Petite histoire de la musique jamaïquaine

  • Upload
    alaouet

  • View
    221

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    1/44

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    2/44

    diffrentes influences latines ramenes par les travailleurs du canal dePanama. Rythmiquement, le mento est cousin du son cubain, de la biguine etdu zouk guadeloupens et martiniquais, du compas hatien et du calypsotrinidadien. Il partage en effet avec le reste des Carabes la structure du tresillo, battement de cur [] rudiment de toute syncope [13]. Cest en exacerbant

    les caractristiques de cet cellule de trois notes que les Jamacainsdvelopprent les lments qui allaient tre la colonne vertbrale de lvolutionde la musique de lle : les basses puissantes et le contretemps fortementmarqu[14].

    Le mento arriva dans les villes dans les annes trente, o il tait dsign par leterme calypso , donnant naissance une source de confusion. Des quartierspopulaires, il remonta progressivement vers uptown[15], dans une versionquelque peu dulcore. En effet, parmi les thmes habituels de critique sociale,et dvocation de la vie quotidienne[16], se cachaient des morceaux ne pasmettre entre toutes les oreilles, aux titres en forme de mtaphore peu

    subtile ( Big Bamboo [17], Banana [18]). Ces vocations joyeuses etimages de lanatomie de linterprte furent juges peu convenables pour dessalons, et par consquent bannies. Ce genre de textes plus quexplicites,appel slackness , perdura cependant tout au long du dveloppement de lamusique jamacaine., et explosa mme au dbut des annes huitante.

    En plus dtre adopt par lestablishment, le mento fut le premier genre musicalyardie[19] tre enregistr. En effet, ds le milieu de annes quarante,existaient Kingston des moyens rudimentaires de graver des actates[20], quitaient avant tout destins lunique radio de lle, la RJR[21]. La petiteindustrie du disque locale, mise mal par la dferlante rythm & blues (rnb) qui

    submergea la Jamaque au dbut des annes cinquante, allait cependant tredope par le dveloppement dune institution musical typiquement yardie : lesound system.

    [1] Ceux-ci se servaient galement dune corne appele abeng.

    [2] Johnson et Pines, op. cit., p. 32

    [3]Mchant en Yoruba du Nigeria.[4]Lee, op. cit., p. 280[5]Ibid., p.281[6]Katz, David, People Funny Boy, Payback, 2000, p.9[7]Lee, op. cit., p.290

    [8] Parfois simplement binghi.

    [9]Institut de Kingston dirig par des religieuses, destin duquer par ladiscipline et la musique des enfants dfavoriss. Vritable monument de lamusique jamacaine pour le nombre dartistes majeurs qui y passrent. Lcolefut dirige depuis les annes quarante jusqu sa mort, en 2003, par la

    lgendaire Sister Ignatius.

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    3/44

    [10] Piano pouce form dune caisse de rsonance en bois sur laquellesont fixes des lamelles de mtal. Instrument originaire dAfrique.

    [11]Katz, David, Solid Foundation, Bloomsbury, 2003, p.2[12]Debord, Bruno, Reggae Story , in Ragga (38), fvrier 2003, p.68

    [13]Ibid, p. 68[14]Ibid., p. 68

    [15] A la fois gographiquement et symboliquement : les quartiers riches et lesclasses aises.

    [16]Avec, dans de rares cas, des chansons caractre quasi rasta , parexemple Ethiopia de Lord Lebby.[17]Lord Creator, Big Bamboo in Trojan Calypso, Trojan, TJETD033[18]Skully Sims, Banana in JamaicaAll Stars: Back to Zion, Passage,29003.2[19]Terme patois signifiant jamacain . Ainsi, en Jamaque se dit AYard.[20]Bradley, op. cit., p.22

    [21] Jusqu la cration de la JBC en 1959.

    Petite histoire de la musique jamaquaine (II)

    Sound systems

    Inspirs par les dance parties organises par des Noirs du Sud des Etats-Unis,les premiers sound systems jamacains apparurent au dbut des annesquarante, gnralement installs devant des commerces dans un but depromotion. Mais ils devinrent ds le dbut des annes cinquante une institution part entire, le centre du dveloppement et de lvolution de la musique

    jamacaine. Les sound systems taient constitus de matriel rapport desEtats-Unis par des ouvriers agricoles, et assembls dans le but daffoler lessismographes dans un rayon de plusieurs kilomtres. Jusqu quaranteenceintes taient ainsi entasses[1], relies des amplificateurs aussipuissants que possible. Aux commandes de la machine se trouvait loprateur,soundman, ou son assistant, le selecta qui passait les 78 tours de jazz, demento, puis de r&b, sur lunique platine[2] du sound. Installs dans des coursou lawns des quartiers pauvres, ils tiraient leurs bnfices dune modiquesomme dentre et de la vente dalcool, et permettaient une clientledfavorise, exclue des clubs de jazz, dentendre la musique quelle aimait[3].

    Le premier dominateur de la discipline fut Tom the Great Sebastian, alias TomWong, un quincaillier sino-jamacain qui rgna sans partage jusquau milieu des

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    4/44

    annes cinquante, et inaugura deux pratiques essentielles dans lhistoire dessound systems : le talk overet le soundclash.

    Le talk over, ou toast, naquit selon la lgende le 26 dcembre 1950[4], lorsqueWinston Count Machuki Cooper, jeune selecta du soundde Tom, profita de

    labsence de ce dernier, parti reconstituer les rserves de boissons, pouragrmenter les disques de commentaires et dinterjections humoristiques, lamanire dujive talkingdes animateurs des radios noires amricaines, dont lesondes atteignaient la Jamaque. La foule fit un triomphe lhumour et au sensde limprovisation du DJ[5]. Count Machuki devint ainsi linitiateur dun artyardie qui allait prendre une immense importance dans les dcenniessuivantes : le deejay style

    La hirarchie entre les sound systems rivaux se rglait par la discipline du

    soundclash. Il sagissait dun combat, coup de dcibels et de slections

    exclusives, dont lissue tait dfinie par la foule. Pour remporter les suffrages du

    public, un sounddevait disposer dune puissance sonore suffisante pourtouffer ladversaire, de disques introuvables ramens des Etats-Unis, dont les

    tiquettes taient arraches pour en conserver lexclusivit, ainsi que dun

    noyau dur de supporters acharns[6].

    Le premierclash rpertori eut lieu en 1952, et vit la victoire[7]de Tom the

    Great Sebastian surSir Nick the Champ[8], notamment grce la popularit de

    Count Machuki.

    Au cours des annes cinquante apparurent trois personnages majeurs sur la

    scne musicale : Arthur Duke Reid, Clement Seymour Coxsone Dodd

    et, un peu plus tard, Cecil Prince Buster Campbell. Ils dominrent tout

    dabord la scne des sound systems, avant de rvolutionner la production de

    disques locaux.

    Duke Reid, ex-policier reconverti dans la vente dalcool, et Coxsone, ancien

    employ agricole, se livrrent durant des annes une lutte froce par

    lentremise de leursounds respectifs, The Trojan et Sir Coxsones Downbeat.

    Cette concurrence, parfois trs muscle[9], les poussa chercher constamment

    des morceaux uniques, susceptibles dcraser ladversaire. Lorsquils

    constatrent que le rocknroll, qui avait succd au r&b au milieu des annes

    cinquante, ne plaisait pas leur public[10], il se tournrent vers la fourmillante

    scne locale. Du rnb jamacain tait enregistr depuis 1953, notamment dansle Federal Records Studio de Ken Khouri, et press sur actate pour lusage

    exclusif dun sound. Ces morceaux, appels dubplate, taient vendus

    directement par les artistes des petits sounds nayant pas les moyens de se

    procurer des exclusivits amricaines.[11]Les premiers chanteurs, parmi

    lesquels Alton Ellis, Laurel Aitken, ou le duo Bunny & Skitter, cherchaient avant

    tout imiter au maximum les productions amricaines, sans rellement y

    ajouter de touche locale.

    Duke Reid fut en 1957 le premiersoundman louer un studio pour y produire

    des morceaux destins son propre sound. Coxsone limita quelques mois plustard, ce qui lui permit, grce aux DJs King Stitt et Count Machuki, dbauch du

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    5/44

    soundde Tom, de prendre rgulirement lavantage sur son an. La rivalit

    Trojan Downbeatfut cependant crase lorsque Prince Buster, ancien homme

    de main de Coxsone, lana en 1958 son propre sound, Voice of the People[12].

    Lass dtre sous-pay, il quitta Dodd, emmenant avec lui Machuki, lui aussi

    peu satisfait de sa rtribution. La combinaison entre le verbe de ce-dernier et

    les productions de Buster permit au Voice of the People de littralement

    enterrer tous les grands sounds .[13]

    Les morceaux produits par Buster taient enregistrs dans les studios de la

    JBC, avec un groupe de musiciens mens par Arkland Drumbago Parks et

    Jerome Jah Jerry Hinds, qui commencrent teinter de plus en plus leur

    rnb dinfluences mento. Le succs fut norme auprs des basses couches

    sociales qui se retrouvaient dans cette musique produite par un sufferah, qui

    vivait parmi eux[14]. Dans un premier temps mprisants envers les productions

    de Buster[15], les fans de soul et de jazz qutaient respectivement Duke Reid

    et Coxsone suivirent la voie en constatant le succs dun son authentiquementjamacain. Cette intgration dlments indignes, dont les lments les plus

    flagrants taient le contretemps et le one-drop[16], donna naissance style de

    transition, appeljamaican shuffle ou boogie, ou upside down rnb, qui allait au

    tournant de la dcennie donner naissance un style plus original encore, le

    ska.

    [1]Salewicz & Boot, op. cit., p.26

    [2] Le fait de nutiliser quune seule platine est une tradition jamacaine toujoursen cours chez certains sounds, dont celui du mythique Shaka.

    [3]Katz, Solid Foundation, p. 4

    [4]Salewicz & Boot, op. cit., p. 16

    [5] Contrairement au sens qui est gnralement donn au mot, le DJ est en

    Jamaque celui qui toaste sur les disques et non pas celui qui les choisit etles passe.

    [6]Bradley, op. cit., p. 10

    [7]La rhtorique du clash est extrmement violente. Battre un adversaire se dit

    to mash up , to murder ou to kill a sound.

    [8] Duke Vin cit par Katz, Solid Foundation, op. cit., p. 1

    [9] Duke Reid, toujours arm, sentourait de voyous pour saboter, voire dtruirele matriel des adversaires, et molester le public prsent.

