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FICHE DE LECTURE: Qu’est-ce que l’Occident ? Philippe Nemo

Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ?

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Etienne Prade (MAP) 2008

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FICHE DE LECTURE:

Qu’est-ce que l’Occident   ?

Philippe Nemo

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Qu’est-ce que l’Occident   ?

Philippe Nemo

Mots-clés :

- Histoire des idées politiques - Occident - Modernité - Société de droit - Rationalisme - Humanisme - Libéralisme

Présentation de l’auteur : Docteur en Lettres et Sciences humaines, PHILIPPE NEMO enseigne les sciences sociales à l’ESCP-EAP (European School of management). Auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie, les religions et l’histoire des idées politiques, il a activement contribué par ses travaux à la diffusion des idées de Friedrich Von Hayek en France.

Thèse de l’ouvrage : Philippe Nemo fait un « discours à la nation occidentale », sur le modèle de Fichte et Benda, afin d’élever une « conscience occidentale ». Il s’agit de réagir au contexte actuel de crise géopolitique, qui touche selon lui à des valeurs essentielles que le compromis d’un multiculturalisme réducteur ne pourra pas sauver. Ainsi le choc des civilisations nous force à rechercher la nature profonde de l’Occident, pour protéger ce qui lui est spécifique. L’Etat de droit, la démocratie, les libertés intellectuelles, la rationalité critique, la science, l’économie libre et la propriété privée sont le résultat de cinq « sauts évolutionnaires » qui ont modelé l’Occident de manière exclusive. Ces valeurs produites par l’histoire commune à l’Europe de l’Ouest et à l’Amérique du Nord ont forgé ce que Nemo appelle « l’esprit occidental », une disposition de l’esprit caractérisée par une ouverture au progrès et à la modernité, qui serait par essence communicable à d’autres civilisations car empreinte d’universalité.

Méthode : Puisant dans les connaissances accumulées au cours de ses recherches sur l’histoire des idées philosophiques, religieuses et politiques, Nemo retrace les moments-clé de l’histoire occidentale. Il décrit ainsi étape par étape la naissance de notions fondamentales, dont l’enchaînement logique conditionne l’émergence des valeurs qui font aujourd’hui consensus en Occident. L’auteur s’attache ensuite à démontrer l’universalité de ces valeurs, pour en appeler à la constitution d’une « Union occidentale », qui incarnerait un idéal de paix et de progrès au sein du processus d’« unification de l’histoire ».

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Résultat : Il faut réussir à définir ce qui constitue l’identité Occidentale, pour pouvoir trouver ensuite un modus vivendi entre les différentes civilisations. Il ressort de l’histoire occidentale cinq événements essentiels :

- Le « miracle grec » : Il donne naissance à la cité. Dans ce cadre apparaissent la liberté sous la loi, la science et l’école.

- L’invention romaine du droit : Il en découle la notion de propriété privée, qui ouvre la voie à la conception actuelle de la personne et à l’humanisme.

- La révolution éthique et eschatologique de la Bible : La chrétienté met en avant une éthique et une conscience de l’histoire en mouvement fondées par le texte de la Bible. Cette vision du monde révolutionnaire place l’Histoire dans un temps non plus cyclique mais linéaire.

- La « révolution papale » : Elle débute au XIe siècle sous l’impulsion du pape Grégoire VII. Cette réforme au sein de l’institution de l’église affecte l’ensemble de la société civile européenne du Moyen Âge, et dure jusqu’au XIIIe siècle. Elle produit la première synthèse entre les apports grec, romain et chrétien, et conduit à consacrer l’usage de la raison dans la recherche du progrès.

- La montée en puissance des démocraties libérales : Les grandes révolutions démocratiques, issues du rationalisme, favorisent le pluralisme sous toutes ses formes. Le contexte politique et social renouvelé permet alors une croissance économique sans pareille, qui fait naître la modernité.

Ces événements font de l’Occident un ensemble géographique et culturel cohérent sans équivalent. Cet héritage précieux doit nous aider à initier un véritable dialogue des civilisations.

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I – Le « miracle grec » : La cité, la science :

La cité grecque antique est le premier lieu où se forge l’identité occidentale. Le « miracle grec » donne ainsi naissance à la cité, à l’Etat de droit, à la science et à l’école.

1°) Les traits constitutifs de la cité grecque   :

La cité apparaît au milieu du VIIIe siècle avant J.C. Elle est issue d’une crise de la souveraineté, qui met fin au pouvoir sacré du roi mycénien et au système aristocratique qui l’accompagnait. Le pouvoir politique ainsi collectivisé et sécularisé devient l’affaire de tous dans la res publica. Un espace dédié à la « chose publique » voit le jour : l’agora, qui permet l’expression politique des citoyens devant la cité tout entière. Afin de communiquer la parole et la pensée hors de l’agora, l’écriture s’impose comme un vecteur efficace. Elle devient alors le support fréquent des normes de la cité, renforçant ainsi la stabilité juridique et la cohésion sociale. Depuis cette évolution, l’écriture devient un procédé régulièrement utilisé. Cette époque est ainsi marquée par l’apparition des premiers livres.

Le souci d’efficacité politique concourt à la promotion de la parole et de la raison dans la cité grecque. L’art du discours résulte de la publicisation du pouvoir. A l’inverse des codes aristocratiques qui prévalaient jusqu’alors, dans l’agora la valeur de la parole est désormais égale pour tous les citoyens : chacun peut y promouvoir la cité, puisque chacun peut la défendre dans les rangs des phalanges hoplitiques. Devant la loi, les citoyens grecs sont donc semblables (homoïoï) et égaux (isoï). La rhétorique, la dialectique et la logique sont les moyens par lesquels il faut convaincre l’auditoire dans les débats oraux et publics. La modération devient une vertu nécessaire à l’expression publique, tandis que les valeurs aristocratiques sont associées à l’hybris, source de désordre. C’est ainsi que la cité grecque construit la figure abstraite du citoyen, qui est égal à ses semblables en droit, en raison et en dignité.

