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P H I L O S O P H I E S KANT RÉVOLUTIONNAIRE Droit et politique Suivi de textes choisis de la « Doctrine du Droit » traduits par J.-P. Lefebvre PAR ANDRÉ TOSEL PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

(Philosophies, 16) André Tosel-Kant révolutionnaire _ droit et politique-Presses universitaires de France (1988)

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  • P H I L O S O P H I E S

    KANT RVOLUTIONNAIRE

    Droit et politique

    Suivi de textes choisis de la Doctrine du Droit traduits par J.-P. Lefebvre

    PAR ANDR TOSEL

    P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

  • PHILOSOPHIES

    Collection dirige par Franoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre

    Pierre Macherey et Yves Vargas

    ISBN 2 13 043229 8 ISSN 0766-1398

    Dpt lgal 1" dition : 1988, juillet 2' dition : 1990, octobre Presses Universitaires de France, 1988 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

  • Sommaire

    5 Chronologie

    7 Vocabulaire

    11 Le fait du droit et la Rvolution franaiseLa Rvolution : prsentation historique de la nature morale de lhumanit, 11 - La ruse kantienne et la gense antinomique du droit, 13 - Critique de la violence et apologie du matre rvolutionnaire, 16 - Contre les thoriciens de la contre- rvolution, 19 - Qui exerce la Terreur?, 21 - Le juste rapport de la thorie et de la pratique, 23.

    26 Le droit dans l'histoire et le droit pour la philosophieal Le droit, produit et rgulateur de la disposition technico- pragmatique de lespce humaine, 26 - Fin de lhistoire, ralisation du droit, 28 - b / Le droit, comme norme de la disposition pratique de lespce humaine, 30 - Nature double du droit, 32 - Fonction mdiatrice de la philosophie du droit dans le systme de la philosophie, 36.

    40 Lide du droitDroit et morale, 40 - La communication juridique, 42 - Les trois lments constitutifs du droit, 44.

    48 Le droit privLa libert, unique droit naturel, 48 - La possession, droit priv fondamental, 50 - La proprit prive et son impossible justification ; lhomme comme bourgeois propritaire, 53 - Droit personnel sous lespce dune chose, rapport salarial et conomie politique, 57.

    62 Le droit publicLa socit civile ou Rpublique, 62 - Le contenu de lEtat de droit, la loi, et le contrat originel, 64 - Les sujets de lEtat de droit et les droits de lhomme et du citoyen, 67 - LEtat de droit contre lEtat despotique-paternaliste, 71 - La Rpublique et ses pouvoirs, 78 - La thorie de lobligation politique et la condamnation du droit de rsistance, 82 - Sphre de la publicit et rformisme permanent, 88 - Le droit international et le pacifisme institutionnel, 94.

  • 4 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    101 Textes

    Mtaphysique des Murs. Premire partie : Doctrine du Droit. La traduction a t effectue par J.-P. Lefebvre sur ldition des Kant-Werke. Wissenschaftlische Buchgessellschaft, Darmstadt, Band 7, Schriften zur Ethik und Religionsphilosophie, 1968.Texte n 1. Quest-ce que le droit? (DD, Introduction la

    doctrine du droit, B, C), 101 Texte n" 2. Droit et contrainte (DD, Introduction la doc

    trine du droit, D), 102 Texte n 3. Postulat juridique de la raison pratique (DD,

    Droit priv, 2), 102 Texte n 4. Possession et communaut originaire du sol (DD,

    13), 103Texte n 5. La prise de pouvoir originaire (DD, 14), 104 Texte n 6. La proprit dans ltat de nature et dans ltat

    civil (DD, 15), 105 Texte n 7. Le droit personnel sous lespce dune chose (DD,

    22, 23), 106 Texte n 8. Le droit matrimonial (DD, 24, 25), 107 Texte n" 9. Le droit du matre de maison et le rapport salarial

    (DD, 30), 109 Texte n 10. Passage de ltat de nature ltat civil (DD,

    41, 42), 110Texte n 11. LEtat et les trois pouvoirs (DD, Droit public.

    45), 111Texte n 12. Les droits du citoyen. Citoyen actif et citoyen

    passif (DD, 46 et remarque), 112 Texte n* 13. Le contrat originel (DD, 47), 113 Texte n 14. Lobligation politique et la condamnation juri

    dique du droit de rsistance. Justification de la Rvolution franaise (DD, Remarque gnrale sur les effets juridiques qui rsultent de la nature de lassociation civile, A, et note ; 52 et remarque), 114

    Texte n 15. Le droit des gens et lunion des Etats (DD, 61), 119

    Texte n 16. Le droit cosmopolitique et le pacifisme institutionnel (DD, 62 et conclusion), 120

    123 Bibliographie

  • Chronologie des uvres de Kant et des contemporains

    et abrviations

    1781 Critique de la Raison pure (Kritik der reinen Vernunft). Traduction Tremesaygues et Pacaud, puf, 1950 (CRP).

    1784 Ide d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbrgerlicher Ansicht). Traduction Piobetta, Aubier, 1947, in La philosophie de l'histoire (IH).

    1784 Rponse la question : Qu'est-ce que les Lumires? . Traduction Piobetta.

    1785 Hufeland, Versuch ber den Grunsatz des Naturrechts.1785 Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte den Mensheit. 1785 Fondements de la Mtaphysique des Murs (Grundgelegung

    zur Metaphysik der Sitten). Traduction Delbos, Delagrave, 1907 (FMM).

    1785 Compte rendu de louvrage de Herder : Ides sur la philosophie de l'histoire de l'humanit. Traduction Piobetta.

    1786 Conjectures sur les dbuts de l'histoire de l'humanit. Traduction Piobetta.

    1786 Qu'est-ce que s'orienter dans la pense? Traduction Philo- nenko, Vrin, 1959.

    1787 Seconde dition de la Critique de la Raison pure.1788 Critique de la Raison pratique (Kritik der praktischen Vernunft)

    Traduction Picavet, puf, 1960 (CRPR).1789 Bentham, Principles of international Law.1790 Critique de la facult de juger (Kritik der Urtheilskraft).

    Traduction Philonenko, Vrin, 1965.1790 Burke, Reflections on the Revolution in France.1791 Saint-Just, L'esprit de la Rvolution et de la Constitution de

    France.1791 Volney, Ruines, ou mditation sur les rvolutions et les empires.1792 Humboldt, Ideen ber die Staatsverfassung durch die neue

    franzsische Konstitution veranlasst.1792 Paine, Rights of Man.1793 Schmalz, Das reine Naturrecht.1793 Fichte, Appel aux Princes pour la libert de penser.

  • 6 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    1793 Gentz, traduction allemande, avec introduction, de louvrage de Burke sur La Rvolution franaise.

    1793 Fichte, Considrations pour rectifier le jugement du public sur la Rvolution franaise.

    1793 Rehberg, Untersuchungen ber die franzsische Revolution.1793 Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrs de l'es

    prit humain.1793 Mallet du Pan, Considrations sur la nature de la Rvolution

    de France et sur les causes qui en prolongent la dure. Traduction allemande en 1794.

    1793 Sur le lieu commun : cela est bon en thorie, cela ne vaut rien en pratique ( Ueber den Gemeinspruch : Das mag in der Theorie richtig sein, taaugt aber nicht fr die Praxis). Traduction Guillermit, Vrin 1961 (TP).

    1793 La Religion dans les limites de la simple raison (Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft). Traduction Gibelin, Vrin, 1943 (RR).

    1794 Mably, De la lgislation ou principe des lois.1795 Hufeland, Lehrsatz des Naturrechts.1795 Schiller, Lettres sur l'ducation esthtique de l'humanit.1795 Mamon, Ueber die ersten Grnde des Naturrechts.1795 De la paix perptuelle : essai philosophique (Zum ewigen

    Frieden). Traduction Gibelin, Vrin, 1947 (PP).1796 F. Schlegel, Versuch ber den Republikanismus veranlasst durch

    die Kantische Schrift Zum ewigen Frieden .1796 Fichte, Fondement du droit naturel ( Grundlage des Naturrechts).1796 A. Feuerbach, Kritik des Natrliche Rechts.1796 J. de Maistre, Considrations sur la France.1797 Mtaphysique des Murs : Doctrine du Droit. Doctrine de la

    Vertu (Die Metaphysik der Sitten : 1. Metaphysische Anfangs grnde der Rechtslehre. 2. Metaphysische Anfangsgrnde der Tugendlehre). Traduction Philonenko, Vrin, 1968 (DD).

    1798 Le Conflit des Facults (Streit der Fakultten). Traduction Piobetta, Aubier, 1947, in La philosophie de l'histoire ( CF).

    1798 Anthropologie du point de vue pragmatique (Anthropologie in pragmatischer Hinsicht). Traduction M. Foucault. Vrin, 1969 (A).

  • Vocabulaire

    DOGMATISME/CRITICISME 1 / Dogmatisme : a / procder en philosophie sans critique pralable de la raison; b / prtention de connatre par raison pure, sans la mdiation de lexprience, le suprasensible.

    2 / Criticisme : a / procder en philosophie par une critique de la raison permettant de passer du doute au savoir, en distinguant les types de savoir et dobjectivit correspondants; b / instituer un tribunal o la raison juge de ses prtentions et de ses formes.

    CRITIQUE 1 / Elle est inutile pour les sciences physicomathmatiques qui construisent leurs concepts dans lintuition sensible.

    2 / Elle est ncessaire pour fonder la mtaphysique comme science.

    3 / Elle dnonce les illusions mtaphysiques de la raison pure et formule la thorie de la connaissance en termes de thorie de lexprience.

    4 / Elle assigne la raison pratique lintrt fondamental de lhomme, et fait de cette raison pratique le sujet mme de la critique.

    DDUCTION 1 / En gnral, preuve de la lgitimit dune prtention.

    2 / Mtaphysique, preuve du caractre a priori dune reprsentation.

    3 / Transcendantale, preuve et explication de lobjectivit dune reprsentation a priori (par exemple celle du droit).

    IDES 1 / Concept issu de la raison.2 / Sur le plan thorique, les ides de la raison sont des principes

    transcendants qui ne donnent aucune connaissance des objets de lexprience, mais qui peuvent avoir unefonction rgulatrice (points de vue totalisants).

    3 / Sur le plan pratique, les ides sont les principes de dtermination de laction, elles ont une fonction constitutive.

    EMPIRIQUE (OU A POSTERIORI ) / A PRIORI 1 / Empirique : ce qui est issu de lexprience sensible (percep-

  • 8 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    tions ou synthse de perceptions) ou de lexprience en tant quelle est informe par les lois de lentendement scientifique.

