut parler dun dualisme strict au sein du psychique.

    Cest pourquoi Marcuse parle dune union dynamique de contraires : linstinct de mort

    devient le partenaire de droit dEros, dans la structure instinctuelle primaire, et la lutte

    perptuelle entre les deux constitue la dynamique primaire.21

    Le Moi, nous lavions vu, constitue le sujet conscient, il a pour mission dtre le

    reprsentant du monde extrieur aux yeux du soi 22, les pulsions auto-conservatrices lui sont

    attribues. Cest la partie du psychique qui fait le lien avec le monde extrieur, il est en ce

    sens une sorte de mdiateur. La constitution du Moi de lindividu est traumatisante, cest avec

    la confrontation au principe de ralit quil se forme. En tant que partie la plus superficielle du

    sujet, le moi conserve la marque de sa naissance comme excroissance du a. Les

    processus du Moi sont donc secondaires. Au cours de la naissance du Moi nat une autre

    entit mentale, qui est celle du Surmoi. Elle a son origine dans la longue dpendance des

    enfants lgard des parents. Lducation parentale est le noyau constitutif du Surmoi.

    Il y a donc un double impratif dans le Surmoi. Les impratifs de la ralit prsente

    mais aussi les impratifs de la ralit passe, ceux qui ont t intgrs durant lenfance. A

    lorigine, les luttes contre les impratifs de la ralit sont conscientes, et peu peu, elles se

    fixent dans linconscient. Ce qui fait que le principe de ralit saffirme avec le rtrcissement

    du Moi conscient. Et lindividu finit par exercer naturellement contre lui-mme une svrit

    qui nest plus actuelle, contre des fautes quil ne commet pas au temps prsent (plus tard

    Marcuse parlera dalination vis--vis du temps, la libert est en lien chez lui avec la libre

    utilisation du temps23). Ces traces demeurent dans linconscient de chacun, dans nos

    mmoires, et ont pu progressivement constituer notre espce, avec ses formes rationnelles

    rpressives : rationnelle et rationalise, la mmoire elle-mme sincline devant le principe

    de ralit. 24 Ce pourquoi les formes de rpression se perptuent, et adoptent diffrentes

    formes en fonction des conditions socio-historiques. Marcuse soutient la thse selon laquelle

    la psychanalyse aurait tendance faire des contingences historiques des ncessits

    21Erosetcivilisation,p.37.22Ibid.,p.38.23Erosetcivilisation,chapitreIV,p.110:lavolontestencoreprisonnireparcequellenapasdepouvoirsur le temps: non seulement le pass nest pas libr, mais nonlibr; ou encore au chapitre VII, surlalinationdutravailparletempstropimportantdesjournesdetravail.24Erosetcivilisation,chapitreII,p.41.

  • 11

    biologiques.25 Marcuse prcise cependant que la pense freudienne a eu lapport non

    ngligeable de montrer comment la civilisation sest dveloppe en tant que domination

    organise.

    c. Phylognse

    Il sagit de comprendre comment notre civilisation sest constitue avec ses

    fonctionnements rpressifs, et de pouvoir expliquer leur persistance travers lhistoire.

    Notre civilisation sest constitue par la transmission dun hritage archaque , qui

    est constitu selon Freud : non seulement des formes, mais aussi des contenus idels, des

    traces mnmoniques des expriences quont vcues les gnrations prcdentes .26

    Cet hritage archaque fait le lien entre psychologie individuelle et psychologie des

    masses. Cette notion nous permet de dfinir une sorte de destin universel de lhumanit ,

    que lon retrouve dans les tendances instinctuelles de chacun, particulirement durant le

    dveloppement de lenfant. Entre autres, durant cette partie Marcuse sefforcera de dfinir

    lorigine des formes propres la constitution de notre socit, en partant des hordes

    primitives, jusqu llaboration des premires formes de contrat social. Dans les hordes

    primitives, le pre primitif dtient tous les pouvoirs, il est dominant. Puis, arrive le fantasme

    de son meurtre, thme voqu chez Freud et repris par Marcuse, le premier laborant une

