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LE CHOC DES CIVILISATIONS l Pour cette civilisation traditionaliste, l'irruption de 1.1 civilisation européenne a constitué une mise en question radicale. 1out changement culturel intervient dans une situation particulière l" conformément à des lois universelles. Il est évident que les phé- uumènes d'acculturation observés chez les Indiens d'Amérique du Nord ou en Afrique noire diffèrent radicalement, si l'on s'en tient 1\ 1 X situations particulières: en effet, les cultures « adventices», par h·\II' esprit, leur mode d'action, etc., ne sont pas moins différentes que l''N « cultures d'accueil» qui ont aussi leur structure propre; en outre Il' style des rapports entre les unes et les autres varie indéfiniment, d('puis la situation coloniale jusqu'à la simple assistance technique, Ikpuis la politique d'assimilation plus ou moins entière jusqu'à la 1'01 itique des « réserves». Cependant, on peut poser, en toute hypo- rhèsc, que les principes qui régissent les phénomènes entraînés par le 1 uutact sont universels. 1. QUELQUES REMARQUES DE MÉTHODE Avant d'analyser la situation originale (c'est-à-dire la nature Il,,scivilisations en présence et le rapport qui les unit) dans laquelle nrcrviennent les phénomènes d'acculturation et de déculturation 'I"i peuvent être observés en Algérie, il faut préciser les concepts qui rront utilisés dans cette analyse. Redfield, Linton et Herskovits proposent les distinctions suivantes: L'acculturation englobe les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d'individus de « cultures» différentes sont placés dans une l. ln Le Sous-Développement en Algérie. Alger. Secrétariat social, 1959, p. 52-64.

Pierre Bourdieu : Le choc des civilisations [1959]

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Datant de 1959, Le choc des civilisations est réédité dans l'ouvrage Esquisses algériennes (2008). Il s'agit de textes réunis par Tassadit Yacine

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LE CHOC DES CIVILISATIONS l

Pour cette civilisation traditionaliste, l'irruption de1.1 civilisation européenne a constitué une mise en question radicale.1out changement culturel intervient dans une situation particulière

l" conformément à des lois universelles. Il est évident que les phé-uumènes d'acculturation observés chez les Indiens d'Amérique duNord ou en Afrique noire diffèrent radicalement, si l'on s'en tient1\ 1 X situations particulières: en effet, les cultures « adventices», parh·\II' esprit, leur mode d'action, etc., ne sont pas moins différentes quel''N « cultures d'accueil» qui ont aussi leur structure propre; en outreIl' style des rapports entre les unes et les autres varie indéfiniment,d('puis la situation coloniale jusqu'à la simple assistance technique,Ikpuis la politique d'assimilation plus ou moins entière jusqu'à la1'01itique des « réserves». Cependant, on peut poser, en toute hypo-rhèsc, que les principes qui régissent les phénomènes entraînés par le1 uutact sont universels.

1. QUELQUES REMARQUES DE MÉTHODE

Avant d'analyser la situation originale (c'est-à-dire la natureIl,,s civilisations en présence et le rapport qui les unit) dans laquellenrcrviennent les phénomènes d'acculturation et de déculturation'I"i peuvent être observés en Algérie, il faut préciser les concepts quirront utilisés dans cette analyse.

Redfield, Linton et Herskovits proposent les distinctions suivantes:

L'acculturation englobe les phénomènes qui se produisent lorsque desgroupes d'individus de « cultures» différentes sont placés dans une

l. ln Le Sous-Développement en Algérie. Alger. Secrétariat social, 1959, p. 52-64.

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situation de contact continu et direct (jirst-hand), avec les changements consécutifs dans les «patterns» (modèles) culturels originelsde l'un ou l'autre ou de l'un et l'autre de ces groupes. Selon cettdéfinition, l'acculturation doit être distinguée du changement cultur,(<< culture change») dont elle constitue seulement un aspect, et del'assimilation qui constitue parfois une phase de l'acculturation. EUdoit être distinguée aussi de la diffusion qui, bien qu'elle interviennedans tous les cas d'acculturation, est non seulement un phénomènqui survient fréquemment sans l'intervention des types de contactentre peuples, précisés dans la définition ci-dessus, mais encorconstitue seulement un aspect des processus d'acculturation 1.

Toute culture fait plus ou moins place au changement; les alterna-tives que propose et fait surgir le contact de civilisations sont dénouéeset résolues en fonction du système de valeurs institué dans la « cultured'accueil », de sorte que, dans la situation normale, les modificationssusceptibles d'entraîner l'altération ou la destruction des valeursfondamentales et vitales sont repoussées, tandis que celles qui sonten conformité avec le «style» propre à la «culture d'accueil» peuventrecevoir adhésion et être adoptées. Tant que cette sélection peuts'exercer, la «culture» conserve son équilibre et sauvegarde son origi-nalité; les éléments allogènes susceptibles d'être empruntés sont réin-terprétés selon les normes fondamentales, après avoir été sélectionnés.Dans le cas contraire, les valeurs fondamentales elles-mêmes peuventêtre altérées et les normes vitales ébranlées, ce qui entraîne une désa-grégation plus ou moins catastrophique de l'ensemble culturel quenous appellerons déculturation.