    [10]Bradley, op. cit., p.17

    [11]Ibid, p. 26

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    6/44

    [12]Winston Blake cit par Salewicz & Boot, op. cit., p. 29

    [13]Ibid, p. 29

    [14]Bradley, p. 56

    [15]Ibid, p.58

    [16]Debord, Bruno, Reggae Story (IV) in Ragga (40), avril 2003, p. 68

    Petite histoire de la musique jamaquaine (III)

    Ska

    La naissance du ska est entoure dune aura de mystre inhrente la tradition

    orale qui caractrise lhistoire de la musique jamacaine[1]. Tout comme

    lorigine mme du terme ska nest pas clairement lucide[2], les dbuts de

    cette musique sont difficiles situer exactement. Certains morceaux sont

    cependant rgulirement cits comme cruciaux pour illustrer lvolution dushuffle vers le ska : MannyOh (1959) de Higgs & Wilson, Boogie in my

    Bones (1959) de Laurel Aitken, Easy Snappin (1960) de Theophilus

    Beckford. Sous linfluence de musiciens tels que Ernest Ranglin, Cluett Clue

    J Johnson, Jah Jerry ou Theophilus Beckford, qui tous revendiquent la

    paternit du ska[3], le tempo du shuffle passa, par linfluence du tresillo

    cariben, du ternaire au binaire, ce qui permit de donner au contretemps, dj

    fortement marqu, une importance plus grande encore[4]. En plus de ce skank

    caractristique, le ska se distinguait galement par une volution du jeu de la

    contrebasse, qui smancipa trs lgrement de la walking bass, place sur

    chaque temps[5]. Les batteurs, par lentremise notamment de Lloyd Knibbs,

    adoptrent le one-drop, un accord entre grosse caisse et rimshot[6], plac sur

    les deuxime et quatrime temps, qui renforait leffet de suspension[7].

    En 1960, Prince Buster produisit un morceau rvolutionnaire, OhCarolina

    des Folkes Brothers, sur lequel figuraient les percussions de Count Ossie. Il

    sagissait tout simplement de la premire fois que des rythmes rastas

    apparaissaient sur un quarante-cinq tours[8]. Le succs de celui-ci sinscrivit

    dans le dveloppement de lindustrie musicale jamacaine. En effet, ds la fin

    des annes cinquante, les producteurs, qui jusqualors nenregistraient que

    pour leur usage personnel, se mirent vendre leurs disques la sortie dessounds ou au porte--porte, conscients quun march se dveloppait grce la

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    7/44

    dmocratisation du tourne-disque[9]. Les premiers hits made in JA, furent

    MannyOh produit par Edward Seaga, anthropologue dorigine libanaise et

    futur premier ministre, et Boogie in my Bones , qui marqua les dbuts de

    Chris Blackwell, jamacain blanc. A linstar des pionniers Stanley Motta, Baba

    Tuari ou Ken Khouri, Seaga et Blackwell ntaient pas des soundmen, et

    visaient un march plus ais.

    Le ska stablit pleinement ds 1961, et devint lanne suivante la bande-son

    de lindpendance[10], mlange despoir et de dceptions. De nombreux titres,

    Independent Jamaica , ForwardMarch , AnniversarySka ftaient la

    naissance de la nation, mais les descriptions des conditions de vie toujours

    aussi difficiles ntaient jamais trs loin : Time longer than Rope , Carry go

    bring come [11].

    En octobre 1963, six mois aprs que des heurts entre police et rastas eurent

    fait huit morts Rose Hall, souvrit le premier studio appartenant un Noir : le

    Studio One de Coxsone Dodd. Dans son antre de Brentford Road[12], qui allaitacqurir au fil des ans un statut mythique, Coxsone engagea pour la premire

    fois un noyau stable de musiciens : les Skatalites[13]. Avec une puissante

    section de cuivres mene par les solos des virtuoses Don Drummond et

    Tommy McCook, ils permirent Coxsone dexaucer son rve dintgrer le jazz

    un son typiquement jamacain[14], et devinrent lorchestre de ska par

    excellence. Ils jourent notamment sur limmense succs du dbut de lanne

    1964, Simmer Down des Wailing Wailers, jeune groupe de Trenchtown

    emmen par un certain Robert Nesta Marley, qui avait dj connu quelques hits

    avec Leslie Kong, producteur dorigine chinoise qui lana galement JimmyCliff.

    Malgr le statut des Skatalites, le gouvernement jamacain dcida denvoyer

    la premire prsentation officielle du ska hors du pays, la Worlds Fair1964 de

    New York[15], un groupe plus prsentable que des musiciens issus tout

    droit des pires quartiers de Kingston. Ce furent ainsi les Dragonnaires de Byron

    Lee, musicien et producteur duptown qui navait en rien contribu lclosion

    du ska[16], qui furent dsigns pour accompagner les artistes choisis[17].

    Le ska restait en effet une musique du ghetto, dnigre voire ignore par

    lestablishment. Il fallut le succs phnomnal de Millicent Millie Small, My

    Boy Lollipop , enregistr en 1964 en Angleterre par Blackwell, et lintrt

    passager du public anglais blanc pour la musique issue de leur le, pour que les

    Jamacains des classes suprieures osent senthousiasmer sans complexe

    pour le son du ghetto[18].

    Bien quune bonne partie des musiciens des Skatalites taient rasta, et

    donnaient certaines de leur compositions, purement instrumentales, des

    noms vocateurs : Exodus , KingSalomon , BeardsmanSka ou

    AddisAbaba [19], les chansons ska empruntant une rhtorique clairement

    rastafarienne taient rarissimes, et pour la plupart inconnues : FarICome

    et Babylon de Vernon Allen, Bongo Man et WhereisGarvey ? duncertain Bongo Man[20]. Les esprits ntaient tout simplement pas encore prts.

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    8/44

    Le culte rasta tait toujours considr avec crainte et mpris par une bonne

    partie de la population, et il tait totalement impensable pour un artiste

    dafficher des locks[21].

    Au printemps 1965 se rpandit dans le public des sound systems une nouvelle

    danse[22], qui allait entraner un changement dans la musique et lapparition

    dun style nouveau, le rocksteady.

    La rencontre de deux gants : Prince Buster, champion du ska et du sound

    system, et Mohamed Ali, alors encore connu sous le nom de Cassius Clay.

    [1]Bradley, op. cit., p. 49

    [2] Certains prtendent quil provient de linterjection Skavoovie chre Clue J Johnson, dautres lattribuent une demande, sous formedonomatope, de Coxsone Ernest Ranglin : Play it skaskaska .

    [3]Bradley, op. cit., p. 50

    [4]Debord, Bruno, Reggae Story (V) , in Ragga (41), mai 2003, p. 68

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    9/44

    [5]Ibid, p. 68

    [6]Coup de baguette sur le cerclage de la caisse claire.

    [7]Debord, Bruno, Reggae Story (IV) , op. cit., p. 68

    [8]Barrow, Steve et Dalton, Peter, The Rough Guide to Reggae, Rough Guides,

    2001, p. 24

    [9]Bradley, op. cit., p. 91

    [10]Six sounds furent mme officiellement choisis pour jouer lors de la fte de

    lindpendance : Trojan, Downbeat, King Edwards the Giant, Voice of the

    People,Count Bells the Presidentet Lloyd the Matador

    [11]Bradley, op. cit., p. 93

    [12] Officiellement rebaptise Studio One Road en avril 2004, quelquesjours avant la mort de Coxsone.

    [13] Principalement composs de Lloyd Knibbs, Lloyd Brevette, Jackie Mittoo,Tommy McCook, Roland Alphonso, Lester Sterling, , Don Drummond, DizzyMoore, Baba Brooks, Jah Jerry et Harold Moore.

    [14]Bradley, op. cit.,p. 101

    [15]Arnold, Brian, The Sounds of Young Jamaica in Reggae, Rasta,

    Revolution, Schirmer, 1997, pp. 128-130

    [16]Byron Lee cit par Katz, Solid Foundation, op. cit., p. 54

    [17]Prince Buster, Jimmy Cliff, Monty Morris et Millie Small.

    [18]Katz, op. cit., p. 57

    [19]The Skatalites, Foundation Ska, Heartbeat 185/186

    [20]Barrow & Dalton, op. cit., p. 47[21]Bradley, op. cit., p.289

    [22]Katz, op. cit., p. 69

    Petite histoire de la musique jamaquaine (IV)

    RocksteadySi la lgende attribue essentiellement lvolution du ska vers le rocksteady, plus

    lent, la chaleur de lt 1966, la ralit est plus complexe. Dautres facteurs

    sont ajouter une explication simplement climatique, par ailleurs avre[1].

    Le public des dances[2] commenait se lasser dun style si rapide que

    certains danseurs attendaient impatiemment que le selecta passe une srie de

    morceaux rnb plus lents, pour pouvoir souffler[3]. De plus, le tempo ralentit

    mesure que la tension augmentait dans les soires, notamment avec

    lapparition des rude boys, ou rudies, jeunes des ghettos sans avenir ni

    idologie, qui firent de la violence leur mode de vie[4]. Des dance crashers

    arms de ratchets, petits couteaux pliables, semaient dj le troubles dans les

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    10/44

    dances des annes cinquante, mais ds la fin de la priode ska le phnomne

    prit des proportions nouvelles, au point de crer une vritable classe

    criminelle [5], tmoignage du dsenchantement gnral aprs loptimisme des

    premires annes dindpendance. Les rudies taient organiss en gangs, qui

    faisaient respecter leur territoire. Ces gangs devinrent rapidement associs,

    voire contrls par les partis politiques, qui sen servaient, aprs les avoirs

    lourdement arms, pour dstabiliser la situation lorsque ladversaire tait au

    pouvoir, ce qui menait rgulirement le pays vers des situations dincontrlable

    violence. Ainsi la guerre mene durant lt 1966 par les Phoenix, pro-JLP,

    pour reprendre le port aux Vikings, pro-PNP, transforma-t-elle certains quartiers

    de Kingston en zones de guerre[6].

    Des facteurs purement musicaux entraient naturellement en ligne de compte.

    Ainsi la priode de transition entre ska et rocksteady, concida-t-elle avec une

    brve mais intense mode soul venue des Etats-Unis[7]. Les chanteurs

    jamacains se remirent imiter leurs homologues amricains Curtis Mayfield ouOtis Redding, ramenant davantage les voix sur le devant de la scne, et

    provoquant lapparition massive de trios vocaux. Cette tendance convint

    particulirement Duke Reid, qui avait t distanc par Coxsone ou Buster

    durant lre ska, et lui permit de revenir en force. Son studio rcemment

    construit, Treasure Isle, et ses Supersonics mens par Lynn Taitt et une partie

    des musiciens des ex-Skatalites[8], tablirent la domination du Duke sur ses

    concurrents durant toute la courte re du rocksteady[9].

    A ct des grands, le nombre de petits producteurs qui louaient, pour une

    session, studio et musiciens, avait nettement augment durant la premiremoiti de la dcennie. Ainsi apparurent sur la scne Joel Joe Gibbs Gibson,

    Edward Bunny Lee, Sonia Pottinger, JJ Johnson, ou encore les chanteurs

    Derrick Morgan et Derrick Harriot. La plupart dentre eux navait pas les moyens

    dengager un big band, ni de se payer les services de musiciens renomms.

    Leurs productions faisaient donc appel des artistes inconnus, avec des ides

    nouvelles, et taient gnralement dpourvus de la particulirement onreuse

    section de cuivres, ce qui libra de lespace pour les autres instruments et les

    voix[10].

    La gnralisation dinstruments lectriques joua galement un rle important,

    particulirement dans le cas de la basse, mais galement pour la guitare et

    lorgue.

    Ainsi lutilisation gnralise la basse lectrique, dont le premier exemplaire

    avait t ramen en Jamaque par Byron Lee en 1959, permit de rendre les

    lignes de basse plus fournies et mlodiques[11], et profitant des espaces plus

    grands laisss par un tempo plus lent, de saffranchir dfinitivement de la

    walking bass. Sous linfluence du guitariste trinidadien Lynn Taitt, lun des

    musiciens les plus importants de lre rocksteady, une guitare se mit doubler

    la ligne de basse, pour dynamiser celle-ci[12], alors que la seconde jouait un

    rle purement rythmique en accentuant le skank.Le jeu des batteurs, devenu moins physique que sur le ska, volua galement,

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    11/44

    et ceux-ci ne placrent plus le one-drop que sur le troisime temps, tablissant

    un standard rythmique qui allait dominer la musique jamacaine pendant prs

    dune dizaine dannes.

