Philippe Mengue Faire Lidiot La Politique de Deleuze 2013

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    OLLE TIONER LE DE PHILOSOPHIE

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    Faire l idiot

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    Philippe Mengue

    Faire l idiotLa politique de Deleuze

    GerminaBM 638416

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    ditions Germina fvrier 2013ISBN 978-2-917285-41-1Dpt lgal: premier trimestre 2 13

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    Faire l idiot a a toujours t unefonction e la philosophieGilles eleuze

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    IntroductionCe titre pourrait apparatre comme une provocation ; il n en

    est rien. La politique deleuzienne a pour objectif la libration despossibilits de vie qui restent emprisonnes par une organisationsociale dtennine. Et pour chapper aux puissances de contrle etde rpression, Deleuze, selon nous, dirait qu il conviendrait de fairel idiot. L ide, premire vue parat elle-mme idiote. On ne peuttre que surpris, pour le moins, par cette conception que, selon nous,il propose. Certes, pour rsister il faut un sujet, et comme celui-cine peut plus tre le peuple ou le proltariat, il faut faire appel unenouvelle forme de subjectivit qu on va inventer, construire. Maispourquoi cette subjectivit aurait-elle la figure gnrale de l idiot?Et en quoi serait-elle rsistance aux puissances tablies?

    Je vais montrer que rien ne peut mieux caractriser la politiquedeleuzienne que d en faire une politique de l idiot, conditionde comprendre quel est le problme fondamental de la politiquedeleuzienne et ce qu il faut entendre par idiot 11 On ne sera pas tonn de constater l absence de rfrence la clbre tudede Sartre, L Idiot de lafamille, Gallimard, 1971-1972. L objectif de Sartre danscette uvre gigantesque est de totalisation: tout dire sur un homme, en l occurrence de reconstituer le mouvement dialectique, dans toutes ses phases,par lequel Flaubert se fait progressivement l auteur de Madame Bovary(L Idiot ... t.I, p 659). Pour Smire, un axe dterminant de son interprtation de lavie de Flaubert, et qui lui donne son titre, rside dans le fait que le petit Gustavefut incapable d apprendre lire, et qu en consquence il fut considr comme l idiot de la famille De ce blocage infantile, Sartre en induit les difficiles rapports que Flaubert entretiendra sa vie durant avec les mots et l criture, et les assigne comme l origine de sa vocation d crivain. On voit donc que la notion d idiotne reoit pas ici un sens positif, mais reste prise dans le sens traditionnel et, cetitre, la magnifique tude sur Flaubert, qui n a finalement pas pour but de renouveler le concept d idiotie, n a pu dtenir de pertinence pour notre essai.

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    Tout d abord, on ne sera pas tonn de dcouvrir que ce thm eest prsent partout dans l uvre de Deleuze, mme si, explicitement, il n apparat que dans certains passages dtermins. Toutd abord, l idiot est un personnage littraire. Il est en effet, commeon le verra, celui qui trace, de Chrtien de Troyes Beckett, ceque j appellerai la ligne romanesque. On se reportera Milleplateaux: mme s il n est pas dit explicitement que c est luiqui ouvre et conduit cette ligne romanesque, il est bien certainqu on a affaire un personnage de ce type CMP pp. 212-213, parexemple).

    Mais l idiot ne se contente pas d tre un personnage littraire.Il est hauss au plan de la pense absolue o il fait fonction depersonnage conceptuel. Et, en tant que tel, il est alors charg dedonner une image de la pense, soit de ce qu est penser. Le chapitre 3 de Qu est-ce que la philosophie ?, concernant le personnage conceptuel, donne comme premier exemple de personnagede cette sorte, l idiot en tant que c est lui qui, derrire Descartes,formule le cogito. Il y a beaucoup d autres personnages conceptuels - chargs d inventer l une des deux ailes de la philosophie, savoir le plan d immanence comme ce qui trace l imagede la pense - et Deleuze montre qu il y a toujours en toute philosophie un personnage dtermin, dou de traits spcifiques,souvent venu de la littrature, qui est charg de tracer le pland immanence et de poser ce qu est penser. Mais il s avre que,concernant la philosophie propre Deleuze, qui nous occupeprsentement, le personnage par excellence qui aide figurerl image de la pense est du style de l idiot. Dans un cours Vincennes, Deleuze ne delare-t-il pas que philosopher, c estfaire l idiot ?

    On mesure donc l importance considrable que dtient le personnage de l idiot dans la philosophie de Deleuze.

    De ce qui prcde - et qui doit sembler bien surprenant etsurtout crypt pour ceux qui ne sont pas initis la philosophiede Gilles Deleuze, mais que cet essai a pour dessein de dplieret d expliquer - , on est en droit de se poser la question de cequ il en est sur le plan politique: l idiot ne donnerait-il pas lemodle et la elef de la politique deleuzienne ? Zourabichvili acrit: Bartleby est cet gard le personnage emblmatique de la

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    politique deleuzienne l Il a parfaitement raison. Mais Bartleby,le personnage de Melville, est le reprsentant d un personnageplus gnral qu on reconnatra comme tant celui de l idiot. Quelrapport intrinsque l idiot entretient-il donc avec la politiquedeleuzienne ? Voil donc la question qui va nous occuper.Pour s orienter dans notre analyse, on doit partir de l ide d in-dtermination qui, comme on va le voir,joue un rle prpondrantdans la politique deleuzienne. Le lien qui noue micropolitique etidiotie, passe en effet par l indtermination et l espace lisse. NoussomInes entrs dans les socits de contrle. Le lisse, l indtermination, les dimensions o se tracent les lignes de fuite, sont aussides dimensions o le contrle se relche relativement, temporairement, o sa prise patine, ses codes se brouillent, les frontiresse confondent. L Idiot de Dostoevski, le Bartleby de Melville,sont les hros deleuziens par excellence en ce qu ils sont porteurs d une mme indtermination fondamentale. Le court essaiqui suit va dplier, expliquer, tendre et justifier l intuition prcdente qui se consacre dgager le sens profond de la micropolitique deleuzienne.Pour parvenir cette comprhension interne de la pense politique de Gilles Deleuze, et donc de ce qui le pousse nergiquement cette conception, il faut, d abord (Chapitre 1 : La politique del vnement et Chapitre 2 : L ide de socit de contrle ),mesurer le chemin parcouru, depuis L Anti-dipe, sous lecoup de l apport du concept de socit de contrle emprunt Foucault. Les remaniements, dplacements, changements d ac-centuation que ce dernier concept entrane, dans la conceptiondeleuzienne d ensemble, apporteront la justification du recours la figure de l idiot, comme paradigme de l acte micropolitique,en tant qu il lance, creuse ou trace une zone d indtermination1 F Zourabichvili, Deleuze et le possible (de l involontarisme en politique) ,in ric Alliez, Gilles Deleuze, ne vie philosophique, 1998, Les Empcheurs depenser en rond, p. 349. Essentiellement centr sur le cas Bartleby, il manque, notre avis, cet article pertinent de resituer dans son parcours et ses modifications, la formation progressive d une politique de l idiot, d en souligner le lien la dernire problmatique de Foucault, d attnuer la prise de distance avec l poque de L Anti-dipe.

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    essentielle. L idal deleuzien ne rside pas dans une srie d ac-tions enchanes ou une squence oriente et construite praxisou poisis), mais dans un acte singulier qui rompt ou ouvre lesenchanements prcdents.

    L insistance, le poids que nous donnons l ide de socit decontrle a pour effet de mettre Deleuze avec Foucault. Ce deve-nir foucaldien de Deleuze me semble plus que jamais nces-saire pour ractiver la pertinence politique de la pense de GillesDeleuze face au monde contemporain et au capitalisme sauvageet dbrid qui l touffe.

    L Ide kantienne d Hospitalit, ensuite (Chapitre 3 : Espacelisse et hospitalit ), nous servira e terrain favorable pourmontrer la pertinence politique du principe d indtermination.Exemple ou application paradoxale, emprunts un auteur queDeleuze estime mais combat. C est qu il n est pas beaucoupd application proprement politique du principe d indtennina-tion. L ide d espace lisse, comme espace d indtermination li la surface de la Terre, qui soutient le droit kantien d hospitalit,apparatra comme un espace de rsistance au nouveau mode degouvernementalit globalise qu est le contrle.

    Le personnage conceptuel de l idiot (Chapitre 4 : La micro-politique de l idiot ) apparatra comme dtenant une place cen-trale dans la politique deleuzienne de l indtermination, en tantqu il en est l incarnation la plus pure, la plus intense. On ne seradonc pas tonn de retrouver le personnage de l idiot la foisdans la philosophie et dans la conception que Deleuze nous offrede la littrature. L idiot n est donc pas un personnage parmi lesautres, mais est une figure, un intercesseur de l intuition deleu-zienne qui donne son systme sa cohrence profonde et sapolitique propre ses orientations principales. Enfin, le Chapitre 5 :

    Le personnage de l idiot comme modle politique , permettrae prciser la fonction qu on peut attendre e la micropolitique de

    l idiot dans le champ social et politique.

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    Chapitre 1La politique de l vnement

    La politique deleuzienne se nomme micropolitique, voulant,par ce terme, introduire une nouveaut radicale dans la philosophie politique, un dcentrement, un dplacement des questions.Mais la thorie micropolitique de Deleuze n est pas non plusimmuable ; elle a volu au cours de son uvre depuis L Antidipe. On peut marquer le seuil de glissement-dplacement, quin est ni une fracture ni un retournement, avec l apparition de l article sur Bartleby - c est une postface la traduction de la nouvellede H. Melville Bartleby le scribe (Flammarion, 1989), reproduitedans Critique et clinique (1993, chapitre X: Bartleby ou la formule). La politique deleuzienne, qui restait implicite (inexistante ?) avant L Anti-dipe, et qui dans ce dernier ouvrage setrouve en grande partie ineffectue dans ce qu elle a de propre -au profit d autres intrts plus actuels (le poids de Mai 68, donton cherche penser les sutes politiques, l importance accorde l poque un marxisme renouvel et sous le coup de l inspirationdes divers trotskysmes et maosmes) - se trouve enfin, dans cetatiicle, exprime pour elle-mme. Accentue autrement que dansL Anti-dipe qui la dfigurait en grande partie, elle trouve sonlien avec l vnement et le virtuel, concepts qui taient au centred une des premires uvres majeures, Logique du sens.

