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Perspectives Critiques

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P e r s p e c t i v e s C r i t i q u e s dirigée par Roland Jaccard avec la collaboration de Paul Audi

Abécassis E., Petite métaphysique du meurtre Accursi D., La Philosophie d'Ubu Adde A., Sur la nature du temps Amiel V., Le corps au cinéma, Bresson, Keaton,

Cassavetes Audi P., L'autorité de la pensée Audi P., La tentative de Mallarmé Audi P., Picasso picaro picador. Portrait de l'artiste en

surmâle Audi P., Rousseau, éthique et passion Audi P., Supériorité de l'éthique. De Schopenhauer à

Wittgenstein et au-delà Balvet M., Itinéraire d'un intellectuel vers le fascisme :

Drieu La Rochelle Basaglia F., Qu'est-ce que la psychiatrie ? Bott F., L'entremetteur. Esquisse pour un portrait de

Monsieur de Fontenelle Bowlby J., Charles Darwin. Une nouvelle biographie Braud M., La tentation du suicide dans les écrits auto-

biographiques (1930-1970) Brès Y., La souffrance et le tragique Cannon B., Sartre et la psychanalyse Cauquelin A., La mort des philosophes et autres contes Cometti J.-P., La maison de Wittgenstein Cometti J.-P., Robert Musil ou l'alternative romanesque Comte-Sponville A., Traité du désespoir et de la

béatitude : 1 mythe d'Icare (12 éd.) - 2. Vivre (6 éd.)

Comte-Sponville A., Une éducation philosophique (6e éd.)

Comte-Sponville A., Valeur et vérité (3e éd.) Comte-Sponville A., Petit traité des grandes

vertus (4e éd.) Comte-Sponville A., Impromptus Comte-Sponville A., L'être-temps (2e éd.) Conche M., Analyse de l'amour et autres sujets (3 éd.) Conche M., Le fondement de la morale (2 éd.) Conche M., Orientation philosophique (2e éd.) Conche M., Pyrrhon ou l'apparence Conche M., Temps et destin (2 éd.) Conche M., Vivre et philosopher (3e éd.) Conche M., Montaigne et la philosophie (3 éd.) Conche M., L'aléatoire Contat M., L'auteur et le manuscrit Contat M., Pourquoi et comment Sartre a écrit « Les

mots » Cornish K., Wittgenstein contre Hitler. Le Juif de Linz Dauzat P.-E., Le suicide du Christ Deleuze G., Proust et les signes (8 éd.) Doubrovsky S., Autobiographiques : de Corneille à

Sartre

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La tiédeur

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PERSPECTIVES CRITIQUES

Collection dirigée par Roland Jaccard

avec la collaboration de Paul Audi

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Philippe Garnier

LA T I É D E U R

Presses Universitaires de France

type="BWD"

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ISBN 2 13 050318 7

Dépôt légal — 1 édition : 2000, février

© Presses Universitaires de France, 2000

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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« Parce qu'ainsi tu es tiède et ni chaud ni froid. Si seulement tu étais froid ou chaud !

Parce qu'ainsi tu es tiède et ni froid ni chaud, je te vomirai par ma bouche. »

Apocalypse de Jean, III, 15-16.

«Quand on mange froid, on sent le froid, pas le goût. Quand on mange chaud, on sent le chaud, pas le goût.

Quand c'est dur, on sent le dur, pas le goût. Donc il faut manger tiède et mou. »

(Réplique de Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain de Jean Eustache).

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Prologue

La paresse est une valeur romantique. Elle est l'envers de l'exaltation du travail qui accompagne les âges industriels. Elle se prête facilement à toutes sortes d'éloges et manifestes et, le cas échéant, se transforme en programme politique. Souverain et libre, le paresseux peut-être doué d'une abondante énergie vitale, mais il préfère la laisser inemployée. Son abstention a valeur de mépris pour la servitude volontaire des autres. Il jouit d'une accumulation frauduleuse, et sa jouissance s'apparente à la contemplation. Sous une forme glorieuse qui n'est ni celle du travail ni celle de la dépense, paresse, désir et jouissance ont partie liée.