    Le rocksteady entretenait avec la musique amricaine, en loccurrence la soul

    de Motown, une relation paradoxale. Si, musicalement, il tait plus proche de

    celle-ci que le ska, mises part la basse et diverses influences locales, comme

    le mento ou la kumina, la jamacanit des textes tait de plus en plus

    affirme, et lusage du patois non plus seulement tolr, mais attendu par le

    public[13]. Ces textes taient pour la plupart, malgr le contexte difficile dans

    laquelle ils sinscrivaient, des ballades romantiques et des histoires damours

    perdues. Cependant, paralllement au succs desprotest songs

    amricains[14], le nombre de chansons caractre conscious, ou cultural[15],

    augmenta nettement, et on assista un passage de lusage de mtaphores

    bibliques une vocation claire de la vie dans les ghettos[16]. Parmi celles-ci,

    une sous-catgorie propre la priode de transition ska-rocksteady, lesmorceaux consacrs aux rude boys, qui virrent rapidement, devant la violence

    de ceux-ci, de lexaltation de leur esprit rebelle la ferme dnonciation de leurs

    exactions.

    La priode rocksteady concida galement, notamment par limpact de la visite

    dHail Slassi, avec la conversion de nombreux artistes la foi rasta, et

    parmi eux les Wailers qui enregistrrent en 1968 leur premier morceau

    clairement rasta, Selassie is the Chapel[17], crit et produit par l elderrasta

    Mortimer Planno, qui ne fut press qu vingt-six exemplaires[18].

    Toujours discrte, linfluence des rastas sur la musique tait cependantgrandissante, et joua un rle important dans lvolution rapide du rocksteady,

    peu adapt leur militantisme, vers le reggae[19]. Le rocksteady ne domina en

    effet la scne quun peu plus de deux ans, entre le printemps 1966 et la

    deuxime moiti de 1968, mais fut une tape essentielle dans ltablissement

    de la musique qui allait faire connatre lle dans le monde entier, et est encore

    voqu avec nostalgie par de nombreux musiciens ayant travers les

    diffrentes volutions de la musique jamacaine[20].

    [1]Bradley, op. cit., p.163

    [2] Soires animes par un sound system.

    [3]Bunny Lee, cit par Bradley, op. cit., p. 160

    [4]Davis & Simon, op. cit., p. 19

    [5]Bradley, op. cit., p. 178

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    12/44

    [6]Ibid, p. 187

    [7]Ibid, p. 161

    [8]Les Skatalites se sparrent en 1966 en deux groupes : les Supersonics de

    Tommy McCook (Treasure Isle) et les Soul Vendors de Jackie Mittoo (StudioOne).

    [9]Barrow & Dalton, op. cit., p.68

    [10]Ibid, p. 167

    [11]Debord, Bruno, Reggae Story (VI) in Ragga (42), juin 2003, p.70

    [12]Ibid, p. 70

    [13]Bradley, op. cit., p.173

    [14]Barrow & Dalton, op. cit., p. 82

    [15] Les morceaux dnonant les conditions de vie difficiles, la violence ou lacorruption ( reality tunes ), et les chansons caractre spirituel (roots andculture ). Termes gnraliss dans les annes nonante seulement.

    [16]Bradley, op. cit., p.194

    [17]The Wailers, Selassie is the Chapel in The Complete Wailers 1967-1972

    part 1, JAD/EMI 474326 2

    [18] Devenant ainsi lun des 45 tours les recherchs et chers de luvre desWailers.

    [19]Bradley, op. cit., p. 197

    [20]Derrick Harriot cit par Bradley, op. cit., p. 197

    Petite histoire de la musique jamaquaine (V)

    Reggae

    Lanne 1968 fut une nouvelle re de transition, et ce sur divers plans.Politiquement, le pays tait toujours men par le JLP, mais pour la premire foisctait un premier ministre noir qui tait la tte du gouvernement : HughShearer, alias Pharaoh dans les chansons usant des mtaphoresbibliques[1]. Un surnom qui illustrait bien lopinion quen avaient les sufferahs,particulirement aprs laffaire Walter Rodney.

    Ce-dernier, n en Guyane anglaise, tait un jeune professeur la University ofthe West Indies de Kingston, spcialiste de lesclavage, et ardent militant de la

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    13/44

    cause noire. Ayant saisi limportance du mouvement rasta, il joua un rle crucialdans lintgration du pragmatisme black powerdans le mysticisme du culte,prnant une ractualisation des ides de Garvey. Il fut galement un pont entredeux mondes la fois proches et jusqualors hermtiquement spars : luptown de lintelligentsia post-coloniale [2], de plus en plus insatisfaite de la

    politique librale mene par le JLP, et le downtown des exclus. Cerapprochement fut particulirement flagrant lors des violentes meutes quisuivirent son bannissement de lle par le gouvernement Shearer, en automne1968. Etudiants et sufferahs se mlrent pour faire de cet vnement lesymbole du profond mcontentement de la population jamacaine aprsseulement six annes dindpendance[3].Si politiquement le changement allait mettre encore quatre ans arriver,lvolution musicale suivait elle un rythme plus effrn. Le rocksteady,triomphant en 1967, commena ds le dbut de lanne suivante montrerquelques signes de fatigue. Et cest le jeu de lorgue, Hammond le plussouvent, qui entrana cette fois-ci le changement. Sous les impulsions de

    Donat Roy Jackie Mittoo et surtout Winston Wright, il prit une telleimportance que durant une courte priode de transition se dveloppa un stylebaptis John Crow Skank[4], dfini par un rythme plus rapide et le shuffle[5] delorgue, hrit tout droit de lpoque rnb[6]. Le mme instrument taitomniprsent dans les morceaux gnralement[7] considrs comme lespremiers reggae[8], bien qualors le terme ntait pas encore employ : Nomore heartaches des Beltones et Nanny Goat [9] de Larry Marshall etAlvin Leslie.Paralllement au dveloppement men par lorgue, lAfrique fit un retourclatant dans la musique jamacaine[10], et ce ds la sortie au milieu de lannedun morceau mythique : People Funny Boy[11] de Lee Scratch Perry[12]. Sinscrivant dans la tradition yardie du rglement de compte parchanson interpose[13], le titre tait une attaque en rgle contre Joe Gibbs,accus dingratitude. Perry, sans aucun doute le producteur le plus inventif,pour ne pas dire plus, de la scne jamacaine, chercha dans ce morceau intgrer dans sa musique les sensations produites par la musique dun cultePukumina : Lets make a sound fe catch the vibration of them people ![14]. Ilen rsultat un morceau lnergie frntique, la basse mtronomique etmixe en avant, avec des rapides allers-retours des guitares, dans un stylehrit tout droit du mento[15], qui recraient les solos des percussions burru oukumina[16]. La musique tait en outre ponctue des pleurs dun enfant, en

    loccurrence le fils de Lee Perry, fess spcialement pour loccasion, premireillustration de limportance quallaient bientt prendre les ingnieurs du son etles diffrentes techniques de remixage[17]. La chanson eut un immense succsdans lle, avec environ soixante milles copies vendues[18], et lana leglissement vers une musique intrinsquement jamacaine.Ainsi, pour la premire fois, la musique yardie volua-t-elle dans une directionqui tait clairement la sienne, sans adaptation de styles extrieurs. Lesmusiciens se mirent au contraire chercher les lments nouveaux au curdes traditions de lle, quils pouvaient enfin pleinement assumer[19]. Et centait certainement pas un hasard si ce changement fut initi par un countrybwoy(boy) comme Perry, n Kendal, dans la commune de Hanover. Avec lui,

    de nombreux provinciaux arrivrent Kingston pour tenter leur chance dans lamusique. Issus des campagnes, ils taient plus proches de leurs racines,

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    14/44

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    15/44

    Les DJs animaient les dances depuis vingt ans, mais navaient pratiquementjamais t enregistrs[34]. Ils se contentaient de plus dagrmenter lemorceaux dinterventions dcousues. U-Roy rvolutionna cette pratique enrecrant, sur une ancienne version instrumentale, ou riddim, un morceau partentire. En utilisant danciens riddims rocksteady remixs, il dveloppa un style

    qui allait engendrer une nouvelle gnration de DJs[35], et faire de lui lun desartistes les plus respects de lhistoire de la musique jamacaine[36], dans sonpays plus encore quailleurs. Cette explosion du deejay style concida avec ledveloppement dune autre innovation yardie, le dub, une autre dclinaison delart jamacain, dict par des moyens plus que limits, de faire du neuf avec duvieux. Et accessoirement dveloppement musical le plus important de laseconde moiti du vingtime sicle [37], en institutionnalisant la pratique duremix. Le principal pionnier[38] de cet art tait un ingnieur du son, soundmanpuis producteur du nom dOsbourne Ruddock, alias King Tubby . Pourlusage de son sound, le King Tubbys Home Town Hi-Fi, il se mit retravaillerles riddims de Treasure Isle en dcomposant, tout dabord laide de filtres puis

    avec une table multi-pistes[39], la musique pour isoler certains instruments,puis en ajoutant progressivement des effets comme le reverb. Le rsultat deces manipulations tait un morceau totalement nouveau, dans lequel lesinstruments allaient et venaient, suspendus en lair par lcho. Il se servit toutdabord de cette innovation pour faire de son soundle dominateur des annesseptante, avant que le dub ne se dveloppe pour devenir un genre partentire[40], [redfinissant] le rle de lingnieur dans la musiquemoderne [41].

    Mais plus encore que par des innovations techniques, cest par le fond que lamusique allait nouveau voluer pour atteindre son climax : le roots reggae.

    [1]Ibid, p.194

    [2]Ibid, p. 265

    [3] Ibid, p. 265

    [4] Littralement : la danse du corbeau .

    [5] Effet rapide de pompe sur le clavier.[6]Bradley, op. cit., p. 203

    [7]Autres prtendents: Feel the Rhythm de Clancy Eccles, Bangarang de

    Stranger Cole et Time marches on des Race Track Fans

    [8]Katz, Solid Foundation,op. cit., p. 97

    [9]Larry Marshall, Nanny Goat in Studio One Story, Soul Jazz SJR LP68

    [10]Bradley, op. cit., p. 198

    [11]Lee Perry, People Funny Boy in Son of Thunder, Snapper SMDCD246

    [12]cf. deuxime partie.

    [13]Une pratique qui remontait au moins lre ska, avec la guerre musicale

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    16/44

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    17/44

    [39]Bradley, op. cit., p. 316

    [40] Ds 1973 sortirent ainsi les premiers albums purement dub : AquariusDub produit par Herman Chin-Loy, Blackboard Jungle Dub de Lee Perry, Java Java Java Java de Clive Chin,

    [41]Hendley, Dave, King Tubby : Mister Dub in Natty Dread(19), juillet2003, p. 34

    Petite histoire de la musique jamaquaine (VI)

    Roots (1re partie)

    Lappellation roots dsigne aujourdhui la fois une priode musicale, objet

    du prsent chapitre, qui stendit grosso modo du dbut des annes septante

    jusqu lavnement du dancehall au tournant de la dcennie suivante, et une

    catgorie de morceaux, gnralement domins par les accords mineurs, auxtextes exclusivement conscious, et trs souvent rasta[1]. On parle ainsi de nos

    jours de dancehall-roots ou new-roots, tout comme on pourrait qualifier de

    roots certains titres ska de Justin Hinds ou rocksteady des Ethiopians. Cette

    classification rtrospective tend crer une certaine confusion, et faire du

    terme un fourre-tout usage parfois purement mercantile.

