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Petite Apologie de l'Experience Esthetique JAUSS

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HA N S RO BE RT J AU S S

Petite Apologiede l’expérience esthétique

Traduit de l’allemand parC L AU D E M AI L LA R D

E DI T IO N S A L LI A

, RUE CHARLEMAGNE, PARIS IV e

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I

L ORS QU ’ON est sur la défensive, on répugneà reconnaître que l’on se trouve, de ce faitmême, en posture d’accusé. Les théologiens ensavent quelque chose : de toutes les disciplines,la leur est celle qui a la plus ancienne et la pluslongue expérience de ces attaques dont on sedéfend d’ordinaire par l’apologie, et c’est pour-quoi ils recommandent de passer aussi viteque possible d’une défensive peu efficace à

l’attaque et à la lutte contre les pseudo-véritésde toutes sortes . Quod licet Iovi non licet bovi . Ilconvient de se méfier des recommandationspolitiques des théologiens, surtout lorsqu’ellestémoignent d’autoritarisme et d’agressivité.Cela reste valable si l’on songe que les attaquesles plus récentes contre l’esthétique présententcertaines analogies avec les attaques les plus

anciennes contre la théologie : l’esthétiquen’est pas seulement remise en question en rai-son de son dogmatisme, c’est son existencemême, son utilité, a fortiori sa nécessité que l’on

. Cf. Die Religion in Geschichte und Gegenwart  (“La

religion à travers l’histoire et de nos jours”), Tübingen,

, art. “Apologetik”, col. .

T I TR E O R IG I NA L  

 Kleine Apologie der ästhetischen Erfahrung 

La Petite Apologie de l’expérience esthétique est une conférence

publique faite le avril à Constance, à l’occasion du

e congrès des historiens allemands de l’art. La traduction

française est faite d’après le texte original (retouché),

publié sous le titre : Kleine Apologie der ästhetischen Erfah-rung  dans la série  Konstanzer Universitatsreden (n° ,

Constance, ) ; une version plus élaborée se trouve dans

le vol. VI de la série Poetik und Hermeneutik (éd. H. Wein-

rich, Munich, , pp. -). Pour toute référence à

l’appareil scientifique complet, non reproduit ici, le lecteur

est renvoyé à la version définitive qui fait partie du livre de

H. R. Jauss : Ästhetische Erfahrung und literarische Hemeneu-

tik, Munich, , pp. -. La traduction française a étépubliée dans le volume Pour une esthétique de la réception

(Gallimard, ). Nous avons pour cette édition donné en

note les références françaises des œuvres citées par H. R.

 Jauss lorsque celles-ci existaient.

© Verlangsanstalt, Constance .

© Editions Gallimard, , pour la traduction française.

© Editions Allia, Paris, pour la présente édition.

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trompeuses de l’art ; c’est le rôle social dontles spécialistes de la littérature et de l’art sontobligés aujourd’hui de s’accommoder. Ce quicaractérise ce rôle, c’est de n’être pris ausérieux ni par le public bourgeois, ni par lacontestation antibourgeoise de la nouvellegénération, ni par les sciences actuellementprépondérantes, ni par la bureaucratie planifi-catrice des ministères responsables de la cul-ture. Si l’on voulait ramener à sa plus simpleexpression ce rôle que nous jouons aux yeux

des autres, il faudrait dire ceci : le spécialiste del’art vit parmi ses contemporains comme lefaux bourdon dans la ruche : ce dont tous lesautres, les membres respectables de la société,ceux qui travaillent sérieusement, ne peuventjouir que pendant leurs loisirs, il lui est accordéd’en faire son occupation principale, et il est desurcroît payé pour cela.