Les lois générales des phénomènes d'acculturation (loi des tauxinégaux de changement, loi de la réinterprétation des traits empruntés,loi du changement d'échelle et du changement de cadre de référence)s'exercent dans un contexte original, à savoir «une société globale etplurale» dont les éléments (société autochtone, elle-même plurale, etsociété européenne) doivent être étudiés en tant qu'ils participent aumême ensemble où ils sont placés dans une réciprocité entière de pers-pectives.

Par conséquent, les phénomènes de désagrégation sociale, éco-nomique et psychologique doivent, semble-t-il, être compris commerésultat d'une interaction entre des «forces externes» (irruption de la

1. «A Memorandum on Acculturation », American Anthropologist, 1958, p. 152-194.2. Nous essaierons de préciser ces lois dans un prochain travail.

1 (1 N , S AT' 0 N, CUL T U R E E T soc 1 éTé 61

iIi Il\,1lion occidentale) et des «forces internes» (structures originelles1.11"dvilisation autochtone). Cette interaction s'effectue à l'intérieur11111champ dont on ne saurait ignorer l'originalité sans risquer du"11III!'coup de perdre l'essence même des phénomènes étudiés. EnIl, l, acculturation et déculturation ne sont pas la simple résultante111, outact de civilisations lorsque le contact se produit à l'occasion111111'situation particulière, la situation coloniale 1.

~IGermaine Tillion a l'immense mérite d'être une des premières1 Ii noncer dans le domaine de la sociologie algérienne à la fuite de1 Il IlId, il n'en reste pas moins que ses analyses, pour prendre touteh III force, doivent, semble-t-il, être replacées dans le contexte que1\1111',.ivons défini. Sans doute, la société aurasienne, fondement de1111éurdc 2, n'a-t-elle jamais connu ni le médecin, ni le colon, ni le"'Ili 1lonnaire, en sorte que la désagrégation économique et sociale que11111y observe peut être décrite, apparemment, comme l'effet du choc11111\1ne économie archaïque et une économie moderne, hautementIii' lulisée et compétitive. Mais, outre que l'on ne saurait étendre des11111lusions partiellement valables pour l'Aurès, îlot relativement closIII lili-même, à l'ensemble de la société algérienne, il paraît incontes-

1 Il Ilr que la société chaouïa, comme les autres sociétés autochtones,, uuuve insérée dans la situation coloniale. En sorte que, inséréeIIII~cc contexte, l'analyse de Germaine Tillion acquiert toute sa, 111(\

I(appelons d'abord, très sommairement, cette analyse. L'équilibreh 1,1société chaouïa, fondé sur un système de régulations complexesIl'l'l'lltions du même schéma structural dans les différents domainesIII~ystème culturel), s'est trouvé détruit sous l'action de différentes'II~!~S:en premier lieu, l'essor démographique déterminé par unIl1rulssement de la fécondité et une diminution de la mortalité;l , I"tlscment de la terre cultivable travaillée plus intensément pourIIIillI'I'Îrune population sans cesse accrue; enfin, le passage de l'éco-i1111'''!'de troc à l'économie de marché: le mouvement de balancierI,1lit par Marc Bloch ruine tous les équilibres économiques; le1'1\"Ill, qui a des besoins supérieurs à ses liquidités, est contraint de, 1111Il' dès la récolte faite; par suite, il est victime de la baisse saison-.1111('<luisuit la récolte et vend à bon marché, la quantité vendue étantl'dlll.ll1tplus grande que les cours sont plus bas. Aussi est-il obligé

1 Georges Balandier en fournit une définition dans «La situation coloniale »,( tlli/crs internationaux de sociologie, 1951.'J, L'Algérie en 1957, Paris, Minuit, 1957.

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d'acheter des céréales ou du pain en janvier ou en février, c'est-à-diau moment où les cours sont très hauts. Victime des écarts de peisaisonniers, il est contraint de s'endetter, ou de vendre sa terre poualler, à bout de recours, chercher du travail au loin. A ces causes, 1faut ajouter le rôle de l'école qui aigrit ceux qui ont reçu l'instructioet aggrave la situation des autres, qui déséquilibre le milieu familialla femme demeurant le plus souvent illettrée, qui entraîne les conflit:de génération et la faillite des enseignements traditionnels, fondemendes anciennes structures psychologiques et sociales. Bref, selon cettanalyse, tous les phénomènes de désagrégation seraient conséquencedes seules lois de l'acculturation.