    thorie assez spculative sur la culpabilit ressentie par les membres de la horde dsirer la

    mort du pre. Prenant conscience quils souhaitent devenir ce quils ont la fois affect et

    souhait tuer, ils se rappellent leur condition de domin, et dcident de sunir par certains

    accords dquit ( lorigine des formes de contrat social certainement). Plus prcisment par

    rapport au sentiment de culpabilit, la figure du pre primitif simpose, la fois en tant que

    figure dominatrice, c'est--dire en tant que rival, mais aussi en tant que figure affective, dsir

    dimitation. Il y a donc de la part des fils un sentiment de culpabilit qui sinstalle vis--vis du

    pre, quant lenvie de prendre sa place, qui permet aussi par ce dsir dimitation, la

    reproduction de la horde et de la figure du pre primitif (avec la structure de domination que

    cela reprsente).

    25Ibid.:Onaprtenduqueleconceptfreudienduprincipederalitsupprimaitcefaitentransformantdescontingenceshistoriquesenncessitsbiologiques:sonanalysede latransformationrpressivedes instinctssouslinfluenceduprincipederalitgnralispartiraitduneformehistoriquedelaralit,pourenarriverlaralitpureetsimple.26Erosetcivilisation,chapitreII,p.59.

  • 12

    Selon Freud, nous pourrions connatre aujourdhui encore les squelles de ce sentiment

    de culpabilit vis--vis de la figure du pre primitif. Ce qui expliquerait pour Marcuse que

    lon nose pas se rvolter face la rpression, qui nous empche de satisfaire nos instincts,

    cest la culpabilit, mais aussi la peur du dsordre social, de lmancipation vis--vis de la

    figure paternelle : Le pre primitif empchait les fils de satisfaire leurs tendances sexuelles

    directes ; il leur imposait labstinence. 27 Or selon Marcuse, le changement est possible : le

    pre peut tre vaincu sans faire exploser lordre industriel et social. 28

    II. Dialectique de la civilisation : instinct de mort et destructivit

    La civilisation, qui a son origine dans la renonciation et qui se dveloppe grce une

    renonciation progressive, tend vers lauto-destruction .29

    Il existe selon Freud une lutte perptuelle entre Eros et Thanatos, vie et mort,

    construction et destruction, qui subit les conditions historiques dans lesquelles notre

    civilisation se dveloppe. Il se pourrait mme que cette envie de progrs, tant ncessairement

    lie la destruction, puisse ne pas nous permettre de perdurer. C'est--dire que tous les efforts

    mis en place par notre civilisation pour voluer, par leur nature rpressive et destructrice,

    tant pourtant lunique condition au progrs, pourraient ntre en ralit quune suite de

    modifications devant nous mener notre fin. Le principe de Nirvana serait alors le principal

    instinct rgissant notre civilisation.

    La domination et llvation du pouvoir et de la productivit se dveloppe par

    lintermdiaire de la destruction pousse plus loin que la ncessit rationnelle ne lexige .30

    Derrire les arguments rationnels, parfois Thanatos demeure. Linstinct de destruction

    se forme avec le Surmoi.31 Il semblerait que ce dernier participe notre rpression un niveau

    individuel, mais aussi dans nos relations avec lextrieur do il provient. Prenons par

    exemple la guerre : est-elle toujours justifie ? Selon Marcuse certains vnements ne sont pas

    justifiables, ce qui prouve que notre instinct de destruction est canalis : La destructivit

    27Freud,Psychologiecollectiveetanalysedumoi,p.140(citdaprsp.75dErosetcivilisation).28Erosetcivilisation,chapitreIII,p.75.29Ibid.,p.81.30Ibid.,chapitreIV,p.100.31FranzAlexander,ThePsychoanalysisoftheTotalPersonality,p.459.