Dans une société qui fonde encore, endépit d’une sécularisation achevée, la moralepublique et le prestige social sur l’oppositionentre le travail et la jouissance, l’importance decette attitude soupçonneuse ne doit assuré-ment pas être sous-estimée. Ils sont peu nom-

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ne prend plus au sérieux, au point d’aller par-fois jusqu’à prophétiser qu’elle va mourir,voire – avec plus d’efficacité publicitaireencore – à constater qu’elle est déjà morte.On peut certes accueillir avec placidité lesannonces nécrologiques de ce genre : depuisla phrase souvent citée de Hegel sur la “fin del’art” jusqu’à la “fin de la critique bour-geoise”, naguère proclamée, en passant parcette mort plus ou moins douce à laquelle lalittérature a été périodiquement vouée ,

toutes ces activités coupables ont jusqu’icidéfié le trépas qui leur était promis. Mais lepire, ce n’est pas le couperet de la “critiqueidéologique” ou “critique des idéologies”(ldeologiekritik) sous lequel l’esthétique doittomber à son tour pour que la mémoire desmorts soit affranchie des transfigurations

P ET I TE A P OL OG I E

. Sur le (provisoirement) dernier acte de décès de la

littérature et l’autodafé de la critique littéraire bourgeoise

chez Karl Markus Michel, Hans Magnus Enzensberger

et Walter Boehlich, voir K. H. Bohrer, “Zuschauen beim

Salto Mortale – Ideologieverdacht gegen die Literatur

(“Les saltimbanques et leurs spectateurs – La littérature

suspecte d’idéologie”) dans Die gefährdete Phantasie, oder 

Surrealismus und Terror , Munich, .

. O. K. Werckmeister, Ende der Ästhetik (“La fin de

l’esthétique”), Francfort, , p. .

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ou non lettrés – la fonction sociale de l’art et des dis-ciplines scientifiques qui sont à son service.

Pour élucider cette problématique, il ne serasans doute pas inutile de jeter d’abord un coupd’œil sur l’usage linguistique, qui témoigne àl’évidence de la dégradation profonde queconnaît aujourd’hui la notion de jouissance.

I I

ON se souvient des vers fameux de Faust : Und was der ganzen Menschheit zugeteilt ist, Will ich inmeinem innern Selbst genießen (“Et ce qui estdéparti à l’humanité entière / Je veux en jouirdans mon moi intime ”). Oser appliqueraujourd’hui à l’expérience esthétique les mots“jouir, jouissance” ( genießen) ainsi compris, ceserait s’exposer au reproche de philistinisme,

ou – pire encore – de satisfaire simplement à lamanie de la consommation ou au goût dukitsch. Avouer qu’on tire de l’art une jouissancen’est pas, à l’heure actuelle, prohibé seulementquand on fait du tourisme. Le sens ancien et

DE L ’E X PÉ R I EN C E E S T HÉ T I QU E

breux, ceux qui ont le courage de transgresserl’interdit et de se comporter comme l’un despatriarches de ma discipline, Leo Spitzer, qui,un jour, comme un ami le trouvait assis à sonbureau et le saluait de ces mots : “Tu tra-vailles ?”, eut cette réponse digne d’être médi-tée : “Moi, je travaille ? Mais non, je jouis !” Jeprendrai précisément cette opposition commepoint de départ de mon apologie. Je m’abs-tiendrai à ce propos de commencer par la jus-tification traditionnelle : tirer de l’art une

jouissance serait une chose, et mener uneréflexion scientifique, historique ou théoriquesur l’expérience artistique en serait une autr e.Cette exigence classique d’une distinctionabsolue entre la simple jouissance réceptive etla réflexion scientifique sur l’art n’est pourmoi en réalité qu’un argument dicté par lamauvaise conscience ; et je voudrais précisé-

ment rendre sa bonne conscience au spécialistede l’art dont la réflexion s’accompagne d’unejouissance, en défendant la thèse suivante :

L’attitude de jouissance dont l’art implique la possibilité et qu’il provoque est le fondement mêmede l’expérience esthétique ; il est impossible d’en faire abstraction, il faut au contraire la reprendrecomme objet de réflexion théorique, si nous voulonsaujourd’hui défendre contre ses détracteurs – lettrés

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. Faust , , v. -, trad. H. Lichtenberger, Paris,

(N. d. T.).