En réalité, d'autres causes ont joué: le Sénatus-consulte, pourprendre un exemple, divise le territoire Touaba (Oued el Abiod) entrois douars (Tighanimine, Labiod, lchmoul) et attribue la possessionindividuelle des terres de la haute vallée, ce qui entraîne un mou-vement des populations vers Medina et Foum Toub où des groupesse sédentarisent et construisent des fermes; en outre, la propriétécollective tend à s'individualiser, grâce aux facilités fournies par leSénatus-consulte. Faute d'une amélioration des techniques et d'uneextension des terres cultivables, le passage de la propriété indivise àla propriété individuelle entraîne l'appauvrissement. Sédentarisationet individualisation de la propriété affaiblissent les liens collectifs. Legrenier collectif (guelâa), qui constituait en quelque sorte le symbolede la cohésion du groupe primaire (fraction), perd peu à peu sa signi-fication; plus exactement, les significations différentes dont il étaitinvesti tendent à se dissocier. Ainsi, à Tabentut l, l'ancien magasincollectif continue à être entretenu et l'on y célèbre les fêtes de prin-temps; mais, s'il conserve son sens de lieu sacré, il cesse de recevoir,comme par le passé, les réserves du groupe. La surveillance familialeimpliquée par l'existence du grenier collectif pèse aux individus quiajoutent à leurs demeures des greniers-magasins individuels, réuti-lisant parfois à cette fin des poutres prises à la guelâa. De même, lamesure traditionnelle, qui était conservée dans le grenier collectif etqui n'avait valeur qu'à l'intérieur du groupe, se trouve remplacée parle demi-décalitre commercial. Si l'abandon progressif du grenier col-lectif, fondement et garantie de l'équilibre économique qui, dans unesociété fermée et vivant en autoconsommation, ne pouvait être assuréque par une véritable ascèse tendant à réduire les besoins à la mesure

1. Marcelle Faublée-Urbain, «Les magasins collectifs de l'oued el Abiad (Aurès) »,Lejournol des africanistes, vol. 21, n° 2,1951, p. 139-150.

.-.,UNISATION, CULTURE ET SOCI~T~

d, ~ ressources et permettant de répartir dans le temps les bonnesIII oltcs, s'explique en partie par le passage d'une économie d'échange\ IIIlC économie monétaire dans laquelle l'existence de réserves impor-1 Illies n'est plus nécessaire, il s'explique aussi par l'apparition de l'in-dividualisme économique, lié en grande partie à l'apparition de laIlIllpriété individuelle, conséquence elle-même de l'application du'H'lIatus-consulte, et à l'affaiblissement des sanctions collectives.

En outre, si l'Aurès était le foyer d'un particularisme exacerbé,1 constituait aussi, comme on l'a justement remarqué, «comme une

1 ilssc de résonance où les ondes propagées de quelque point de la Ber-lH(!'ie venaient se répercuter, et souvent, si les vibrations locales étaient1 Il synchronisme, s'amplifier 1».De là vient que la propagande réfor-rnlstc des disciples de Ben Badis 2, qui trouvait sans doute un terrainLivorable dans une société en passe de désagrégation, a pu créer, dèsIl)J8, un véritable «climat insurrectionnel» en brandissant des notionsu-llcs que «injustice, droits, indépendance». Ceci suffit à montrer,cmble-r-il, qu'il n'existait pas en Algérie d'isolat véritable vivant enV.ISCclos et entièrement arraché à la situation coloniale.

Il. LA SITUATION PARTICULIÈRE DE L'ALGÉRIE

Il suit de ces analyses que si les causes du « sous-développement»

IH~Llventêtre purement naturelles (déséquilibre entre la population etl',~ ressources, par exemple) ou tenir à un défaut d'équipement tech-nlque ou de concentration du capital, il ne faut pas négliger cependantn' que François Perroux 3 appelle «l'effet de domination», c'est-à-dire1 'ensemble des phénomènes économiques déterminés directementou indirectement par le contact entre deux systèmes économiquesde forces inégales. Cet effet de domination, qui consiste en «une

1. «Progrès du réformisme musulman dans l'Aurès» (anonyme), France méditerra-néenne et africaine, Bulletin d'études économiques et sociales, Paris, 1938, p, 1.2. Abdelhamid Ben Badis (1899-1940), président de l'Association des oulémasmusulmans algériens dont le but était de revenir aux deux sources essentielles del'islam: le Coran et la Sunna. Il est l'auteur du triptyque «L'Algérie est notre patrie,l'Islam est notre religion, l'arabe est notre langue.» [Note de l'éditeur].3. François Perroux (1903-1987), économiste qui a cherché une tierce solutionentre le socialisme et le capitalisme libéral traditionnel. Il a, notamment, influencéla doctrine sociale de l'Église. Auteur de: Lo Coexistence pacifique, Paris, PUF, 1958;Dialogue des monopoles et des nations, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble,1982,492 p.; Aliénation et société industrielle, Paris, Gallimard, 1970, 192 p. [Note de

l'éditeur].

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influence irréversible ou partiellement réversible» exercée par uneunité sur une autre et qui tend à placer l'économie dominée dansune position de «satellisme économique» en même temps qu'à assurerune amélioration constante de la situation de l'économie dominante,constitue un des aspects essentiels de la situation coloniale.

Mais il faut se garder de considérer le domaine économiquecomme isolable. Toute tentative d'analyse serait ici arbitraire: en effet,les phénomènes de désagrégation économique ne sont qu'un aspectde ce grand mouvement de déculturation et de désagrégation quiaffecte la société algérienne dans son ensemble. Cette société, dontnous avons vu qu'elle constitue une totalité dont les éléments sontindissociables et expriment tous le même «style» original, a subi lechoc d'une autre civilisation qui n'a pas fait irruption par pièces etpar places, mais bien en totalité, en introduisant des bouleversementsdans l'ordre économique, mais aussi dans l'ordre social, psycholo-gique, moral, idéologique; bref, en déterminant une mise en questiontotale et radicale.