    2 / A priori : a / ce qui est indpendant de lexprience ; b / ce qui est issu de la raison ; c / ce qui est condition de lexprience comme synthse de perceptions selon les lois de lentendement. Les catgories sont a priori.

    SENSIBLE/INTELLIGIBLE Sur le plan thorique, ce couple recouvre le couple empirique / a priori.

    Sur le plan pratique : 1 / Sensible : la dotation en instincts, pulsions, et besoins de lhomme, tre naturel appel vivre sa condition de crature finie dans la spatio-temporalit, poursuivant ainsi le bonheur.

    2 / Intelligible : la possession par lhomme de la capacit de former des concepts, de se reprsenter des fins, de calculer les moyens ncessaires pour raliser ces fins, de choisir fins et moyens.

    PHNOMNE/NOUMNE (OU CHOSE EN SOI) 1 / Phnomne : ltre, en tant quil nous est donn en notre rceptivit sensible, et que nous le connaissons par la mdiation des formes a priori de la sensibilit (espace et temps) et de lentendement scientifique (catgories et concepts).

    En ce sens nous sommes donns nous-mmes et nous pouvons former le projet de la connaissance scientifique de notre activit dans la spatio-temporalit. Nous nous connaissons comme spectateurs de notre activit empirico-intelligible, produite.

    2 / Noumne (ou chose en soi) : ltre, le mme tre, tel que le philosophe le pense et tel quil pourrait tre connu sans conditions par un tre qui au lieu de le rencontrer le poserait immdiatement.

    En tant que nous sommes des tres pratiques et que nous nous reprsentons la loi morale laquelle nous nous soumettons librement, nous nous obligeons comme acteurs. Nous nous voulons comme chose en soi. Laction humaine se comprend du point de vue de lacteur intress, et elle se comprend pour autant quelle se veut et veut se raliser dans la spatio-temporalit, dans lhistoire.

    LIBERT 1 / Pouvoir proprement humain dagir en se reprsentant des fins et en choisissant les moyens ncessaires leur ralisation. Willkur.

  • Vocabulaire / 9

    2 / Ce mme pouvoir humain dagir en tant quil se qualifie moralement, en choisissant de sobliger vivre selon le respect d la loi morale et de transformer lempirie. Wille.

    TRANSCENDANT/TRANSCENDANT AL 1 / Transcendant : a / principe qui exige de dpasser lexprience possible; b / usage dun principe immanent au-del de lexprience possible.

    2 / Transcendantal : a / connaissance, par rflexion, de la priori; b / rapport dune connaissance sa source; c / rapport dune reprsentation a priori son objet.

    Pour une meilleure approche, voir : R. Verneaux, Le vocabulaire de Kant, 2 tomes, Aubier, 1967, 1973. Consulter aussi G. Deleuze, La philosophie critique de Kant, puf, 1963.

    ECLAIRCISSEMENT Pour Kant, lhomme est un tre la fois empirique et intelligible, phnomnal et noumnal. En tant qutres empiriques, sensibles, les hommes sont des tres naturels, conduits par le besoin sorganiser, se soumettre des rgles pour trouver la satisfaction de leur dsir naturel de bonheur total et durable. En tant qutres intelligibles, ou suprasensibles, les hommes sont libres, non pas sur le plan du sensible o ils sont dtermins comme le sont tous les phnomnes, mais sur le plan dune exprience non empirique, proprement humaine, celui de la loi morale, immdiatement prsente. Cette loi ne se rvle pas lentendement organisateur de la science naturelle du sensible (laquelle inclut la science naturelle de notre activit). La loi se rvle la raison pratique, facult de luniversel. Fait de la raison, la loi ordonne lhomme dagir de telle manire que les maximes de son action soient universalisables, et donc de traiter les autres hommes en fins en soi, non pas seulement comme moyens. Elle prescrit dagir dans lempirie, de transformer autant que possible notre propre nature sensible besogneuse et goste, de manire ce que lordre humain soit gouvern par lide ( raliser dans lhistoire) dun royaume intelligible, celui de lhumanit fin en soi.

    Lhomme est ainsi un tre dual, duel, et contradictoire, moralement imparfait, toujours sur la voie de la moralisation. Egosme, violence, mensonge dominent parmi les hommes dont les rapports sont dtermins par la volont de chacun de traiter ses semblables en moyens en vue de son propre et exclusif avantage. Les organisations humaines ne sont que des quilibres prcaires entre

  • 10 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    raison pratique et dsirs lesquels seraient emports en un conflit intgralement destructeur si les conditions que leur a faites la nature ne les amenaient pas sentendre. Ces organisations sont toujours des Etats et des socits du besoin et du calcul. Pourtant la morale existe et agit en ce quelle prescrit de regarder tout homme comme fin en soi, libre et responsable, et exige la moralisation des formes de vie, la rduction de la violence humaine. La loi morale demande chacun de se comporter de telle faon que la maxime de son comportement puisse tre pense comme mode de faire de chacun et de tous. La loi morale impose la forme dune lgalit possible de la coexistence dtres tous libres dans la condition, tous conditionns dans la libert. Le droit est la fois anticipation et ralisation partielle dune vie morale qui le dborde : demeurant empirico-intelligible, le droit est toujours affect par le besoin et le dsir, alors que la loi morale propose la perspective dun royaume intelligible de volonts unies de lintrieur par les liens dune reconnaissance, libres de la violence.

  • Le fait du droit et la Rvolution franaise

    La Rvolution : prsentation historique de la nature morale de l'humanit

    Sil est une philosophie qui sest trouve en correspondance avec le plus grand vnement historique des Temps Modernes, la Rvolution franaise, cest bien celle de Kant. En 1789, Kant est g de soixante-cinq ans, il a labor, sur la base de la rvolution copernicienne, du criticisme, les pices dun nouveau systme unissant philosophie thorique et philosophie pratique.

    Cest dans une note de la troisime Critique o Kant prsente une version synthtique de sa philosophie de lhistoire que 1789 est salu comme le dbut dune tentative radicale pour reconstruire lordre politique et juridique sur la base dune vritable organisation , en rupture avec le mcanisme de contrainte propre au despotisme dAncien Rgime. 1789 ou lorganisation de la libert par et dans le droit. Cest ainsi qu loccasion de la transformation rcemment entreprise dun grand peuple en un Etat, on sest trs souvent servi du terme organisation dune manire trs approprie pour linstitution des magistratures, etc., et mme du corps entier de lEtat. En effet, dans un tel tout chaque membre ne doit pas seulement tre moyen mais aussi en mme temps fin, et tandis quil contribue la possibilit du tout, il doit son tour, en ce qui concerne sa place et sa fonction, tre dtermin par lide du tout (Crit. Jug., 65, note p. 194).

    A la fin de sa vie, alors que la Rvolution a connu ses moments les plus tragiques, en 1798, dans le dernier texte publi de son vivant, Le Conflit des Facults, Kant ne porte aucune condamnation de la politique des Jacobins. A cette poque les intellectuels et thoriciens allemands, une fois pass leur enthousiasme rvolutionnaire initial, reniaient dans

  • 12 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    leur grande majorit leur prise de parti, ainsi le pote et dramaturge Schiller. Plus encore, beaucoup rejoignaient les conservateurs dclars pour dnoncer avant toute chose la Terreur, ses atrocits, et excluaient les Jacobins de lhumanit commune, ainsi le pote allemand Novalis, le jeune Schelling et le thoricien politique Gentz. Kant est un des rares, avec Fichte, reprendre son compte la substance de linterprtation jacobine de la Rvolution : celle-ci est la manifestation de la nature morale de lhumanit, laquelle satteste dans la revendication fondamentale du rgne du droit. 1789 est mme le signe qui montre que la raison pratique, sous sa forme juridique, peut se raliser dans lhistoire. 1789 fait apparatre la possibilit de ce qui jusquici demeurait une obligation de la raison. Que la Rvolution dun peuple desprit dont de nos jours nous avons t les tmoins russisse ou choue, quelle soit follement remplie de misres et datrocits quun homme sens, sil avait loccasion de la recommencer avec toutes chances de succs, noserait pas renouveler une exprience aussi coteuse : elle rencontre malgr tout dans lesprit des spectateurs une sympathie qui sapproche de lenthousiasme et dont la manifestation comportait un danger. Cette sympathie ne peut avoir dautre cause quune disposition morale du genre humain. Cette cause morale est double. La Rvolution est morale en son essence, dabord en ce que chaque peuple a le droit de se donner une constitution qui lui plat, sans intervention de puissance trangre; ensuite parce quelle veut raliser la seule constitution qui est en soi moralement bonne, et conforme au droit, la constitution rpublicaine, qui a pour vertu, si elle est universalise, de rendre impossible la guerre (CF, 1798, p. 223).

    Lhistoire dsormais peut rvler son millnarisme lac et se poser comme poursuite de la ralisation de cet lment moral . Le contenu de la Rvolution franaise relve de la raison pratique, cest celui dun devoir qui la fois est reconnu par lme humaine et concerne lhumanit dans le tout de son union . 1789 est le phnomne de lide du droit laquelle nous devons applaudir et dont nous devons considrer avec

  • Le fait du droit et la Rvolution franaise / 13

    sympathie la ralisation. Un tel phnomne dans lhistoire de lhumanit ne soublie plus parce quil a rvl dans la nature humaine une disposition, une facult de progresser telle quaucun politique naurait pu la dgager avec force de subtilit, du cours antrieur des vnements (CF, 1798, p. 226).

    Si sur le plan individuel lhomme sens doit sinterdire de participer ventuellement au renouvellement dune telle exprience et de ses propres misres, le philosophe de lhistoire de lespce humaine en juge autrement. Lvnement que jusquici la philosophie a annonc, lavnement du droit comme unit rconciliant cours de la nature et cours de la libert, impose la fin quil vise comme indrogeable, et simpose comme tournant historique. La philosophie doit alors prvoir la possibilit de son recommencement et le souhaiter. Mme si le but vis par cet vnement ntait pas encore aujourdhui atteint, quand bien mme la rvolution ou la rforme de la constitution dun peuple aurait finalement chou, ou bien si, pass un certain laps de temps, tout retombait dans lornire prcdente (comme le prdisent maintenant certains politiques [sous-entendu les politiques conservateurs]), cette prophtie philosophique nen perd pourtant rien de sa force. Car cet vnement est trop important, trop ml aux intrts de lhumanit, et dune influence trop vaste sur toutes les parties du monde, pour ne pas devoir tre remis en mmoire aux peuples loccasion de certaines circonstances favorables et rappel lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre (CF, 1798, p. 226-227).

