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Petite histoire croisée de l'autoportrait et de l'autobiographie On peut faire remonter l'intérêt porté à sa propre image au mythe antique de Narcisse , victime du premier miroir naturel : l'eau. Dans le domaine littéraire, les Confessions de Saint Augustin (fin du IVe siècle) est la première autobiographie connue : l'évêque y raconte son enfance et le processus de sa conversion au catholicisme. Mais la pratique de l'autoportrait en peinture est assez tardive. On n'en trouve pas trace dans l'Antiquité et les quelques autoportraits connus à partir du XIIe siècle (vitraux, enluminures) ont davantage pour but de signer l'oeuvre que de représenter l'artiste. Dans certaines oeuvres plus tardives, le peintre donne son visage à un personnage du tableau. Dans l'Adoration des mages (1475), le peintre italien Botticelli invite à regarder la scène, en se représentant le regard dirigé vers le spectateur, avec lequel il crée une sorte de complicité. L'autoportrait ne se développera vraiment qu'à partir de la Renaissance, favorisé par l'invention technique du miroir de verre, qui assure à l'artiste un modèle toujours disponible. Le courant humaniste de la Renaissance fait émerger une conception individualiste de l'homme comme être pensant au centre de l'univers et l'artiste acquiert un véritable statut social. Les peintres se représentent alors seuls comme sujets de leur tableau et mettent en scène leur personnalité. Dans ce fameux tableau de 1500, le peintre allemand Dürer se représente de face, angle jusqu'alors peu utilisé. Modèle de perfection et d'équilibre, cet autoportrait l'identifie à la figure du Christ : il y revendique la fonction « sainte » et la noblesse de son travail d'artiste. Dürer sera par ailleurs le premier peintre à se représenter nu.

Petite histoire croisée de l'autoportrait et de l'autobiographie · 2017-10-04 · authentiques et objectifs (voir aussi Georges Pérec, Michel Leiris, Nathalie Sarraute). Par ailleurs,

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Petite histoire croisée

de l'autoportrait et de l'autobiographie

On peut faire remonter l'intérêt porté à sa propre image au mythe antique de Narcisse, victime du premier miroir naturel : l'eau.

Dans le domaine littéraire, les Confessions de Saint Augustin (fin du IVe siècle) est la première autobiographie connue : l'évêque y raconte son enfance et le processus de sa conversion au catholicisme. Mais la pratique de l'autoportrait en peinture est assez tardive.On n'en trouve pas trace dans l'Antiquité et les quelques autoportraits connus à partir du XIIe siècle (vitraux, enluminures) ont davantage pour but de signer l'oeuvre que de représenter l'artiste. Dans certaines œuvres plus tardives, le peintre donne son visage à un personnage du tableau.

Dans l'Adoration des mages (1475), le peintre italien Botticelli invite à regarder la scène, en se représentant le regard dirigé vers le spectateur, avec lequel il crée une sorte de complicité.

L'autoportrait ne se développera vraiment qu'à partir de la Renaissance, favorisé par l'invention technique du miroir de verre, qui assure à l'artiste un modèle toujours disponible. Le courant humaniste de la Renaissance fait émerger une conception individualiste de l'homme comme être pensant au centre de l'univers et l'artiste acquiert unvéritable statut social. Les peintres se représentent alors seuls comme sujets de leur tableau et mettent en scène leur personnalité.

Dans ce fameux tableau de 1500, le peintreallemand Dürer se représente de face, angle jusqu'alors peu utilisé. Modèle de perfection et d'équilibre, cet autoportrait l'identifie à la figure du Christ : il y revendique la fonction « sainte » et la noblesse de son travail d'artiste.Dürer sera par ailleurs le premier peintre à se représenter nu.

Les grands peintres italiens de la Renaissance ont réalisé assez peu d'autoportraits. On retiendra au moins cependant l'étonnant Autoportrait au miroir convexe du Parmigiano, qui reproduit la déformation de l'image due à la convexité des miroirs de l'époque.

Dans ce tableau (1523), Le Parmesan présente l'autoportrait comme une illusion, puisqu'il ne prétend pasy fixer la réalité, mais une image de la réalité, soumise à la subjectivité et à l'inventivité de l'artiste. Il nous invite donc à une réflexion essentielle sur le métierde l'artiste (symbolisé par la main longue et pâle au premier plan) et la fonction de l'autoportrait.

En France, Michel de Montaigne entreprend en 1580 dans ses Essais une autobiographie dynamique : pendant une dizaine d'années, il va tenter de raconter un homme dans toute la complexité de sa vie intérieure, au travers des expériences de sa vieet de l'évolution de sa pensée. « Je suis moi-même la matière de mon livre », écrit-il en préambule. Son but n'est pas la confidence lyrique mais plutôt une recherche raisonnée de la sagesse, par une analyse lucide de l'être qu'il connaît le mieux : lui-même. Si sa personnalité peut avoir valeur d'exemple, c'est parce que selon lui, « chaque homme portela forme entière de l'humaine condition. »

Ce sont surtout les Flamands et les Hollandais du XVIIe qui développeront l'art de l'autoportrait comme moyen d'introspection. Rembrandt a ainsi réalisé près de 90 autoportraits : du premier en 1627 au dernier en 1669 peu avant sa mort, il se montre tel qu'il est au fil du temps. Le fond toujours vide laisse toute la place à l'expression du visage, reflet de sa vie intérieure.