Les rapports entre religion et politique s’inversent, car le pouvoir ne tire plus sa légitimité du surnaturel mais de l’expression objective et rationnelle des citoyens. Désormais, les lois humaines, l’Etat et la raison publique se substituent à la religion archaïque « horizontale » dont la fonction sociale régulatrice n’a plus lieu d’être. Apparaissent alors des religions « privées » caractérisées par leur séparation de la sphère publique, qui sont plus proches de ce que nous connaissons aujourd’hui.

La cité grecque introduit l’idée de changement dans l’ordre social et politique. Le règne de l’immanent et de l’immuable cesse avec l’autonomisation croissante de l’ordre social par rapport à l’ordre naturel. Alors que le milieu naturel (le physis) répond à des règles inaccessibles et invariables, le corps social (le nomos) se constitue autour de conventions qui évoluent par le biais l’intervention humaine.

2°) L’égalité des citoyens et la liberté sous la loi   :

La cité grecque est le lieu par excellence du gouvernement par la loi et de la liberté individuelle. Ces deux principes indissociables constituent le socle des Etats de droit modernes. L’égalité des citoyens devant des règles de valeur générale (isonomie), lorsqu’elle prend place dans un contexte juridique stable, permet à chacun d’adapter son comportement pour éviter les litiges et les mesures de coercition qui en découlent. Cette faculté d’anticipation rend l’être humain capable de se prendre en charge, et crée un espace de liberté individuelle. Cela vaut aussi pour les étrangers, auxquels la cité accorde des droits civiques de base. Ils peuvent alors s’agréger à elle, car le concept abstrait de citoyen a vocation à s’appliquer à tous. La formule civique inventée à Athènes est donc la première qui ne soit pas fondée sur la communauté d’origine, à l’inverse des sociétés archaïques où l’appartenance est subordonnée au lignage et à l’ethnie.

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3°) La science   :

Elle est le fruit de la libération de la parole et de la raison, et ne pouvait donc pas apparaître sous la monarchie sacrée précédant la république. La science résulte de la distinction entre le physis et le nomos, et de la primauté du second sur le premier. Le citoyen cherche dans la cité les lois abstraites, universelles et impersonnelles qui doivent s’appliquer à tous. De même, l’homme grec applique cette démarche à l’univers pour le comprendre dans son ensemble, et non plus pour dresser un catalogue de descriptions isolées à la manière des mésopotamiens. L’esprit scientifique résulte de cette volonté de construire des théories, destinées à décrire des principes s’appliquant au tout cosmique. Au Ve siècle, le processus de spécialisation et diversification des sciences fait naître les sciences sociales, et notamment l’histoire. C’est là l’apport des sophistes et d’Hérodote.

4°) L’école   :

Sous Alexandre le Grand et Aristote, l’accumulation des connaissances rend nécessaire l’apparition de structures sociales dédiées à leur transmission. L’enseignement se publicise graduellement : d’abord réservé à des confréries spécialisées dans un champ de connaissances (à l’époque de Pythagore), il se répand sous forme privée (avec les sophistes) puis devient à la fois public et pluridisciplinaire. Vecteur de diffusion des savoirs et valeurs cultivés par la cité grecque, l’école devient un facteur de continuité sociale, au même titre que les rites initiatiques des sociétés archaïques. Elle promeut l’activité intellectuelle et propage un idéal commun de civilisation, la première culture au sens moderne du terme.

Il manque cependant aux grecs une volonté de changer le monde dans son ensemble. Cela permet de comprendre pourquoi les sciences grecques n’ont pas connu l’essor qui leur sera donné à la renaissance.

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II – L’apport romain : le droit privé, l’humanisme : Rome est le premier lieu où est utilisé un système élaboré de droit systématiquement écrit. Cela conduit à changer la perception de l’homme et de la personne humaine en Occident.

1°) Un droit universel dans un Etat pluriethnique   :

Du fait de son étendue géographique, l’Etat romain est nécessairement cosmopolite. Or le droit romain régit à l’origine les seuls rapports entre patriciens, ce qui exclut automatiquement les étrangers. Bien que résidents dans l’Etat romain, ceux-ci sont confrontés à un véritable déni de justice. Mais rapidement les romains eux-mêmes ont besoin de leur appliquer le droit des patriciens. Le droit coutumier et oral des dignitaires romains subit alors des tentatives de formalisation : puisque son utilisation requiert la connaissance de formules littérales et l’adhésion à un dogme religieux, le droit sera dit par un homme compétent et assermenté qui se déplacera là où ont lieu les litiges : le préteur pérégrin. Il dispose de la compétence pour qualifier juridiquement les actes. Il doit pour cela utiliser des mots ordinaires, compréhensibles par tous, sans différenciation ethnique. De là vient la pratique d’un droit prétorien, appliquant des procédures formulaires et constamment amélioré par l’interprétation des différents préteurs. L’institution juridique est née.

Cette évolution est rendue possible par l’interprétation stoïcienne du cosmopolitisme, qui reconnaît l’unicité de la nature humaine, et par là l’existence d’une « loi naturelle fondamentale ». Cicéron écrit dans De Republica : « Qui ignore cette loi s’ignore lui-même ». Rome donne ainsi naissance à un droit dit « commun » car il concerne toutes les populations, et dont la source est la nature humaine objective et universelle. L’occident hérite directement de ce droit, sous la forme du droit civil tel qu’il fut codifié par les romains.

