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Pierre Bourdieu Sociologie de l'Algerie

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QUESAIS-JE?

Sociologiedel'Algérie

PIERREBOURDIEU

Directeurd’études

àl’ÉcolePratiquedesHautesÉtudes

Huitièmeédition

57emille

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Introduction

esauteursarabesrapportentquelecalifeOmaraimaitàdire,enjouantsurlaracinefrq,quienarabesignifie division : “ L’Afrique (duNord), c’est le fractionnement ! ” Telle est bien l’apparence queproposentlepasséetleprésentduMaghreb.Diversitéouunité?Continuitéoucontrastes?Àneretenirquelesdifférences,nerisque-t-onpasdelaisseréchapperl’identitéprofonde[1].

Fautedepouvoirapporteràcette troisièmeéditiontoutes lesadditionsqu’auraientexigéesd’unepartlesprogrèsdelaconnaissancedelasociétéalgérienne,d’autrepartlestransformationssurvenuesdepuisl’indépendance,ons’estcontentéderenvoyerlelecteuràdestravauxplusapprofondisetdepréciserladescriptionde lastructuredes rapportsdeclassequiconfèreses traits lesplusspécifiqueset lesplusdurablesàcettesociété.?

Autantdecritères, eneffet, autantde lignesdeclivagequine se superposentqu’exceptionnellement,autantd’airesculturellesquis’entrelacent.Ainsi,selonleclimatetlerelief,contrasteentreleTelletle“Sahara ”, entre montagnards et habitants des plaines et des collines ; selon le genre de vie, entrenomadesetsédentaires,maisavecdifférentsdegrésintermédiaires,semi-nomadesetsemi-sédentaires;selon le type d’habitation, opposition entre les habitants demaisons dont le type varie –maisons àterrasses,dans l’Aurèset auMzab, à toitsde tuile enKabylie,maisonsmauresquesdans lesvilles–maisavec,iciencore,touteunesériedetransitions,dontlamoindren’estpaslegourbiquisedéfinitdefaçon toute négative ; opposition entre l’habitat groupé, propre aux vieux sédentaires, et l’habitatdispersédespopulationsrécemmentsédentarisées;selonlecritèreanthropologique,antithèseentrelefonds localet lesapportsorientaux,maisunehistoiremouvementéeaentraînéunbrassagesi intensequ’ilestextrêmementdifficileetrarededistinguerdestypesparfaitementpurs;selonlalangueet laculture,oppositionentreBerbérophonesetArabophones,maisparmicesderniersungrandnombredeBerbèresarabisés;selondifférentstraitsculturels,telsqueledroitdelafemmeàl’héritage,antithèseentreledroitberbèreetledroitmusulman,maisdepartetd’autre,unsystèmedepondération,agissanten sens inverse, qui tend à abolir les différences ; selon le degré d’initiative légiférante du groupe,mêmeopposition,maisavecdestransitionsnuancées;selonlestechniquesartistiques,contrasteentreladécoration rectilinéaire et sèche de l’art berbère et les lignes souples et déliées du décor arabe ; onpourraitpoursuivreainsiàproposdukhammessatetdusalariat,durapportde l’hommeà la terre,ducaractèremagico-religieuxduserment,dusystèmejuridique,dudegrédepénétrationdel’Islam.Toutesceslignes,reportéessurunecarte,feraientcommeunentrelacsàpeuprèsinextricable,puisqu’iln’estpasdeuxdesairesqu’ellesdélimitentquiserecouvrentexactement–ainsiBerbérophonesetsédentairesouArabophonesetnomades–etqu’ilestrare,enoutre,detrouverdesfrontièrestranchées.

Decetenchevêtrementsedétachentcependant,telsdesmotifsvivementdessinés,des“airesculturelles” relativement distinctes. En effet, partout où les parlers berbères se sont maintenus, c’est-à-direessentiellementdans lesmassifsmontagneux (Kabylie,Aurès), se sont conservés, non seulementdestraitsculturelsparticuliers,maisunstyledevieoriginal.Onyobserve,entreautreschoses,unecertaineindépendance à l’égard de l’Islam (Mzab excepté), manifeste surtout dans le système juridique, unamourpaysandelaterre,dulabeuracharnéquilafécondeetlaprédominancedufaire-valoirdirect,unestructuresocialed’allureégalitaireetfaisantintervenirleconceptterritorial.S’ilestvraiquelesArabesnomades ont introduit un système de valeurs propre – dédain à l’égard de la terre et du faire-valoir

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direct,liéàlacivilisationpastorale,allure“aristocratique”delasociété–ilseraitdangereuxd’outrerl’opposition. La tribu arabe est-elle séparable de son patrimoine territorial, défini contre lesempiétements rivaux et, inversement, chez les Berbères, les structures sociales ne sont-elles pasconstruites selon le schéma généalogique ? Entre les deux systèmes, l’interaction est constante,interactionfondéesuruneaffinitéprofonde,maisdominéeparlatentationdes’identifieretlavolontédesedistinguer.

Toutenlongueur,comportantdesplainesdequelqueampleurauxseulesextrémitésetvouéailleursaucompartimentage désordonné qui ne cesse que dans les steppes, ce pays semblait prédisposé àl’éclatement en particularismes. À quoi s’opposent la circulation intense qui anime l’ensemble,migrationsdespasteurs,cycledesmarchésquisont l’occasiond’échangesjuridiquesetculturels(quel’onsongeaurôledumaddah),rayonnementdescentresurbains,foyersd’orthodoxiereligieuseetdecivilisation orientale, l’unité de foi et la référence à la même langue sacrée. En sorte que les deuxaspectsantithétiques,unitéetpluralité,continuitéetmorcellement,nesepeuventcomprendrequel’unparl’autre.Iln’estpasauMaghrebdemondeclosetpartant,puret intact ;pasdegroupesi isolé,sirepliésursoiquinesepense,nesejugeenréférenceàdesmodèlesétrangers.Chaquegrouperechercheetconstituesonidentitédansladifférence;maissil’analysedoitatteindrecesdifférences,c’estpourdécouvrirpar-delà,l’identitéqu’ellesdissimulentous’efforcentdedissimuler.

Notes

[1]Ilnefaitpasdedoutequel’Algérie,isoléedel’ensemblemaghrébin,neconstituepasunevéritableunitéculturelle.Cependant,aupointdevueméthodologique,cettelimitationdelarecherchen’estpasarbitraire;c’estenAlgérie,eneffet,ques’estexercéavectoutesaforcel’impactd’unecolonisation“totale”,ensortequel’unitéd’objetestfonctiondel’unitédelaproblématique:cetteétudecomporteune description (chap. I àV) des structures économiques et sociales originelles qui n’a pas en elle-même sa fin,mais est indispensable pour comprendre les phénomènes de déstructuration (chap.VI)déterminésparlasituationcoloniale.

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ChapitreI

Leskabyles

mplantésavecdesdensitéstrèsfortes(267habitantsaukilomètrecarrédansl'arrondissementdeFort-National),endesrégionsdereliefdifficile,lesKabylessontavanttoutarboriculteurs.Leurshabitationssegroupentenvillages;tournantledosàl'extérieur,ellesformentunesorted'enceintesansouverture,aiséeàdéfendre, etouvrent surdes ruelles étroites et raboteuses.À l'entréede l'agglomérationoù setrouvent les aires à battre, le grenier à fourrage, les meules et les presses rustiques destinées à lafabricationdel'huile,lessentierssedédoublentafinquel'étrangerquin'yapasaffairepuissepassersoncheminsansentrer.Ainsi,dèsl'abord, levillageaffirmesonintimitécloseetsecrète,enmêmetempsque son unité résolue à l'égard du dehors. Pressé au-dessus de son terroir, qui couvre les versantsjusqu'aufonddesvalléesétroites,avec,àl'entourdesmaisons,lespotagers,domainedesfemmes,au-dessous, les champs exigus, et enfin, en contrebas, les oliveraies, le village est lieu de guet et deprotectiond'oùleKabylepeutsurveillersanspeineseschampsetsesvergers.

L'économie repose essentiellement sur deux arbres, l'olivier et le figuier, avec des culturescomplémentaires(bléduretorge)etunpetitélevagefamilial.Laterreétaitpossédéeenindivisparlagrande famille, mais, depuis une vingtaine d'années, les ruptures d'indivision se sont multipliées. Ilexiste aussi des terrains communs au clan ou au village (mashmal) qui servent le plus souvent depâturage.Latoutepetitepropriétédomine;les9/10desfamillespossèdentmoinsde10ha,lamoyenneétantde1à2ha,divisésleplussouventenplusieursparcelles.Aussilekhammessatest-ilrare.Lechefdefamilleaidédetouslessiens,etencertainesoccasionsdetoutleclanoudetoutlevillage,cultivelui-même ses terres qui, malgré la médiocrité de la production, nourrissaient tant bien que mal legroupe,grâceàl'indivisionetàunedisciplinestrictedelaconsommation.Dansunesociétéoùlecapitalest rareetcher, ilafalluopposer, fautedemoyens techniquesvraimentefficaces, lacoordinationdesefforts.Delàcettefloraisondepactes(associationpourleslabours,bailàcomplant,etc.)quiunissentdeux richesses et deux misères complémentaires et présentent une variété telle que toutes lescombinaisonspossiblessemblentavoirétéréalisées.

On comprend à quel point le débat avec le milieu peut être rude et tendu. À l'imperfection destechniques répond une perfection hyperbolique du social, comme si la précarité de l'ajustement àl'environnementnatureltrouvaitcontrepoidsdansl'excellencedel'organisationsociale,commesi,pourconjurer son impuissance à l'égard des choses, l'homme n'avait d'autre recours que de développerl'association avec les autres hommes dans la luxuriance des rapports humains.Mais on ne serait pasmoinsfondéàconsidérerquel'intentionprofondedecettesociétéestpeut-êtredeconsacrerlemeilleurdesonénergieetdesongénieàélaborer les rapportsentre l'hommeet l'homme,quitteà reléguerausecondplanlaluttedel'hommecontrelanature.

I.Lesstructuressociales

I

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La société kabyle, composée comme par une série de collectivités emboîtées, présente des cerclesconcentriquesdefidélitésquiontleurnom,leursbiensetleurhonneur.Lapluspetitecellulesocialeestlafamilleétendue(akham,la«grandemaison»).Lesfamillessecomposentpourformerthakharrubthdont lesmembresdescendentd'unancêtre communà la4eou5e génération, portent généralement lemêmenometseconsidèrentcomme«frères»bienque,parfois,thakharrubthréunissedesfamillesdenomsetd'originesdifférentsetque,defaçongénérale,autourdesdescendantsdel'ancêtre,s'assemblentdesgroupesclients,adoptésetintégrés.Chaquethakharrubthason taman,c'est-à-diresonrépondant,désignépartous,quilareprésenteauxassembléesetqui,lorsdelatimashrat,reçoitlapartdevianderevenantauxsiens.Thakharrubth formeavecsespareilles,ennombrevariable,ungroupeplus large,appelé adhrum en Grande-Kabylie. Le village, thaddarth, avec son amin, agent d'exécution desdécisionsde la tajma'th désigné par les anciens, est formé de plusieurs idharman (plur. deadhrum).Chacunedecesunitésoccupeunquartierpropre,desorteque leplan laissevoir la structuresociale.Plusieurs villages composent la tribu, ‘arsh, qui porte le nom d'un ancêtre mythique et qui avaitautrefois son assembléeoù siégeait un représentantde chaquevillage.La confédération, thaqbilt, estuneunitéextrêmementvague,auxcontoursmaldéfinis.

1.L'organisationdomestique

Lafamilleétendueest lacellulesocialedebase, lecentredeconvergencedesordresdefaits lesplusdivers, économie, magie, droit coutumier, morale et religion, et enfin, le modèle selon lequel sontconstruites toutes les structures sociales. Elle ne se réduit pas au groupe des époux et de leursdescendantsdirects,maisrassembletouslesagnats,ensortequ'elleréunit,sousunseulchef,plusieursgénérations dans une association et une communion intimes. Le père, chef, prêtre et juge, donne àchaqueménage et à chaque célibataire sa place précise au sein de la communauté. Son autorité estgénéralement indiscutée. Il dispose de deux sanctions très redoutées, le pouvoir de déshériter et lamalédictionquiestsansdoutel'armelapluspuissante,encequ'elleestcenséeattirerlechâtimentdivinsur l'ingrat, le prodigue ou le révolté. Son omnipotence se manifeste chaque jour, à propos de toutévénementtouchantl'existenceoul'organisationdelafamille(achat,répartitiondestravaux,gestiondubudgetfamilial,etc.).Ilfixeetprésidetouteslescérémoniesfamiliales.Ainsi,pourlesmariages,c'estluiquidécidede ladate etde la solennitéqu'il faut accorder à la cérémonie.Dans les casgraves, ilréunitunconseilquicomprendsesfils,sesfrères,etauquelparticipeparfoisunmarabout.IIdétientledroitdecontraintematrimoniale.Àsamort,lefilsaînéhéritedesonautoritéet,mêmeencasdepartagedes biens, continue à veiller sur la conduite de ses frères et sœurs et a soin de leurs intérêts, leurapportantsonaideetlesreprésentantencertainescirconstances.Lamère,elle,alachargedetouslestravauxdomestiquesetdecertainstravauxdeschamps(jardin,bois,eau).Ellesecondesonmaridanslagestiondesprovisionsfamilialesdontelleassurelagardeet ladistributionparcimonieuse.Enfin,ellereprésente la puissancepaternelle au seinde la société des femmes (répartitiondes travaux, etc.), ensortequ'elleconstituesouvent«lepilierdelacommunauté».

Lacellulefamilialeestuneunitéfondamentale:unitééconomiquedeproductionetdeconsommation,unité politique au sein de la confédération de familles qu'est le clan, unité religieuse enfin puisquechaque foyer est le lieu d'un culte commun (rites du seuil, du foyer, des génies familiaux, etc.). Lacohésionestrenforcéepar l'unitéde l'habitat– lesmaisonsdesdescendantsd'unmêmeaïeulétantengénéral groupées autour d'une cour commune – et par la commensalité. La famille est aussi unitéd'intérêts et d'occupations ; les travaux en plein air, masculins ou féminins (construction, semailles,récoltes,poteries, etc.), sont le faitde tous lesmembresdugroupe.Ceux-ci se sententconcernéspar

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toutcequitouchelechefdefamille,enparticuliersonhonneur,qu'ilsdoiventdéfendre.

Maisonsetterresdecultureappartiennentauxfamilles,représentéesparleurschefsquiagissententantque personnes morales. En fait règne l'indivision (fondement essentiel de l'équilibre économique etmoraldugroupe)ensortequechaquemembre(ménageoumêmeindividu)détientunequote-partdejouissancemaisnondepropriété.Sichaqueménageasonbienpropre,onnetransigepaspourautantavec l'impératif qui impose de conserver et d'accroître le bien familial. En outre, le droit coutumierprotègelepatrimoinefoncier.Ainsi,lashafa‘ah,droitderetraitimmobilieroudepréemptionauquellacoutume a donné un développement exorbitant, permet d'écarter les étrangers de la propriété. Leshabous privés, fondations pieuses qui peuvent être constituées au profit d'une femme, par exemple,permettentunedonationd'usufruit,lesbienshabousésdemeurantinaliénablesetrevenantauxhéritiersmâlesàlamortdel'usufruitière.

Cetteanalysesommairenefaitquedécriredestraitscommunsàtouslestypesdefamilledel'AfriqueduNord.Laprincipaleoriginalitédu système touche la conditionde la femme.À ladifférencedudroitmusulman,quiaccordeàlafemmeledroitd'hériter,abintestat,delamoitiéd'unepartvirile,lafemmeestexhérédéeenvertuduprincipeagnatiqueselonlequellavocationsuccessoralenaîtprincipalementduliendeparentéparlesmâlesetexisteauprofitexclusifdesmâles.L'exhérédationconstitued'abordune nécessité économique. Étant donné la forte densité de peuplement et la rareté extrême du solcultivable, lemorcellement excessif de la terre, qu'entraînerait l'intervention d'un trop grand nombred'héri-tiers, ruinerait la famille.Enoutre, la femmedemeureétrangèreaugroupedesonmarioùellerestedanslasituationdel'invitée;aussinesaurait-elleprétendreàl'héritaged'ancêtresquinesontpasles siens. Il est donc logique que si le mari meurt sans testament, les biens aillent au plus prochedescendantmâle.Maislamasculinitébrutaledusystèmesuccessoralesttempéréedeplusieursfaçons.LesKabyles renoncèrent, à la suite de la délibération de 1748, aux prescriptions de la loi coraniqueconcernant l'héritage,pour retournerà l'exhérédationdes femmes.Dès lors, leshabous,quiservaientauparavant à exhéréder les femmes (comme en pays arabe), permettent de leur donner l'usufruit desterres. De plus, le code d'honneur impose à l'homme de prendre en charge ses parentes orphelines,veuvesourépudiées.

Dans ledomainedesdroits familiaux,même inégalitébrutale, enapparence.Lemariagene libère lafemmede l'autoritéabsoluedesonpèrequepour la livrerà l'entièredominationdesonmariouplusexactementdugroupedesonmarietnotammentdesabelle-mère.Elledoitobéissanceetfidélité.Àlahantisedelavirginité,succèdelacraintedelastérilitéqu'elles'efforcedeconjurerpardesamulettes,despèlerinages,despromessesvotivesettoutessortesd'agissementsmagiques.Lemarialibertéentièrede mettre fin au mariage. Il lui suffit de prononcer la formule de répudiation devant des amis, unmarabout,l'assembléeou,actuellement,devantlecadi.

La condition faite à la femme est en fait conséquence du primat absolu du groupe familial et plusprécisémentdesagnats.«Toutel'organisationsocialedelaKabylie,écriventHanoteauetLetourneux,toutes les institutions kabyles (politiques, administratives, civiles…), concourent à ce but unique :mainteniretdévelopperlasolidaritéentrelesmembresd'unemêmecollectivité,donnerau“groupe”leplusdeforcepossible.»Delà,entreautrestraits,ledroitdecontraintematrimoniale.Nécessitésocialeàlaquellenulnepeutsesoustraire,lemariageestl'affairedugroupeetnondel'individu.Enoutre,laséparationabsoluedessexes,quiexclut la femmede touteparticipationà lavieextérieure, luiôte lapossibilité de subsister en dehors du foyer légitime. « L'enquête matrimoniale » est donc, trèslogiquement,l'affairedelafamille,l'unionentredeuxindividusn'étantquel'occasionderéaliserl'union

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dedeuxgroupes.Lespèresrecherchentune«bonne-famille»,serencontrent,s'accordent,toutcelaendehorsdes individusconcernés.Le jeunegarçonpeut être fiancépar sonpèreàn'importequel âge ;cependant, une fois majeur, il est consulté, par l'intermédiaire d'un ami, afin qu'il puisse exprimerlibrement son avis. S'il refuse, éventualité rare, son père peut faire un autre choix.Les jeunes filles,elles, ne sont informées, en général, que lemariage une fois conclu. En fait, lemariage est souventl'affairedesfemmes,lechefdefamillen'intervenantquepoursanctionnerdesaccordsdéjàréalisés.Depluslajeunefillekabyleaétépréparéepartoutesonéducationàlaconditionjuridiqueetsocialequisera lasienne.Toutestoccasionderappeler lasupérioritédugarçon,ainsi lesdifférentescérémoniesquimarquentlesétapesessentiellesdesavie(naissance,premièrecoupedecheveux,premièreentréeaumarché,circoncision,etc.).

Il n'est pas étonnant non plus que le mariage ne modifie en rien la famille. Célibataire ou marié,l'individudemeureliéaugroupeagnatiqueetsoumisàlamêmeautoritépaternelle;lafemme,elle,estconsidéréecommemoyend'accroître lafamilleetd'enresserrer les liens.Telest lecontextevéritabledanslequellemariageetladotdoiventêtreinterprétés.Certainsauteursontvudanslemariagekabyle(et plus largementmusulman) une vente, la dot (versée par le père du fiancé au père de la fiancée)constituantunvéritableprix;d'autres,unesortedecontratdelouagesdeservices;d'autres,uncontratoriginaldestinéàintéresserlepèreàlabonneconduitedesafille(quiluipermettradegarderladot);d'autresencoreconsidèrentladotcommeunesortededépôtdegarantieàlafoispourlemari–lepèreétant porté à surveiller sa fille – et pour la femme, qui peut, selon certains coutumiers, en réclamerl'usagelorsquesafamillesemble l'abandonner.Lapremière interprétationdoitêtrerejetée ; lesautressemblent soulignerdes« fonctions secondaires»de l'institutionauxquelles il fautajouter la fonctionéconomique(circulationdecapital).Enréalitélacompensationmatrimonialedoitêtrecomprisedanslecontextedu«commerced'honneur»quiimpliquel'échangededonsetdecontre-dons:ainsilatawsah,donfaitparl'invitéàsonhôteetpubliquementproclamé,àl'occasiondesfêtesetdescérémonies.Cesdons créent un lienmoral et religieux et impliquent le devoir de rendre plus qu'on n'a reçu, en tantqu'échangesdifférés(cf.le«mariageparéchange»:unindividudonnesasœurenmariageàunautredont il épouse la sœur, sans versement de dot). Lemariage est une occasion, entre d'autres, de telséchanges réciproques qui sont la condition de la vie sociale et le mode normal de transmission decertainsbiens,parmilesquels,lesfemmes.Cestransactionsnesesituentpasdanslalogiqueducalculéconomique:ladotestuncontre-donetlemariageunéchangequipeutcréerdesalliances(cf.lesluttessimuléesquifigurent,danslesritesmatrimoniaux,l'oppositionduclandumariéàceluidelamariée)etqui prend la forme de dons réciproques parce que la relation entre le mariage et la dot n'est pasarbitraire,lemariageétantpartieintégrantedesdonsquil'accompagnent.

La dot rétablit un équilibre rompu, en ce qu'elle joue dans cet échange différé le rôle de gage, desubstitut de la femme (en attendant la contrepartie) et par elle se trouve affirmée la continuité dumécanisme de prestations et de contre-prestations. À preuve, si lemarimeurt le premier, la dot estrestituée, la femme retournant dans sa famille et non dans le cas contraire, la famille se trouvantdéfinitivement amoindrie. De là le caractère éminemment offensant barru balaṭ (répudiation sanscontrepartie), qui brise le système de réciprocité, donne sans recevoir en retour comme le veutl'honneur.Lafemmeainsirépudiée,donrefusé,auqueliln'estpasdecontre-donpossible,estexclueducycledeséchangesmatrimoniaux(tim‘awaqth).Accepterlarestitutiondeladot,aucontraire,encasdedécèsdumarioude répudiation, c'estmontrerque le«contrat» est rompu,maisque le systèmederéciprocité,auquellemariageavaitfournioccasiondes'exercer,subsisteinaltéré.

Ladotestgageaussi,enunautresens:lafemmedemeuremembredugrouped'originequi,parelle,

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fournit prise à l'actionmagiquedugrouped'accueil, le don restant lié audonateur ; ladot rétabliraitainsil'équilibremagique.Danslemêmecontexte,elleapparaîtaussicommeunecontrepartiedestinéeàcompenser la violation du tabou sexuel.Ainsi enAurès le cadeau nuptial consiste en un « douro »,appeléhaqddkhūl(droitd'entrée)chezlesBéni-Bou-Slimaneet«dourolahlāl»(dourorendantlicite)chezlesTouaba.Demême,d'aprèslesjuristesmozabites,«ladotnuptialeestlaconditionmêmequilicitelemariageetledroitdejouirdelafemme».Enfinledonfaitauxhommesnes'adresse-t-ilpas,àtraverseux,auxpuissancesnaturelles,afinqu'ellesfavorisent,chosesuprêmementdésirée,laféconditédumariage?

Onneserapasétonnéderencontrerlegroupefamilialaucarrefourdetouteslesavenuesdelasociétékabyle. Primat du groupe familial, qui exclut le célibat, qui, à travers le père, exerce le droit decontraintematrimoniale,etmariait très tôt,vers12ou13ans, les jeunes filles.Primatdugroupequiaccordeuneautoritéabsolueaumariet, faisantpasser lacontinuitédugroupefamilialavantcelleducouple,luidonneledroitderépudiation.Primatdugroupequiassurepardiversesarmesjuridiqueslaprotectiondupatrimoinefamilialcontre touteintrusionétrangère;qui,afinquelebiendesagnatsnesoitpasdiminué,exclutlesfemmesdel'héritage.

Le rôle éminent du groupe apparaît encore à l'évidence dans l'émigration. En effet, si les émigrantstemporaires sont essentiellement des Berbères sédentaires et surtout des Kabyles, c'est que la fortecohésionetlasolidaritédugroupeagnatiqueprocurentàl'émigrél'assurancequesafamille,demeuréesurlepatrimoineindivisoùchacunpeuttrouversubsistance,bénéficie,ensonabsence,delaprotectiondesparentsmasculinsrestésaupays.C'estlapenséedelafamillequilesoutientaulongdesonexiletlui inspire ce comportement de travailleur acharné et économe ; enfin, regroupés en France selon leschémadelastructurefamiliale,recréantceréseaudesolidaritéetd'entraidequianimelaviekabyle,c'està leur familleque lesémigrés,auprixdesplusduresprivations,envoient laplusgrandepartdeleursgains.

Conscientdelafonctioncapitaledelafamilleagnatique,legroupemettoutenœuvrepourladéfendreetproclamercontinûmentlesvaleursquilafondent,enparticulierlesvertusdesolidaritéetd'entraidequinesauraientêtreabandonnéessansquel'organismesocialtoutentierenmêmetempsquel'équilibre,maintenuàforced'énergiecoordonnée,entrel'hommeetlemilieu,neviennentàêtremenacésderuine.Outrelesprêtsmutuels,lescontratsdetouttype,certainestâches(constructiondemaisons,travauxdevoirie, sarclage,moisson, récoltesdesolives, etc.) s'accomplissentpar la collaborationduclanouduvillagetoutentiers ;corvéebénévole,mais imposéepar lacoutume,prêtmutueldeservices,entraidefraternelleentrevoisinsn'impliquantpourlebénéficiairequelachargedelanourritureetl'obligationderéciprocité, la thiwizi (tuwizah desArabes) est undonde travail auquel répondraun contre-don.Cestravaux,qu'accompagnentdesactesrituels,s'achèventpardescérémoniesetunrepascommun.Ensorteque le travail collectif est aussi fête et prière collectives – et surtout occasion de réaffirmersolennellementlasolidaritéfamiliale,claniqueouvillageoise.Entouscesusagess'exprimelavolontéde tenir étroitement resserrés les liens du groupe. Sans doute la précarité desmoyens d'action sur lemonde impose-t-elle collaboration et association.Mais, en un sens plus profond, cette religion de lasolidaritépourrait être leculteque la société rendà l'ancêtrecommun, réeldumythique,principedecettesolidaritéetdispensateurdetoutefécondité,lecultequ'àtraverslui,elleserendàelle-même.

2.Lafamille,modèlestructural

Lesunitéslesplusrestreintescommelespluslargessontconçuessurlemodèledel'unitéfamiliale,la

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généalogieétantutiliséecommemoyenderationaliser,enlaprojetantdanslepassé,lastructuresociale.De là une certaine imprécision de la nomenclature politique, particulièrement en ce qui concerne lesgroupementsdefamilles, thakharrubthetadhrum ;cestermesdésignentdesunitéssocialesd'étenduevariable, selon les régions et aussi selon la structure et l'histoire des villages. C'est que le passages'opèredefaçoninsensibleetcontinuedesunitéslesplusétroitesauxplusétendues,bienqu'ilexistedespointsde segmentationvirtuels, l'unou l'autredeceux-cipouvantdevenir réel selon l'occasionou lasituation.

Parmicespointsdesegmentation,ilenestcependantquimarquentdevéritablesseuilsdéfinissantdesgroupements plus stables. C'est ainsi que l'unité la plus vivante est le clan simple ou complexe(thakharrubthouadhrum). Jusqu'àunedate relativement récente, leclanétait lecadredans lequelsedéroulaitlaviesocialeetmilletraitstémoignentqu'ilavaituneexistenceséparée;ilavaitsatajma‘th,son cimetière, son quartier, ses fontaines et parfois ses fêtes, ses coutumes et sa légende d'originepropres.Lesmembresdumêmeclansesententunisparunefraternitéeffectivequiconfèreauxrapportsunegrande familiaritéet suscitedesattitudesde solidarité spontanée,qu'il s'agissedevenger le sangversé ou d'accomplir une tâche en commun. Autrefois aussi, la timashrat, partage communal de laviande et acte de commensalité qui définit les limites de la communauté en même temps qu'il enréaffirmel'unité,s'accomplissaitdanslecadreduclan.

L’unitéduvillageétaitavanttoutterritoriale.Ilfautsegarderdupiègedesanalogiesauquelpoussentbien des traits : pourvu de sa maison d’assemblée, de codifications d’assemblée (qanun), qui fontexception à la loi islamique et qui régissent avec un luxe exubérant de détails le comportementquotidien, le village évoque pour nous la commune rurale. Mais en fait, groupés dans uneagglomération (village) ou séparés dans l’espace (tufiq), les clans formaient une confédérationplutôtqu’unecommunauté.Différentesinfluencesontfaitquenombredepratiquesetd’institutionsautrefoispropresauclann’existentplusaujourd’huiqu’auniveauduvillage,devenuprogressivementuneunitépolitiquevéritable.

Plusfragileetplusvague,latribu,confédérationdevillagesquin’ad’autresubstancequelenometquiest dépourvue de traduction sensible, n’a d’existence que circonstantielle et fonctionnelle en sortequ’elle se définit essentiellement par l’opposition à l’égard des groupes homologues.On voit que lacohésionet le sentimentdesolidarité sonten raison inversede l’exiguïtédugroupe ;cependant,unequerelleconcernantlegroupepluslargemetensuspenslesquerellesentregroupesplusétroits.

Lacomplexitédecettestructure,aveclesinitiativesdetousordresqu’elleautorise,estredoubléeparlejeudessaff-s,diffusetabstraits,systèmesd’alliancespolitiquesetagonistiques–quidivisentlevillage,parfoisleclanetmêmelafamille,ets’organisentendeuxliguesgénérales,celledu«haut»etcelle«dubas»–,sortesdevirtualitésconventionnellesetavant toutonomastiques,prêtesàs’actualiserdèsqu’éclatait un incident, si futile soit-il, à l’échelle individuelle ou collective.Cette division en unitésopposéesetcomplémentairesparaîtconstituerunaspectd’uneoppositionstructuraleplusprofondequidominetoutelaviesocialeetrituelle.Différentstraitsinclinentàcroirequelesconflitsentrelesliguesrevêtaientuneformeinstitutionnelleetquelescombatsressortissaientàlalogiquedujeurituelplutôtquede laguerreproprementdite.Cette«organisationdualiste»garantit,paruneétrangeetobscurepondération, un équilibre assuré par la crise même. Les forces s’opposent, se composent, secompensent.Toutsepassecommesil’équilibreétaitrecherchédanslaplusgrandetension [1].

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I.LadémocratiegentiliceLa famille gentilice, clé de voûte de la société, est enmême temps (commedans toute l’Algérie) lemodèleselon lequelestconstruit tout lesystèmesocial,sansqu’ilexisteunedifférenced’ordreetdenatureentrel’organisationdomestique(resprivatae)etl’organisationpolitique(respublicae),lesliensde consanguinité constituant l’archétype de tout lien social et en particulier politique [2]. Si lagénéalogieestutilisée,defaçonplusoumoinsarbitraire,touteslesfoisqu’ilimportedefonderoudejustifier une unité sociale, c’est qu’elle permet de créer une relation de parenté, par la fiction del’ancêtreéponyme,entredesindividusagrégésselondesmécanismestoutdifférents;toutsepasseeneffet comme si cette société ne concevait point d’autre type de relations à l’intérieur d’un ensemblesocialquecellesquiexistententreparents,pointd’autreprincipeunificateurd’unensemblepolitiquequeceluiquifaitlacohésiondelasociétélaplusélémentaire,lafamille.