    Concernant l volution de la micropolitique, je pose 1) l existence d une dernire thorie politique de Deleuze, et 2) que cettedenlire thorie est la fois :

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    - un approfondissement de l originalit de sa propre pense,- une distance prise avec les conceptions gauchistes ant-rieures, de L Anti-dipe, qui mettaient au principe de leurs lectures du capitalisme le concept de rpression .Pour faire apparatre la singularit subversive de sa nouvelleconception, je vais insister, tout d abord, sur l ide de socit

    de contrle et sur ce qui se joue dans le rapport Foucault quece concept implique. Ensuite, j avancerai vers le modle deleuzien de l action politique comme mise en place de zones d in-dtermination qui, l gard du Droit, de l tat et de l tat dedroit, ont une fonction de suspension, de contournement et detransversalit.- La politique deleuzienne n est pas une politique altermon

    dia lis te, ni une politique de l IdeIl est utile toutefois, avant de m engager dans la dtennina

    tion de ce qu est essentiellement Ines yeux la dernire politique deleuzienne de rappeler ce qu elle n est pas, en quoi elle sedmarque des philosophies qui lui sont contemporaines.10 La politique deleuzienne n est ni une politique kantienne detype cosmopolitique mettant en jeu une union (et non une fusion)des diffrentes Rpubliques (ou tats de droit) dans une perspective de Paix perptuelle sous l gide d un Droit rationnel international, ni non plus une politique visant dpasser le cosmopolitisme kantien dans une politique mondiale de mtissage et de l absence de frontires. Elle se distancie donc de ce qui se dterminecomme patriotisme constitutionnel de type cosmopolitique avecJrgen Habermas aussi bien que comme cosmopolitisme de l Hospitalit universelle avec Jacques Derrida (impliquant la recherche d une souverainet sans souverainet2 qui de fait se trouveindfiniment diffre et toujours venir ). Enfin elle se refusemodestement se penser comme une politique sous l Ide (platonicienne) du communisme comme on le voit chez Alain BadiouL Hypothse communiste, Circonstance 5 d. Lignes, 2009).1. L intgration rpublicaine, tr.fr., Fayard, 1998.2. J. Derrida, De l Hospitalit, Calmann-Levy, 1997.

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    2 On ne la trouvera pas plus du ct d'une politique de la communaut inavouable (Blanchot, 1983), ou dsuvre(Jean-Luc Nancy, 1986), prise dans l atermoiement d'un communisme remis toujours plus tard, et qui communique avec lesconceptions prcdentes dans une nostalgie invitable et plus oumoins accentue, suivant que l idal d hospitalit ou de communaut, ou de communisme, avoisine ou non le statut de l Idekantienne et platonicienne.3 Enfin, la politique deleuzienne, ne se pense pas dans laproximit d une politique altermondialiste de la multitude , l exemple de celle de Hardt et Negri Empire, 2000 etMultitude, 2004) qui se tient au-del de tout cosmopolitisme detype kantien et qui se veut fonde sur les formes nouvelles desociabilit que mettent en place la dterritorialisation par le Net,les rseaux informatiques mondiaux et, gnralement, toutes lestechnologies de la tlcommunication qui font d ores et dj un commun mondial sans frontires et donc, selon les auteurs, uncommunisme Pourquoi, de la part de Deleuze, cette distance, qui n'estpas une critique ou une rfutation l'gard de tous ces courants contemporains ? Parce que la politique deleuzienne neveut pas tre une macropolitique, c est--dire une politique centre sur ce qu'on a toujours entendu par politique, soit une activit en rapport avec l'tat comme instance souveraine de dcision en vue de la collectivit et rgle par le Droit, que cet tatsoit considr comme vou tre aboli ou non. La macropolitique aujourd hui en Europe, dans la postmodemit de l aprsIl-septembre-200 , reste le trait commun, sous des modalitsdiffrentes, de toutes les grandes conceptions politiques et phi- .losophiquement raffines dont nous disposons, en dehors decelles de Deleuze et Foucault.Essayons de prciser cette diffrence entre macro- et micropolitique.

    l Macropolitique et politique minoritaireD'une faon gnrale, la macropolitique se dcline suivanttrois axes (A, B, C) que Deleuze rpudie fennement :

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    A - Premire caractristique: refus de l historicisme et intemporalit de l tatLa macropolitique implique un historicisme, une forme de

    temps tlologique, une histoire dote d une ncessit intrieure,un temps suspendu l arrive d un vnement majeur: d uneRvolution et d un renversement du capitalisme (pour Hardt etNegri), d un tat de Paix perptuelle (pour Kant), d un rpublicanisme sans frontires (pour Habermas), d une hospitalit universelle (pour Derrida), d un communisme repens (pour Badiou).Deleuze n a de cesse de distinguer entre devenir et histoire etdonc de secondariser le temps chronologique des tats de choseshistoriques au profit du pur devenir (QQPh I pp. 148-149 ; 106-107 ; 92, etc.). Pour lui, toute rvolution tourne toujours mal (cf.le passage clbre de QQPh, p.167 : tout serait-il vain parceque la souffrance est ternelle, et que les rvolutions ne survivent pas leur victoire? ). Il n y a rien attendre de l histoire, tout rgime, toute forme d tat apportant son lot d utilits collectives et ses injustices propres, si bien que tout est toujours recommencer, sans qu on puisse rver d un tat parfaitou mme d une socit o l tat aura dfinitivement disparu.Deleuze n est pas du tout anarchiste, puisque pour lui l tat est

    de tout temps, Urstaadt qu on ne supprime pas, qui peut tre seulement conjur dans les socits primitives, selon la lecture originale qu il fait de a Socit contre l tat de Clastres2 Dansles conditions de cette ontologie historique, on comprend que laquestion du rgime dmocratique, des droits de l homme, de laforme de domination que prend le pouvoir de l tat, reste unequestion importante et ncessaire, mais qu elle s efface au profitd autres, plus en prise sur les chances de libert relles, effectives. Bien videmment, pour Deleuze, la dmocratie n quivautpas aux dictatures et aux despotismes, en tant que l exercice desliberts y est plus dvelopp et garanti. Mais cette question de lafonne de rgime, de la lgitimit de la dmocratie, malgr sonimportance historique, n est pas au centre de sa pense, tant les1 Pour les abrviations utilises, se reporter la bibliographie finale.2. Voir dans notre Chapitre 2, les rfrences L Anti-dipe et Mille plateaux.

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    dmocraties ont toujours leurs injustices, tant elles restent complices de l exploitation capitaliste, de la misre plantaire, tant,malgr tous les droits dont jouissent les citoyens, elles ne peuvent pas ne pas entamer, contrler, administrer ces mmes liberts qu elles octroient. Ce dernier argument est dcisifet a priori:toute forme de rgime invente des organisations qu elle met toujours en place au dtriment de formes de libert insouponnes oumme contradictoirement revendiques. Tout tat du droit, aussijuste soit-il, sera toujours un tat de droit dtermin, et doncexclusif d autres droits qui se trouvent interdits ou bafous ououblis ou inconnus. Surtout ou pire, du fait de l existence mmed un tat (et pour Deleuze, il yen aura toujours, quelle que soitsa fomle, puisqu il est l horizon de l histoire universelle), et dufait de l existence mme d un Droit (aussi juste ou lgitimesoit-il), les libres possibles sont limits et le libre coulementdes flux est tamponn, canalis et cod. Il y a donc toujours ducodage et de l exclusion (puisqu une socit sans tat n est paspossible).Mais nous ne sommes aucunement condamns au pessimisme et au dsespoir politique. Car, en mme temps que cesprocessus de territorialisation et organisationnels, existent desforces contraires d chappe, de fuite. Les deux processus sontdistincts en nature mais solidaires en fait, toujours lis, donnsensemble et la dterritorialisation se trouve tre, elle aussi, inliminable. Bien plus, elle est premire. C est le joyeux message, aprs le mauvais. Aussi l invention de nouvelles formesde libert, l invention de nouvelles lignes de fuite sont toujourspossibles et effectives, puisque les organisations de l tat sonttoujours fissures, puisqu une socit fuit par tous les bouts etque ce qui caractrise les tats et les organisations mondiales,c est l impuissance, n arrivant pas, les uns et les autres, jamaistout contrler. Si donc la rvolution n est pas possible ou souhaitable, si l tat est de toujours, ce n est pas dramatique car ily aura toujours des lignes de fuite qui ne cessent de se tracer,de s inventer.1. MP, p. 264 ; p. 265; p. 249 ; p. 177, etc.2. Voir A1P Plateau 13 Appareil de capture .

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    B - Deuxime caractristique: l vnement deleuzien n estpas de type phnomnologique

    La macropolitique est dtennine comme l arrive de quelque chose qui se produit dans la prsence d un temps historique,quitte (en raison de ce qui prcde) ce qu il soit diffr indfiniment. Actuel ou non, l vnement y a toujours la fonne d un avnement. Or pour Deleuze l essentiel n est pas dans la productionarrive de quelque chose mais plutt dans le dpart d une lignede fuite, dans la dsorganisation et dans la soustraction qui fait durien. L vnement phnomnologique est toujours implicitementde l ordre d un plus , d un exhaussement, alors que l vnement deleuzien se caractrise par un moins, un dpart, une fuite ...Une logique de la d-compltude (et non de la compltude, duplus, de la croissance ... ) et une logique de l indtermination, del indiscernable et de l imperceptible (et non principalement de ladtennination des conditions et des institutions nouvelles, dans laclarification, proclamation des droits et des principes) sont impliques dans la conception deleuzienne de l vnement.