2°) Le droit privé romain, source de l’humanisme occidental   :

Rapidement, l’outil juridique gagne une précision telle qu’il devient possible de clarifier la limite du tien et du mien, et de garantir cette distinction dans le temps. Ainsi le droit romain crée la notion de propriété privée, qui modifie la notion de personne humaine : le moi se différenciera des autres par ce qu’il possède. Cette déperdition du sens collectif ouvre la voie à l’apparition de la personne humaine individuelle, construite autour de l’ego. Cicéron définit la persona comme l’agrégation de la nature humaine et d’une « nature personnelle ». Désormais, chaque homme possède une nature qui lui est propre et qui justifie la satisfaction de motivations privées. Grâce à l’invention de la personne humaine, des destins peuvent se différencier au sein de la même communauté. Sans cette innovation, la République redevient une organisation holistique.

Philippe Nemo met l’accent sur la construction par strates successives de la personne humaine, fruit de l’enrichissement de la notion grecque de « nature humaine universelle » par la conception romaine de la persona. Selon lui, l’occident est la seule civilisation qui connaisse le résultat de cette synthèse.

3°) Le personnalisme latin en sculpture et en littérature   :

Les arts témoignent du processus d’individualisation de la personne humaine à l’œuvre à Rome. Le théâtre met en scène des personnes, c’est-à-dire qu’il construit des situations qui s’appuient sur la vie privée des personnages et sur leur ego. Dans les pièces romaines, la vie politique passe au second plan, ce qui reflète l’émergence d’un espace où la liberté est institutionnellement reconnue. De même, la sculpture est individualisante : les artistes réalisent de véritables portraits en trois dimensions, dont le but est de révéler les qualités intrinsèques du modèle. Ces représentations préparent le travail de responsabilisation morale opéré par l’apport judéo-chrétien.

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III – L’éthique et l’eschatologie bibliques :

De ce troisième « saut évolutionnaire » découle l’idée selon laquelle le progrès est la marche normale de l’humanité. Cette vision s’oppose au consensus implicite de la prétendue normalité du mal, qui prévalait jusqu’alors. En conséquence, la dynamique du progrès historique se met en place. C’est là le principal apport du judéo-christianisme à l’Occident.

1°) L’éthique biblique :

Elle est fondée sur une morale de la compassion. Ce parti pris idéologique rend la souffrance des autres insupportable à tout croyant. Une telle vision des choses construit une relation dissymétrique irrésoluble : le croyant doit faire toujours plus pour son prochain, sans espoir d’être un jour quitte de cette dette morale. De là découle une culpabilité infinie, symbolisée par le péché originel dans la Bible. Pour les grecs, une telle responsabilité serait une forme d’hybris. Selon Lévinas, à l’inverse, nous ne sommes humains que dans cette responsabilité pour autrui.

Les premiers prophètes réclament en conséquence au pouvoir politique une justice qui fait bien plus que maintenir l’ordre des choses : il est nécessaire de l’améliorer.

2°) L’eschatologie biblique :

Une telle vision du monde construit un temps linéaire, et non plus cyclique : le récit biblique part de la création et finit à la « fin des temps ». Ce n’est pas un choix philosophique, mais une nécessité imposée par la morale judéo-chrétienne. Il s’agit d’une véritable révolution éthique : il y a désormais urgence d’extirper le mal du monde. Ainsi l’humanité ne peut plus se concevoir que dans une historicité qui s’impose à elle. La variable temporelle intervient à partir de ce moment comme une contrainte omniprésente. Le temps est le cadre de la transformation nécessaire du monde. Il appelle l’action réelle de l’homme, qui doit changer le monde présent par des moyens concrets, et non plus réparer un arrière-monde par des moyens magiques.

3°) Messianisme, millénarisme, utopisme : Ils sont le résultat de cet « esprit de transformation ». Le messianisme biblique est anti-institutionnel, car il s’est construit sur l’expérience de la persécution des juifs et des chrétiens par les pouvoirs officiels. L’Etat ne représente donc pas l’horizon de l’attente humaine. De surcroît, il incarne le maintien de l’ordre des choses, qui pour la morale judéo-chrétienne est l’essence-même du mal.

Le millénarisme et l’utopie procèdent de ce constat pour conclure que le renversement de l’ordre établi est nécessaire. Considérant que seule l’action politique radicale peut y parvenir, la branche millénariste, tels les Joachimistes, utilise des moyens violents pour hâter les transformations. Ils annoncent les révolutionnaires de droite comme de gauche. La branche utopiste, dont fait partie Thomas More, envisage des moyens pacifiques et se fonde pour transformer le monde sur le rationalisme, le droit et la science.

Les idéaux et les pratiques de la démocratie libérale doivent beaucoup au courant de pensée utopiste. Mais la prévalence de l’utopisme sur le millénarisme, bien que vérifiée aujourd’hui, n’était pas acquise d’avance. Il faut y voir selon Nemo le résultat d’un quatrième saut évolutionnaire.

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IV – La « révolution papale » des XIe - XIIIe siècles :

Elle prolonge l’essor pacifique et rationnel initié par l’utopisme chrétien, au moyen d’un changement opéré sur l’institution de l’église, qui atteindra l’ensemble de la société chrétienne.

1°) La «   révolution papale   »  :

C’est le terme employé par Nemo pour désigner la réforme grégorienne, qui a lieu à la fin du XIe siècle. Cet événement est vu comme l’aboutissement d’une réforme plus générale, véritable révolution dans les faits car elle concerne non seulement l’église, mais aussi les lois et les institutions de la société européenne de l’époque.

Tandis que le système féodal est à son point culminant, plongeant le territoire européen dans la misère, gaspillant les énergies dans des conflits internes, l’église prend l’initiative de proposer une « paix de Dieu » aux autorités temporelles. Par ailleurs, le pape Grégoire VII proclame son plenitudo potestatis dans les Dictatus papae de 1704 à 1775, par lesquels il s’octroie un pouvoir législatif absolu sur l’église, et indirectement sur les royaumes séculiers. Ces réformes ont plusieurs conséquences de grande portée :

• Des règles strictes sont imposées à l’institution cléricale : le célibat des prêtres est requis, la dévolution des charges ecclésiastiques est sévèrement contrôlée, l’investiture de nouveaux membres de l’église est réservée aux seuls membres de l’église. L’objectif est de faire de l’église un corps social indépendant concentré sur sa tâche pastorale.