  • 13

    socialement canalise rvle de temps en temps son origine dans une impulsion dfiant toute

    utilit. 32

    Pour Marcuse il est certain que dans la socit moderne, par lintermdiaire de la

    destruction technologique constructive, de la violation de la nature, nos instincts agissent pour

    dtruire la vie. Ce progrs sexprime dans ce quil nomme la lutte de lhomme contre

    lhomme , lorsquil parle des gnocides, des perscutions universelles33 Il croit en

    lhypothse radicale dAu-del le principe de plaisir (1920) de Freud, nos instincts auraient

    pour but dassurer lorganisme sa propre marche vers la mort .34

    III. Inutilit actuelle des forces rpressives, en contradiction avec leur utilit premire

    Il semble que ce soit moins la lutte pour lexistence qui exige le maintien de lorganisation

    rpressive des instincts, que lintrt de la domination. 35

    a. La diffrence entre rpression et sur-rpression

    A partir des formes de rpression retenues dans linconscient, nous avions vu que

    chaque civilisation stait construite en tant que domination organise. A ce stade, Marcuse

    propose une extrapolation des notions freudiennes, en en compltant la terminologie.

    Marcuse diffrencie rpression et sur-rpression. Il doit exister un minimum de

    rpression pour maintenir une civilisation, une rpression fondamentale , tout dabord pour

    que lespce ait pu se constituer, mais aussi pour quelle ait pu dvelopper de meilleures

    conditions matrielles dans sa lutte pour lexistence, et enfin, pour que la civilisation persiste.

    Marcuse va dfinir ce quil nomme principe de rendement , et qui dsigne la forme de

    rpression actuelle (car lhistoire connat des modes de domination volutifs) spcifique

    du principe de ralit dans notre socit moderne. 36 Quant la sur-rpression, elle consiste

    en labus de cette rpression fondamentale : () contrles additionnels par-dessus ceux qui

    sont indispensables toute association humaine civilise () naissant des institutions

    32 Eros et civilisation, chapitre II, p.56 (suite de la citation): Derrire les motifs multiples, rationnels etrationaliss qui justifient la guerre contre les ennemis de la nation ou dun groupe, qui justifient la victoiredestructricesur letemps, lespaceet lhomme, lepartenairemorbidedErossemanifestepar lappropriationpersistantedesvictimesetleurconcours.33Erosetcivilisation,chapitreIII,p.76.34Erosetcivilisation,chapitreIII,p.83.35Erosetcivilisation,premirepageduchapitreVI,p.120:leslimiteshistoriquesduprincipederalit.36Eroscivilisation,chapitreII,p.42.

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    spcifiques de la domination sont ce que nous appelons sur-rpression. 37 Par contrles

    additionnels, Marcuse entend toutes les formes de dviation de lnergie instinctuelle, de

    dsexualisation de certains objets en vue dun objectif utile la socit.

    La thse de Marcuse est la suivante : Le principe de plaisir ne fut pas dtrn

    uniquement parce quil travaillait contre le progrs de la civilisation, mais aussi parce quil

    travaillait contre une civilisation dans laquelle le progrs assure la survivance de la

    domination et du labeur. 38

    Il y a donc une autre raison que celle du principe de rendement, de la ncessit de

    progresser dans nos conditions dexistence, ce principe de rendement nest quune

    consquence de la domination. Marcuse explique que du principe de ralit dcoule lanank

    ou la pnurie (Lebensnot en allemand) qui suppose un manque de ressources combattre. En

    ce sens, il ne peut y avoir de satisfaction sans effort au pralable, c'est--dire sans labeur.

    Encore une fois, lon comprend pourquoi principe de plaisir est inconciliable avec principe de

    ralit, si on prend en compte ce qui en a dcoul. Marcuse critique la vision dun travail

    alinant, ncessairement pnible pour lindividu. Mais ce qui le rvolte dautant plus, cest le

    fait que cette alination ne soit pas ncessaire comme la civilisation tend nous le faire croire,

    mais aussi et surtout que la pnurie soit entretenue par les structures de domination, de faon

    les perptuer. Le maintien de la pnurie montre que le principe de rendement en vue du

    progrs nest quun argument superficiel : Une telle domination nexclut pas le progrs

    technique matriel et intellectuel dans la mesure o ce sont des sous-produits invitables, mais

    elle maintient la pnurie, la misre et la contrainte irrationnelle. 39

    b. Les nouvelles formes de domination

    1) Lindividu dans son intimit : lorganisation rpressive de la

    sexualit 40

    Comme nous lavions vu en introduction, sexualit et civilisation semblent tre des

    antagonistes stricts. Les relations qui fondent la socit sont avant tout des relations de travail.