    La ruse kantienne et la gense antinomique du droit

    Si la philosophie de lhistoire autorise et encourage ce qui est interdit lhomme sens, si le penchant moral exige pour sa ralisation par et dans lespce ce quil peut interdire lindividu, il semblerait alors que Kant entretienne lui-mme une situation de duplicit. Ou du moins de ruse. Kant crit et

  • 14 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    publie dans une Prusse qui, surtout aprs la mort de Frdric II (1786), demeure plus despotique quclaire. Il doit ruser avec la censure royale surtout lorsque les guerres antifranaises rendent dangereuse toute prise de parti prorvolutionnaire. Il ne faut pas oublier que le second essai de La Religion dans les limites de la simple Raison (1793), dabord publi dans une revue, organe des Lumires, avait t frapp par la censure comme trop favorable aux thses laques, critiques du despotisme ecclsiastique (dit de Wll- ner).

    La duplicit, ou plutt la ruse en situation de perscution, existait bel et bien, et exigeait un art dcrire sachant jouer des ambiguts, des contradictions feintes, des thses demi dvoiles, sans quil y ait pour autant dissimulation ni mensonge. Kant a su lui aussi devenir matre en cet art dcrire sans jamais mentir, tant le mensonge est pour lui immoral. Mais la dualit reproche Kant est plus profondment symptomatique de relles antinomies historiques que le philosophe a eu lhonntet et le courage de penser avec cohrence, sans moralisme1.

    Il en va ainsi pour la difficult majeure de la pense juridique de Kant, penseur de la Rvolution franaise. Si Kant a t dune constante fidlit la substance de lvnement rvolutionnaire considr comme avnement du droit, il a toujours condamn le fait rvolutionnaire en gnral en tant que celui-ci concide avec la revendication du droit de rsistance, du droit de rvolution contre lEtat lgal existant positivement, mme si cet Etat positif est trs loign de lide du droit. En premire approche, lantinomie sera la suivante (et dailleurs elle ne concerne pas la Rvolution franaise elle-mme puisque, selon Kant, celle-ci na pas commenc par une rvolution au sens strict dinsurrection violente) : si la Rvolution franaise est le signe historique (signum rememorativum, demonstra-

    1. Sur cette ruse, voir louvrage dcisif de D. Losurdo, Autocensura e compromesso nel pensiero politico di Kant, Napoli, Bibliopolis, 1985. 11 renouvelle la question et nous en partageons les thses essentielles.

  • Le fait du droit et la Rvolution franaise / 15

    tivum, prognosticum) de la tendance au progrs du genre humain dans sa totalit , avec elle le droit sinscrit dans les faits ; mais cet avnement du droit surtout, lorsquil suit une sdition violente, ne se produit pas lui-mme ncessairement sur la base du droit, et nutilise pas les moyens du droit.

    On peut pour linstant se contenter de la dfinition du droit suivante : il est la ralisation dun maximum de libert pour chacun, dans le cadre dune organisation civile qui garantit la compatibilit de la libert de chacun avec celle dautrui. Il dfinit ainsi une socit dans laquelle la libert soumise des lois extrieures se trouvera lie au plus haut degr possible une puissance irrsistible (IH, 1784, 5' proposition, p. 66). Une rvolution qui veut raliser le droit commence par le contredire si elle se prsente comme rvolte violente contre lautorit constitue. Cette rvolution peut assurment devenir source dune organisation juridique et politique nouvelle plus conforme lide du droit; mais il reste que si elle instaure ce droit par un appel la rsistance contre lordre politique lgal, elle sinscrit dabord dans le vide juridique quelle produit et ne peut se dire fonde sur le droit. Ne pouvant sautoriser de lordre lgal quelle combat comme contraire ou attentatoire lide du droit, elle ne peut davantage sautoriser du nouvel ordre quelle dsire installer et qui ne sera lgitim en fait quen cas de victoire. Le fait de lavnement rvolutionnaire du droit (violent et illgal) nest pas un fait juridique, fond en droit. Et pourtant, partir de ce fait, sinstaure et se consolide un ordre juridique que la raison pratique peut reconnatre comme son approximation suprieure.

    La duplicit kantienne est alors la reconnaissance raliste de lantinomie dramatique de lhistoire elle-mme. Le droit ne vient pas lexistence avec les moyens du droit. Le fait sur lequel il commence et sappuie nest pas un fondement juridique. La rvolution, cette contre-violence qui demeure violence, ractive la situation que la philosophie de lhistoire et la thorie du droit pensent comme originelles. Cest celle du combat des libres gosmes dchans, de cette guerre civile qui

  • 16 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    est aussi un tat de nature. La rvolte contre un Etat injuste risque daboutir dabord labsence de constitution. Les forces qui parlent alors au nom du peuple et de son droit ne peuvent en fait ni concider avec le peuple ni avec le droit. De fait, ces forces sont des factions en lutte. L o domine la rbellion, il nexiste ni droit ni peuple. Comment alors sortir de cet tat de nature qui se reproduit au sein de lordre positif sinon en entrant dans un tat civil? Originellement la sortie hors de ltat de nature passe par une contre-violence originaire fondatrice des lois. Elle passe par un recours un matre (un despote en grec). Comment originellement peut-on amener respecter la loi une crature qui veut que ses semblables respectent cette loi quelle-mme, pousse par son penchant animal lgosme , dsire contourner ? Rponse : Il lui faut un matre qui batte en brche sa volont particulire et la force obir une volont universellement valable, grce laquelle chacun puisse tre libre (IH, 1784, 6e proposition, p. 68). Lhomme est lanimal qui a besoin dun matre. En logique, le problme est impossible rsoudre puisque le matre est lui-mme un animal qui a besoin dun matre. En fait le problme se rsout, et il se rsout toujours mal, puisque lEtat despotique, constitu dans la positivit historique, intervient. La crise rvolutionnaire peut tre considre comme une forme amliore de cette rsolution.

    Critique de la violence rvolutionnaire mais apologie du matre rvolutionnaire

    Rsolution amliore, car en ce cas le matre nest plus le despote dAncien Rgime, en ce quil se rfre lide du droit, et exerce sa matrise non pas seulement sur tous les individus qui se sont mis en situation de guerre civile et sont retourns ltat de nature, mais de manire prfrentielle sur les individus que leur penchant animal lgosme incite se rserver un rgime dexception. Succdant au matre despotique, le matre

  • Le fait du droit et la Rvolution franaise / 17

    rvolutionnaire exerce sa matrise sur tous les privilgis qui, par dfinition, ne reconnaissent pas le droit lgalit devant la loi. Ce sont les privilgis des couches fodales, nobles, haut clerg, toujours prts exalter le caractre sacr de leur particularit historique qui sont les exemplaires, minents, du bois si tordu dont lhomme est fait. Ceux qui confondent le droit et le privilge sont les destinataires de la contrainte exerce par le nouveau matre qui tranche de fait la crise rvolutionnaire. Le matre rvolutionnaire est peut-tre le dernier matre, car sil intervient comme instrument rsolutoire dune crise, cette crise se droule nanmoins dans des conditions infiniment plus favorables que la crise originelle de ltat de nature qui a motiv le surgissement du matre despotique.

    1789 prouve quainsi sont runies les conditions que Kant, en 1784, dans IH considrait comme difficiles runir et quil estimait ne pouvoir tre rassembles que tardivement aprs de multiples et vaines tentatives . Ces conditions sont au nombre de trois : Ce sont des concepts exacts touchant la nature dune constitution possible, cest une grande exprience riche du profit de maints voyages travers le monde, et pardessus tout cest une bonne volont dispose accepter cette constitution (IH, p. 68-69). Par une acclration foudroyante du temps, la Rvolution franaise condense ces Conditions. Elle est ce signe historique qui manifeste la possibilit actualise par les hommes dune manire de penser du point de vue de luniversalit morale, de senthousiasmer pour ce qui est idal, le concept du droit par exemple (CF, 1798, p. 224). A elle seule, dautre part, la transformation de la France est riche dexpriences qui dispensent de longs voyages. Quant aux concepts, les philosophes des Lumires les ont esquisss, et Kant lui-mme les labore dans la Doctrine du Droit, manifeste et systme de la raison pratique juridique. Les assembles rvolutionnaires, par ailleurs lgitimes, qui noncent quaucune volont particulire, aucune juridiction spciale ne peuvent tre source du droit, occupent la place du matre, le dernier matre peut-tre, le matre clair, capable dduquer la bonne volont. Elles ont pour fonction de combler le vide juri-

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    dique ouvert par la crise rvolutionnaire, de combattre dans les privilgis ces traits danimalit goste qui persistent dans lhumanit. A la limite, la Rpublique reprsentative fait du peuple le matre authentique, celui qui se nie comme matre, et se pose comme pouvoir lgislatif nobissant qu la loi quil se donne.

    Condamne comme suspension du droit, la violence rvolutionnaire est accepte comme base non juridique dun ordre du droit contre lequel toute rsistance future sera absolument injustifiable. La Rvolution franaise, guide exemplairement par lidal du droit, est en fait irrversible, comme est en droit injustifiable une restauration du vieil ordre du privilge. Kant prend ainsi position contre toutes les Vendes pr- sentes et venir, contre toutes les tentatives contre-rvolution- naires en France. Quand une rvolution a russi et quune nouvelle constitution est institue, lillgalit du commencement et de son tablissement ne saurait librer les sujets de lobligation de se soumettre comme de bons citoyens au nouvel ordre de choses, et ils ne peuvent refuser dobir honntement lautorit que possde maintenant le pouvoir (Doctrine du Droit, Remarque gnrale au droit public, A, .texte n 14)1. Mrite la peine de mort celui qui tente dorga- niser une sdition, et qui est en fait un parricide, cherchant tuer son pays.

    Ainsi la critique du droit de rsistance, ft-ce au nom du droit, se rvle contradictoire du seul point de vue du droit. Elle est assortie dune justification factuelle de la violence rvolutionnaire contre la violence dominante et du rappel du caractre sacr du droit. Car Kant dnonce inlassablement le maintien du statu quo de lordre fodal et du pouvoir dynastique propre lEtat despotique et paternaliste. Ce pouvoir est critiqu comme une machine, un appareil mcanique de contrainte qui ne connat et manipule que des hommes rduits

    1. A lexception des textes prsents ici en traduction nouvelle, les textes de la Doctrine du Droit sont donns dans la traduction dA. Phi- lonenko, Mtaphysique des murs, Premire partie : Doctrine du Droit , Paris, Vrin, 1971. Cite ensuite DD.