• Le droit canonique romain est codifié, et de nouvelles dispositions sont édictées par les papes successifs : les Décrétales. En parallèle, Grégoire VII fait réétudier le droit romain, et fonde dans ce but la première université de droit européenne, à Bologne, vers l’an 1080. Les grands conciles (Latran, Lyon…) sont convoqués. Finalement c’est une refonte complète de la législation canonique qui est organisée, avec pour vocation d’encadrer la société civile dans son ensemble. C’est l’objet du Corpus juris canonici de Gratien, institué par le décret de 1440.

• Les codes de chevalerie chrétiens sont substitués aux codes d’honneur barbares. Cela incite la noblesse à renouer avec un usage plus discipliné de la force, et permet de faire primer les lois de droit sur les lois de fait. Cet esprit essaimera dans toute l’Europe, où l’Etat de droit sera d’autant plus facile à promouvoir par la suite.

Toutes ces mesures sont décidées et exécutées par un véritable parti, qui orientera l’église catholique dans une forte continuité temporelle et idéologique. Le centralisme manifesté par cette institution encouragera par la suite les Etats d’Europe à mener un long combat contre les pouvoirs féodaux. Une stabilité politique accrue suivra, créant des conditions bien meilleures pour favoriser la croissance urbaine, démographique, économique et géopolitique. Les Etats connaîtront par exemple une forte expansion territoriale, comme la Reconquista en Espagne ou le Drang Nach Osten du Saint Empire Romain Germanique. C’est à ce moment que l’Europe « décolle » et distance d’autres civilisations qui, jusque-là, connaissaient un développement équivalent.

2°) Les nouvelles conditions de la parousie   :

Elément essentiel de l’eschatologie biblique, le second avènement du Christ revenu sur terre est un objectif explicite de la chrétienté. Mais après un millénaire sans signe annonciateur, la morale judéo-chrétienne devient marquée par l’intuition que le monde est trop mauvais pour que le Christ puisse revenir. Il faut alors christianiser le monde, afin de créer les conditions de la parousie. Les hommes de la révolution papale décident donc que l’homme d’église ne doit pas être absent de la

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société civile, car il a le devoir d’œuvrer en faveur du bien dans le monde. Les Dictatus papae grégoriens répondent précisément à cette injonction.

La doctrine augustinienne oppose cependant un obstacle sérieux à cette réforme : elle postule que la nature humaine, détruite par le péché originel, est impossible à racheter. Sans la grâce divine, l’action humaine n’a aucune valeur. Comme il est impossible de savoir qui sera élu, il est alors plus « rentable » dans l’économie de la salvation de rester dans une attente contemplative : c’est encore la meilleure manière de ne pas compromettre ses chances d’entrer au paradis, ou dans le pire des cas de ne pas aggraver les malheurs terrestres.

3°) La solution passe par un remaniement complet de la théologie morale, avec la doctrine anselmienne de l’expiation et du purgatoire   :

On considère désormais que le Christ, par son calvaire, a racheté le péché originel de l’Homme. Mais il reste encore à racheter les péchés actuels de chacun. Les bonnes actions expiant les mauvaises, l’action la plus insignifiante est désormais utile pour sauver l’humanité. Ce revirement doctrinal complet est prolongé par la possibilité de continuer son œuvre de rachat au purgatoire, si elle n’a pas été terminée sur terre. Cette conception nouvelle de la morale chrétienne ne permet pas le défaitisme, et favorise une conception plus optimiste de l’existence. En effet trois conclusions très positives en découlent :

- Dieu n’est plus un substitut à la nature humaine déchue, mais un guérisseur. - La nature humaine est fondamentalement bonne, et elle a été sauvée par le Christ.- L’action humaine est efficace, et contribue réellement au retour du Christ sur terre.

L’économie de la salvation se caractérise dès lors comme le bilan de l’actif et du passif à la charge du croyant, et non plus comme une chute que l’on ne peut que ralentir.

4°) Le salut est devenu une entreprise humaine   :

L’homme est ainsi responsabilisé dans sa démarche. Cette évolution de la morale chrétienne est concomitante de l’image nouvelle du Christ à la fois Dieu et homme. C’est désormais un médiateur  : humanisé par des représentations plus expressives de la souffrance, il est une image exemplaire et édifiante plutôt qu’une figure mystique. L’imitatio Christi est un appel à transformer le monde qui, selon Max Weber, fait que le travail humain n’est plus une punition divine mais le moyen de gagner son salut. Ici encore, la révolution papale trace un sillon profond dans le terreau de la conscience occidentale en renouvelant le rapport au monde, à l’action et à l’histoire.

Suite à cette révolution théologique et sociale, il se creuse entre les christianismes d’occident et d’orient un véritable fossé. Les chrétiens orthodoxes voient dans l’attachement à l’action temporelle un oubli de Dieu, et un renoncement à la transcendance. Cette divergence morale achève d’exacerber les différences géographiques et politiques qui séparent les deux communautés chrétiennes. Le schisme orthodoxe qui s’ensuit tiendra l’Europe de l’Est à l’écart des grands développements techniques et économiques qu’a connu l’Europe de l’Ouest.

5°) La science grecque et le droit romain sont mis au service de l’eschatologie biblique   :

La raison est sanctifiée par les chrétiens d’Occident, car elle est l’élément de la nature humaine qui rend possible le salut. C’est elle qui permet de différencier le bon du mauvais. L’usage de la raison devient alors un devoir moral, dans une finalité religieuse consacrée. Dans cette démarche, la science et le droit sont des outils indispensables.