    Depuis lindpendance, les conditions de vie des Jamacains navaient cess

    de se dgrader. A la fin des annes soixante, lexaspration avait dfinitivement

    pris le pas sur loptimisme initial, et le mcontentement stendait la classe

    moyenne. Le gouvernement Shearer tenta de canaliser ce sentiment, qui avait

    men aux meutes de laffaire Rodney, en rcuprant le sentiment de fiert

    noire qui se dveloppait dans toutes les couches sociale de lle, par linfluence

    dactivistes amricains comme Angela Davis, Stokely Carmichael, Julius

    Lester[2]ou la Nation of Islam[3]. Sous la direction de Edward Seaga,

    spcialiste de la culture jamacaine, le gouvernement organisa ainsi le National

    Festivalet le National Song Contestet intgra ltude du folklore indigne dans

    le cursus scolaire. Malgr le ct hypocrite et opportuniste de cette action dun

    gouvernement qui venait de bannir le leader noir Walter Rodney, cette

    officialisation du sentiment de black pride contribua en faire une partie

    intgrante du reggae[4].Ce revirement tardif ne contenta cependant pas les Jamacains, et en premier

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    18/44

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    19/44

    Roy, la scne musicale entre 1971 et 1972 avec des textes politiques et

    mystiques, enregistrs chez Randys. Burning Spear ou les Abyssinians avaient

    certes dj enregistrs des titres abyssaux, dont lhymne Satta

    Amassagana [16], enregistr Studio One en 1969 mais sorti deux ans plus

    tard seulement, mais ils taient alors trop en avance, du moins aux oreilles de

    Coxsone. Le succs des Wailers permit de nouveaux artistes, lasss des

    drives pop du reggae, de faire enfin une musique par et pour les sufferahs[17].

    Ce dveloppement fut galement rendu possible par lapparition dune nouvelle

    gnration de producteurs issus du ghetto, qui partageaient les conditions de

    vie du public des dances, et contrairement aux grands producteurs installs, ne

    cherchaient pas adapter leur musique aux gots occidentaux[18]. Ils

    dirigeaient de minuscules labels, et enregistraient dans de rudimentaires

    studios situs en plein ghetto, qui firent perdre Studio One le monopole de la

    tolrance envers rastas et ganja. Des hommes comme Keith Hudson, Winston

    Niney Holness, Glen Brown ou Augustus Gussie Clarke permirent ainsiau roots de se dvelopper, en enregistrant des morceau trop radicaux pour les

    gros poissons . Sous leur impulsion, le reggae fut peu peu dpouill de

    ses influences babyloniennes pour atteindre un son brut et lourd, lorgnant

    de toutes ses forces de lautre ct de lAtlantique[19], l ou justement se

    trouvaient les racines . La basse se fit nouveau plus mlodique, et entra en

    harmonie avec les voix[20] qui, grce un tempo lent et des arrangements des

    plus sobres, trouvaient la place de sexprimer pleinement, notamment sous la

    forme de trios, innombrables durant les annes septante[21]. Comme les

    percussions nyahbinghi, le roots tait une musique de transe, hypnotique, enapparence simple et rptitive. Sil servait de support toutes sortes de textes,

    dont de nombreuses chansons damours, souvent dues, il devint rapidement

    intimement li la notion de consciousness. Si les textes politiques et les

    commentaires sociaux staient dj bien dvelopps depuis la fin des annes

    soixante, les textes rastas ne reprsentaient pas encore une tendance

    importante. Il fallut pour cela attendre lexplosion dun autre artiste majeur, lui-

    aussi, et ce nest pas un hasard, deejay: Augustus Manley Big Youth

    Buchanan.

    Cest en effet par les sound systems que la rvolution arriva. Jusqualors, les

    dances taient exclusivement pour la population un moyen de se divertir. Les

    deejays, en soire comme sur disque, amenaient une touche lgre et drle

    la musique. Mais alors que la vie devenait de plus en plus difficile, le public se

    mit rclamer des textes plus en rapport avec le monde qui les entourait. Big

    Youth leur donna alors ce quils attendaient, faisant du deejayplus quun

    amuseur, un prcheur[22]. En raction aux textes apolitiques de U-Roy ou

    Alcapone[23], il se mit, dans son style au phras trs mlodique, le

    singjay[24]style, invoquer ras Tafari, comme personne avant lui. Au sein du

    Lord Tippertone sound system, sur des riddims roots particulirement adapts

    lart du toasting[25], il devint un ardent prdicateur. Au dbut de lanne 1973,au Carib Theater, tablissement renomm, il alla plus loin en accomplissant un

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    20/44

    acte hautement symbolique et jusqualors impensable. Il ta son bonnet, ou

    tam, et secoua ses dreadlocks devant une foule tout dabord mduse, puis

    totalement hystrique[26]. A cette poque, malgr larrive de Manley au

    pouvoir, et lintgration grandissante de textes rastas[27]dans des chansons

    succs, les dreadlocks taient toujours synonymes dexclusion, et les

    Abyssinians taient le seul groupe en porter. Le geste de Big Youth tait tout

    simplement rvolutionnaire, dans tous les sens du terme. Limmense succs

    sur disque du grand garon , notamment pour le jeune Gussie Clarke,

    dcida les grands producteurs, dont la proccupation tait, cela va sans dire,

    avant tout de gagner de largent, suivre la voie. Ainsi Coxsone qui navait pas

    promu, voire pas sorti, les enregistrements avant-gardistes de Burning Spear et

    des Abyssinians, se lana pleinement dans le roots avec Horace Andy, les

    Gladiators et le quatuor Wailing Souls. Mais malgr lextraordinaire qualit des

    productions issues de Brentford Road, lpoque de la domination de Studio One

    tait rvolue.Lanne 1973 vit le retour au premier plan de Joe Gibbs et de Bunny Striker

    Lee. Ce dernier se fit une spcialit de renregistrer en les mettant au got du

    jour danciens riddims, gnralement issus de Treasure Isle et de Studio One.

    Une autre tradition jamacaine, rendue possible par labsence dans la musique

    de lle de droits dauteur. Avec son groupe de musiciens, les Aggrovators[28],

    Lee fit enfin voluer le jeu de la batterie, en instaurant le flying cymbal. Ce

    rythme, emmen par le son du hi-hatmi-ouvert, particulirement flagrant dans

    les morceaux dpoque de Johnny Clarke[29], allait dominer la scne pendant

    environ deux ans[30]. En 1974, Lee Perry ouvrit son mythique studio, Black Ark.Pendant cinq ans allaient en sortir des oeuvres au son unique, qui btirent la

    lgende du Salvador Dal [31] de la musique jamacaine, dfaut de faire sa

    fortune. En effet, bien que Scratch soit aujourdhui considr par beaucoup

    comme LE gnie de cette dcennie[32], ce fut cependant un autre studio,

    ouvert deux ans plus tt, qui allait dominer ds 1974 la scne musicale pendant

    dix ans : le Channel One des frres Hoo Kim. Ces quatres frres - Ernest,

    Joseph Joe Joe , Kenneth et Paulie - dorigine chinoise se lancrent dans la

    musique sans en avoir la moindre connaissance, cherchant appter les

    producteurs en offrant des heures de studio gratuites[33]. Aprs quelque

    ttonnements initiaux, Joe Joe et Ernest, les deux frres les plus impliqus

    dans le studio, parvinrent obtenir un son satisfaisant, Ernest devenant mme

    un expert de lenregistrement de la batterie[34]. Ce fut prcisment cet

    instrument qui instaura le son et la domination de Channel One. En effet, le

    rythme rockers dvelopp par le batteur Lowell Sly Dunbar sonna pour ainsi

    dire le glas du one-drop et explosa littralement ds 1975, notamment avec le

    succs des Mighty Diamonds. Tir, comme le flying cymbal, du disco, mais

    adapt au tempo du reggae, le rockers donna au roots un son plus

    militant [35], tout dabord subtilement, par lintroduction du double drumming

    de Sly, puis massivement par le martlement de tous les temps, forts commefaibles, par la grosse caisse, et par une augmentation du tempo. Le rockers

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    21/44

    imposa ainsi la fois le duo Sly Dunbar et Robbie Shakespeare, noyau dur des

    Revolutionnaries[36]et le studio pour qui ils jouaient, Channel One. A la qualit

    des musiciens maison sajoutait lavantage de la situation, en plein ghetto, dun

    studio aux quipements pouvant rivaliser avec ceux d tablissements comme

    Randys ou Federal situs plus loin en ville[37]. Ainsi, entre 1974 et 1984, on

    estime que les trois quarts des enregistrements musicaux jamacains taient

    effectus Channel One, soit par les Hoo Kim, soit par dautres producteurs

    louant le studio[38]. Ces-derniers rajoutaient ensuite gnralement les voix

    dans le minuscule studio de King Tubby, qui soccupait galement du mixage

    de la version dub. Le succs du son rockers de Channel One marqua la pleine

    explosion du roots, et par consquent lentre massive des textes rastas dans

    la musique.

    [1]Barrow&Dalton, op. cit., p. 145

    [2]Bradley, op. cit., p. 205

    [3] Ainsi deux grands noms de la musique jamacaine, Prince Buster et JimmyCliff, se convertirent lpoque lIslam.

    [4]Bradley, op. cit., p. 209

    [5]Davis & Simon, op. cit., p. 137

    [6]Barrow, op. cit., p. 119

    [7]Ou du moins le prtendait-il, certains avanant quil lui aurait t procur parClaudius Henry.

    [8]Bradley, op. cit., p. 281

    [9]Iibid., p. 281

    [10]Junior Byles, Pharaoh hiding in BeatdownBabylon, Trojan CDTRL253

    [11]Max Romo, Let the Power fall on I in The Coming of Jah, Trojan

    TJDDD038

    [12]Max Romo, No Joshua No, Dragon, DRA1028

    [13]Barrett, op. cit., p. 221

    [14]Debord, Bruno, Roots. Origines et influences in Ragga (HS2), aot2002, p.50

    [15]Barrow&Dalton, op. cit., p. 135

    [16]The Abbysinians, Satta Amassagana in Best of, Musidisc 111922

    [17]Burning Spear cit par Bradley, op.cit., pp. 269-270

    [18]Bradley, op. cit., p. 271

    [19]Ibid.,p. 227

    [20]Debord, op. cit., p. 51

    [21]Heptones, Wailers, Abyssinians, Gladiators, Meditations, Culture, Mighty

    Diamonds, Royals, Congos, Israel Vibration,...

    [22]Bradley, op. cit., p. 289

    [23]Katz, Solid Foundation, op. cit., p. 195

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    22/44

    [24]Contraction de singeret deejay

    [25]Bradley, op. cit., p. 302

    [26]Ibid., p. 288

    [27] En 1969 dj, une chanson thme rasta avait t classe au sommet duhit parade jamacain : Bongo Nyah de Earl Little Roy Lowe.