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    ltat de purs moyens, et fonctionne sans jamais prendre en compte la dignit des hommes en tant que fins en soi. Contre un tel pouvoir que Kant identifie dans le Projet de paix perptuelle (1795) comme celui des politiques moralisateurs , les rvolutionnaires franais se sont comports comme des mora- listes politiques , entrans par la violence inhrente lEtat despotique devenir des moralistes despotiques . Le texte ne formule aucun nom, mais les allusions sont sans ambigut, surtout si lon songe la conjoncture (1795 : fin de la Terreur, mise en place de la Convention thermidorienne, Paix de Ble). Mais, devenus leur tour despotiques, ces rvolutionnaires nont jamais perdu de vue la politique morale , cest--dire une politique qui soit conciliable dans ses principes avec la morale, et plus prcisment le droit, qui soit soucieuse de corriger les vices des constitutions existantes et de les rendre conformes au droit naturel tel quil se trouve devant nos yeux comme modle dans lide de la raison, quand bien mme il en coterait des sacrifices Pgosme des chefs dEtat (PP, P. 59).

    Contre les thoriciens de la contre-rvolution

    Kant affirme donc que les hommes politiques conservateurs et leurs thoriciens ignorent le droit de la raison et la raison du droit, et acceptent le statu quo de la mcanique du despotisme. Ainsi ils se fabriquent une morale la convenance des intrts de lhomme dEtat , cest--dire de lEtat paternaliste. Au lieu de refonder la pratique, la praxis, sur lide que pres- crit la raison, ils lgitiment des pratiques dasservissement au nom dun soi-disant ralisme fond sur une pseudoconnaissance des hommes, tels quils sont jusqu aujourdhui; mais en fait ils ignorent ce quest vraiment lhomme comme tre pratique, et mconnaissent ce que lon peut en faire (PP, 1795, p. 62). Ce faisant, ces politiques moralisateurs , en soutenant le fallacieux prtexte que la nature humaine est inapte au Bien que prescrit lide de la Raison, rendent

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    impossible, dans la mesure de leur force, toute amlioration et ternisent la violation du droit (PP, 1795, p. 61). Ils ne sont alors que les agents dun mcanisme suivant des lois de contrainte despotiquement impses , quils identifient la seule ralit possible. Pour eux, les faits et le monde tels quils vont, les principes empiriques qui rgissent les constitutions actuellement en vigueur, ne peuvent tre autres quils ne sont. Les constitutions prsentement en vigueur doivent ncessairement tre toujours pour eux les meilleures; tout y marche dans lordre mcanique convenable (PP, 1795, p. 62).

    En ralit ces politiques moralisateurs , par leur culte des pratiques empiriques, leur ftichisme du statu quo, leur respect flatteur des puissances du moment , ne sont que des courtisans qui servent leurs intrts particuliers , et nhsitent pas sacrifier le peuple et si possible lunivers entier (PP, 1795, p. 61). A linverse, les politiques moraux disposent des concepts de la raison, et donc du droit, con- trainte gale tablie daprs les principes de libert par laquelle seule est possible une constitution politique existant lgitimement , contrainte radicalement oppose celle du mcanisme despotiquement impos. La sagesse politique les inspire, elle prescrit de suivre lordre de la raison pratique-juridique, de renverser en consquence les rapports politiques qui, loin de correspondre la dignit de lhomme, produisent son humiliation. Kant ne met pas sur le mme plan les politiques moralisateurs , partisans de lAncien Rgime, despotique et fodal, et les politiques moraux : presss par les circonstances et aveugls par un. enthousiasme pour la raison pratique qui risque de dvoyer celle-ci, ces derniers prennent des mesures htives , violent la nature , en ajoutant plus de contrainte que ncessaire. Certes, et on peut penser ici Robespierre et aux Jacobins, ils se trompent maintes fois du point de vue politique et deviennent des moralistes despotiques (qui pchent dans la pratique) (PP, 1795, p. 61). Mais, orients quils sont par lidal que prescrit la raison, ils savent ce quil faut faire : lorsquils violent ou forcent la nature, lexprience (peut-tre Kant songe-t-il la fin de la

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    Convention montagnarde et linstallation de la Convention thermidorienne) ne peut que les ramener peu peu dans une voie meilleure (PP, 1795, p. 61). Alors que Kant aurait pu dnoncer avant toute chose la Terreur, le mouvement de sa pense est fondamentalement dirig contre les pratiques, lordre, et les thories de lAncien Rgime. Si les rvolutionnaires despotiques violent la nature, les despotes conservateurs violent le droit. Les uns peuvent tre ramens la ralit par lexprience, mais ils gardent rapport lide de la raison; le problme sera donc pour eux de raliser lide de la raison sans mconnatre les droits de la nature (par exemple en satisfaisant aux intrts lgitimes de la recherche individuelle du bonheur, dans un ordre de proprit reconnue). Les autres seront dans une situation politique et ontologique infrieure, car leurs principes empiriques les empchent dtre amens la raison et les conduisent se laisser dominer par leur gosme naturel. Mais lessentiel nest pas lopposition interne aux politiques moraux ; lessentiel est lopposition radicale deprincipe entre l'ordre politique et social fond sur le droit et l'ordre du despotisme qui ignore le droit.

    Qui exerce la Terreur?

    La vraie Terreur nest pas celle des Jacobins, elle est celle quexerce lobstination du pouvoir existant maintenir sa contrainte, son refus du droit, son acharnement rduire lhomme aux seules dispositions gostes, sa volont de lui interdire tout progrs moral. La rsistance anti-juridique des rvolutionnaires est la riposte de la nature qui ainsi force, aprs stre laisse informer par lide de la raison, recourt des moyens non rationnels pour la raliser. Injustifiable en droit la Rvolution sexplique comme un appel, un cri de la nature (Ruf der Natur) dont la responsabilit incombe lEtat despotique, ce mcanisme de la pure contrainte. Si la rvolution est toujours illgale, elle sinscrit du mme coup dans la tlologie historique, dans le dessein de la nature.

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    Elle est un cri de la nature quil vaudrait mieux viter si possible par une politique de rformes radicales, mais quil faut savoir interprter lorsquil retentit. La sagesse politique considrera comme de son devoir, en ltat actuel des choses, de raliser des rformes conformes lidal du droit public et, quant aux rvolutions, de les utiliser, si la nature les a spontanment produites, non pas pour pallier une oppression encore plus forte, mais comme un cri de la nature pour tablir grce une rforme fondamentale une constitution lgale fonde sur les principes de libert comme tant la seule durable (PP, 1795, p. 61. Kant a rejet par prudence en une note ce texte dcisif). Cri ou appel de la nature, en ce que se produit une contre-force protestant contre les forces mcaniques de lEtat despotique et en ce que cette contre-force en appelle la ralisation du droit dans la nature.

    Appel donc la ralisation dun ordre de libert, car la Rvolution en son contenu est lgitime comme transformation radicale des fondements de la lgitimation au nom de la libert. On retrouve la mme problmatique dj expose dans la Religion dans les limites de la simple raison (1793). Kant faisait alors converger critique du despotisme politique et critique du despotisme clrical. En pleine crise du clerg rfractaire, Kant dnonait le culte et la religion savante comme foi desclave et de mercenaire . Il rapprochait lui-mme rvolution politique conqute de la libert juridique et rvolution religieuse puration de tout aspect dogmatique et positif prsent dans la religion chrtienne. Et dans un texte prudemment renvoy

    en note, il solidarisait la lutte des hommes qui nen sont quau tout dbut en fait de libert de conscience (puisquils se

    trouvaient prcdemment sous le joug servile de la foi), avec la lutte dun certain peuple 'en train dlaborer sa libert lgale , ou celle des serfs dun propritaire foncier . Il dnonait lopinion de tous ceux qui jugent prmaturs ces combats pour la libert, ceux-l mmes de la Rvolution franaise : ce prjug de limmaturit consacre la servitude que la rvolution politique et la rinterprtation morale du christianisme saccordent pour dtruire. Dans une hypothse de

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    ce genre (un peuple nest pas mr pour la libert) la libert ne se produira jamais ; comme on ne peut mrir pour la libert, si on na pas t au pralable mis en libert (il faut tre libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la libert) (RR, 1793, p. 245, note). Kant allait mme jusqu justifier les difficults de ces essais de la libert qui impliqueront momentanment des dangers, des sacrifices, des renoncements des individus leur bonheur individuel. Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et lis dordinaire une condition plus pnible et plus dangereuse que lorsquon se trouvait sous les ordres, mais aussi confis aux soins dautrui (RR, ibid.).

    La condamnation du droit de rsistance ne doit donc pas faire douter de la ralit de la prise de parti rvolutionnaire de Kant. Lie lantinomie du droit et de la violence historique, cette condamnation permet sur le plan de la conjoncture (1790- 1795) : a / de lgitimer en France le nouveau pouvoir rvolutionnaire contre toute entreprise thorique et pratique de contre- rvolution; b / de lgitimer lEtat prussien semi-despotique tout en lengageant procder des rformes radicales, quasi rvolutionnaires; c / de limiter le contenu du processus rvolutionnaire face tout dbordement violent, dmocratique, plbien (entrepris au nom de la remise en cause du droit de proprit ou de la volont dimposer aux individus une conception collective autoritaire du bonheur). Kant surtout aprs 1795 est bien un philosophe rvolutionnaire qui souhaite, sous Thermidor, la consolidation du nouveau pouvoir en son pays dorigine et son extension mondiale prudente, mais effective. Ainsi apparat la singularit du rapport qui unit

    philosophie critique (rflchissante) de lhistoire et thorie rationnelle pure du droit.