Que peut-on réserver, en revanche, à ce peu de désir, ce peu de conviction et d'appétits qui caractérise la tiédeur ? La tiédeur décourage toute tentative d'éloge, de manifeste. On ne voit pas en quoi elle pourrait nourrir une forme quelconque de subversion. Tout le problème vient de ce peu de désir, et non pas de son absence radicale qui trouve, elle, facilement sa place dans un système de négation du monde sensible et visible. La tiédeur est dépourvue des prestiges du Rien. Elle serait plutôt du côté de ce moins que rien dont personne, sinon pour en rire, n'a vraiment envie de parler.

En littérature, la tiédeur peut à la rigueur être un regard ou une voix. Mais il n'est pas facile de créer un vrai personnage tiède.

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C'est-à-dire un personnage qui ne soit pas seulement un prétexte ou une toile de fond — l'incarnation d'une société hypocrite et cas- tratrice - mais un acteur central. Ni Oblomov ni Bartleby ne sont tièdes. Le premier s'enlise dans une paresse infinie qui mène au néant, le second est un héros de la résistance au travail notarial et à la vie tout court.

Car si les tièdes peuvent être décrits, ils ne parlent pas. On aurait d'ailleurs du mal à leur faire exprimer quelque chose puisque l'expression ne figure ni dans leurs habitudes ni dans leurs revendi- cations. Leurs émotions réglées et prévisibles les relèguent dans un troupeau, une sorte de collectif sans visage — on dira : « les tièdes », pour y opposer une figure d'humanité habitée par de hautes pul- sions et transportée au-delà d'elle-même.

Rester à mi-chemin de ses désirs, de ses appétits et de ses convictions est déjà, par quelque bout qu'on le prenne, une curieuse sorte d'abjection. Un manque à être, une déficience de la vie. En faire l'éloge reviendrait à fermer la médiocrité sur elle- même, à refuser ces antidotes rassurants que sont les signes exté- rieurs de la passion et du désir. Une politique du pire : c'est donc à cela que renverrait un éloge de la tiédeur. Car il serait absurde de vanter un état des passions consistant à n'en vivre aucune jusqu'au bout. Indécent de préconiser une vie dépensée à moitié, dans ce peu d'élans et d'ambitions.

Pourtant, ce que nous appelons tiédeur n'a pas toujours été stig- matisé. La pensée d'Épicure, parmi d'autres, peut apparaître comme une doctrine de la tiédeur louable et respectable. Mais il ne s'agit pas là exactement de tiédeur, plutôt de modération, d'une juste voie tracée entre le plaisir et la souffrance. Le mot n'acquiert de sens péjoratif — de sens tout court — que dans le Nouveau Tes- tament. Aux tièdes, à ceux qui ne sont « ni chauds ni froids », c'est- à-dire ceux qui ne s'engagent pas, qui disent à la fois oui et non, qui ne sont ni dans l'amour ni dans la haine, l'Esprit annonce qu'il les vomira par sa bouche.

Dès lors que le salut de l'humanité se joue dans un drame sacré, la tiédeur joue en effet les trouble-fête, elle est précisément le refus

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de jouer, le manque de désir pour l'idée même du jeu. Alors que pour Épicure, elle procédait de la crainte du manque et du désir d'équilibre, elle devient ici le déséquilibre et le manque. Manque à croire et à désirer, donc manque à vivre. Le tiède fait défaut au projet divin sur l'humanité, il oppose une fin de non-recevoir à l'idée de salut. Lorsque le messie lui demande de dépasser ses habi- tudes, de sortir de sa maison, d'abandonner sa vigne, il refuse. Il refuserait également si c'était le démon qui le lui demandait (pour aller égorger son voisin, violer sa voisine). Son infamie est de ne vouloir franchir aucune limite, de rester au centre du petit cercle que lui a tracé le destin. Non que ce cercle ait quoi que ce soit d'idéal à ses yeux. Peut-être est-il détestable, peut-être est-ce le pire des cercles possibles. Mais il vit sur cette certitude qu'on ne change pas la vie : tout au plus peut-on s'en accommoder. L'habitude rend tout, ou presque tout, supportable. Le mouvement peut apporter le meilleur comme le pire, mais il s'accompagne à coup sûr d'inconfort et d'angoisse pour une durée qu'on ne saurait prévoir.