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Le droit romain donne la mesure de la raison, assimilée à une propriété de l’homme. La science grecque, transplantée dans les Facultés des Arts, aboutira au rationalisme. C’est une méthode scientifique qu’utilise Pierre Lombard pour écrire la Somme théologique. Dans cet ouvrage, il examine sous un angle religieux et de manière systématique et rationnelle toutes les grandes questions de son époque. Un tel procédé annonce la démarche hypothético-déductive moderne. Ce processus intellectuel constructif s’oppose radicalement au fanatisme destructeur de la démarche millénariste, et donne raison aux acteurs de la révolution papale, qui ont fait le choix d’une orientation utopiste.

L’occident jouit donc d’une forme culturelle spécifique, héritage de trois grands lieux dont il fait une synthèse sans équivalent : Athènes pour la raison scientifique, Rome pour la raison juridique, et Jérusalem pour l’éthique et l’eschatologie biblique.

6°) Cause formelle, cause matérielle   : la question de la transmission des textes   :

La sanctification de la raison dans la doctrine chrétienne donne enfin une dimension pragmatique à l’héritage textuel antique, par ailleurs jusque-là conservé mais peu utilisé.

L’eschatologie biblique issue de la révolution papale rend signifiants les traités de science, de droit, de philosophie et de politique présents depuis l’antiquité dans les bibliothèques. Ils sont vus comme des moyens d’agir concrètement sur le monde pour le rendre meilleur, en vue du retour du Christ sur terre. À partir de ce moment, l’ignorance et la superstition deviennent des péchés, puisqu’ils ne servent pas à sauver le monde. La révolution papale est donc la cause formelle du renouveau des sciences en Europe de l’Ouest.

Selon Philippe Nemo, la cause matérielle, c'est-à-dire la simple possession du corpus des grands manuscrits antiques, ne suffit pas pour lancer une telle évolution. La civilisation Arabe, par exemple, ne l’a pas compris. Il déduit cela de l’absence de notion de progrès eschatologique dans l’Islam, malgré la connaissance des traités scientifiques grecs : tandis que l’averroïsme ne provoque pas de réforme majeure de la civilisation musulmane, le christianisme connaît en occident une forme de « prométhéïsme transformateur », conséquence d’un développement endogène absent ailleurs. La cause formelle, c’est-à-dire la volonté de changer l’état des choses, est donc essentielle, et découle d’une vision du monde spécifique à l’Occident.

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V – L’avènement des démocraties libérales :

Ce moment de l’histoire occidentale voit se poursuivre le développement scientifique et juridique que la révolution papale a relancé. Il consiste en une poussée réformatrice qui crée en Europe les conditions d’une modernité durable. Celle-ci assurera la prééminence géopolitique de l’Occident. L’avènement des démocraties libérales prend la forme d’une série d’événements sociopolitiques qui composent tous avec le même thème : « l’ordre spontané de société », ou « ordre pluraliste ». Friedrich August Hayek définit « l’ordre spontané » comme une organisation sociale qui émerge sous l’impulsion des membres de la société, sans rapport avec des structures préexistantes dans la nature ou imposées par les autorités. C’est dans ce saut évolutionnaire que Nemo trouve l’origine du libéralisme intellectuel, économique et politique qui caractérise l’Occident.

1°) Le libéralisme intellectuel   :

Il est issu de la Réforme, premier exemple de pluralisme religieux officiel en Europe. C’est pour l’instant un pluralisme par défaut, qui résulte d’une démarche vers plus de tolérance. Il procède simplement de l’idée qu’interdire le pluralisme produit plus de mal que de bien. Mais cette théorie issue des réformateurs de l’église du Moyen-Âge est approfondie par les humanistes du XVIe siècle. Ces derniers vont progressivement transformer le postulat de départ pour finalement affirmer que le pluralisme produit nécessairement le bien.

Ce pluralisme critique se pose comme seule voie d’accès à toute vérité. Loin de créer le désordre, il le construit en remédiant aux limites de la raison individuelle. La remise en cause est ainsi vue comme une méthode rationnelle et constructive pour progresser vers la vérité. Cela conduit à prendre de la distance avec les dogmes.

Le principe de réfutabilité, décrit par Karl Popper en 1934 dans sa Logique de la découverte scientifique, met en exergue les « stratagèmes immunisateurs » utilisés pour asséner les vérités dogmatiques. Loin de sélectionner les idées les plus valides, le dogmatisme incite au relativisme et au scepticisme. A l’inverse, la liberté de penser favorise la probité intellectuelle. Elle doit être l’œuvre d’individus mais aussi d’institutions. Dès lors, des dispositifs doivent assurer l’existence du pluralisme dans la société, afin de garantir la liberté d’expression.

Cependant les structures institutionnelles sont par nature réticentes à ce principe qui permet la remise en cause des ordres établis. Il implique en effet que toute vérité n’est que temporaire. Par exemple, la physique Newtonienne fut réformée par les travaux d’Einstein, qui lui-même est aujourd’hui remis en cause par les résultats de la physique quantique.

L’élargissement du cadre institutionnel et l’affranchissement de la censure et du monopole de l’Etat sont donc à promouvoir. Ils conditionnent l’existence de la véritable liberté critique. Un Etat libéral fonctionne selon les modalités du pluralisme critique : le rejet absolu de la preuve d’autorité, le sens de la preuve objective, de l’exactitude, l’honnêteté intellectuelle, le goût d’apprendre, une visée encyclopédique. En ce sens, le courant du politiquement correct est une réelle régression civilisationnelle. La recherche rationnelle du vrai est en effet un élément moteur de l’Occident.

2°) La démocratie :

Elle est l’aboutissement d’un libéralisme politique conçu à Athènes et à Rome, conservé dans l’institution ecclésiastique, et communiqué aux Etats occidentaux pendant la renaissance. Expérimenté en Hollande et en Angleterre, il se développe en Amérique puis conquiert la France, la Suisse et la Belgique, etc… Ce processus, qui ne va pas de soi, est propre à l’Occident car toutes les républiques d’Europe de l’Ouest ont mis leur pierre à l’édifice démocratique. Le constitutionnalisme

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se propage, qui promeut un Etat unifié mais pluraliste, où règne un consensus sur des règles précises et contraignantes, et dont la continuité politique s’opère dans l’alternance. Ses valeurs fondatrices sont le caractère unique de chaque personne, l’Etat de droit, mais aussi la faillibilité irréductible de la raison humaine, qui rend le pluralisme nécessaire. Cette dernière précision ôte de fait toute légitimité à un monarque se réclamant de la théorie du droit divin1.