Ceci crée une réalité presque inextricable, où il est impossibled'isoler, sinon par abstraction et pour les commodités de l'analyse,les causes et les effets, parce que chaque effet devient cause à son tour,et ainsi de suite, en sorte que chacun des phénomènes qui pourraitêtre décrit comme «point terminal» (provisoire) du processus de désa-grégation est l'aboutissement d'un faisceau de causes extrêmementdiverses, dont chacune est elle-même un aboutissement.

Un exemple: l'émergence de l'individu, arraché aux unités fami-liale et tribale, est liée à la désagrégation de la famille et de la tribu,elle-même inséparable de l'évolution générale de la société algérienne;au salariat et aux impératifs de l'économie moderne; à l'affaiblis-sement du système de valeurs traditionnelles déterminé par le contactavec le système de valeurs occidental; à la scolarisation et au conflitde générations; à l'émigration et à l'urbanisation; au statut nouveaude la propriété, etc.

Ainsi, c'est la civilisation européenne dans la totalité de ses aspectsqui a fait irruption au cœur de la civilisation autochtone. A la diffé-rence de la simple assistance technique qui entraîne une interventioncirconscrite et limitée, la situation coloniale, et tout particulièrementen Algérie, en raison de l'importance numérique de la société euro-péenne, met en présence deux «styles de vie », deux visions du monde,deux attitudes à l'égard des problèmes fondamentaux de l'existence:de fait l'Européen apporte avec lui son univers; il impose son ordrepropre au monde extérieur, comme on le voit, pour ne prendre qu'un

)\ClNtSATION. CULTURE ET SOCIÉTÉ 6S

1 q'lllple, en ces villages de colonisation, qui reproduisent les villages.111"1 ropolirains , il propose, en chacun de ses comportements, en1 lucune de ses paroles, tout un système de valeurs et, par là, placeI,,~tenants de la civilisation traditionnelle en face d'une infinité d'al-Îtlll:ltives; il fait ainsi apparaître comme contingent ce qui semblaitlII'Il'ssaire, comme objet de choix ce qui paraissait «naturel».

III. UN PROBLÈME COMPLEXE

Leproblème du changement culturel, «avec son cortège de dramesiluuloureux et de déceptions amères» (Hamza Boubekeur 1), est1 xtrêmement complexe. Ce n'est d'ailleurs que dans un passé assez11\l'CIltque l'étude des contacts de civilisations a retenu l'attention desnciologues. Le problème a été abordé en un sens par les officiers des

1 III l'cauxarabes qui ne semblent pas avoir été en mesure d'en maîtriser1., complexité.

De ce fait, le problème du changement culturel est resté ignoré,I,IIISses données essentielles, dans ses mécanismes et dans ses solu-lions. A cette ignorance due à la complexité même du problème, ill.utt sans doute ajouter celle qui résulte de raisons ou de motivationsdlIl'érentes et souvent divergentes, aussi bien dans l'attitude vécue etIi"ns les rapports humains que dans les conceptions et les mesurespolitiques concernant l'Algérie. Elle repose peut-être aussi sur l'igno-1.1 nee du fait que le monde maghrébin est le lieu d'une civilisationmiginale et animée d'une logique originale.

Si le contact entre une civilisation hautement industrialisée, àJ'wnomie puissante, et une civilisation dépourvue de machinisme\'1 dotée d'une économie archaïque pouvait suffire à déterminer unedésintégration des structures traditionnelles de la société algérienne, iln'en reste pas moins qu'à ces perturbations, conséquence inévitable du1hoc de deux civilisations séparées par un abîme tant dans le domaineconomique que dans le domaine culturel, il faut ajouter, sans lesconfondre, les bouleversements entraînés par la recherche des intérêtséconomiques ou encore provoqués par la mise en place d'institutionshétérogènes ignorante~ des réalités sociologiques.

1. Un des ancêtres du recteur de la mosquée de Paris en 2008. Famille connuepour avoir appartenu à une grande confrérie religieuse par le passé et qui a joué unrôle important dans la transmission des valeurs culturelles et religieuses en Algérie[Note de l'éditeur].

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Un des promoteurs J du Sénatus-consulte de 1863 déclarait quecette mesure avait pour dessein de «provoquer une sorte de liquidationgénérale du sol», une part demeurant «entre les mains des Arabes, nonplus comme héritage collectif de la tribu, mais au titre d'une propriétépersonnelle, définie et divisée », l'autre destinée à «attirer et recevoirl'émigration de l'Europe»; et plus profondément, de «désorganiserla tribu », obstacle principal à la pacification. Véritable opération de«chirurgie sociale », qui ne saurait être confondue avec la contagionculturelle, conséquence du simple contact, ces lois foncières (canton-nement, Sénatus-consulte de 1863, loi Warnier de 1873), constituentsans doute une des causes majeures de la désintégration de la sociétérurale traditionnelle. Par le jeu des licitations et aussi en facilitantles ventes inconsidérées, elles ont déclenché un grand mouvement dedépossession foncière, outre qu'elles faisaient disparaître les unitéssociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par desunités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transpo-sition approximative de l'unité municipale métropolitaine, et ten-daient à briser un équilibre économique précaire dont l'indivisionconstituait une des meilleures garanties.