Aussi, bien que de nombreux traits puissent faire songer à la démocratie moderne (sorte deparlementarisme,égalitarisme,notiondel’intérêtgénéral,ébauched’unpouvoirexécutif,etc.), faut-ilconclure de l’analogie à l’identité ? Comment expliquer alors que cette « démocratie » ne puissefonctionnervraimentqu’à l’intérieurde l’unité sociale laplus restreinte, le sous-groupeagnatique, etque les unités plus larges, nées d’une situation exceptionnelle, viennent à disparaître à peine la crisesurmontée ? En réalité, étant construites selon le même schéma, l’organisation politique etl’organisation domestique sont homogènes. Par là se comprennent nombre de particularités de cesystème.Lesfonctionsdelatajma‘th,oùseuls,enfait,lesanciensdélibèrent,sontcellesquiincombentau«père»,agissantentantquechefetdéléguédugroupe,dansunesociétépatrilinéaire.L’assembléeadministre, gouverne, légifère et arbitre ; elle a la charge de défendre l’honneur collectif ; elle doitveilleràl’exécutiondesespropresdécisionsetdisposed’unmoyendecoercitionredoutable,lamiseàl’indexoulebannissement.Sitoutelasociétés’organiseautourd’uneunitédebaseaussirestreintequele clan consanguin, c’est qu’il représente l’extension maxima, sur le plan politique, de la solidaritéfamiliale effectivement ressentie de sorte que l’unité politique élémentaire trouve en son fondementmêmesonpropreprincipedelimitation.Deplus,touteslesdécisionsdevantêtreprisesàl’unanimité,l’organisationpolitiqueest contraintede se restreindreaux limitesultimes, cellesduclan,uniparunsentimentintensedesolidarité.Au-delà,cesentimentdevientplusinconsistant,plusconventionnelaumêmetitrequelesunitéspolitiquesdontilestlefondement [3].

C’estaussidanscettelogiquequ’ilfautcomprendrel’attitudedel’individuàl’égarddelacollectivité.L’adhésion aux injonctions du groupe est assurée par le sentiment de solidarité, indissociable dusentimentdelafraternitévécue,sentimentden’existerquedansetparlegroupe,den’existerenluiquecommemembreetnoncommepersonnepoursoi.Decefait, la règlesocialen’estpassaisiecommeidéalinaccessibleouimpératifcontraignant,maisestprésentedanslaconsciencedechacun.Àpreuve,leqanun, recueildecoutumespropresàchaquevillage,quiconsisteessentiellementenl’énumérationminutieusedefautesparticulières,c’est-à-diredeconduitescapablesdetroublerlaviecommune,vols,violences,manquementsàlasolidarité,suiviedel’indicationdesamendescorrespondantes.L’essentiely demeure informulé parce qu’indiscuté, à savoir l’ensemble des valeurs et des principes que lacommunauté affirme par son existence même, les normes implicites qui fondent les actes dejurisprudence,coutumesforméeset formuléesàmesureque lescirconstances l’exigeaient [4].Cequedéfend l’honneur,disaitMontesquieu,estencoreplusdéfenduquandles loisne ledéfendentpas ;cequ’ilprescritestencoreplusexigéquandlesloisnel’exigentpas.Etcommentsongerait-onàprescrirecequenulnesongeàtransgresser [5]?

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Le groupe ne connaît en réalité d’autre code que celui de l’honneur qui veut que la faute,meurtre,offense ou adultère, porte en elle son châtiment ; d’autre tribunal que celui de l’opinion publique ;chacun se fait justice lui-même, conformément au code commun et intime, sans qu’intervienne lamédiationd’unpouvoirextérieuretsupérieur.Onobjecteraquel’assembléeduclanouduvillage,agiten tribunal, qu’elle édicte un « code » (qanun) parfois rédigé par écrit, qu’elle veille à sauvegarderl’ordre public et dispose de tout un systèmede sanctions, amendes, représailles, bannissement.Maisplutôtqu’untribunal,ausensd’organismespécialisé,chargédeprononcerdesdécisionsconformémentà un système de normes formelles, rationnelles et explicites, l’assemblée est en fait un conseild’arbitrage et peut-être un conseil de famille. C’est ainsi que les litiges à propos d’une associationagricole ou les contestations de limites sont le plus souvent réglées par le jugement des familiers,voisinsouparents.Pourlesquestionsplusgraves, l’assembléesebornesouventàexhorter.C’estquel’opinioncollectiveestlaloi,letribunaletl’agentd’exécutiondelasanction.Latajma‘th,oùtouteslesfamilles sont représentées, incarne cette opinion dont elle éprouve et exprime les valeurs et lessentiments.Lechâtimentleplusredoutéestlamiseàl’index.Ceuxquiensontfrappéssontexclusdelatimashrat,duconseiletde toutes lesactivitéscommunesdesortequ’elleéquivautàunemiseàmortsymbolique.C’estdonclesentiment,honneurouéquité,qui,appliquéauparticulier,dictelejugementet la sanction, et non point une justice rationnelle et formelle. Le serment collectif, dernier recourslorsquetouslesprocédésdeconciliationettouslesmodesdepreuveontéchoué,nefaitquedévoileravecplusdeclartéleprinciperéeldetoutlesystème.Lerefusdejurerestinspiréparlacroyancequeleparjureporteenlui-mêmesonchâtimentetconstituedecefaitunaveu.Lesermentcollectifestordalie,c’est-à-diretoutàlafoisépreuve,preuve,jugementetchâtiment,lasentenceetlasanctionfaisantpartieintégrantedel’épreuve;levraijugen’estpaslatajma‘th,simpletémoinchargédefairerespecterlesformes d’un débat qui dépasse son ressort et qui affronte, sans intermédiaire, les cojureurs et lespuissances surnaturelles chargées de sanctionner le sentiment de l’équité que les hommes portent eneux-mêmes en associant à la mauvaise action le châtiment. Le serment collectif peut être compriscommel’attenteinvocatoiredelarestaurationd’uneunitéenfouie,decetteconnexionentrelafauteetlechâtiment que le sentiment de l’équité éprouve comme nécessaire et interne, antérieurement à touteexpérience. Bref, les fondements de la justice ne sont pas appréhendés en tant que tels, au titre desystèmedenormesformellesetrationnelles,maisunanimementvécus,agisetsentis,lacommunautédesentimentprenantracinedanslesentimentdelacommunauté.

Il enestdemêmedesprincipesquigouvernent l’organisationsociale.Lacohésiondugroupe reposemoins sur une organisation rationnelle et objective, comme dans notre société, que sur le sentimentcommunautaire qui rend superflues les institutions proprement politiques. Dans la communautéclaniqueouvillageoise,lesvaleursfondamentales,transmisesparunetraditionindiscutée,sontadmisesdetoussansêtreexplicitementetdélibérémentaffirmées;c’estquel’institutionpolitiqueestvivifiéeetaniméeparl’attachementorganiquedel’individuàlacommunauté;elleestfondéesurdessentimentséprouvésetnonsurdesprincipesformulés,surdesprésuppositionscommunessiintimementadmisesetsipeucontestéesqu’iln’yapaslieudelesjustifier,delesprouveroudelesimposer.Oncomprenddèslorsqu’untelsystèmenepuissefonctionnerqu’àl’échelondugroupementdefamillesagnatiquesdonttous lesmembres se sentent unis par des liens effectifs de parenté et liés par des rapports directs etintimes.Àmesurequelesunitéspolitiquess’élargissent,cessentimentsdeviennentplussuperficielsetfragiles.Aussi,cetypedesociétéa-t-illesmêmeslimitesquelessentimentsquilefondent.Lepassageàunedémocratiepluslargesupposeaccomplielamutationparlaquellelessentimentssontconvertisenprincipes. En raison même de l’intensité des sentiments communautaires, les règles qui fondent lacommunauté n’ont pas besoin de s’apparaître comme impératifs.Elles animent la réalité vivante desmœurs.Ladémocratiegentilicen’apasàs’énoncerpourexister;peut-êtremêmeexiste-t-elled’autant

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plusvivementqueseformulentmoinslessentimentsquilafondent.Dansladémocratiekabyle,l’idéalde la démocratie semble réalisé ; en effet, sans qu’intervienne d’autre contrainte que la pression del’opinion, lavolontéparticulièreest immédiatementet spontanémentconformeà lavolontégénérale.Maiscet idéaln’est réaliséqueparcequ’iln’estpasposéetsaisicommeidéal ;parcequ’iln’estpasobjectivement formulé au titre de principe formel et abstrait, mais vécu sur le mode du sentiment,commeuneévidenceimmédiateetintime.

Notes

[1]Pouruneanalyseplusapprofondie,voirP.Bourdieu,TheAlgerians,Boston,BeaconPress,p.14-15,18-20et100-102.[2] Il serait facile de montrer que les relations de parenté constituent le modèle des relationséconomiques, du rapport entre l’homme et la nature ou entre lemaître et le serviteur (voir infra lekhammessat),parexemple.Ils’ensuitd’unepartl’importanceetlesensconférésàl’échange,leschoseséchangées(dons,services,etc.)n’étantjamaisseulementdeschosesmaisaussidesparoles;etd’autrepart le fait que le domaine économique n’est jamais constitué comme autonome, comme doté deprincipes et de règles propres (par exemple, la loi de l’intérêt) et par suite se trouve régi, aumoinsidéalement, par le même système de valeurs (à savoir le code d’honneur) que les autres rapportsinterpersonnels.[3]Cesanalysesvalent,àdesnuancesprès,pourtouslesautresgroupesd’Algérie.[4]Parexemple,leqanunduvillaged’Agouni-n-Tesellent(AïtAkbil)compte,sur249articles,219lois« répressives » (88 %), 25 lois « restitutives » (10 %) et 5 articles concernant les principes plusgénéraux(organisationpolitique).[5]Cf.P.Bourdieu,Lesensdel’honneur,inEsquissed’unethéoriedelapratique,Genève-Paris,Droz,1972,p.13-14.

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ChapitreII

Leschaouïa

astequadrilatèremontagneux,l’Aurès,situéentrelaHautePlaineetlesconfinssahariens,estdécoupépardesvalléesprofondesetparallèles (OuedelAbiodavec lesOuledDaoud,OuedelAbdiavec lesOuledAbdi)quiprésententdeszonesnaturellesvariées,correspondantauxdiversétagesclimatiques:àlabase,ledésert,avecoasisetpalmiers-dattiers;de800à1500m,vergersetcéréalesirriguées;danslazonefraîchedesbassinssupérieursetduversantseptentrional,arbresfruitiersetpâturages.Saufenquelques régions privilégiées, l’économie de l’Aurès, dominée par la rareté du sol cultivable et lesimpératifs climatiques, repose sur la conjonction de l’agriculture et de l’élevage. L’ampleur etl’importancedelatranshumancesontfonction,partiedurôlequejoueletroupeaudansl’équilibredugroupe,partiedelalocalisationdecesgroupes.Moinspauvresquelesautres,plusnombreuxsurtout,lesO.AbdietlesO.Daoudjouentaussilargementqu’ilsepeutsurleclavierdespossibilitésqueleuroffrentl’étagementdureliefetladiversitédesrégionsclimatiques:céréaliculturesurlesterreshautes,dans les vallées irriguées et dans les oasis ; horticulture et arboriculture dans les vallées ; élevageimpliquantlatranshumancedesbêtes;enfinexploitationdesressourcesdelazonebordièreduSahara.

Le pays chaouïa a longtemps vécu en économie fermée, avec des besoins strictement mesurés auxressources.Legroupeprimairevitenautarcie ; si l’onexceptequelquesartisansspécialisésousemi-spécialisés, il n’existe de division du travail qu’entre les sexes. À l’homme incombe l’essentiel destravauxagricoles, tandisquelafemme,parsesactivitésartisanales,assureaugroupecertainesdesesressources lesplus indispensables.Lesgrandsmarchésde l’été,quicoïncidentgénéralementavec lesgrands pèlerinages (Djebel Bous), donnaient occasion aux échanges les plus importants. Les grosachats, destinés à constituer des réserves, étaient effectués sous forme de troc, « tête contre tête »,commedisentlesChaouïa.Outrececommercedirectementliéàl’agriculture,lecommerceambulant,exercé par des colporteurs, Kabyles le plus souvent. Ainsi, une économie des besoins fondée surl’autoconsommation, impliquant l’existencederéservesutiliséesselonunediscipline trèsstricte ;deséchangescommerciauxrelativementréduitsquineprennentqu’exceptionnellementlaformedeventeàbénéfice,ensortequelegroupefamilialestàlui-mêmeproduction,circulationetdébouchéetvitensoi,parsoietpoursoi.

Deux tribusduSud-Est,quiontaudemeurant tous lescaractèresdesautresgroupeschaouïa,parlentl’arabeetsedisentarabes;lalanguechaouïaportelamarquedel’influencearabe.Lespopulationsdusud de l’Ahmar Khaddou descendent vers les marchés des petites villes arabisées du Sahara ; desnomadesarabestraversentdeuxfoisparanlemassif,longeantlesvalléesetéchangeantleselduSaharacontredescéréalesoudesfruits.LesChaouïasontmusulmans;ilsreçoiventdesrudimentsd’éducationreligieuse, pratiquent unanimement le jeûne et témoignent un profond respect à leurs marabouts,souventétrangers.Cependant,parsasituationetsastructure,l’Aurès,paysfermé,atenulesChaouïaàl’écart des brassages ethniques. L’isolement a contribué à homogénéiser le groupe et à assurer lapermanencedesstructuresanciennes.C’estessentiellementlegenredeviequipermetdedistinguerlessédentaires des vallées fertiles du Nord-Ouest, céréaliculteurs et arboriculteurs, groupés en grosvillages, et les semi-nomades des vallées quasi désertiques du Sud-Est, pasteurs de chèvres et de

V

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moutons,cultivateursdebléetd’orgequiviventendesmaisonsdispersées,avecdesdensitésfaiblesou,pendantunepartiedel’année,souslatente.Cesgroupes,associéspardeséchangeséconomiques,ontdesstructuressocialesidentiques.

I.L’organisationdomestiqueUnité économique, la famille est aussi unité sociale et religieuse. L’homme y détient en droit laprépondérance,bienqu’enfaitlafemmeprennedenombreusesinitiativesetintervienneprofondément,parsoninfluence,danslagestiondesaffairescomme,parsonactivité,dansl’équilibreéconomique.

L’autoritéentièredel’aïeul,chefconsulté,honoré,obéi(cf.Kabylie),s’exercesursesenfantsetpetits-enfantsquiviventsouslemêmetoitoudansdesmaisonsjointives,ensortequelesgensdelamêmefraction sont groupésdans lemêmequartier.La famille étenduede typepatriarcal est l’unité socialefondamentaledontlacohésionestdéfendueetmaintenuegrâceausystèmedesalliancesmatrimonialesetaussipardifférentesmesuresjuridiques(parex.,droitdepréemption,exhérédationdesfemmes,etc.)destinéesàconserverauxhommeslapossessiond’unpatrimoineindivis(cf.Kabylie).C’estentrelesmembresde lamême fractionque la solidarité semanifesteavec leplusde force, l’entraideétantencertainscascirconscriteàcegroupe(travauxdeschamps,constructiondemaisons;cf.Kabylie).Àlafamilleincombeaussil’assistanceauxmalheureux;l’hospitalitéaccordéeparunefamilleàunétrangerestinviolable.Lapuissanceetl’unitédelafamillesemanifestentencoredanslesaffairesd’honneur:querelle,rixe,procèsoucrime.L’âmedugroupeestsansdoutel’honneur,lafiertégentilicequifondelasolidaritédansletravailoudanslavengeancedel’offensesubie.

Primatdugroupeenfindans lemariage.Selonunproverbechaouïa,«pourune fille, il n’yaque lemariageoulatombe».Lafemmechaouïa,commelafemmekabyle,estmariéetrèsjeuneetsonpèredisposedudroitdecontrainte.Si,commeenKabylie,ellepeutêtrefiancéealorsqu’elleestencoretrèsjeune,iln’estpasrarecependantque,passél’âgedelapuberté,elleimposesonchoix.Entoutcas,lejeunehommechoisit depréférenceune femmedans sa fraction (fille de l’onclepaternel ou àdéfautmaternel),parsoucideresserrerlesliensfamiliaux.

Si le groupe exerce une pression moins forte qu’en Kabylie en ce qui concerne la conclusion dumariage,ilréagitnéanmoinsavecvigueurlorsqueson«honneur»estcompromisparl’adultèredelafemme.Lemariestseuljugedelasanctionàinfliger,répudiationoumiseàmort,maissafamillefaitpesersurluimenacesetblâmes,afinqu’ilexercelavengeance.

L’originalitédusystèmerésidedanslaconditiondelafemme.Toutd’abord,l’éducationdelafilleétantconfiéeàsamèrequiluienseignesestâcheséconomiquesetsesdevoirssociaux,lafillettechaouïaestrapidementinitiéeauxsecrets,auxintrigues,auxrusesetauxroueriesdelasociétéféminineetressenttrès fortement ce sentiment de solidarité, voisin de la complicité, qui unit les femmes par-delà lesdifférencesd’âgeetdeconditionetquiestsanscesserenforcéparlestravaux,lessouciscommunsetsurtout par la nécessité de s’associer contre un « adversaire commun », l’homme. Cette société desfemmes, forte de la magie par laquelle elle espère s’assurer la domination de l’homme, forte de sacohésion et en Aurès comme en Kabylie de son activité inlassable (soin des enfants, travauxdomestiques,artisanaux,agricoles),estunedescaractéristiquesdelacivilisationnord-africaine.

Autre trait paradoxal, conséquence peut-être du précédent, le divorce entre la situation de droit, fort

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défavorable,etlasituationdefait,relativementfavorisée.Eneffet,sil’existencedelafemmechaouïaest très dure, en raison surtout des tâches énormes qui lui incombent, si, au début du mariage, sasituationdefaitestconformeàsasituationdedroit(soumissionentièreàsonmariquipeutexercersurellele«droitdecorrection»etneluifaitaucuneplacedanslesdécisionsimportantes),elleacquierttrès rapidementune influenceconsidérable.Ellene tolèreni lapolygamie,ni l’infidélitéetpréfère ledivorce.Dansleménage,lesépouxsontenfaitégaux;lafemmeavoixconsultative,sinondécisoire,danslesaffairesdomestiques,àuneexception,lebudgetetl’économiedesréserves.Onvoitmêmelesfemmesintervenirdanslesconflitspolitiques(querellesentremoitiés).Encoreuntrait:ladotrestesapropriété,sibienqu’elleenpeutréduirelemontant,parquoiellecontribueauxaumônesquesonmaripourrafairedansl’avenir,ouencore,enlaisserl’usageàsonépoux,ladotdevenantpurementfictive;ceci pour éviter d’être attachée par le lien conjugal et se réserver la possibilité d’un divorce sansrestitution de dot. En outre, la femme chaouïa, qui, comme la femme kabyle, pouvait être répudiéearbitrairementparsonmari,auséavecempressementdespossibilitésqueluiaprocuréesl’institution,depuis1866,decadismusulmans,jugeantd’aprèslaloimusulmanequiautoriselafemmeàdemanderladissolutiondumariage.Commeiladviententoutphénomèned’emprunt,letraitculturelempruntéestréinterprété en fonction du contexte d’accueil,mais l’emprunt est lui-même fonction de ce contexte.Ainsi,alorsqu’enKabylie lesfemmesontpeuusédelanouvellepossibilitéqui leurétaitfournie,enAurès au contraire, et parcequ’elle répondait à unbesoin collectif, cette institution a été rapidementadoptée.Lafemmedétientdoncenfait lepouvoirdedivorcer ; les raisons invoquéesnesont leplussouvent que prétextes qui dissimulent soit le désir d’adopter la condition d’azriyah, soit de faire unnouveaumariage;quantauprocédé,ilestfortingénieux:lafemmechaouïajetteàsonmariunesortede défi auquel il ne peut répondre que par la répudiation. Cette conduite peut être tenue poursymboliquedes rapportsentre les sexesdans la sociétéchaouïa.Endroit, seul l’hommea ledroitderépudier,maisc’estlafemmequi,encecas,l’inciteàenuser,etenuseenquelquesorteàtraverslui,contre lui.Ainsi, de façon générale, la femme détient une autorité profonde et réelle, dont l’hommeconservel’exerciceofficiel.

Dernier trait, la femme répudiéeou la veuvedevientazriya, jusqu’à un nouveaumariage.L’azriyah,c’est-à-dire la femmequin’apasdemari, secomporteencourtisane.Entouréedeconsidération,elleexerce une grande influence, grâce à un ascendant de caractère religieux : ainsi, les fêtes et mêmecertains travaux, ne sauraient se concevoir sans ses chants et ses danses. La femme chaouïa disposedoncd’unelibertéinhabituelleenAfriqueduNord,surtoutveuveourépudiée;maisilseraitfauxdetenir pour exceptionnelle l’influence qu’elle exerce.On peut supposer qu’elle doit sa situation à sesfonctionsdemagicienneetde«prêtresseagraire».Seulelafemmeacommunicationaveclemondedelamagie,magie amoureuse surtout,mais aussimaléfique, divinatoire,médicale ; aussi, surtout âgée,est-ellel’objetd’unrespectsuperstitieuxetvoisindelacrainte.Lafemmeestaussilaconservatriceetl’ordonnatricedesritesdestinéssoitàfavoriserlesrécoltesetlesbiens,soitàlesprotégercontrediversdangers,telsquemauvaisœil,mauvaisgénies.

Bref,lasituationdelafemmechaouïa,enapparenceasservie,enréalitéinvestied’unprestigeetd’uneinfluenceimmenses,paraîtfournir,autitredepassageàlalimite,uneimagegrossie,partantplusfacileà déchiffrer, de la condition paradoxale propre à la femme nord-africaine. Pour rendre raison de ceparadoxe, on a invoqué parfois l’hypothèse des survivances. Mais si la structure d’une institutiondépend bien de son histoire antérieure, sa signification dépend de sa position fonctionnelle dans lesystèmedontellefaitpartieàunmomentdonné.C’estainsiquel’oppositionentrelemondemasculinetle monde féminin se manifeste non seulement dans la division du travail entre les sexes, le binageincombant par exemple à la femme tandis que la conduite de l’attelage et de la charrue revient à

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l’homme, mais aussi dans la vie politique et le statut juridique, dans les pratiques rituelles et dansl’ensembledelareprésentationdumonde;aussil’oppositionentredeuxprincipescomplémentaires,lemasculinetleféminin,paraît-elleconstituerunedescatégoriesfondamentalesdelapenséechaouïaet,plus largement,nord-africaine [1].Demême,certains traitsculturelsenapparenceaberrantsdansunesociétéàfiliationpatrilinéaire–lefaitparexemplequelefilsdel’azriyahnéhorsmariageestrattachéauclanmaternel [2]–pourraientprendresensenréférenceaustatutambiguquiestceluidelafemmemariée.Appartient-elleauclandesonmarioudemeure-t-elleliéeàsoncland’origine?Lescérémoniesdemariagecomportentdesritesdestinésàlui«faireoublierlechemindelamaisondesesparents»,maisellecontinueàporterlenomdesonpèreet,encasdeveuvage,s’envavivrechezsesfrèresaulieudedemeurerchezsesbeaux-frères.

I.LesstructuressocialesChaqueunitésocialeasonnompropretenupourlenomdel’ancêtre.Lesmembresdugroupeleplusrestreint,lagrandefamille,seconsidèrentcommedescendantréellementdel’ancêtredontilsportentlenom.Danslesgroupementsplus larges,fraction(harfiqth)etsurtout tribu (‘arsh),cenomestparfoiscelui du plus important ou du plus ancien des sous-groupes, parfois arbitraire. Laharfiqth constituel’unitésocialelaplusvivanteetlamieuxindividualisée.Elleportelenomdel’ancêtrecommunquiestl’objetd’unculteannuel;ellerassemble,danslecasoùelleestconstituéeparungroupeagnatiquepur,touslesdescendantsmâlesdel’ancêtrecommun,tousles«filsdel’onclepaternel»commedisentlesChaouïa.Ellepeutêtreaussiforméeparunfragmentdegroupeagnatiqueonencoreparuneassociationde plusieurs groupes agnatiques, groupement dont lesmembres se disent parents, le lien qui les unitétant en réalité une fraternité conventionnelle. Dans ce cas, elle se subdivise en sous-groupes dedifférentsdegrés.Bref,lorsmêmequ’ellen’estqu’uneassociationdegroupesdifférents,c’estaumoyendumodèlefourniparl’unitéàbasegénéalogique,lagrandefamille,qu’estjustifiéeetfondéel’unitédelaharfiqth.MaislesChaouïasedistinguanten«sédentaires»eten«semi-nomades»(enunsenstoutrelatif,puisqueles«semi-nomadespossèdentchampetles«sédentaires»troupeau),lafractiona-t-ellechezlesunsetlesautreslamêmestructureetlamêmefonction?S’ilestvraiquechezlessédentairesduNord,habitantenvillages, lafractionestplutôtunquartieretplutôtunclanchezlesnomadesquiviventlaplusgrandepartiedutempssouslatente,ilnefautpasoutrerl’oppositiondufaitque,chezlessédentairesmême, la cohésion n’est jamais fondée sur le seul lien territorial, comme en témoigne leculte de l’ancêtre et aussi l’existence d’unions préférentielles dans le cadre de la fraction, avec lacousineparallèledepréférence,unionsqui tendentà renforcer les liensdu sang.La fractionestbienl’unité sociale laplus forte ; lesmembresde laharfiqth doivent endéfendre le patrimoine (femmes,terresetmaisons)etsurtoutl’honneur,valeurdesvaleurs,plusprécieusequelavie.

Le conseil de fraction a conservé jusqu’en 1954 (en dépit des réformes de 1865) les principalesattributionsjudiciairesetacontinuédetrancherleslitigesselonlacoutumelocale.Outrequ’ilrecevaitla quasi-totalité des mariages et des divorces, il arbitrait les différends, usant du mode de preuvetraditionnel,lesermentcollectif;ilpercevaitlesamendes,présidaitauxrèglementsdediyahaccomplisselonunrituelrigoureux,procédaitauxjugementssuccessoraux,etc.

L’organisationdelaqal‘ah,grenier-citadelle,étaitaussilefaitdelaharfiqth [3].Chaqueagglomérationaplusieursmaisons fortes où sont entreposées les récoltes pendant les absences exigéespar le semi-nomadisme.Jadislesgreniersétaientaussiforteressesetpostesd’observation;ainsi,chezlesTouaba,ilsformaientunesortedelignedéfensiveprotégeantlesculturescontrelesincursionsdesAbdaoui.La

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qal‘ah,pièce-maîtressede l’économiedugroupe,estaussiuncentrede laviesociale :parelleetenelle, laprévoyancenécessairepour répartirdans le temps lesbonnes récoltes, ledroitdecontrôler laconsommationquiappartientauchefdefamille,lesprivationsqueleChaouïadoits’imposer,aucœurmêmedel’abondanceetàlongueurdevie,setrouventérigéseninstitutioncollective.Conscientdurôlefondamental du grenier collectif, volant régulateur indispensable au maintien d’un équilibreéconomiqueprécaire,leconseildeharfiqth,quiendécidelacréation,endéfinitaussil’organisationetle fonctionnement avec une précision et une ingéniosité extrêmes.C’est le conseil des vieillards quinomme les gardiens, responsables des vols et chargés de l’entretien du bâtiment. Dans une sociétévivantenéconomieferméeetàl’écartdescourantsmonétaires,étrangèreentoutcasàlaspéculation,l’accumulationdebiensennature(orgeetblé,viandesaléeetfruitsséchés,mieletbeurrerance),qui,dansuntelsystème,ontplusdevaleurquel’argent,constituelaseuleassurancecontrel’incertitudedel’aveniretlaseuleformederéservespossible.Maisenoutre,danslahautevalléedel’OuedelAbiod,parexemple,ilestfréquentqu’unancêtresoitenterrédanslaqal‘ahouàproximité.Ainsilegroupeestdominéparlegrenierquiestaussilelieusaintoùs’accomplissaientgrandnombrederitesfamiliaux,telsquemariagesetcirconcisions;lespèlerinagesannuelsàlatombedel’ancêtres’accompagnaientdesacrifices, suivis d’un repas communiel. Le grenier-collectif, symbole tangible de la puissance dugroupe,desarichesseetdesacohésion,setrouvaitdoncinvestid’unesignificationetd’unefonctionàlafoissocialeetreligieuse,économiqueetsentimentale.

Ainsi,lafractionapparaîtcommel’unitésocialelapluslargequisepuisseconcevoirdansunsystèmeoù tous lesgroupes sontconçussur lemodèledugroupe familial.Lesensemblesplus larges sonteneffetmoinscohérentsetplusévanescents ;ainsi levillagedont laviesocialeestpeu intenseetoù lamaisoncommuneestrare;ainsi latribu,dufaitquelesrassemblementsdefractionsappartenantàlamêmetribusontrares,endehorsdesgrandesréunionspourlaguerre,latranshumance,larépartitiondesterres collectives ou les grands marchés annuels. Unités politiques et guerrières, formationscirconstancielles, les tribusseregroupentselon lesdeuxgrandesmoitiésquiontpourcentrerespectiflesO.AbdietlesO.Daoud.CommeenKabylie,lesṣaff-sassurentl’équilibreparlejeudestensionscompensées. «Monde resserré qui ne prend conscience de lui-mêmeque face à des ennemis assis àtoutessesfrontières»(G.Tillion),chaquetribunepeutmenerlaguerrecontreunedesesvoisinessansprêterundesesflancsdégarniauxattaquesdelatribuquilabordeducôtéopposé.Aussitrouve-t-elleenfaced’elledeuxtribuscoalisées,maiselles-mêmessoumisesàlamêmeloi;au-delàdecespremiersennemis,des alliés ; plus loin,d’autres ennemis.Chaque ṣaff tientunevallée ; leshabitantsdedeuxvallées confluentes sont de moitiés opposés. Parfois le ṣaff déborde par les cols sur le sol de sonadversaire. Dans l’Aurès saharien, parmi les groupes rattachés aux deux grandes ligues de l’Aurèsseptentrional,lesdeuxmoitiésprésententlamêmedispositionalternée,chaquevillageétantl’adversairedesesdeuxvoisins,d’amontetd’aval.

Lagénéalogieapparaîtcommelemodèleselonlequelsontconçuestouteslesunitéssociales.Maiscemodèletrouveaussiapplicationend’autresdomaines,aussidifférentsquel’ordonnancedesfêtesoudelatranshumance, leplancadastral, ladistributiondeshabitationsouladispositiondestombesdanslecimetière. C’est ainsi que les opérations du Senatus Consulte conduisirent à observer desenchevêtrementsd’habitatetdepropriétédontlesenséchappait.«ChezlesO.AbdietlesO.Daoud,écrit Lartigue, l’organisation était si embrouillée qu’on n’avait pu partager ces tribus en douarsterritoriaux » ; c’est ainsi que, dans l’Oued elAbiod, les 5 fractions desO.Daoud entrelacent leursdépendancestoutaulongdelavallée,deux,trois,voiremêmelatotalitédesfractionsétantprésentesdanschacundesvillages.Àl’exceptiondeMenâa,les14sous-groupesdesO.Abdis’enchevêtrentendamier;demêmechezlesBeni-bou-Slimane,qu’ils’agissedecultures,deparcoursoud’habitations.

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L’énoncé (fourni par un homme des BeniMelkem) des principes qui déterminent la disposition destombes au cimetière livre peut-être la clé de la répartition des terres : « Il y a cinq cimetières dansl’‘arsh;chacunpeutêtreenterrédansn’importelequel,maisdanslequartierdesaharfiqth.Lesgenssontenterrésversl’est,maisdanslesendroitsoùleslimitesdeshirfiqin(plur.deharfiqth)peuventseconfondre,onfaitlestombesunpeuenbiaispourlesdistinguer.Chaqueharfiqthauneplaceoùchaquefamilleauneligneetoncontinueàenterrerdanscettelignelesgensdelamêmefamille,toujourslesuns à côté des autres » (G. Tillion, loc. cit., 396 ; il en est de même en Kabylie). Donc, plusieurslocalisationsétantpossibles,lechoixnesouffrequ’unelimitation:l’emplacementdoitêtrechoisidanslequartierde laharfiqthdont il faut, avant tout,maintenir ladistinction ;demême,àMzira,villagesahariendelatribudesO.Abderrahmane,lesmaisonssouterrainessegroupentparfractions,unespacevideétantménagéentrechaqueharfiqth(T.Rivière).Ilsemblequelemêmemodèles’appliquedansledomainedelapropriété;toutsepassecommesilarépartitionembrasséedesterresétaitlerésultatd’uncalculdemaximumetdeminimum:ellepermetauxdifférentesfractionsdedisperseraumaximumleurterritoire(larecherchedeladispersionétantinspiréeparlavolontéd’égaliserleschancesenpermettantàchaqueunitééconomiqueetsocialedejoueraussilargementquepossiblesurleclavierdesressourcesnaturelles),surtoutel’étendued’unevalléeparexemple,maisdansleslimitesqu’imposelanécessitédemaintenir,aussifortesquepossiblelacohésionetladistinctiondelaharfiqth,fondementdel’équilibresocial.