    III - Caractres de la politique de l vnementDeleuze, face aux critiques qu il adresse de faon virulente

    la politique majoritaire, celle qui est organise en vue d obtenir lamajorit, labore une sorte de contre-politique , une politiqueminoritaire, non tourne vers la victoire lectorale mais vers lesforces du virtuel, soit une politique de l vnement. Son caractreparadoxal se souligne dans les trois traits suivants:

    1 L vnement deleuzien est toujours du type rencontre violente Il est dans la fonne du je sens que je deviens , quenous devenons ... , sous le coup de quelque chose qui nousdsarme et nous violente. L vnement deleuzien se tient (aumoins depuis Proust et les signes) dans le surgissement de signesqui forcent penser, agir ou sentir autrement sur le plan individuel ou collectif. Plus tard, il nOlnmera cette extriorit violentele Dehors. L vnement ne consiste donc pas dans l accueil etle recueil d un tat de chose, aussi acceptable soit-il, qui nat,parat, se produit, se donne, car il y a violence de dpassement de

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    soi, du sujet, de ses capacits mentales, de sa rceptivit. Il n y aaucune entente pralable, aucune pr-rception, aucune bnvolence, aucune bonne volont pour le vrai, la parution, le dvoilement cf DR, chapitre 3, L Image de la pense ). l s ensuitdonc que le schma de l vnement phnomnologique est compltement invalid, Deleuze ne gardant de lui que son imprvisibilit et la contingence de son surgissement.2 Par ailleurs, l vnement rside dans la libration de ce quitait emprisonn, dans l coulement des flux, le traage des lignesde fuite. Il consiste, non accueillir et se tenir en prsence dece qui vient (le Il y a , Es gibt, l tre, la rvolution ... ), maisau contraire fuir, chapper, ouvrir un horizon d indterminationqui dissipe toutes formes socialement organises. Fuir et faire fuiret non arriver et recueillir.3 L vnement deleuzien, mme s il a des conditions matrielles, historiques et sociales, a une autre part, qui est de typedevenir, situe dans un temps non chronologique, anhistorique.L essentiel ne rside donc plus, comme dans les schmas politiques classiques de type prise de pouvoir, dans la mise en placede nouvelles institutions, dans la rforme de l tat ou son abolition, etc. La dsorganisation des institutions, la dstabilisationsociale, sont les conditions matrielles, historiques qui accompagnent ou rendent seulement possible l vnement comme purdevenir rvolutionnaire.

    Exemple. L vnement type est, pour Deleuze et Guattari,Mai 68. Cet vnement, au plan de l histoire et des politiquesmajoritaires, a mal tourn, puisqu il n a pas t assorti d une prisede pouvoir et que rien n a t constluit sur le plan institutionnel.Mais, et c est l essentiel pour eux, il a permis un devenir dmocratique ou rvolutionnaire. Les changements et agitations quise sont produits dans la socit, grves, occupations et surtoutprise de parole chaque coin de rue, l Odon, la Sorbonne,ont t des conditions qui ont incarn, pour un moment, partiellement, relativement, un vnement non historique, qui en tantque tel contenait une part inactualisable. Ou bien, inversement,de ces vnements sociaux, on a pu contre-effectuer leur Senscf Logique du sens) comme vnement pur, toujours venir etdj pass, soit la part de l vnement non effectuable dans ce qui

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    se passe. L vnement (comme devenir rvolutionnaire) en tantque rel virtuel, insiste et travaille dans le prsent actuel de l histoire, sans s y rendre actuellement prsent, puisqu il relve d untemps (Ain) - celui des devenirs qui n ont pas de prsent maissont, ou toujours dj passs ou toujours encore venir.

    V - Consquences politiquesTentons maintenant de dgager les consquences proprementpolitiques de cette conception deleuzienne. l en vois deux prin

    ciplles et dterminantes. Elles vont s accentuer dans ce que j appelle la dernire politique de Deleuze, telle qu on peut la trouver aprs Mille plateaux, dans Qu est-ce que la philosophie ?(chapitre intitul Gophilosophie ), ainsi que dans les articles de Critique et Clinique, dont celui sur Bartleby, mais surtout dans les deux derniers articles de Pourparlers, sur les socits de contrle.A - Les luttes politiques, qui oprent au plan historique etsocial conservent leur importance (sinon l vnement resteraitpurelnent abstrait et vide, purement intrieur et affectif), mais cesluttes n ont plus le sens d un accomplissement sous la fonne d unrenverselnent du capitalisme (comme c tait le cas dans L Antidipe) et l avnement du Communisme, en tant que ce dernierconstituerait le tlos intenle et l accomplissement de l histoirehumaine. L tat tant de toujours, la question primordiale est desavoir selon quelle modalit historique il existe concrtement.Ce qui caractrise le monde actuel, comme tat du capitalismemondialis ou globalis, est un mode de gouvernementalit dtermin par Deleuze et Foucault comme socit de contrle Telest le lieu, le cadre, des luttes actuelles, le contrle reprsentantla forme de pouvoir qui se met en place actuellement, avec sonnouveau lot de liberts mais aussi d injustices. Les luttes politiques sont donc, au plan de l histoire, toujours sans fin, toujours recommencer, prcaires, entretenues par le devenir rvolutionnaire des gens et portes contre les formes particulires et contingentes que revt la forme de domination historique.B - Le contrle appelle un nouveau type de subjectivationpour effectuer les luttes. Une subjectivit au moins aussi fluente

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    et souple que le contrle lui-mme, et, surtout, pour lui chapper, comme on va le voir, une injection d indtermination dansle tissu social, dans les mailles du pouvoir Dans les socitsde souverainet et les socits disciplinaires, les luttes devaienttre frontales car le pouvoir rprimait, excluait. L utilisation dela violence physique, associe ou non au droit, tait primordiale,et l tat constituait l armature de cette instance de contrainte.Avec le contrle, le pouvoir perd son caractre rpressif, et lalutte ne peut plus tre physiquement violente (les attentats terroristes, les enlvements comme l poque de la bande Baaderen Allemagne ou des Brigades rouges en Italie, reprsentent unrsidu dpass des anciennes formes de lutte, inefficace et contreproductif dans des socits o tout doit couler et seulement passersous contrle). Ce qui donc devient dterminant au plan politiqueest la mise en place de zone d indtermination o le contrle estcens perdre de son efficace. Brouiller les lignes, les frontires,les espaces, estomper les contours, bref une politique de l indterrnination et de l imperceptible. C est l invention la plus aptepour inscrire dans les rapports sociaux le pur devenir dmocratique et faire qu il y ait, dans l espace social et politique, quelquechose qui corresponde ce devenir, qui le rappelle ou enregistre l appel que ce devenir lance l adresse des gens. cette exigence d indtermination va correspondre un personnage conceptuel et littraire, l idiot. C est lui ce nouvel hros, comme parexemple Bartleby, qui file dans l indtermin et l imperceptible.C est donc l invention de ce qui lui rpondrait politiquementdans les socits de contrle qu est consacre, mon avis, la dernire politique deleuzienne et ce qui constitue l hritage que nousdevons prolonger.

    Il me reste donc, ayant justifi rapidement que ce sont l lesdeux axes de la dernire et trs originale politique deleuzienne, prciser ce que sont les socits de contrle et ce qu il fautcomprendre par cette politique inspire par l idiot, pos commeparadigme.

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    Chapitre 2Le concept de socit de contrle

    Examinons d abord, rapidement, le concept de contrle danssa provenance et l apport, nos yeux incontournable, de MichelFoucault la dernire politique deleuzienne.

    - Foucault et la socit de contrleOn a souvent tendance se rfrer une sorte de grosse entit

    qui serait le mixte du foucaldo-deleuzisme et tourner cebloc assez mal dgrossi du ct d une critique de gauche, anticapitaliste, proche des conceptions de Hardt et Negri, et prte cautionner l occasion des formes de terrorisme l allemandeou l italienne. Mais Deleuze ne fait pas bloc avec Foucault,ni inversement. partir de 1978, et dj sur le plan thoriqueavec la Volont de savoir (1976), Foucault se sparait idologiquement de la gauche extrme de Deleuze et des Vincennois.Il en vient critiquer ouvertement les prsupposs thoriquesdu gauchisme, et va mme jusqu refuser de s associer uneptition visant s opposer l extradition de l avocat des terroristes allemands, Claude Croissant, propose par Deleuze etses amis. Cette affaire, et d autres dissentiments, donnrent lieu un long silence, et une brouille implicite dont Deleuze nefait jamais tat, mettant ce silence au compte d un besoin d isolement ncessaire la rorientation des recherches nouvellesde Foucault. Pour le dtail trs instructif de cette querelle on

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    se reportera F Dosse, Gilles Deleuze/Flix Guattari, biographi croise l En quoi tout ceci est-il capital et dpasse-t-il leniveau de l anecdote? Parce que l enjeu en est celui du gauchisme. Foucault avait labor la thorie du bio-pouvoir .C est une forme de gouvernementalit en continuit avec lepouvoir pastoral et qui prend la vie pour objet. Ce nouveaumode de pouvoir succde (ou vient s ajouter) au pouvoir souverain et au pouvoir disciplinaire et donne naissance au contrle.L ide de socit de contrle est donc explicitement reconnuepar Deleuze comme venant de Foucault. Deleuze crit que cetteforme de socit est un nouveau monstre que Foucaultreconnat comme tant notre futur proche PP, p. 241). Unenouvelle forme de pouvoir apparat, lie au libralisme conomique et politique, et qui entrane une renonciation aux prsupposs du gauchisme. En effet, l objet de la gouvernementalitpar contrle est d organiser la production et de grer la vie PP,p. 240), et non de dcider de la mort, comme le faisait le pouvoirde souverainet. L objet du pouvoir n est plus de rprimer maisd aider la vie, de la protger, de la dvelopper, d accrotre sondynamisme etc.Aussi, quand Deleuze vient mettre ses pas dans les siens, l nepeut que se dsolidariser avec lui de la thorie rpressive, constitutive du gauchisme et au centre de L Anti-dipe (1972). Ce quiouvre une perspective toute nouvelle sur la philosophie politiquede Deleuze, et dont on ne tient jamais suffisamment compte, entant qu elle implique une nette prise de distance vis--vis d unmarxisme rvolutionnaire tel que Hardt et Negri l incarnent. Enprolongeant la problmatique de Foucault et en accentuant leconcept de bio-pouvoir en direction du contrle, Deleuze, grce l avance de Foucault, doit nous permettre, tout en gardant unevise critique, de sortir d une vision troite et mesquine du capitalisme. Une possibilit d une lecture librale de son uvre seraitdonc ouverte par l. Nous pouvons d aprs moi, en relever quelques signes.

    1 ditions La Dcouverte, 2007, pour les fractures avec Foucault, pp. 373-377 ;p 443.