    Le juste rapport de la thorie et de la pratique

    En effet Kant entend la fois rflchir lavnement du droit, dans et par la violence des passions, et penser le droit advenu dans son ide. Il inscrit la thorie du droit comme moment de

  • 24 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    cette histoire, puisque lavnement du droit, dans ce signe historique quest la Rvolution, et sa formulation thorique par la thorie kantienne elle-mme inaugurent une nouvelle phase de lhistoire, celle o la thorie prend prise sur la ralit pratique et se la rend conforme, celle o la thorie se ralise, o la libert instaure son rgne dans celui de la nature. La Doctrine du Droit de 1797 prsuppose ainsi cette convergence de la thorie et de la pratique que prsente empiriquement 1789. La Rvolution franaise apparat alors comme une actualisation des rapports justes entre thorie et pratique. Lopuscule Sur l'expression courante : il se peut que ce soit juste en thorie mais en pratique cela ne vaut rien ne se borne pas prsenter un rsum de la thorie du droit; il explicite le rapport thorie-pratique que la Doctrine du Droit prsuppose et quelle nexplicite pas en 1797. Le texte se veut une dfense de la Rvolution de 1789 comme dbut de ralisation de la thorie dans la pratique, et simultanment, il est revendication dune thorie de la thorie saisie dans sa dimension de ralisation pratique. Face aux thoriciens conservateurs tels Burke ou son interprte et traducteur allemand Gentz1 qui accusent la thorie du droit dtre responsable par son abstraction de lbranlement violent des institutions tablies, dtre coupable des exprimentations franaises si peu respectueuses des donnes de fait et de la particularit des pratiques politiques en vigueur, Kant rpond en soutenant le droit de la thorie du droit se rendre conforme la vie politique, se raliser dans la pratique. II soppose tous ceux qui dnoncent le caractre utopique, irralisable de la thorie chre aux Assembles rvolutionnaires, et qui exaltent comme bonne pratique celle qui a

    1. E. Burke (1729-1797), philosophe politique anglais, a crit louvrage clef du parti anti-rvolutionnaire avec ses Rflexions sur la Rvolution en France (1790), Paris, Genve, Slatkine, 1980. Friedrich von Gentz (1764-1832), principal introducteur de Burke en Allemagne (traduction et commentaire, 1793), est le principal thoricien contre- rvolutionnaire de ces annes, avec un autre interlocuteur de Kant, Rehberg (les Recherches sur la Rvolution franaise, 1793, sont la cible de Thorie et pratique). Voir louvrage essentiel de J. Droz, L'Allemagne et la Rvolution franaise, Paris, 1949.

  • Le fait du droit et la Rvolution franaise / 25

    pour thorie lempirisme, la dfense de lexistant, de la positivit historique. Kant innocente la thorie du droit de tout pch dabstraction mtaphysique, de formalisme ngateur des particularits concrtes. Ces apologies de la pratique et de son empirisme ne sont que la justification du statu quo; vaine donc la prtention conservatrice de rformer, grce lexprience, la raison elle-mme, en ce dont elle fait son plus haut titre de gloire et de se montrer capable de voir plus loin et plus srement dans une pseudo-sagesse avec des yeux de taupe fixs sur lexprience quavec les yeux donns en partage un tre qui tait fait pour se tenir debout et contempler le ciel (TP, 1793, p. 13). La Rvolution franaise rvle donc la rvolution thorique qui sest accomplie avec lidalisme de la raison pratique, dans la conception de la thorie et de son rapport la pratique, dans lunion dune philosophie rflchissante de lhistoire et dune philosophie pratique-juridique. La thorie possde la capacit dinformer le rel, de le transformer, et elle comprend cette capacit comme une tche qui oblige et un droit qui exige sa concrtisation. La thorie ne sen laisse pas imposer par lautorit du donn, celle des rapports sociaux, des institutions politiques et juridiques existantes. Ici on a affaire au canon de la raison (en matire pratique) o la valeur de la pratique repose entirement sur sa conformit la thorie qui lui sert de base, et tout est perdu si on transforme les conditions empiriques, et de ce fait, contingentes de laccomplissement de la loi en condition de la loi mme et si par consquent une pratique rgle sur un succs probable selon lexprience acquise jusqu ce jour est autorise rgenter la thorie qui subsiste en elle-mme (TP, 1793, p. 13-14).

  • Le droit dans lhistoire et le droit pour la philosophie

    Approximation et prsentation mmorable de lide du droit, la Rvolution franaise tmoigne de lintersection des deux plans o le droit se trouve agir. Le droit apparat dans lhistoire, et comme tel il rend possible une philosophie de lhistoire qui nest pas dogmatique, mais critique, qui ne donne lieu aucune connaissance scientifique causale, mais une pense rflchissante impliquant la fois le point de vue de la causalit et celui de la finalit. Mais le droit est aussi ide de la raison et il relve dune analyse rationnelle qui le dtermine comme systme produit par la raison pratique et en fait lobjet de la volont sobligeant elle-mme, pice dune philosophie pratique, normative.

    Ces deux plans sont difficiles distinguer tout au long des tapes de la pense kantienne. Prcisons seulement comment se pose le problme des relations entre gense historique du droit et thorie transcendantale du droit dans le cadre de la philosophie pratique. Le droit constitue dabord llment qui rend possible la philosophie de lhistoire comme telle. Point dhistoire hors de rfrence la ralisation du droit dans le temps des hommes.

    a / Le droit, produit et rgulateur de la disposition technico-pragmatique de l'espce humaine

    Quest lhistoire sinon le dveloppement des facults naturelles de lespce, savoir de la disposition technique et de la disposition pragmatique ? La disposition technique dsigne lusage rationnel par lhomme de ses dotations naturelles ou instincts; elle est la capacit ou habilit instrumentale satisfaire des besoins naturels qui ds lors se prsentent comme des dsirs conscients, vous une perptuelle mta-

  • Le droit dans l'histoire / 27

    morphose. Pour assigner lhomme sa place dans le systme de la nature, et pour le caractriser il ne reste que ceci : il a un caractre quil se cre de lui-mme, car il a le pouvoir de se perfectionner selon des buts quil a choisis de lui-mme. Cest pourquoi partir dun animal capable de raison (animal rationabile), il peut faire de lui-mme un animal raisonnable (animal rationale) (Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, p. 161). La disposition pragmatique est dun niveau plus lev. Elle consiste pour les hommes sutiliser habilement les uns les autres. Il sagit du progrs de la civilisation par la culture, surtout la culture des qualits sociales et du penchant naturel de lespce chapper par ses rapports sociaux la brutalit de la force solitaire, et devenir un tre polic (pas encore moral cependant) et destin la concorde (A, 1718, p. 163).

    Le droit commence par apparatre comme la forme par excellence de Pautorgulation de la disposition pragmatique. Celle-ci en fait se caractrise comme dveloppement des antagonismes invitables qui se manifestent dans laffirmation par chaque individu de sa libre initiative et dans lutilisation des individus les uns par les autres comme moyens. On peut parler alors dune gense naturelle, la fois mcaniste et finaliste, du droit comme centre de lhistoire humaine. La disposition pragmatique se dveloppe dans llment de 1 jnso- ciable sociabilit des hommes, ces tres naturels, libres et conscients, et elle relve tout la fois de lexplication causale et de linterprtation finaliste. Les hommes sont conduits (causa- lement) vouloir (tlologiquement) entrer en socit pour viter que le heurt de leurs confrontations en vue de satisfaire leurs dsirs ne dgnre en autodestruction des gosmes particuliers. Dune part donc une quasi-mcanique du systme des interactions humaines, dautre part, et simultanment, la prsentation de ce systme dinteractions comme systme finalis. Ni la causalit ni la finalit ne sont nanmoins susceptibles dtre affirmes dogmatiquement, le droit se constituant lintersection du systme causal des interactions et de sa finalisation immanente. Ainsi, du point de vue du jugement causal,

  • 28 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    on peut dire : Quel que soit le concept quon se fait au point de vue mtaphysique de la libert du vouloir, les manifestations phnomnales, les actions humaines nen sont pas moins exactement dtermines comme tout lment naturel selon les lois de la nature (IH, 1784, p. 59).

    Mais, dautre part, ces lois sont celles dune nature qui ralise par elles un dessein. L est le fil conducteur dune histoire qui ne relve ni dune science causale dterminante, ni dune tlologie dogmatique, mais qui se prsente comme discipline comprhensive. Les hommes pris individuellement et mme des peuples entiers ne songent gure quen poursuivant leurs fins particulires en conformit avec leurs dsirs personnels, et souvent au prjudice dautrui, ils conspirent leur insu au dessein de la nature, dessein queux-mmes ignorent mais dont ils travaillent, comme sils suivaient un fil conducteur, favoriser la ralisation (IH, 1784, p. 60).

    Fin de l'histoire, ralisation du droit

    Le droit se rvle tre ce fil conducteur. En effet si les hommes dveloppent leurs dispositions techniques et pragmatiques dans lantagonisme, si chaque individu est une force qui cherche saffirmer et qui saffronte la rsistance des

    individus-forces si se monte un systme quasi naturel de causes et deffets en retour, dactions et de ractions, ces forces se composent et tendent, selon limage physique du paralllogramme des forces, produire une rsultante ; et cette rsultante qui fait systme se constitue comme fin immanente en ce quen elle les potentialits de chaque force trouvent la forme de leur existence compose. Un physicalisme et un finalisme providen- tialiste, tous deux rgulateurs ils relvent du comme si sarticulent dans une thorie de la ruse de la nature. L antagonisme des forces est le moyen dont la nature se sert pour mener bien le dveloppement de toutes les dispositions humaines (IH, 1784, p. 64). Les activits individuelles conscientes, orientes selon une volont daffirmation priva

  • Le droit dans l'histoire / 29

    tive et exclusive, se transforment en un moteur qui ne se rvle quau niveau de lespce et sy rvle comme porteur dun sens inconscient, non voulu individuellement. Le droit est cette rsultante, et avec lui se produit la socit civile, lordonnance rgulire de la socit .

    Le problme que rsout le droit est la fois le plus difficile , et celui qui sera rsolu en dernier par lespce humaine { IH, p. 67). Il est le problme de lhistoire et de sa fin. Le droit est la rsolution de ce problme essentiel, que la nature contraint lhomme rsoudre , et qui est la ralisation dune socit civile administrant le droit de faon universelle { IH, 5e proposition, p. 68). Cest un problme de maximum et de minimum; maximum de libert et minimum de contrainte. Ce nest que dans la socit, et plus prcisment dans celle o lon trouve le maximum de libert, par l mme un antagonisme gnral entre les membres qui la composent et o pourtant lon rencontre le maximum de dtermination et de garantie pour les limites de cette libert afin quelle soit compatible avec celle dautrui. Ce nest que dans une telle socit que la nature peut raliser son dessein suprme, le plein dveloppement de toutes ses dispositions, dans le cadre de lhumanit { IH, 5e proposition, p. 66). Le droit nat ainsi de la dtresse .Il est Not-Recht, droit de dtresse, secours immanent produit dans le dveloppement de cette dtresse qui est la pire de toutes, celle que les hommes sinfligent les uns aux autres, leur inclination ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns ct des autres dans ltat de libert sans frein (Ibid., p. 67). Historiquement, tout se passe comme si les hommes et il sagit des individus libres de la socit de concurrence protocapitaliste, les homines economici taient causalement dtermins vouloir se donner une forme commune de contrainte lgale, condition absolue du dveloppement final de leurs dispositions, comme si simultanment se ralisait un but quil devient ensuite possible de vouloir poursuivre. Le droit, du point de vue technico-pragmatique qui est celui de la gense historique, est la fois fruit de la culture et forme de dveloppement de cette dernire. Il est lenclos de lasso