Ceux qui devaient en subir le contrecoup 2 avaient consciencequ'elles étaient de nature à altérer fondamentalement les normesessentielles de leur société; l'indivision, en effet, maintient fermementla cohésion de la communauté, permet de défendre l'intégrité du patri-moine familial ou tribal et par là l'intégrité de ces groupes, à la foiscontre le morcellement excessif, contre les intrusions étrangères etcontre l'absorption des petites parcelles par les grandes exploitations.En fondant l'union de tous les moyens et de toutes les forces dontdispose le groupe, elle permet de réaliser la meilleure adaptation aumilieu naturel et de garantir la subsistance à des individus qui nepourraient vivre sur le lopin qu'une licitation leur octroierait. Enfin,elle protège la collectivité contre l'imprévoyance ou la nonchalanceindividuelles, puisqu'elle permet d'imposer une discipline stricte tantde la production que de la consommation. Il s'agit bien d'une clé devoûte, et le législateur, en entreprenant de l'ébranler, s'exposait inévi-tablement à ruiner l'édifice culturel en son entier.

L'exemple de la politique agraire est particulièrement caractéris-tique parce qu'on y voit se manifester à l'évidence toutes les ambi-

1. Albert de Broglie. Une réforme administrative en Algérie. Paris. H. Dumineray.1060.. Cnpl! nlno Vaissière, Les Ouled Rechaïch. Alger. 1893. p. 90.

ffll.ONISATION, CULTURE ET SOCIÉTÉ

f',ltÏtés, voire les contradictions, qui hantent certaines des mesuresprises en Algérie. En effet, si les lois fondamentales ont été conçues (leS{-natus-consulte au moins) comme une machine de guerre destinée.\désagréger des unités politiques et économiques jugées dangereuses,1 ne fait pas de doute qu'elles ont pu recevoir aussi une autre signi-fication et s'inscrire dans une perspective assimilationniste et « géné-uuse». En effet, à se placer dans la logique de l'économie moderne,l'indivision apparaît comme un archaïsme absurde, comme un obs-ucle au progrès et à la modernisation des techniques, du fait qu'ellel'IIchaîne le fellah à la routine en interdisant toute entreprise d'avenir~llr la terre et en décourageant le crédit.

Aussi, les promoteurs de la politique de cantonnement, estimant'Ille la propriété privée, aux limites précises et nettement définies, parupposition à la propriété indivise aux limites incertaines, constitue lahnse de la vie paysanne, entendent la constituer parce qu'ils y voient1.1 condition de « toutes les améliorations sociales et agricoles» et «leplus sûr point d'appui de l'assimilation des deux peuples» (MaréchalVaillant, cité par Xavier Yacono 1). Au nom de cette doctrine, lemaréchal Vaillant, dans un rapport du 18mai 1884, réclamait le can-runnement des tribus établies sur les terres collectives. Il voit dans1 eue mesure «une équitable transaction» puisqu'elle enlève auxtribus considérées comme usufruitières une part de leur territoire,tunis «substitue à leur simple droit de jouissance un droit de propriéténcommurable, sur la part de territoire qui leur est assignée». En,,'alité, outre que la «surabondance d'espace» dont le cantonnement1,'.lutorisaitpour enlever aux tribus une part de leur patrimoine était en1[uelque sorte exigée par le type d'exploitation traditionnel et consti-tuait un élément capital du système économique, il était éminemment.l.rngereux d'attribuer la propriété privée de la terre à des individus.lépourvus des structures psychologiques et des «vertus» qui en sont,lion seulement le fondement, mais la condition de possibilité. En déli-v l'ri nt au fellah des titres de propriété à la manière française, on luifournit l'occasion, la possibilité et la tentation de se dessaisir de son1 lien. En sorte que cette mesure - de même que le Sénatus-consulteIll· 18632 ou la loi Warnier - atteint une fin radicalement opposée à

1. Xavier Yacono (1912-1990): historien de la colonisation, professeur à l'uni-versité d'Alger de 1957 à 1962. Histoire de la colonisation française, Paris, PUF, «Quesais-je?» n° 452, 1973, 127 p.; Les Étapes de la décolonisation française, Paris, PUF,«Que sais-je?», n° 428. 1982, 128 p. [Note de l'éditeur].2. L'ambiguïté des principes qui ont inspiré le Sénatus-consulte apparaît nettementdans l'ouvrage d'Albert de Broglie qui, outre les justifications qui ont été rapportées

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IV. LA RÉALITÉ CULTURELLE

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celle qu'elle était censée atteindre, puisque, visant à créer la possessionindividuelle, elle devient un instrument de dépossession.

Il serait facile de multiplier les exemples de telles interventionsqui font table rase de la réalité cohérente et concrète. L'anthropologieculturelle s'efforce de préciser les conditions dans lesquelles s'effec-tuent les «transactions culturelles» et d'en définir les lois pour pré-venir les dangers de régression, de perturbation et de dégénérescenceque la mise en présence de deux civilisations de développement inégalmenace de faire surgir. Elle fait effort pour donner les moyens defreiner et de maîtriser, autant qu'il se peut, ces réactions en chaîneque peut déclencher la simple introduction de nouvelles industries oude nouvelles méthodes de culture.