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    Le nouveau mode de gouvernementalitPour le dernier Foucault, le pouvoir n est pas le mal

    (D E, IV, p. 727), quelque chose dont il faudrait s affranchir(ibid.), puisqu on ne peut concevoir de socit sans relation de pouvoir, soit des relations qui consistent agir les uns sur les autres .Le pouvoir, contrairement l 'hypothse rpressive , ne consistepas interdire, il ne se rduit pas un mcanisme ngatif, qui ditnon, mais il implique un mcanisme positif qui a s insrer dansdes systmes d utilit, les rgler pour le plus grand bien de tous, faire fonctionner selon un optimum VS, p. 35). De plus, montreFoucault, l envers du pouvoir est la libert des sujets. Le pouvoirimplique la libert des sujets, car le pouvoir ne constitue pas unesimple relation de force ou de pure violence. Pas de pouvoir sanspossibilit de rsistance. Mais la rsistance est une action qui estinterne la relation et qui ne peut avoir lieu en lui tant extrieur,partir d une extra-territorialit qui ne serait pas contamine par lepouvoir. Le pouvoir comme contrle, ayant essentiellement en vuela vie, visant la protger (sant, scurit sociale), accrotre lescapacits de production en vue de son bien-tre et de toutes les utilits dont elle a besoin, il s ensuit que ce type de pouvoir renforceou augmente la libert des sujets au lieu de les rprimer.

    La libert, en effet, selon Spinoza, n est pas la proprit duvouloir (comme le voulait Descartes avec le libre arbitre) maisdu pouvoir. La libeli ne rside pas ailleurs que dans le pouvoird'agir, la capacit de faire, et donc aussi dans le savoir et les technologies qui fondent, augmentent cette capacit. Dans les socits de contrle o l objet est la vie, dans ses capacits d agir, deproduire, de s augmenter, de se protger, les sujets se voient donclibrs de multiples contraintes (protection contre les maladies,les pidmies, allongement de la dure de la vie qui repousse lamort, accroissement des possibilits de se dplacer, communiquer, informer, mesures de protection contre le chmage, scurit sociale, indemnits de retraite, augmentation du bien-tre etdu confort, satisfaction des besoins au plan des ncessits de lavie ... . D une certaine faon, il est vrai que les sujets des socitseuro-amricaines deviennent de plus en plus libres dans et parle contrle de la vie et des populations.

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    Il s ensuit que, dans ce type de gouvenlementalit, il n;y ajamais de fce face du pouvoir et de la libert, avec, entre lesdeux, une relation d exclusion qui ferait que l o le pouvoirs exerce la libert disparatrait (D E, IV p. 238). La rsistancefait partie de la relation de pouvoir tout comme la libert ou lesdroits qui sont coextensifs l exercice de ce mme pouvoir. Doncce n est pas malgr le pouvoir qu il y a des liberts, mais c estgrce au pouvoir et ses dispositifs que la libert s accrot. Lepouvoir se moule, s incorpore la libert, renforce son exerciceen raison de sa capacit la rguler ou la contrler. La libert n estdonc plus extrieure au contrle pos en vis--vis comme dans lesrgimes prcdents (souverainet et rgime disciplinaire).

    III Deleuze et le contrleDeleuze montre qu il a enregistr cette avance capitale qui

    noue dans une solidarit inextricable pouvoir et libert. Quandil parle des socits de contrle, il pointe tout ce qui les sparedes socits disciplinaires. Le contrle, par opposition aux disciplines, s exerce dans un milieu ouvert la diffrence de cesmilieux d enfermement qu taient l cole, l usine, la prison, l hpital etc. Le schma d affrontement de la libert et du pouvoirrpressif a fait long feu avec le contrle et les sujets sont volontairement impliqus, part entire, dans le processus qui gnre, enmme temps, et le contrle et la libert. Deleuze donne l exemple du bracelet lectronique utilis pour les prisonniers, ou lesmalades mentaux cf la psychiatrie de secteur). Et c est vrai quece contrle constitue, comme il le dit avec ironie, un progrs .Le malade mental est rellement mieux chez lui et le prisonniera mieux faire que d tre enferm. Il y a un accroissement effectif de la libert et de la scurit collective qui permet en retourcette libert, soit la sortie hors les murs de la prison, de l hpital.Libeli et scurit collective sont assures en mme temps. Et lecontrle est ce qui assure en retour, permet la libration des malades mentaux ou des prisonniers. Autres exemples, plus contemporains. Le tlphone portable n accrot pas la surveillance dechacun sans, en mme temps, dcupler sa libert ou facult decommunication. Il en va de Inme pour les puces lectroniques

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    volontairement portes par les skieurs et qui permettent de les pister C'est certainement un dispositif qui permet la surveillance, la localisation prcise. Mais, en mme temps, il constitue un moyen de sauvetage en cas d avalanche, de tempte, d'accident et assure une plus grande scurit.Tous ces instruments ne sont pas invents par les policespour nous surveiller (mme s'ils peuvent aussi servir cela),mais ils sont, en tout premier lieu, les produits de la dterritorialisation technologique capitaliste des flux qui accrot de faoninoue nos liberts et nos capacits d agir, de penser, de communiquer. S'ils n avaient qu'une fonction de surveillance, personnevolontairement ne s'en porterait acqureur. La localisation, lecontrle par GPS, tlphone pOliable etc. sont des fonctions associes et voulues en vue de la ralisation des fins de la libert etdu dsir.

    Le discours gauchiste contre la rpression et les pouvoirs setrouve donc dplac. Les liberts acquises sont relles et intimement intriques au pouvoir, tisses en lui. Elles ne sont donc pasdes illusions, des leurres ou des semblants dispenss par l ido-logie capitaliste, puisqu'elles ne font qu'un avec le systmed'utilits pratiques existantes (si le pouvoir tait inutile et inefficace, il se relguerait de lui-mme, instantanment). Aussi lesvieilles catgories politiques de tromperie, d illusion, de rcupration sont compltement obsoltes et ratent la ralit desnouveaux pouvoirs et des liberts dont ils sont indissociables,manquent de pertinence vis--vis du nouveau rgime de domination (PP, p. 247). On comprend pourquoi Deleuze parle de l inaptitude des syndicats (PP, 247) qui sont lis une tradition de lutte contre les disciplines, et qui ont une reprsentationencore frontale du combat (ouvrier contre patron, etc.). Pouvoiret libert sont tellement l'envers et l'endroit d'une mme ralitque le vieux mot d'ordre militant du type Rvoltez-vous ,s'il a de la gueule et dtient encore un effet rhtorique ou idologique, ne se trouve pas moins compltement ct de la plaque.Dans ce renversement du pouvoir, il faudrait en effet renoncerune part des liberts acquises indissociables du nouveau rgimede pouvoir qu'est ce mme contrle (les combats directs, lesaffrontements violents, sont contre-productifs et aboutissent au

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    rsultat contraire de ce qu ils visaient, renforant la fgitimitde la protection, de la slret et donc du contrle).Mais tout n est pas rose, idyllique. Sur quoi donc porte l ironiede Deleuze, qui crivait le terme de progrs entre guillemets,en voquant le passage des socits disciplinaires aux socitsde contrle ? En ce que ce type de pouvoir, comme on le voit,malgr ses liberts et ses utilits, appOlie avec lui de nouveauxdangers qui peuvent rivaliser avec les plus durs enfermements (PP, p. 242). Il a donc rejoint la position de Foucault qui avaitabandonn tout historicisme et toute tlologie, toute ide d unprogrs historique. Il n y a donc pas lieu de craindre ou d esp-rer (PP, p. 242), continue Deleuze. Cette dclaration est faite, mon avis, tranquillement et sans dsespoir, sans nostalgie ou acrimonie, mais avec dtermination et lucidit. Il convient, en effet,comme vis--vis de chaque modalit de pouvoir, de trouver desformes nouvelles de lutte et de rsistance, car la Rvolutionest devenue une ide dpasse et il n y a pas d alternative extrieure et globale au conglomrat du contrle et de ses liberts. Ledernier Foucault ne disait pas autre chose et Deleuze lui fait chodans ce passage: l n y pas lieu e demander quel est le rgimele plus dur ou le plus tolrable, car c est en chacun d eux ques affrontent les librations et les asservissements (PP, p. 241).

    Que convient-il alors de faire politiquement? Deleuze dit: chercher de nouvelles annes (PP, p. 242). Soit, mais lesquelles?V La politique de l vnement

    Une fois rintgre, ce que pour ma part je considre commel embarde gauchisante de L Anti-dipe, Deleuze en vient approfondir ce qui fait l originalit irrductible de sa pense. J ensoulignerai deux traits en rapport avec le politique.10 On croit avoir tout dit quand, concernant l action, on la comprend, soit la manire d Aristote, par ses fins ou par ses rsultats dans le monde, soit du ct de ses intentions, la manire deKant et la bonne volont Mais, il y a une troisime possibilit que nous dvoile le gnie de Deleuze. La coupure deleuzienneconsiste ouvrir l action, le faire, le fendre en quelque sorte sur

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    lui-mme et ainsi conqurir un nouvel espace, celui qui se situeentre le rel virtuel du devenir et le rel actuel de son effectuation dans l histoire. L action, thique ou politique, doit pouvoirtre fendue pour s ouvrir au virtuel qui la pulse, l appelle en permanence et en dborde l actualisation en cours.Mais comment fendre l action ? Comme il ne peut tre question de la couper longitudinalement (du ct des consquences oudes intentions, puisque ce sont les coupures pratiques par Kantet Aristote), il ne reste qu la fendre sur elle-mme, soit d introduire dans le faire du ne pas faire, ou plutt du faire rien oude l indtennin. Introduire donc une vacuole de vide ou d indtennination dans le cours mme des choses et des actions. VoirPP p. 238 o Deleuze dit: L important, ce sera peut-tre decrer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs pourchapper au contrle. Bartleby et le prince Mychkine, dit l Idiot(Dostoevski), sont, comme nous le verrons, de tels intercesseursinterrupteurs.Laisser au virtuel, l inattendu sa chance, la fidlit la dimension des devenirs, implique non une action qui se surajoute auxautres, selon le plus souvent un programme de possibles qui crasent la fragilit des devenirs, mais une action qui se soustrait auxautres par son indtennination, par la plage de vide indtermin qu elle cre au sein mme de l agir. C est ce que sait fairesi excellemment Beckett dans, nous dit Deleuze, le plus grandfilm irlandais cf CC p 39).

    2 La thse du virtuel rside principalement dans la mise enplace d un principe d altrit comme indtermination, en tantque plan de ralit qui dborde la ralit actuelle. Cette dimension ontologique se traduit subjectivement dans le sentiment, laconviction qu il a quelque chose de trop grand pour nous etqui constitue comme un Dehors Comment cela peut-il se traduire politiquement? Par l ide que l action politique authentique rside dans un arrachement nous-mmes, par quelquechose qui est plus grand que nous.

    Avec de tels concepts, nous sommes au cur de la doctrine deDeleuze. Tout notre problme est maintenant de savoir commenttout cela peut recevoir une traduction politique, une inscriptionhistorique et sociale.