    Or quest-ce que le travail si ce nest la canalisation de notre nergie libidinale au service de

    37Ibid.,p.44.38Erosetcivilisation,p.46.39Ibid.p.43.40Ibid.,chapitreII,p.46.

  • 15

    la socit ? Dans Eros et civilisation, Marcuse nous donne diffrents exemples qui prouvent

    que lindividu nest pas libre, mais conditionn dans sa sexualit par la socit. Il y a tout

    dabord ce quil appelle l endiguement des pulsions sexuelles partielles41 . Marcuse

    dnonce les tabous mis en place autour des plaisirs des sens, il remarque notamment que les

    plaisirs du got et de lodorat qui sont plus corporels que loue ou la vue par exemple, ou

    mme que les plaisirs intellectuels, sont plus facilement associs au plaisir sexuel. Ntant pas

    sublims en eux-mmes, et liant les gens de faon directe (tant des sens de proximit), ils

    vont lencontre de lorganisation de la socit, qui tend carter les gens les uns des autres.

    Car en socit, une dsexualisation de certaines parties rognes du corps est ncessaire. En

    cela, la sexualit et les plaisirs du corps devront se limiter aux parties gnitales ; Freud parle

    lui-mme dune forme de centralisation . Marcuse tente dans Eros et civilisation de

    dfendre la notion de sublimation non-rpressive ou dsublimation rpressive . Il faut

    entendre par l les pulsions sexuelles, (qui) sans rien perdre de leur nergie rotique,

    dpassent leur objet immdiat et rotisent les relations non-rotiques entre les individus, et

    entre eux et leur milieu. 42 Il sagit donc dune rvision complte de ce que nous connaissons

    comme tant la sexualit gnitale et organise ; comme la monogamie par exemple, qui pour

    Marcuse exprime lorganisation de notre sexualit par la socit. Il ne sagirait pas dun

    libertinage, mais douvrir la sexualit aux formes sociales do elle a t bannie. La

    sublimation non-rpressive a pour objectif daller lencontre de la sphre de lutilit sociale.

    Mais la sexualit na pas seulement t limite. Elle est recycle, canalise.

    Elle est un trs bon instrument de vente, et permet de faire perdurer la domination. Car

    si on ne lui permet pas de spanouir librement, voire consciemment, on permet tout de mme

    aux pulsions de svacuer : Lillustration la plus parlante de ce fait (que le principe de

    ralit tende son pouvoir sur Eros) est fournie par lintroduction mthodique dlments

    sexy dans les affaires, la politique, la publicit, la propagande, etc. 43 Ainsi, non

    seulement notre sexualit est limite, physiquement, spatialement, fonctionnellement, mais

    tout cela permet quelle soit rutilise aux fins de la socit rpressive. Cette critique est aussi

    celle du totalitarisme, qui tend enfermer lindividu dans un mme moule , une seule

    dimension (do le titre de lessai critique LHomme unidimensionnel), les mmes envies, les

    41Ibid.,p.45.42Erosetcivilisation,prface,p.12.43Ibid.

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    mmes besoins44, ce qui ne lempche pourtant pas de donner aux individus limpression

    dexprimer librement leurs envies.

    2) Lindividu en socit : alination et division du travail

    Avec la mise en place dinstitutions rationnelles, la domination devient de plus en plus

    impersonnelle. La division du travail ne permet plus lindividu de donner un sens son

    activit. Au dpart (c'est--dire selon les philosophes depuis Platon et Aristote), le travail est

    peru comme une activit qui ne peut avoir dautre intrt en soi que la contribution dun

    individu sa socit, car ncessairement prouvante, voire destructrice. Selon Freud, le travail

    est ncessairement pnible, il nexiste pas dinstinct de travail , ni dinstinct dhabilet

    (dans le sens dun instinct crer matriellement des objets, mme dans un sens artistique). Il

    ny a que la ncessit de la lutte pour lexistence qui fasse du travail un labeur invitable.