Le pouvoir politique est donc désacralisé. Cela concourt à la séparation des pouvoirs spirituels et temporels, qui annonce la séparation des organes politiques dans les démocraties modernes. De là découlent des pratiques comme le contrôle du pouvoir, sa responsabilité devant les institutions représentant le peuple, le suffrage universel au cours d’élections périodiques et tous les dispositifs anti-absolutistes. Il s’agit d’un véritable renversement, qui voit la société enfin primer sur l’Etat. Le meilleur exemple en est le droit de résistance à l’oppression, énoncé par John Locke.

Pour Philippe Nemo, l’origine de ce bouleversement démocratique se trouve dans la morale judéo-chrétienne et l’eschatologie biblique. Cela explique selon lui que tous les anti-cléricaux s’avèrent in fine antidémocrates.

3°) Le libéralisme économique   :

Cette pratique est l’origine de l’économie de marché. Saint Thomas en pose la première pierre lorsqu’il légitime le prêt à intérêt et la variation des prix. Par la suite, le libéralisme en économie devient un véritable objectif moral. Turgot démontrera qu’une forte croissance peut résulter du libéralisme économique. Jean-Baptiste Say prolonge ce propos par le concept d’industrialisme, qui implique que la création de richesse ex nihilo pacifie la société. L’économie de marché bénéficie alors d’un rapport décomplexé au profit : loin d’être destructeur, le libéralisme économique apparaît plus efficace que la charité. La satisfaction d’intérêts égoïstes à travers l’échange marchand est donc au service de l’éthique chrétienne.

Peu à peu, le caractère auto-organisé de l’économie ressort. Elle est en effet régulée d’une part par le droit et d’autre part par les prix. Pris entre ces deux contraintes, l’agent économique optimise l’allocation des ressources dont il dispose : il produit ce qui est rare en utilisant ce qui est abondant. Ce système décentralisé et équilibré par ses acteurs conduit aux révolutions industrielles, qui lanceront une forte croissance.

4°) Mais le principe de l’ordre auto-organisé connaît des adversaires   :

Fruit du pluralisme, il rompt avec la distinction instituée par les philosophes antiques entre le physis, l’ordre naturel, et le nomos, l’ordre artificiel. La théorie de la « main invisible » de Smith, par exemple, propose que l’économie, activité humaine par excellence, se mettra en place selon des modalités qui s’équilibrent d’elles-mêmes. L’Occident lève donc l’obstacle épistémologique au libéralisme économique.

Nemo relève cependant que l’ancienne distinction physis/nomos subsiste dans l’idéologie des réactionnaires de droite et des révolutionnaires de gauche, qui s’opposent au libéralisme économique avec une position en faveur respectivement de l’ordre naturel ou artificiel. Cela permet de comprendre l’aspect régressif du fascisme et du communisme, promoteurs de valeurs anti-occidentales.

1 Cette théorie maintient qu’un monarque est élu par Dieu, et qu’il est doté pour cela de la capacité intellectuelle nécessaire pour gouverner seul.

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Selon Philippe Nemo, la problématique du libéralisme a été mal comprise. Elle dépasse le clivage réducteur entre droite et gauche, et fonde le courant transversal de la démocratie libérale. Cela explique la perte de sens de l’habituelle distinction binaire en politique. Réveillée par le sursaut européen qui suit les guerres mondiales, la démocratie libérale triomphe du socialisme lors de la chute de l’Union Soviétique. La construction Européenne, basée sur ce principe, révèle au passage un ensemble de valeurs qui sont en fait communes à tout l’Occident. En ce sens, Francis Fukuyama a raison sur un point : il n’y a pas d’alternative au libéralisme démocratique, ce principe est bien universel.

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VI – Un aspect universel de la culture occidentale :

L’auteur prend la mesure du rôle de l’Occident dans l’augmentation exponentielle du savoir humain au cours des derniers siècles, orientant la production de manière toujours plus efficace.

1°) La démocratie libérale et la division du savoir et de la productivité   :

La spécialisation des savoirs a joué un grand rôle dans le succès du libéralisme sous toutes ses formes. Elle conduit à l’augmentation des connaissances. Mais parce qu’elle implique que chacun cesse de produire ce qui lui est nécessaire en propre, elle dépend directement de la capacité de la société à organiser des échanges. À l’inverse, une société unanime a pour effet pervers de briser cette dynamique.

La pratique des échanges commerciaux fait appel à des valeurs culturelles précises. La reconnaissance de l’individu en tant qu’être spécifique et unique, et le respect d’un droit abstrait valable y-compris pour les étrangers sont par exemple des conditions nécessaires. Les échanges s’opèrent selon des règles stables qui régissent le droit et l’économie, dans le cadre de structures Etatiques qui élaborent et garantissent ces normes. C’est en Occident que l’on trouve réunies ces conditions essentielles : le droit abstrait y permet un traitement égalitaire des étrangers et des membres connus du corps social. Il y règne un consensus sur le droit de propriété et le respect des contrats, et les prix fixés de manière abstraite rendent possible l’universalisation des échanges. Tout cela produit un système auto-régulé, créateur d’une croissance exponentielle.

Nemo insiste sur le caractère fondamental et premier des conditions sociopolitiques et morales apparues en Occident. Les idées nouvelles de progrès et de sens de l’histoire, ainsi qu’un contexte politique stable, ont rendu pertinentes les inventions utilisées pendant les révolutions industrielles. La plupart existaient déjà dans l’antiquité, mais n’avaient jamais été réellement exploitées, les conditions nécessaires n’étant jusqu’alors pas réunies.