    [28]Aston et Carlton Barrett, Sly Dunbar, Robbie Shakespear, Lloyd Parks,

    Santa Davis, Tommy McCook, Winston Wright, Ansell Collins, Chinna Smith,

    entre autres.

    [29]Johnny Clarke, Golden Hits, Sonic Sounds SON0081

    [30]Bradley, op. cit., p. 351

    [31]Bradley, op. cit., p. 328

    [32]Ibid., p. 365

    [33]Joe Joe Hoo Kim cit par Katz, Solid Foundation, op.cit., p. 197

    [34]Hendley, Dave, Channel One Story in Natty Dread(21), p. 36

    [35] Sly Dunbar cit par Bradley, op. cit., pp. 357 et 479

    [36] Sly Dunbar, Robbie Shakespeare, Ranchie McClean, Ossie Hibbert, AnsellCollins, Dougie Bryan, Robbie Lynn, Tommy McCook, Vin Don D Jr ou Trommie Gordon, parmi dautres.

    [37]Hendley, op. cit., p.38

    [38]Ibid., p. 34

    Petite histoire de la musique jamaquaine (VII)

    Roots (2e partie)

    Lanne 1975 fut cependant marque par un vnement qui, aux yeux des non

    rastas, aurait d signifier la fin du mouvement : la mort, le 28 juin, de Hail

    Slassi, qui avait t renvers un an plus tt par les hommes de Mengistu

    Hail Mariam, qui allait installer pour une quinzaine danne une dictature

    marxiste dans le pays. Face cette nouvelle, les rastas, pour qui la mort ne

    concerne que ceux qui ne suivent pas la livity, ne manifestrent aucune

    raction de tristesse ou de dsarroi. Cette nouvelle ntait pour eux quune

    vaine propagande de Babylon, opinion renforce par le fait que le corps du

    ngus demeurait introuvable[1]. A lexception de Junior Byles,

    psychologiquement instable, qui tenta de se suicider lannonce de la mort de

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    23/44

    Slassi[2], les artistes rastas ragirent en raffirmant clairement leur foi

    renforce. Ainsi, peu de temps aprs, sortirent Jah live de Bob Marley :

    Fools say in their heart, Rasta your god is dead. But I &I know, dread, it shall

    be dreader dread[3], Jah no dead de Burning Spear : They try to fool the

    black population, by telling dem Jah Jah dead. I&I knows dat, Jah no dead[4]

    ou encore Man of the living de Wayne Wade[5] : Cause everywhere I go,

    dem jus a fight I so, dem a tell I seh, my god is dead. But I a tell dem seh, I

    man a natty dread, Im a man of the living and not of the dead[6].

    Ds le milieu de la dcennie, rasta et reggae se mirent former un insparable

    binme, particulirement aux yeux du public occidental qui, au travers du

    succs de Bob Marley, dcouvrit simultanment la musique et le mouvement[7].

    Cependant, un grand nombre dadeptes virent paradoxalement ce mariage dun

    mauvais il. Le reggae, teint dinfluences amricaines, jou avec des

    instruments lectriques tait bien trop babylonien leur got[8]. Leur

    musique taient les percussions nyahbinghi, et rien dautre. Le reggae est ainsitoujours banni du camp de Bull Bay, et il fallut au premier producteur bobo,

    Richard Bell, une permission spciale de Prince Emmanuel pour lancer son

    label en 1989[9]. Ce refus du reggae profita la force montante du rastafarisme

    des annes septante, les Twelve Tribes of Israel, qui ladoptrent

    pleinement[10], attirant ainsi en leur sein de nombreux artistes, qui prchrent

    leur parole. Le succs des TTI tait galement d leur doctrine htrodoxe,

    voire hrtique pour de nombreux rastas, se rapprochant singulirement du

    christianisme. Pour les adeptes de Prophet Gad, Hail Slassi, deux-cent

    vingt-cinquime descendant de David, fut lune des manifestations temporellesdu Christ, Christ in his kingly character, mais pas encore le messie[11].

    Ainsi les adeptes installs dans la communaut de Shashamane, au sud

    dAddis Abeba, attendent-ils la restauration de la monarchie thiopienne, et le

    retour sur le trne des descendants du ngus[12]. Cette doctrine diffrente,

    associe une grande libert, notamment capillaire et alimentaire, une

    approche plus galitaire dans les rapports entre hommes et femmes, et un ct

    plus uptown que les autres branches du mouvement attirrent des jeunes

    jamacains des quartiers aiss, ainsi que de nombreux blancs travers le

    monde[13].

    Economiquement, la situation de la Jamaque au milieu des annes septante

    tait dsastreuse. La politique de Manley, qui tenta vainement dinstaurer un

    salaire minimum et daugmenter le contrle de ltat sur les exportations, ainsi

    que son rapprochement avec Cuba, eurent le malheur de dplaire

    Washington, ce qui eut rapidement des consquences fcheuses. Ainsi les

    entreprises amricaines qui exploitaient le bauxite dsertrent lle, la privant de

    sa premire ressource. Cette perte, associe aux difficults lies la crise

    ptrolire, provoqua une inflation et un endettement croissants[14]. Face cette

    crise, Manley se rsolut en 1975 faire appel au FMI, qui exigea demble des

    coupes drastiques dans les budgets de lducation et de la sant. La politiquedaustrit impose eut des consquences absolument dsastreuses pour les

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    24/44

    sufferahs[15], et fit de la Jamaque un cas dcole en matire de fiasco des

    mesures prnes par le FMI[16]. Paralllement cette dbcle conomique, la

    situation politique dgnra galement. De trs importantes quantits darmes

    arrivrent dans lle ds 1974, malgr linstauration par Manley du Gun Court

    Act, qui signifiait une peine de perptuit pour quiconque tait trouv en

    possession dune arme feu illgale[17]. Le JLP, activement soutenu par

    Washington[18], Edward Seaga hritant mme du sobriquet de CIA-ga [19],

    se lana lanne suivante, par lentremise de ses gangs, dans une vaste

    opration de dstabilisation, en vue des lections de 1976[20]. Le PNP rpliqua

    en armant ses troupes en consquences, conduisant le pays vers une

    invitable escalade de violence. Pendant les six premiers mois de 1976, on

    dnombra pas moins de cent soixante-trois meurtres caractre politique,

    forant le gouvernement dcrter ltat durgence, pour la premire fois

    depuis 1966[21]. Bob Marley fit lobjet dune tentative de meurtre, ce qui eut

    pour consquences de lui faire quitter lle pour deux ans[22]. Le PNP remportamalgr tout les lections, mais le pays tait lanc vers un tat de quasi guerre

    civile, qui allait culminer avec les lections de 1980.

    Cest donc dans un contexte de crise conomique et de violences quotidiennes

    que le roots prit son essort. Cet environnement difficile nempcha cependant

    pas le dveloppement de la scne locale. Ainsi, durant la deuxime moiti de la

    dcennie, Kingston devint la Nashville du tiers-monde [23], avec pas moins

    de quinze studios et septante-cinq producteurs indpendants[24]. Cette

    explosion se fit cependant sur le dos des artistes, victimes de lavidit des

    producteurs et de labsence de toute protection juridique. Pays uniquement la session, ils ne touchaient ensuite plus rien sur les ventes de disques, que ce

    soit dans lle ou ltranger. Ainsi Roy Samuel I-Roy Reid, lun des plus

    grands deejays de lhistoire, qui avait pourtant sign un contrat avec Virgin,

    tait-il rduit la condition de sans abri lorsquil mourut en 1999. Sil est

    particulirement frappant, lexemple de I-Roy est cependant loin dtre un cas

    isol, et il fallut la vague europenne de rditions commence au milieu des

    annes nonante, sous limpulsion notamment du Blood & Fire de langlais Steve

    Barrow, pour que de nombreux artistes touchent, avec plus de vingt ans de

    retard, leurs premires royalties[25].

    Mais alors que le reggae bouillonnait dans le ghetto, peu tait fait par les

    autorits pour le promouvoir davantage. Ainsi le Jamaica Tourist Board,

    soucieux dentretenir, comme cest encore le cas aujourdhui, une image lisse

    de paradis tropical o il fait bon vivre, dconseillait-il en 1975 au gouvernement

    de faire la promotion dun aspect de la culture jamacaine qui met laccent sur

    les ralits les plus dures de [leur] existence. [26]. Il en tait de mme pour les

    deux radios nationales, JBC et RJR, qui bannissaient scrupuleusement les

    textes sditieux, ne proposant, entre deux titres disco, que des morceaux dun

    reggae pop peu en phase avec le son du ghetto. Il fallut attendre 1977, et

    lmission de Michael Mikey Dread Campbell sur JBC, Dread at theControl[27], pour trouver sur les ondes, de minuit six heures du matin,

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    25/44

    lambiance des dances. Lmission ne dura que deux ans, mais eut un impact

    considrable, et contribua dvelopper et rpandre hors du ghetto le reggae

    brut des sufferahs[28]. Quant la premire station de radio entirement

    dvolue au reggae, Irie FM, elle ne fut lance quen 1990, soit plus de vingt

    aprs lapparition du genre.

    Lanne 1978 vit la tenue dun vnement qui marqua sans aucun doute le

    point culminant de limplication et linfluence des artistes dans la vie politique, et

    le dernier espoir de calmer la violence qui rgnait dans les rues de la capitale :

    le One Love Peace Concert. Il eut lieu le 22 avril au National Stadium devant

    trente-deux mille personnes, dans une atmosphre tendue[29], suite linitiative

    de trois dons, chefs de gang et tueurs notoires, Tony Welch, Claudie Massop et

    Bucky Marshall. Ceux-ci dsiraient en effet organiser un vnement ftant la

    trve quils avaient signe peu de temps auparavant. Durant la soire,

    runissant, notamment grce linfluence des TTI, quelques-uns des plus

    grands artistes de lpoque[30], deux vnements totalement impensablesquelques mois plus tt, se produisirent. Tout dabord la runion sur scne par

    Jacob Miller, pendant son morceau Peace Treaty Special[31], compos

    pour loccasion, des trois initiateurs de lvnement. Aprs stre livrs des

    annes de guerre totale et impitoyable, ils dansaient dsormais bras dessus

    bras dessous, devant un public mdus. Ce fut ensuite le tour de Bob Marley,

    revenu pour la premire fois en Jamaque depuis la tentative dassassinat dont

    il avait t victime deux ans auparavant, de faire monter sur scne deux

    personnages qui, eux, navaient pas sign de trve : Michael Manley et Edward

    Seaga. Limage historique des mains de ces deux ennemis jurs runie parcelle de Marley marqurent un immense espoir. Mais lair peu sincre des deux

    protagonistes laissait cependant percevoir le caractre illusoire dune relle paix

    dans lle. Un fait que Peter Tosh, auteur le mme soir dun sermon enflamm

    qui lui valut dtre tabass pratiquement mort par la police quelques mois plus

    tard, avait sans doute comprit avant tout le monde[32].