Notes

[1]Cf.P.Bourdieu,Lamaisonkabyleoulemonderenversé,inEsquissed’unethéoriedelapratique,p.45-59.[2]Onavouluvoirlàuncasdefiliationutérineanalogueàceluiquel’onobservechezlesTouaregaveclatamesroyt,femmelibredontlaconditionesttrèsanalogueàcelledel’azriyah.[3] En de nombreuses régions, laqal‘ah de fraction a été abandonnée, à une époque plus oumoinslointaine, auprofit degreniers communsàunvillageouàune tribu.Cemouvement s’est accéléré àmesureque la fractionperdaitde son importance,encorrélationsurtoutavec ledéveloppementde lapropriétéprivée(permisparlesfacilitésquefournitleSenatusConsulte)etdesventesqu’elleautorise.Considérés comme hérétiques, les Kharedjites durent fuir les persécutions ; ils créèrent en 761 leroyaume de Tahert qui s’effondra en 909 sous les attaques des Fatimides. Ils s’installèrent alors àSedrata,prèsdeOuargla,puisauMzab.

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ChapitreIII

Lesmozabites

ansleSaharaseptentrional,s’étend,particulièrementdésolée,lashabkahduMzab.Lemotshabkah,«filet » en arabe, dit bien ce paysagemonotone et fantastique, ce plateaupierreux, lahamada, où lesvallées desséchées des oueds sahariens dessinent comme des mailles enserrant la masse desentablementsrocheux,épargnésparl’érosion.Ce«désertdansledésert»esttraverséparlavalléedel’ouedMzaboùsedressentlescinqcités.

I.LedéfidudésertEnsomme,peudecontréesaussidéshéritées:unsolpresqueexclusivementrocheux,avec,aucreuxdesoueds,deslitssablonneux,primitivementimpropresàlaculture,qu’ilafalluaménagerauprixd’effortsextraordinaires et indéfiniment renouvelés. Un climat caractérisé par les excès torrides de l’été, lesécartsconsidérablesdes températureset lasécheresseextrêmede l’air.Unevieprécaire,suspendueàcespluiesdiluviennesqui déterminent, environ tous lesdeuxou trois ans, la cruede l’oued, et à untravaildeDanaïdespourarracherl’eauàlaterre.Lesannéesheureusessontcellesdontondit«l’ouedaporté»,aeuunecrue.L’existencedespalmeraiessupposeunecréationcontinuée.Ânesetchameauxtirentàlongueurdejournée,dansungrincementdechaînes,lesrécipientsdecuirquidéversentdanslesbassinsd’irrigationl’eauarrachéeaufonddespuits.L’adaptationaumilieunaturelexigeunecohésionextrêmement forte, nécessaire entre autres choses pour assurer l’organisation merveilleusementrationnelle du systèmed’irrigation et de distributionde l’eau : la falaise est cernéepar un réseaudecanauxcollecteursqui reçoivent leseauxde ruissellementet lesconduisentàdes réservoirs ;dans laconstructiondesbarragesdestinésàpermettrel’utilisationdescrues,mêmescience.

Mais ce chef-d’œuvre d’aménagement, outre qu’il absorbe des sommes immenses d’énergie, dévoregrandepartdesrevenus.Oasisetjardinsexigentdesquantitésénormesd’eauqui«laventlaterre».Lesdépenses entraînées par l’extraction de l’eau (nourriture des animaux et salaires des ouvriers) et letravail du solne sontpas compenséesparuneproduction relativementmaigre.Tout cela contribue àfairedesjardinsetmaisonsd’étéunluxeruineux.«Lesoasis...,écrivaitGantier,nepourraientsubsisterlongtempsparleurspropresressources...,c’estuncerclevicieux,unparadoxefinancier,etàproprementparler,unefantaisiedemillionnaires.»Deceparadoxe,ilfautrechercherlepourquoietlecomment.

OnsaitquelesMozabitessontdesKharedjitesAbadhites(sectedel’Islam)quidoiventleurnomaufaitqu’ils se sont mis en dissidence contre Ali, quatrième calife, gendre du Prophète, au nom de deuxprincipes–,tirésd’uneinterprétationstricteduCorantenupourlaloiunique,àlaquelleonnepeutrienajouter, rien retrancher – à savoir que tous les croyants sont égaux et que toute action est bonne oumauvaise,l’arbitragen’étantadmisqu’endescasexceptionnels.Ainsi,cesrigoristeségalitaristes,selonqui la religion doit être vivifiée par la foimais aussi par lesœuvres et la pureté de conscience, quiattachent un grand prix à l’intention pieuse, qui rejettent le culte des saints, qui veillent avec une

D

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fermetéextrêmeàlarigueurdesmœurs,apparaissentcommelesprotestantsetlespuritainsdel’Islam.

LaformationdescitésduMzabaétédominéeparlesoucidedéfendrecetexclusivismereligieux.DelàvientquelesAbadhitess’imposent,aucourdeleurhistoiremouvementée,desconditionsd’existencedeplusenplusdifficiles [1].Lescinqpremièresvillesfurentcrééesenmoinsdecinquanteans,àpartirde 1011, date de fondation d’ElAteuf ; elles se situent toutes dans lemême oued et dans un rayonrestreint,àl’exceptiondedeuxvillesplusrécentes(xviiesiècle),GuerraraetBerriane.

L’histoire de ces « dissidents » livre donc le pourquoi de cet établissement paradoxal, véritable défilancé aux conditionsnaturelles.Mais comment l’hommea-t-il pu avoir le derniermotdans cedébatdésespéréavec ledésert?C’estque lavie, la surviedescitésduMzabest suspendueà l’émigrationtemporaire et au commerce (un tiers de la population masculine vit hors du Mzab) qui permet auMozabited’acquérirlecapitalnécessairepourassurerl’entretiendesoasisetlaculturedispendieusedespalmiers.Maiscettesolutionposeelle-mêmeunproblème:s’ilestvraique«leMzabvéritablen’estpasauMzab»,que« toutesa forceest...dans lespetitsgroupesdenégociantsmozabiteséparsdanstoutel’Algérie»,commentsemaintientlacohésiondel’ensemblecontretouteslesforcesdedispersion?Commentcespuritains rigoristesont-ilspudevenirdeshommesd’argent,desspécialistesdugrandnégoce et de la finance, sans rien renier de leur hétérodoxie dévote ? Comment un sens aigu destechniquescapitalistespeut-ils’unirauxformeslesplusintensesd’unepiétéquipénètreetdominelavie entière ? Comment cet univers religieux, étroitement clos sur lui-même, soucieux de s’affirmercommedifférent,a-t-ilpus’ouvrirsurlemondedel’économielaplusmodernesansselaisserentameroualtéreretenconservantentièresonoriginalité?

Laculturemozabitetrouvelefondementdesacohésiondanslarichessedesestraditionshistoriques,légendairesetdoctrinales,danslaprécisionharmonieusedujeudesgroupesàl’intérieurdesdifférentescommunautés, dans le fonctionnement ingénieux des ittifāqāt, consignés par écrit et fertiles enjurisprudence,enfin,dansunedoctrinesoupleetrigideàlafois,quidéfinitunstyledevieparfaitementoriginalenAfriqueduNord.

I.StructuresocialeetgouvernementurbainLescitésduMzab,distribuéesselonunordreserré,sontlerésultatd’uneexécutionraisonnée.LeḥurmestleterritoiresacréoùsedressentlescinqvillesduMzabproprementditetoùsemaintient,puredetoutesouillure,l’observancedelavraiereligion;aussi,départsouretourss’accompagnentd’unritueldedésacralisationoudesacralisation.Ghardaïaestsituéesurlarivegauchedel’ouedMzab.Enaval,sur lamême rive, Beni Isguen, ville sainte des docteurs et des juristes abadhites, du traditionalismevivace et rebelle aux innovations hérétiques, ville prospère, résidence des plus riches commerçants.FaceàBeniIsguen,Melika,asileduconservatismejuridique.Plusloin,BouNouraetElAteuf,dontlavieestbienralentie.Enfinlesdeuxvillesexcentriques,Berriane,centrecommercial,etGuerrara,foyerdumouvementréformiste.

Ghardaïa présente la formed’une ellipse : au point culminant, lamosquée ; des rues qui s’étagent àflanc de coteau en circonvolutions concentriques, elles-mêmes coupées de rues perpendiculairesdescendantenrayonsverslabase;aupieddelacollineetàlapériphérie,laplacedumarché,traverséeen sa longueurpar une artère ; au-delà, un rempart polygonal à angles très ouverts.Tout autour, descimetières et des terrains vagues. Lamosquée, l’histoire le confirme, apparaît bien comme le centre

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autourduquels’estengendréelacité.Àlafoischâteaufort,édificereligieuxetencertainscasmagasin,commelaqal‘ah,elleassurelaprotectionmoraleetmatérielledelacitéquivitàsonombre.LesvillesduMzabcommelaviemozabite,ontdeuxcentresbiendistincts:lamosquéeetlemarché.Lamosquée,foyerdelaviereligieuse,arepoussélemarché,foyerdelavieéconomiqueetdel’activitéprofane [2]:les maisons s’entassent comme un jeu de cubes et s’étagent, attirées, happées par la mosquée quiprolonge leur élan de sonminaret dressé vers le ciel.En outre, la ville profane est comme resserréeentre lamosquée et ces immenses nécropoles, qui entourent les villes duMzab, champs de tombesanonymesoùsedressentlesoratoiresetlessanctuaires,oùsontcélébréeslessolennitéspubliquesetoùsetiennentmêmelesassisesjudiciairescommepouraffirmerlasolidaritédesvivantsetdesmorts.Lecimetière, immense ombre portée de la cité vivante, est sans doute, comme plus généralement enAfriqueduNord,lefondementetlesymboledel’attachementirréductiblequiunitl’hommeàsonsol.LesAbadhitessonttenusdesefaireenterrerauMzab.Chaquefractionyasoncimetièredistinctportantlenomdel’ancêtrequi,selonlatradition,s’ytrouveenseveli.Leplandelavillelaisseenfinentrevoirlastructuresociale.Lafamilleétendue,élémentsimpleet indivisible,groupe lesgensayant lemêmenom,celuidel’ancêtrecommunàla4eou5egénération.Lafractionquiunitplusieursfamillesétenduesagénéralement sonquartier propre, son cimetière, son ancêtre éponymeet sonpatrimoine.Certainesfractions réunissent non plusieurs familles mais plusieurs sous-fractions, groupes déjà constitués defamilles.L’ancêtredelafractionoudelasous-fractionestl’objetd’unculteannuel;devantlegroupeassembléaucimetière,les«grands»delafractionévoquentlamémoiredupersonnagevénéré,donnentdes conseils aux jeunes et la cérémonie s’achève par un repas communiel. La fraction, unitéfondamentale,asacaissecommune,samaisond’assemblée,sonconseilgroupanttouslesadultesquiseréunit pour traiter les affaires d’intérêt commun (prise en charge d’orphelins, sanction ou blâme àinfliger,travailcollectifàdécideretàrépartir,préparationdesfêtesfamiliales,etc.).Les«grands»(ou«notables»),connuspourleurpiété,leurvertuetleursagesse,ontenfaitladirectionet«lesecret»desaffaires;ilsformentparfoisuneassembléerestreinte,quisetientenprésenced’undesmembresdela ḥalqah. Les liens de fraction, qui restent très forts même chez les émigrés des villes, tendent àprendretoujoursplusdevigueuràmesurequelesṣaff-s(del’Estetdel’Ouest),entrelesquelséclataientautrefois, aumoindreprétexte, deviolentsdébats, perdent de leur importancepourn’êtreplusqu’unsouvenircommeentémoignelefaitquelesmariagesentreṣaff-ssontdeplusenplusfréquents.

Chaquefractiondésignesonchefetplusieursanciens,prisdansdesfamillesdifférentes,qui,aveclesmagistrats, forment la jama‘ah ; celle-ci se tenait autrefois à la ḥawiṭah, ellipse de 26 pierresempruntéesàdestombesetdisposéessurlaplacedumarché,commesilesdélibérationsjuridiquesetlesdébatspolitiquesconcernantlesdécisionstemporellesavaientchoisipours’exercerl’emplacementducommerceetdestransactionsprofanes,touteninvoquantlaprotectiondesmorts.

À l’image de la cité profane, dominée par lamosquée, la vie politique profane et son expression, leconseildeslaïcs,estdominéeparlesclercs,qui,presquetoujours,viventgroupésautourdelamosquéeetentrelesquelsondistinguelesclercsmajeurs,animésd’unprofondrigorismereligieux,etlesclercsmineurs. Le conseil des laïcs détient comme en Kabylie ou dans l’Aurès le pouvoir législatif et lepouvoir judiciaire. Cependant, auMzab, il était, par soi seul, dépourvu d’autorité et d’efficace et sebornaitsouventàassurerl’exécutiondesdécisions.Ilseréunit,pourtouteslesquestionsd’importance,danslamosquée,enprésencedu«cercle»,conseilcomposéde12clercsmajeursetsouslaprésidenced’un shaykh, chef local de la vie religieuse désigné par les clercs. Il arrive que ces assemblées setiennent aussidans les cimetières, commepourmieuxassurer l’autoritédes clercs, dépositairesde latradition des ancêtres et détenteurs de la haute juridiction sur tout ce qui relève de l’observance desprincipesenfermésdansleCoranoudanslesouvragesdedoctrineabadhite.Parmilesmembresdela

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jama‘ah laïque, seuls les«notables»pouvaientprendre laparole et le rôledes anciens sebornait àassisteretassentir.C’estparmilesclercsmajeursencorequ’estélulecadimozabitequijugeàlafoisselon le droit coranique et selon les ittifāqāt, recueils écrits de coutumes. Ces ittifāqāt, toujourssusceptiblesd’êtremodifiéspourréglerlesproblèmesdel’heure,maissanscessejugésenréférenceàlajurisprudence religieuse, régissent aussi bien la vie politique que les mœurs privées, prévoyant dessanctions archaïques mais profondément redoutables : bastonnade, amende, bannissement,excommunication,sanctionsuprêmementredoutée,quiexclutlecoupabledelacommunautéreligieuseet sociale et entraîne la perte de tous les droits. De façon générale, aucune décision importante,prescriptioncivile,interdictionnouvelle,sanctioncontreundélitgrave,n’étaitprisesansl’interventiondu « cercle ». Le chapitre des clercs qui fournit encore les dignitaires de la mosquée, l’imam, lemuezzin, lesmaîtres d’écoles coraniques et surtout les cinq« laveurs desmorts » enmême temps«censeursdesmœurs», détenteursd’une autoritémorale immense, possèdeunpouvoir considérable ;l’égalitarisme ne souffrant qu’une exception – en dehors de la distinction assez floue entre les asil,descendantsdespremiershabitantsdelacité,etlesnazil-s,venusplustard–àsavoirl’oppositionentrelesclercsetleslaïcs,onpeutàjusteraisonparlerdethéocratie.Sansdoutelesclercssetiennent-ilsàl’écart des affairesquotidiennes et laissent-ils à l’assembléedes laïcs le soindes choses temporelles,l’autorisant à élaborer des ittifaqat touchant l’organisation de la cité. Sans doute, les laïcs sont-ilsassociésaugouvernementàtraversleursreprésentantsauxassembléesquidoiventêtreconsultés(avantdeprononceruneexcommunicationparexemple),maisencasdeconflitlesclercsontlederniermot,parce qu’ils disposent d’armes redoutables, l’excommunication contre les individus et contre lacommunauté,lasuspensiondetouteslesactivitéscultuelles [3].

Ainsi,leconsistoirequidirigelescitésestàlafois«assembléedesanciensetmagistèremoral».Lesittifāqāt, où s’exprime le réalismeminutieux déjà observé dans les coutumiers kabyles ou chaouïa –l’interventionconstanteetméticuleusedugroupetrouvanticisonfondementdansladoctrinereligieuse– laissent apparaître toute la complexité cohérente de l’ordre moral mozabite, fondement d’une desréussites sociales les plus étonnantes et clé de ce miracle de l’adaptation parfaitement réussie à lanouveauté,jointeàlafidélitétotaleenverslatraditionlaplusstricte.

Ledialogueentreclercsetlaïcs,entrelemondesacréetlemondeprofane,sedoubledudébatentrelegroupe politique plus ou moins étendu et l’unité sociale fondamentale, de type agnatique, entre lessolidarités larges mais dans la même mesure inconsistantes et les particularismes étroits mais quiprennent force dans le sentiment familial. Sans doute, tous les Mozabites ont-ils conscience departiciperàuneunitéquel’onpeutappeler,fautedemeilleurmot,confédération,unitécirconstancielle,comme son homologue kabyle. Toutes les raisons favorables au dépassement du particularisme desgroupes agnatiques semblent réunies : situation insulaire dans un monde naturel et humain hostile,mémoired’unpassécommun,sentimentd’apparteniràunecommunautéreligieusequisedéfinitparunsurcroîtdérigueuretd’intransigeance,«lafamilledeDieu»,lepeupleélu.Cettefoireligieusequisepose par opposition possède une conscience aiguë de son originalité,mais l’affirmation de soi y estavanttoutaffirmationdeladifférence.Lestentativesd’unionpolitiquedescitésn’apparaissentquesousl’effetdecausestemporaires,politiquesoujuridiques(parexemple,quandleMzabfaitsasoumissionàlaFrance).Les représentantsdesvillesduMzab se réunissaienthorsde toute cité, poury traiterdesquestionstouchantlesintérêtsgénérauxdelaconfédérationmozabite.Maiscesessaisdesynoecisme,sanscessecompromisparl’espritparticulariste,s’évanouissaientaveclacausequilesavaitdéterminés.Ainsi (comme enKabylie et enAurès), disparus les grands ébranlements qui font revivre les largessolidarités, l’équilibre se rétablit autour des unités étroites de type agnatique, le lien entre les citésagissantplutôtparoppositionàl’externequeparcohésioninterne.

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I.PuritanismeetcapitalismeCependant,onconçoitcombiengrandesdoiventêtrelesforcesd’intégrationquandonsaitcombiensontpuissanteslesforcesdedispersion:eneffet,rienneparvientàdéterminerlaruptureduMozabiteavecsacommunauté,ni laduretéet larudessede la terredesesancêtres,ni l’attraitdesconditionsdevieplusfacilesqu’ilpeutconnaîtredanslesvillesduTell,nil’ivressedesrichessesacquises,commesil’or,ainsiquedanslescontes,n’étaitquesablehorsdel’enceinteduMzab,nileslongsséjoursloindessiensetdelaviecommunautaire,nilebannissementpourunmeurtrecommisàl’occasiondeluttesdeṣaff-s,nilesconflitsd’intérêtentrelescités,lesgroupesoulesindividus;àtouteslesinfluencesdissolvantess’opposent la pression extrêmement vivace que le groupe exerce sur tous ses membres parl’intermédiairedeladoctrine,lacohésiondéterminéeparl’effervescenceintensedelaviereligieuse,laprésencedanstouslesactesdelavieetaucœurdetousleshommesdelaloireligieusevécueàlafoiscommenormequis’imposedel’extérieuretcommesignificationintérieuredelaconduite.Parsuite,lamoindre concession ou le moindre relâchement de la règle suffiraient à ruiner cette société,artificiellementédifiéeenunmondeartificiellementcréé(cf. îledeDjerba).Cen’estdoncqu’auprixd’unrigorismevolontaristeetd’unexclusivismefondésurunhautsentimentdesonoriginalitéetdesonexcellence, ce n’est que par la vertu d’un particularisme affirmé et conscient de son identité, que lasociétémozabite peut résister à la dissolution. Lorsmême qu’il s’engage dans les activités les plusprofanesdel’économiemoderne,lorsmêmequ’ildemeurelongtempsséparédufoyerdeviereligieuseetsociale,leMozabitesauvegardeinaltérésonattachementàlaterre,àlasociété,àlareligiondescitésqui restent « l’arche sainte, la cellule close, où se forme l’âme des générations nouvelles, dans ladiscipline rigide des familles inviolées et dans l’atmosphère théologique des séminaires » (E.-F.Gautier).

Lecharmeetlesattraitsdesterresd’émigrationnesauraientretenir,parcequetoutestfaitpourrappeleravecforce–etenparticuliercescoutumesquiprescriventdesretourspériodiquesdestinésàassurerlapermanence du groupe et à replonger les émigrés dans l’atmosphère religieuse – que la fin del’émigrationn’est pas l’émigration elle-mêmeni ce qu’elle procure,mais la conservationdugroupe,condition de survie pour la communauté religieuse. Au regard de cet impératif absolu, sans cesseaffirmé,iln’estrienquederelatif.C’estdoncladoctrineetlestyledeviequ’elleinspirequiconstituentlacléduparadoxemozabite.Onpeutsansdoutetenterd’expliquerpardesdéterminationsécologiquesl’espritdecettecivilisationetsaréussite;onpeutprétendreque,enraisondelapauvretédeleurterre,lesMozabitesn’avaientd’autre recoursque l’émigrationet le commercequi eussent exigéd’eux, entoutcas,certainesdesvertusqueledogmeleurimpose.Nefaut-ilpaspenserplutôtqueladoctrineetlesrèglesdeviequ’elleprescritpréparaientlesMozabitesàlaréussitedanslemondeducommerceetdel’économiemoderne?

Les jugements impénétrablesdeDieuétant sansappel et ledestindeshommes fixéde touteéternitéainsiqueleurélectionouleurdamnation,lafoinesuffitpas,parsoiseule,àassurerlesalutsiellenesemanifeste pas dans les actes et lesœuvres.Le bon croyant doit semaintenir au justemilieu entre lacrainte et l’espoir ; il ne doit ni s’en remettre àDieu de son salut ni s’abandonner à son destin ; nidésespérerabsolumentdeDieuniespérerabsolument.Insistantsurlatranscendanceetl’unitéabsoluesd’Allah,lesAbadhitesrefusentdereconnaîtretoutemédiationouintercessionentrel’hommeetDieu.Aussicondamnent-ilslecultedessaints.L’intercessionpeutseulementéleverlesélusendignité;ellenepeutouvriraupécheur laporteduParadis.Lesalutnesauraitêtreméritéquepar laprière, laviepieuse et le travail. Entendu comme ascèse et comme discipline, le travail est un acte et un devoir

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religieux,l’oisivetéétantconsidéréecommeundesviceslesplusgraves.Iln’estpasrarequeleconseilde fraction contraigne certainsmembresdugroupe à aller travailler dans leTell et se chargede leurprocurerunemploi.L’oisifasouventpeineàsemarier.Laréussiteterrestrenepeutêtrefondéequesurle travail, la piété et le respect des préceptes coraniques ; aussi est-elle saisie comme un signed’élection, surtout lorsqu’elle est utilisée à des fins louables (aumône légale, charité). Farouchesdéfenseurs de la pureté des mœurs, soucieux de revenir aux sources même de la foi par uneinterprétation rigoureuse et littérale des textes sacrés, les Abadhites condamnent le luxe comme unpéchédemêmequetouteslespassionshumaines,réprouventlecélibat,l’usagedestabacs,del’alcool,desparfums, lamusiqueet ladanse.Aucuneactionn’estvalablequine soit faitedans ledesseindeplaireàDieuetd’accéderauParadis,auprèsdeladivinitéinfinie, intangibleet invisible(mêmedansl’autremonde).Dansunetellesociété,l’hommeaccomplisedistinguesurtoutparsesqualitésmorales:le ṭalib. doit être sage, vertueux, détachédes biensde cemonde, pieux et simple, dépouillé de toutepassion;ildoitseconduirecomme«unerèglevivante»etprêcherparl’exemple.Ladoctrineprescritencorelesvertusd’honnêteté,exaltelesqualitésdevolontéetdedisciplineainsiqueledétachementàl’égarddeschosesdecemondeetinterditstrictementlaprodigalité.Touteinfractionàcesprincipesestsanctionné par les ittifāqāt. Ceux-ci, outre les articles communs aux droits coutumiers berbères,condamnantlesmeurtres,lescoupsetblessures,lesvols,lesmanquementsàlasolidaritéouaurespectdûauxfemmes,comportent toujoursunnombre importantde réglementationssomptuaires.DansuneconventiondeMelika,ontrouvetouteuneséried’articlesfixantlavaleurmaximadescadeauxetdesdonsautorisésàl’occasiondesfêtesfamiliales;d’autresinterdisenttoutdivertissement.Aussi,commeil ne peut utiliser à des dépenses de luxe l’argent amassé, leMozabite n’a d’autre recours que de leréinvestir.L’ascèsedanslesiècleexcluanttoutejouissancedelavie,l’accumulationducapitaldevientunefinensoi.Deplus,ladoctrineinvalidelesprièresdontlesensn’estpasparfaitementcomprisdeceux qui les récitent ; le croyant doit savoir lire et écrire la langue du Coran, les clercs faisant del’instructionpubliqueleurpremièretâche.Partradition, lesoucidel’éducationest trèsgrand,danslepeuple même. Les associations culturelles et les écoles coraniques reçoivent des subsides trèsimportants. Pourvu de ce minimum de science qu’exige la religion, le Mozabite est armé pour lapratiqueducommerce.Réinterprétés,nombredepréceptesdelatraditionreligieuseetsocialereçoiventune signification et une fonction nouvelles dans le monde de l’économie moderne. Ainsi l’entraidequ’impose la solidarité entre tenantsde lamêmedoctrineoumembresde lamêmecitéoudumêmeclan, se convertit en « entente commerciale », en coopérative d’achat, en société à commandite etparfoisensociétéparactions.Engénéral, lesfondsdecommerceduTellsont lapropriétédugroupefamilial, les associés exerçant le contrôle des comptes et l’argent acquis étant destiné à la familledemeurée auMzab. Souvent le père emploie ses propres fils ou l’oncle ses neveux ; les employésappartiennentengénéralàlafamilledupatron,àsafractionousaville.Cetteorganisation«familiale»del’entreprisepermetauxcommerçantsmozabitesderéaliserdesprixcompétitifs:grâceàlamodicitéde leurs fraisgénéraux (lesdépensesétant réduitesaumaximumet le travailn’étantpascompté), ilspeuventsecontenterd’unfaiblebénéfice.Initiéstrèstôtauxtechniquesdeventeetdecomptabilité,lesMozabites sont des commerçants suprêmement habiles. L’en traide s’exerce en toute occasion ; lesMozabites échangent des informations (au cours de leurs rencontres à la mosquée par exemple)concernant les prix et les produits, ils s’accordent des prêts, favorisent l’installation des nouveauxvenus.Ainsi,lafidélitéauxpréceptesdelatradition,loindefaireobstacleàl’adaptationaumondedel’économiecapitalisteetcompétitive,lafavoriseetlafacilite.

Lacohésionextrêmementfortedelafamilleconstitueaveclesentimentd’apparteniràunecommunautéreligieuse originale et la volonté d’y demeurer fidèle, le meilleur obstacle à la dispersion en mêmetempsquelaconditiondepossibilitéde l’émigration(cf.Kabylie).Lafemme,sauvegardedugroupe,

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constituelaracinedelasociétédesémigréscommeonlevoitdanslarèglefondamentale,véritable«loidesalutpublic»,qui interdità toutefemmedequitter leMzab,etoùs’affirmelavolontérésoluedesauvegarderlacommunauté,enempêchanttoutexodedéfinitif.Onrapportequ’en1928lapopulationdeBerrianes’unitpours’opposeraudépartd’unefemmeversAlger [4].C’estquelesfemmesancrentlesMozabitesàlaterredeleurspères,àleurpassé,leurstraditions,dontellessontlesgardiennes;sousla surveillance des anciens, qui veillent à leur conduite, elles enseignent aux enfants les vertusfondamentalesetlestrictrespectdeslois.

Commedanstoutel’AfriqueduNord,lesfemmesformentunesociétédistincte.Ellesontunesortedeculteparticulier, tout encombréde superstitions étrangères à la religionofficiellequi est l’affairedeshommes, elles ont leur sorcellerie, des chansons qui leur sont propres, des travaux spéciaux ou destechniquesspécialespourlestravauxcommuns,unlangageoriginalparsaphonétique,sonvocabulaireetsaphraséologie.Laséparationdessociétésmasculinesetfémininesestpresquetotale(voilequinedécouvre qu’un œil, local réservé à la mosquée, etc.), mais ne va pas sans conférer une certaineautonomieà lasociétéfémininecommeentémoignel’institutiondes laveusesdesmortsquiexercentsurlesfemmesuneautoritéanalogueàcelledes12clercschezleshommesetqui,dotéesdupouvoird’excommunication, ont pour tâche essentielle d’enseigner aux autres femmes les principes de lareligionetdesurveillerleurconduite.

I.LapermanenceparlechangementPourcomprendreunecultureaussicohérente,ilestnécessairederenoncerauprojetdetoutexpliquerparunecauseprivilégiée.S’ilnefautpasdouterqueledéfilancéparlanaturelaplushostileainsiquele statut de minorité réclamaient, impérativement, cette conduite volontariste, cette mobilisationincessantedesénergies,cetefforttendu,obstinéettêtupourassurerlasurviedugroupe,breflesvertusmêmequ’exigelareligion,iln’estpasmoinssûrque,enfaisantdutravailetdel’entraidedesdevoirssacrés, en prescrivant le renoncement au luxe et en inspirant à tous lesmembres de la communautéreligieuseunfortsentimentdeleuroriginalitéet,lafermerésolutiondeladéfendre,ladoctrinepuritaineet rigoriste qu’ils professaient, outre qu’elle leur a fourni les armes indispensables pour vaincre lesdifficultés naturelles, leur a donné lesmoyens et la volonté de réussir dans lemonde de l’économiemoderne, les préservant de la dissolution dont leur société était menacée par le contact avec lacivilisation occidentale. Tout se tient inséparablement joint et lié, tout, par suite, est cause enmêmetemps qu’effet. Ainsi le dogme, ainsi le milieu naturel et l’économie, ainsi la structure sociale etfamiliale.Enchacundecesdomaines,semanifeste l’esprit toutentierdecettecivilisation,édificeoùchaque pierre est clé de voûte. À partir de chacun de ces traits pris comme centre, il est possibled’engendrerl’ensembledelaculture,puisqu’iln’enestaucunquinetiennesonsensdetouslesautres:la désolation et l’hostilité de l’environnement naturel renvoient d’une part à l’irrédentisme et àl’exclusivismede ladoctrine religieusequienadéterminé lechoixetd’autrepartà l’émigrationquipermet la survie au désert ; mais l’émigration elle-même suppose d’une part la doctrine religieuse,garantie de cohésion, incitation à l’adaptation raisonnée et valeur des valeurs dont il faut à tout prixassurerlasauvegardeenenmaintenantlesfondementséconomiques;etd’autrepartlafortecohésionde la famille, fondementde l’équilibre social et surtoutpointd’attachede l’émigré ; la stabilitéet lasoliditéde la famillesontelles-mêmesménagéespar ladoctrinereligieuse,par l’ordremoralquefaitrégnerlegouvernementdesclercsetparl’ensembledel’organisationpolitique;maiscelle-cienretourdoit grande part de sa cohérence à l’éducation octroyée aux enfants par le groupe familial, chargéd’enseigner, selon des méthodes strictement et précisément définies, le respect des principes et la

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pratiquedesvertusquifondentl’existencedelasociété.

Onnes’étonnerapasqu’unesociétéaussifortementconscientedesesvaleursetdecellessurtoutquinepeuvent être reniées sans que le groupe ne vienne à perdre son identité, ait su conserver entière sonoriginalité.Certainsobservateurs,qui, après l’annexionduMzab, s’interrogeaient sur l’issueduchocentre la pentapole traditionaliste et les puissances techniques et rationnelles du monde moderne,annonçaient une décadence rapide des cités du désert. En fait, les Mozabites, devenus hommes decommerce et de finance, et parmi les plus habiles, persistent à laisser leur famille et leurmaison audésertetàsefaireenterrerdanslesoldeleurvallée.

Larésistanced’ungroupetraditionnelsupposedesressourcesmatérielles,spirituellesetintellectuellesconsidérables. Les Mozabites sont protégés de la désagrégation par leur richesse et leur admirablegouvernement urbain. Grâce à leur éducation, ils ont pu maîtriser suffisamment les techniquescommerciales modernes et les pratiques capitalistes pour engager leurs biens dans une économiehautement compétitive. De plus, leurs cités n’ont jamais été en contact direct et constant avec lesEuropéens [5].Maistoutcelaseraitdepeusiladistinctiontraditionnelleentreledomaineduprofane,lavieéconomique,etledomainedusacré,laviereligieuse,n’autorisaitetnesoutenaitlesstratégiesàlafoisrigoureusesetsubtiles,tendanttoutesàcontrôlerladialectiquedelapermanenceetdel’altération.Lemaintiendelastabilité,loind’exclurel’altération,supposelacapacitédesemodifierpourrépondreauxsituationsnouvelles,ensortequelarésistancefarouche,leparticularismescrupuleuxetlafidélitéombrageuse à soi-même, peuvent coexister avec l’évolution avisée, l’effort de transaction etd’élaboration réfléchie.Mais ces accommodements (auxquels les notions de takiya, prudence, et dekitmân,actiondevoiler,autorisantàsedispenserdesprescriptionsdelareligionencasdecontrainteoude dommage menaçant, fournissent une justification dogmatique) doivent s’accompagner de laconscience,claireouobscure,desvaleursetdesnormesdontlapermanencedoitêtremaintenueàtoutprix, par opposition à celles qui peuvent êtremodifiées ou réinterprétées afin d’assurer stabilité auxpremières.C’estdanscecontextequeprennentpleinementsenslaréussitematérielledesMozabitesetleuradaptationpresquemiraculeuseàdesformesd’activitééconomiqueétrangèresàlastrictetradition,l’altération consciemment assumée étant destinée à garantir la permanence des valeurs inaltérables,cellesquifondentlacommunautéspirituelle.