Pour qu'apparaisse et soit montré du doigt le territoire des tièdes, il faut donc que se répande l'idée d'une histoire pourvue d'un sens, d'une marche collective vers un accomplissement suprême. C'est à ce compte que le disciple d'Épicure, celui qui cherche simplement le juste lieu entre le plaisir et la souffrance (le premier engendrant immanquablement la seconde), devient non plus le sage mais le tiède, avec de bonnes raisons d'être rejeté par l'Esprit. Maudit, exclu de la grande histoire et des promesses de salut religieux ou laïc, il ne peut plus se contenter d'être l'homme du milieu. Pris dans la tour- mente du mouvement collectif, assailli d'exhortations à se rallier à une forme de désir passionné (désir du plus grand bien des uns qui sera le plus grand mal des autres, et vice versa), il habite un espace hors du sens de la Révélation ou de l'Histoire.

Ainsi la tiédeur n'apparaît-elle que par contraste avec le souffle de l'Esprit. Aussi bien, elle est l'état naturel des hommes. La « masse », le « citoyen ordinaire », le « troupeau », sont tièdes par définition. Matière informe à pétrir, ils sont le complément indis- pensable à la religion messianique, à l'esprit de parti, aux pro-

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phètes. Mais l'anathème lancé contre les tièdes apparaît alors dans son étrangeté profonde. Car qu'est-ce que la tiédeur sinon la tem- pérature de la vie elle-même ? Une valeur médiane vers laquelle un thermostat régulateur ne cesse de ramener les êtres vivants. Sang tiède, peau tiède : la vie individuelle dans sa durée, ses accommo- dements, ses retours au point neutre, entre la surchauffe de l'excitation et le froid de la mort. Par quelle invraisemblable opéra- tion a-t-on pu transformer cette santé en pathologie, cette vie bien réglée en infamie ? Par quelle expression du ressentiment ce symp- tôme de la durée biologique qui se perpétue devient-il celui de la non-vie, de l'inaccomplissement ? Il est vrai que sans ce retourne- ment des valeurs, la tiédeur ne serait même pas un objet, elle ne serait qu'un aspect de la normalité dont il n'y aurait rien à dire. Elle ne peut apparaître, elle ne peut être regardée que sous sa forme négative. Mais du même coup, aussitôt maudite que nommée, elle ne peut accompagner le noble cinéma des passions que de manière passive, intempestive et risible.

Il est donc dans l'ordre des choses que la tiédeur se cache. Même son triomphe se dissimule. Et lorsqu'on la persécute, elle ne peut se défendre sans se dénaturer. Cette inertie dissimulée est d'ailleurs conforme au projet salvateur : le tiède « attend » qu'on le secoue, qu'on le brutalise un peu, pour son bien.

Comment la tiédeur s'exprime-t-elle ? Cernée par le confor- misme de l'engagement (tout au moins de l'engagement en paro- les) elle produit mille petites manifestations saugrenues, déplacées, insignifiantes par nature, difficiles à percevoir, mais d'autant plus efficaces dans leur résistance passive. Inavouable, la tiédeur se réfugie dans le non-dit et le non-acte. Allergique par nature à l'idée d'un système de défense, elle multiplie les déviances imperceptibles, les dévoiements minuscules. Elle déjoue les buts qu'on lui assigne, mais sans les remplacer par d'autres. Elle ne cesse de s'évader, mais sans avoir d'Ailleurs.

On a raison de se méfier de la tiédeur. Au sein d'un parti poli- tique, d'une secte ou d'une Église, dans le monde professionnel

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Il vaut mieux ne pas être en état de tout voir, de tout sentir et de tout comprendre. Une vigilance réduite est la condition de la paix de l'esprit, elle met à l'abri de la déstabilisation permanente que représente, en puissance, chacune de nos perceptions. Au lieu de ces couleurs vives ou de ces vérités bouleversantes, on obtient ainsi une sorte de flou continu, un fondu indistinct face auquel rien ne nous empêche, puisqu'il paraît parfaitement régulier et sans surprises, de réduire encore un peu notre capacité de percevoir. Ce qui aide à conserver un centre de gravité.

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Initiations

Se débarrasser des peurs qui tapissent le fond de la vie nécessite- rait un certain investissement spirituel. Il faudrait aller chercher l'antidote, s 'imprégner d'une véritable sagesse de la démystifica- tion. Méditer Épicure et faire lentement et pour de bon entrer ces mots en soi-même : « Le dieu n'est pas à craindre ; la mort ne donne pas de souci ; et tandis que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter. » Les méditer en tâchant, avec toutes les connaissances nécessaires mais aussi toute la sincérité possible, de réduire l ' immense écart qui nous sépare du temps où ils furent prononcés, écrits. Bref, entreprendre le lourd travail indispensable à notre propre libération. Mais c'est là justement l 'investissement qu 'on ne fait pas. Il y faudrait trop d'attention, trop d'efforts pro- longés et pour finir trop de foi.