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    v- Prserver l indterminationSi la violence, projete dlibrment et en fonction d un calculconscient, est tenue inefficace, et se retounle contre les auteurs,et si, sur l vnement, nous n avons finalement aucune prise pourle produire, comment une politique deleuzienne serait-elle possible ? mon avis, l rponse e principe rside dans l idiot, poscomme paradigme. Ce qui est commun Bartleby, hros deleuzien par excellence, et l idiot, tient dans l ide que nous pouvons seulement faire une politique e l indtermination comme

    condition non causale, capable de donner ses chances l vnement (violent, dsorganisant) et l Inattendu (non dcidable, nonprogrammable). C est sur le rien ou l indtermin que le contrlepatine, s enraye, reste dmuni et qu cette occasion est cr unespace d ouverture en direction d un vnement possible. Nonque l indtermination ait en soi une valeur et constitue une finultime. Mais c est sur elle qu on doit principalement compter,non pour produire l vnement mais pour en rendre seulementpossible l apparition (qui dpend de tous autres fcteurs). Lapoli-tique de l vnement devient donc ncessairement une politiquede l indtermination.L histoire n est intressante qu en tant qu elle offre des condi-tions d mergence pour quelque chose qui lui chappe (PP, 231 ;QQPh, p.147 et sq.), puisque, par elle-mme, ses plus beaux etplus glorieux moments sont vous la dgradation et l enlisement. Que reste-t-il donc faire au niveau de l action politique,de l histoire? Ni la violence (rvolutionnaire, subversive), ni leslections ne sont des recours. Comment alors agir en direction del vnement?La rponse ne peut qu tre insatisfaisante. Mais la dceptionest moins grande quand on a compris qu il en va ncessairementainsi, puisque, l indtermination qu on tente de faire exister,aucune mesure, toujours dtermine par dfinition, ne conviendra, ni, bien sr, aucun programme ou projet volontaire. Le projetvolontaire, le programme d un parti, ne peuvent prtendre fairel vnement puisque ce dernier est imprvisible et toujours inattendu, involontaire, et que c est son appel, son attente, qu estsuspendue la politique deleuzienne.

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    La plus grande illusion serait de ractiver l illusion de lieuxd extraterritorialit qui existeraient face au contrle. La relledifficult est d inventer des franges d indtermination l intrieur du plan d organisation, interne l ensemble des dispositifs de contrle. La ligne de fuite ne consiste pas s chappere la communication ou du systme capitaliste. La chose la plus

    importante - et c est la plus difficile - est de glisser, d insrerune forme de non-communication dans la communication, d inventer des moyens varis en conformit d inspiration avec cemodle qu est la fameuse formule de Bartleby. En gnral, nouspouvons tenir pour certain que le lisse n est pas spar du stri,qu il ne demeure pas quelque part dans son indpendance. Il n ya pas d espace lisse, qui serait, par nature, soustrait au contrle,ni de formation subjective qui serait en elle-mme, dans sa propreidentit, alternative ou subversive. Croire en de telles extraterritorialits est l erreur propre au gauchisme. On ne peut parier surl existence d une formation subjective qui, par elle-mme et dansson identit propre, serait en soi alternative au contrle. On nepeut chapper au contrle puisqu il est la composante indispensable de nos liberts.

    Concluons sur cette question des socits de contrle et sur ladernire politique deleuzienne qu elles impulsent ou ractivent distance de L Anti-dipe.

    En insistant comme il se doit mes yeux sur les conceptsd vnement, de dbordement du rel virtuel sur l actuel, et principalement sur le principe d indtermination que nous venons deprsenter, il est possible de prvenir une mauvaise interprtationfrquente et rpandue, portant sur le concept deleuzien de socitde contrle, que la pense de Deleuze semble parfois autoriser, mais tort. Le contresens ne pas commettre serait d assimiler purement et simplement le contrle au versant rpressif,scurit ire du capitalisme, d en faire un aspect nouveau de saseule composante de territorialisation et de rpression. Je tente demettre en garde contre cette lecture en montrant, avec l aide deFoucault, que le contrle constitue un nouveau type de gouvernementalit interne la dterritorialisation des flux, qu il est lacondition mme de la fluidit gnralise des biens, des capitaux,des identits collectives et des personnes. Aussi, la question n est

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    pas comment sortir du capitalisme mondialis, puisqu on ne peutagir contre lui, mais seulement en lui et travers lui, en vue decrer des espaces o pourra s inscrire ventuellement de l altritvnementielle et s inventer d autres possibilits de vie. Non pasfuir du contrle (ce n est pas possible), et prtendre en tre sorti,mais fuir travers lui en tendant des zones d indtermination quiseront seulement propices l apparition, non voulue et imprvi-sible, de devenirs qui ne seront produits n par les conditionshistoriques et sociales (qui leur donnent un espace indtermind accueil) ni par la volont dlibre et caIculante des acteurspolitiques.Le principe d indtermination que nous verrons tre au postede commande de la politique deleuzienne, va s clairer concrte-ment avec la politique kantienne de l hospitalit.

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    Chapitre 3Espace lisse et hospitalit

    Le capitalisme mondial actuel rompt avec la forme de gouvernementalit qui lui a t jusqu ici associe, soit avec la fomle depouvoir souverain et disciplinaire, au profit d une nouvelle formede pouvoir qui est le contrle. Pouvoir souverain et pouvoir disciplinaire ont eu besoin tous deux, pour s exercer, d un territoireavec des limites strictes, de dlimiter un espace clos : territoirenational, murs de la prison, de l usine, de l cole etc., la diffrence du contrle qui opre dans un espace lisse ouvert, sanslimite territoriale, et en droit infini, comme la mer, le Sahara oul Antarctique. Le problme du nouveau pouvoir capitaliste est decontrler des coulements de flux et non de les fixer, stabiliser,enfermer dans des espaces clos, dans des codes ou limites territoriaux. Le capitalisme mondial pousse sa puissance de dterritorialisation l extrme, et c est l o, aujourd hui, il rencontre l tat,non plus comme son instrument mais comme son antagonisme.

    De souverain et disciplinaire, il devient un pouvoir de contrle.L objet du pouvoir n est plus le territoire mais la population. Lapopulation est un ensemble vivant et mouvant, changeant, et quiest contrler en vue de son bien-tre, de son amlioration, de sacroissance, de sa vitalit , alors que le territoire est un ensemble fixe, spatial, et sans vie, dlimit par des frontires. Toutchange. En effet, montre Foucault, le contrle commence avecle contrle des populations (natalit et mortalit, vieillesse, accidents, relation de la population avec le milieu, avec les ressources

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    du territoire, la politique physiocratique des grains et la naissancedu libralisme etc.). Ce nouveau pouvoir prend place au XIxesicle ct de la discipline des corps individuels. Il est le pointde dpart du bio-pouvoir (ce concept apparat pour la premirefois en 1976 dans un cours Il faut dfendre la socit - et estrepris dans la Volont de Savoir, 1976, p. 183) qui par son extension et son largissement va servir de modle Deleuze pourcomprendre la formation de nouvelles formes de pouvoir ; lasuite de Foucault et de Burroughs, il les appelle les socits decontrle . La pratique gouvernementale change donc de rationalit et de faon de s exercer. Ce n est plus un pouvoir qui prlvedes richesses et menace de mort, il veut aussi renforcer la qualitde la vie des populations, leur vitalit leur mouvement, leurdplacement, leurs changes et leur croissance, dveloppementconomique cOlnpris. La gestion l emporte donc sur la rpression. Le libralisme en tant que naissance de la pense conomique, apparat pour Foucault COlnme la forme de rationalit appele par la biopolitique (voir La Naissance de la biopolitique entant que ce nouveau dispositif de pouvoir a pour objet la vie, largulation, la gestion des populations, leur bien-tre et leur amlioration. Loin de dnoncer dans le bio-pouvoir une monte lentedu fascisme, Foucault y voit la naissance d une nouvelle forme derationalit politique propre l conomie sociale de march et auxsocits dmocratiques occidentales.Aussi quand Deleuze va s emparer du concept de contrle,il ne peut, mon avis, l isoler compltement du changement decontexte idologique qu opre courageusement Foucault partirde 1976, quand il abandonne l hypothse rpressive et la thorie de la fascisation croissante des tats euro-amricains. La nouvelle forme de gouvemementalit qu est le contrle n est plus lire comme un renforcement du scuritaire de la rpression et du fascisme, mais est resituer dans le cadre d un pouvoir qui rgule, contrle les liberts qu il dploie et dont il abesoin comme systme libral. Dans ce cadre nouveau, la question du lisse, de la rsistance, des liberts et des lignes de fuite,change compltement, au sens o le renversement de l tat, destats et de l abolition de leurs frontires, de la destruction de lamachine conomique et des marchs, au profit d un communisme

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    universel, n est plus l ordre du jour. Que Deleuze lui-mmefasse en quelque sorte sien ce changement d orientation politique apparat nettement dans son entretien avec Toni Negri, lafin de Pourparlers l Autrement dit, c est uniquement dans ce nouveau cadre conceptuel, caractris par l abandon de l hypothserpressive (Foucault, VS p 65), qu il faut, mon avis, essayerde comprendre la politique du lisse dans la doctrine de Deleuze,si l on ne veut pas tout confondre et donner dans des contresens.Pour nous qui, aujourd hui, tentons de vivre avec la pense deDeleuze, sans nous contenter d en rpter seulement les thses,nous ne pouvons ngliger la transformation historique des socits qui s est produite, et l effort que Deleuze lui-mme a fait la fin de sa vie, en se rapprochant nouveau de Foucault, avecle concept de socit de contrle, pour penser le nouveau capitalisme mondial. On ne peut croire qu il aurait eu la possibilitd emprunter purement et simplement ce concept, c est--dire dele prendre en le dconnectant de toutes ses attaches thoriques, enle coupant du contexte labor par Foucault. Les rquisits danslesquels s insre le concept de socit de contrle n en sont pasdissociables, et ils donnent ce qui constitue mes yeux la dernire politique deleuzienne son originalit et sa spcificit. Le

    1 La Lettre ouverte aux juges de Negri , de 1979 DRF, p. 155) - un desprincipaux responsables d un mouvement radical italien, l Autonomie ouvrire(Deleuze veut disculper Toni Negri de l accusation de soutien aux brigadesrouges ... ) - , la participation de Guattari aux journes de Bologne, la signature d un Appel des intellectuels franais contre la rpression en Italie, de 1977,etc., montrent cette poque un Deleuze, dans le sillage de Guattari, prenantnettement pmiie pour une extrme gauche radicale, marxiste et rvolutionnaire,comme l est le mouvement de Negri. Dans l entretien de 1990, Contrle etdevenir , in Pourparlers, Deleuze, se distancie du marxisme rvolutionnaire deNegri, en tant qu il en vient douter

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    passage par Foucault s avre donc pour nous dtemlinant, pour lalucide, courageuse et rigoureuse dernire politique deleuzienne,qui est loin d tre produite sous le coup d un dcouragement oud une rsignation.1 Le problme de l tatCe contexte intellectuel nouveau mis en place et rappel, quelest notre problme? Nous en avons beaucoup, mais le premieret le plus important va concerner le rapport qui se tient entre ces

    diffrentes sortes de pouvoir: sont-ils successifs? Ou bien s em-pilent-ils comIne des strates au sein d une coexistence? Ce quinous intresse, et qui pose problme, c est de prciser la nature etles conditions de ce changement de pouvoir. Est-ce bien, commeon le prsente souvent, une mutation du pouvoir, impliquant unerupture ou un abandon des formes de gouvemementalit prcdentes ? Ou bien a-t-on affaire une structure feuillete des diffrentes formes de pouvoir?La premire remarque concernant ce rapport est de soulignerl antagonisme, au moins virtuel, entre l tat d un ct et, e l autre,la dterritorialisation capitaliste et la nouvelle fonne de pouvoirqu elle rclame ou met en place sous l espce du contrle.