Àl’imagedelacitéquis’engendreautourdedeuxfoyersbiendistincts,lemondedumarché,profaneettrivial,ouvertauxgrandscourantsdelaviemoderne,etl’acropolereligieuse,avecsamosquée,mondesecretauquelonn’accèdequeparun labyrinthede ruelles tortueuses,commefaitespourprotégerdetoute irruption étrangère le domaine le plus intime, le plus précieux, ainsi, l’âme et la viemozabitess’organisent autour de deux centres distincts et opposés comme le sacré et le profane, de sorte quel’adaptation moderniste au monde de l’économie financière et commerciale ne contredit pas letraditionalismerigidedelaviereligieuse,maislepréserveaucontraireetlerendpossible.

Notes

[1]Considéréscommehérétiques, lesKharedjitesdurent fuir lespersécutions ; ils créèrent en761 leroyaume de Tahert qui s’effondra en 909 sous les attaques des Fatimides. Ils s’installèrent alors àSedrata,prèsdeOuargla,puisauMzab.[2] Tout négoce est exclu du quartier de lamosquée ; sur la place dumarché et dans cinq des rues

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adjacentessontgroupés60%descommerces(cf.P.Bourdieu,TheAlgerians,op.cit.,p.52-53).[3]L’autoritédesclercsn’acessédes’affaiblirdepuisunevingtained’années.Lajama‘ahlaïquetendàsedégagerducontrôledesclercsetàleurdisputerlepouvoirjudiciaireetlégislatif,bienquelecheikhdelaḥalqah(lecercle)conservelachargedevérifiersilesarrêtssontconformesàladoctrineabadhite.[4]Lesréformistesonttravaillé,depuis1953,àpermettreledépartdesfemmesversleTell.UncertainnombredeMozabitesontemmenéleurépouse.D’autressesontmariésdansleTellavecdesfillesdeMozabitesdéjàinstallés.[5] Le Mzab, comme la plupart des oasis sahariennes, subit actuellement le contrecoup desbouleversementsentraînésparladécouvertedupétrole.

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ChapitreIV

Lesarabophones

eut-être est-il arbitraire de grouper dans le même ensemble culturel des individus qui, ayant encommunla langue, lareligionet lestyledeviequ’ellepropose,diffèrentnéanmoinspar leurorigine,leurgenredevieetleurstraditions.Lescampagnespeupléesactuellementd’Arabophonesontétélelieud’un brassage extraordinaire de populations. La vallée du Chéliff, grande voie naturelle, fournit unexemple caractéristique : outre qu’elle a connu de tout temps l’immigration des populationsmontagnardes(Berbères)duNordetduSud,elleaétélelieudepassagedesgrandesinvasionsarabes,préhilaliennesethilaliennes, le terraindesheurts etdesaffrontementsentremigrationsde l’Orient etmigrationsdel’Occident,entrelesunesetlesautresetlestribusduDahraetdel’Ouarsenis.Dèsavantlesinvasionshilaliennes,lasociétédelaplaineduChéliff,peupléedetribusberbères,estdéjàislamiséedu fait des infiltrations arabes. Flux et reflux, tourbillon des tribus ne déterminent pas une simplesubstitution desArabes auxBerbères, lesArabisés étant plus nombreux que lesArabes. Et il en futainsi,àundegréplusoumoinsfort,detouteslesrégionspeupléesd’Arabophones.Ensortequ’ilestàpeuprèsimpossibledefaire,entoutecertitude,lapartdel’élémentarabeetdel’élémentberbère.

Dans ce monde infiniment complexe, plusieurs critères, en particulier linguistiques, permettent dedistinguerdifférentesunitésculturelles:lesvillesoùl’onutilisedesparlerspréhilaliens(ditsdecitadinspar opposition aux parlers villageois, employés par exemple en PetiteKabylie) ; la zone des parlersbédouins qui comprend, d’une part, la région des plaines, des collines et du littoral (Hautes Plainesconstantinoises, Mitidja, Chéliff, collines bordières de l’Ouarsenis et du Dahra, plaines oranaises),peupléeactuellementdenouveauxsédentaires («semi-sédentaires»à l’origine)quiviventenhabitatdispersé, et, d’autre part, les Hautes Plaines, lieu privilégié des parlers bédouins, habitées par desnomades,dessemi-nomadesenvoiedesédentarisationoudespopulationsrécemmentsédentarisées.

Selon le genre de vie, on peut aussi distinguer entre les nomades et les semi-nomades, habitants dudésertetdessteppesquis’opposentauxvieuxsédentairescitadins.Cependant,entrelesdeux,touteunesériedetransitionscontinues,àlafoisdansl’espaceet,sil’onpeutdire,dansletemps.L’ampleurdesdéplacements est fonction de l’aridité du pays, de la qualité des pâturages et de l’importance del’élevage,cesdifférentsfacteursétanteux-mêmesencorrélation.Aussideviennent-ilsdeplusenplusétendusàmesurequel’ons’avancedansledésert.Maislesgenresdeviesontenévolutionconstanteetl’onobserveunetendancegénéraleàlasédentarisation.ParmilesnouveauxsédentairesdesplainesetdescollinesetaussidesHautesPlaines,certainssontstabilisésdepuisprèsd’unsiècle,d’autresdepuisquelquesdizainesd’années,d’autressontàpeinefixésausol.

Lazonepeupléed’Arabophones,dontl’aired’expansiondubédouinismeformelaplusgrandepart,est,detoutel’Algérie,cellequiasubileplusdirectementetleplusfortementlechocdelacolonisationetoù l’ébranlement des structures anciennes a été le plus profond. La colonisation s’est étendue sur laplupart des meilleures terres, à savoir essentiellement les plaines de culture tempérées et arrosées(plaines intérieures de l’Oranie, vallée du Chéliff,Mitidja, plaine de Bône) et une bonne partie desHautesPlainesduConstantinois,relativementhumidesetdecefaitpropresàlacultureextensivedes

P

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céréales.Les premiers occupants de ces régions sont devenus, pour une grande part, les salariés descolons.Agriculteursetéleveursontétéprogressivementrefoulésverslesmargesdelazonedeculture,régions desmontagnes forestières du Tell et régions du Sud où, avec leurmatériel rudimentaire, ilsparvenaient à survivre tandis que les Européens, soucieux de rentabilité, ne pouvaient se contenterd’uneagricultureaussialéatoire.Ainsirepoussés,ilsontétécontraintsdemettreenculturedenouvellesterres,d’autantquelapopulationcroissaitrapidementtandisquelessurfacescultivéesdiminuaient.Desterres plus pauvres, travaillées plus continûment, devaient donner des rendements plus faibles et sedégraderplus rapidement.Deplus, en se sédentarisant,nombrede semi-sédentaires et semi-nomadesontdûabandonner l’élevagequi,avec laculturedescéréales,était labasede l’équilibre traditionnel.Enfin, la progression des cultures vers les zones sèches a restreint les terrains de parcours enmêmetemps qu’étaient limités lesmouvements des nomades vers le Tell. En donnant aux tribus la pleinepropriété d’un territoire délimité, après enquête, le Senatus Consulte de 1863 a rendu possible lacommercialisationdesterresetl’implantationdescolonseuropéensenmêmetempsqu’ilfavorisaitladésagrégationdelastructuretribale.

C’est doncune société enpleinemutationqu’il nous est donnéd’observer.Les structures anciennes,diversement ébranlées et altérées, selon la force de résistance qu’elles enfermaient et la violence duchocqu’ellesontsubi,nesont,àdirevrai,niduprésentnidupassé;parsuite,ilnefautvoirdanslesanalysesquivontsuivrenilasimplereconstructiond’unmonderévoluniladescriptionstricted’unétatdechosesactuel.Eneffet,lorsmêmequ’ellesparaissentdétruitesdefondencomble,cesstructuresontune fonction présente : elles agissent aumoins, si l’on peut dire, par leur absence.De là le désarroid’individus à la dérive entre des structures anciennes qui, abolies, font cruellement défaut, ou qui,intactes,fontparfoisobstacleàl’innovationnécessaire,etdesstructuresmodernesquinepeuventêtreadoptées qu’au prix d’une véritable conversion et d’une restructuration de la société dans sonensemble [1].

I.LescitadinsL’Algérie de 1830, pays de villages et de tribus, présentait une faible densité urbaine. Lieu desoppositions et des transactions entre le monde rural et le monde citadin, les grandes villes sedéfinissaientessentiellementpar leurs fonctions : lieuxdecommerceet foyers religieux,ellesavaientpourcentrevitallamosquéeprincipaleet,toutàcôté,lequartierdesaffaires,fortanimé.Ainsi,àAlger,lavillebasse,avec lagrande ruecommerçanteallantde laporteBab-el-Ouedà laporteBab-Azoun,étaitlesiègedequelquesbellesdemeuresetdesplusgrandesmosquées [2].Lavillehaute,labyrinthederuelles étroites et sinueuses s’achevant souvent en impasse et faites pour les bêtes de bât, était lequartierdesrésidencesprivées [3].

Pôled’attractionpour lenomadeetsescaravaneschargéesdemarchandisesainsiquepour lepaysandespetitsdouarsd’alentourquivientvendrelesfruitsdesaterreetacheter lesproduitsdel’artisanaturbain,lavilleestlecentredeséchangesets’animed’unegrandeeffervescencesocialedufaitqu’ellerassemble des gens venus d’horizons très différents. Le culte est célébré tout près du marché et lecalendrier des grands événements commerciaux coïncide avec le calendrier des grandes fêtesreligieuses.Enraisondeleurvocationcommerçante,lesvillessontdescarrefoursetleurprospéritéestétroitement solidaire de celle des campagnes. Ainsi Tlemcen, située à la croisée de deux voiescommerciales importantes (Fez-Oran, désert-côte), était devenue l’entrepôt des caravanes enprovenanceduMarocetduSahara.Àdesactivitésartisanalesendécadence,legrandcentred’échanges

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unissait le rôle de capitale intellectuelle, avec ses 50 écoles coraniques et ses 2médersas, véritablesinstitutsd’enseignementsecondaireetsupérieur.Donc,bienqu’ellesedistinguedumonderuralparsastructuresociale,paruneviecollectived’uneautrenatureetpar toutunstyledevie(langue,culture,politesse, vêtement, cuisine, etc.), la cité vit en symbiose avec les campagnes voisines où elles’approvisionne et qui fournissent un débouché à sa production artisanale ; aussi les crises agricolesdéterminent-ellesméventeetchômagechezlesartisansetlesboutiquiers.

Lieu de résidence et centre industriel, la ville est divisée en quartiers pourvus des organesindispensables à laviede la communauté,mosquée,bainpublic, four àpain,boutiques, et tendant àformer une unité relativement autonome et fermée sur soi. Les divisions en groupes ethniquescoïncidentsouventaveclesdivisionsencorpsdemétier,dufaitquecertainesprofessionsincombentpartraditionàcertainsgroupes.Leparticularismedesquartierss’entrouverenforcé.Lacorporation,placéesous le patronage d’un saint dont elle célèbre la fête par des réjouissances communes, constitue enquelquesorteune«grande famille» forméesur lemodèlede l’unitédomestique, lorsmêmeque lesmembresn’ensontpasunisparunliendeconsanguinitéréel.Cecadresocial,pluslargequelafamille,moinsétenduquelacité,estaucitadin(aveclequartier)cequeleclanoulatribusontaucampagnard;la fraternité corporative, plus oumoins intense selon les villes et selon lesmétiers, semanifeste parl’entraideetl’assistance,parlesinvitationsréciproquesàl’occasiondesfêtesdefamilleetpartouteslesréjouissances communes. La corporation est soumise à une morale économique stricte, qui tend àexclure la concurrence, qui impose le souci du juste salaire et du juste prix et garantit la probitéprofessionnelle.

Peu ou pas d’associations commerciales importantes ; le bazar central groupe toute une diversité demarchandisesmaisvenduesparautantdemarchandsdifférents.Lesplusgrossesentreprisesartisanalescomptent une vingtaine d’ouvriers et apprentis ; le patron gagne à peine plus que ses ouvriers, iltravailleaumilieud’euxetpartage leurssoucis ; lesavantagesqu’il retiredesapositionsontsurtoutd’honneur et de prestige. Bref, bien que la société urbaine soit hiérarchisée, bien que quelquespossédants,groscommerçantssurtout,sedistinguentdelamassedespetitsartisans,petitsboutiquiers,modesteslettrés,petitspropriétairesmi-citadins,mi-ruraux,iln’existepas,nonplusquedanslemondecampagnard,d’oppositiondeclasses.Enraisondel’espritquianimel’ensembledelasociétéetaussidumorcellementetdelafaibleimportancedesentreprises,lesrapportsentrelepatronetl’ouvrier,entrelericheetlepauvresontfamiliers,égalitairesetfraternels.

L’espritdel’économieurbainenediffèrepassensiblementdel’espritdel’économiecampagnarde.Lesouci de la productivité est ignoré et la fin essentielle de l’activité est de satisfaire les besoins. Laconcurrence demeure larvée. Le rythme et la longueur de la journée de travail sont irréguliers.Solennités religieuseset fêtes familiales réduisentconsidérablement le tempsconsacréau travail.Lesfrais somptuaires dévorent grande part des bénéfices. Le défaut de capital entraîne l’absence denovation.Lestechniquessetransmettentempiriquementet,demêmequel’outillage,neserenouvellentpas. Le traditionalisme, renforcé par l’ordre corporatif, étouffe l’esprit d’entreprise. Les systèmes demesurevarientd’unevilleàl’autreet,souvent,danslamêmevilleselonlachosemesurée.Lapratiquecommercialereposenonpointsurlecalculrationnelmaissurlaspéculationetl’aléa;l’industrieetlenégocesontàpeuprèscomplètement séparés ; le soucide l’investissement ignoré.Bref, les rapportséconomiquesnesontjamaissaisisdansleurréalitébrutale;ilssonttoujoursdissimulésderrièrelevoiledes rapportsdeprestigeet tempéréspar le sentimentde fraternité.L’intérêt fascinépour les relationsavecautruirelègueausecondplanlapoursuiteduprofit.

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Laville, résidencedesmoralistes,desascètesetdes juristesquis’insurgentcontre le ritualismede lareligion campagnarde, est le bastion de l’orthodoxie en même temps qu’un centre d’activitéintellectuelle par ses écoles et ses lettrés. Foyers de rayonnement de l’Islam et de la civilisationorientale,lescitéss’animentd’unevieraffinée,autourdelamosquée,centredeprièreetdeculture.Leṣuq,leḥammametlecafésontlieuxderéunionsetdecauseriesoùseformel’artdel’urbanitéetoùlesdifférentesclassessocialessemêlent.D’uncôté,aufonddelaruelletortueuseetsilencieuse,lamaison,repliée sur sa vie intérieure, refuge de l’intimité, monde clos réservé aux femmes ; d’autre côté, lemonde ouvert, l’univers des hommes, le ṣuq, la place ou le café, domaine de la vie publique, desrelationshautementpolicéesetcodifiées,des longséchangesde«médisances spirituellesetde lieuxcommunsindiscutés»(W.Marçais).Entrecesdeuxpôlessedéroulelaviedecescitadinscultivésetdélicats, de cette société profondémentmusulmane et intimement attachée à un art de vivre dont lecentreestpeut-êtrel’artetlecultedesrelationsavecautrui.

Turcs,Kouloughlis(descendantsdeTurcsetdefemmesdupays),Mauresandalousexpulsésd’Espagnequi constituaient les trois quarts de la population d’Alger et qui étaient fort nombreux à Nedroma,Tlemcen,Médéa etMiliana, « Arabes » et « Berbères » enrichis formaient la bourgeoisie citadine.Exclus de tout emploi sous le régime turc, les Andalous détenaient toute l’industrie locale etpratiquaient le commerce. S’ajoutaient des communautés de semi-citadins, conservant des relationsavec leur pays d’origine, sauvegardant leurs usages et leur langue et groupés par familles exerçantgénéralement lemêmemétier : Kabyles qui viennent louer leurs services ou vendre huile, figues etcharbon ; nègres, marchands de chaux et maçons ; Ouargli et Biskri, porteurs d’eau, portefaix,domestiques;Mozabites,tenanciersdebains,épiciersetbouchers;Juifsrepoussésàlapériphérie,dansun quartier particulier. Enfin, toute une masse flottante de campagnards venait pour des travauxtemporairesetlogeaitauvoisinagedesportesoudansdesgourbisadossésauxrempartsdelaville.

L’afflux sans cesse accru des masses rurales attirées par les salaires de la ville [4], la naissance etl’expansiond’uncapitalismed’entreprise,placésouslesignedelaquantité,ducalculetdurendement,le développement de la ville moderne, audacieuse et triomphante, bâtie pour le commerce, laspéculation et l’administration, l’implantation d’une société européenne, cotoyée et lointaine, quiincarneetimposeunstyledevietoutdifférent,ontdéterminéunetransformationprofondedel’ordreetde l’artdevivrepropresà lacitéd’autrefois.Labourgeoisieurbaine,dont laprospéritéet l’influencereposaientsurlecommerce,l’artisanatetl’étude,n’arésistéàlaconcurrencedel’économieindustrielleetàl’irruptiondenouvellestechniquesetdenouvellesvaleursqu’auprixd’unemutation.Denouvellesclasses ont surgi : bourgeoisie issue du commerce ou de l’industrie, souvent liée par des mariages,depuisquelquesannées,auxvieuxcitadins;intellectuelsformésàl’écoleoccidentale;prolétairesenfin;montagnardskabyles,pasteursdesHautesPlaines,jardiniersdesoasissahariennesquiontaffluéverslesvillesàmesurequesetrouvaitrompul’équilibreéconomiqueetsocialdescampagnesetqui,bienqu’ilsseregroupentselonleurorigineetqu’ilsconserventlesliensétroitsavecleterroir,sontdétachésdumonde rural sans être vraiment intégrés aumonde urbain. Chassée des campagnes par lamisèreplutôtqu’attiréeparlaville,jetéesanspréparationdansunecitéincapable,étantdonnésonactivitéetsastructure,deluiassureremploietlogement [5],placéedecefaitdansdesconditionsmatériellessouventcatastrophiques, cettepopulationdemiséreuxetdegagne-petit [6],qui campeauxmargesde lavilleeuropéenne,resteaussiauxmargesdel’économieetdelasociétémodernes.Lavilleneproposeleplussouventàcescitadinssansdroitdecitéquesesrebuts,sesmisèresetsestares.

I.Lesnomadesetsemi-nomades

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Lenomadismeapparaîtlorsquelesressourcesdumilieunaturelnesuffisentplusàl’entretienpermanentdugroupe–c’est-à-direapproximativement,au-dessousdel’isohyètede400mm,limiteseptentrionalede la steppe–et revêtune fonctionà la foispastorale et commerciale.Lavégétation fortmaigre [7]permetl’élevageextensifdemoutonsetaussidechèvresetdechameaux,moyennantdesdéplacementsdetoutlegroupeentreleSud(saisondespluies)etleNord(saisonsèche),lespasteursfaisantsuivreautroupeaulesvariationsdesressourcesvégétales.LesArbâaetlesSaïdAtbasedéplaçantparfractionsselon des itinéraires coutumiers et maintenant réglementés, depuis les régions de Laghouat et deOuargla respectivement, viennent estiver aux abords du Tell occidental, dans le Sersou pour lespremiers,danslarégiondeTiaretpourlesseconds.PlusieurstribusdesenvironsdeTouggourtetBiskraremontent vers lesHautes Plaines duConstantinois.D’autres groupes enfin estivent dans les plainesintérieures de l’Atlas saharien. Tandis que les nomades qui tirent du troupeau l’essentiel de leursressources(nourritureàbasedelait,vêtementsdelaine,tentedepoil)etquipossèdentpresquetoujoursdespalmiersetdes jardinsdans lesoasis,n’ensemencentquequelqueshectaresd’orgeoudeblé, lessemi-nomades consacrent à la culture des céréales une part plus importante de leur activité et nes’éloignent de leur résidence que pendant cinqmois, entremoisson et labours.Bref, la vie du grandnomade, homme du désert, ne se distingue de celle du semi-nomade, homme de la steppe, que parl’importancerelativedel’agricultureetlapartdel’annéeconsacréeauxactivitéssédentaires.

Lesmigrations supposaientdes accords avec les tribusdes régions traversées auxquelles lespasteursversaientdesdroits.Lesconflitsétaientrares,surtoutautermeduparcoursoùlesnomadesparvenaientàlafinduprintemps,c’est-à-direaumomentdesrécoltes;ilsparticipaientauxtravauxetlouaientleursbêtes pour le transport des récoltes. Ils apportaient en outre les produits du Sud, essentiellement lesdattes,etlesfruitsdeleurtroupeauqu’ilséchangeaient,selondeséquivalencescoutumières,contredescéréales.Cetyped’associations’estmaintenu,tantbienquemal,dansleConstantinoismaisasuscitédesconflitsdansl’Oranaisetl’Algérois.

Lenomadeestdoncoriginalessentiellement–etpeut-êtreexclusivement–parsongenredeviequiestinséparable d’une vision dumonde particulière.Aussi faut-il se garder de l’opposer radicalement ausédentaire.Cequifrappe,c’estaucontrairelaconstancedelastructuresocialeàtraversladiversitédesgenres de vie des populations de l’Algérie. Pour le nomade, comme pour le sédentaire, le clanconsanguinconstituel’unitéfondamentale;ilsemeutsuruneairedeparcoursconnueetpossédéeencommun tandis que chez le sédentaire il s’inscrit dans les limites très précises d’un quartier, lapossessiondusolrevenantenpropreàchaquegrandefamille.Sichezlesédentaireladélimitationdusolestplusminutieuse,chezlenomade,lesrapportsdefiliation, théoriquesouréels,sontenquelquesorteprojetés sur le terrain si bienque l’onpeut distinguer l’ensembledesparcours appartenant à latribuet,àl’intérieurdeceux-ci,l’airepropreàchaquefraction.Mêmeconstanceencequiconcernelestechniquesdeproduction.Quandilsfontdesculturesdansleszonesd’épandagedesouedsetdanslesdépressions (terres jalf), les nomades utilisent un araire analogue à celui des paysans.Au Sahara, lenomadeestl’hommeàl’arairequicultivedegrandesétenduesnonirriguéesparoppositionauksourien,hommeà lahoue,quicultiveen jardinier lespetitesparcellesdesoasis.Toutdistinguelenomadeduksourien [8] ; d’un côté les villages auxmaisons de terre ou de pierre sèche, resserrées à l’abri desrempartspourseprotégercontrelesincursionsdesnomadesrivauxdeleursprotecteurs;del’autre,latenteerranteetlesgrandsespaces;ici,letravailacharnéetméticuleuxdelaterre,touteslesvertusettoute l’âpreté du paysan ; là, flânerie du pasteur à la traîne de ses troupeaux, dédain à l’égard destechniques de la terre laissées aux métayers et fatalisme de gens livrés aux hasards du climat [9].Cependant, en raison de la complémentarité de leurs intérêts, l’accord et la coopération devaientintervenir. Les grandsmarchés sahariens (Ghardaïa, Laghouat, etc.) sont les témoins de la symbiose

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économique qui unit le nomade et le sédentaire. La ville, avec ses armuriers, ses forgerons, sescordonniers, ses marchands de tissus, accueille le nomade qui, aux jours des grands marchés, vientvendrelaviande,lalaineetlecuir,produitsdesonélevage;enoutre,lenomadeassuraitautrefoislaplusgrandepartieducommerceextérieur,apportant,enéchangedesdattesetdesfruits,legrainduTell.Deplus,leksouriennepouvaitsepasserdunomadequiluioffraitouluiimposaitsaprotectioncontrelepillage.Enretour,lepasteurlaissaitausédentaire,sonkhammès,latâchedecultiveretd’irriguersespalmiersetsesjardins;illuiconfiaitunepartdesesréserves.Etlelienquilesunissaitneselaissepasinterpréterdanslaseulelogiquedel’intérêt.

L’économie pastorale et le genre de vie qu’elle implique sont inséparables d’un esprit original. Lapermanence de la société nomade, affrontée à un pays infiniment ingrat, à un climat impitoyable,demandeuneadhésionorgueilleuseàcegenredevie.Lenomadesaitquelatentationdelasédentaritécontientlapromessedeladéchéanceetquesonexistencereposesurcettesagessefaitedepessimismefieretderésignation,depatienceascétiqueetd’orgueilgentilice.L’autoritéentièredeschefsdefamille,defractionoudetribu,estàlafoisgarantedel’ordresocialetdelasurvieéconomique [10].Silavienomaden’excluaitpaslarichesse,laseulefortuneétaitconstituéeparletroupeau,soumisàl’alternancedes bonnes et des mauvaises années [11]. Le monde désertique met en garde contre l’excès et ladémesureenmêmetempsqu’ilrappelleàladisciplinecollective.Lacommunauté,sortedecercledontlecentreestpartoutetnullepart,esteneffetlefondementetlaconditiondetoutevie.

Cette société a connu une profonde décadence.Au nomadisme envahissant de l’époque antérieure à1830, a succédé un nomadisme limité, réglementé et affaibli. Depuis une cinquantaine d’années,l’élevagenecessederégresserauprofitdesculturesquiontgagnélasteppemême.Lesparcoursontétéréduitsparlaprogressiondelacolonisation,surtoutdanslarégiondeTiaretetleSersou.Deplus,lesannéesdesécheresse,l’absencedemesuresefficacespourprotégeretaméliorerlestroupeaux,ledéfautdevalorisationcommercialedesproduitsdel’élevageexpliquentladiminutiondutroupeaudemoutonsqui,de10à12millionsde têtesaudébutdusiècle,est tombé,en1954,àunpeuplusde6millions.D’autresinfluencesontaggravélacrisedunomadisme:l’apparitiondenouveauxmoyensdetransport(chemindeferetcamion)etlamultiplicationdessignesmonétairesontentraînéladécadencedutraficcaravanier dont les nomades avaient le monopole ; l’établissement de la sécurité a permis lesdéplacementspargroupesplusrestreintsetdépouillélenomadeduprestigeattachéàsafonctionde«protecteur»duksourien ;« la suzerainetédunomadeacesséd’êtreuneassurancepourdevenirunecharge » (Capot-Rey) ; la découverte du pétrole et la naissance de l’industrie ont accéléré lebouleversementdesancienneshiérarchies, lesouvriersdeschantierspétroliers,souventdesaffranchisenlevés à l’agriculture, gagnentparfoisdes salairesbien supérieurs aux revenusdes chefsde tribus ;l’accroissementrapidedelapopulation,corrélatif(etpeut-êtreconsécutif)àlasédentarisation,lacrisede l’agriculture d’oasis, liée à la crise du métayage, ont brisé l’équilibre de l’économie saharienne.Grand nombre de nomades, semi-nomades et sédentaires ruinés ont été contraints de chercher denouvellesressourcessoitdanslaculturedemauvaisesterres,soitdanslacueillettedel’alfa,soitdansl’émigrationvers lesvillesduTell.Lenomadismedespasteurs,allantpargrandescaravanesforméesd’une tribu entière ou de fractions conduites par leur shaykh, a laissé la place, bien souvent, aunomadismedu travailetde lamisèrequiconduitvers lesvillesdes individusdéchus,arrachésà leurexistencecoutumièreetdétachésdeleurcommunautédésagrégée.

I.Lesnouveauxsédentaires

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1.Équilibreéconomiqueetrapportssociaux

Anciensnomadespourquil’élevageétaitl’occupationdominanteetquivivaientunepartiedel’annéesous la tente, sédentarisés depuis un temps plus oumoins long, ils vivent de la culture des céréales,associéeàl’élevage [12].Moinsfortementattachésàlaterrequelessédentairesvillageois,lesKabylespar exemple, ils conservent souvent le dédain des éleveurs pour le travail de la terre et forment unesociétémoins fortement intégrée.L’étatdechosesactuelest l’aboutissementd’unprocessusque l’onpeut décrire à grands traits : à l’origine, l’élevage l’emporte ; le troupeau est propriété privée de lafamilleétenduemaislapossessiondupâturageestcommuneàtoutelafractionoutoutelatribu.Chaqueannée,auxpremièrespluiesdel’automne,lajama‘ahdelatribu,puiscellesdesfractions,partagentlesterresdestinéesàlacultureenfonctiondescapacitésetdesbesoinsdechaquefamille,c’est-à-direenfonctiondunombred’hommesenâgede travailleretdunombredepairesdebêtesde labour (cf.enKabylie,ladistributiondesterresparlesort).Lafamilledétientlajouissancedelaterrependantuneoudeuxannées,puisonprocèdeàunenouvelledistribution.Partoutdegrandesétenduesréservéesd’uncommun accord au pâquis ou laissées en friche,mais qui peuvent aussi être livrées à la culture. Laclôture est inutile puisque les champs, même possédés en propriété privée, redeviennent pâturecommuneuneannéesurdeux;aussileslimitesensont-ellestrèsindécises,irrégulièresetfestonnées.Répartisde-ci,de-làdanslacampagne,ilsenfermentdesflotsd’arbustes,lentisquesoujujubiers.Toutcelafaitunpaysageagricoleinorganisé.Surcesespaces,virtuellementpossédés,legroupesedéplace.Chaquefraction,chaquefamillecultiveselonsesbesoinsetsesmoyens;elledétermineainsisonpropreespace à l’intérieur du territoire commun, sa force d’expansion trouvant en elle-même son propreprincipedelimitation.Lecampementd’hiverestleplusstablepuisquel’onyséjournedenovembreàmars. C’est là que le groupe s’enracine ; il y a son grenier souterrain (maṭmurah) et son cimetière,symbole tangible de son attachement au sol et aux ancêtres. Autour de lamashta, des parcelles deculture,imparfaitementdéfrichéesparlefeu;malgrélajachère,lesols’épuiseviteetleschampsn’ontqu’unestabilitérelative.Pendantl’hiver,letroupeautrouvepâtureauxabordsimmédiatsdelamashta.Auprintemps,legroupequitte,entotalitéouenpartie,lamashtad’hiveretpaîtlestroupeauxqu’ilfautéloignerdesculturessurlesolquiseraensemencéàl’automne,façonoriginaled’enassurerlafumure.Lesbêtessontenferméeslesoirdanslecercledestentesoudansunenclosdejujubier.L’étévenu,onrevient faire lamoisson, les troupeauxpaissent sur leschaumeset l’onétablit le campementd’hiver.Différentes causes (et en particulier la diminution du troupeau consécutive aux mauvaises années)déterminentleséleveursàaccroîtrelessurfacesemblavées,cequientraînel’abandonprogressifdeladistributionannuelledesterres,chaquefamillecultivantenpermanencelesmêmesparcelles,etaussilafixation du groupe au campement d’hiver, le nomadisme à parcours restreint cédant la place à latranshumancedutroupeausuivipardesbergers.Aveclapropriétéfamilialeapparaîtenfinauseindelatribuladistinctionentreceuxquipossèdentlaterreetceuxquilacultivent.