1627 1640 1669

Au XVIIIe siècle, le français Chardin, pourtant spécialiste des natures mortes à l'huile, puis des scènes de genre, peint vers la fin de sa vie quelques autoportraits où il se représente avec un bonnet, dans une tenue d'intérieur qui évoque l'intimité d'un portrait privé. La technique du pastel, utilisée par nécessité, produit une image un peu floue, que l'on croirait regarder par les yeux du peintre : il semble chercher la netteté derrière les verres de ses bésicles.

C'est entre 1782 et 1789 que Jean-Jacques Rousseau reprenant le titre de Saint-Augustin, écrira ses Confessions, dont il affirme que c'est « une entreprise qui n'eut jamaisd'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur ». Ce récit autobiographique est à la fois une confession publique et un journal intime : persuadé d'être incompris et victime d'un complot, il tente de prouver son innocence et de trouver l'apaisement dans l'écriture.

Mais c'est au XIXe siècle que le genre de l'autobiographie connaîtra un essor remarquable, avec le courant romantique qui exalte le Moi. (Mémoires d'Outre-Tombe (1832) de Chateaubriand, Histoire de ma vie (1855) de George Sand...). Par la suite, l'expression de soi n'a cessé de se développer sous toutes ses formes. Le genre de l'autoportrait a été particulièrement prisé par les expressionnistes du début du XXe (notamment sous l'influence des autoportraits de Van Gogh), le mouvement étant fondé sur l'expression de la subjectivité marquée par la souffrance et se traduit par des déformations, des stylisations qui recherchent une force expressive.

Autoportraits de Vincent Van Gogh (1853-1890)

Le cri, E. Munch, 1893 Egon Schiele, 1911

Autoportrait avec effet « œil de

boeuf », E. Munch, 1908

Dans les années 1950, le réalisme fantastique est inspiré par les travaux du psychanalyste Sigmund Freud. Les surréalistes pratiquent une peinture introspective : il s'agit de représenter à la fois le conscient et l'inconscient, comme des facteurs qui s'expriment ensemble.

Rudolf Hausner

S. Dali, Autoportrait mou avec du lard grillé, 1941

L'influence de la psychanalyse fait aussi évoluer le genre autobiographique en contestant la possibilité de se connaître réellement soi-même. Jean-Paul Sartre (Les mots) limite ainsi son autobiographie à ses souvenirs d'enfance ou à la naissance de sa vocation littéraire. Il affiche la conviction que les souvenirs, filtrés par la mémoire, modifiés par l'égocentrisme, modelés par le travail littéraire,, ne peuvent prétendre être authentiques et objectifs (voir aussi Georges Pérec, Michel Leiris, Nathalie Sarraute).

Par ailleurs, l'invention de la photographie (inventée par Niepce au XVIIIe siècle, améliorée par Daguerre ensuite) a donné un nouveau support à l'expression picturale de soi. Andy Warhol, représentant du pop-art qui tire ses techniques de la culture populaire en réaction a l'expressionnisme abstrait, trop élitiste, déclarait : « contemplez simplement la surface de mes tableaux... et me voilà. Il n'y a rien derrière ». L'hyperréalisme, né dans les années 60 aux Etats-Unis, s'inscrira dans cette continuité.

Autoportraits d'Andy Warhol

Norman Rockwell, Self portrait, 1960

Mais le XXe siècle est aussi celui de deux guerres mondiales. Elles alimentent une écriture qui ambitionne de témoigner, de dénoncer : l'horreur des tranchées, la Shoah, la colonisation française en Algérie... Autant de récit à la première personne qui donnent la parole à un « je » collectif et aident à comprendre le monde contemporain. La peinture du XXe siècle se fait aussi l'écho de ces bouleversements personnels et historiques.

F. Nussbaum, Autoportrait avec passeport juif, 1943

Otto Dix, Autoportrait en soldat, 1914

A la frontière de l'art pictural et de la littérature, la bande dessinée s'est emparée plus récemment du genre autobiographique. Elle répond aux mêmes critères que l'autobiographie littéraire : récit rétrospectif rapportant des faits donnés comme vrais par un auteur qui est aussi narrateur et protagoniste. Le genre s'est développé dans les années 1970 aux Etats-Unis.

Dans Maus, un survivant raconte, (1886-1991)Art Spiegelman raconte, transposée dans un univers animalier, la vie de sa famille (narrée par son père) pendant l'Holocauste.L'ouvrage a été récompensé par le prestigieux prix Pulitzer en 1992.

Au Japon, Keiji Nakazawa publie en 1973 Les gens d'Hiroshima, où il dénonce les ravages de la bombe atomique. En France, le genre d'abord distribué par de petits éditeurs indépendants s'est développé en raison du succès de certains auteurs comme Marjane Satrapi.

Marjane Satrapi raconte dans Persepolis (2000-2003) comment elle a vécu la révolution islamique en Iran puis son entrée en Europe et dans l'âge adulte.

L'autoportrait et l'autobiographie ont en commun que l'auteur est aussi le sujet de l'oeuvre et que les enjeux sont comparables : mieux se connaître, témoigner, ressusciter des moments remarquables... Mais il ne peut y avoir de pacte autobiographique dans l'autoportrait. En effet, on se rend compte que les autoportraits, même quand ils sont ressemblants, restent significatifs du style du peintre : la liberté de l'artiste est la condition même de l'art et la sincérité doit donc s'effacer devant cette liberté si nécessaire.

Dans Le portrait de Dorian Gray (1891), Oscar Wilde écrivait : « Chaque portrait peint avec sensibilité est un portrait de l'artiste et non du modèle. Ce dernier n'est que le prétexte... ce n'est pas lui, mais bien le peintre lui-même qui se manifeste sur la toile colorée ».