    Le pouvoir souverain et le pouvoir disciplinaire ont ncessairement recours un espace stri, mettent en place un territoire avecdes frontires, barrires de toutes sortes dlimitant un espace clos.Au contraire, le contrle fonctionne dans un espace lisse, ouvert,sans limites territoriales. Il ignore les frontires qui fonctionnent,non comme une protection et une sauvegarde du territoire et de sapopulation (cOlnme c est le cas avec le pouvoir souverain), maiscomme une barrire qui freine ou retarde ou stoppe l coulementdes flux. Les frontires constituent des obstacles, des coupuresinutiles, nuisibles, par rappOli l impratif implicite: tout doitcouler sans rupture et sans empchement. Le problme du nouveau pouvoir capitalistique est de rguler les flux (flux de production, flux de marchandises, flux de population, flux technologique, flux de messages) et non de les fixer, de les rprimer,de les enclore dans un espace ferm afin de prlever sur eux unepart (taxes, impts, etc.). Les flux doivent tre encore plus fluents,

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    des criminels, des ennemis, des peuples trangers l etc. Ce seraitune erreur complte, aux yeux de Foucault, que de lire cette fonction inhrente au pouvoir souverain et au pouvoir de l tat travers la grille du fascisme ou du totalitarisme, comme le fait la lecture gauchiste la plus rpandue en France; dans sa dnonciationobsessionnelle du scuritaire , elle ne fait que dvoiler, pourFoucault, sa phobie d tat 2.Le nouveau mode de pouvoir, le contrle, se heurte doncncessairement l existence des tats qui, eux, sont constitutivement lis l existence de territoires et de frontires de toutessortes, et qui sont pour la plupart lis des esprits nationaux , des cultures irrductibles, des religions, des conceptions dumonde doues d unicit irremplaable, qui font la richessed une humanit qui (comme le disent H. Arendt et Cl. LviStrauss) n existe qu au pluriel. De son ct, l espace territorialtatique lui aussi relve ncessairement d un espace stri danslequel sont dlimites les frontires de l tat national ou fdral,1. Michel Foucault rappelle trs clairement, des revues socialistes ou de gauche,cette fonction fondamentale de l tat souverain dans un article de novembre1977, voir D E, III, p. 385 et p. 390. Voir le cours de 1978, Scurit, territoire,population.2. Voir aussi, en dehors de La Volont de savoir (1976), la Leon du 7 mars 1979,Naissance de la biopolitique (Gallimard-Seuil, 2004) qui, propos du libralisme allemand, critique l'inflation (p. 193) de la phobie d tat qui dansces annes dtient une position hgmonique dans l intelligentsia franaise. Ils en prend un lieu commun critique facile, qui est celui de la fascisationcroissante des tats occidentaux, le grand fantasme de l tat paranoaque etdvorateur (p. 194) thse souvent soutenue par F Guattari - et qui vited avoir se confronter une analyse de la ralit dans ce qu elle a d actuel et denouVeau. Pour la thse, constante chez Guattari mais aussi relaye par Deleuze l poque de L 'Anti-dipe, de la monte du fascisme, voir par exemple DRF, p.125, article datant de 1977 : On nous prpare d autres fascismes. Tout un nofascisme s installe par rapport auquel l ancien fascisme fait figure de folklore( ... . La reprise par Deleuze, en fin de vie, du concept foucaldien de socit decontrle vient s insrer dans le sillage d une critique de ses positions gauchistesantrieures (quoique non formules explicitement) et marque des distances, tantvis--vis de L 'Anti-dipe que de certaines analyses de Mille plateaux.

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    la Nation, et l intrieur de celles-ci les dcoupages que sont lesdiffrents tats, rgions, dpartements, communes, les diffrentsdcoupages administratifs, les limites des proprits prives, lesdiffrents espaces du public et du priv etc. Avec le contrle, ilne s agit plus de rgner par le droit sur des sujets, ni de discipliner des corps, mais de rguler des populations puis, par extension, tous les flux de production et de communication. Nous comprenons donc l importance politique, pour la sur-modernit, de ladiffrence: espace lisse (li au contrle) / espace stri (li au pouvoir souverain et disciplinaire), et leur opposition potentielle. Il ya donc entre les tats mondiaux qui dcoupent actuellement l ensemble de la plante et le mode de gouvernement propre au nouveau capitalisme un antagonisme net.Tout le problme, si l on est solidaire de la conception deleuzienne du capitalisme et foucaldienne du contrle, est que cetteincompatibilit ne peut tre terme rsolue dans le cadre d unevision historique qui ferait, de ces diffrentes formes de pouvoir,des stades d volution, des tapes dans le dveloppement historique. Deleuze comme Foucault refusent tout historicisme, toutetlologie historique. Comment donc penser les rapports entrel tat et le contrle?

    Il - L UrstaatDans ce contexte, on doit donner toute son importance l ideque pour Deleuze les diffrentes formes de pouvoir ne sont pas

    successives l mais contemporaines, simultanes. Nous avons doncaffaire, chez Foucault et Deleuze, une structure feuillete cumulant les diffrentes formes de pouvoir (comme une sorte de millefeuille o les mille plateaux sont coexistants).1 L tat n est pas destin disparatre, il est l horizon de toutesocit, mme des socits primitives qui le conjurent, en repoussent la menace. Il est latent. Voir dans L Anti-dipe la clbre1 f Foucault, Scurit, territoire, population, janvier 1978, Vous n avezpas du tout une srie dans laquelle les lments vont se succder ( ... ) , p.l 0 ; en tit vous avez une srie d difices complexes , dominante , p.lO; iln y a pas succession , p.12.

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    thse de l Urstaat , p. 256 et sq. L tat originel n est ps, eneffet, une formation tatique parmi les autres. Il est virtuel et sertd horizon toutes les autres fonllations tatiques, sans tre l uned entre elles (pp. 259-260). Il hante toute socit. Il est doncindestructible: il y aura toujours de l tat.2 Non seulement l tat est prenne, mais il reste identique soi travers ses variations de formes. Il n y a jamais eu qu un seultat et les diffrentes fonnes n en sont jamais que des variationsconcrtes. Il conditionne l histoire universelle en appartenant une autre dimension toujours en retrait et frappe de latence(L Anti-dipe, p. 260). Les diffrentes fonnes d tat (sauvage,barbare despotique, civilis, libral dmocratique, etc.) vont impliquer des formes de gouvenlement elles-mmes diverses (pouvoirfodal souverain, disciplinaire, pastoral, bio-pouvoir, contrle) quine vont pas effacer, ou faire disparatre l tat et son pouvoir.On retrouve cette intuition dans Mille plateaux

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    d autorit ou de domination. Ce qui compte n est pas cette fonction abstraite mais que cette fonction soit toujours exerce dansdes mcanismes concrets (des technologies de pouvoir spcifiques, des manires de gouverner) et qu elle prenne donc toujoursdiffrentes fonnes. Ainsi, le p cte territorial , avec le pouvoirsouverain, assure l intgrit, la paix et la tranquillit sur le territoire. Ainsi, comme aujourd hui avec le bio-pouvoir, le pactede scurit qui se superpose au prcdent et qui oblige l tat d intervenir dans tous les cas o la trame de la vie quotidienneest troue par un vnement singulier, exceptionnel (Foucault,D E, III, p. 385 et la leon du Il janvier 1978), dont par exemple le terrorisme ou une catastrophe naturelle comme par exemple l ouragan Katrina.3 Si l tat (sous ses diffrentes formes, souverain, despotique, libral et de contrle ... ) n est pas destin dprir, puisqu ilhante toute socit, la pluralit des tats-Nations n est pas nonplus dans notre monde en voie d'autodissolution au profit d unesorte de gouvernement mondial. L mergence de nouvelles puissances, comme la Chine, l Inde ou le Brsil, jalouses, autant queles USA, de leur autonomie et souverainet, n ouvre pas, pourle sicle qui vient (et peut-tre pour toujours), la possibilit dela constitution d un tat mondial. Seul est mondial, le commerce, l conomie, la finance. Quant aux tats europens, dans lemeilleur des cas, ils n abolissent celiains pans de leur souverainet tatique, ne baissent leurs barrires douanires, qu au profitd une nouvelle fonne d tat souverain, dot de frontires nouvelles et communes, qu ils tendent constituer.