Donc,l’agricultureextensive,consacréesurtoutauxcéréales,secombineavecunélevageextensif;ellereposesurl’alternancedelacultureetdelajachèrenuequipermetdelaisserreposerlaterreenmêmetempsqu’elle fournit nourriture au troupeau.Dans cette économiede subsistance, la combinaisondel’agriculture et de l’élevage assure la satisfaction des besoins essentiels.La base de la nourriture estconstituéeparl’orgeetlebléquiserventàfairelecouscous.Letroupeauprocurelaviande,principalélémentdes repasdes fêtes familialesou religieuses [13] et le lait consommé frais ou sous formedepetit lait.La lainedesmoutonset lepoilde lachèvre serventà la fabricationdesvêtementsetde latente. Les marchés ne fournissent donc qu’un appoint à l’économie familiale. Les rendements sontfaibles et irréguliers comme les conditions climatiques (4 à 5 qx à l’hectare pour le blé et l’orge et

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parfois, si la pluie est abondante et bien distribuée dans l’année, 15, 20 ou 25 qx). Cependant,l’équilibredemeureassuréentre les ressourcesetunepopulationrelativement réduite.Équilibreaussientre les techniques et les conditions naturelles. Le terrain n’est pas défriché ni désouché maisseulement nettoyé par brûlis. Le fellah commence par semer pour ensevelir ensuite les graines parsimplegrattagedelaterre;aussil’araireest-ilbienadapté [14];enoutre,ilépargnelesplantesvivacesquipréserventlesoldel’érosionetqui,lorsquel’emblavurereviendraàlajachère,fournirontnourritureautroupeau;deplus,unecharruepluslourde,partantpluschère,exigeraitunepréparationdifficiledusol, risqueraitd’épuiser rapidementune terrequen’enrichitaucunengraisetd’être troppesantepourdes bêtes mal nourries. On pourrait montrer de la même façon que les traits les plus archaïques(moisson à la faucille, absenced’abris pour les bêtes, de réserves de foin, etc.) ont une significationfonctionnellesionlesréfèreausystèmetotal.Cemoded’exploitationn’exigequ’uncapitalrestreint,àsavoirlaterre,lessemences,l’araireetsurtoutl’attelage.Lestechniquesrudimentairesn’assurentquedes rendements très faiblesmais auprixde revient leplusbas.L’équilibre se trouvedonc réalisé auniveau leplusélevépossibleétantdonné les limitesqu’imposent lamédiocritédes techniquesetdesméthodes et aussi le défaut de capital, en sorte qu’il paraît impossible, à moyens égaux, de réussirmieux, l’accession à un niveau d’adaptation supérieur supposant la possession d’une puissancetechnique plus grande, de capitaux considérables et une véritable mutation des structures sociales,économiquesetpsychologiques.

Toujours incertainetmenacé, cetéquilibredissimuleune tension.C’estque l’agricultureet l’élevagesontcomplémentairesmaisaussiconcurrents.Lesfortespluiesétendentl’airelabouréeauxdépensetaupérildelapartdutroupeau;unagnelagefavorable,unebonnerécoltedecéréalesquipermetd’acheterdu bétail, fierté du fellah,manifestation tangible de sa fortune, seulmoyen pour lui d’accumuler lecapital [15],etletroupeaus’accroîtdémesurément,au-delàdespossibilitéseneauetenpâturages,elles-mêmessoumisesauxaléasduclimat.Lesbêtes,moinsbiennourries,sontplusvulnérablesetunhiverrigoureux,unepériodedesécheresseouuneépidémiefontdeshécatombes;l’annéesuivante,fautedebêtesde traitetdemonnaied’échangepouracheterdessemences, l’étenduedesculturesse restreint.Bref,l’équilibreentrel’importancedutroupeauetlavaleurdupâturagesetrouveréaliséparlaforcedeschoses,beaucoupplusqueparlavolontédeshommes,dansl’alternancedel’abondanceetdeladisette,alternancequimarquesiprofondémentlavieetlavisiondumondedufellahnord-africain.

Si,àmesurequelegroupesesédentarise,chaquefamilletendàdétenirenproprelesterreslivréesauxcultures, lapossessioncommunedesparcoursetdesfriches(terres‘arsh)maintient lacohésiondelacommunautétribale.Cependant,l’unitédomanialenesesuperposepastoujoursàl’unitésociale(tribuoufraction).Ilestfréquentquelepatrimoinesoitexploitéparplusieursfamillesd’originesdifférentes,àlasuitedeventes.Delàunenchevêtrementdeterresvivifiées,telleunitésocialepossédantdeschampsenclavés dans le domaine d’une ou plusieurs autres et réciproquement. Le patrimoine qui porte engénérallenomdesonfondateurdemeurelapropriétéindivisede lafamilleétendue,àsavoir tous lesdescendants d’un même ancêtre à la troisième ou quatrième génération, la part de chacun de ceshéritiersvirtuelsétantfixéeparlestraditionsvernaculaires.Danslaplupartdescas,laterreestexploitéeencommunparlesmembresd’unemêmefamilleétendueouparplusieursfamillesissuesdelamêmesouche;ellen’estpaslapossessiond’uneentitécollectivemaisd’individusquisontpourvusdedroitssouvent trèsdifférentset toujoursbiendéfinisetquiont loisir (aumoins théoriquement)de sortirdel’indivision.Lesparts revenant à chacund’eux s’exprimentpardes fractionsdont ledénominateur aparfois7ou8chiffres;lasituationsecompliqueenoutredufaitqueledroitdepleinepropriétéesticiaccordé au conjoint survivant, si bien qu’un mariage ouvre toujours à une famille étrangère lapossibilitéd’acquérirdesdroitssurun immeuble indivis.Pouréviterqu’ellenesortede la famille, il

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n’estpas rarequ’unepropriétésoitconstituéeenhabousprivé,devenantdès lors inaliénable.Oncitedes exemples d’actes de partage (fariḍah) qui ont attribué à un ayant droit 2 ou 3 cm2 sur 1 haappartenantàplusieurscentainesd’indivisaires.Sibienquesansl’indivision,lepatrimoines’anéantiraitsouvent en des infiniment petits déterminés par l’application stricte du droitmusulman. En effet, lejuridismepousséàl’extrêmevientàsenierlui-mêmeetexigeenquelquesortesaproprenégation.

L’indivision constitue donc une garantie d’équilibre. Sans doute, à se placer dans la logique del’économiemoderne,onpeutn’yvoirqu’unarchaïsmeabsurdedufaitqu’elleenchaîne lefellahà laroutineeninterdisantlanovationetmêmel’effortindividuel.Maisenréalité,elleprotègel’intégritédupatrimoine et, partant, du groupe familial, à la fois contre le morcellement excessif, les intrusionsétrangèresetl’absorptiondespetitesparcellesparlesgrandesexploitations.Ilenestdemêmedudroitdepréemption(shafa‘ah).Deplus,enfondantl’uniondetouslesmoyensetdetouteslesforcesdontdispose le groupe, elle permet de réaliser lameilleure adaptation aumilieu naturel et de garantir lasubsistanceàdesindividusquinepourraientsurvivre,leplussouvent,surlelopinqu’unelicitationleuroctroierait [16] ; en raison de la rareté et de la cherté du capital, du prix élevé des bêtes de labour,l’exploitationcommunautaires’imposecommelaseulepossibilitéviable.Deplus,parcetteinstitution(comme par le habous privé), la collectivité se défend contre l’imprévoyance, la nonchalance ou laprodigalitéindividuelles,puisqu’ellepeutimposerunedisciplinestrictetantdelaproductionquedelaconsommation.Enfin,l’associationconstituelameilleureprotectiondansuneéconomiecaractériséeparl’alternance des bonnes et des mauvaises années. Ainsi, l’indivision remplit, à une autre échelle, lamêmefonctionquel’entraide,sidéveloppéedanslasociétérurale:seule,eneffet,l’uniondeseffortspeutcompenser,tantbienquemal,l’incertitudedestechniques.

Danscemondemouvantdelapropriéténominaleauxlimitesindécises,oùlapropriétéréellen’estensommequelavivification,desortequetoutrésideenuncertainrapportentrel’hommeetlaterre,oùl’exploitation des pâturages naturels exige des parcours étendus, la recherche de l’équilibre entrel’hommeetl’hommemetenjeudesmécanismesnonmoinscomplexesquelapoursuitedel’équilibreentrel’hommeetlaterre.Delàunefloraisonexubérantedepactesetd’accords,sanscessecompromisparlatentationdelarapineetduconflit.

Toutconcourtàréaliserunéquilibredynamique,résultatdediversestensions,tensionsinternesd’abord,quiontétéanalysées;tensionsavecledehors,lesexpansionsétantbornéesparlesexpansionsrivales.«Une des causes permanentes qui agitent et divisent les Arabes, écrit le capitaine Richard, c’estl’incertitudedeslimitesquiséparentlesdiversespartiesduterritoire;levieuxcaïddesBeniMerzoug,interrogésurlepointdesavoircommentilsefaisaitqu’unvasteterrainsituéentresatribuetcelledesBeniMenna restait toujours sans culture, répondit que, de temps immémorial, ce champde souvenirfunèbren’avaitjamaisétéensemencéquedeleurscadavres.»Autrementdit,ledomainedelatribusedéfinitparoppositionàlaterredestribusvoisines.Surceterritoire,chaquefraction,ouchaquefamille,posséde, en propriété indivise, la portion qu’elle vivifie. De là, sous une apparence de distributiondésordonnéeetanarchique,delibertégaspilleused’espace,toutunréseaudecontratsquisontautantdeconflits surmontés et latents.Nulle part n’apparaîtmieux le caractère du pacte (cf. les accords entrenomadessahariensettribusduTell)quicréeuneréciprocitéprécaireettoujoursmenacéeentregroupesquipeuvents’associersanscesserpourautantd’êtrehostiles.

L’équilibre naît de la tension, les compétitions entre les groupes se compensent. Pareille situationfavorisaitla«grandefamille»,enraison,partiedesaféconditéquiluiassurecontinuitéetpuissancepar-delà les hasards du monde naturel et social, partie de sa cohésion et de sa solidarité qui lui

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permettentd’étendresonpouvoirsurlesoletdecontrebalancerl’expansiondesgroupesrivaux,partieaussi de son origine noble ou religieuse.AinsiM.Yacono découvre, dans leChéliff, une dizaine degrandesfamillespourunetrentainedetribus.Ungraphiquereprésentantlarépartitiondelafortunechezles Ouled Khelouf, les Ouled Khouidem et les Bordjia fait apparaître des oppositions nettementtranchéessansqu’ilexisted’intermédiairesentrerichesetpauvres.

Lagrandefamilleoffre laṣuḥbah, laprotection,enéchanged’uneattitudede fidélitéetd’allégeanceplutôtquedeservitudeetdedépendance;lekhammès,sortedemétayerauquint,apportesesservicesmatériels,lemaîtresesservicesspirituels,commeilapparaîtd’autantmieuxlorsquele«seigneur»esten même temps un personnage maraboutique, détenteur de la puissance magico-religieuse propre àfavoriser le travailde la terre.Lemoyen,c’est-à-dire le rapporthumain, lepactequiunit l’hommeàl’homme, dévore en quelque sorte la fin, à savoir l’action sur la terre ; l’opération technique et latransactioncalculatrices’effacentsouslaluxuriancedesrapportshumains.Iln’estpasdouteuxquecetyped’économie,où lefaire-valoirdirectest rareetdédaigné,oùceuxquipossèdentquelquefortunedélaissent le travail, où, par suite, les tâches agricoles supposent toujours la coopération de deuxpersonnages,lepropriétaireetlemétayer,diffèredeceluiquel’onobservechezlespaysanssédentaires.On est frappé par le caractèremédiat du rapport entre l’homme et le sol ; lamédiation, ce sont lesrapports humains, c’est le pacte qui s’interpose entre le propriétaire et sa terre. Mais, dira-t-on, lekhammèsn’est-ilpas,lui,encontactdirectetimmédiataveclaterre?Sansaucundoute,cependant,illui est attaché par des liens tout différents de ceux que crée la possession et peut-être n’est-il pasexagérédedirequelelienentrelemanouvrieretlaterrepasseparlemaître.

Si telleestbienlanaturedukhamessat,oncomprendquelekhammèsytrouvesoncompteetquelepassage au statut de salarié ou de métayer qui, dans notre logique, peut apparaître comme unepromotion,soit,danscecontexte,unerégression [17].Jugéselonnoscritères,cecontratressembleauservage;lekhammèsestliéaupatronquidictelesclausesets’assureseulcontrelerisque;ilabdiquelibertéet initiativeetnereçoitqu’une très faiblepartde la récolte (1/5engénéralavecdesvarianteslocales). Il arrivemême qu’il soit enchaîné à sonmaître par une dette qui le contraint à renouvelerindéfinimentsoncontrat,sibienque,parfois,àladernièreextrémitédelamisère,iln’ad’autrerecoursquelafuite.

Cependant,cettedescriptionlaisseéchapperlescaractèresessentielsdecepacte,révélateurd’unevisionoriginale des rapports économiques. Engagé par contrat oral au début de l’année agricole, au moisd’octobreoudenovembre,lemétayernepossèdequesaforcedetravail.Lemaîtreluidonnelaterre,les semences, lematériel de labour et l’attelage. Le contrat prenant effet dès l’automne et la récolten’ayant lieuqu’enmaiou juin, lemaître luiavancecedont ilabesoinpourvivreavecsafamille.Àl’Achoura, il doit lui faire don d’une gandurah de coton et d’une paire de chaussures et, lors desgrandes fêtesmusulmanes,deviandedemouton.Lepacteestunarrangementd’hommeàhommeetl’on chercherait en vain une garantie autre que la « fidélité » exigée par l’honneur. Le caractèreunilatéralenesttempéréparlapressiondel’opinionpubliqueprompteàréprouverlesabusdumaître.Point de discipline abstraite, de sanctions précises. Le pacte est animé et soutenu par la fierté et lacraintedelaréprobation.Parcequ’ilsedémentiraits’ilymanquait,letenancierrestefidèleaumaître.Pour lamêmeraison,s’ilse jugeoppriméouexploité, ilpourra ledénoncerdevant l’opinionquisaitexigerdesgrandsqu’ilssoientdignesdeleurrang,qu’ilsimposentetprotègent.Lamagnanimitéetlagénérositéconstituentnonseulementlesattributsdelagrandeurmaislesvertusquiluiincombentparnatureetauxquellesellenesauraitfaillirsansserenieretdumêmecoupsenier.Maisenoutre,loindese saisir comme esclave ou prolétaire, le travailleur participe intimement au groupe familial dont il

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partage les soucis, les peines et parfois la misère, dont il prend les intérêts, se saisissant comme «associé»etnoncommesalarié.Aupointquececontrat sembleconstruit sur lemodèled’un rapportplusprofond,celuiquiunit lepèreet le fils, lemaîtres’engageantenfaitàassurer lasubsistancedumétayeretàledispenserdetouteinquiétudetouchantlefutur.Partant,cedernierestengénéralprotégécontre les incertitudesde l’avenir,contre lenon-emploiet ledénuement total.Cesontprincipalementlesterresàcéréalesquisontcultivéesparleskhammèsetseullekhammessatpeutassureraupauvrelasemoule qui constitue la base de l’alimentation. On ne s’étonnera donc pas que, comme on a pul’observerrécemment,lesouvrierssalariésréclamentparfoislesavantagesdukhammessat(paiementennature,avances),pendantlapériodedesgrandstravauxparexemple.Dansunsystèmeéconomiquesanscesseguettépar lamenacede ladisette, lekhammessatne fournit-ilpas lameilleureprotectionet lameilleure assurance ? Protégé contre la misère, le métayer l’est aussi contre l’isolement, avantageinestimableenunesociétéoùl’individun’existequedansetparlegroupe,nes’affirmequeparluietn’ad’existencejuridiqueetsocialequ’autantquelegroupeacceptederépondredeluietdeledéfendre.

Riendeplusaiséquedefaireapparaître lesavantagesdumaître.Lekhammessat luipermetdegérersonbiensanspeineetennerecourantqu’auxressourcesdesondomaine,privilèged’importancedansune économie où la monnaie est rare. De plus, il est assuré d’un travail diligent et consciencieux,puisque le métayer est aussi intéressé à la qualité de la récolte. Mais le bénéfice qu’il retire est-ilseulement d’ordre économique ? On en doute si l’on songe à l’obligation d’entretenir le khammès,mêmeauxannéesdedisetteetcontretoutespoirderemboursement.Enréalité,larichessevautmoinspour elle-même ou pour les satisfactions matérielles qu’elle assure que pour l’enrichissement enprestige, rayonnement, ascendant, que procure la possession d’une « clientèle », de cet entouragehumainquiestcommelaprojectiondelaforceprotectrice.Silepropriétairetrouveavantage,alorsqu’ilparaît perdre si l’on ne considère que la rentabilité économique, c’est que le pacte est avant toutcommerced’honneuretdeprestige,lorsmêmequ’ilestrongéparlatentationplusoumoinssecrètedel’exploitationouduparasitisme.

Deplus, en l’absencedecircuitmonétairede typemoderne, lemétayageauquint et les autres typesd’associationconstituentlaseulesolutionpossibleàlafoispourlemaîtreetpourl’ouvrier.L’argent,eneffet,nejouepasicilerôledemédiateuruniverseldesrapportshumainsquiestlesiendansl’économiecapitaliste;ainsil’usure,siellefaitpartieintégrantedusystème,estlefaitdeminoritésspécialisées;lecommerce d’intérêt même se pratique généralement avec les groupes allogènes, grands nomades etsurtoutmontagnardsdontl’économieestcomplémentaire.Sibienquelecommerced’honneur,dedonetdecontre-don,deprotectionetd’hommage,est la formeparexcellencede l’échange.Par suite, lesalariatsetrouveenquelquesorteexcludecettelogiqueetlemétayageapparaîtcommelaseuleformed’associationpossibleentreceluiquipossèdelaterreetlesmoyensdeproductionetceluiquin’aquesesbraspourlatravailler.

Lesanalysesprécédentesaurontmontrécombien lesstructureséconomiqueset lesstructuressocialessontétroitement imbriquées.Leclanet la tribusedéfinissentessentiellementcommedétenteursd’undomaine,parcours,forêtsetterresdeculture.Demêmelepatrimoineindivisestlefondementdel’unitédelafamilleétendue.Aussi,coutumeset loisont-ellespourfin,dans toute l’Algérie,etspécialementchezlesBerbérophones,d’enprotégerl’intégrité.Laventeestenfaitimpossibleparcequ’ellerequiertleconsentementdetousleshéritiers.Deplus,aucasoùl’undesdétenteursviendraitàvendre,lesautresmembresdelafamilleonttoujoursledroit(etd’unecertainefaçonledevoir)depréemption(shafā‘ah),selonunordreétabliparlacoutume.Pourlesmêmesraisons,leprêthypothécairequipeutconduireàladépossessiondudébiteurestàpeuprèsinconnu,aucontrairedel’antichrèsequinelaisseaucréancier

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que la jouissance de la terre. La fille par qui le patrimoine pourrait sortir du groupe des agnats estsouventexhérédéeen fait ; lepèrepeutconsacrer sonbienàune fondationpieuse (habousprivé), larendantainsiinaliénable.Sicettesociétéentourelebiendesagnatsd’untelluxedeprotections,c’estque l’intégrité du patrimoine, l’unité de la famille étendue et l’autorité du chef de famille sontintimementsolidaires.Quel’unoul’autrevienneàêtrealtéréetc’estl’existencemêmedelafamille,clédevoûtedetoutl’édificesocial,quivientàêtremenacée.LeSenatusConsultede1863,enfacilitantle partage et la commercialisation des terres ‘arsh, a ébranlé la structure tribale en son fondementmême. En un autre sens, les ruptures d’indivision, de plus en plus fréquentes depuis une vingtained’années,coïncident(sansqu’ilsoitpossiblededéterminercequiestcauseetcequiesteffet)aveclamise en question de l’autorité du chef de famille, le bouleversement des circuits d’échangesmatrimoniauxetladésagrégationdel’unitéfamiliale.

2.Structuressociales

Lesanalysesprécédentes introduisentpeut-êtreàunemeilleurecompréhensiondesstructuressocialeset, en particulier, de la tribu, réalité complexe entre toutes. Il semble, en effet, que les différentesinterprétationsquienontétédonnéesdoiventêtrerévoquéesendoute,qu’ils’agissedel’explicationparlaconsanguinitéouparl’expansioninitialedesouches-mèresprojetantdessurgeonsdetouscôtés,oupar la dissémination des groupes vagabonds. Avant de s’engager dans les détours inextricables duconcret, il n’est pas inutile de définir grossièrement le « type idéal » de la tribu, bien qu’on ne lerencontrequetrèsrarementdanslaréalité.

La famille étendue, unité sociale de base, groupe plusieurs familles conjugales fondées par lesdescendantsmâlesenlignedirected’unmêmeancêtre.Lastructurepatrilinéaireetlesystèmepatriarcalimpliquentàlafoisetlerôledu«père»etlaprépondéranceabsolueaccordéeauxhommes,lafemmeétant soumise à la prépotence des agnats. La fraction (ou clan) est fondée également sur laconsanguinité masculine et comprend essentiellement les agnats. Elle comporte plusieurs famillesétendues dont les membres mâles se considèrent comme « cousins », sans précision de degré, etn’exercentpaslavengeancedusanglesunscontrelesautres.Lafraction(ferqa)asonchef,leshaykh,qui décide les déplacements, et son nom qui la distingue des autres unités composant la tribu. Engénéral,ellehonored’unculteparticuliersonfondateuréponyme.Elledétientdesdroitssuruneportiondéterminéedel’immeubletribaletsestroupeaux(portantunemarquesemblable)vontencommunaupâturage, chaque famille possédant en propre ses bêtes, ses grains, ses instruments.Latribu est unefédérationdefractions,dontlesmembressedisentissusd’unancêtrecommun,honoréd’unculte.Elleestdirigéeparunshaykh, engénéral, le chefd’une fractionprépondérante.Lesconfédérationsenfin,très vagues et mal définies, apparaissent le plus souvent comme un fait de guerre, un groupementunissant deuxouplusieurs tribusmenacées par lemêmepéril, soit que l’une, plus faible, cherche laprotection d’étrangers puissants, au prix de la soumission, soit que des groupes d’égale puissances’unissentpour s’opposer àunennemicommunoupour conquérirdes avantagesnouveaux. Il arriveaussiquedevastesconfédérationss’établissentautourdetellegrandefamillequitientlestribuslesplusfaiblesdansunesortedevassalitédiffuse.Ainsi,àlaveilledel’occupationfrançaise,l’AlgérieorientaleétaitdominéeparleshaykhdesHanenchadelafamilledesHararàl’est,leshaykhelArabdelafamilledesBouOkkazausud,etleshaykhdelaMedjana,delafamilledesOuledMokranàl’ouest.

La réalité est infiniment plus complexeque ce schéma simplifié.Enpremier lieu, la variété extrêmed’origines que masque l’unité du nom, conséquence de la fiction de l’ancêtre commun, conduit àabandonnerl’hypothèsedelaconsanguinité.Latribuestunagglomérathétéroclitequiseconstituepar

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agrégation ; un seul exemple (Despois, Hodna, 119) : la tribu des O. Madhi comprend quelquesdescendantsdesAthbedjet surtoutdesétrangers (Marocains,O.Naïl,montagnards,etc.).Que faut-ilaccorder d’autre côté à l’hypothèse de la dissémination à partir de souches-mères projetant desramifications en tous sens ? Groupes qui essaiment sur les routes de transhumance, unités qui sedémembrent, « colonies » de nomades installées dans le Tell, migrations individuelles, expansioncollective, à l’occasion des mouvements commerciaux, tous ces phénomènes du passé rendraientcomptedesétrangetésduprésentetexpliqueraientparexemplequel’onretrouvelemêmenomàdesdistances considérables. En fait, le système généalogique n’est qu’une tentative de reconstructionimaginaire.Quantàlatentatived’explicationhistorique,ellen’estguèreplussolide.Maisicisurgissentnombre de questions : En accordant une part à l’essaimage, une part auxmigrations, aura-t-on pourautant tout expliqué ? Pourquoi retrouve-t-on, de façon constante, ce recours à la fiction du pèreéponyme?Pourquoicertainestribussont-elles«agglomérantes»?Ilparaîtindispensabled’yrépondreavantd’aborderleproblème–quisembleaucentredetouteslesdifficultés–desrapportsentrelenometlaréalitétribale.

En premier lieu, les relations sociales ou politiques sont conçues selon le modèle des relationsfamiliales.Ensortequeleschémadel’organisationsocialen’estquela«projection»del’organisationfamiliale,plusieursfamillesformantlafraction,plusieursclansconstituant la tribu,saisiecommeuneassociationde fractionsuniesparun lien analogueà celuiqui existe entre lesmembresd’unemêmefamille. À ce schéma la fiction généalogique permet de s’exercer en établissant un lien de parenté(filiation ou cousinage) entre des individus agrégés selon des mécanismes tout différents. « Cetorganisme social est sujet à se fractionner ou à s’accroître par l’adoption d’éléments étrangers, ouencore à se souder avec d’autres organismes... fortuitement rapprochés. Mais avec le temps, uneconstruction toute théorique recouvre et dissimule ce groupement utilitaire ; la plupart des grandestribusnesont,ensomme,quedesconfédérationsdéguisées.L’importantestquelesmembresl’ignorentoul’oublientvolontairementetqu’ilsaccordentauxliensquilesunissentlamêmevaleurqu’auxliensnaturelsrésultantdelacommunautédesang»(G.Marçais).Bref,étantadmisquelalogiquedefiliationgénéalogique constitue le modèle structural, le recours constant à la fiction de l’ancêtre éponymecommefondementdetouteunitésociale,fût-elleenréalitésimpleagglomérat,s’imposecommeseule«rationalisation»possibledel’incohérenceréelle.Delàvientcettesorted’acharnementàétablirunliendeparentéfictifquandfaitdéfaut le liendeparentéréel ;de làvientquela tribuprétendelleaussiàl’identitédenometdesang,àladescendanceàpartird’unancêtreunique,lelienn’étantpaslaparenténaturellemaislaparentéconventionnelle.

C’est encore l’homogénéité de la structure sociale et de la structure familiale qui nous permet decomprendrequecettesociétés’organiseautourdelafraction.Au-delà,leliendevientfictif,ensortequelesentimentdefraternitéquiunitspontanémentlesmembresdecettegrandefamilledoitfaireplaceàd’autresprincipesdecohésion fautedequoi la rupture s’opère.Par suite, en raisonde l’évanescencemêmedesfondementsdesonunité–vénérationcultuelled’unmêmeancêtreéponyme,parenté«fictive»entresesmembres,etc.–,latribuneprendconscienced’elle-mêmecommeindividualitédistinctequedans son opposition à d’autres groupes semblables Ainsi, M. Despois observe que la cohésion desOuledMahdis’estforgéeaucoursdesluttesquiopposèrentcettetribuàplusieursfractionsdesOuledNaïl. De même, le patrimoine tribal se définit par opposition à celui des autres tribus. « Groupebeaucoup plus étendu que le clan, la tribu a une personnalité moins développée ; ses attributionsconcernant surtout ce qu’on pourrait appeler les “affaires extérieures”, les rapports avec les autrestribus,lesquestionsd’alliance,deḥurmahdelatribu,deseslimitesetcequiconcernel’armementetlaguerre»(Doutté).Alorsquelafractiontrouveenelle-mêmesonprincipedelimitationinterne,latribu

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estfondamentalementdéfinieparsonoppositionàl’externe.

Pourquoitelletribusetrouve-t-elleinvestiedelaforced’aimantationquiattireàellelesgroupesisolés,épars et vulnérables ? Sans doute, dans un monde où l’équilibre se réalise à travers la tension, lapuissance de chaque collectivité se trouvant pondérée par celle des autres, dans l’alternance ou lacoexistenceducontrat etduconflit, il n’estguèredeplacepour legroupement faible et réduit àquis’imposelanécessitédes’agrégerpourtrouverprotection.Maisquelleestlalogiquedecephénomèned’agrégation?Legroupeisolétendàs’aggloméreràlatribuprestigieuseetpuissantequinecesseainsideserenforcer,parunesorted’effetcumulatif,analogueàceluiquifait,dansunautrecontexte,quelecapital attire le capital.Mais ce capital depuissanceetdeprestige, l’unet l’autre étant inséparables,commentenestréalisée,pourprolongerlacomparaison,l’accumulationinitiale?

Cecapital initial n’est autre, apparemment, que lenom et l’ascendant qu’il confère au groupe qui leporte. Ainsi s’explique encore l’ampleur du phénomène généalogique. «Aujourd’hui surtout, où lesexploits des premiers conquérants, grandis par l’éloignement, ont été popularisés par les rhapsodes,dansunpaysoùpresquechaqueaccidentdeterrainremarquablerappelleleursouvenir,iln’estpasdebergerquinesetarguehautementetdebonnefoidedescendredesguerriershilaïlia»(Vaissière).Noussommesenunpaysoùcertainsnomssontdeschansonsdegeste.Lesnomadessontrevêtus,auxyeuxdescultivateurs,d’unimmenseprestige:ilsparlentlalangueduCoran,montentàcheval,possèdentdestroupeauxet ne travaillent pas la terre.Lespaysans recherchent leurprotection, s’efforcentdeparlerleurlangueet,ensuite,d’êtredesleurs.Puisilsviennentàprendrelenompatronymiquedelafractionou de la tribu, auxquelles, avec le temps, ils finissent par se croire apparentés. Ils veulent alors êtreappelésArabesparcequ’ilsparlent l’arabeetportentunnomarabe.De là, sansdoute,cesmutationsonomastiques survenues au cours du temps. Aussi faut-il se garder de conclure de l’identitéonomastiqueàl’identitéethnique;legroupepeutprofesseràlafoissonlienavecl’ancêtredelatribuetl’ascendance différente que la tradition assigne à sa fraction ou à sa famille, invoquant à l’occasionl’uneoul’autrelignée.Ainsi,desnomsquiseconserventalorsquel’agrégatsocialserenouvelleetdesgroupesquidemeurentidentiquesalorsquelesnomschangent,dialoguecomplexeentrelapermanenceetl’altérationdontlenomestlecentre.

Lenomconstitueparsoiseulunepuissance.Ainsi,danslaformationdelatribudesOuledMadhi,lerôle principal semble avoir été joué par lesAthbedj, de la confédération desRiyah, avant-garde desArabeshilaliens.End’autres tribus,c’est l’ascendantmoralet religieuxdesmaraboutsquiaservideciment.Auvoisinagedeszawiyah-slesplusvénéréessesontforméesdestribus«maraboutiques»dontlesmembresseconsidèrentcommedesdescendantsdusaintets’attribuent,enmêmetempsquelenomdumarabout,unenoblessereligieuse.Entouslescas,ilnefautpoints’étonnerquelesnomsconservésparla traditionsoientceuxdesfractionsvictorieusesoudesprincipalesfamillesauxquelleslesdiversgroupesvontdemanderprotection, ni par suiteque lesnomsd’une époquene soient pas ceuxd’uneautre.C’estparfoisd’ungroupeprécédemmentincorporéqu’émergeunefamilleinfluentequiimposeàlatribusonautoritéetsonnom;desorteque,biensouvent,lesélémentsquicomposentlatribun’ontencommunqu’unnomet l’histoiredecenom.«Parfoismême iln’yapasdegroupedominant.Latribu n’est à proprement parler qu’une confédération, un assemblage d’éléments hétérogènes, réunissous une appellation collective et sous un nom illustre auquel une des familles composantes a seuledroit»(G.Marçais).

Pourcomprendrel’importancedunom,quiprimelaréalitéhistoriqueousociale,ilfautdoncseplacerdanslalogiquedel’honneuretduprestige.Tellefamilleoufractionvientsemettresouslaprotection

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delafamilleaugrandnom,paréed’ancêtreslégendairesoud’unchefglorieuxetmarquéparlafaveurdivine,ouencored’unpersonnagemaraboutiqueinfluent,et,moyennantuneredevance,sedéveloppeàsonombre,laprotectiontemporairevenantnaturellementàs’étendreauxdescendantsduprotégé.Tousceuxquiportentlemêmenomsontunisparunesolidaritéessentielleetcommeparuneunitéd’être.Legroupeclientpeutêtreautoriséàprendre lenomdupatronprotecteurquiestportécommeunesorted’emblèmerespectéetredouté.Orunlienmagiqueunitlenomàlachosenommée;emprunterlenom,c’est participer auxvertusde sondétenteur et, enparticulier, à cettebarakah, forcevitale,puissancemystérieuse et bienfaisante qui favorise les hommes d’élite. Aussi voit-on toute la puissance quiappartientaunom,symboleetgarantiedeprotection,symboleetgarantied’honneuretdeprestige,oumieux,garantiedeprotectionparcequesymboled’honneuretdeprestige.

Mais le mécanisme est beaucoup moins simple que ne pourraient donner à croire les analysesprécédentes.Enfait,lesphénomènesd’assimilationnevontpassansdesphénomènesdedissimilation.« Dans toute masse humaine, observait Ferdinand de Saussure, deux forces agissent sans cessesimultanémentetensenscontraires:d’unepartl’espritparticulariste,l’“espritdeclocher”;del’autre,la force d’ “intercourse” qui crée des communications entre les hommes » (Cours de linguistiquegénérale, p. 281).Cette loi s’exerce avec sa pleine force dans la société nord-africaine ; on en a vud’autresexemples.Àlatendanceàs’identifierfaitsanscessecontrepoidslatendanceàs’opposeretàaffirmer ladifférence.Lenom,qui constitue lemeilleur signede l’unité, sepropose aussi comme lemeilleur moyen de proclamer cette différence par laquelle le groupe entend fonder son identitéoriginale.Delàcettelogiqueclassificatoiredontladistributiondansl’espacedesnomsdetribusparaîtêtrel’expression.