    La fragile trve ne dura en effet pas longtemps. Claudie Massop fut tu par la

    police en fvrier 1979, et Bucky Marshall fut assassin lanne suivante New

    York. La campagne lectorale de 1980 fut la plus sanglante ce jour, faisant

    cinq cent morts en 1979 et huit cent huitante-neuf lanne des lections[33],

    remportes par le JLP de Seaga. Cette violence touchait en outre de plus en

    plus directement les protagonistes de la scne musicale, qui vivaient en pleine

    zone de guerre et dont certains entretenaient parfois de liens troits avec

    les gunmen ; en tmoigne leffarante liste dartistes assassins au cours de la

    dcennie suivante : Hugh Mundell, Earl General Echo Robinson, Michael

    Prince Far I Williams, Michael Smith, Carlton Barrett, Peter Tosh, King

    Tubby, Clive Tenor Saw Bright, Glen Nitty Gritty Holness, Henry

    Junjo Lawes, sans compter ceux qui en rchapprent de peu, comme Bob

    Marley ou Melbourne Jah Stitch James, qui survcut une balle travers

    nuque et mchoire[34].Le tournant de la dcennie marqua le dclin de lre roots, victime, sur le plan

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    26/44

    international, de la mort de Bob Marley[35], et en Jamaque de la lassitude du

    public des dances[36]. Le style navait que trs peu volu durant la dcennie

    et le dveloppement du march international sparait de plus en plus les

    producteurs du public local. Ainsi, comme cela avait t le cas lors de

    lapparition du roots aprs une vague pop, les Jamacains se rapproprirent

    leur musique. Ils le firent cette fois-ci en privilgiant les deejays, qui allaient ds

    lors rgner sans partage, et des textes radicalement opposs aux thmes

    culturels vhiculs par le roots, ces-derniers semblant de moins en moins

    en phase avec la vie quotidienne des sufferahs[37]. Ainsi en 1979 sortit The

    Slackest LP de General Echo, qui lana sur vinyle la mode apparue dans les

    sounds deux ans plus tt, de profrer des obscnits sur fond de basse et de

    batterie. Le premier roi du dancehall, nom donn au nouveau genre, fut un

    orphelin albinos, lui aussi issu de lAlpha Boys School, Winston Yellowman

    Foster, expert s auto-clbration explicite et ironie grinante, qui connut un

    succs phnomnal en Jamaque et ltranger. Il russit notamment lexploitde sortir seize albums durant la seule anne 1982, avant de dcliner ds le

    milieu de la dcennie. Si, sous lgide de Junjo Lawes, les Roots Radics[38]

    dominrent les premires annes de la vague dancehall, les musiciens allaient

    vite tre mis sur le carreau par linstitutionnalisation, pour des motifs

    essentiellement conomiques, de la pratique du recyclage danciens riddims, le

    plus souvent issus de Studio One[39], et le dveloppement de morceaux

    entirement digitaux. Le glas du reggae acoustique, symbolis par les cendres

    de Black Ark, incendie volontairement[40] en 1983 par un Scratch de plus en

    plus tourment, sonna ainsi dfinitivement en fvrier 1985 par le succs inoudun riddim dvelopp sur un petit synthtiseur bas de gamme, le Sleng

    Teng de Lloyd Prince Jammy James. Sil ne fut pas le premier morceau

    tre conu sans musiciens[41], il marqua cependant lvnement fondateur du

    ragga[42], re du riddim roi, plus important que le morceau lui-mme, et

    souvent dclin en plusieurs centaines de version[43].

    Malgr la mode des textes pornographiques et des hymnes aux armes feux,

    les gun lyrics, certains artistes continurent, le plus souvent dans lombre,

    privilgier les thmes qui avaient prvalu durant la dcennie prcdente. Et si

    un renouveau roots[44], incarn au dbut des annes nonante par les Christian

    Souljahs de Garnett Silk Smith et Patrick Tony Rebel Barrett[45], leur

    permit de ramener partiellement cette rhtorique sur le devant de la scne en

    Jamaque, ctait dsormais hors de lle que le roots reggae allait survivre.

    [1]Barrett, op. cit., p. 212[2]Barrow&Dalton, op. cit., p. 138

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    27/44

    [3]Bob Marley, Jah live in Songs of Freedom, Island TGXBX1/514 432-2

    [4]Winston Burning Spear Rodney, Jah no dead in Spear Burning,

    Pressure Sounds PSCD033

    [5] Voit texte complet en annexe.

    [6]Wayne Wade, Man of the living, Vivian Jackson VJ 24-32

    [7] Cf. deuxime partie

    [8] Barrett, op. cit., p. 245

    [9]Commeillas, David, Richard Bell, pilier bobo in Ragga (44), septembre

    2003, p.37

    [10] Ce sont par exemple les TTI qui produisirent le premier morceau dIsrael

    Vibration, Why worry.

    [11] Lutanie, Jah Rastafari, op. cit., p. 53

    [12] Entretiens avec divers membres des TTI, Shashamane, aot 2001

    [13]Les TTIcomptent ainsi des antennes (houses) en Allemagne, Angleterre,

    Australie, Sude, Nouvelle-Zlande et aux Etats-Unis ainsi que dans plusieurs

    pays africains.

    [14]Bradley, op. cit., p. 458

    [15] Inflation de 20% par an, 75% de la population vivant sous le seuil depauvret, rationnement alimentaires frquents. Chiffres cits par Braley, op. cit.,p. 459

    [16] Voir le documentaire Jamaque-FMI : mourir crdit de William Karel,Sept-Arte/ INA, 1998. Ce reportage difiant a reu le Prix Dauphin HenriTzenas du Montell 1999, catgorie tlvision .

    [17]Clan, Bruno, Gun Court 1974 in Natty Dread(4), janvier 2001, p. 40

    [18]Voir le tmoignage dun ancien agent de la CIA dans le documentaire

    Rebel Music, de Jeremy Marre, 2001 Island Def Jam Music Group.

    [19]Bradley, op. cit., p. 468[20]Katz, Solid Foundation, op. cit., p. 234

    [21]Ibid., p. 234

    [22]Clan, Bruno, Smile Jamaica in Natty Dread(6), mai 2001, p. 26

    [23] Davis&Simon, op. cit., p. 87

    [24] Ibid., p.87

    [25] Bien que de nombreuses maisons dditions occidentales continue nepas payer le moindre centime aux artistes.

    [26] Mmorandum du JTB, 10/10/1975, cit par Davis & Simon, op. cit., p. 7

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    28/44

    [27]Selon la lgende, le taux de criminalit en ville de Kingston baissait pendant

    la diffusion de lmission.

    [28]Bradley, op. cit., p. 478

    [29]Ehrengardt, Thibault, The One Love Peace Concert in Natty Dread(3),

    nov. 2000, p. 10

    [30]Bob Marley, Peter Tosh, Inner Circle, Dennis Brown, Beres Hammond, Ras

    Michael, Culture, Junior Tucker, Lloyd Parks et Big Youth.

    [31]Jacob Miller, Peace Treaty Special in Spirit of Reggae, Wagram,

    WAG336

    [32]Peter Tosh, Live at the One Love Peace Concert, JAD, JAD CD 1009

    [33]Ehrengardt, op. cit., p. 11

    [34]Ehrengardt, Thibault Jah Stitch : Dread cyaan dead in Natty Dread(15),

    nov. 2002, p.18

    [35]Cf. II.2

    [36]Bradley, op. cit., p. 490[37]Ibid., p. 503

    [38]Style Scott, Flabba Holt, Binghi Bunny Lamont, Sowell Bailey, Dwight

    Pinckney, Santa Davis, Steely Johnson

    [39]Barrow&Dalton, op. cit., p. 263

    [40]Le mystre, savamment entretenu par Scratch lui-mme, entourant le

    caractre dlibr ou non de cet acte est toujours dactualit. Lire Katz, People

    Funny Boy, op. cit., pp. 363-365

    [41] Il fut en effet au moins prcd en 1982 parElectric Boogie de MarciaGriffiths et Bunny Wailer et en 1984 parHerbsman Hustlingde Sugar Minott.

    [42] De raggamuffin , vaurien . Les termes dancehall et ragga sont aujourdhui gnralement usits sans distinction, mais nous reprenons icila dnomination adopte par Barrow & Dalton, pour qui le terme ragga dsigne une musique exclusivement digitale.

    [43]Bradley, op. cit., p. 509

    [44]Barrow&Dalton, Rasta Renaissance in Rough Guide to Reggae, op. cit.,

    pp. 363-382

    [45]Ehrengardt, Thibault & Clan, Bruno, Tony Rebel : la renaissance rootsdes 90s in Natty Dread(22), jan 2004, pp. 32-47

    Petite histoire de la musique jamaquaine (VIII)

    Grande-Bretagne

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    29/44

    En tant quancienne puissance colonisatrice, il nest pas tonnant que laGrande-Bretagne ait toujours eu des rapports plus troits avec la Jamaque queles autres pays occidentaux. Rappelons dailleurs que la reine Elizabeth II est

    toujours, officiellement et symboliquement, la tte de lEtat jamacain. Cetterelation particulire, dont la manifestation la plus flagrante est la trs importantediaspora yardie installe dans le fridge [1], explique bien entendu le fait que laGrande-Bretagne ait jou un rle prpondrant comme relais entre Kingston etlOccident, et soit encore le seul pays dont la production musicale puisse nonseulement rivaliser avec celle de la Jamaque, mais galement amener untouche propre et des innovations, comme le lovers rock ou les dub poets.

    Cependant, avant la dferlante pop-reggae qui vit, entre 1968 et 1972, denombreux titres jamacains dans les classements de ventes, puis lexplosion deBob Marley deux ans plus tard, la musique jamacaine en Grande-Bretagne ne

    touchait que des publics prcis, qui de surcrot ne se mlangeaient pour ainsidire pas[2].

    En premier lieu bien sr, la communaut jamacaine, concentre notammentdans le quartier de Brixton, au Sud de Londres, pour qui la musique, etparticulirement sous la forme du sound system, tait un moyen de rester encontact avec ses origines, et daffronter une situation particulirement difficiledurant les annes cinquante[3], comme en tmoignent notamment les meutesraciales de Notting Hill, durant lt 1958[4]. Ainsi, le premiersound systemanglais, Duke Vin the Tickler, fut-il cr ds 1955 par un ancien bras droit deTom Wong. Cette communaut, avide de nouveauts musicales, vit son pouvoir

    dachat augmenter durant les annes cinquante. Ainsi, ds la fin de ladcennie, elle allait constituer pour les producteurs yardies un march partentire[5], qui leur permettait notamment de revendre aux sounds anglais desmorceaux passs de mode Kingston.