    Le travail est donc peru comme une alination : lhomme ne se ralise pas dans son

    travail, sa vie est devenue un instrument de travail, son travail et ses produits ont pris une

    forme et un pouvoir indpendants de ce quil est en tant quindividu. 45 Il ne sagit pas pour

    Marcuse de supprimer lalination de faon radicale, car ce serait difficile, mais de faire en

    sorte quelle se consomme , par un remaniement des formes de sublimation rpressives de

    la socit. Notamment, en rduisant le temps de la journe de travail un minimum, et en

    favorisant linterchangeabilit des fonctions. Cette baisse du temps de travail impliquerait une

    baisse du niveau de vie dans les socits avances, mais une chute du principe de rendement

    permettrait le progrs de la libert, plus important. Car llvation du niveau de vie (par le

    principe de rendement) est un argument au service de la rpression.

    Largument qui fait dpendre la libration dun niveau de vie toujours plus haut ne sert que

    trop facilement justifier la perptuation de la rpression. 46

    44Marcuse,Vers la libration (1969), chapitre sur les fondements biologiques du socialisme, Paris,Minuit:Lautomobile, la tlvision,ou lesgadgetsmnagers,nontpaseneuxmmesde fonctionrpressive,maisseulement en tant que, produits selon les lois marchandes du profit, ils sont devenus partie intgrante delexistence des individus () de sorte que les individus sont contraints dacqurir par lachat une partieintgrantedeleurexistence,etquecellecidevientlaralisationducapital.45Erosetcivilisation,finduchapitreIII,p.98.46Ibid.,chapitreVII,p.138.

  • 17

    c. Rvision du principe de rendement, des notions de progrs, de rationalit.

    La rationalit du progrs met en relief lirrationalit de son organisation et de son

    orientation. 47

    Il est incontestable pour Marcuse qutant donn les conditions matrielles et

    intellectuelles dexistence actuelles, le principe de ralit nest plus le mme. Il expose cette

    ide au dbut de sa deuxime partie intitule Au-del du principe de ralit . Le principe de

    rendement est surtout rattach comme nous avons pu lapprhender aux formes souterraines

    de domination stant progressivement constitues durant le dveloppement de notre espce.

    Marcuse devra constituer les bases de llaboration dun nouveau principe de ralit, qui

    privilgiera le principe de plaisir aux dpens du principe de rendement. En effet, tant donn

    que nous avons atteint un stade suffisant de dveloppement, les formes du principe de

    rendement ne sont plus que des formes de domination, la lutte perptuelle entre principe de

    plaisir et principe de ralit na plus lieu dtre, cest la libration dEros. Marcuse soppose

    donc Freud qui considre que les relations libidineuses libres sopposent au labeur, et que

    sans labsence dune satisfaction intgrale des besoins, la socit naurait pas besoin de se

    maintenir. Car les instincts sont par nature rebelles, ils doivent tre canaliss par la

    civilisation. La civilisation se caractrise mme ainsi. Pour sopposer la dfinition

    freudienne de civilisation, et de principe de ralit, Marcuse doit montrer que libration

    instinctuelle (et) travail socialement utile 48 ne sont pas incompatibles. En diffrenciant

    rpression fondamentale et sur-rpression, Marcuse dmontre que les formes institutionnelles

    de nos socits sont au service de la domination. Ainsi, il sagit pour Marcuse de supprimer la

    sur-rpression, ce qui ne voudrait pas dire larrt du travail, mais qui changerait lorganisation

    de lexistence humaine, en redonnant lindividu une place propre, qui nest plus celle dun

    instrument au service du progrs : Si ceci est exact, la naissance dun principe de ralit

    non-rpressif modifierait lorganisation sociale du travail plutt quil ne la dtruirait : la

    libration dEros pourrait crer des relations de travail nouvelles et durables. 49 La notion de

    productivit est donc abandonne, celle qui dfinit lhomme selon sa capacit produire, se

    dvelopper, amliorer ses conditions matrielles, car elle est en ce sens inhumaine. Il ne faut

    pas oublier que la satisfaction intgrale des besoins est ce qui pousse lhomme avancer. La

    rationalit propre au principe de rendement impose des besoins qui dtournent lhomme de ce

    47Ibid.,chapitreIII,p.94.48Erosetcivilisation,chapitreVII,p.139.49Ibid.