  • 30 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    ciation civile qui, telle une fort, permet aux arbres de pousser beaux et droits . Tout se passe comme si, par un mcanisme causal tlologiquement orient, le bois tordu dont est fait lhumaine nature se redressait par le jeu spontan de ses forces, le droit apparaissant comme le produit et la fin de ce processus quasi naturel, quasi mcanique et quasi organique. Le droit sinscrit comme produit naturel et historique dune philosophie thorique de la nature qui se rvle aussi comme histoire. Il est 1 accord pathologiquement extorqu produit par lautodveloppement de 1 insociable sociabilit ; et il formule les requisits du nouveau rapport instrumental des hommes la nature et eux-mmes, requisits qui sont ceux-l mmes de la modernit protocapitaliste. Lhistoire et le droit, lhistoire dfinie essentiellement comme histoire du droit, le droit considr dans son processus dapparition empirique, sont penss sur le modle de lvolution dun systme naturel de forces servant une finalit naturelle dordre suprieur, mais immanente au systme mme. Mais, et cest ici que la gense quasi causale et quasi finale rvle son appartenance au dveloppement de la volont normative, ces forces sont des liberts, des capacits de choix ( Willkr ). Le droit comme rsultante de forces opposes doit tre compris comme libert soumise des lois extrieures ; il est systme de normes que chacun doit vouloir suivre pour assurer sa libert de mouvement en consentant sa limitation par celle dautrui.

    b / Le droit, comme norme de la disposition pratique de l'espce humaine

    La gense empirique du droit ne relve pas dune thorie causale, scientifique, qui comprendrait son objet, la diversit des actions et interactions humaines, sous des concepts, telle que lon puisse dduire cette diversit partir de lois quasi physiques. Elle ne relve pas davantage dun finalisme organique pos de manire dogmatique. Il nest de thorie

  • Le droit dans lhistoire / 31

    causale et finale de lhistoire au sens fort que par une illusion qui conduit croire que le point de vue selon lequel il nexiste quobjets et manipulation dobjets dans lextriorit est le seul possible. Lhistoire peut tre vue comme telle, mais la condition que cette vue soit comprise non pas comme vue de spectateurs spars de la scne de laction, mais comme vue dacteurs engags dans le drame historique, qui ne peuvent voir les causalits et finalits de leurs actions que sous la rcurrence de cette action mme, sous lobligation agir selon des lois, cest--dire de normes voulues. La quasi-philosophie thorique de la prsentation du droit dans lhistoire (ou de lhistoire du droit) est subordonne la philosophie pratique. Par cette voie, un accord pathologiquement extorqu en vue de ltablissement dune socit peut se convertir en un tout moral (IH, 1784, p. 65).

    Une fois apparu, le droit implique, sans avoir renier sa base empirique, que lautodveloppement de lantagonisme, qui traverse le processus de la disposition technico-pragmatique, procde un changement de plan. Ce tout moral est thico-iuridique, il inclut ltat civil juridique. Dsormais, sans que cessent de jouer les quasi-causalits des forces propres aux liberts individuelles, sans que disparaisse la quasi-finalisation de ces liberts antagoniques leur plein panouissement communautaire (lespce), il devient possible, juridiquement souhaitable. et lgalement obligatoire, de diriger consciemment et volontairement ce systme de normes, de contraintes lgales, selon le devoir-tre. Le droit, cette ralit double face, ce centaure, a les pieds et le torse dans les dispositions technico- pragmatiques, ce mixte dinstincts naturels et dentendement calculateur; mais il a la tte dans lordre de la disposition morale, de la raison pratique, de lobligation qui est purement intelligible. L'Anthropologie identifie aussi morale et droit en ce mme sens lorsquelle introduit, comme troisime disposition du caractre de lespce, cette disposition morale, et la dfinit ainsi : Agir lgard de soi et des autres selon le principe de la libert, conformment des lois (A, p. 162). A ce niveau se rvle compltement le caractre de lhuma

  • 32 I Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    nit . Seulement alors le droit rvle sa force pratique : forme de ralisation des dispositions technico-pragmatiques, il est un moment de la raison pratique, impratif que lespce humaine se donne elle-mme de se constituer la fois en fin de la nature et fin en soi.

    Nature double du droit : fait et norme

    Le droit est donc la fois fait et norme, il est ce par quoi la libert soumise des lois extrieures se trouve lie au plus haut degr une puissance irrsistible (IH, 1784, p. 66). Il relve de la nature empirico-sensible de lhomme, comme force naturelle dveloppant ses dispositions, et de la nature rationnelle, intelligible, du mme homme, agissant, non seulement sous la dtermination de son rapport lextriorit (utilisation de la nature comme objet et des autres hommes comme moyen), mais aussi sous la dtermination de la loi pratique quil se donne lui- mme. Le droit est une ralit hybride, sensible-intelligible, phnomnale-transphnomnale. En lui nature et libert, instincts et volont se mdiatisent. Il est lnigme rsolue de lhistoire, puisque par lui sarticulent les lois causales-finales dune nature qui est la fois quasi-systme de forces et de finalits, et les lois autonomes, spontanes, que la volont libre se donne elle-mme. Si Kant ne thmatise qu la fin de sa vie la doctrine du droit, sous limpulsion de lacclration de lhistoire dans cet vnement-avnement du droit quest la Rvolution franaise, cest que pour la philosophie en gnral, et pour la rvolution philosophique quest le criticisme en particulier, le problme du droit est le plus difficile, le plus essentiel aussi; il est celui qui sera et qui est rsolu en dernier. Car cest le problme de larticulation des deux parties de la philosophie, la philosophie thorique et la philosophie pratique. Le droit est ainsi lnigme rsolue de la philosophie comme systme, puisque avec lui la philosophie se systmatise, et se systmatise comme passage de la libert par le droit dans la nature, et comme manifestation de la nature en tant que nature pour la libert,

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    sous la forme du droit. En produisant la doctrine du droit, la philosophie sachve comme systme, et souvre sur sa ralisation pratique et historique, puisque le droit est la fois problme que la nature contraint rsoudre et tche que la libert simpose elle-mme. Le systme rel de la philosophie elle-mme ne peut tre divis autrement quen philosophie thorique et philosophie pratique daprs la distinction originaire de leurs objets et la diffrence essentielle quelle fonde entre les principes dune science qui les comporte (Premire introduction la critique de la facult de juger, traduction Guillermit, Paris, Vrin, 1968, p. 13). Produit du dveloppement de la disposition technico-pragmatique de lespce, et condition de possibilit de ce dveloppement, le droit relve de la philosophie thorique en ce que cette disposition, malgr les apparences, concerne la production de ce qui est une sorte dobjet, savoir lensemble des conditions rendant possible la coexistence dindividus. Cette disposition technico-pragmatique relve de la nature du sujet en ce cas lespce humaine au moment mme o lon reprsente la manire de produire cet quilibre comme une causalit que nous rendons nous-mmes possible; on ne reprsente rien qui ne soit consquence immdiate de la thorie de lobjet rapporte la thorie de notre propre nature (nous-mmes comme causes) . Certes le droit dans sa formule, celle de limpratif que Kant nommait dans la Critique de la Raison pratique conditionn ou hypothtique, diffre dun prcepte thorique.Il nonce ceci : si lespce veut rsoudre le problme du dveloppement maximum de ses dispositions, elle doit produire une forme de coexistence que lon peut se reprsenter comme rsultante dun paralllogramme de forces. En ce cas, le prcepte pratique diffre bien dun prcepte thorique dans sa formule, non dans son contenu ( l r e Introduction la CJ, p. 15). Limpratif hypothtique-impratif de lhabilet et de la prudence : Si tu veux obtenir y fais x se rsout dans le principe de causalit ; x produit y . Il y a rversibilit sur fond didentit dobjet entre le principe de dtermination causale et la formule de limpratif hypothtique qui est imma-

    A. TOSEL - 2

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    nent au droit comme effet de notre disposition technico- pragmatique. En ce cas, le droit comme fait, union pathologiquement extorque et voulue comme moyen (et avec lui la politique, celle quil ninspire pas et celle quil inspire, lconomie, les rgles du savoir-vivre) sinscrit comme partie pratique dune philosophie de la nature (ibid., p. 15). La gense empirique du droit relve de lart de raliser ce dont on veut quil vienne tre . Le droit ne peut pas tre dit quant son contenu de fait (le dveloppement de Pinsociable sociabilit dans le sens de la production dune force qui soit forme de coexistence des homines economici) relever de la pratique au sens kantien strict. Ds lors, il faut fixer avec soin la diffrence entre le technico-pragmatique et le pratique. Et Kant narrive que tard fixer cette distinction (Critique du jugement). Toutes les propositions pratiques qui tirent du libre arbitre comme cause de ce que la nature peut contenir relvent dans leur ensemble de la philosophie thorique comme connaissance de la nature; seules en diffrent par la spcificit de leur contenu celles qui donnent la loi la libert. On peut dire des premires quelles forment la partie pratique dune philosophie de la nature, des secondes quelles sont seules fonder une philosophie pratique spcifique ( l r e Introd., CJ, p. 15). Le droit est alors fait que lon peut se reprsenter comme produit et construire selon lanalogie dun systme de forces et contre-forces se composant et se finalisant la force rsultante. On peut bien lappeler pratique au sens large, si lon suit sa formule qui contient la possibilit de lobjet par la causalit du libre arbitre , mais quant au principe, sa formule ne diffre en rien des propositions thoriques qui concernent la nature des choses; bien plutt elle doit leur emprunter le sien pour prsenter dans la ralit la reprsentation dun objet (ibid., p. 16. Voir aussi Doctrine du Droit, Introduction, E, Remarque ; La loi de contrainte saccordant rciproquement et ncessairement avec la libert de chacun dans le principe de la libert gnrale est, pour ainsi dire, la construction de ce concept cest--dire sa prsentation dans une intuition pure a priori, suivant lanalogie de la possibilit

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    des mouvements libres des corps sous la loi de lgalit de laction et de la raction , DD, p. 107).