    Le lisse et le striEnfin, et surtout, nous n avons jamais affaire dans la doctrinede Deleuze des oppositions binaires, qui mettraient frontalement en opposition l espace lisse d un ct et l espace stri del autre, et telles que quand on a l un, l autre a disparu. Tel n estpas le cas, car ces deux espaces et les manires de les occuper

    (sdentaire et nomade) sont intimement tisss l un l autre.Dans ces conditions, une dualit est l uvre au sein de l tat,entre la territorialisation et son espace stri, lis sa fonction4

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    souveraine, et la dterritorialisation avec son espace lisse, lisla nouvelle forme de pouvoir, le contrle, que l tat doit exercerpour tre en rapport avec l volution du capitalisme mondial et lalibralisation des flux qui le caractrisent. Le problme politiquemajeur devient donc : comment faire exister du lisse dans l espace ncessairement stri du politique tatique? Je propose, auregard de cette question fondamentale et invitable de la politiquedeleuzienne, d examiner la thorie kantienne du droit d hospitalit. Nous allons voir que l espace lisse, loin de rclamer d abolirles frontires de l tat, a pour destination de les conserver maisen passant dessous ou travers. Les frontires sont riges enquelque sorte verticalement sur la surface de la Terre. En glissantsur sa surface pure, les frontires sont mises entre parenthses etun espace lisse de nomadologie est engendr.Nous aboutissons l ide qu il y aurait donc deux sortes d es-paces lisses. L un, englobant ou globalisant est celui que trace lecapitalisme, espace lisse qui survole la terre et les tats, et dontl image la plus adquate reste celle de la navigation arienne etdes aroports. L autre espace lisse est celui d en dessous, ou de lasurface, espace de la rsistance et de nomadisation qui glisse ensurface sous les frontires, et dont le modle se trouve dans l espace kantien li au droit d hospitalit.

    Je voudrais soutenir, 1) non seulement que nous avons affaireavec l espace kantien un type politique d espace lisse parfait,mais de plus, 2) que cet espace kantien fournit par excellence unmodle pour la micropolitique deleuzienne.trange paradoxe qui veut que ce soit dans Kant, toujours tenu distance comme le philosophe de la reprsentation, que l ontrouve le schma abstrait constitutif de la politique deleuzienneet que les traits de l espace qui se dploient avec le droit l hospitalit universelle se retrouvent dans toutes les autres formes dunomadisme micropolitique.

    V - Le recours KantIl ya quand mme quelque chose d trange dans toute cette doctrine politique de Deleuze. On en percevra un signe dans le fait suivant. Quand on se reporte au Plateau n 14 Le lisse et le stri

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    qui clt Mille plateaux, on est surpris de constater que ce chapitreest organis autour de modles et que dans les huit modles proposs (technologique, musical, maritime, mathmatique, physique,esthtique ... ) aucun modle politique n est prsent. C est tonnant.Qu en conclure quant la politique deleuzienne ?L intrt du recours la thorie kantienne de l hospitalit universelle, c est qu en s inspirant largement d elle on peut proposerun modle proprement politique des rapports espace lisse / espacestri. Dans le modle kantien, 1) les deux espaces, comme chezDeleuze, coexistent en fait, bien qu ils soient distincts en droit,et, 2) ils se superposent l un l autre, ou se traversent mutuellement. Plus prcisment, l espace lisse, sans borne (indfini) etsans frontires, li au droit d hospitalit universel, va tre glisssous l espace stri de l tat avec ses frontires, ses fermetures,ses codes d appartenance nationaux, territoriaux, sa thorie de lacitoyennet etc.

    Le texte de Kant que nous mentionnons appartient au traitintitul ers (Zum) la Paix perptuelle, Troisime.article dfinitif en vue de la paix perptuelle et se trouve rsum dans letitre suivant: Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d une hospitalit universelle (p. 107, tr fr de 1 Dm bellay,P.U.F., 1958). Quel est le contenu de ce droit?1On remarquera qu il est exprim ngativement : c est ledroit pour tout tranger de ne pas tre trait en ennelni. Cettengation constitue une restriction, une limitation concernant lafonne de l accueil auquel peut prtendre l tranger. En effet, cedevoir n est pas un devoir d accueil inconditionnel puisque onpeut ne pas le recevoir et qu il y a des conditions, mme l accueil, en particulier celle qui veut qu il se tienne pacifiquement sa place (seinem Platz) Kant ne propose pas un accueil inconditionnel, absolu, sans restriction.On ne trouvera donc pas ce que beaucoup d altermondialistes,et de cosmopolitistes, dont Derrida, voudraient voir figurer, soitun devoir inconditionnel d accueillir l tranger, sans condition nirestriction - Derrida, dans Cosmopolites de tous pays, encore uneff0l1, d. Galile, 1997, dans De l Hospitalit, puis Politiquesde l amiti, revient plusieurs reprises sur ce thme d un impratif catgorique de l hospitalit. Il en fait, contrairement Kant,

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    sur lequel il prend appui, un devoir thique absolu (c est la Loi),qui peut entrer en conflit avec les lois existantes, et l tat momentan du droit. Le cosmopolitisme kantien se trouve donc, avecJacques Derrida, dbord par une prescription thique absolue (laloi mme de l thique), en vue d une communaut humaine mondiale o les frontires seraient abolies et o le pouvoir de l tatserait rduit une souverainet sans souverainet Pour cesdeux motifs (hgmonie d une loi thique absolue, disparitionprogressive de l tat souverain), Derrida sort du champ thoriquedeleuzien, dont nous cherchons la cohrence.2 Sur quoi porte cette hospitalit universelle relative? Kant,comme on le sait, distingue entre le droit de rsidence, de s installer dans un pays tranger (Gastrecht), qui est soumis conditionet accord entre les tats et le droit de visite (Besuchsrecht) quiappartient tout homme. C est donc lui seul qu est rservel hospitalit dans sa fon11e universelle.3Sur quoi se fonde ce droit de visite universel? Sur un droitoriginaire (ursprnglich), premier, universel, qu on disait l poque naturel Pour nous, ce droit naturel est incomprhensiblesans qu il soit terme rapport une nature divinise, sans unerfrence thologique: si les hommes ont le droit de se rendre n importe quel bout de la Terre, c est en dfinitive parce que Dieu

    a donn galement la Terre tous les humains (en les crant libreset gaux). Donc nul n est en droit plus possesseur d une portionde terre, d un lieu de la Terre (Orte der Erde) qu un autre.4 Qu est-ce que Dieu a donn, quel est le contenu de ce droitoriginaire? De quoi exactement chaque homme est-il propritaire ou plutt possesseur? Il faut lire prcisment. Il est possesseur de la su (fce de la Terre (der Obe (fliiche der Erde). Ce n estpas exactement le lieu, Orte , car c est quelque chose de tropabstrait; concrtement, il est possesseur de la surface, il ne l estpas du sous-sol, des ressources en profondeur, ni non plus et surtout pas de ce qui est au-dessus, ce qui s lve, ce qui est constnlitdessus, sur cette surface dont il est possesseur.

    5 Mais qu est-ce qu tre possesseur d une surface? Voil quiest trange, mais en mme temps rvolutionnaire, car ce que nousvoyons apparatre l, c est exactement l'espace lisse dans toutesa puret.44

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    La surface est dfinie ngativement, surtout par opposition cequi s lve sur elle, le construit, le bti. Soit, mais quelle importance? Ce qui s lve, c est la culture, les institutions en gnral. La civilisation est ce qui se superpose, s ajoute la nature ens rigeant au-dessus d elle (selon le schma pistmique propreau XVIIIe sicle). La culture, comme ce qui s lve ou s rige,s difie sur la surface du territoire, comprend tous les difices, lesmaisons, les palais, les glises, les nIes, les ponts, les digues, lestours, les autoroutes, les aroports etc. L tranger ne dtient pasle droit de demeurer parce qu il n a pas de droit concernantce qui est au-dessus et que demeurer c est vivre ncessairement sur au-dessus de la surface de la Terre, parmiou dans les institutions qui se sont leves . L trangern a aucun droit absolu revendiquer de pouvoir s installer , s instituer , puisqu il est seulement, comme tout homme, possesseur de la surface. Le droit rsider dans un pays, un territoire,de son choix, n est donc pas inconditionnel et se trouve soumis des contrats.

    6 Quand on est seulement possesseur de la surface, qu estce qu on peut faire? L tranger peut seulement aller traversles institutions, transversalement (sans y demeurer), et doncil peut seulement aller et venir , passer voyager, se promener; bref, les trangers ont le droit de se rendre mutuellementvisite soit exactement le droit de nomadiser au sens deleuzien, dese rpandre sur la surface du territoire, de l occuper librement, etnon de se partager le territoire ou s en rendre propritaire, poury demeurer.

    Si le droit de conqute se trouve par l absolument condamn,et avec lui le colonialisme, inversement, le droit inconditionnel l migration se trouve limit et soumis aux intrts des ressortissants du pays d accueil.

    Les rsultats de la mise en connexion Deleuze-KantRsumons l ensemble de ce que nous apporte ce rappOli Kant

    (ou cette dterritorialisation de Deleuze avec Kant) : partir dumodle kantien nous pouvons accorder l espace lisse, de nomadisation ou de visite, les traits suivants:

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    a) il ne suppose pas l abolition des frontires et des tats, maisleur maintien, le lisse tant insparable du stri;b) cet espace est li la peau de la Terre, sa surface;c) c est un espace de glisse qui se trace avec le mouvementsous les institutions tatiques et les frontires. La dterritorialisation n est pas la ngation de la territorialisation, comme tendent le penser les altermondialistes radicaux. Kant est donc deleuzienou Deleuze est plus kantien (et libral) qu il ne le croit.On voit le lien que ce modle kantien entretient avec lesconcepts fondamentaux du deleuzisme. L opposition de la surface et de la profondeur tait le thme capital de Logique du sens.Et nous comprenons, partir du chapitre de Diffrence trptition que l espace lisse comme surface de glissement dfinit en ralit une nouvelle image de la pense. Il ne s agit ni dedconstruire ni de rechercher les fondements des institutions oules principes des tres, mais de se glisser sous les organisations deconcepts dans un espace lisse, qui se trouve par l trac, afin dedplacer, dporter, nomadiser la pense et ainsi ouvrir des lignesde fuite de pense nouvelle. Donc, ce qui vaut pour la dterritorialisation absolue de la pense, vaut aussi pour la dterritorialisation relative du politique et de la nomadisation qu elle implique. Il a donc conformit ou consistance totale, dans la pensede Deleuze.