Cette attitude implique que l'on considère la société commeun système cohérent et adapté, comme réalité positive, au lieu de lamettre entre parenthèses ou de l'ignorer. Tout à l'opposé, en Algérie,à la façon du mauvais écuyer tranchant dont parle Platon et quidécoupe les viandes sans en suivre les articulations naturelles, ona parfois essayé d'instaurer un ordre importé et imposé, sans avoirégard aux articulations, aux muscles et aux tendons qui assuraientl'équilibre et la vie de la société algérienne. On a trop oublié ou ignoréque la culture constitue une façon particulière de viser l'existence quise propose dès la naissance à chacun des membres de la communautéet qui n'est l'œuvre d'aucun d'eux quoiqu'elle n'existe que par eux;qu'elle est animée par un «esprit» original et unique auquel tousparticipent en même temps qu'ils le constituent dans et par leur viecommune; qu'elle est habitée par une «intention» (ou, si l'on veut, unchoix) déposée comme sédiment, intention pré-consciente, vécue et

plus haut, invoque les raisons suivantes: «Avec le principe communiste qui fait labase de la société arabe, compter sur un progrès quelconque, c'est se bercer d'unechimère, et y travailler, c'est lutter contre l'impossible. La propriété collective c'est,quoi qu'on fasse, la barbarie en permanence et à perpétuité; car, en interdisant àl'homme tout espoir, elle le décourage de tout travail et en attachant à la mêmeglèbe l'ouvrier laborieux et le dissipateur fainéant, elle a pour effet inévitable d'en-chaîner fatalement aussi le lendemain à la veille. " y a là une école de paresse etd'inertie qui prévaudra indéfiniment sur les exemples les plus édifiants et les ins-tructions les plus éclairées que l'administration française pourra donner ... Cesttoujours la constitution de la société arabe qui fait obstacle et c'est dans sa racine mêmequ'il faudra l'atteindre» (Une réforme administrative en Algérie, op. cit.).

ULON15ATION, CULTURE ET SOCIÊTÊ

ligie avant d'être pensée en tant que telle par les individus, de mêmel.rçon que la langue.

Aussi le système culturel est-il à la fois condition d'existence etIislification d'exister; il est condition d'existence: en effet, bien que la~Iructure et la signification de la culture puissent demeurer ignorées1k ceux qui la vivent et donner lieu à des rationalisations et à deslnborations secondaires, elle modèle le comportement individuel enIid proposant des cadres et des «modèles» (patterns) en même tempsq Il'elle en constitue la condition d'intelligibilité; par suite, elle estLImédiation qui permet à deux individus d'associer le même sensIIIX:mêmes comportements, et inversement, le même comportementIIIX:mêmes intentions, et qui rend possible la communication inter-ubjcctive en établissant un réseau de significations et de relations

1 omm un, indépendant des différences qui séparent les individus. Ellel'SI justification d'exister: tout groupe, comme on voit par exemple",IIlS la distinction de l'in group et de l'out group, fondement de1\'tl1l10centrisme, pose, outre les valeurs vitales dont la position est1 nntemporaine de l'existence même de la société (par exemple lesvaleurs de solidarité dans la société nord-africaine), un système devaleurs (simples rationalisations le plus souvent), une image idéale de~oipar laquelle le groupe s'apprend et s'invite à être ce qu'il est en fait,l'Il sorte que toute société s'adore elle-même en son propre système1k valeurs en même temps que, selon le mot de Mauss, «elle se paietoujours de la fausse monnaie de son rêve ». Lorsque ce mécanismeIi ',1utojustification vient à ne plus jouer, la société se trouve menacée11\1 atteinte dans ce qu'elle a de plus précieux. L'irruption d'une autre1 ivilisation qui propose un autre idéal de vie, un autre système devaleurs, fait découvrir que ce style de vie, ce système culturel qui~"Ipparaissait à lui-même comme le meilleur possible, comme le seulpossible, qui fournissait à chaque individu la conviction qu'il avait à1 re ce qu'il était, n'est en réalité qu'un possible parmi une infinitédl' possibles. De là cette angoisse et ce désarroi qui hantent surtout,d 'homme marginal », jeté dans les conflits qu'entraînent l'affaiblis-',l'mcnt des systèmes de sanctions traditionnels et la dualité des règlesIk' vie.

Bref, l'action politique, plus ou moins consciente, plus ou1I10insaveugle, s'est exercée en Algérie dans le même sens que les loisdl' l'acculturation dont elle précipitait l'action et dont elle accroissaitl'dTicace au lieu de la freiner et de la modérer. Par là, elle allait, si l'onPl'ut dire, dans le sens de l'histoire, en hâtant la désintégration desvuuctures sociales traditionnelles et la mise en suspens des régula-

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tions qui assuraient l'équilibre de l'économie traditionaliste. Faut-ils'étonner que la société algérienne, qui eût connu, en tout cas, destransformations dangereuses, se soit trouvée emportée dans une sortede tourbillon vertigineux qu'il devient chaque jour plus difficile demaîtriser?