Ce principe d’équilibre entre l’assimilation et la dissimilation fournirait peut-être aussi la clé del’institutionétrangequeconstituentlesṣaff-s.Lemécanismeyestpeut-êtreplusévidentencore;autourdequoilesmembresd’unṣaff-ss’unissent-ils,sinonautourd’unnom?Lenominalismeclassificatoireatteint là au formalisme le plus pur, les différentes « classes » se trouvant vidées de tout contenu etl’antithèseétantpurementonomastiqueous’exprimantpardesimplessignes(ainsi,l’oppositionentreO.MadhietO.Naïl : tentesnoireset tentesrouges).Quelesphénomènesquiressortissentàcetteloitiennentdans la sociétéalgérienneuneplaceaussi importante,peutenoutre s’expliquer : eneffet, sil’on admet, comme le suggèreM. Lévi-Strauss, que les formations sociales se définissent « par uncertainoptimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller,maisau-dessous duquel elles nepeuvent, non plus, descendre sans danger » (Race et histoire, p. 9), il apparaît que l’homogénéitéculturelleappelaitl’exerciceduprincipededissimilation [18].

Notes

[1]Cecivaut,plusoumoinsselonlesrégions,pourtoutel’Algérieet,dumêmecoup,pourl’ensembledesanalysesproposéesici.[2]Ledeyaabandonnéen1817sonpalaisdelavillebasse,voisindelagrandemosquéeetduṣuq,pours’installerauFortdelaCasbahquidominelaville.[3] Certaines hypothèses permettent de rendre raison du plan en apparence incohérent de la villetraditionnelle(Algerparexemple).Lesgrandesruesdelavillebassequisuiventlescourbesdeniveauseraient d’anciennes voies romaines ; les rues de crête, d’anciens sentiers. Enfin les ruelles et lespassages qui descendent en serpentant sur le flanc de la colline ne seraient que suivre les ravineaux

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creusésparleruissellementetutilisés,primitivement,commeégouts.[4]Lerapportdelapopulationurbaineàlapopulationtotales’estaccruassezrégulièrement(de0,16%par an en moyenne), passant de 15,6 % en 1886 à 27,4 % en 1954. Il atteignait 32,5 % en 1960,l’augmentation annuellemoyenne ayant triplé (0,42%).Entre 1936 et 1954, la population urbaine aaugmentéde943000habitants(dont119000Européens)etentre1954et1959,de550000(dont50000Européens).[5]En1954, lessous-employéset leschômeursconstituentenviron30%de lapopulationmasculineurbaine en âge de travailler. Alger et Oran attirent les ruraux des régions dont elles sont le centreadministratif.DansleConstantinois,lesrurauxquinepartentpasversAlgersedirigentversplusieurscentres, surtout Constantine, Bône, Sétif et maintenant Bougie. De façon générale, l’afflux descampagnardsestsansrapportavec lespossibilitésd’emploietparticulièrementdans leConstantinois.AinsiSétif,marchérural,centreadministratifetmilitaire,aconnuunaccroissementqueriennejustifieéconomiquement (8 000 hab. en 1881, 53 057 pour l’ensemble de la commune en 1954, 89 900 en1960),du faitde l’affluxdes rurauxduNord-Ouestetde l’Est,chassésaudébutduxxe sièclepar laconcentration des grandes propriétés européennes et plus récemment par la mécanisation. Lepourcentagedelapopulationemployéeyétaittrèsbas(25%environ).[6]Undestraitscaractéristiquesdescitésalgériennesestledéveloppementhypertrophiquedusecteurtertiaire,lenombreconsidérabledesintermédiairespratiquantuntoutpetitcommerceetspéculantsurlarevente au détail d’un régime de bananes ou d’un paquet de cigarettes (voir, sur tous ces points, P.Bourdieuetal.,TravailettravailleursenAlgérie,Paris,Mouton,1963).[7]L’oppositionentrel’Estplusarroséetl’OuestseretrouvesurlesHautesPlainescommedansleTell.LesHautes Plaines duConstantinois, plus humides, conviennent à la culture des céréales. Celles del’Oranais et de l’Algérois, où domine l’alfa, sont plus favorables à l’élevage. Chez les nomadesmoutonniersdel’Ouest,lesdensitésvariententre5et15habitantsaukilomètrecarré(arrondissementd’Aflou,5 ;duTelagh,7 ;deFrenda,11 ;deSaïda,12).Chez lescéréaliculteursde l’Est,ellessontlégèrementplusfortes(arrondissementdeTebessa,13;deM’Sila,20).[8]Lamedinasedistingueduksar(plur.ksur),essentiellementagricole(palmeraiesetjardins),parsonaspect(minaretsdesmosquées,habitationsplusgrandesetmieuxconstruites,etc.),etparsafonctiondecentreartisanaletsurtoutcommercial.Làencoretousles«passages».existent.[9] D’après une enquête de M. Capot-Rey dans les territoires du Sud algérien, le pourcentage desnomades,semi-nomadesetsédentaires,étaiten1938de58%,17,6%et24,3%danslesHautesPlainesetl’Atlassaharien,de30,3%,12,8%et56,8%danslazoneprésaharienne,de27,7%,8,8%et63,4%auSahara.Depuis,laproportiondessédentairesetsemi-nomadesafortementaugmenté.[10]Concernantlastructuresociale,voirp.71sq.[11]Àlasuited’uneannéedesécheresse(1945),letroupeaudemoutonsesttombéde5832000(1944)à2808000(1946).[12] Les limites de l’implantation de cette population sont floues. On peut admettre qu’elle occupetoutesleszonesquinesonthabitéesniparlesvieuxsédentaires,niparlespasteurssemi-nomadesounomades,c’est-à-direessentiellementlesplainesoùlapluviométrieestsupérieureà350mmenvironetcertainsmassifsboisés(v.carte).[13]Lepauvrelepluspauvreseraitdéshonorés’iln’avaitpassonquartierdemoutonlejourdel’Aïd.La tradition veut que lemaître donne à son employé, s’il est tropmisérable, une part demouton, àl’occasiondesgrandesfêtes.Ceciestsouventstipulédanslescontrats.[14]Selon ledernier recensementagricole (1951), l’agriculture traditionnelleutilisaitencore300000arairespour630000exploitations.[15]Cetteattitudeàl’égarddutroupeauestrépanduechezlespaysanssédentairesmême.Larichessesemesureàl’importancedutroupeauautantqu’àl’étenduedessurfacescultivées.Laterreétantindivise,

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lastabilitéenétantassuréepardiversesprotections,ellenepeutêtrefacilementcommercialisée.Delàlafonctiondutroupeau.[16]Lenombredespaysansquelesspéculateursontruinésparlalicitationenfournitlapreuve.[17]Onestime le nombredeskhammès, tantôt à 60000, tantôt à 150000 environ.Cesdivergencess’expliquentparlefaitquenombredepaysansetd’ouvriersagricoles,temporairesoupermanents,sontenmêmetempsmétayers.Dutiersenvirondelapopulationruraleactiveen1914,leurnombreestpasséàmoinsdeundixième.[18] Qu’échappent seuls à ce bipartisme les groupes que soutient une autre forme de tension (parexemple, l’oppositionentre lesnomadeset les jardiniersdesoasis,ouentre lesnobleset lesvassauxchezlesTouareg)paraîtconstituerunepreuveacontrario.

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ChapitreV

Lefondscommun

ontinuitéetcontrastes,assimilationetdissimilation,enréalité,par-delàlesapparences,uneinfinitédevariationssurunthèmeunique.

I.InterpénétrationetdifférenciationLes échanges ont été si intenses et si prolongés que les termes en présence, tels l’arabisme et leberbérisme,nepeuventplusguèreêtredistinguésqueparuneopérationdel’esprit; ilfautyvoirdestypesidéaux,issusdelaseulereconstructionhistorique–avectouteslesincertitudesquecelaimplique–etnécessairesàlacompréhensiondecettesynthèseoriginale,résultatdelaconfrontationdialectiquequi n’a cessé d’opposer le fonds local aux apports orientaux. Ainsi, dans le droit kabyle, il estimpossible de démêler les emprunts réinterprétés en fonction du contexte d’accueil, les institutionsvernaculaires et les reconstructions dissimilatrices suscitées par l’invasion du droit coranique. Maisinversement,souslalégislationmusulmane,partoutlarocheberbèreaffleure.Unefouled’institutionslocalesontétéabsorbéesparledroitmusulmanaunomduprincipede«nécessité»etde«nécessitéfaisant loi ».G.Marcy observe que les institutionsmusulmanes les plus typiques sontmarquées parl’esprit du droit berbère, par exemple les associations d’agriculture et d’élevage, les stipulationsaccessoiresdes contrats demariage.Autre exemple, dansundomaine tout différent : si les nomadesbédouinsontrépandulesvaleurspropresàunecivilisationpastorale,et,entreautrestraits,leméprisdestechniques agricoles, la répugnance à l’égard du travail de la terre, les montagnards sédentaires, àmesurequ’ilsdescendaientdanslesplaines,yintroduisaientleurstyledevieet,enparticulier,l’amourde la terre, du travail obstiné qui la vivifie et le désir de s’y fixer. Il faut donc se garder de retenirseulement, pour la raison qu’ils sont plus manifestes, les phénomènes d’arabisation. Les groupesbédouins se berbérisent en se sédentarisant ; ils absorbent sans cesse des Berbères et avec eux destechniques et des traditions étrangères (politiques par exemple). Dans la confrontation entre lesdifférents groupes d’Algérie, s’élabore une civilisation originale, une koïnè culturelle.Ainsi, dernierexemple, lestyledevieorigineldes Israélites [1] lesapparenteprofondémentauxautres«cultures»algériennes ; il suffira de citer quelques traits : intensité du sentiment communautaire, structurepatriarcale de la famille dont le chef est vénéré à l’égal d’un seigneur, polygamie simultanée ousuccessive, culte des saints apparenté aumaraboutisme, superstitions et croyancesmagiques, languearabe,etc.Iln’estdoncpasdegroupequiéchappeàcetteinterpénétrationculturelleintense,quineseconstruiseunepersonnalitéoriginaleaveclesmatériauxcommuns;ensorteque,surcettetapisserieauxlignes emmêlées, des motifs se détachent, mais toujours ton sur ton. Sans doute le principe dedissimilationvientàjouer,maisdansdeslimitesbiendéfinies:déplacementsd’accent,réinterprétationspartielles, combinaison différente des éléments, qui suffisent cependant à faire surgir des totalitésoriginales. Si elle s’organise bien selon cemécanisme kaléidoscopique, on comprend que la sociétéalgériennepuisseprésenterlesapparencescontradictoiresdeladiversitéetdel’uniformité,del’unitéetdelamultiplicité [2].

C

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Cettesociétéa longtempstrouvésonidéaldanslepassé, lechangement,sansêtreabsent,se trouvantcommeralenti.«Suislechemindetonpèreetdetongrand-père»,ditunproverbekabyle.Respectdupasséqui,chezleBédouin,prendformedeculte.Sanscesse,ilsesitueetsemesureenréférenceàunâge d’or, épopée des nobles conquérants que chante le maddaḥ et dont son âme s’enchante ;l’émigration intérieure,à la faveurdumytheetde l’illusionrétrospective, tâcheàobnubiler la réalitéingrate du monde présent par l’évocation de la noblesse et de la grandeur antiques qui sont aussipromessesd’unrègneimaginaire;ensortequel’avenirmêmepasseparlepassé,quelacritiqueoulerefus du présent surgissent encore parfois, non de la vision d’un ordre meilleur, condamnation duprésentetdupassé,maisdelamémoireexaltantedel’ordreancien,fondementdel’orgueiletdéfensesuprêmecontreledoutesursoi [3].

La fidélité à la tradition des ancêtres, valeur des valeurs, domine tous les actes essentiels de la viesociale:l’apprentissagecultureld’abord,àlafoisdanslesfinsqu’ilpoursuitetdanslesmoyensqu’ilemploie pour les atteindre.La tradition est communiquée par les anciens et, essentiellement, sous laformedetraditionsorales,contes,légendes,poèmes,chansons,àtraverslesquelssetransmetceréseauserrédevaleursquienserrel’individuetinspiresesactes.Cesenseignementssemblentviserunedoublefin : livrerd’unepart lesavoirdesanciensetd’autrepart l’image idéaledesoiqueforme legroupe.Ainsicespoèmesgnomiques,sinombreuxenKabylieparexemple,abrégésdesagesseetd’expérience,quifournissentsolutionauxsituationsangoissantesdel’existence,quipermettentd’éviterleserreursenrépétantuncomportementéprouvédanslepassé.«Plusqu’unerègledevie, lemosmajorum,al‘adaimazwura,estunegarantieprisesurlehasard,quelquefoisunenécessitévitale»(MouloudMammeri),bref, un refuge contre l’angoissede l’improvisation et les« réactions catastrophiques».Les femmescontribuentpourunepart essentielle à assurer lapermanencede la tradition ; les fillettes apprennentauprès de leurs aînées les vertus que doit posséder la femme, soumission absolue, discrétion, et lespratiquesmagiques et rituelles, culte des « génies », pèlerinages locaux, rites, etc., en sorte qu’ellespuissentàleurtourjouerlerôledegardiennesdelatradition.Cetenseignementtendàfaçonnerl’enfantàlaconformitédesancêtres,àluiforgerunavenirquisoitl’imagevivantedupassé.Aupointquecepassén’estpasvécucommetel,c’est-à-direcommedépasséetsituéàdistancedanslasérietemporelle,maisrevécudansleprésentéterneldelamémoirecollective(cf.lesnomspropres:untelfilsd’untel).

Danssafamille,l’enfantapprendenoutrelesrèglesdelacivilitéet,plusprécisément,lesparolesqu’ildevraprononcerenchaquecirconstance.Lapolitessefournitdesformulestoutespréparéespourtoutesles situationsde l’existence.Toutunculteducliché.Uneconversationpeut sepoursuivre,presqueàl’infini, sans que rien soit laissé à l’improvisation. Bref, l’apprentissage culturel tend à réaliser devéritablesmontagespsychologiquesquiontpourfin,apparemment,degarantircontrel’improvisationoumême de l’interdire, tout au moins d’imposer à la pensée ou au sentiment personnel une formeimpersonnelle. En ces formules, s’exprime toute une philosophie, faite de dignité, de résignation, demaîtrise de soi, philosophie qui, à être sans cesse répétée et agie, pénètre jusqu’au tréfonds lecomportementetlapensée.Sil’onsongequelaplupartdecesexpressionssontdesprofessionsdefoietqu’enelles s’affirmeunesagesseconformeà lavisionmusulmanedumonde,oncomprendpeut-êtremieuxquel’empreintedelareligionsoitaussiprofonde.Eneffet,la«politesse»n’estpasseulementsavoir-vivre,maisartdevivre;laḥishmah,parexemple,àlafoisdignitéetréserve,interditl’exhibitiondumoi et de ses sentiments intimes ; tout se passe comme si les rapports avec autrui – etmême àl’intérieurdelafamille–devaientnécessairementêtremédiatisésparlaculture,commesilapersonne,ensonunicitéoriginale,devaits’effacerderrièrelemasquedelaconventionqui,identiquepourtous,abolitl’individualitédansl’uniformitéetlaconformité.

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Dansceconventionalismesemanifestel’attitudeconcrètedecettesociétéàl’égarddulangage;alorsquenotrecivilisationusedulangaged’unefaçonimmodéréeetmêmeinconsidérée,lacivilisationnord-africaine en fait un usage parcimonieux et contrôlé, interdit que l’on parle de n’importe quoi enn’importe quelle circonstance, les manifestations verbales étant limitées à certaines occasions et là,façonnéesetménagéesparlaculture.Ainsisedessineunstyledevie,fondésurlapudeurquidissimuleauxautreslanatureetlenaturel,quidonneauplaisirduverbeetaugoûtdugestemesurélaprécellencesurlarecherchedel’expressionneuveetlesoucid’agir.

Cettedilectionpourl’artificiel,cettevolontédelivreràautrui,plutôtquel’êtreprofond,uneapparence,unpersonnage,paraîtlepropred’unepersonnalitéquisesaisitavanttoutentantqu’«êtrepourautrui»,quiestsanscessesous leregarddesautreset ressent la toute-puissancede l’opinion.Si legroupecontrôlelecomportementavecminutieetenparticulierledomainedesrapportssociaux,ilsesatisfaitdecet«apparaître»quel’individuluilivreetentendassurerdel’extérieurlaconformitéextérieureducomportement.Oncomprendparlàquelesentimentdel’honneur,commesonenvers,lacraintedelahonte et de la réprobation collective, puissent animer si vivement lesmoindres conduites et dominertouteslesrelationsaveclesautres.

Êtrepourautrui, l’individuest aussiun«êtreparautrui», sortedecarrefourd’appartenancesqui sepense malaisément en tant que personnalité autonome. Il ne lui est guère possible de dissocier sadestinée propre ou celle de ses enfants de la destinée commune du groupe familial. Dans lescommunautésrurales,microcosmesclosoùtoutlemondeconnaîttoutlemonde,lapressionsocialeetladépendancedel’individuàl’égarddugroupesontextrêmementfortes.Laviesocialeétouffelaviepersonnelle.L’individuestétroitementenserrédanslafamilleétenduedontlesoptionsetlesdécisionsrèglentsesactescommesespensées.Maisilnesaisitpascettepressioncommeuneoppressionparcequ’ilcraintpar-dessustoutdeperdrelasolidaritévitalequil’unitaugroupe,parcequ’ilalesentimentden’existerquepar la totalité, deneposséderqu’unêtre relationnel, d’êtreplongédans legroupe«unanime », c’est-à-dire engagé dans un rapport antérieur, en fait et en valeur, aux termes qui leconstituent.

La famille est l’alpha et l’omega de tout le système : groupe primaire et modèle structural de toutgroupement possible ; atome social indissociable qui assigne et assure à chacun de sesmembres saplace, sa fonction, sa raison d’être et, en certaine façon, son être ; centre d’un style de vie et d’unetradition qui la fondent et dont elle est, de ce fait, résolument conservatrice ; enfin et surtout, unitécohérente et stable, qui se situe dans un réseau de solidarités dont la permanence et la sauvegardedoiventêtreassuréesavanttout,par-dessustout,auxdépens,s’illefaut,desaspirationsetdesintérêtsindividuels.

La prépondérance, à l’intérieur de la famille étendue, du groupe des agnats, implique, entre autreschoses, laprécellencedulignagesur lefoyeret lasujétiondelafemme,quientraîneet lapolygamiesimultanée [4]ousuccessivefacilitéeparlepouvoirderépudiationconféréaumarietlaséparationdessexes.La supériorité des hommes a pour conséquence paradoxale l’existence d’une société fémininerelativement autonome, qui, vivant dans un univers clos, demeurant exclue des responsabilitésessentielles, et même, dans la majorité des cas, des enseignements religieux, exerce, sur la sociétémasculine,une influenceprofonde, tantà travers laprimeéducationqu’elledonneauxenfantsetparlaquelle se transmettent les croyances magiques et les pratiques rituelles, que par la résistancesouterraine et secrète, mais non moins efficace, qu’elle oppose à toute modification d’un ordretraditionneldontelleestapparemmentlavictime.

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Maislefaitcapitalestl’invariancedesstructuressocialesendépitdeladiversitéextrêmedesgenresetdes conditions de vie. Partout la descendance est définie patrilinéairement ; les unités sociales sontfondéessurl’existencedel’ancêtrecommun,souventhonoréd’unculte.Partout lesystèmesocialestconçu selon le modèle de la généalogie qui, au moins idéalement, permet aux groupes ramifiés etdispersésdesedécouvrirdesancêtrescommuns.Moyenparexcellenced’organiserlesunitéssocialesetles relations qui les unissent, la généalogie réelle ou mythique sur laquelle s’appuie la logiqueonomastique n’est autre chose que la structure sociale projetée dans le passé et par là rationalisée etlégitimée. Dans chaque village (ou clan) de Kabylie, une famille appartenant en certains cas à labranche aînée et réputée de ce fait pour sa puissance sacrée, avait pour privilège d’inaugurersolennellementleslaboursetaussidemenerlegroupeàlaguerre.Dansl’Aurèsméridional,outrecesfonctions,illuiincombaitdemarcheràlatêtedugroupelorsdesdéplacementsàlasuitedestroupeaux,en même façon que chez les nomades et les semi-nomades. Partout la même imprécision de lanomenclaturepolitique,dufaitquelesoccasionsoùlesnomspropresnepeuventsuffiresontraresendehors des grands rassemblements de tribus, autrefois, pour la guerre, la répartition des terresindividuellesoulesmouvementsdestroupeaux;dufaitqueladéfinitiondel’unitésocialevarieavecl’unitéenréférenceàlaquelleellesedéfinit ;dufaitque,au-delàdesgroupesrestreints,unispardesliensdeconsanguinitéréelle,l’organisationpolitiqueseredéfinitenchaqueoccasion,pourlesbesoinsdelacause,desortequ’encasdeconflitentredeslignagesdeniveauxdifférentsseformentdesunitéspolitiquesdifférentes;dufaitenfinetsurtoutquelesunitéslesplusrestreintescommelespluslargessontconçuesselonlemêmemodèlestructural,desortequ’ilexisteunefouledepointsdesegmentationvirtuelsàpeuprèséquivalents,legroupeleplusstableetlepluscohérentétanttoutefoisleclanoùleliendeparentéesteffectivement ressenti.Si l’onencroit les interprétationspopulaires, lesdifférentsgroupes seraient le résultat d’un processus de subdivision à partir de la souche originelle, selon lalogiquedelaparentéparlesdescendantsmâles.Latribu,quineseraitàl’originequ’unegrandefamille,auraitéclatéenplusieursgroupes,formésdesdescendantsdechacundesfilsdel’ancêtreettenantd’euxleurnom.Parlejeudesdivisionsetdessubdivisionssuccessivesselonlemêmeprincipe,cesgroupesauraientàleurtourdonnénaissanceàlapluralitéactuelle.Ainsi,dugroupepluslargeauplusétroit,iln’existeraitpasdedifférencesinonenétendueetendistanceparrapportàl’ancêtrefondateur,celle-cidéterminantlesdegrésd’allianceetlestypesd’allégeance.Bienquecettethéoriespontanéenesoitleplus souvent qu’une rationalisation, elle fait apparaître que l’ensemble du système est dominé par latensionentrelatendanceàlafusionetlatendanceàlafission,legroupeélémentairesedissociantdeses homologues à mesure qu’il se resserre et renforce son unité. L’ambiguïté du système global seretrouvedansl’unitéélémentairequiluisertdemodèle,àsavoir lafamille, lieudeconcurrenceentredeuxtypesderapports,rapportd’autoritédontlemodèleestlarelationentrelepèreetlefils,etrapportdefraternité.Chaquefrèreestunpointvirtueldesegmentationetd’oppositionentrelessegmentsdelamêmelignée(cf.leproverbekabyle:«Jehaismonfrère,maisjehaisceluiquilehait»);larupturedemeurevirtuelletantquepeuts’exercerl’autoritédupère,fondéeessentiellementsurl’indivisiondelaterre,lesentimentdel’honneuretlepouvoird’exhéréder.C’estdanscettelogiquequesecomprendlafonctionidéologiqueconféréeaumariageaveclacousineparallèle,laparentefémininelaplusprocheau-delàdeslimitesdel’inceste:cettealliance,quisupposel’autoritéduchefdefamille,tendeneffetàrenforcer la cohésion de l’unité agnatique minimale en même temps qu’elle tend à la dissocier dessegments homologues en tournant les liens d’alliance vers l’intérieur [5]. De là aussi la fonctionconféréeaumodèlegénéalogiquequipermet,sibesoinest,defonderlesrassemblementslespluslarges,endépitdelafragmentationréelle,endépitaussideladiversitéd’originesdesgroupesassociés.

I.Économieetvisiondumonde

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Lestyleparticulierdesinteractionssocialesnesepeutcomprendrequ’enréférenceaumodespécifiquederelationentrel’hommeetlaterre,qu’ilfondeetparquiilestfondé.Eneffet,sicettecivilisationestinséparabled’un typeparticulier d’économie (qui concerne encore actuellement les trois quarts de lapopulation autochtone), l’économie elle-même ne peut être comprise qu’en fonction de cettecivilisation,du faitqu’elleest liéeauxstructuressocialesdont lacohésiongarantit tantbienquemall’équilibre entre l’homme et l’environnement naturel. Cette économie est dominée, en effet, parl’indigence technologique qui entraîne diverses conséquences : tout d’abord la dépendance presquetotaleàl’égarddumilieuphysiqueetàl’égarddesconditionsclimatiques,l’équilibredesressourcesetdesbesoinsétantinfinimentplussensibleaurégimedespluiesqu’auxfluctuationsdescoursmondiaux;ensuite, la disproportion immense entre la production, d’une part, l’énergie et le temps dépensés, lenombredetravailleursemployés,d’autrepart;enfin,l’exubérancehyperboliquedesrelationshumainesquisedéveloppeenpartieparcompensation.

Dansuntelsystème,letravailnevisequ’àsatisfairelesbesoinsprimairesetàassurerlareproductiondu groupe. Chaque unité s’efforce de vivre en autarcie, en pratiquant l’autoconsommation. La plusgrandepartiedu commerce s’effectuait sous formede troc, les signesmonétaires, aumême titrequecertains biens de consommation, jouant le rôle de commun dénominateur de valeur et non pasd’instruments de spéculation.Aussi, cette société ignore-t-elle à peu près totalement le capital et lesmécanismescapitalistes.S’ilexisteuneaccumulationdebiensetdevaleurstransmissibles(sousformedebijouxenparticulier),iln’estpasdethésaurisationausenspropre.Lesrelations,aussibiendanslaproduction que dans les échanges, sont personnelles, directes et spécifiques ; de là l’importance ducommerced’honneuretdeprestige,despactesdeprotectionetd’associationqui,enl’absencedecapitaletd’unmarchédutravail,assurentlacirculationdesbiensetdesservices.

Lelienquiunitlefellahàlaterreestmystiqueautantqu’utilitaire.Ilappartientàsonchampplusquesonchampneluiappartient.Illuiestattachéparunerelationdesoumission,commeentémoignentlesritesagrairesoùs’exprimelesentimentdedépendanceàl’égarddecetteterrequinesauraitêtretraitéeenmatièrepremière,mais bien enmèrenourricière à laquelle il convient de se soumettre, puisqu’endéfinitivec’estde sabienveillanceoude samalveillance,beaucoupplusquede l’efforthumain,quedépendentabondanceoumisère.Cefatalismequel’onaassociéàl’Islamn’est-ilpasplutôtfatalismedepaysan,conscientdesonimpuissanceenfacedescapricesdelanature?

Lelabeurindividuel,prescritetdéterminéparlechefdefamille,estaccompliencollaborationaveclegroupefamilial,dansuncadrefamilier.Laterren’estpasunsimplemoyend’existenceetletravailn’estpasunefaçondegagnersaviemaisunefaçondevivre.Parlàsecomprendpeut-êtrecetrait,souventobservéetcaractéristiquedel’espritprécapitaliste:l’élévationdusalaireentraîneunabaissementdelaquantitédetravail.Onnesedemandepascombienonpourraitgagnerentravaillantaumaximum,mais,indifférentàlarechercheduprofit,combienondoittravaillerpourgagnerlesalaireantérieur,conformeàsesbesoins [6].

Cetteconceptiondutravailestinséparabled’unautretraitcaractéristiquedecetesprittraditionaliste,àsavoirl’absencedecalculéconomiquerationnel.Pourlepaysanvivantdanslemilieunaturel,letempsn’apaslamêmesignificationquedanslemilieutechniqueoùladuréeestobjetdecalcul;lesoucidelaproductivité qui conduit à l’évaluation quantitative du temps étant ignoré, c’est le travail à faire quicommandel’horaireetnonl’horairequilimiteletravail,commeonvoitencequelaterres’évalueen«journées de labour » ; le rythme du travail agricole est solidaire des cycles biologiques, animaux etvégétaux,l’existenceestrythméeparlesdivisionsducalendrierrituel,actualisationd’unemythologie;

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l’esprit paysan (dans l’universalité de sa tradition) implique la soumission à la durée, la vie agricoleétantfaited’attentes.Rienneluiestplusétrangerqu’unetentativepourprendrepossessiondel’avenir.Celanesignifiepasquelecalculéconomiquesoittotalementabsent,quiréside,pardéfinition,danslechoixentredifférentspossiblesdontlasatisfactionnesauraitêtresimultanée.Àpreuvel’existencederéserves.Mais s’agit-il là d’un calcul économique rationnel ? Les économistes distinguent les biensdirectsquioffrentoupeuventoffrirunesatisfactionimmédiateet lesbiensindirectsquiconcourentàl’élaboration des biens directsmais qui, en eux-mêmes, ne sont source d’aucune satisfaction. Il fautdissocieraussilamiseenréservesquiconsisteàpréleverunepartdesbiensdirectspourlesréserveràunusage futuretqui suppose laprévoyance imposant l’abstentiondeconsommer,et,d’autrecôté, lathésaurisation, accumulation de biens indirects qui pourront recevoir une affectation capitaliste(investissement),cette«épargnecréatrice»trouvantsonfondementdansuneprévisioncalculatriceetrationnelle [7].Ainsi, le calcul tel qu’on le trouve dans une économie agricole où le cycle global deproductionpeut être embrasséd’un seul regard, le paysannedissociant pas le travail de son résultatéconomique,etoùlamiseenréserveestsimpleconsommationdifférée,supposelaconsidérationd’unavenirconcretetencertainefaçontangible.Ilsuitdelàquelesdépensesd’investissementsontdécidéesnon point en fonction du profit escompté, mais en fonction du revenu fourni par la campagneprécédente.L’économiemoderneaucontraire,où lecheminquivadudébutà la finduprocessusdeproductionestextrêmementlongetnepeutêtresuiviquegrâceàdescalculsprécis,supposelapositiond’unefinabstraite.Bref,laconceptiond’unavenirabstraitetsymboliqueestlaconditiondepossibilitédesinstitutionsetdescomportementséconomiqueslesplusfondamentauxetlespluscommunsdenotresociété : ainsi lamonnaie fiduciaire, obtenue à partir du troc par symbolisation, conceptualisation etprojectiondansl’avenirabstrait;ainsilesalariatetladistributionrationnelledusalairedansletempsquisupposelecalculéconomiquerationnel;letravailindustrieletlacommercialisationquiimpliquentplanification,etc.

Riende plus étranger à cette spéculation rationnelle, portant sur un futur abstrait, que l’existencedufellah.Sil’institutionducréditestpourluisimalaiséeàsaisir,commeentémoignel’emprisecruelledel’usure ou de la rahniyah et de la tsenia, c’est qu’elle appartient à une tout autre logique. Le créditauquelonarecoursestuncréditd’urgencedestinéàlaseuleconsommation;orsolidaritéetentraideentiennentnormalementlieuouencorelecommerced’honneurdontlatawsahfournitexemple.Lecrédit,comme la tawsah, suppose la confiance, confiance qui n’exclut pas toute méfiance ; en effet, larestitution et le contre-don étant différés, l’avenir intervient et avec lui le risque.Mais, bienqu’ellesrevêtent, chacunedans son système,des fonctions analogues, ces institutionsdiffèrentprofondément.Alorsquedanslecommerced’honneurledevoirderendreetderendreplusestimposéparlaloyautépersonnelle,lesgarantiesétantfourniesnonparlarichessemaisparl’hommequiendispose,lecréditaucontrairesesouciedegarantirsasécuritéenprenantdessûretés(solvabilitédudébiteur,etc.) ;deplus,ilimpliquelanotiond’intérêtetsupposelaconsidérationdelavaleurcomptabledutemps,objetde calcul rationnel ; pareil calcul, demême que la comptabilité exacte, sont absents au contraire del’économietraditionnelle,soitqu’ilssetrouventexclusparlalogiquedelasurgénérosité,soitquelesbiens aient des prix traditionnellement fixés, l’effort du vendeur se bornant à mettre en vente desquantités aussi importantes que possible. Enfin, le don établit entre deux personnes un lien supra-économique,lecontre-donétantdéjà«présent»danslarelationinterhumainequienestl’occasionetàlaquelle il confère solennité ; le crédit supposeaucontraire l’impersonnalité totaledes relationset laconsidération d’un avenir purement abstrait. Ainsi s’opposent deux conceptions radicalementdifférentesdestransactions,desvaleurséconomiquesethumaineslesplusfondamentales,l’unefondéesurl’honneuretleprestige,l’autresurl’intérêtetlecalcul [8].