    Paralllement limportation, des productions locales firent leur apparition ds1closion du ska, sur le label Planetone de Sonny Roberts, immigr jamacaingalement fondateur du premier magasin de musique de Londres appartenant un Noir, Orbitone. Des compagnies anglaises se mirent galement sintresser dun peu plus prs ce march naissant. La premire se lancersrieusement fut MelodiscdEmil Shallit, qui sur son label Blue Beatsortit plus

    de trois cent morceaux en cinq ans, principalement imports, mais galement,pour certains, produits sur place. Le label fut dailleurs tel point associ auxdbuts de la musique jamacaine en Grande-Bretagne que son nom y estdevenu synonyme de ska et de rocksteady[6]. Le premier hit franchir, en1964, les barrires de la communaut caribenne[7], My boy lollipop deMillie Small, fut cependant produit par une autre compagnie, appartenant un

    jamacain blanc install Londres, Islandde Chris Blackwell, fonde en 1962.Si ce succs norme lana la carrire du producteur, il neut cependant pas desuite, et le ska fut considr par les mdias anglais comme une simple modepassagre[8]. Il reprsenta cependant beaucoup plus pour une partie biendfinie du public blanc, les mods. Ces jeunes issus de la classe moyenne, au

    style vestimentaire finement soign, idoltres de la vespa[9], se prirent depassion pour le ska, faisant de Laurel Aitken et surtout Prince Buster, leurs

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    30/44

    idoles[10]. Ainsi, lors des premiers concerts organiss en Grande-Bretagne, lesmods formaient une bonne partie du maigre public, les Jamacains prfrantnettement les sounds la musique live[11].En 1967, alors que Kingston bougeait dj au rythme du rocksteady, un sursautska eut lieu en Grande-Bretagne avec lentre dans les classements de Al

    Capone de Prince Buster, premier morceau enregistr en Jamaque russircet exploit. Le rocksteady ne tarda cependant pas, sous limpulsion dunecommunaut yardie en contact troit et permanent avec la scne musicale deson pays, envahir lAngleterre. Ce fut cette fois-ci une autre catgorie dupublic blanc, les skinheads, qui ladoptrent, principalement sous la forme desrude boys songs. En effet les skins, cousins des mods au crne ras, etaffichant une propension certaine la violence[12], se montrrentparticulirement rceptifs lvocation des exploits sanglants des rudies,dont ils reprsentaient la variante anglaise [13].

    La mme anne fut lance conjointement par Lo Gopthal, propritaire de la

    chane de magasins spcialiss Musik City, et Chris BlackwellBeat&Commercial/Island, compagnie voue la distribution en Grande-Bretagne de musique jamacaine. Parmi les diffrents labels[14] crs parGopthal et Blackwell, qui se sparrent moins dun an aprs le dbut de leurcollaboration, Trojan fut le plus marquant. Initialement lanc pour distribuer lesproductions de Duke Reid, comme en tmoigne lutilisation du nom du sounddece-dernier, il fut utilis ds 1968 par Gopthal pour toucher le grand-public,lanant la vague du pop-reggae[15]. A laide de morceaux enregistrs Kingston mais systmatiquement remixs pour convenir aux gots occidentaux,Gopthal russit au-del de toute esprance. Lanc par le morceau Israelites de Desmond Dekker Daccres, premier numro un des ventes de lhistoire

    de la musique jamacaine hors de lle, le succs de Trojan, avec dans sonsillage des labels concurrents telsAttack, ou PAMA des frres Palmer[16], allaitdurer quatre ans, culminant le 15 novembre 1969, avec pas moins de troismorceaux[17] estampills Trojan dans les vingt disques les plus vendus. Enquatre ans, les labels Trojan et PAMA vendirent quatre millions de disques,faisant, durant cette priode, de la Grande-Bretagne le premier march mondialpour le reggae, devant la Jamaque[18]. Ldition massive par des labelsanglais de titres jamacains permit galement de rendre disponibles desmorceaux devenus introuvables dans leur dition originale. Ce qui compensaen partie la destruction, pour motifs conomiques, de centaines de milliers dequarante-cinq tours de ska et rocksteady, fondus afin den rcuprer levinyl[19].

    Mais cette explosion resta confine une musique calibre pour le grand-public, bien souvent dpouille dune partie de son nergie brute. Dans leurversion originale, les morceaux ne plaisaient quaux immigrs yardies et auxskins, qui troqurent aisment le rocksteady contre son successeur, malgr unefixation sur la thmatique rudies . Lorsque, succs des ventes oblige, lesgrands mdias anglais furent obligs de diffuser du reggae, ils le firent avec unmpris ouvertement affich. Ainsi, Tony Blackburn, animateur la BBC,coupait-il les morceaux en plein milieu, expliquant quil avait eu assez de cequil ne considrait mme pas comme de la musique[20]. La BBC lana tout demme une mission spcialise en 1971, Reggae Time, anime par SteveBarnard, mais uniquement sur la locale Radio London.

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    31/44

    La vague pop-reggae steignit en 1972, les labels anglais nayant pas su, ouvoulu, ngocier le virage roots[21]. Le reggae quitta donc lpoque le devantde la scne, mais devint, dans sa forme brute, un formidable moyendexpression pour les Jamacains de deuxime gnration. En effet, pour des

    jeunes nayant pour la plupart jamais vu la terre de leurs parents, constamment

    confronts au racisme institutionnel et aux brutalits policires[22], le messagerasta vhicul par le roots, fait dexaltation de la fiert noire ainsi quedvocation de la terre mre[23], offrait une formidable opportunit de se forgerune identit. A la suite[24] de Matumbi[25]lanc en 1971 par Dennis Bovell,originaire de la Barbade et oprateur du Jah Sufferer Hi-Fi sound system, denombreux groupes se formrent : Aswad[26], Steel Pulse, Black Slate, Misty inRoots, Reggae Regular, Black Roots, Capital Letters

    Les groupes anglais diffraient de leurs homologues jamacains par le fait quilsntaient pas constitus dlments disparates regroups selon les besoins dunproducteur, mais formaient un ensemble stable, regroupant chanteurs et

    musiciens. Le fait que ceux-ci aient toujours fonctionn comme self containedbands sexplique notamment par le fait que, malgr un faible pouvoir dachat,les musiciens anglais parvenaient acqurir leur propre instrument, ce quintait que trs rarement le cas en Jamaque[27].

    Dans un premier temps, ils cherchrent produire un son plus roots queroots [28], allant jusqu sortir leur morceaux sur des labels blancs afin decacher leur origine britannique, les selectas ne passant en effet que du son

    jamacain[29]. Ds 1976 cependant, avec le succs de Man in me deMatumbi[30], le son propre des productions locales put saffirmer. Celles-ci sedistinguaient par lintgration de diverses influences occidentales, ainsi que des

    textes et des arrangements plus complexes que ceux pratiqus Kingston[31].

    Paralllement au UK roots se dveloppa, en Grande-Bretagne uniquement, lelovers rock[32], destin un public prfrant des thmes et des mlodies pluslgers que les rcit des violences policires. Etrangement les Jamacains,pourtant grands amateurs de bluettes, ne ladoptrent pas, et le style restaexclusivement britannique. Une autre innovation britannique, la dub poetry, lependant anglais du deejay style, connut cependant plus de succs. Inspire pardes potes yardies comme Louise Miss Lou Bennett[33], mais initie surdisque par Linton Kwesi Johnson, elle consistait, comme son nom lindique, enla rcitation de vers en patois sur une musique crite pour se marier au texte,

    soit lapproche inverse de celle des DJs jamacains. Le principe, trs populaireauprs du public blanc, pourtant pas toujours capable de comprendre lestextes, fut ensuite repris par artistes yardies tels que Alan Mutabaruka [34]Hope, Michael Smith ou Orlando Oku Onuara Wong.

    Les textes anglais taient trs rgulirement dirigs contre la police, et sesSpecial Patrol Groups, lments particulirement racistes et violents[35]. Lesmeutes entre communaut caribenne et forces de lordre taient rgulires,culminant lors du Notting Hill Carnivalde 1976, de la Handsworth revolution[36] Birmingham lanne suivante, et aprs le tabassage en rgle de jeunesdreadlocks Brixton, en 1981[37].

    Pour combattre le racisme ambiant, incarn politiquement par le National Front,

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    32/44

    des festivals musicaux furent organiss. Le plus clbre dentre eux, RockAgainst Racism, fut lanc en 1977 par la Anti-Nazi League, sous le slogan Black and White Unite . En plus doffrir aux groupes reggae anglais uneformidable promotion, le festival fut loccasion de concrtiser sur scne lerapprochement entre les rastas et une nouvelle fraction du public blanc, les

    punks. Ceux-ci, bien souvent issus des mmes quartiers que la communautjamacaine, avaient commenc par frquenter les dances pour se fournir enherbe de qualit[38], mais adoptrent bientt le roots comme mods puis skinslavaient fait respectivement avec le ska et le rocksteady/reggae avant eux. Ilsse retrouvaient en effet dans le mode de vie marginal des rastas, et dans leurrefus de la socit qui les entourait. Les textes apocalyptiques du roots, tel leclassique Two Sevens Clash [39] de Culture[40], sduisirent des jeunespourtant peu frus de mysticisme. Des lieux comme le club Roxyou le magasinde disques Honest Jons devinrent des hauts lieux de mlange entre locks etcrtes polychromes[41]. Ces brves fianailles furent dailleurs ftes, non sansun certain opportunisme de la part dIsland, par le morceau Punky reggae

    party[42] de Bob Marley. Mais non seulement lespunks se mirent acheterdes disques, mais leurs groupes partagrent la scne avec des formationsreggae, leur offrant le moyen de toucher un grand public blanc jusqualors peurceptif. Certains groupes comme The Police, nom assez peu apprci par lacommunaut caribenne[43], ou The Clash, qui avaient auparavant collaboravec Mickey Dread, commencrent mme jouer des morceaux reggae[44].Leurs dbuts hsitants amusrent beaucoup les Jamacains, le groupeMatumbi dclenchant chaque fois lhilarit gnrale lorsquils se lanait dansune imitation du white man reggae , jou volontairement lenvers, pour semoquer de lincapacit des musiciens blancs placer le skankau bonendroit[45]. Ces derniers parvinrent finalement trouver un son, baptis englishone drop par leurs homologues jamacains. Paralllement au dveloppementde ce reggae blanc , apparut en Grande-Bretagne la vague Two tone[46],soit la rsurrection dun ska nerveux, ml de rock et de pop, jou par de

    jeunes groupes anglais, comme Madness ou The Specials. Ds 1979, cettenouvelle vague attira lespunks, qui dlaissrent le roots pour se consacrer une musique non seulement plus rapide, mais galement joue par desgroupes multiethniques, dans lesquels le public non-jamacain se reconnaissaitdavantage[47].

    Malgr leur abandon du reggae, qui avec la mort de Marley allait contribuer leffondrement du march international du genre, lespunks, gros acheteurs deroots, dub et deejay style, jourent un rle important pour lacceptation par lepublic europen du son jamacain original, sans nappes de synthtiseursajoutes ultrieurement, ainsi que pour la diffusion dudit son hors de Grande-Bretagne. Celle-ci fut vritablement lambassadrice du reggae en occident, etreprsenta ds lre ska une manne financire qui permit de nombreuxproducteurs yardies de dvelopper, et surtout de diffuser leur musique hors deJamaque.

    [1] Nom donn la Grande-Bretagne par les Jamacains rests au pays, peuhabitus aux tempratures glaciales des hivers britanniques.

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    33/44

    [2]Bradley, op. cit., p. 253

    [3] Jah Vego, cit par Bradley, op. cit., p. 115

    [4]Bradley, op. cit., p.113

    [5]Ibid., p. 122

    [6]Ibid., p. 127

    [7] Le morceau avait dailleurs t clairement calibr pour toucher un publiclarge, prfigurant le travail dcisif effectu par Blackwell dix ans plus tard avecluvre des Wailers.

    [8]Bradley, op. cit., p. 150

    [9]Potash, Chris, Reggae, Rasta, Revolution, Schirmer Books, 1997, p. XV

    [10]Bradley, op. cit., p. 148

    [11] Ibid., p.122

    [12]Bien quil convienne de prciser qu lpoque, le terme skinhead ntaitpas encore systmatiquement synonyme de racisme ou de no-nazisme, bienque des lments xnophobes aient toujours t intimement lis cemouvement.