  • 18

    qui devrait tre son objectif : son panouissement. Par le maintien de la pnurie par exemple,

    par la surabondance de production, ou encore lobsolescence programme, pour maintenir les

    formes de domination, la rationalit propre au principe de rendement tombe dans la ngation

    delle-mme. La raison est la ngation de la raison. Ce qui suppose quelle se contredit dans

    ses objectifs, pour des raisons qui sont celles de la domination et sont profondment ancres

    dans nos socits.

    IV. Une morale libidinale , redfinition du principe de ralit

    a. Renaissance dEros

    La raison est sensible et la sensibilit rationnelle. 50

    Marcuse soppose aux rvisionnistes freudiens, en tentant de renverser la conception

    freudienne des pulsions, dans lopposition entre pulsions de vie et pulsions de mort, de faon

    donner libre cours aux pulsions de vie.

    Il sagit pour Marcuse de redfinir la socit, en changeant la nature des liens entre

    individus qui fondent la socit. Dans loptique dune sublimation non-rpressive, c'est--dire

    dune permission de la socit intgrer lindividu avec sa constitution instinctive propre, les

    liens seront renouvels entre les individus, dans le travail, dans la socit, mais aussi au

    niveau de leur vcu propre. Marcuse dfinit la monogamie comme une organisation de la

    sexualit effectue par la socit rpressive. Mais alors, comment envisage-t-il la civilisation,

    le dveloppement des gnrations futures si on ne peut donner de couple fixe un enfant par

    exemple ? Il serait tout fait possible de fonder des relations rotiques durables entre adultes,

    si on modifie les conditions sociales et existentielles actuelles. Marcuse pense quavec la

    libration des instincts, nous pourrions fonder une rationalit libidineuse 51. Rappelons

    quil sagit avant tout pour Marcuse de supprimer les tabous concernant la sexualit renie par

    la culture. Il ne suppose cependant pas quon puisse constituer une socit absolument non-

    rpressive. Il propose alors de revoir la notion de Raison, au service de la libido. Cest

    pourquoi nous avons souhait appeler cette partie morale libidinale , car Marcuse propose

    une nouvelle rationalit notre socit, qui permettrait de lier voire de confondre raison et

    50Erosetcivilisation,chapitreIX,Ledomainedelesthtique,p.159.51Ibid.,chapitreX,p.174.

  • 19

    instinct, permettant alors lindividu une libert daction nouvelle, plus en accord avec ses

    relles envies. Dans le chapitre IX intitul Le domaine de lesthtique , Marcuse traduit

    cette rationalit sensible , grce la pense kantienne, montrant quil existe une rationalit

    propre au sensible, et notre sensibilit : Kant affirme dans ses confrences sur

    lanthropologie : on peut tablir des lois universelles de la sensibilit (Sinnlichkeit) aussi

    bien quon peut tablir des lois universelles de lentendement, cest--dire quil y a une

    science de la sensibilit (). 52

    b. Le travail comme panouissement de soi

    Lart semble ainsi tre la voie la plus sre de notre panouissement. Il existe donc des

    domaines au sein de nos socits qui ne subissent pas la rpression. Marcuse va mme jusqu

    dire que lart nest pas une sublimation pulsionnelle, comme le pensait Freud.53 Non, pour