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Caractéristique enfin de cette civilisation où les relations économiques sont toujours personnelles etdirectes,l’absencedeconflitsdeclasse:sansdoutedesdifférencesconsidérablesdefortuneetdestatutséparent-elleslepatrondel’ouvrieroulepropriétaireterriendu«métayer»,maislepactequilesunits’interprète dans la logique de l’honneur, en sorte que le conflit majeur est moins entre salariés etpatronsqu’entreemprunteursetusuriers.

Tout se passe comme si cette société se refusait à regarder en face la réalité économique, à la saisircommerégiepardes loispropres,différentesdecellesquirèglent lesrapports interpersonnelsetplusprécisémentfamiliaux.Delàuneambiguïtépermanente:leséchangesjouentàlafoisdanslesregistresdel’intérêtquines’avouepasetdelagénérositéquiseproclame,lesmobilesproprementéconomiques(ànotresens)demeuranttoujoursdissimuléssouslevoiledelafraternité,delaloyautéouduprestige.La logique du don, de l’entraide ou du pacte d’honneur n’est-elle pas une façon de surmonter oud’obnubilerlescalculsdel’intérêt?Siledon,commelecrédit,entraîneledevoirderendreplus,cetteobligationde l’honneur, si impérativesoit-elle,demeure tacite.Lecontre-donétantdifféré, l’échangegénéreuxàl’opposédu«donnantdonnant»netend-ilpasàvoiler,enladéployantdanslasuccessiontemporelle,latransactionintéresséequin’oses’apparaîtredansl’instant?Toutsepassecommesicettesociétés’ingéniaitàdénierauxactesetauxrapportséconomiques,leursensproprementetstrictementéconomique,enmettantl’accentsurleursignificationetleurfonctionsymboliques [9].

I.L’Islametlasociéténord-africainePartoutauMaghreb,l’empreinteetl’emprisedel’Islam;riendesiclosquinesesoitsaisi,élaboréouréinterprétéenréférenceaudogmecoranique.Formulesdepolitesseougestessociauxquisontautantd’affirmationsdesvaleursislamiques,conversationquotidienneponctuéed’eulogiesetd’invocationsettantd’autrestraitsmanifestentlapriseétroitedelareligionsurlavie.Delanaissanceàlamorttoutunenchaînement de cérémonies, de rites, de coutumes, de règles islamiques ou islamisées. Ce sont lesobligationsetlesinterdits,ladistinctionentrelesviandeslicitesetillicites,l’interdictiondesboissonsfermentées,desjeuxdehasardouduprêtàintérêt.C’estlacirconcisionouleportduvoile.Cesontlestribunaux qui jugent selon la jurisprudence coranique et les cadis investis d’une fonction à la foisreligieuseetsociale.Cesontlesritesquientourentlanaissanceetlamort,quimarquenttouslesactesdel’existence,lerepas,lamaladie,lemariage.Cesontlesfêtesreligieusesquirythmentlaviesocialeetfamiliale;l’appelàlaprièrequelancelemuezzin,cinqfoisparjour,duhautdesminaretsetquiscandela durée. Ce sont les liens conjugaux, les lois testamentaires, les coutumes domestiques, institutionsjuridiques, religieuses et sociales à la fois. C’est le sentiment de participer à la communauté descroyantsetd’apparteniràla«Maisondel’Islam».Bref,l’Islamestl’atmosphèremêmedanslaquellebaignetoutelavie,nonseulementlaviereligieuseouintellectuelle,maislavieprivée,laviesocialeetlavieprofessionnelle.

Cependant,considérerl’Islamcommelacausedéterminanteouprédominantedetouslesphénomènesculturelsneseraitpasmoinsabusifquedetenir lareligionvécuepourunsimplerefletdesstructureséconomiquesetsociales.Eneffet,l’Islamentenducommemessagereligieuxn’estpasliéàunsystèmeéconomiqueousocialparticulieretl’onpeut,aunomdumêmedogme,justifierdesordrespolitiquesoudes systèmes économiques radicalementdifférents.En second lieu, il existedes analogiesmanifestesentre l’Islam vécu et la religion des civilisations qui n’ont pas connu la révolution industrielle,particulièrementtouchantl’attitudeàl’égarddel’économie.Ceuxquitiennentpourcaractéristiquedel’Islaml’empriseabsolueettotaledelareligionsurlavie,l’indistinctiondudogmeetdudroit,dudroit

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etdelamorale,duspiritueletdutemporel,n’auraient-ilspasprisuneattitudeàl’égarddelareligionquin’estpaspropreauMusulmanetquidoitêtrecomprisecommeunaspectd’uneattitudeglobaleàl’égarddumonde,pouruncaractèrepropreàl’espritdel’Islam?N’auraient-ilspasconfondul’«étatthéologique»delasociétémusulmaneaveclathéologiedelareligionislamique?

Soitparexemplel’attitudetraditionalistequel’onasouventimputéeau«fatalisme»musulman.Sansdouteletraditionalismetenait-ilsonstyleparticulier,dansl’Algérieoriginelle,dufaitquetouslesactesétaient teintés de religiosité :marabouts, confréries et khuwan constituaient l’encadrement de la vierurale;lecultedessaintspatrons,solidaireducycledestravauxetdessaisons,ducalendriersocialetrituel, conférait une forme vivante et parlante aux aspects les plus froids du dogme ; les formulesinnombrables qui scandent la conversation quotidienne et où s’expriment la résignation devant leshasardsde l’existence, l’abandondesoià lavolontédivineet lasoumissionaumaktub,nepouvaientque renforcer l’attitude vécue en lui fournissant un langage, c’est-à-dire des justifications et desrationalisations.Iln’enestpasmoinsvraiquelestraitsfondamentauxdel’esprittraditionaliste,c’est-à-direlasoumissionàlanatureetàladurée,s’observentdanslaplupartdescivilisationsquiontignorélarévolutionindustrielleetnepeuventdoncêtretenuspourconséquencesdel’adhésionàl’Islam.

De plus les théologiens observent que le Coran balance entre la doctrine de la prédestination etl’affirmation du libre arbitre.Que le dogme de la prédestination qui aurait pu demeurer réservé auxdocteurs de la foi soit devenu une croyance populaire, profondément vécue et réaffirmée en toutescirconstances,quelescroyantsaientretenuplutôtl’aspect«fataliste»dumessagecoraniqueetqu’ilsyaienttrouvélajustificationd’unstyledevietraditionaliste(alorsquelaprédestinationnesignifiepasprédétermination et que la croyance en laprédestinationpeut animerune« conduitede lavie» toutopposée),voilàquifaitleproblème.Expliquerl’attitude«fataliste»ducroyantparlaseuleefficacedelareligion,neserait-cepasinvoquerautitred’explicationcelamêmequ’ilfautexpliquer [10]?

Lemessage religieux est allusion et ellipse ; il suggère plus qu’il ne définit. Il est caractérisé par lasurabondancedesensetparlapluralitéd’aspects.Parsuite,ilnesedonnequeparprofilsetneselivrejamais en totalité dans chacun de ses profils. On a souvent observé que les aspects du messagecoraniquequiapparaissent,auxyeuxdu théologien,commelesplusgrossierset lesplussuperficiels,ont souvent revêtu, dans la vie sociale, la plus grande importance. Inversement, ce ne sont pas lesconduites lesplus formellementprescritesquisont leplus rigoureusementpratiquées.Raressont,parexemple,lesMusulmansalgériensquifontlescinqprièresquotidiennes,surtoutdanslemilieuurbain,cependant que des prescriptions secondaires du point de vue du dogme (tabous alimentaires,circoncision,voile,etc.)sontscrupuleusementobservéeset jouentunrôle importantdans laviede lacommunauté religieuse. On sait aussi que l’Islam historique est tout le contraire d’une réalitémonolithiqueetque l’onpeutydistinguerdes tendancesprofondémentdifférentesetmêmeopposées(moderniste,traditionaliste,laïciste,réformiste).Donc,toutsepassecommesilareligionvécued’unesociétéétait lerésultatd’unesélection,sélectionquimanifesterait l’ensembledechoix(conscientsouinconscients) que cette société accomplit par son existence même. Sans nier que chaque messagereligieux a sa structure propre et présente un système original de significations et de valeurs qui seproposent au titre de « potentialités objectives », sans nier que parmi ces potentialités il en est quis’offrentavecplusd’urgenceetsontinvestiesd’uneplusgrandeprétentionàexister,ondoitadmettrequetoutsepassecommesichaquesociété,àchacundesesmoments,«choisissait»,enréférenceausystème de ses choix fondamentaux (la culture étant un système de choix que personne ne fait), lesaspectsdumessagequiserontactualiséstandisqued’autrestomberontdansl’oubli.

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De là vient que l’ensemble des « choix » objectivement opérés dans les domaines religieux,économique,politiqueetainsidesuiteparaîts’organiserautourdelamêmeintentionfondamentale.Laforcede l’Islamalgérien tient eneffet à cequ’il est,dans sonesprit, enharmonieavec l’espritde lacivilisation algérienne. Le message coranique enferme des prescriptions conformes au style de vietraditionaliste et le systèmedenormesqu’ilpropose s’accordeaux structuresprofondesde la sociétéalgérienne.Maisn’est-cepasseulementauprixd’unedistinctionarbitraireentrelesschèmesimplicitesducomportementetlesnormesexplicitesd’essencereligieusequel’onpeutfaireapparaîtrelemiracled’une harmonie préétablie ? Les schèmes de comportement ne sont-ils pas en réalité des normesimposéesparlareligionlorsmêmequ’ilsnesontpassaisiscommetels?Soitparexemplel’interdictionduprêtàintérêt.L’influencedudogmen’est-ellepaslàmanifesteetnepeut-onconclurequelamoraleislamiquedéterminel’éthoséconomiquedel’Algérie?Enréalité,l’emprisedelareligionsurlavieetenparticuliersurlaconduiteéconomiquetientàcequ’elleprêchedesconvertis,quelesnormesetlesvaleursqu’elleproposesontenaccordaveclesschèmesdecomportement.Lecréditauquelonarecoursétantuncréditdeconsommationetnondeproduction,laconsciencepopulaires’élèveavecforcecontrel’usurier abusif. Dans la société algérienne originelle, la pratique de la spéculation est laissée auxmembresdesecteshétérodoxestelsquelesMozabitesoudeconfessionsdifférentes,lesIsraélites [11].Le système de valeurs implicitement affirmées dans l’activité économique ne fait aucune placeouvertement reconnue aux valeursmatérielles. En outre, l’interdiction du prêt à intérêt est-elle autrechose que l’envers négatif d’une prescription positive de lamorale de l’honneur, à savoir le devoird’entraide fraternelle ? Bref, l’éthos économique de cette civilisation trouve une expression parfaitedansl’éthiqueislamique.Exaltationdel’attitudedecontemplationplutôtquedel’action,sentimentdel’inanitédetouteschosesterrestres,condamnationdel’amourdesrichessesetdelacupidité,duméprisdespauvresetdesmalheureux,encouragementauxvertusd’hospitalité,d’entraideetdecivilité(adab),sentiment de la fraternité religieuse dépourvue de fondement économique et social, autant deprescriptionsdudogmecoraniquequi s’accordentétroitementaux structuresde la sociétéalgérienne.L’Islam historique codifie la conception de la propriété caractéristique de la société algérienne(indivision, droit de préemption, etc.). Le Coran fait de la famille agnatique la base de l’umma etreconnaîtlegroupedesagnatscommelesujetessentieldedroit:delàtouteslesrèglesconcernantlemariage,larépudiationoul’héritage,delàleprimatdugroupeetlestatutinférieurdelafemme.Enfin,l’Islam,toutentravaillantàcréerunecommunautéuniversellefondéesurd’autresliensqueceuxdelaparenté,laissesubsisterdescommunautéssocialestellesqueleclanoulatribu,ensortequelesliensdusang ont continué longtemps à l’emporter, aumoins dans lemonde rural, sur ceux qui découlent del’appartenanceàlacommunautémusulmane.

C’estdoncparcequ’ilexisteune«parentédechoix»ou,mieux,uneaffinitéstructurale,entrelestyledeviequefavoriselareligionmusulmaneetlestyledeviepropreàlasociétéalgériennequelemessagecoraniqueapupénétrersiprofondémentcettesociété.Maisenoutre,onalesentimentque,ayantposéaumessagereligieuxlesquestionsquel’existencefaisaitsurgirpourelle,lasociétéalgériennearetenuessentiellement les réponses qui consacrent, c’est-à-dire corroborent et ratifient, sanctionnent etsanctifient, les réponsesqu’elleadéjà fourniesparsonexistencemême.Ainsi le lienentre lasociétéalgérienneetlareligionmusulmanen’estpasceluidelacauseetdel’effet,maisplutôtdel’impliciteetde l’explicite, du vécu et du formulé. La religionmusulmane fournit la langue par excellence danslaquelle s’énoncent les règles tacites de la conduite. La société algérienne s’avoue et se proclamemusulmaneetlepropredecetaveuestdefaireêtrecequ’ilavoueparleseulfaitdeleformuler.

Résultatd’undialogueinextricableentrelesstructuresprofondesdelasociétéetlesnormesproposéesparlemessagereligieux,lareligionhistoriqueestunedesformesdelaconsciencequelacommunauté

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prend d’elle-même. « L’homme, écritWilhelm vonHumboldt, appréhende les objets essentiellement(...)commelelangagelesluiprésente.Selonlemêmeprocessusparlequelildévidelelangagehorsdesonêtrepropre,ils’enchevêtrelui-mêmeenlui;etchaquelangagedessineuncerclemagiqueautourdupeupleauquelilappartient,uncercledontilnepeutsortirqu’enbondissantdansunautre.»Lareligionhistorique,autitredelangage,n’estpaslasimplereproductiondelaréalité,maislaformesymboliqueàtravers laquelle cette réalité elle-même se révèle.Elle dévoile le réel,mais enmême temps le voile,puisqu’il ne se dévoile qu’à travers elle. Les paroles rituelles, souhaits, réflexions concernantl’existence, les interdits et les prescriptions, les formules innombrables du langage quotidien nedécriventpasseulementlemondeetl’expériencevécuemais,enlesexprimant,lesconstituent,enlesdisant,lesfontêtreselonledire.

Laviereligieusedel’Algérietémoignedecetteaccommodationréciproquedesnormesproposéesparlareligion et des modèles inconscients. Parmi les prescriptions fondamentales, les plus unanimementobservées sont celles dont le caractère social est le plus nettement marqué ; ainsi, le jeûne duRamadhan,contrôléparlapressiondel’opinion,estpresqueunanimementpratiqué,tandisquelaprièreest souvent négligée. L’Islam est vécu comme pression plutôt que comme appel, et la religion desmasses tend à assurer un minimum de conformité extérieure des comportements. Cette forme dereligiositéquis’exprimeessentiellementendesconduitesrégléesparlesprescriptionsrituellesetrégiesparlacoutume,tientaustyledeviepropreauxmassesbeaucoupplusqu’àlareligionmusulmaneelle-même.«Unereligiosité“héroïque”oude“virtuose”,écritMaxWeber,s’estopposéeàune“religiositédesmasses”;àcetégard,ilnefaut,enaucuncas,entendrepar“masse”ceuxquidansl’organisationséculièreenétatssontplacésàunrangsocialinférieur,maisbienceuxqui,dupointdevuereligieux,nesontpas“musiciens”.»Etcommentleseraient-ils?LagrandemajoritédesMusulmansd’Algérien’apas accès aux textes religieux et ne connaît souvent le message de Mohammed qu’à travers destraditionsoralesquiledéformentetlecaricaturent;ellenepossèdequedesbribesdelaloimusulmane,souvent réinterprétées et entremêlées de croyances populaires. L’enseignement coranique, autrefoisflorissant,mêmedanslescampagnes,aperdudesavitalitéetdesondynamisme.Deplus,enraisondel’absencedeclergéconstitué,l’éducationreligieusedesmassesresterudimentaire.Lesformulesetlescomportementsrituelssetransmettentplusaisémentquelecorpusdoctrinal,réservéauxlettrés.Aussine faut-il pas s’étonner que la ferveur et l’élan du cœur le cèdent souvent aux automatismes de lacoutumeetauxillusionsdelasuperstition [12].

Danslasociété traditionnelle,à lareligiondescitadins,desbourgeoissouventcultivésetraffinésquiontconscienced’apparteniràunereligionuniverselleets’efforcentdedéfinirleurreligiositécontreleritualismedescampagnards–lesvillesontétélelieud’électionduréformisme–s’opposaitlareligiondes ruraux, tout imprégnée de survivances, profondément enracinée dans le terroir, et ignorante, engénéral, des subtilités du dogme ou de la théologie. Mais chacune de ces formes de religiosité sedéfinissaitenréférenceàl’autre:lareligiondescampagnes,siéloignéefût-elle,danssonespritetdanssespratiques,delareligionmusulmaneauthentique,procédaitcependantdel’Islamdufaitqu’ellenecessait de se juger par rapport à lui et de s’interpréter selon les normes islamiques ; la religion descitadinsn’ignoraitpas,desoncôté, lescroyancesnaturistes, lacraintedes«génies»ou lecultedessaints [13].

L’Islamdes communautés rurales est étroitement chevillé à la réalité culturelle ; il est en corrélationétroiteaveclesstructuressocialesetlesactivitéséconomiques.Cettereligiositéestlefaitd’unhommecommunautaire pour qui l’expérience de la collectivité constitue l’expérience originaire du sacré.Lavénérationduchefdefamille,symboledelacommunautéetprêtredelareligiondomestique,leculte

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des ancêtres, lieu géométrique, autrefois, de tous les rites, témoignent que la famille étendue, clé devoûte du système culturel, est aussi une unité sacrée. Culte de la nature, grottes, sources, arbres etrochers, croyanceque lemondeestpeupléde«génies», êtresmystérieux,présentsen tous lieux,ethabitéd’unsacrédiffusetimpersonnel,labarakah,puissancemystérieuseetbienfaisantequifavoriseles êtresd’élite et peut être transmiseparhérédité, par initiationoupar l’empruntdunom,pratiquesmagiquesdestinéesàconjurerlesforcesnaturellesetàprocurerlaféconditédeschampsetdesfemmes,c’estbien làune religiondepaysan,quiéprouve lesentimentprofondde ladépendanceà l’égarddumondeet,mettantl’accentsurlerite,faitdelavieunesortedeliturgieininterrompue.

Le Dieu du dogme coranique demeure lointain, inaccessible et impénétrable ; l’homme du peupleéprouvelebesoinderapprocherladivinitéetdeserapprocherd’elleenfaisantsurgirdesmédiateursetdesintercesseurs.Lefellahoulafemmedupeuple,quiignorenttout,biensouvent,delavraiereligion,sollicitent les grâces qu’ils désirent de ces saints à la fois prestigieux et familiers, humains etsurhumains,dontlesanciensrapportentlesmiracles,quisontliésàdeslieuxparticuliers,àunerégionetparfoisàunetribu,etinvestisdefonctionsdéterminées.Douésdelabarakah, ilspeuventguérir lamaladie,prévoirl’aveniroudonnerlafécondité.C’estainsiquelacroyanceenlabarakahestdevenuelefondementessentieldel’organisationdesconfrériesreligieusesetdeszawiyah-squiseréclamentdel’autoritéd’unsaintvénéréetpuissant.Maraboutsetdignitairesdesconfrériesproposentunereligionquiparleaucœuretàl’imagination;parleurpuissancematérielleetmorale,ilsexercentuneinfluenceimmensesurlaviedescampagnes.Ensomme,l’Islamtientsaforceetsaforme,danslemonderural,decequ’ils’estaccommodéauxaspirationsdesrurauxenmêmetempsqu’illesassimilaitetqu’ilaétéfaçonnéparellesenmêmetempsqu’illesfaçonnait.Lareligionpopulaireestlelieuetlerésultatd’undialogue constant et complexe entre les forces du terroir et le message universel. L’attitude del’orthodoxie à l’égard de cette religion marginale a toujours été à la fois d’intransigeance et detolérance.La tendanceà considérer lesdroitsparticuliers, les coutumesberbèrespar exemple,ou lescroyances magiques et les cultes naturistes comme survivances ou déviations, a toujours étécontrebalancéeparl’effortplusoumoinsméthodiquepourabsorbercesformesdereligiositéoudedroitsans les reconnaître. Le droit pénal et civil a ainsi intégré, sans leur accorder vraiment un caractèred’obligation, une foule d’institutions locales. De son côté, la religion « liminaire » se rapporte sanscesseàlareligionuniverselle.Delàunenchevêtrementinextricabled’attitudesréciproques:pratiquesanimistesoumagiquesquiseréinterprètent,tantbienquemal,danslelangagedelareligionuniverselle(ainsi,ilestfréquentquelessources,lesgrottesoulesrochersvénéréssoientplacéssouslaprotectiond’unsaintpersonnage);préceptesdelareligionuniverselleredéfinisenfonctiondescoutumeslocales;défense obstinée de l’originalité et reconnaissance unanime et intime de l’appartenance à l’Islam.Àl’attitude honteuse et secrète inspirée par le contact avec l’orthodoxie vient toujours s’opposerl’affirmationparfoisoutréedel’originalitéirréductible.Lejeudesréinterprétations,desoppositionsetdes transactions a fait de l’Islam algérien une totalité complexe et originale où l’on ne saurait, sansarbitraire,distinguercequiestproprementislamiqueetcequitientaufondlocal,etfaireledépartentreles croyances agraires et la foi proprement religieuse. L’Islam nord-africain se présente comme unensemble hiérarchisé où l’analyse peut isoler différents « niveaux » : dévotion animiste, cultesnaturistes, rites agraires ; culte des saints et maraboutisme ; pratique réglée par la religion ; droitappliqué ; dogme et ésotérismemystique. L’analyse différentielle décèlerait sans doute des « profilsreligieux»trèsdivers,manifestantl’intégrationhiérarchique,enchaqueindividu,desdifférentsniveauxdontl’importancerelativevarieselonlesconditionsd’existenceetl’éducation.

La religion historique, unie parmille liens à la réalité culturelle, ne pouvaitmanquer de ressentir lecontrecoupdesbouleversementsqu’asubielasociétéalgériennedufaitducontactdecivilisationsetde

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lasituationcoloniale.Desortequel’onpeutdiscerneraujourd’hui,àcôtédel’Islamtraditionnel,Islamdes communautés rurales ou des citadins, une religiosité des masses. La désagrégation descommunautés organiques et l’urbanisation ont donné naissance à un sous-prolétariat dépourvu deracines et de traditions, d’aspirations et de convictions, de liens et de lois.Arrachés à l’encadrementfamilial et social dans lequel se passait toute leur vie et en particulier vie religieuse, privés del’atmosphère de religiosité qui émanait de la vie collective, placés dans des conditions matériellesdifficilesetradicalementnouvelles,lessous-prolétairesdesvillesetlespaysans«dépaysannés»n’ontd’autre choix que l’indifférence ou la superstition, l’inclination à l’indifférence se trouvant freinéecependantparlasituationhistoriquequifaitdel’Islamunsignumsocialetpolitique.Lasuperstitionestunepiétéd’institution,unesuitedegestesvidésdesens,passivementetmécaniquementaccomplis,unensemblede conduitesdéterminéespar la soumission sans ferveur àune traditionaltérée.La ruptureavec la tradition entraînée par l’émigration, le contact avec la civilisation technicienne tout entièretournée vers des fins profanes, le passage du clan dont lesmembres sont unis par des liens sacrés àl’usineetàl’atelier,aupartietausyndicat,oùlasolidaritésefondesurl’intérêtmatérieloulechoixpolitique,autantd’influencesquientraînentunevéritabletransmutationdesvaleursetdétruisentlesoldanslequellareligiositétraditionnelleplongeaitsesracines.

Notes

[1]LesIsraélites,aunombrede150000environ,sedivisent,selonleurorigine,endeuxgroupes,les«Espagnols » chassés d’Espagne en 1492 et les autochtones, très proches par leurs mœurs et leurcivilisationdesautresAlgériens.Ilsparticipentengrandemajoritéausecteuréconomiquemoderneetaustyledevieeuropéen,toutenconservantnombredeleurstraditions.Ilssontsurtoutnombreuxdanslesvilles.[2]Leprincipededissimilationjouantessentiellementàl’égarddesEuropéens,lasituationcolonialeetla guerre ont contribué à effacer les particularismes et ont favorisé la formation d’une consciencenationale.[3]Ilfautdistinguerletraditionalismetraditionneletletraditionalismecolonial.Dansuncas,fidélitéàsoi,dansl’autrecas,oppositionàautrui.Dansuncas,adhésionintimeauxvaleursproposéesparunetraditionsacrée,dansl’autre,résistancepassiveopposéeàl’intrusiondevaleursimportéesetimposées.[4]Lapolygamieestenrégressionconstante(89000polygamesen1886contre29571en1954).Lerapportdespolygamesàlapopulationmasculinetotaleesttombéde64‰en1911à30‰en1948.LaproportionestplusfortedanslesterritoiresduSud(47,2‰contre23‰dansledépartementd’Algeren1948).Elleesttrèsfaibledansleszonesmontagneuses.[5]Cf.P.Bourdieu,Laparentécommereprésentationetcommevolonté,inEsquissed’unethéoriedelapratique,p.71-151.[6]Surla«découverte»dutravailetduprofitqu’entraînelagénéralisationdeséchangesmonétairesetdusalariat,voirP.BourdieuetA.Sayad,Ledéracinement,Paris,Éd.deMinuit,1964,p.61-84.[7]Cf.PierreBourdieu,Lasociététraditionnelle,attitudeàl’égarddutempsetconduiteéconomique,inSociologiedutravail,janvier1963,p.24-44.[8] Cf. P. Bourdieu, The Attitude of Algerian Peasant toward Time, in J. Pitt-Rivers (ed.), TheMediterraneanCountryman,Paris,Mouton,188,p.55.72.[9] Sur la transformation des attitudes économiques et sur la genèse d’une conscience de classecorrélative de l’insertion dans une économie capitaliste, voir P. Bourdieu, Le désenchantement dumonde,op.cit.,p.107-128.

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[10]Onpourraitfaireuneanalyseanalogueàproposducaractèresocialdesdevoirsreligieux.Quelesconduites religieuses fondamentales (prière, jeûne,aumône,pèlerinage)prennent souvent la formedemanifestations sociales, que l’observance des impératifs religieux soit souvent imputable,essentiellement, à la pression du groupe, tous ces traits, ainsi que beaucoup d’autres, ne sontaucunement spécifiques de la religiositémusulmane et doivent être compris en référence au type desociabilitéquefavoriselasociétéalgérienne:lerapportavecautruiprimelerapportdesoiàsoietparsuite lesentimentdelafautecommehontedevantautrui l’emportesur lesentimentdupéchécommehontedevantsoioudevantDieu.[11]Danslesvilles,leprêtàtauxusurairesatoujoursétépratiqué,sousdesformeslarvées,parcertainsMusulmans.[12]Lapratiquedelareligionmusulmaneetsurtoutdesprescriptionsdontl’aspectsocialestmanifeste(jeûne,etc.)constitueaussi,danslecontextecolonial,uneformedeladéfensedelapersonnalitéetsetrouveainsiinvestiedelafonctiondesigne,signequiexprimeàlafoisuneallianceetuneexclusion.Par là s’explique, au moins en partie, l’islamisation consécutive à la conquête (v. g. édification demosquéesenKabylie:entre1925et1945)etlarecrudescencedelapratiquedepuis1955.[13]Ilyauraitlieudedistingueraussiunereligiositémasculineetunereligiositéféminine.

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ChapitreVI

L’aliénation

ettesociétéquiréalisesonéquilibreauniveauleplusélevépossibledansleslimitesimposéesparlamédiocritédestechniquesetdontl’intégrationsembled'autantplusfortequesonadaptationaumondenatureldemeureincertaineetprécaire,asubi,dufaitdelacolonisationetdel’irruptiondelacivilisationeuropéenne, une mise en question radicale. De là ces phénomènes de déstructuration et derestructurationdontonpeutdéfinir lesprincipales lois : loides tauxinégauxdechangement,certainsaspectsdusystèmeculturelsetransformantplusrapidementquelesautres(parexemple,démographied’une part, économie et techniques d’autre part), ce qui entraîne un déséquilibre profond ; loi decompatibilitédifférentiellequipermetdedéfinirlalimitedesempruntspossiblesentredeuxsystèmes,limiteau-delàde laquelle l’empruntnepeutplusêtre intégréqu’auprixd’unemutationglobalede lasociété;loiducontexteselonlaquellel’empruntestréinterprétéenfonctionducontexted’accueil;loidu changement d’échelle et du changement de cadre de référence, selon laquelle les traits culturelsvernaculairessetrouventaltérésdansleursignificationprofondelorsqu’ilssesituentdansunensembleculturel nouveau : par exemple, situés dans le cadre de l’économie monétaire, la dot tend à êtreinterprétée comme prix d’achat et le lien d’honneur entremaître et khammès devient simple rapportentrelecapitaletletravail(salariat);loienfindel’interconnexiondesélémentsculturelsselonlaquelleunealtérationdedétailsuffit,encertainscas,àdéterminerunbouleversementradicaletglobal.

I.LesystèmecolonialLasociétécolonialeestunsystèmedont il importedesaisir la logiqueet lanécessité internesdufaitqu’ilconstituelecontexteenréférenceauquelprennentsenstouslescomportementsetenparticulierlesrapports entre les deux communautés ethniques. Aux transformations résultant inévitablement ducontactentredeuxcivilisationsprofondémentdifférentestantdansledomaineéconomiquequedansledomaine social, la colonisation ajoute les bouleversements sciemment etméthodiquement provoquéspour assurer l’autorité de la puissance dominante et les intérêts économiques de ses ressortissants.Ainsi,lesgrandesloisfoncières,essentiellementleCantonnement,leSenatusConsultede1863etlaloiWarnierde1873,ontétéconçuesparleurspromoteursmêmescommeinstrumentsdedésagrégationdesstructuresfondamentalesdel’économieetdelasociété.Véritablevivisectionsocialequel’onnesauraitconfondreaveclasimplecontagionculturelle,cettepolitiqueagraire,quitendaitàtransformerlesterresindivises en biens individuels [1], a facilité la concentration des meilleures terres aux mains desEuropéens,parlejeudeslicitationsetdesventesinconsidérées,enmêmetempsqueladésintégrationdesunitéssocialestraditionnelles,privéesdeleurfondementéconomique,ladésagrégationdelafamilledu fait des ruptures d’indivision, enfin ‘l’apparition d’un prolétariat rural, poussière d’individusdépossédésetmisérables,réservedemain-d’œuvreàbonmarché.Àquoiilfaudraitajouterlamisesousséquestre, à la suite des révoltes, des meilleures terres, les expropriations, le code forestier, laréglementationdes parcours et tant d’autresmesures inspirées ou imposées à l’Administrationpar laconsidérationpréférentielleouexclusivedel’intérêtdesEuropéens.

C

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D’après les statistiquesagricoles,22037exploitationseuropéennes (dont13017demoinsde50ha,soit59%,2635de50à100,2588de100à200,3797duplusde200,soit17%)occupent2726000hatandisque630732exploitationsautochtones(dont438483demoinsde10ha,soit69%,167170de10à50,16580de50à100,8499deplusde100,soit1,3%)couvrent7349160ha, lasurfacemoyenned’uneexploitationétantrespectivementde120etde11ha.Enoutre,tandisquelespropriétéseuropéennes, souvent irriguées, plus fertiles, portent des cultures riches (348 400 ha de vignes ;agrumes, primeurs), les terres des Algériens sont constituées pour moitié de parcours, le restecomprenant surtout des sols favorables aux céréales et aux cultures arbustives (figuier et olivier) etproduisantdes rendements très faibles.Mais l’Étatne s’estpascontentéde faciliter l’installationdescolons en leur procurant des terres. Il leur a apporté une aide constante et diverse : création del’infrastructure indispensableà l’agriculture,drainageet irrigation(les troisquartsdes terres irriguéesappartiennentàdesEuropéens:or,1hairriguéproduitdixfoisplusque1hadeculturesècheetpourcertainesculturesvingtàtrentefois);assistancefinancièreettechnique,protectioncommerciale.