Pour être adéquate à son objet, la description de cette totalité enmouvement devrait être globale, du fait que les phénomènes de désa-grégation et de réintégration sont tous inséparablement liés, en sorteque les phénomènes de désagrégation que l'on peut observer dansle domaine économique ne constituent qu'un aspect d'une réalitémultidimensionnelle. Parmi les facteurs de déséquilibre, on ne feraque rappeler l'explosion démographique, la-dépossession foncière,la concurrence de l'économie de type moderne. De là un certainnombre de traits, trop souvent décrits pour qu'il soit besoin d'insister:régression du nomadisme et du serni-nomadisme, régression de l'arti-sanat, baisse du niveau de vie, sous-emploi et non-emploi, apparitiond'un prolétariat original, « jugé inégalement bon et inapte à tous lesemplois» (Dresch 1), jeté dans la misère matérielle et le désarroi moral,conséquence de l'altération des valeurs vitales, de l'émigration, etc.Il faut souligner également que, avec la transformation du régimejuridique de la propriété qui facilite la vente, toutes les régulationsqui tendaient à sauvegarder l'équilibre agraire, les « volants régula-teurs» tels que l'indivision, tendent à perdre de leur efficacité. Enoutre, la prédominance des valeurs économiques et en particuliermonétaires bouleverse un ordre fondé sur les rapports humains etpersonnels. Ainsi, l'ancien lien de clientèle qui unissait le propriétaireet le khammès se trouve brisé: ou bien les avances traditionnelles sontsaisies comme prêts de consommation dont on exige restitution, etle khammès ne trouvant plus avantage préfère le salariat, ou bien onreste fidèle au système ancien, mais, quoique la situation soit iden-tique, objectivement, à ce qu'elle était autrefois, tout est changé (loidu changement de cadre de référence).

Autre phénomène d'importance, l'apparition du salariat, rapportimpersonnel entre le capital et le travail. L'ouvrier agricole, personnageinconnu de l'ancienne société, affranchi de sa famille ou de sa tribu,reçoit un salaire régulier, en monnaie sonnante, chose rare jusque-là.Le colon et ses techniques, son sens du travail et de la propriété, de la

1. Jean Dresch (1905-1994), géographe français, spécialiste des milieux déser-tiques et militant communiste engagé en faveur des luttes de décolonisation [Notede l'éditeu rJ.

1 nlON1SATION. CULTURE ET SOCIÉTÉ

terre traitée comme matière première, la propriété privée et la notionIll' limite, déterminent une véritable transmutation des valeurs. Ler;'llahvoit la terre s'étrécir au moment où il en découvre le prix. Aux.uiciennes valeurs, de prestige et d'honneur, se substitue la valeuruionétaire, impersonnelle et abstraite. La compétition et l'adaptation.l.ms le monde de l'économie moderne exigent de nouvelles structurespsychologiques (travail, monnaie, épargne, crédit, etc.) dont le défautrnuaîne d'immenses difficultés d'adaptation. L'individualisme éco-uomique apparaît qui, entre autres causes, tend à briser les anciennesolidarités vitales et à faire éclater les cadres communautaires.

Les unités économiques closes, qui vivaient en autarcie presquerorale, éclatent sous l'action de différentes causes. Le rétrécissementdl' l'espace économique détermine la contagion des besoins et l'élé-V;lt ion du niveau d'aspiration, infiniment plus rapide que la trans-mission des techniques et des structures psychologiques qui fondentl'activité économique moderne, plus rapide aussi que l'accroissementIll~Spossibilités de satisfaire ces aspirations et besoins nouveaux, cest.tux inégaux de changement déterminant l'apparition d'une situation1 onflicruelle. Il suscite en outre la prise de conscience des inégalités et1.1 naissance de l'esprit de revendication ou de révolte. Resterait à sou-ligner la conséquence dans le domaine économique des phénomènes1 k désagrégation sociale déterminée par l'urbanisation, l'émigration,1.1 prolétarisation, les conflits de générations, la crise de l'éducationmorale, etc.

V. LES CONDITIONS D'UNE RESTRUCTURATION

Ces analyses, pour être contraignantes, auraient à être moinsIIOtives.Elles conduisent cependant à des conclusions dont certainesnrgissent de soi. Il ne fait pas de doute qu'un effort circonscrit du

.lnmaine économique ne peut suffire à rétablir l'équilibre d'uneociété où la dérégulation économique n'est qu'un aspect de l'écrou-

lcment du système culturel dans son ensemble. François Perroux amontré 1 que la politique qui consiste à accroître la dépense globaleIles injections de monnaie destinées à stimuler la consommation et àIiuancer les investissements ne donne pas, appliquée aux pays sous-.lévcloppés, les résultats qu'elle permet d'atteindre dans une économie

l. François Perroux, « L'ordonnance de J. M. Keynes et les pays sous-développés»,Bulletin de l'Union des exploitants électriques en Belgique, juillet 1953.

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capitaliste. C'est que cette politique doit compter avec des «facteursde structure» inséparables du style de la civilisation considérée (parexemple le non-emploi 1). Le capital, comme l'observe S.H. Frankel,est «un héritage social qui dépend des institutions, des modes tradi-tionnels de pensée et d'action des individus dans une société 2 ». Parsuite, le capital transféré d'une société à une autre doit être réadaptéà de nouveaux types de comportement et son utilisation rationnellesuppose la création de nouvelles aptitudes et de nouvelles structures.