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notion de jouissance a pu englober tous lesdegrés de l’expérience, jusqu’à la plus hauteaspiration à la connaissance (depuis la “jouis-sance de la vie” qu’éprouve la “personne”(Lebensgenuß der Person) jusqu’à la “jouissancede l’acte créateur” (Schöpfungsgenuß ), en pas-sant par la “jouissance de l’action” (Tatenge-nuß ) et la “jouissance accompagnée deconscience” (Genuß mit Bewußtsein), selon uneesquisse fameuse du Faust ).

De ces hauteurs où planait jadis la notion de

jouissance, on ne peut plus rien retrouver dansl’emploi qui est fait aujourd’hui du mot. Alorsqu’autrefois la jouissance, conçue comme unemanière de s’approprier le monde et de s’assu-rer de soi-même, justifiait l’expérience artis-tique, celle-ci n’est plus considérée biensouvent à présent comme authentique quelorsqu’elle a dépassé le stade d’une quelconque

jouissance pour s’élever au niveau de laréflexion esthétique. C’est dans les théoriesesthétiques posthumes de Theodor W. Adornoque l’on trouve la critique la plus virulente àl’encontre de toute expérience artistique liée àla jouissance. Celui qui cherche et trouve unejouissance dans l’œuvre d’art est, dit-il, un phi-listin : “Il se trahit quand il parle, par exemple,du plaisir de l’oreille (Ohrenschmaus).” Qui

DE L ’E X PÉ R I EN C E E S T HÉ T I QU E

premier de la “jouissance”, à savoir l’usage,l’usufruit d’un bien, n’est plus perçu que dansles emplois archaïques ou techniques du mot.Mais l’acception la plus haute que celui-ci aprise dans l’histoire de notre culture et dontdérive le sens particulier “tirer plaisir ou joie dequelque chose”; qui s’est maintenue jusqu’auclassicisme allemand, est elle aussi de nature ànous déconcerter . Dans la poésie spirituelledu XVIIe siècle, “jouir” pouvait être l’équivalentde “entrer en possession de Dieu” ; le piétisme

a réuni les deux sens du mot – plaisir et pos-session – pour exprimer un acte par lequel lecroyant s’assure par intuition immédiate de laprésence de Dieu ; la poésie de Klopstock apour but de conduire à la “jouissance pen-sante” (denkendem Genuß ) ; chez Herder lanotion de jouissance spirituelle fonde la certi-tude de soi comme possession de soi, immé-

diatement donnée et dont découle lapossession également immédiate du monde(Existenz ist Genuß , “l’existence est jouis-sance”) ; dans le  Faust  de Goethe enfin, la

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. Hermann Paul, Deutsches Wörterbuch, e éd. W. Betz,

art. “Genieß” et “Genosse” (Tübingen, ) et W. Bin-

der, dans Archiv für Begriffsgeschichte, (), pp. -.

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tract sublime) dans la peinture de Jackson Pol-lock ou de Barnett Newman , et le théâtre oule roman de Beckett, devenus à la mêmeépoque les étalons du nouveau style. Dans cecontexte, l’art ascétique et l’esthétique de lanégativité tirent de leur opposition à l’art deconsommation répandu par les mass media del’âge moderne cette légitimité pathétique quedonne la solitude. Cependant le héraut pas-sionné de l’esthétique de la négativité, Adorno,reconnaît fort bien la limite de toute expé-

rience ascétique de l’art, lorsqu’il observe :“Mais si la jouissance était éliminée jusqu’audernier vestige, on ne saurait plus querépondre à la question de savoir à quoi celasert qu’il y ait des œuvres d’art ”. A cettequestion, sa théorie esthétique ne donne pasplus de réponse que les autres théories actuel-lement dominantes en esthétique, en hermé-

neutique et dans l’histoire de l’art.Pour les théoriciens actuels de l’art, l’expé-

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n’est pas capable de purger de toute jouissancele goût qu’il a pour l’art situe celui-ci tout justedans le voisinage des productions de la gastro-nomie ou de la pornographie. En dernière ana-lyse, la jouissance artistique n’est rien d’autrequ’une réaction bourgeoise à l’intellectualisa-tion de l’art ; c’est elle qui a permis le dévelop-pement actuel de l’industrie de la culture, qui,fournissant en circuit fermé des satisfactionsesthétiques de remplacement à des besoinsartificiels, sert les intérêts occultes de la classe

dirigeante. En bref, “le bourgeois souhaitel’opulence dans l’art et l’ascétisme dans la vie ;il ferait mieux de souhaiter le contraire .”