O n ne se libère donc pas. O n reste à demi immergé dans ce brouillard de peurs et de malaises obscurs. Appréhension de la souffrance et de la mort, souffrance de cette anticipation, senti- ment inexplicable d'être insuffisant, déplacé, raté. Angoisses de la jalousie, dérision de la jalousie. Honte de ressentir tout cela en bloc, comme une inconvenance. Mais aussi, par-dessus ce magma informe, une sorte de tranquillité paradoxale à la pensée que tous ces fantômes sont naturels, consubstantiels à la vie. Qu'il n'y

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a rien à faire pour les chasser. Les dissipe-t-on un instant au prix d'une pénible et vaine construction, qu'ils se reforment aussitôt.

On ne réduit pas sa peur, on n'élimine pas ces « troubles de l'âme » dont parle Epicure, on se contente de les subir avec leurs flux, leurs cycles.

L'espérance fatigue. Elle exacerbe l'impatience, elle expose à la cyclothymie de la foi et du doute.

Quoi de plus accidentel que le pli d'une existence ? Inutile de chercher à savoir comment il s'est formé. On ne ferait que remon- ter à l'infini le cours des contingences. Inutile aussi de chercher à changer ce pli. Cela ne peut conduire qu'à des froissements, des luxations et des crampes. On perd également son temps à vouloir le creuser. Il faut juste s'en accommoder. Les rides arrivent toutes seules.

Le fatalisme est un véritable matériau de construction. Résis-

tant, durable. C'est même un composant indispensable à tout édi- fice. Deux pierres, deux mots, deux pas, deux personnes (même pour une seule nuit) ne s'unissent pas sans fatalisme.

L'essentiel est d'apprendre à séjourner. Y compris bien sûr dans l'échec et la déception. La déception dure souvent longtemps, elle s'émousse, elle s'oublie lorsqu'on passe à autre chose. Pourquoi s'impatienter ? Il ne faut pas chercher à abréger une période de vie,

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sauf si elle est vraiment insupportable (et si on n'a pas le choix, c'est la vie qu'il faut alors abréger). Il faut s'y installer. S'asseoir et rester.

Savoir vivre dans la déception s 'apprend dès l'enfance. C o m m e tout séjour de longue durée, il peut devenir extrêmement confor- table. C'est une question d'habileté mais aussi de certitude qu 'on y est pour longtemps (celui qui croit pouvoir sortir de la déception en perpétue indéfiniment l'inconfort).

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Consolations

De même que le muret qui clôture un jardin s'effrite et se couvre de mousse, notre enveloppe physique ne cesse de s'user. Comment savoir s'il faut s'effrayer de cette dégradation progres- sive ou se réjouir de ce qui pourrait devenir, après l 'effondrement final, gain d'espace, ouverture sur le paysage ?

Mourir après une longue vieillesse ne paraît pas si terrible. Après trente ans d'affaiblissement, de perte de mémoire, de déclin du désir, la mor t n'est plus qu'un prolongement naturel, un petit pas supplémentaire. La véritable mort, c'est celle qui frappe dans la fleur de l'âge, alors qu 'on dispose d 'une énergie intacte pour se débattre, souffrir. Sans se faire beaucoup d'illusions sur les joies de la grande vieillesse, on peut en escompter un dégoût salutaire de l'existence, une attente consentante de la fin.

Perdre de vue la finalité première d'une entreprise, ou ne plus y consacrer que des moyens dérisoires. O u encore se maintenir dans une recherche vidée de sens et de désir.

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Ce qu'on nomme gâtisme du grand âge n'est que l'effet massif et systématique de quelque chose de consubstantiel à toute la durée de la vie. Simplement, les défauts de vigilance et les oublis innombrables sont considérés comme sans gravité pendant les cin- quante premières années.

Décrochages légers, absences minuscules. D'une négociation, d'une simple conversation téléphonique, d'une rencontre amou- reuse, d'un concert. Quand on se trouve devant une porte fermée, l'esprit vagabonde vers d'autres portes fermées. On s'évade vers d'autres surdités, d'autres impasses.