2°) L’explosion démographique et sa signification   :

Elle est la première conséquence de l’augmentation de la production. C’est ce phénomène qui lance l’émigration vers les « terres vierges », en propageant les valeurs qui la sous-tendent hors d’Europe. Cette première exportation de la dynamique endogène de croissance est selon l’auteur une étape majeure de l’évolution de l’espèce humaine : à partir de cet événement, il observe que la relation entre la croissance démographique et la croissance économique se stabilise dans une douce progression partout dans le monde. Le même schéma se produit en effet dans tous les pays à mesure que les valeurs occidentales se répandent, avec une tendance à l’harmonisation des niveaux de vie certes lente mais structurelle.

Nemo répond à l’objection selon laquelle le capitalisme, facteur d’inégalités, aurait appauvri les hommes. Il cite Hayek, selon qui l’augmentation de la pauvreté, concomitante de la croissance démographique, n’est pas qualitative mais quantitative : les pauvres ne sont pas plus pauvres qu’avant, mais plus nombreux. L’économie plus forte rend leur survie plus facile, alors qu’une société traditionnelle ne disposerait pas des ressources nécessaires pour les maintenir en vie, ni même leur permettre de voir le jour.

Aux yeux de l’auteur, l’explosion démographique permise par le libéralisme économique est à elle seule le signe qu’une étape a été franchie dans le combat darwinien de l’espèce humaine pour sa survie. Il y voit un équivalent moderne de la révolution néolithique, qui a multiplié par cinquante la population en la portant à environ 250 millions de personnes au début de notre ère. Tandis qu’elle ne fait que doubler entre le premier et le dix-huitième siècle, la population humaine est

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presque décuplée entre 1750 et 2000, et passe de 700 millions à 6 milliards. D’une certaine manière, Philippe Nemo considère l’ensemble des hommes aujourd’hui sur terre comme les fils de l’Occident.

3°) La valeur universelle de la société de droit et de marché   :

Le libéralisme économique et politique concerne aujourd’hui l’ensemble de l’espèce humaine, qui a été modifiée culturellement par ces valeurs typiquement occidentales. Le caractère ethnocentriste d’une telle affirmation est modéré par le fait qu’il y aura certainement d’autres évolutions majeures. Nemo y voit un processus d’unification de l’histoire2, où la pensée humaine joue un rôle moteur. Il réfute toute interprétation psychologisante, qui attribuerait aux Européens un désir malveillant d’emprise sur le monde. Selon lui, l’influence occidentale résulte seulement d’un surcroît de puissance économique et technique.

Cela pose la question du degré d’occidentalisation requis par la modernisation. Par ailleurs, il existe peut-être des versions non occidentales de la modernité. Nemo cite les valeurs confucéennes, aussi universelles et plus respectueuses de l’équilibre social et écologique. Il faut cependant reconnaître l’aspect pluraliste consubstantiel à la modernité, qui est résolument une invention de l’Occident.

2 L’auteur cite Jean Baechler, qui énonce ce concept dans Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002.

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VII – Pour une Union occidentale :

Si la définition des frontières de l’Occident est souvent malaisée, la conception de l’identité occidentale développée dans cet ouvrage permet de les délimiter clairement. Il faut ensuite aborder la question de l’extension de ces frontières, et de l’organisation institutionnelle qui pourrait y être mise en place.

1°) Les frontières de l’Occident   :

Elles sont à la fois territoriales et conceptuelles. Elles marquent la séparation entre les pays qui ont connu les cinq sauts évolutionnaires décrits dans le présent ouvrage, et les autres. Il se peut que certains pays n’aient pas encore achevé cette « morphogenèse » que l’Occident a été le premier à réaliser complètement.

• Selon ce critère, l’Occident comprend l’Europe démocratique catholique et protestante, et l’Amérique du Nord :

- Philippe Nemo propose de partir de l’Europe des quinze, à laquelle il soustrait la Grèce puis ajoute la Suisse, l’Irlande et la Norvège.

- Les Etats-Unis et le Canada sont des héritiers directs de la culture nord-européenne, tout comme les dépendances territoriales de cet ensemble. L’Australie, la Nouvelle-Zélande en font partie, mais l’auteur hésite à aller jusqu’à intégrer l’Afrique du Sud.

Cet Occident est fondé sur un substrat de valeurs qui font consensus, sur des traits civilisationnels communs qui dépassent les différences régionales.

• Les pays qui peuvent être considérés comme proches de l’Occident sont ceux qui n’ont pas connu un ou deux des cinq événements fondateurs :

- Il manque à l’Europe de l’Est une pratique profonde des institutions libérales. La Pologne, les pays Baltes, la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, et les nouveaux membres de l’Union Européenne tels que la Slovaquie et la Croatie sont ainsi quasi-occidentaux. Le processus d’intégration européenne est cependant en train de résorber cette distinction.

- L’Amérique Latine fut colonisée par l’Espagne et du Portugal avant qu’ils connaissent la réforme démocratique. Elle est proche de l’Occident, avec deux réserves. D’une part, certains régimes y sont fondamentalement antidémocratiques, restreints par une culture marxiste s’opposant à l’institution d’un véritable Etat de droit. D’autre part, la diffusion des valeurs occidentales rencontre parfois l’opposition de populations autochtones fortement attachées à un mode de vie traditionnel.

- Les pays orthodoxes comme la Russie et les Balkans n’ont pas pu connaître la révolution papale : le schisme orthodoxe les a éloignés des réformes qui ont conduit à la naissance du libéralisme. Cela explique que les évolutions démocratiques soient dans ces pays plus formelles que profondes.

- Israël ne partage qu’une partie des valeurs occidentales. La diaspora Européenne et Américaine a réellement contribué à la morphogenèse de l’Occident, mais la réticence à la sécularisation et la persistance du traditionalisme religieux font persister en Israël un risque de théocratie.