Entrelesannées1830et1880,l’États’efforced’installerdescolonssurlesterresqu’ilaccapare,achèteoulibère.Ils’agitd’unepetitecolonisation,auxprogrèstrèslents,auxréussitesincertaines.Pauvresencapitaux, soucieux d’obtenir une récolte dans l’année, les premiers colons se consacrent surtout à laculture des céréales. La crise phylloxérique qui frappe le vignoble français en 1880 détermine unemutationbrusquedelacolonisationavecl’introductiondelaculturedelavigne.Celle-ciexigedegrosinvestissementsenmatérield’exploitation,destockageetdetransformation;delàledéveloppementdela coopération ;de là aussi le lienquiunit laviticulture et laBanque : c’est en1880que laBanqued’Algérie est autorisée à consentir des crédits privés. Cette agriculture capitaliste produit pourl’exportation(43%delavaleurdesexportationsen1907;66%en1933;39%en1956) :c’esten1884quel’onrevientàl’Uniondouanière.Leréseauferré,crééentre1879et1892,dessertlesgrandesrégionsviticoles.Lesportssedéveloppent.Lesviticulteurs,unisensyndicats,formentdesgroupesdepressionquimanifestent leurpuissancedans lesdomaineséconomiqueetpolitique.De1900à1946,l’autonomie financière laisse auxDélégations financières, où siègent 50 propriétaires fonciers sur 72délégués, la gestion du budget algérien. Les premières industries créées fournissent les produitsindispensables à l’entretien des plantations et traitent les sous-produits de la fermentation.Parallèlement, la population européenne croît, passant de 410 000 à 780 000 entre 1882 et 1911, enmêmetempsqu’ellesedifférencie:les11500possesseursdevignoblessontéminemmentprivilégiéspar rapport aux producteurs de céréales (160 000 F de revenu brut à l’hectare contre 30 000). Lapropriété se concentre [2]. L’opposition entre l’Est et l’Ouest s’accentue, le vignoble ne cessant degagnerenOranie(67%dutotalen1954)etderégresserdansl’Algéroiset leConstantinois.Maislaviticultureestessentiellementeuropéenne.Aussil’essordelavignecoïncide-t-ilavecl’apparitiond’uneségrégationdansl’espacequerévèlelastructurerégionaledel’Algérie:d’unepartlafaçaderichedeplainesetdecollines littoralesportant75%duvignobleet80%de lapopulationeuropéenne(villescomprises), d’autre part, les Hautes Plaines vouées à la culture des céréales et à l’élevage dumouton [3].Laviticultureexigeantunemain-d’œuvreabondante,lesfallaḥ-sdépossédésetlesancienskhammèsdeviennentlesouvriersdescolons.Ladistances’accroîtentrelecolonquivitdeplusenplusàlaville,laissantsonexploitationàdesgérantsoudescontremaîtres,etsesouvriersalgériens,trèsmalpayés.

Avec lestatutviticolede1929, levignoblecesse rapidementdes’agrandiretatteintunmaximumde400000haen1935.L’équilibrefondésurl’expansioncontinuesetrouverompu.Commel’observeM.Isnard, « au risque succède le privilège, celui de l’exploitation particulièrement rémunératrice de lavigne...Auxpionnierssuccèdentdesbourgeois,jalouxdeleursavantageslégaux,âpresàdéfendreleurs

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intérêtsdeclasse,revendicatifs,toujoursprêts,danslesdifférends,àexigeraideetprotectiondel’État.Après avoir été progressive, révolutionnairemême, la vigne est devenueune culture conservatrice».Cependantlaculturedesagrumes,exigeantaussidegroscapitaux,vientprendrelerelais,parallèlementà l’extension des surfaces irriguées (construction des grands barrages) et à l’ouverture du marchémétropolitain(guerreciviled’Espagne).Lesannées1940à1953marquentl’arrêtdelaprogressiondela colonisation, les achats des Algériens aux Européens excédant les achats des Européens auxAlgériens.

Lesprogrèsdel’agriculturecolonialecoïncidentavecunerégressionnettedel’agricultureautochtone.L’abîmen’acessédesecreuserentrelesdeuxsecteursdel’agriculture,l’unutilisantlesméthodesetlestechniqueslesplusmodernes,l’autre(environ5125000personnes)demeurantfidèleauxprocédésetauxinstrumentstraditionnels.Tandisquelapartduproduitnationalrevenantauxcolonsaconstammentaugmentéenvaleurrelativeetabsolue,lapartdesAlgériensdiminuaitsansdouteenvaleurabsolue,entoutcasenvaleurrelative,lapopulationnecessantdes’accroître.Bienquelasuperficiecultivéeparlesfallaḥ-saitgrandi,maisauxdépensdespâturages(delàvient,enpartie,ladiminutiondutroupeau)etsurlesterrespauvres,onacalculéquelaquantitédegraindisponibleétaitde5qxparhabitanten1871,de4qxen1900etde2,5qxen1940.C’estquelesrendementssemblentavoirbaissé(5qxàl’hectareenmoyennepourlescéréalesentre1950et1956)tandisquelapopulations’accroissaitàunealluretrèsrapide, en raison, d’une part, du taux de natalité très élevé, lié étroitement à la paupérisation et à larupturedes équilibres économiqueset sociaux,d’autrepartde labaissedu tauxdemortalité, surtoutinfantile,conséquencedel’actionsanitaire.

Ainsiledéséquilibreentrelapopulation,lasurfacecultivableetlesressourcess’aggravesanscesse.Les438483toutpetitspropriétairesnepeuventplusvivresurdeslopinsquiontmoinsde5haenmoyenne.Depuis1948,lapopulationagricoledemeuresensiblementconstante(5800000);onestimeque,sur2700000hommes en âge de travailler, 1 700000 sont occupés, enmoyenne, cent jours par an.Pourl’ensembledesAlgériensvivantdel’agriculture,lerevenumoyenparfamilleestévaluéen1957à175000Fparanenviron.LesEuropéensproduisaienten195455%durevenubruttotal,lesAlgériens45%seulement(dont20%pourl’élevage).Lesrecettesréelles,produitdelacommercialisation,sontdansle rapport de 2 à 1 en faveur des Européens, l’autoconsommation absorbant plus de 40 % de laproduction chez le fallaḥ, contre 3 à 4 % chez le colon. Grande partie de la population rurale semaintientpéniblementauniveaudesurvie.Delà,surtoutàpartirde1930,l’urbanisationpathologiquedesrurauxjetéshorsdescampagnesparlamisère.Depuis1954,lenombredesemployésetdescadresmoyens, jusque-là très faible, s’est fortement accru. Le commerce et l’artisanat occupent une bonnepartiedelapopulation.Mais,en1957,ouvriersetmanœuvresformentlegroupesocialleplusimportant;lamassedeschômeursetdessous-employésseraitdemeuréeconstanteentre1954et1957,soit,avecleursfamilles,990000personnesenviron,etauraitlégèrementdiminuéentre1957et1959.

Plus ou moins aveugle, plus ou moins méthodique selon les époques et les occasions, la politiquecoloniale de désagrégation systématiquement provoquée agissait dans lemême sens que les lois descontacts de civilisations et des échanges interculturels dont elle précipitait l’action et accroissaitl’efficacité.

I.LasociétécolonialeC’estenréférenceàlasituationcolonialequ’ilimportedesaisirlestyledeviepropreauxEuropéens,

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leur système de valeurs et le type de rapport qu’ils entretiennent avec les colonisés. En effet, àconsidérer cette société commeun empire dans un empire, en dehors de tout rapport avec la sociétécoloniséeetlasociétémétropolitaine [4],àn’enretenirquelesoriginesetlastructure [5],onlaisseraitéchappercequienfaitlaspécificité.

L’histoiredel’implantationdelasociétéeuropéennepermetd’encomprendremieuxlestraitsoriginaux.Les premiers colons, installés en très grand nombre sur des lots trop réduits, ignorants souvent destechniquesagricoles,affrontésàunclimatdifficileetmalsain,dépourvusengénéraldecapitaux,ontétésouventlesvictimesdesspéculateurs,lapetitecolonisation(qui,en1954,necouvraitque1,5%delapropriétécolonialepour8000exploitations)cédantprogressivementlaplaceauxgrandesexploitations.

C’est au cours de l’ère de la viticulture que s’est forgé l’esprit propre aux Européens d’Algérie, enmêmetempsquelepaysagerural,lastructuresocialeetrégionaledelacampagnealgérienneprenaientleur formeactuelle.Lespremiers colons émigraient essentiellement pourvivremieuxqu’enFrance ;aveclaréussitedelaviticulture,auxpionniers,venusdansunpaysneufenhéritiersd’unecivilisationtechnicienne mais aussi en paysans désireux d’étendre leur propriété, succèdent les spéculateurscapitalistes qui consacrent la totalité de leur bénéfice, et même plus, à accroître leur domaine et àdévelopperleursmoyensdeproduction.Contraints,poursurmonterlesaléasduclimat,detravaillerviteet,pourcela,demettreenœuvredegrosmoyenstechniques,supposantdegrosmoyensfinanciers,lescolons ont nécessairement recours au crédit. Ceci est vrai des céréaliculteurs, mais plus encore desviticulteurs.Aussi, en 1914 le rapport entre lemontant des valeursmobilières et la valeur totale desbiensmeubles et immeubles et en particulier de la propriété foncière demeurait extrêmement faible(32,5et73,7%enFrancecontre4,5et6%enAlgérie).Si l’onajouteque lescolonssontdansunecertainemesuredesdéracinés, en rupture avec leur univers traditionnel, souvent isolés, contraints detoutcréer, leurterre, leurunivers,oncomprendqu’aitpuseforgerunespritréaliste,plusattachéauxvaleursmatériellesqu’auxspéculationsdel’esprit.Enmêmetemps,unpaysagenouveausedessine:leschampstravaillésàlamachine,auxlimitesgéométriquesprécises,auxsillonsréguliers,lesdocks-silosgigantesques,lescentresdevinificationet,aucœurdudomaine,lamaisondecolon,sontlestémoinsdecetteprisedepossessiontotale,decettevolontéd’emportersonuniversavecsoietdel’imposersansaucuneconcessionàl’ordretraditionnel;ilenestdemêmedesvillagesdecolonisationauxruestiréesaucordeauetdesgrandesvillesquicommencentalorsàprendreleurvisageactuel.C’estainsique,peuà peu, le colonisateur crée un environnement qui lui renvoie son image et qui est la négation del’universancien,ununiversoùilsesentchezsoi,où,parunrenversementnaturel,lecoloniséfinitparapparaîtrecommeétranger.

Aux spéculateurs capitalistes, aux industriels de l’agriculture, succèdent les héritiers, nés dans cemondefaçonnéetmodeléparleurspères,animéssouventd’unespritdeparvenusattachésàdéfendreleursprivilèges [6].Toutaulongdel’histoiredelacolonisation,l’Arabes’éloigne;l’Européenenestséparédeplusenplusparmilleécransouobstaclesinterposés;àpreuve,l’évolutiondel’imagequelalittératureetlapeinturenousendonnentetquivaduromantismeetdel’exotismeàl’ignoranceouàlacaricature.L’Européenconnaîtdemoinsenmoinslespopulationsautochtones,àmesureques’instituecette sorte da ségrégation de fait, fondée sur les différences de niveau de vie et sur la ségrégationéconomique régionale. L’ « Arabe » n’est plus perçu que sous l’angle du rapport économique avecl’Européen.Lesrelationssonttoujoursdavantageteintéesdepaternalismeouderacisme.Àmesurequela colonisation s’implante et s’installe, la société algérienne se désagrège, donnant au colon unejustification supplémentaire pour éviter et mépriser. Concentrée dans les villes, dans les quartierseuropéensdesvilleseuropéennes [7], lapopulationeuropéennevitentresoiet trouvedansunepresse

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complaisantetouteslesjustificationsdesonignoranceetdesonindifférenceconcernantlesdrames,lamisèreetlesrévoltesdesAlgériens.

ÀmesurequelesEuropéenss’éloignentdesArabes,ilss’éloignentdelaFrance,nonseulementdelaFrance idéale dont toutes les valeurs apparaissent comme des naïvetés radicalement opposées à lalogiquedel’ordrecolonial,maisdes«FrançaisdeFrance»,toujourssuspectsdelibéralisme,quijouentlerôledeboucémissairetouteslesfoisqu’ils’agitd’expliquerunediscordanceentrel’universréeletl’universimaginairedanslequeltoutecettesociétés’efforcedevivre.

Considéréesynchroniquement,lasociétécolonialefaitsongeràunsystèmedecastes.Elleestcomposéeen effet de deux « communautés » juxtaposées et distinctes. L’appartenance à chacune de cescommunautés est déterminée par la naissance ; le type physique en est le signe comme parfois levêtementoulenomdefamille.Lefaitdenaîtredanslacastesupérieureconfèreautomatiquementdesprivilèges, ce qui tend à développer, chez celui qui en bénéficie, le sentiment d’une supériorité denature.Laséparationentrelescastessemanifesteencoreparlararetédel’intermariageetdeséchangesdetoutessortes,repas,dons,etc.Lesdeuxsociétéssontplacéesdansunrapportdesupérieuràinférieuretséparéesparunefouledebarrièresinvisibles,institutionnellesouspontanées,quifontquelerapportentrelesmembresdesdeuxcastessembleréduit,parunesorted’accordtacitedespartiesenprésence,auminimumindispensable. Ilen résulteuneségrégation racialede fait.La fonctiondu racismen’estautrequede fournirune rationalisationdecet étatde faitdemanièreà le faireapparaîtrecommeunordrededroit.Demême, lepaternalismeest laconduiteprivilégiéedusupérieur tantque le systèmen’estpasmisenquestionetquechacunresteàsaplace.Lasociétéeuropéenne,minoritémajoritairesurles plans social, économique et politique, essaie, grâce à l’idéologie raciste, de transformer lesprivilègesendroits,bref,d’autoriserchaquesociétéàêtrecequ’elleest, ladominante,dominante, ladominée,dominée.Sansdoute,lahiérarchiedesstatutsnesesuperposepasexactementàlahiérarchiedessociétés,lescastesétantelles-mêmesdiviséesenclasses.Maissichaquecasteprésenteuneéchelledestatutshiérarchisés,s’ilestpermisàtoutindividudelacasteinférieuredegravirleséchelonsdesacaste,ilestpratiquementimpossibledefranchirl’abîmequiséparelesdeuxéchelles.L’espritdecasteétouffelaconsciencedeclassecommelemontrel’attitudedupetitpeupleeuropéen;laconscienceetlaviepolitiquesprennentlaformed’unmanichéisme.Maislesystèmecolonialnepeutfonctionnerquesilasociétédominéeassumel’«essence»toutenégative(l’«Arabe»estinéducable,imprévoyant,etc.)que la société dominante lui propose comme un destin. Aussi, à mesure que le système gagne enlogique, ilperdenexistence ;àmesurequ’il tendàseréaliserpleinement, il tendàpréparer,dans laréalitédesfaits,sapropredisparition [8].

I.LadéculturationLesphénomènesdedésagrégationpeuvent êtreobservésdans toutes lesdimensionsde l’existence etsonttousinséparablementliés,bienque,pourplusdeclarté,onsoitcontraintdelesisoler:l’explosiondémographique,déterminéeparlacoexistenced’unenatalitéextrêmementélevée,liéeaupaupérisme,etd’unemortalitésensiblementréduiteparl’actionsanitaire,estsansdouteundesfacteursessentielsdedéséquilibre, du fait que l’équilibre ancien, fort précaire, était fondé en partie sur la médiocrité dupeuplement.Ladisparitéentrelapopulationetlesressourcessetrouveencoreaggravéedufaitquelaterre,moinsfertileetplusintensémentexploitée [9],s’épuisevite,entraînantunebaissedesrendements,etsurtoutparcequ’unepopulationénormémentaccrue(aufacteurdémographiques’ajoutantladescentemassive desmontagnards vers les plaines) doit vivre sur un patrimoine considérablement réduit. En

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sortequelesbasesmêmesdel’ordreagraireétantébranléesetencertainesrégionsdétruites,onobserveunebaisse rapideduniveaudevie.L’économie traditionnelle, ferméeet statique, nepeut soutenir lacompétition avec une économie capitaliste, favorable aux féodalités financières, dotée d’outillageperfectionné,d’organismescréditeursetd’uneméthoded’exploitationàhautrendement,orientéeversl’exportation,quiatôtfaitderuinerl’artisanatrural,lenomadismeetlesemi-nomadisme,refoulésverslesHautesPlaines.Prisdans l’engrenagede l’économiemonétairemoderneetcontraintdevendreautaux leplusbasaussitôtaprès la récolte,puisd’acheterau taux leplushautpour faire la soudure, lepaysann’asouventd’autresissuesquel’empruntàdestauxusuraires,laventedesterresetl’émigrationou laconditiondesous-prolétaire,« jugéégalementbonet inapteà tous lesemplois» (Dresch), jetédanslamisèrematérielleetsurtoutmorale,désocialisé,«déshumanisé»,atteintensesvaleursvitalesethabitéparunsentimentdefrustrationchronique [10].Aveclatransformationdurégimejuridiquedelapropriétéetl’immatriculationquifacilitelavente,toutesles«protections»del’ordreagraire,tellesquel’indivision, sont abolies ou perdent grande part de leur efficacité. En outre, la prédominance desvaleurs économiques et, en particulier, monétaires, bouleverse un ordre fondé sur les rapportspersonnels.Ainsi,l’ancienliendeclientèlequiunissaitlepropriétaireetlemétayersetrouvebrisé:oubienlesavancessontsaisiescommeprêtdeconsommation,dontonexigerestitution,etlekhammèsnetrouvantplusavantagepréfère lesalariat,oubienonrestefidèleausystèmeancien,mais,quoique lasituationsoit identiqueàcequ’elleétaitautrefois, toutestchangé [11].D’où l’apparitiondusalariat,rapport impersonnel entre le capital et le travail, et de l’ouvrier agricole, personnage inconnu del’anciennesociété,affranchidesafamilleoudesatribu.Deplus,lecolonetsestechniques,sonsensdelaglèbe,delaterretraitéecommematièrepremière,legéomètre,aveclanotiondelimite,déterminentune transmutation des valeurs et l’écroulement desmédiations entre le paysan et son patrimoine.Lestylemêmedurapportentrel’hommeetlesolsemodifie;aveclesfaçonsculturalesetlestechniqueseuropéennes, s’introduit une vision « matérialiste » de la terre et les anciens procédés perdent leursignificationrituelle.

Or cette terre, on la voit s’étrécir aumomentoù l’on endécouvre le prix.Auxanciennesvaleursdeprestige et d’honneur, se substitue la valeur monétaire, impersonnelle et abstraite. Dans ce monderenversé,chacuns’adaptecommeilpeut,ousuccombe:latentationdeconvertirlelopinmisérableenmonnaieetenpouvoird’achatestforte,etceuxquiluicèdentvontgrossirleprolétariatrural,déracinéetdésorienté.Lesplushabilesusentdestechniquesjuridiquespourbâtir leurfortuneouconstituerdegrands domaines ; les grands seigneurs, répugnant à s’adapter, se contentent parfois de sauver unesimple façade en hypothéquant leurs terres, ce qui, entre autres causes, entraîne un bouleversementcompletdeshiérarchiestraditionnelles;enfin, ilyaceuxquirestentfidèlesàlaterreet latravaillentcommeparlepassé,maisavecuneconscienceinfinimentplusaiguëdeleurmisère [12].

En raison de leur interconnexion fonctionnelle, les structures économiques et les structures socialesétaientvouéesàunedésagrégationparallèleetcommune:émigrationdesprolétairessansressourcesetsans racines vers les villes, destruction de l’unité économique de la famille, affaiblissement dessolidaritésanciennesetdescontraintescollectives,protectricesdel’ordreagraire,essordel’individuetde l’individualisme économique, qui font éclater les cadres communautaires, autant de brèches dansl’édificecohérentdesstructuressociales.Cetébranlementdel’ordreancien,lesmesuresadministrativesetpolitiquesne faisaientque l’amplifier : leSenatusConsulte de1863créedesunitésnouvelles, lesdouars ; les découpagesne suivent pas, la plupart du temps, les articulationsnaturellesde la sociététraditionnelle ; il est fréquent qu’une fraction soit partagée entre plusieurs douars, tandis que desfractionsd’appartenancedifférentesontuniesdanslemêmedouar.Ilarrivemême,lorsqu’unetribuesttrop réduite, qu’elle soit incorporée dans les douars d’une tribu voisine. Alors qu’en pays arabe on

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divisaitcequiétaituni,enKabylie,onunissaitcequiétaitdivisé,plusieursvillagesétantgroupésdansunmêmedouar.Si,enKabylieetdansl’Aurès,des«institutionsdedoublage»continuentlongtempsàfonctionner (conseildeclanoudefraction), la«djemâa»dudouar restantartificielleetsurimposée,dans les pays arabophones l’unité administrative devient peu à peu, aux dépens des unitéstraditionnelles,uneunitéréelle,enraisonde l’existenced’intérêts,depréoccupationsetd’organismesadministratifscommunsauxmembresdumêmedouar.L’institutionducaïdattendaussiàfavoriserladésagrégation des structures anciennes en substituant une hiérarchie administrative aux hiérarchiestraditionnelles.

Les lois de l’acculturation agissent dans le même sens que l’interventionnisme destructeur del’administration : avec les moyens de transport nouveaux, les grands courants commerciaux sedéplacent ; c’est ainsi que le chemin de fer enlève peu à peu à Tlemcen son rôle de grand centrecommercial;lechampdescontactshumainss’élargit;nombredepetitsmarchésdetribudéclinentetdisparaissent, cédant la place aux marchés des villes européennes, approvisionnés en produitsindustriels (ustensiles de cuisine, objets de toilette, tissus, etc.) qui se substituent, dans les maisonscampagnardes, aux produits de l’artisanat familial ; les unités closes éclatent et l’aire des échangesmatrimoniaux s’accroît considérablement. L’extension de l’espace vécu entraînée par l’émigration,l’urbanisationet lesdéplacements, lechocdes idéesetdes imagesnouvellesapportéespar l’école, laradio, le cinéma, le journal, favorisent d’une part la contagion des besoins et l’élévation du niveaud’aspiration, infinimentplus rapidesque la transmissiondes techniquesetdesvaleurs indispensablespours’adapteràl’économieoccidentale,tellesquel’épargne,l’utilisationrationnelledelamonnaie,lecrédit, le sensdu travail, infinimentplus rapides aussi que l’accroissementdespossibilités réellesdesatisfaire ces aspirations et ces besoins ; et d’autre part, laprise de conscience des inégalités et desbarrièresquiséparentlesdeuxsociétés,fondementdelarévoltecontrelacastedominante.Cetteprisedeconscienceestd’autantplusvivequ’elles’effectueaumomentoùl’ondécouvre,par-delàlesystèmecolonial, l’image de la France idéale, porteuse d’idéaux nouveaux, et où l’ensemble de la sociétédominéeestemportéeparunvastemouvementdeprolétarisation.

Diverses forces de disruption entament l’unité familiale dont on a pu mesurer la significationfonctionnelle.Onavucellesquis’exerçaientsurlafamillerurale;danslesvilles,lamiseenquestionest aussi radicale que possible. La désintégration de l’ordre agraire détermine un développementpathologique des cités. Pour la population urbaine, profondément et durablement dépaysée, entasséeavec des densités invraisemblables dans les habitations insalubres des quartiers traditionnels ou desbidonvilles,vivantleplussouventdansl’incertitudecomplètedulendemain,iln’estriendestableetdedurable. Lamisère et l’insécurité se trouvent aggravées par le désarroi résultant de la perte du liend’appartenance qui fondait la stabilité psychologique et sociale de l’individu dans les anciennescommunautés.Onimaginecombienpeutêtreprécaire,danscecontexte,l’unitéfamilialesapéeparlesrépudiations multipliées, par la tension entre les normes traditionnelles qui imposent de largessolidaritésetlesimpératifsdel’économieindividualisteoùleménageestl’unitédebase;parlacrisedel’éducationmoraledel’enfant,abandonnésouventàlarue;parledésarroidelajeunesse,ouverteàlaconscience politique, hantée par le non-emploi et portée, le plus souvent, à mettre en question lesnormes ancestrales enmême temps que l’autorité paternelle ; par le conflit des générations, sensiblesurtout en ce qui concerne le mariage et le rôle de la femme dans la société (droit de contraintematrimoniale, portduvoile, égalitédans lemariage, travail des femmes, etc.) ; par ladispersiondesménagesliéeauxnouvellesconditionséconomiquesetaudésird’émancipationdesjeunes;parl’exodedeshommesversleslieuxdetravail;parlesalariatquiassureàl’individul’indépendanceéconomique.Aussi la famille étendue cède-t-elle la place auménage ; les communautés de la société ancienne se

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désagrègent en même temps que les traditions qu’elles soutenaient et qui les soutenaient. Lestransformations de l’univers économique et social déterminent un désarroi profond (qu’expriment leromande langue française et la littérature orale d’inspiration populaire) dans toutes les classes de lasociétéalgérienneet,enparticulier,chezlespetits-bourgeois(v.g.lesfonctionnairesdesbureaucratiespubliques et privées et les enseignants), exposés aux conflits qu’entraînent l’affaiblissement dessystèmesdesanctiontraditionnelsetladualitédesrèglesdevie,sanscesseaffrontésàdesalternativeséthiques et, partant, contraints de porter au niveau de la conscience les prémisses implicites ou lesmodèles inconscients de leur tradition, donc voués à vivre comme une double vie intérieure et àbalancersanscesseentrel’identificationanxieuseetlenégativismerévolté.

Ainsi,lasituationcolonialeetlaguerreontsoumislasociétéalgérienneàunevéritabledéculturation.Lesregroupementsdepopulation,l’exoderuraletlesatrocitésdelaguerreontprécipitéenl’aggravantlemouvementdedésagrégationculturelleenmêmetempsqu’ilsl’étendaientauxrégionsrelativementépargnéesjusque-là,parcequ’àl’abri,partiellement,desentreprisesdecolonisation,àsavoirlesmassifsmontagneuxde lazone tellienne [13].Expérience catastrophiquede chirurgie sociale, la guerre a faittablerased’unecivilisationdontonnepourraplusparlerqu’aupassé.

I.LastructuredesrapportsdeclasseLedéveloppementd’uneéconomiecapitaliste, coexistant, tantdans l’agriculturequedans l’industrie,avec des modes de production plus anciens, a déterminé, à travers la différenciation des conditionsd’existenceetdetravail,laconstitutiond’unestructureoriginaledesclassessociales.Ouvriersagricolesà temps plein ou partiel, chômeurs et journaliers occasionnels, petits marchands ambulants ousédentaires, petits artisans, employés temporaires des petites entreprises artisanales ou commerciales,manœuvreslivrésàl’exploitationenraisondeleurdéfautdequalificationetdelamenacepermanentedu chômage, constituent un immense sous-prolétariat, masse déracinée d’individus installés dansl’instabilité et enfermés dans une existence au jour le jour, privés des protections que les traditionsséculairesetlesréseauxdesolidaritéassuraientaudernierdeskhammès,dépourvusdelaqualificationet de l’instruction seules capables de leur assurer la sécurité à laquelle ils aspirent suprêmement,condamnésautravaildefortuneetauxsemblantsdemétier.Relativementpeunombreuxenraisondufaibledéveloppementdel’industriequicondamneunefractionimportantedelapopulationouvrièreàl’émigration, le prolétariat des travailleurs manuels, qualifiés et permanents du secteur moderne,disposedel’ensembledesavantageséconomiquesetsociauxquisontassociésàlastabilitédel’emploi–allocationsfamiliales,avancement, retraite,habitatmoderne,scolarisationdesenfants,etc.–etqui,bienqu’ilsreprésentent,dansunetellestructure,autantdeprivilèges(relatifs),constituentlaconditionde la formation d’un système cohérent d’aspirations et de revendications et, corrélativement, de laparticipationàunprojetrévolutionnaire.Ilfautmettreàpartlestravailleursdusecteurtraditionnelqui,bien qu’ils soient séparés par des différences économiques importantes, ont en commun de subirindirectement l’exploitation du fait qu’ils sont situés dans un secteur globalement défavorisé : soit,d’une part, le semi-prolétariat des artisans et commerçants moyens, voués aux bénéfices réduits etinstablesparlafaiblessedeleurcapitalquilesenchaîneàlaclientèlelaplusdémunieetquileurinterdittoutetentativederationalisationet,d’autrepart,unebourgeoisieplusoumoinsanciennequiinvestitsesbénéfices dans des entreprises commerciales à demi-rationalisées ou dans des branches biendéterminées de l’industrie telles que l’alimentation, les textiles et l’habillement. Enfin, lesfonctionnairesetlesemployéssubalternesetmoyensdesbureaucratiespubliquesetprivées,assurésdelastabilitéd’unemploirelativementlucratif,avectouslesprivilègescorrélatifs,etaffranchisdestâches

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manuelles et de l’exploitation brutale, attendent du départ des colonisateurs, concurrents etmodèlesinavoués, la restauration de leur dignité et la pleine réalisation de leurs ambitions professionnelles :cettepetite-bourgeoisie,«rêveusedanssesaspirationsetéprisederhétoriquesocialiste»,coupéeparsesconditionsd’existenceetparsonmodedeviedusous-prolétariaturbainetrural,enferméedanslescontradictions culturelles produites par l’effet de domination, est prédisposée à servir d’alliée à lanouvelle bourgeoisie des grandes bureaucraties d’État dont le populisme nationaliste a pour fonctiond’assureràunpouvoirpolitique(et,par là,économique)néd’une«révolutionpartielle»l’appuidessous-prolétaires des villes et des paysans prolétarisés, que l’insécurité et l’incohérence de leursconditions d’existence vouent à l’impatience magique et aux utopies millénaristes plutôt qu’auxrevendicationscohérentesd’unprojetrévolutionnaire.

Notes

[1] Actuellement, 2/5 des terres sont francisées, c’est-à-dire soumises aux règles du droit français(touteslesterreseuropéennes+2243000ha);2/5desterresnonfranciséessontdespropriétésprivées(melk) ; 1/5 demeure la propriété des tribus (‘arsh). Depuis une vingtaine d’années les rupturesd’indivisionfamilialedeviennentdeplusenplusfréquentes.[2]En1930,26153Européenspossédaient2234000ha,en1950,22037,2726000ha.Les6385propriétésdeplusde100hacouvrentenviron80%delasurfacetotale.[3]OnestimequedanslaMitidjaplusde80%desterresappartiennentauxcolonsetplusde90%dansle Sahel d’Alger. On observerait des pourcentages analogues dans les plaines de Bône et dePhilippevilleainsiquedanscertainesrégionsdel’Oranie.[4]Le«Pied-Noir»sedéfinitendéfinissantleFrancaoui(ouPatoṣ)pours’opposeràlui:d’uncôtégénérosité,virilité,culteducorps,c’est-à-direde la jouissance,de laforceetde labeautéphysiques,cultedontletempleestlaplage;del’autre,mesquinerie,impuissance,intellectualisme,ascétisme,etc.Mais il se définit aussi contre l’ « Arabe » qui, à ses yeux, incarne au contraire la vie instinctive,l’inculture,l’ignorance,laroutine,etc.Delàunedéfinitiondesoifondamentalementcontradictoire.[5]D’aprèslerecensementde1954,79%desEuropéenssontnésenAlgérie,11%enFrance;6%sontétrangers (59 000). On estime qu’ils sont pour moitié d’origine française, pour moitié d’origineétrangère(Espagnols,Italiens,Maltais,etc.).Lastructuredelasociétéeuropéenneestanalogueàcellede laFrance ; ladifférence laplus importante tientau faiblepourcentagedesagriculteurs (6%) ; enrevanche,lesecteurtertiaireoccupeunepartplusgrande.Lepourcentagedesouvriersestsensiblementlemêmequ’enFrance.[6]S’il caractériseplusparticulièrement lescolonsproprementditschezqui il s’est formé,cetesprithabite, plus oumoins, l’ensemble de la population européenne qui a eu longtemps pour leaders lesgrandspropriétairesterriens.[7]760000Européensvivaienten1854danslescommunesurbaines.[8] Le système tendant à se conserver en tant que tel, il serait aisé de montrer qu’il anéantit toutetentative de réformes soit en les faisant tourner à l’avantage des Européens soit en les réduisant àl’inefficacité.[9]Lefallahadûmettreenculture,aprèsdéfrichementoudéboisement,desterresnouvelles,souventmédiocres;iladûaussitravaillerpluscontinûmentdesterresqu’illaissaitautrefoisreposer.[10] Cf. Pierre Bourdieu, Les sous-prolétaires algériens,Tempsmodernes, décembre 1962, p. 1030-1051,etTravailettravailleursenAlgérie,Mouton&Cie,1963.[11]En1956,lekhammessataétéinterditetremplacéparlemétayage.Certainspropriétairesontalors

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exigéunesommed’argentouunereconnaissancededettecouvrantlalocationdesbœufs,desoutilsetlamoitié duprixdes semences.D’autres fois, le khammès est devenuouvrier.Certainsont continuécommeparlepassé.[12]Surtouscespoints,voirA.Nouschi,Lanaissancedunationalismealgérien,1914-1964,Paris,Éd.deMinuit,1962.[13]Cf.P.Bourdieu,GuerreetmutationsocialeenAlgérie,Étudesméditerranéennes,printemps1960,etP.BourdieuetA.Sayad,Ledéracinement,op.cit.

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Bibliographie

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