L'analyse sociologique des pays sous-développés incite à développerune théorie économique non keynésienne qui serait à l'économiekeynésienne, valable dans le cas de l'Occident, ce que les géométriesnon euclidiennes sont à la géométrie euclidienne.

L'économie est solidaire d'une vision du monde et d'un style devie; par suite.ul serait suprêmement vain et dangereux de prétendrediriger une société ou la conseiller sans posséder une connaissanceprofonde de ses mœurs, de ses structures et de l'esprit qui l'anime.En second lieu, l'effort d'industrialisation pur et simple ne suffit pas;tout au contraire, l'implantation d'industries dans un pays économi-quement sous-développé et dans une société coutumière a des chancesde provoquer des tensions et d'aggraver la désagrégation. Cependant, ilest certain que l'accession à un niveau économique minimal, assurantà l'individu un minimum indispensable de prise sur le monde, est lacondition nécessaire de la conversion psycho-culturelle par laquellel'individu prend en main son propre destin. Pierre Moussa" rapporteune observation faite dans une usine nord-africaine: les salaires sontaugmentés de 20 %; selon la logique de l'esprit précapitaliste, lesouvriers travaillent un cinquième en moins; par la suite, on doubleles salaires (soit 240 %) ; les conséquences de cette augmentation sontà l'opposé de celles qu'avait déterminées l'augmentation précédente:

1. «Ce n'est pas parce qu'il n'y a dans les pays sous-développés qu'un salariat tou-chant 4 à 15% de la population en âge de travailler que les autres habitants sontchômeurs. Ils ne travaillent pas, c'est autre chose; on les trouve agglutinés auxunités de production, agricoles ou artisanales, ou encore occupés à des "jobs" nonproductifs. L'Égypte compte au moins un surplus de population agricole de 5 millionsde personnes actives (le pays a 22 millions d'habitants). Le chômage est partout etil n'est nulle part. Et il est sûrement plus facile de créer des bureaux d'embaucheque de changer la mentalité, de créer la volonté de travailler et de modifier leshabitudes de vie», André Plantier, in Encyclopédie française, p. 11-12; 16.2. S. Herbert Frankel, The Economie Impact of Under-Deve/oped $ocieties, Oxford,Basil Blackwell, 1953.3. Pierre Moussa, Chances économiques de la communauté franco-africaine, Paris,Armand Colin, 1957, p. 142. Cf. Chellala Reibell, «La lutte des Algériens contre lafaim», Alger, Secrétariat social, p. 19-29.

tIlIONISATION. CULTURE ET SOCIÉTÉ

1 umrne si un seuil avait été franchi (Pierre Moussa parle de «seuild" modernité»), l'ouvrier montre l'envie de travailler, de gagner plus,d,- préparer l'avenir, d'épargner, etc. Ainsi, en fonction d'un traitunique, mais essentiel en tant que condition nécessaire, à savoir lapossession d'un minimum d'assurances concernant le lendemain qui1(l'r:1t1chitdu souci exclusif, de la hantise, de la subsistance, l'ensembledll système culturel et en particulier le comportement économique,b valeurs et les structures mentales qui le fondent, se trouve tora-lrmcnt restructuré.

Faut-il en conclure que la simple amélioration des conditionsuuuérielles soit condition nécessaire et suffisante de cette restructu-nu ion globale du système culturel par laquelle se trouve assuré lep,lssage de l'économie traditionaliste à l'économie compétitive? On1 ('t l'ouve là le vieux débat entre le matérialisme et le spiritualisme. Le

111 ogrès matériel suffit-il à faire surgir l'aspiration au progrès ou bien'rspiration au progrès est-elle condition nécessaire et suffisante duprogrès? La réponse semble être que le progrès des conditions maté-rh-lles permet à l'individu d'accéder à un seuil à partir duquel il peutI,~pirerà prendre possession de son avenir; mais possibilité ne signifie1 I,IS nécessité. On peut, en déformant le mot d'Aristote, dire que «lesvertus de l'économie compétitive veulent une certaine aisance »,

Ce qui frappe, c'est que le passage de l'une à l'autre logique ne(' fait pas par simple sommation et par addition de traits culturelsrccumulés dans l'expérience, mais bien que l'accumulation additivedl' l'expérience ne fait que rendre possible une restructuration qui1érablira à un autre niveau l'équilibre de l'homme et du monde. Il suitdl' là qu'il n'est possible de favoriser cette restructuration que par une"de globale, qui doit concerner également le domaine de l'économie,Ile la vie sociale, de la vie politique, de l'éducation, etc. Pour que1 t· passage, que l'on peut comparer au «virage» d'un colorant, se fasse1;1ns heurts et sans déchirements, il faut que soient réunies les condi-lions nécessaires, c'est-à-dire que soit assuré à l'homme ce minimum.lc pouvoir qu'il faut détenir pour vouloir, et aussi les conditions suffi-.mres, c'est-à-dire que viennent à se créer ou se développer ces vertuspsychologiques qui donnent à l'homme la volonté de vouloir.

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