    VI - Les enseignements politiquesPremier enseignement

    La micropolitique deleuzienne, qui n a plus pour objectif desupprimer l tat, ni peut-tre mme d abolir le capitalisme, seplace sous le concept de rsistance. Mais toute la question est :comment rsister politiquement? Le capitalisme est en affinitmaximale avec la dterritorialisation, et ce processus atteint pournous aujourd hui, avec la globalisation, un niveau inou et sansdoute difficilement dpassable. Si la dterritorialisation tait enelle-mme le bien ou ce qui nous sauve, les raisons de s opposer au capitalisme seraient compltement vaines, et la politiquedeleuzienne sans objet. Aussi faut-il plus que jamais, au vu des

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    espaces lisses crs par le capitalisme, mettre en garde et annoncer que les espaces lisses ne sont pas par eux-mmes libratoires (MP, p 625) et qu il ne faut jamais croire qu un espacelisse suffit nous sauver (MP, p 625). Il est important de souligner que ce sont les derniers mots de Mille plateaux, et que lasuite politique en sera la thorie du contrle dans Pourparlers.Si l on reprend cette question de la rsistance, on peut lgitimement douter que des hommes, transforms en marchandisesglissantes et emports par les flux et leur glissement, dterritorialiss, sans attache, sans territoire national ou local, sans uneculture conserve qui les abrite et les rend capables d habiter (enles accueillant dans du sens) des significations, des coutumes, desmythes ou des narrations, puissent trouver des armes pour luttercontre cette inhumanisation. Il ne peut s agir de faire sauter lesfrontires qui sont les garantes de ces cultures et de leur htrogense, sans livrer les hommes la duret de l absence de territoire, la cruaut de l absence d tat et des droits qui vont avec le territoire qu il dfend ou protge. O trouvera-t-on aujourd hui, dansla situation du capitalisme globalis, les mdiations, les limites etles contre-pouvoirs ncessaires au freinage, la rsistance l inhumaine dterritorialisation capitaliste?

    Deuxime enseignementNous aboutissons donc l ide qu il y aurait bien deux sortesd espace lisse,- l un, globalisant, qui est celui du capitalisme, et qui survolela Terre et les tats,- et l autre, celui de la rsistance et de la nomadisation, qui

    glisse en surface sous les frontires.n pourra se reporter Mille plateaux, o est envisage l hypothse que la globalisation capitaliste fonctionne comme une cloche qui enserre la Terre, comme un englobant (p. 617),au lieu d ouvrir sur un horizon indfini et de procder par raccordements successifs selon une ligne multidirectionnelle. Dansle premier espace lisse, le lisse a pour effet de sparer, de mettreune barrire, un foss entre pays riche dominant et pays pauvredomin. Au lieu d ouvrir, l tend clore et enfenner la Terre dans

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    des circuits d changes exclusifs qui, s ils survolent les stries desterritoires et les tats, n en produisent pas moins de nouvellesbarrires (de la pauvret, des favelas ... . De plus, la dterritorialisation capitaliste, est du type de la mauvaise abstraction. Ellen est pas glissement ou traverse, elle est de type survol cf MP,p. 614, survole). Elle opre une ngation abstraite des peuples dans leur ralit culturelle, dans leur diversit concrte delangue, de croyances, de murs qui font la richesse de l humanit, qui n existe qu au pluriel.On voit mieux, par consquent, que c est le capitalisme quiest destructeur de l tat, des frontires, des territoires de vie etde culture. Et que la bonne dterritorialisation du dsir n estpas la ngation des territoires (il n y a ni bien ni mal en soi, maisdu bon et du mauvais, relativement l immanence du dsir). Aucontraire, elle les conserve et maintient, se contentant seulementde les ouvrir, de glisser dessous, ou de les traverser (concept de transversalit). Il ne peut tre question d tre contre le striage(cela n est pas possible, puisque le lisse et le stri sont toujoursenchevtrs, les deux sont lis et se relancent , MP, p. 615),ni de sauter par-dessus, de survoler, comme le fait le capitalismeenglobant. Le capitalisme en tant que globalisant et globalis, estla ngation des frontires, et il contrle (ou tente de le faire)tous les flux sous la coupole mondiale de son espace lisse parlaquelle il enserre et touffe la Terre. Le vritable espace lissedeleuzien, non seulement ne nie pas les territoires et les frontires tatiques, mais s ingnie trouver un nouveau type de striage,celui qui est capable de redonner du lisse MP, p. 481 et p. 614).On doit se reporter au passage de Mille plateaux o Deleuze parlede la ville strie, qui par la promenade d Henri Miller Clichy(p. 601), et de faon plus gnrale par l errance nomade, redonnedu lisse MP, p. 624). Ce que fait exactement la conception (libraie) de l hospitalit universelle de Kant. On comprend alorsque le vrai espace lisse deleuzien ne survole pas abstraitementles territoires, dans le vide du ciel sans frontires ou le dsertdes Ocans. Il les traverse. Ce mouvement de traverse impliquequelque chose comme la ritournelle. Celle-ci ne supprime pas leterritoire mais le conserve, l intgre dans une ouverture, dans deslignes de fuite qui sont traces. C est le contraire du survol qui

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    fait abstraction des limites et des frontires des tats, dont le capitalisme voudrait bien se dbarrasser. On glisse sur la surface de laTerre et donc on traverse, sans les supprimer, les frontires et lesterritoires, on en emporte avec soi des morceaux dans un mouvement de reprise qui a la forme d une ritournelle. Le nomadismedeleuzien, en quoi concide sa micropolitique, a la forme d uneritournelle, d un chant qui passe sous les plus rudes des limites etdes frontires, et qui emporte dans son devenir sans nostalgie lesrefrains qui nous servent de points de rsistance, de lieux de vie,de territorialisation. De mme qu il y a une lenteur qui chappeau contrle et qui conserve PP, p 112), il Y a des territoires etdes frontires qui sont les garants d une vritable et possible rsistance, capable de s opposer la fonction sociale de surveillanceet de contrle, la dterritorialisation des hommes, devenus simples marchandises sur le march du travail mondial.Nous comprenons donc que la micropolitique n est ni l abolition de l tat, ni de l tat national, mais qu elle est une non-politique qui est essentielle la politique, puisque, sans la non-politique, la politique serait juste une gestion et une police.

    Troisime enseignementChez Kant, comme chez Deleuze, on voit que l espace de nomadisation ou de visite est, en tant qu espace lisse, un espace d indtermination. Occuper cet espace, c est par rapport au citoyen et l autochtone, tre dans la position de l Exil, de l tranger (voir

    QQPh, p 105, le devenir tranger du philosophe), bref de l idiotpolitique. La micropolitique deleuzienne consisterait donc pourle citoyen se comporter, agir, dans son propre pays en tranger, c est--dire en idiot politique, soit celui qui, sous les institutions de l tat dont il est citoyen, sous les codes, les marquagesde toutes sortes, trace un espace lisse d indtenllnation en rapport avec l altrit d un Dehors.Quel sens concret, politique, cela peut-il avoir?

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    Chapitre 4L idiot comme personnage conceptuel

    La Rvolution est devenue une ide dpasse et il n y a pasd altenlative extrieure au conglomrat du contrle et des libertsque constituent les socits de contrle. Que faire alors politiquement? Deleuze dit: chercher de nouvelles annes PP, p. 242).Soit, mais lesquelles?

    Nous avons vu que la surprenante rponse de Deleuze

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    Littrature et philosophieLa philosophie semble ne pas pouvoir se passer du recours des personnages littraires, soit qu elle les trouve dans desuvres littraires (Bartleby de Melville, l Idiot de Dostoevski),soit qu elle les invente elle-mme (Callicls dans le Gorgias dePlaton, Zarathoustra dans Nietzsche). Le chapitre 3 de Qu est-ce

    que la philosophie montre que la cration de concepts, propreau travail philosophique, requiert imprativement le recours despersonnages fictifs, soit invents de toutes pices par le philosophe, soit emprunts des figures littraires ou mythologiques : La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie (QQPh, p 61). Le travail propre laphilosophie tant la cration de concepts, on appellera ces figuresdes personnages conceptuels Pourtant, la philosophie n est ni l art ni la littrature. Ce sontdes domaines de pense fort distincts. Qu est-ce qui donc rendraison de leur lien, de leur proximit ? Ce qui rend la philosophie et la littrature extrmement proches, et parfois indiscernables, n est en rien un d ~ f a u t une chute, une dchance de la philosophie, comIne voudraient le faire croire tout un logicisme etun positivisme la mode, mais, tout au contraire, reprsente uneapoge, une culmination dans la cration de concepts qui dfinitla philosophie. En premier lieu, littrature et philosophie n ontau final qu un seul et mme objectif, la cration de vie, l invention de nouveaux modes de vie (CC, p. 15) : porter la vie saplus haute puissance (Dial., p 61) enjoint le vitalisme deleuzien. Dans cette cration de vie - qui tend librer la vie partout o elle est emprisonne (CC, p. 14 ; QQPh, p 162), etdonc crer des lignes de fitite

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    conceptuelle y compris. Et, en effet, nous dit Deleuze, la constnlction de concepts suppose au pralable qu un plan de pense (une image de la pense) soit implicitement trac (le plan d itnmanence). Ce plan ou cette image sur lequel s opre la construction est lui-mme objet, non d une constnlction, ou d une dduction, mais le produit de l intuition. Le personnage conceptuel estle prpos cette intuition ou ce traage du plan. Littratureet philosophie sont donc pour Deleuze inextricablement mles,quoique diffrentes, et le rapport traditionnel qui voudrait que lapremire soit l illustration de l autre, son champ d application,sa drive mtaphorique, est refus l Elles sont donc insparablesdans la cration de nouvelles possibilits de vie, de penser et desentir, fins ultimes vises par la philosophie de Gilles Deleuze.

    Le vitalisme deleuzien permet de comprendre autrement, etde faon plus fondamentale, moins technique si on veut, laproximit si profonde existant entre la littrature et la philosophie, malgr leur diffrence de nature. Le vitalisme a pour caractristique gnrale (et celui de Deleuze encore plus) d vacuer leprimat de la connaissance. Au plan de la philosophie thoriqueet spculative, cette minoration du savoir et de la connaissanceva pouvoir se traduire par la diffrence entre penser et connatre. La philosophie consiste avant tout penser et non connatre. On trouve dj et en premier lieu cette distinction chez Kant,dans la Dialectique transcendantale, de la premire Critique; PourDeleuze, ce dgagement de la pense pour elle-mme, indpendamment du savoir (si magnifiquement opr par Nietzsche etHeidegger) va tre intgr son vitalisme. Comme la littrature,la philosophie est tomne avant tout, non vers la vrit, mais versla puissance de crer de nouvelles faons de penser et de sentir.La pense est donc d abord puissance d innovation (de paradoxe,de critique, de subversion, de rvolution ... ) l gard de la doxacommune, du sens commun.

    La philosophie ne consiste pas savoir, et ce n est pas la vritqui inspire la philosophie, mais des catgories comme celles d Intressant, de Remarquable, ou d Important qui dcident de la russite1 Elles ne