    Mais le fait du droit npuise pas le droit. Une fois produit, ce fait doit tre pens selon sa propre logique; et cest celle dune obligation qui fait apparatre un lment spcifique, la disposition morale avec ses propositions pratiques au sens strict. Le droit est alors une Ide de la raison pratique qui permet de critiquer lordre technico-pragmatique et ses buts (la coexistence des liberts dans la nature) en la confrontant une norme absolue de la volont, une norme o sengage le sens de notre libert. La nature nous oblige a ne pas chercher autre chose que cette ide , et celle-ci a pour condition une bonne volont dispose reconnatre et raliser cette ide (IH, p. 68) qui est celle de la libert comme chose en soi . La possibilit des choses daprs des lois de la nature est essentiellement distincte selon leurs principes de celle ds choses daprs des lois de libert ( 1re Introd., CJ, p. 16). Le droit-ide de la libert (qui soblige obir des lois extrieures) dpasse le droit-fait, produit de lhistoire. Il se dfinit simultanment comme partie de la philosophie pratique au sens strict. Il transmue le contenu empirique de linsociable sociabilit, lensemble des impratifs technico- pragmatiques, en impratif catgorique. Par le droit ce contenu reoit la forme de cet impratif. Limpratif catgorique se donne une formule juridique. La loi universelle du droit relve des propositions pratiques pures, elle qui nonce : Agis extrieurement de telle sorte que le libre usage de ton bon vouloir puisse coexister avec la libert de chacun selon une loi universelle (DD, Introd., C, texte n 1).

    Le droit transforme les impratifs technico-pragmatiques qui sont sa base empirique en leur donnant une forme catgorique, en les confrontant lide du monde intelligible dont nous devons tre les lgislateurs. Il expose des propositions pratiques pures, qui prsentent de faon directe comme ncessaire la dtermination dune action uniquement grce la reprsentation de leur forme (selon des lois en gnral) sans avoir gard aux moyens exigs pour la ralisation de lobjet

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    prsent qui peuvent et doivent avoir leurs principes propres (dans lide de la libert) (lre Introd., CJ, p. 18).

    Ds lors, le droit, produit dans lhistoire, prsent par 1789, exige dtre dvelopp comme doctrine, comme premire partie de la mtaphysique des murs, de la philosophie pratique. Rflchi historiquement comme partie pratique de la philosophie thorique, il se dtermine comme partie de la philosophie pratique, de lontologie pratique, cest--dire lontologie de la ralit suprasensible, de la volont-libert.

    Fonction de la philosophie du droit dans le systme de la philosophie

    Cette dualit du droit, fait et norme, cette articulation de la gense historique et de la dduction systmatique, rvlent la centralit du droit pour lhistoire et la philosophie. Le droit occupe une fonction essentielle dans lhistoire de lespce, car il est la formule de son problme le plus difficile et ultime. Il exerce simultanment une fonction systmatique dcisive pour la philosophie. Par sa structure mixte, par son contenu de base technico-pragmatique, il est la dernire partie, pratique, de la philosophie thorique, et par son sommet, dans sa logique, et par sa forme normative, il est premire partie de la philosophie pratique. Il permet darticuler nature et libert. Il est lanneau de conjonction qui permet la philosophie thorique et la philosophie pratique de faire systme. Si lhistoire a pour fin de raliser le droit, la philosophie a pour fin interne de sachever comme systme ; et ce systme ne se constitue que lorsque le systme du droit en sa nature mixte est pens. La philosophie tend ainsi sachever, en tant que philosophie, comme systme par la doctrine du droit, tout comme elle tend se raliser dans lhistoire empirique comme ralisation du droit. La fin de la philosophie en son ordre propre la doctrine du droit qui lui permet darticuler ses parties thorique et pratique en systme converge avec la fin de la philosophie dans son rapport la ralit empirique

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    qui est de raliser le droit. Toutes deux sidentifient ainsi en ralisant la fin de lhistoire dans lavnement universel du droit. Si la philosophie se ralise comme systme, unissant par et dans le droit nature et libert, lhistoire elle-mme peut et doit pratiquement se raliser dans la nature comme systme de la libert, cest--dire comme systme rel du droit. Chaque progrs accompli dans lordre du droit, et tel est le cas pour la Rvolution franaise qui est prsentation sensible, pocale du droit, est prsentation sensible du systme. Llaboration de la philosophie critique en systme pensant lobligation de raliser le droit est alors un moment de lhistoire de la libert et de son systme. Ultime, la philosophie du droit est centrale, essentielle. Car en son dernier moment, la philosophie est intrinsquement pratique-juridique, tout comme peut et doit tre juridique la ralit historique elle-mme. La philosophie tend se prsenter et sachever comme systme du droit et se raliser comme prsentation historique de ce mme droit. Politique, histoire, philosophie sidentifient sans se confondre autour du droit. La philosophie est stricto sensu sous sa forme ultime et concentre, abrge, philosophie du droit. Le droit de la philosophie sexplicite dans la philosophie du droit. Philosophie = Droit = Histoire.

    A ce propos, on pourrait sinterroger sur la dtermination juridique de toute lentreprise kantienne. La question critique essentielle est bien la question : Quid juris ? Quels sont les fondements de droit de la connaissance lgitime? Quels sont les usages illgitimes de la raison ? Quel est le fondement de droit de la raison pratique ? Si le problme que doit raliser le droit est un maximum de libert pour chaque individualit sous une libert commune, toute lentreprise philosophique est dassurer la raison thorique et la raison pratique le sien de chacune, leur domaine propre, de terminer une fois pour toutes les conflits de limites, de prciser la rpartition des sphres du systme de la philosophie. Si la philosophie se ralise comme systme avec la philosophie du droit, il importe de dire le droit de chaque partie du systme. Ce qui vaut pour le systme de la philosophie en gnral vaut pour chaque

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    partie. Philosophie thorique et philosophie pratique sont toutes deux susceptibles dtre comprises dans les termes fondamentaux de la doctrine du droit. Si le droit a pour fonction de faire cesser ltat de guerre (qui termine ltat de nature en risquant de conduire ses lments lautodestruction) et donc de faire rgner ltat civil, une paix garantie par lexercice de la contrainte lgale chaque partie de la philosophie a son tat de nature, et son tat civil produit prcisment par lintervention du tribunal critique. La philosophie thorique est thorico-juridique : elle a pour point de dpart logique la scission de la raison en elle-mme et pour point darrive lattribution lentendement de la connaissance scientifique des phnomnes, la disqualification des prtentions dogmatiques de la raison sous sa forme rationaliste pure ou empiriste pure, la lgitimation de lusage rgulateur de cette mme raison. Ainsi les catgories de lordre juridico-pratique interviennent lintrieur de la philosophie thorique pour en formuler le problme. Il est remarquer que pour la partie thique de la philosophie pratique, celle de la morale, Kant nhsite pas redoubler ce mme usage. La Religion dans les limites de la simple raison a pour problme central la sortie de ltat de nature thique, linstauration dune communaut thique rgie par le bon principe. Etat de nature, conflit, libert comme obstacle aux obstacles, possession lgitime, tat civil, paix, processus historique, moment critique, procs-tribunal, telles sont les catgories originairement juridiques promues la fonction de catgories trans-juridiques. Cest le juridique qui permet de formuler la systmaticit philosophique elle- mme.

    La Doctrine du Droit explicite lide du droit, en prsupposant acquise sa gense historico-naturaliste. Elle se dveloppe son propre niveau topique, qui est celui de la mtaphysique des murs, explicitation constructive de la philosophie pratique. La gense ne peut rendre compte du droit en son autonomie, en sa qualit daction juste sobligeant et se comprenant. En sa scheresse, la Doctrine du Droit est le dernier moment systmatique o le systme explicite son intrt final.

  • Le droit dans l'histoire / 39

    Si le droit est le problme dcisif et ultime de lespce, la mtaphysique du droit (nigme rsolue de lunit de la philosophie comme telle et de lhistoire, de lidentit finale de la philosophie et de lhistoire) constitue le point de dpart, dans la thorie redfinie en ontologie pratique, pour une rorganisation de la ralit de lhistoire en tant que systme de la libert dans la nature. Le procs critique conclut le procs de lhistoire et en ce procs le droit se dit enfin en lui-mme. Le droit est la jointure du logique et de lhistorique. Le produit historique des dispositions technico-pragmatiques de lespce se pense, se veut, et exige dtre ralis comme disposition pratique. Ordre est donn lhistoire davancer, de marcher droit, debout, au droit. Ralisation de la philosophie comme systme et constitution de la ralit historique comme systme de la libert, regnum hominis, trouvent leur formulation dans la doctrine du droit.

    Celle-ci nest pas simple idologie de lgitimation dune nouvelle classe dominante (elle lest aussi). Elle est la thorie pratique du procs de constitution de lespce. Lidalisme du droit nest pas tant reflet ou effet que forme hgmonique dun mode de vie. Lidalisme du droit est solidaire dune philosophie de la direction du procs historique.

  • Lide du droit

    La thorie pure du droit a pour proprit de constituer un niveau propre dobjectivit, celui dun systme de rgles obligatoires, appliques, obies, qui met en quelque sorte entre parenthses son enracinement dans linsociable sociabilit , dans lordre des relations de concurrence, et neutralise sa base technico-pragmatique, tout en restant solidaire delle. Le droit a pour effet par sa normativit systmatique dassimiler juridiquement , de transformer en rgles de droit son contenu, savoir les relations humaines marques par la concurrence et la conflictualit. Linsociable sociabilit, le hors-droit, est ainsi objet dune transmutation ou transformation juridique, qui lui permet de se reproduire sous une forme nouvelle. Forme au sens fort, car la raison juridique ne connat que la forme. Labstraction juridique du contenu ne signifie pas sa disparition, mais sa prsentation sous une forme qui sauve le contenu de la menace imminente de son autodestruction. Le contenu exige, pour dvelopper ses puissances affirmatives contradictoires, la rgulation de cette forme.

    Le droit comme tel relve du systme esquiss a priori , issu de la raison. A lintrieur du systme, le droit sinscrit dans la philosophie pratique en sa partie positive, la mtaphysique des murs : il en est la premire partie, la seconde tant la mtaphysique de la vertu .

    Droit et morale constituent ensemble lEthique, Sittenlehre, au sens de doctrine des murs. Ces dernires dsignent lensemble des rgles de conduite qui disciplinent laction de lhomme comme tre libre, capable de volont, cest--dire dot de la facult de dsirer, considre non point tant par rapport laction que par rapport au principe de dtermination du bon vouloir de laction (DD, Introduction gnrale la mtaphysique des murs, p. 87). Par et dans les murs, les

    Droit et morale

  • L'ide du droit / 41

    hommes construisent un ordre sensible et suprasensible, distinct de lordre physico-lgal. Les murs sont la fois des faits et des normes, de ltre et du devoir-tre, de ltre comme devoir-tre. Mais dans la thorie ces prceptes de la moralit sont saisis, non pas comme manires et faons de vivre empiriquement donnes, mais comme lois que la raison prescrit quand bien mme on nen trouverait pas dexemple . Le point de vue du droit est celui de lobligation : il va de la norme au fait. La mtaphysique des murs doit tre conue comme un devoir. Les murs positives qui ne peuvent pas ne pas avoir rapport lavantage de chacun sont pour le droit matire quil faut informer selon les prceptes de la moralit . Elles sont pures, rformes, reformules, selon les principes a priori dune raison pratique pure , quil sagit non pas dinventer, mais dexposer comme ce qui simpose de soi universellement tout homme raisonnable. Si donc un systme a priori de la connaissance par concepts sappelle mtaphysique, alors une philosophie pratique qui a pour objet non pas la nature, mais la libert de la puissance de choix (Willkr) prsupposera et exigera une mtaphysique des murs : possder une telle mtaphysique est dj un devoir, et tout homme la possde en lui-mme, bien que confusment la plupart du temps (DD, p. 91).