Après la Deuxième Guerre mondiale, lapeinture et la littérature d’avant-garde ont sansaucun doute contribué puissamment à rendreà l’art un caractère ascétique, à l’opposé del’opulence qui règne dans le monde de la

consommation, et à le rendre ainsi impropre àla consommation bourgeoise : que l’on penseseulement à des phénomènes, apparentés dansleur tendance, comme le sublime abstrait (abs-

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. Th. W. Adorno,  Ästhetische Theorie in Gesammelte

Schriften, t. VII, Francfort, . pp. -. Théorie esthé-

tique, Klincksieck, , p. .

. Max Imdahl, Einführung zu Barnell Newman Who’s

afraid of red, yellow and blue, Stuttgart, (Werkmono-

graphien zur bildenden Kunst, in Reclams Universal-

Bibliothek, )

. Loc. cit., p. .

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que nous faisons à travers l’œuvre d’art contreune théorie esthétique emprisonnée dans leslimites étroites du concept scientifique devérité” , Gadamer oppose, à la conscienceesthétique, auteur du musée imaginaire d’unesubjectivité occupée à jouir d’elle-même, lecaractère événementiel d’une compréhensionesthétique qui se soumet à la tradition. Selon lathéorie matérialiste, pas plus que la vérité onto-logique dont l’art est le véhicule, sa vérité socialen’a besoin pour être transmise de passer par la

jouissance esthétique – dont il faut cependantreconnaître qu’elle seule a permis, au long d’uneexpérience séculaire, de dégager la fonctionémancipatrice de l’art. Tant que, de Plekhanov àLukàcs, elle s’est limitée à la théorie du reflet, dela mimesis, et donc bornée à reprendre à soncompte l’idéal du réalisme bourgeois, la théoriemarxiste de la littérature a attendu du sujet qui

perçoit l’œuvre d’art qu’il y reconnaisse immé-diatement la réalité objective ; ce n’est qu’à par-tir de Brecht qu’on peut considérer qu’elle tientcompte de l’effet produit par la littérature et de

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rience artistique ne relève en général de la théo-rie que passé le stade de la simple con-templation ou de la jouissance – attitudes qui,constituant la face subjective de cette expé-rience, peuvent être abandonnées à la psycholo-gie (qui ne s’y intéresse guère), ou que l’oncondamnera comme manifestant une consciencefaussée par la culture de consommation caracté-ristique du capitalisme évolué . Le problème dela jouissance esthétique était avant la PremièreGuerre mondiale un des thèmes majeurs de

l’esthétique psychologique et de la théorie del’art ; avec Moritz Geiger , la phénoménologiea tiré les choses au clair, et clos le débat. Aujour-d’hui, l’herméneutique – en la personne de H.G. Gadamer – ne s’intéresse plus à ce problèmeque pour critiquer la conscience esthétique ;afin de “défendre cette expérience de la vérité

P ET I TE A P OL OG I E

. Pour ne citer que deux représentants de ces posi-

tions antithétiques, cf. K. Badt, Kunsttheoretische Versuche

(“Essais sur la théorie de l’art”), Cologne, , p. , et

O. K. Werckmeister, loc. cit., p. .

.“Beiträge zur Phänomenologie des Ästhetischen

Genusses” (“Contributions à la phénoménologie de la

jouissance esthétique”), in Jahrbuch für Philosophie und phä-

nomenologische Forschung , vol. , e partie, , p. sq.

. Wahrheit und Methode, Grundzüge einer philosophi-

schen Hermeneutik (“Vérité et Méthode, Eléments d’une

herméneutique philosophique”), Tübingen, , p. XV.

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