    Marcuse, le travail artistique est une libration, dans le sens o les pulsions ny sont pas

    canalises dans le but de servir la socit. Il sagit aussi de redonner son importance

    limaginaire (espace protg des tourments externes, il reste fondamental dans notre

    psychisme, notamment pour lier les couches de linconscient), dans le but dcarter le travail

    de la sphre de la ncessit (pour que lindividu nagisse plus dans langoisse). Marcuse

    reprend dans cette optique de dsublimation non-rpressive du travail et de revalorisation de

    limaginaire, la pense nietzschenne et schillrienne : pour une libert de jouer. 54 Il

    rappelle que la ralit devrait perdre de son caractre srieux, pour donner plus de libert

    lindividu dexploiter son potentiel imaginatif, qui lui serait plus adquate : dans une

    civilisation vraiment humaine, lexistence humaine sera jeu plutt que labeur, et lhomme

    vivra dans lapparence plutt que dans le besoin. 55 Limaginaire est canalis, pourtant il est

    essentiel pour lier le rve la ralit. Marcuse fait galement rfrence aux surralistes, pour

    leur esprit rvolutionnaire, de Grand Refus : Le rve ne peut-il pas sappliquer la solution

    des problmes fondamentaux de la vie ? 56

    52Erosetcivilisation,p.161.53 Ibid.,chapitre III,p.82 :Et le travailartistique()sembleprovenirduneconstellation instinctuellenonrpressiveetenvisagerdesbutsnonrpressifs,telpointquelesensdumotsublimationsembledevoirtreconsidrablementmodifipoursappliquercegenredetravail.54Ibid.,chapitreIX,p.164166.55Ibid.56AndrBreton,Lesmanifestesdusurralisme,d.duSagittaire,1956,Paris.Voirp.135dErosetcivilisation.

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    Conclusion : Actualisation de la morale partir dune rvision du principe de ralit

    Limpact moral de la pense de Marcuse est incontestable : il soppose toute forme dabus

    social diffus, et surtout faussement ncessaire. Mais encore, doit-on se soumettre lordre

    rpressif pour tre moral ? Peut-tre lacceptation de nos besoins instinctifs est-elle prfrable,

    ainsi quune morale qui favoriserait lpanouissement de lindividu ? A travers son approche

    sociologique et psychanalytique, qui se place sur un plan double qui est la fois celui de

    lindividu et de son environnement, Marcuse tente de penser lHomme selon des concepts

    plus philosophiques de libert, de devenir de lhumanit. Nous assistons une rvision totale

    des normes qui fondent notre socit, et qui fondent notre panouissement dans celle-ci. La

    dfense dune sublimation non-rpressive contre les formes alinantes de la civilisation

    permet de librer la sexualit travers de nouvelles formes sociales et existentielles, comme

    rponse notre malaise dans la culture . Le travail artistique et le domaine de lesthtique

    sont des pistes lances par Marcuse vers la libration, mais elles ne seront pas les seules. La

    dnonciation des formes de domination, qui associe principe de rendement principe de

    ralit, devra permettre une socit et un individu nouveaux, louvrant des valeurs plus en

    adquation avec sa constitution primitive. Le bonheur nest pas objectif , comme la socit

    tend nous le faire croire, en nous crant des besoins, faisant de nous les instruments de la

    production incessante. Le bonheur se trouve en lindividu, dans la simple acceptation de sa

    constitution instinctive. Lapport dEros et civilisation est donc de permettre lindividu de

    porter un regard nouveau sur la socit et sur lui-mme, et surtout de ne pas se laisser faire par

    la socit rpressive, de se battre contre lacceptation dune condition sociale conduisant

    irrmdiablement au malheur et la frustration. Le souhait de Marcuse serait de faire en sorte

    que chaque individu se sente profondment investi dans ses actes et ses relations, par cette

    remise en ordre des formes de rationalit servant, non pas le maintien de lordre, mais avant

    tout la domination.

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    Bibliographie :

    H. Marcuse, Eros et Civilisation. (Boston 1955), Paris, Minuit, 1963.

    H. Marcuse, LHomme unidimensionnel. (Boston 1964), Paris, Minuit, 1968.

    H. Marcuse, Pour une thorie critique de la socit, contre la force rpressive (1969), Paris, Denol-Gonthier, 1971.

    S. Freud, Au-del du principe de plaisir (1920).

    S. Freud, Le malaise dans la culture (1930).

    Annexe

    Eros et civilisation, p. 125 : Schma sur la construction freudienne de la dynamique instinctuelle.