L'abandon ou la trahison ne doivent pas être érigés en règles. Il faut les laisser venir à l'heure qu'ils ont choisie. Comme les événe- ments météorologiques dont on ne peut prédire l'apparition avec exactitude mais dont on peut établir la probabilité à moyen terme. Et c'est cela qui leur préserve ce caractère de petits drames, hontes et délices, délivrances de l'abandon. Comme la pluie.

Dans la perte d'une croyance vient soudain le moment où l'on réalise qu'en fait, on ne l'avait jamais eue. C'est au fond l'ultime croyance que l'on perd : celle qu'il y a eu un avant et un après (et tant qu'on a pas perdu cette ultime croyance, tout reste en effet très mystérieux, troublant : s'il y a eu un avant et un après, un seuil décisif entre la croyance et l'incroyance, comment l'interpréter sinon par le fait qu'on est le jouet de quelque puis- sance transcendante, le terrain que se disputent des forces antago- nistes, nous faisant basculer dans l'un ou l'autre camp ?). Lorsqu'il n'y a plus d'avant et plus d'après, tout ce qu'il reste à percevoir

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est une continuité ondoyante et changeante, où ce que l 'on voit, ce à quoi l 'on croit ou ne croit pas, ne cesse en réalité de changer de nom.

Pecca sedpecca fortiter. N o n : si tu pèches, pèche petitement, par étapes, avec de fréquentes pauses, retours en arrière et remises au lendemain, pour donner le change aussi bien aux autres qu'à toi- même. Plus tu iras lentement dans cette affaire, moins tu auras au

bout du compte la sensation de la faute, car tu auras toi-même changé avec le temps, et ce que tu considérais auparavant comme le mal ne t'apparaîtra plus comme tel.

Pas de grands remords. Une culpabilité légère suffit largement pour une faute dont on a oublié le nom, l 'époque où elle fut com- mise et surtout le degré de gravité. Comme un filtre léger tamisant la lumière du jour ou un système de climatisation, cette culpabilité sera l'artifice à peine perceptible mais indispensable à l'existence. Elle agira sur nous comme un ralentisseur.

Inutile de camper sur le scepticisme, d'en faire une règle de vie, un acte de vigilance permanent. Rien n 'empêche au contraire de se payer le luxe d'une croyance passagère : elle se désagrégera d'elle- même. Elle conservera peut-être le même nom, mais son objet n'aura pas survécu.

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Mourir indemne

L'enveloppe originelle ne doit pas être déchirée. Cela vaut pour les humains mais aussi pour les fruits et les légumes. La vie, sans doute, impose la déchirure, la métamorphose, la fusion. Autant retarder cela par tous les stratagèmes disponibles. Autant cultiver l'illusion de durée qui se n o m m e : mise en conserve, momification, virginité, clôture. L'ordre et la forme, aussi longtemps que possible.

Cela étant, méfions-nous des frontières et de l'impatience

qu'elles suscitent à la longue. Lorsqu 'on ne peut plus sortir de chez soi, on trépigne, on peuple l'extérieur de merveilles ou de chimè- res. D u mauvais sang. De temps à autres, il faut donc ouvrir, mélanger, mixer. Cela rétablit un certain désenchantement.

Ne passer aucun cap. Ne subir aucune initiation. Ne traverser aucune métamorphose. Ne jamais se convertir. Si c'était un idéal — ce pourrait être l' idéal de la tiédeur— il serait très encombrant, invi- vable même. Quelle crispation en perspective, quelle méfiance de tous les instants envers ce qui menace de nous transformer ! O n passerait son temps à s'examiner avec le soupçon d'avoir cédé à l'enthousiasme. E t tout cela s'achèverait dans un rigorisme fana- tique qui nous emmènerait bien loin de la tiédeur. Donc , il est par-

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fois nécessaire de se convertir, de se laisser initier, de changer de peau. E t heureusement, pour cela, il y a la mode.

