Pierre Bourdieu - Sur La Television

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    FICHE DE LECTURE

    SUR LA TELEVISION

    Suivi de lemprise du journalisme

    De Pierre BOURDIEU

    1 - Biographie de lauteur

    N le 1er

    aot 1930 Denguin (Pyrnes Atlantiques), dans une famille dorigine paysanne, Pierre

    Bourdieu fit ses tudes au lyce de Pau de 1941 1947, puis au lyce Louis-le-Grand de 1948 1951.

    Il fut ensuite tudiant lEcole Normale Suprieure en mme temps qu la Facult des Lettres de

    Paris.

    Agrg de philosophie, il enseigna au lyce de Moulins (Allier) en 1955, avant dtre nomm assistant

    la Facult des Lettres dAlger, puis celle de Paris et enfin celle de Lille, o il exera comme

    matre de confrences entre 1961 et 1964.

    En 1964 , il fut nomm directeur dtudes lEcole pratique des hautes tudes, qui devint par la suite

    lEcole des hautes tudes en sciences sociales. Charg de cours de 1964 1984 lEcole Normale

    Suprieure, il fut, partir de 1982, professeur titulaire de la Chaire de Sociologie au Collge de France

    et directeur du Centre de Sociologie de lEducation et de la Culture (EHESS-CNRS).

    Il fut galement directeur du Centre de Sociologie Europenne (CSE) du Collge de France et de

    lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (depuis 1985).

    Paralllement cette carrire denseignant, il devint, en 1975, le directeur de la RevueActes de laRecherche en sciences sociales et de la revue internationale des livresLiber(en 1989), aprs avoir tdirecteur de la Collection Le sens commun (Editions de Minuit) (1964-1992).

    En 1993, il cra le Comit international de soutien aux intellectuels algriens (CSIA), puis, en 1996, il

    fonda lassociation Liber/Raisons dagir , qui dite des petits livres militants qui dnonce le no-

    libralisme. Parmi ceux-ci, le pamphlet Sur la tlvision , publi en 1997, et lessai La

    Domination masculine (1998), qui donnrent lieu controverses.

    Journaliste et ralisateur, Pierre Carles, lauteur de Pas vu, pas pris , lui avait consacr son dernier

    film : La sociologie est un sport de combat , sorti en 2001o il se fait lcho du refus du no-

    libralisme de Pierre Bourdieu. Le no-libralisme se base sur la dissociation du social et de

    lconomie. Or, le social cest de lconomie : cela a un cot. La misre se paye.

    Pierre Bourdieu, figure majeure de la sociologie contemporaine, est dcde lge de 71 ans, dans un

    hpital parisien.

    Principaux ouvrages

    - Les hritiers, les tudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1964 rditions augmente en1966 (avec Jean-Claude Passeron).

    - Lamour de lart, les muses dart europens et leur public, Paris, Editions de Minuit, 1966rditions augmentes en 1969 (avec A. Darbel, D. Schnapper).

    - Le mtier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968 (avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron).

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    - La reproduction. Elments pour une thorie du systme denseignement, Paris, Editions de minuit,1970 (avec Jean-Claude Passeron).

    - La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979.- Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980.- Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1980.- Ce que parler veut dire. Lconomie des changes linguistiques, Paris, Fayard, 1982.- Homo academicus, Paris, Editions de Minuit, 1984.- Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987.- La noblesse dEtat. Grandes coles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989.- La misre du monde, Paris, Editions du Seuil, 1993.- Libre-change, Paris, Editions du Seuil, 1994.- Raisons pratiques. Sur la thorie de laction, Paris, Editions du Seuil, 1994.- Sur la tlvision, Paris, Liber ditions, 1997.- Contre-feux, Paris, Ed. Liber Raisons dagir, 1998.- La domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998.

    2 Les postulats

    Cet ouvrage restitue deux cours tlviss du Collge de France o Pierre Bourdieu prsente les acquis

    de la recherche sur la tlvision.

    Le premier cours ausculte les mcanismes de la censure invisible qui sexerce sur le petit cran et livre

    quelques-uns des secrets de fabrication de ces artefacts que sont les images et les discours de la

    tlvision.

    Le second cours explique comment la tlvision, qui domine le monde du journalisme, a

    profondment altr le fonctionnement dunivers aussi diffrents que ceux de lart, de la littrature, de

    la philosophie ou de la politique, et mme de la justice et de la science ; cela en y introduisant la

    logique de laudimat, cest--dire de la soumission dmagogique aux exigences du plbiscite

    commercial.

    3 - Lhypothse

    La tlvision et le journalisme exercent une emprise sur lensemble des domaines de la socit ; ceux-

    ci en sont altrs dans leur fonctionnement par les manipulations et la pression commerciale quy

    exercent ces mdias.