• Le monde arabo-musulman hérite certes de l’éthique et de l’eschatologie judéo-chrétienne, mais il les transforme profondément. En conséquence, les fragiles développements scientifiques et démocratiques ne sont que passagers. L’apport grec et romain hérité de l’expansion territoriale de l’Islam demeure marginal, et la religion reste au premier plan des sociétés musulmanes, où elle oriente encore de manière prédominante les représentations du monde. Pour ces raisons, la civilisation arabo-musulmane est en-dehors de l’Occident.

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• Les autres civilisations n’ont connu aucun des cinq événements, ou bien de façon très récente. La Chine, le Japon, l’Océanie, l’Afrique et l’Inde sont donc, nonobstant l’adoption des progrès techniques, étrangers à l’Occident.

2°) L’extension des frontières, la question de l’éducation   :

Malgré sa fonction transformatrice, la mondialisation n’est pas un mélange général des cultures. Si Friedrich Von Hayek a eu raison d’écrire que les relations de marché sont le premier lien social, il faut néanmoins souligner qu’à elles seules elles ne suffisent pas à créer une culture commune. Il est nécessaire pour transformer une identité culturelle d’agir en amont, sur l’éducation, sous peine de superficialité. Le corps social a besoin de doctrines, d’idéologies qui se répandent par les dispositifs d’éducation. L’appareil éducatif familial, scolaire et social est en cela essentiel. L’église, l’école, la presse, l’université et les arts mettent en place et perpétuent les dispositifs démocratiques qui structurent les mentalités. Cette causalité circulaire prend du temps pour se mettre en place. Pour cette raison, les critères de Copenhague, qui sont essentiellement économiques, ne sont pas un moyen de promotion efficace de l’intégration européenne, ni pour les citoyens ni pour les pays candidats.

3°) L’Union occidentale   :  

C’est l’entité politique que Philippe Nemo propose de créer pour incarner et promouvoir l’identité occidentale. Une association de pays partageant la même forme culturelle pourrait se construire à partir des pays de l’Europe des quinze – toujours sans la Grèce. Les pays musulmans et orthodoxes n’y figurent pas, pour ne pas fragiliser une entité prévue comme homogène. Il faut au contraire rapprocher l’Europe et l’Amérique du Nord, et pour cela calmer les dissensions de part et d’autre de l’Atlantique. L’actuelle politique des deux bords, qui accentuent leur séparation politique et idéologique, est une fausse bonne idée. En premier lieu, la volonté hégémonique américaine, dont la réalisation se révèle plus compliquée que prévu, est créatrice de désordre. En second lieu l’Europe ne doit pas pour lui faire contrepoids s’élargir à l’Est, en accueillant des pays qui ne partagent pas les mêmes valeurs.

L’association de l’Europe et de l’Amérique du Nord dans une Union occidentale confédérale formerait une entité homogène, aux frontières géographiques et culturelles bien définies, où la coexistence sera facile. Cela n’exclut aucunement la coopération avec les pays de l’extérieur, ni non plus l’action unilatérale. La forme confédérale est préférable à la forme fédérale car elle laisse plus de champ à la multipolarité, et donc au pluralisme. Les super-Etats fédéraux présentent en revanche un risque antidémocratique trop important.

La convergence des sensibilités politiques américaine et européenne laisse à penser qu’un consensus sur les règles est tout à fait réalisable, sans pour autant imposer d’unanimité idéologique. La fusion entre l’identité objective et l’identité subjective de l’Occident dans une construction politique durable serait un moyen efficace de promouvoir ses valeurs fondatrices, et aurait le mérite de clarifier les relations avec les autres civilisations.

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Conclusion :

Le processus d’unification de l’histoire, démarche commune vers un idéal de paix et de progrès dans l’entente entre civilisations, est en crise. La voie cosmopolite se heurte à l’hétérogénéité des cultures. Le multiculturalisme, qui prétend unifier les peuples dans la différence des règles, est une contradiction en soi. Le métissage culturel, défini par la fusion des civilisations dans le plus grand dénominateur commun, est un processus appauvrissant. La démarche économique pure est à elle seule insuffisante : sans débat philosophique, théologique et artistique, la mondialisation ne peut qu’aggraver les tensions.

La solution passe par un véritable dialogue des civilisations, effectué sans détours ni concessions. Nemo souligne les dangers de la tolérance intellectuelle, trop souvent confondue avec la tolérance civile : le débat d’idées doit être mené avec fermeté, car la fracture civilisationnelle est réelle. C’est en ne négligeant pas les divergences qu’il sera possible de trouver un modus vivendi.

Pourtant, dans cette guerre des idées le dialogue reste à initier. Par exemple avec le Shi’isme, qui reste historiquement passif et religieusement et politiquement antilibéral. De nombreux liens sont encore à tisser entre l’Occident et le Japon, dont l’éducation et le code moral divergent complètement des nôtres. Or les dangers de l’incompréhension et du refus sont réels, et un choc des civilisations est tout à fait possible.

L’Occident, vecteur de la modernité dans le monde, a un rôle à jouer pour promouvoir ce dialogue. En effet, la diffusion nécessaire des valeurs de progrès, de pluralisme et d’humanisme qui le sous-tendent passe par un certain degré d’occidentalisation des autres civilisations. Les chemins sont variés, cependant, pour satisfaire aux cinq critères. Ces derniers ne remettent pas en question les singularités de chaque culture, le pluralisme faisant partie des valeurs essentielles de la modernité.

Il semble donc nécessaire que l’Occident se reconnaisse en tant que tel, et se constitue en une entité cohérente capable de promouvoir les valeurs qui lui sont propres, afin de favoriser dans d’autres parties du monde le processus de transformation qu’il a connu. C’est à cette condition qu’une nouvelle étape – aujourd’hui nécessaire – sera franchie dans l’évolution de l’humanité.

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