C'est la mode qui nous sauve car elle satisfait notre besoin de conversion. Cette conversion, dira-t-on, est bien superficielle, bien extérieure. Mais est-ce si sûr ? En l'espace de quelques années, nous voilà changés en profondeur, méconnaissables. Nous ne votons pas pour les mêmes gens, nous ne portons pas les mêmes vêtements, nous n'allons pas aux mêmes messes, nous ne crai- gnons plus les mêmes catastrophes, nous n'espérons pas le même salut. E t ces immenses transformations sont intervenues comme

par enchantement, de manière non seulement indolore, mais à peine détectable. La mode est une conversion perpétuelle à d 'éphémères religions. Elle se produit sans fièvre et sans angoisse, sauf peut-être chez ceux qui la créent et la lancent. Ce n'est pas une cause qu 'on défend. Personne ne meurt pour elle. Elle ne nous laisse pas seuls face à nos choix, au contraire, elle nous met dans le sens du courant, dans une foule immense où si l 'on se fait remar-

quer, c'est parce qu 'on est soit un petit peu en avance, soit un petit peu en retard.

Puis, la mode n'est ni irréversible ni tragique comme l'Histoire. Elle revient volontiers en arrière, elle récupère les vieilles tournu- res, recycle les vieilles dentelles. Quant à l'avenir, elle ne le prépare pas, elle le mime, le singe, le fane avant même qu'il soit advenu.

Jamais la mode vestimentaire n'a été plus libre d'idéaux qu'aujourd'hui. Fini, l'âge terroriste du dénuement, du dépouille- ment. Oubliées les nudités sportives et les lignes sobres qui s ' imposaient avec la force d 'un manifeste politique. Périmées elles aussi les allures « libérées », l'obligatoire sauvagerie, la crinière en broussaille, les jeans déchirés. O u plutôt non, rien de tout cela n'est fini, tout recommence, se mélange, flotte dans l'inconsistance de nouveaux arrangements hybrides.

Dans ce recyclage perpétuel, la mode est enfin pleinement elle- même. Gratuite, foisonnante, ennuyeuse.

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Savoir s'extasier devant les couples célèbres, leur beauté, leur richesse, leurs nombreux enfants et leurs petits défauts secrets. Bref, rester une midinette. Voilà une disposition d'esprit qui se

perd trop souvent avec l'âge, les responsabilités, les soucis. Cepen- dant, de même qu 'on préparait autrefois les jeunes catéchumènes à affronter les dangers qui, un jour ou l'autre, menaceraient leur foi toute neuve, il faudrait enseigner à chacun le moyen de rester, au plus profond de lui-même, une midinette. De cette pureté cachée, le cynisme et le désenchantement extérieurs seraient le rempart.

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Épilogue

A trop parler de la tiédeur, on s'intoxique et l'on n'obtient, au bout du compte, qu'une longue suite de tableaux et de maximes interchangeables, un mauvais cinéma, un mauvais infini. C'est donc volontairement qu'on en restera sur ce sujet à une perspec- tive limitée, incomplète et frustrante.

Ne pas ressasser sa fatigue, éviter les sortilèges de l'épuisement, leur envoûtement irrésistible. Un ordre lointain, pas très clair peut- être mais audible, exige que nous nous limitions à une fatigue convenable.

On trouve chez Fernando Pessoa une sorte de litanie de la

fatigue, une parade de l'épuisement. On n'est pas obligé d'aller jusque-là : il suffit de sortir de sa poche un petit bout de fatigue, toujours à disposition, de le déplier quelques instants avant de le remettre à sa place. La fatigue, ce n'est pas toujours un drapeau, ce peut être un chiffon.

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Tenter une écriture c'est piocher dans le pot commun, y remuer des matières déjà mille fois triturées. Acte de récupération par excel- lence. Nouveau coup de peinture, nouvelle combinatoire. Répéter les mots, il serait difficile d'y échapper. Mais il y a les étages supé- rieurs de la répétition, la construction, les silences. On rebâtit des bidonvilles qui ont de vagues allures de palaces, rarement l'inverse.

Il est vain de chercher à déjouer les insuffisances du langage. Mieux vaut se sentir à l'aise dans des protocoles inusables et savoir se contenter d'un parcours sans fin sur les mêmes circuits. L'éternel exil dans les mots égale le prodige du dévoilement.

Le simple souci de faire du bruit et de meubler rentre pour une part énorme dans nos discours. Une parole réduite à l'essentiel ne fait plaisir à personne, à moins qu'elle ne brandisse avec complai- sance sa maigreur.

Tantôt pose, tantôt psychose, jamais trop longtemps l'une ou l'autre, la tiédeur changera de sens selon l'instant, l'énergie.

Il faut savoir renoncer aux démonstrations radicales. La simple présence d'un interlocuteur ou d'un lecteur devrait suffire à nous essouffler.

La peur de la vie est insurmontable et mystérieuse.