    Pierre Bourdieu alerte sur la ncessit de leur rendre leur autonomie, gage de qualit et de puret de

    production et de fonctionnement.

    Pierre Bourdieu souligne l'importance d'utiliser les instruments de diffusion de linformation

    (tlvision, journalisme) afin de travailler une redistribution dmocratique de laccs au modedexpression et des acquisitions de connaissances au plus grand nombre, en chappant la logique

    commerciale.

    4 Mode de dmonstration

    Pierre Bourdieu expose successivement tous les mcanismes visibles ou invisibles qui interviennent

    dans le fonctionnement de la tlvision et du milieu du journalisme et qui soumettent ces domaines de

    faon pernicieuse la loi du march. Il explique aussi progressivement les multiples processus

    dinfluence de la tlvision et du journalisme dans de nombreux univers tels la politique, lart, la

    littrature, la science, la justice o ils entranent des effets nfastes : place prpondrante de la loi du

    march, usurpation de pouvoir par rapport aux lois de la hirarchie

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    A plusieurs reprises, les arguments dvelopps sont illustrs par des faits dactualit.

    5 Rsum du livre

    5.1 - Plan du livre

    Avant-propos

    1 Le plateau et ses coulisses

    une censure invisible cacher en montrant la circulation circulaire de linformation lurgence et le fast thinking des dbats vraiment faux ou faussement vrais contradictions et tensions

    2 La structure invisible et ses effets

    parts de march et concurrence une force de banalisation des luttes arbitres par laudimat lemprise de la tlvision la collaboration droit dentre et devoir de sortie

    Annexe lemprise du journalisme

    quelques proprits du champ journalistique les effets de lintrusion

    5.2 - Rsum

    Avant-propos

    La tlvision fait courir un danger trs grand aux diffrentes sphres de la production culturelle, art,

    littrature, science, philosophie, droit, ainsi qu la vie politique et la dmocratie. En effet, pousse

    par la recherche de laudience la plus large, par la concurrence sans limites pour laudimat, la

    tlvision suivie par une partie de la presse, peut, travers la nature des informations quelle diffuse,

    exacerber les passions primaires des populations.

    Pour prsenter ses cours la tlvision, Pierre Bourdieu sest efforc de mettre au premier planlessentiel, cest--dire le discours en risquant de lui donner lapparence dun cours magistral et en

    renonant aux effets dimage habituels la tlvision afin daffirmer lautonomie de lanalyse. Le

    discours articul qui a peu peu t exclus des plateaux de tlvision reste, en effet, une des formes les

    plus sures de la rsistance la manipulation et de laffirmation de la libert de pense.

    Pierre Bourdieu est conscient que la critique par le discours est certainement moins efficace et

    divertissante que ce que pourrait tre une vritable critique de limage par limage. Il sait aussi que sa

    dmarche prolonge et complte le combat constant de tous les professionnels de limage attachs

    lutter pour lindpendance de leurs code de communication.

    Cette analyse nest pas une attaque contre les journalistes et contre la tlvision inspire dune

    nostalgie passiste dune tlvision culturelle.

    Elle doit contribuer donner des outils ou des armes ceux qui combattent pour que journalisme et

    tlvision qui auraient pu tre un extraordinaire instrument de dmocratie directe ne deviennent pas un

    instrument doppression symbolique.

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    1 - Le plateau et ses coulisses

    Pierre Bourdieu pense quil est important daller parler la tlvision sous certaines conditions. La

    matrise des instruments de production qui est impose habituellement lintervenant est trs

    contraignante : temps de parole limit, sujet de parole impos, intervention dun animateur pour

    canaliser le discours. Malgr ces contraintes, si on accepte de participer des missions de tlvision,

    cest quon nest pas l pour dire quelque chose mais pour de toutes autres raisons, notamment pour

    faire voir et tre vu.

    Ainsi, il serait souhaitable de mener une rflexion collective entre intellectuels et journalistes sur le

    choix daccepter ou non les invitations la tlvision et des conditions poser afin de surmonter les

    menaces dinstrumentation.

    Dans certains cas, il peut y avoir une sorte de devoir sexprimer la tlvision sous des conditions

    raisonnables. Une mission des savants est de restituer tous les acquis de la recherche. La spcificit de

    la tlvision tant datteindre tout le monde, le choix dintervenir ou non la tlvision doit treorient par des questions pralables : qui est destin le message transmettre, quelle forme doit-il

    prendre ?

    1. 1 - Une censure invisible

    Laccs la tlvision a pour contrepartie une perte dautonomie lie aux conditions de

    communication impose.