    Ds lors si le droit relve de limpratif catgorique loi qui mimpose une obligation , comment penser la diffrence entre droit et morale, entre le principe universel du droit et celui de la morale qui nonce agis daprs une maxime qui puisse valoir en mme temps comme une loi universelle ? (DD, Introduction gnrale, p. 99). La raison pratique a en effet deux lgislations, la juridique et la morale. La lgislation qui fait dune notion un devoir, et en mme temps de ce devoir un mobile est une lgislation thique. En revanche la lgislation qui nintgre pas le mobile la loi et qui par consquent admet un autre mobile que lide du devoir est juridique (DD, p. 93). La lgislation juridique met entre parenthses la ralit des intrts pragmatiques qui dterminent laction pour ne sintresser qu la conformit ou non-

  • 42 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    conformit dune action avec la loi. Elle nest pas dtermine par le respect de la loi comme telle. La lgislation morale, en revanche, est celle par laquelle laction est accomplie pour obir la loi du devoir, par respect pour la loi. Lune nest mue que par lobissance effective, lautre est accomplie par le pur respect de la loi morale. Ces deux lgislations ne sont pas tant opposes que dialectiquement complmentaires. Si la lgislation juridique tient sa catgorie dobligation formelle de la lgislation morale, laquelle maintient une priorit, elle se rvle tre une condition logique effective de possibilit de cette dernire qui la commande.

    La communication juridique

    Kant qualifie la lgislation juridique dexterne et la lgislation morale dinterne. La premire dfinit la lgalit de laction, la simple conformit ou non-conformit avec la loi, abstraction faite des mobiles de laction; la seconde dfinit la moralit, conformit en laquelle lide de devoir selon la loi est en mme temps le mobile de laction . La lgislation thique ne peut tre quinterne, la lgislation juridique est externe : la lgislation morale exige fondamentalement une adhsion moralement pure du sujet en son intriorit; la lgislation juridique oblige une action, conforme la loi, dans un rapport o sont donns dans lextriorit lautre homme et le monde; elle ne considre pas lintention morale interne.

    Si la relation morale est la relation de la personne libre elle-mme, si cette relation monologique du sujet lui-mme peut se penser abstraitement comme telle, cette abstraction provisoire et ncessaire ne saurait tre rige en situation indpassable. Elle prsuppose la relation ou rencontre, le dialogue des personnes libres donnes simultanment dans leur interaction de personnes et dans leur commerce avec les choses. La lgislation juridique explicite ce prsuppos minimal quant aux relations entre individus qui sont des personnes , sujets susceptibles dimputation, responsables de leurs actions, et qui

  • Vide du droit / 43

    agissent en posant leurs actions dans une extriorit chosale, en se confrontant la nature des choses . Linterne limpratif catgorique moral a une valeur normative absolue, mais il nest point isolable ontologiquement de lexterne. Lexterne la lgalit comme conformit la loi dactions poses par des personnes 1ibres en commerce rciproquecon- ditionne linterne dont il reoit aussi sa destination. La lgislation juridique dfinit la coexistence des hommes en une communaut des vouloirs o chacun doit aussi se dfinir comme volont morale. La coexistence des liberts extrieures, dans la sphre des actions rciproques, dfinit le droit comme prcondition de la morale, laquelle garde son autonomie de lgislation. Le droit se pose comme le fait dune obligation immdiate; et cet impratif est inconditionn. Ainsi conu, le droit est originairement un impratif exposable mais indmontrable ; il sagit dun principe ncessairement vident par lequel se constitue le nous dun commerce des personnes entre elles et avec les choses. Cette communication est lacte dune libert a priori, indductible, qui sexpose dans les actions des hommes, dans lexprience, mais qui comme telle renvoie un ordre intelligible, que Kant nomme noumne (DD, p. 101).

    Cette coexistence des liberts extrieures sexprime dans ce principe pratique indmontrable mais dune vidence ncessaire. Agis extrieurement de telle sorte que le libre usage de ton pouvoir de choix (Willkr) puisse coexister avec la libert de tout un chacun suivant une loi universelle (DD, texte n 1). Ce principe oblige la constitution dune communaut de coexistence des personnes et vaut comme un postulat qui nest pas susceptible dtre prouv ultrieurement .

    Avec la sphre du licite, le sujet moral, monologique, de limpratif catgorique saperoit comme sujet dialogique, cest--dire rapport originel de soi aux autres dans la communaut dun rapport conflictuel-consensuel aux choses. Sil nest pas de libert interne sans libert externe et rciproquement, il nest pas de morale sans droit ni de droit sans morale.

  • 44 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    Les trois lments constitutifs du droit

    Ainsi Kant dgage-t-il le premier lment constitutif du droit. La notion de droit en ce quelle se rapporte une obligation qui lui correspond (autrement dit la notion morale de droit) ne concerne en premier lieu que le respect extrieur, le rapport pratique dune personne une autre personne, dans la mesure o leurs actions peuvent, comme autant de faits, avoir (immdiatement ou mdiatement) une influence lune sur lautre (DD, Introduction la doctrine du droit, B, texte n 1). Le droit relve donc du monde des rapports pratiques que chaque homme noue originairement avec ses semblables, dfinissant cette sphre de lintersubjectivit fondamentale. Cette intersubjectivit pratico-juridique se distingue de toute autre, en ce quelle est le rapport entre deux capacits de choix, deux arbitraires (Willkr) et non pas entre arbitraire et dsir. Si le dsir est reprsentation dun objet pos comme but, la Willkr est la conscience de la possibilit de latteindre ; et le rapport juridique est rencontre de deux facults conscientes chacune delles du pouvoir quelle a datteindre lobjet du dsir. Ici apparat le second trait caractristique du droit, la rciprocit. En second lieu cette notion ne dsigne pas le rapport de larbitraire au dsir (ni non plus au besoin) de lautre, comme cest le cas par exemple dans les actions de bienfaisance et de comportements cruels, mais uniquement son rapport au bon vouloir (Willkr) de lautre (DD, Introduction la doctrine du droit, B, texte n 1).

    Par la relation juridique, chacun se saisit comme responsable face aux autres en ce que ces derniers peuvent demander chacun de rendre compte de ce quil a fait (et rciproquement ils sont eux-mmes responsables devant chacun). Le rapport juridique ne peut sinstituer quentre deux tres humains, et ceux-ci se personnalisent au sens strict en nouant ce rapport caractris par la rciprocit. Rciprocit dun droit et dun devoir.

    A lobligation qui moblige coexister avec autrui en reconnaissant sa sphre de libert, correspond le droit de

  • L'ide du droit / 45

    lautre me contraindre laccomplissement de laction laquelle je me suis oblig, et inversement. La structure de la relation est bien rciproque, et assure une communication originelle, une interaction pratique fondatrice, et la prsence simultane dun devoir dune part, dun droit de lautre. Nest donc humain que le rapport de lhomme aux tres qui ont des droits et des devoirs, cest--dire aux autres hommes. Avec les animaux, nexiste alors aucun rapport juridique, puisque les animaux ne sauraient, selon Kant, avoir ni droits ni devoirs. Nest pas davantage rapport personnalisant ou inter- subjecitf, ou juridique, le rapport que les hommes ont avec des tres qui auraient seulement des droits non des devoirs, tel Dieu (DD, Appendice lintroduction la doctrine du droit, Division du droit, p. 115). De mme ne saurait tre qualifi de juridique ou dhumain, le rapport entretenu par les hommes avec des tres qui nauraient que des devoirs et aucun droit, tels les esclaves et les serfs. Le droit exclut principiellement toute servitude, tout esclavage, et ne connat que des personnes libres. Il est ce titre le rapport humain fondamental, le rapport pratique radicalement humanisant, par la rciprocit qui lie le devoir comme accomplissement de la loi et comme facult de contraindre cet accomplissement. Tel est le second trait caractristique.

    Le rapport juridique est ncessairement formel, et cest l son troisime trait caractristique. Il ne considre que la forme dans le rapport du bon vouloir rciproque dans la mesure o il est simplement considr comme libre (DD, texte n 1). Le rapport juridique ne se proccupe pas dtablir quels sont les buts ou les utilits que les sujets poursuivent. Il ne vise qu prescrire la forme sous laquelle le but doit tre atteint. Si le contenu du droit, sa matire, est constitu par Pinsociable sociabilit des sujets conomiques en relations de concurrence et de commerce (Kant donne lexemple de lachat dune marchandise), le rapport juridique quant lui neutralise le contenu pour ne sintresser qu la forme. II ne dit pas ce que nous devons faire, mais comment nous devons faire pour atteindre nos buts dans nos rapports avec les autres, cest--

  • 46 / Kant rvolutionnaire. Droit et politique

    dire pour les atteindre en rglant la concurrence qui constitue sa matire.

    Voil pourquoi le rapport juridique prescrit aux personnes quil dfinit comme telles les modalits de leur coexistence sous une forme universelle. Et cette universalit extrieure souvre sur lautorisation de contraindre. Comme libert externe, la volont juridique suscite immdiatement chez les autres personnes le pouvoir de me contraindre. Une volont dtermine par la contrainte est htronome si elle est confronte la volont morale qui elle est autonome (nobissant qu la loi morale). A son propre niveau dobjectivit, le rapport juridique fait du consentement sa normativit une obligation que sanctionne la contrainte. La rciprocit entre droit et devoir se traduit par la soumission ncessaire la contrainte que chacun peut simultanment exiger. Le droit est intrinsquement li la forme comme contrainte lgale. Le concept de droit consiste dans la possibilit de la liaison dune contrainte rciproque universelle avec la libert de chacun. Si avoir droit est exiger la facult de contraindre, alors comment penser sans contradiction le droit qui est droit la libert et cette contrainte immdiate? On affronte l la question cruciale de toute la philosophie du droit. La rponse de Kant est que le droit est libert, mais que la libert ne peut tre que libert limite par la prsence de la libert des autres. Puisque je suis un tre libre et que ma libert est limite, il peut toujours arriver que je transgresse les limites qui me s