    [13] Davis & Simon, op. cit., p. 19

    [14]Treasure Isle pour les productions de Duke Reid, Studio One et Coxsonepour Coxsone Dodd, Amalgamatedpour Joe Gibbs, Dandypour DandyLivingstone, High Note pour Sonia Pottinger, Blue Cat, Big Shotet Dukedemeurant des labels gnralistes.

    [15]Bradley, op. cit., p. 240

    [16] Futurs fondateurs de la compagnie Jet Star.

    [17]En loccurence Return of Django de Lee Perry (no. 5), Wonderful

    World, Beautiful People de Jimmy Cliff (no. 7) et Liquidator des Harry J

    All-Stars (no. 17).

    [18]Bradley, op. cit., p. 244

    [19]Foster, Chuck, Roots, Rock, Reggae, Billboard, 1999, p. 128

    [20]Ibid., p. 257

    [21]Ibid., p. 259

    [22]Lutanie, Boris, Rasta inna England in Ragga (34), oct 2002, pp. 52-53

    [23] Qui pouvait, dans le cas spcifique des jeunes ns en Grande-Bretagne,

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    34/44

    signifier la fois lAfrique et la Jamaque.

    [24] Les Cimmarons existaient dj depuis 1967, mais fonctionnaient quasiexclusivement comme backing bandpour les artistes jamacains en tourne enGrande-Bretagne. Il suivirent cependant la vague roots en allant enregistrer un

    album Kingston au milieu des annes septante.

    [25] Rennaissance en Yoruba.

    [26] Noir en arabe.

    [27]Pytel, Gilbert, Le roots anglais in Ragga (34), oct 2002, p. 27

    [28] Ibid., p. 29

    [29] Dennis Bovell cit par Bradley, op. cit., p. 392

    [30] En fait une reprise reggae dune chanson de Bob Dylan.[31]Bradley, op. cit., p.431

    [32]Barrow&Dalton, op. cit., pp. 397-404

    [33]Foster, Chuck, Dub Poets in Roots, Rock, Reggae, Billboard, 1999, p.

    235

    [34] Guerrier en swahili.

    [35]Bradley, op. cit., p. 432

    [36]Titre dun album de Steel Pulse.

    [37] Lutanie, Boris, Rasta inna England , op. cit., p. 52

    [38] Don Letts cit par Bradley, op. cit., p.448

    [39] Qui annonait moult catastrophes pour lanne 1977, lorsque les deuxsept se heurteraient .

    [40]Culture, Two Sevens Clash in Two Sevens Clash, Blue Moon, BMLP-004

    [41]Bradley, op. cit., p. 448

    [42]Bob Marley & Lee Perry, Punky Reggae Party, Tuff Gong, DSR 4774

    [43] Dennis Bovell cit par Bradley, op. cit., p. 451

    [44] Notamment, parThe Clash une version remarque duArmagiddion Timede Willie Williams.

    [45]Bradley, op. cit., p. 435

    [46]Wildman, Noah, The new old ska in Reggae, Rasta, Revolution, op. cit.,p. 140

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    35/44

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    36/44

    Jamaican Ska , mais elles taient destines au public noir [6] dansson ensemble, le ska polic de Byron Lee ne touchant pas desJamacains habitus au son de la rue. Comme les individus sefondirent dans la masse, le ska se fondit dans loffre plthorique queproposait la scne noire . Driv du rnb, il noffrait aux oreilles

    amricaines rien de rvolutionnairement nouveau, et passa donc plusou moins inaperu[7].

    Si les Jamericans[8] emmenrent avec eux la tradition du sound, celle-ci sintgra rapidement dans la culture de rue amricaine, bien souventpousse dans cette direction par le succs confidentiel et lesmoqueries[9]. Le meilleur tmoignage de cette volution est latrajectoire du soundman jamacain Clive Campbell, alias Kool DJHerc [10], rfrence un physique imposant, qui migra New Yorken 1967. Il y lana durant les annes septante le premier sounddchelle kingstonienne de la mtropole[11], le Herculords, dans

    lequel il mlangeait funk amricain et toast jamacain, dveloppantgalement les premires techniques de mix. De ces soires dans leBronx naquit un style qui allait submerger la plante durant les annesnonante, le rap[12].

    Le rocksteady, puis le reggae ne connurent pas davantage le succsauprs de la communaut noire. Les radios noires, mme lorsquellesfurent quelques annes plus tard courtises par Marley, qui souhaitaitardemment toucher cette partie de la population, ne passrent pourainsi dire jamais de reggae[13]. Les titres Israelites de DesmondDekker et Vietnam de Jimmy Cliff connurent certes un petit succs

    passager, mais ce nest ni par la communaut jamacaine, ni mme parla population noire du pays que le reggae sy dveloppa. En effet, lesEtats-Unis dcouvrirent cette musique de la mme manire quelEurope continentale et le reste du monde, soit par le succsplantaire de Bob Marley auprs du public rock.

    Ce succs fut prcd, dans les contres anglophones, par unvnement extrmement important, qui lui ouvrit littralement lechemin. En effet, la sortie, en 1972, du film The Harder they Come ,de Perry Henzell, rvla crment au monde lunivers impitoyable delindustrie musicale jamacaine, et la vie dans les ghettos de Kingston.

    James Jimmy Cliff Chambers, alors au fate de sa gloire, yinterprtait le rle de Ivan O Martin[14], qui incarnait larchtype durve jamacain : un hros populaire, hors-la-loi et vedette musicale[15].En version sous-titre, mme pour le public anglophone, le film fit letour des salles dAmrique du Nord et dAngleterre. La bande originaledu film, deuxime disque de reggae le plus vendu de lhistoire aprs lacompilation Legend de Bob Marley[16], rvla au grand public desartistes tels que Frederick Toots Hibbert, les Melodians ou lesSlickers, dont lhymne rudie Johnny Too bad devint un classiquechez les skins anglais. Ainsi, lorsque Chris Blackwell tenta de fairepercer les Wailers sur la scne rock, en mettant leur service une

    promotion jamais vue dans le reggae[17], le chemin avait t pavauparavant par le film de Henzell, qui fut pour une grande partie du

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    37/44

    grand public anglophone la porte dentre dans lunivers jamacain.

    Il fallut cependant deux ans et trois albums au duo Blackwell-Marley,Bunny Wailer et Peter Tosh ayant prfr poursuivre en solo, pourrussir son pari[18]. Le temps pour le chanteur et guitariste amricain

    Eric Clapton de connatre un succs immense, aux Etats-Unis et enAngleterre, avec la reprise en 1974 dun morceau crit par Marley, Ishot the sheriff .

    En effet les deux premiers albums, Catch a Fire , album Chevalde Troyes [19], et Burnin , enregistrs chez Harry J Johnson maislargement remixs Londres, connurent un succs destime,notamment auprs des critiques, mais il fallut attendre Natty Dread et surtout le quarante-cinq tours No Woman No Cry , tir de lalbum Live ! sorti en 1975, pour amener Marley au rang de vedetteinternationale. Cette chanson, crdite, tort ou raison[20], son

    ami Vincent Tata Ford[21], fut la premire pntrer lesclassements internationaux. Lalbum Rastaman Vibration , parulanne suivante, renfora ce succs, notamment au Etats-Unis. Pouraccompagner la sortie d Exodus , paru en juin 1977, les Wailers selancrent dans la plus grande tourne de lhistoire du reggae[22], seproduisant sur les cinq continents. Mais cest ainsi, au prix dunharassant enchanement de concerts que Marley, aid par un groupestable de musiciens de premier plan, parvint assoire dfinitivementsa position.

    Le succs des Wailers dcida de nombreuses maisons de disques

    se lancer dans le reggae. En premier lieu bien sr Island, jusqualorsoriente vers le rock, qui diversifia son catalogue jamacain, sortant parexemple plusieurs chef-duvres issus tout droit de la Black Ark dunScratch alors au sommet de son art, et quelques albums de BurningSpear, Max Romeo Smith, Jimmy Cliff, ou encore des Maytals.Blackwell produisit galement des groupes anglais, en premier lieuAswad, Steel Pulse et Linton Kwesi Johnson. Le meilleur score deIsland, Marley mis part bien sr, fut atteint par Third World, form pardes jeunes Jamacains issus de couches aises, notamment leguitariste Stephen Cat Coore, dont le pre tait ministre desfinances dans le gouvernement Manley[23].

    La deuxime major signer tour de bras des contrats avec desartistes jamacains fut Virgin, dont le label spcialis Frontline devintrapidement synonyme de qualit auprs du public europen etafricain[24]. En deux semaines et cent mille dollars, son patron RichardBranson tait en effet parvenu rassembler un catalogue regroupantde trs grands noms du roots jamacain : Peter Tosh, les TwinkleBrothers, Mighty Diamonds, Gladiators, Johnnie Clarke, et les deejaysU-Roy, I-Roy, Big Youth et Prince Far I, parmi dautres. Dautres grosbras du march du disque suivirent plus timidement la tendance. AinsiPeter Tosh, Inner Circle, Jimmy Cliff ou Matumbi furent-ils signs parEMI, Aswad par CBS[25], ou les Cimarons par Polydor.

    Aucun des autres artistes engag par une major ne put cependant, et

  • 8/8/2019 Petite histoire de la musique jamaquaine

    38/44

    de loin, atteindre le niveau de popularit et de succs global dontjouissait celui qui avait ouvert la voie tous les autres. Install Londres aprs la tentative dassassinat dont il fut victime sondomicile de Hope Road, Marley publia en 1978 Kaya[26] , quicontenait notamment limmense succs Is this love , et un album

    live au titre rvlateur : Babylon by Bus [27]. Bien que de plus enplus affaibli par le cancer, Marley ne cessa de se produire au quartecoins du monde, convertissant instantanment au reggae des foulesentires. Ce fut ainsi le cas au Japon, qui aprs sa prestation de 1979,devint un grand consommateur de musique jamacaine[28].

    Sa prestation la plus marquante, voire historique, fut sans conteste leconcert donn le 17 avril 1980 Harare. En effet, sa chanson Zimbabwe , tire du militant Survival , devint un tel hymne travers lAfrique que les autorits de lancienne Rhodsie invitrentofficiellement les Wailers accompagner la naissance de la nouvelle

    nation. Bien que troubl par une organisation dpasse par lesvnements, le concert resta dans les annales, uniquement gal, dupoint de vue de limpact symbolique, par le One Love Peace Concertde Kingston.

    Le dernier album publi du vivant de Marley, Uprising , parut en1980, et fut loccasion dune ultime tourne, le Uprising Tour, quidbuta en mai Zrich, avant de runir huitante mille personnes Milan, et mme cent mille Dublin[29]. Triomphant en Europe, Marleydsirait dsormais conqurir vraiment le march amricain. Lachanson Could you be loved , tire de lalbum, tait en effet enfin

    parvenue y remporter un rel succs populaire, et une tourneintensive du continent, en compagnie de Stevie Wonder, tait prvuepour surfer sur ce hit. La maladie fit cependant chouer son plan, et ilne put aller plus loin que Pittsburgh, o il donna son dernier concert le23 septembre[30]. Aprs plusieurs mois de lutte, notamment dans laclinique bavaroise du controvers Dr Issels, i