    Cette censure exerce sur les invits et sur les journalistes a plusieurs origines :

    - une origine politique par la nomination des dirigeants- lautocensure et le conformisme ds la prcarit de lemploi dans les professions de

    laudiovisuel- les contraintes conomiques : les diffrents acteurs, (lEtat, les propritaires des chanes de

    tlvision ) sont lis par des intrts complexes.

    - Des mcanismes anonymes, invisibles, travers lesquels sexercent des censures de tous ordresqui font de la tlvision un instrument de lordre symbolique.

    Ce travail de dvoilement des mcanismes ne vise pas rendre responsables les journalistes qui sont

    autant manipuls que manipulateurs.

    La corruption des personnes masque cette sorte de corruption structurelle qui sexerce sur lensemble

    du jeu travers des mcanismes tels que la concurrence pour les parts de march.

    La tlvision exerce une forme de violence symbolique avec la complicit inconsciente de ceux qui lasubissent et de ceux qui lexerce.

    Le rgne de laudimat a donn une place prpondrante aux faits divers qui taient carts auparavant

    par souci de respectabilit.

    La tlvision attire lattention sur des faits omnibus qui font consensus et qui sont sans enjeu. Ce type

    dinformation prend du temps dantenne, denre rare la tlvision.

    Ainsi, la tlvision qui a une sorte de monopole sur la formation des cerveaux dune partie trs

    importante de la population, en mettant laccent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec

    du vide, carte les informations pertinentes que devrait possder le citoyen pour exercer ses droits

    dmocratiques.

    Elle creuse la division entre ceux qui peuvent lire des quotidiens srieux et ceux qui ont pour seul

    bagage politique linformation fournie par la tlvision.

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    1. 2 - Cacher en montrant

    La tlvision peut cacher en montrant autre chose que ce quil faudrait montrer pour informer, ou en

    montrant de telle manire que le sens ne correspond pas la ralit.

    Les journalistes oprent une slection dans linformation et une construction de ce qui est slectionn,

    leur principe de slection tant la recherche de sensationnel. La tlvision appelle la dramatisation et

    au double sens, grce aux images et aux mots.

    En raison de la concurrence inter professionnelle, les journalistes sont en qute du scoop. Comme ils

    se copient mutuellement en vue de devancer les autres, la recherche de lexclusivit aboutit

    luniformisation et la banalisation.

    Cette recherche acharne de lextraordinaire peut avoir des effets politiques.

    Grce sa puissance dvocation, limage tlvise peut faire exister des ides, des reprsentations ou

    des groupes. La tlvision devient instrument de cration de ralit.

    De plus en plus, la tlvision devient larbitre de laccs lexistence sociale et politique. Un des

    enjeux des luttes politiques est la capacit dimposer des principes de vision du monde selon certaines

    divisions. En imposant ces divisions, on fait des groupes qui peuvent parvenir obtenir des avantages.

    Dans ces luttes, aujourdhui la tlvision joue un rle dterminant : il faut de plus en plus produire desmanifestations pour la tlvision.

    1. 3 - La circulation circulaire de linformation

    Les produits journalistiques cachent des ressemblances profondes, lies notamment aux contraintes

    imposes par les sources et par toute une srie de mcanismes dont le plus important est la logique de

    la concurrence. Lorsquelle sexerce entre des journalistes et des journaux soumis des contraintes

    identiques, la concurrence homognise.

    Cela tient en partie au fait que la production est collective et que ce collectif englobe lensemble des

    journalistes. Pour arriver avant les autres, ils sont amens faire des choses quils ne feraient pas si les

    autres nexistaient pas. Pour savoir ce quils vont dire, ils doivent savoir ce que les autres ont dit etcalquent les sujets quils vont traiter sur les choix journalistiques de leurs confrres.

    Ce jeu de miroirs se rflchissant mutuellement produit un effet de clture, denfermement mental. Ce

    mode de fonctionnement des journalistes vise la fois tre dans le coup et se dmarquer, souvent

    par des diffrences infimes qui passent inaperues pour les tlspectateurs, mais, qui selon les

    producteurs contribuent au succs de laudimat.

    Les choix qui soprent la tlvision sont en quelque sorte des choix sans sujet : le fait que les

    journalistes se lisent les uns les autres, se rencontrent constamment dans des dbats o participent

    toujours les mmes intervenants a des effets de fermeture et de censure sur linformation. Pour briser

    ce cercle vicieux, il faut oprer par effraction mdiatique : il faut faire un coup qui intresse les

    mdias.

    Les journalistes chargs dinformer le public sont eux-mmes informs par dautres informateurs qui

    dcident de ce quil est important de transmettre. Cela conduit une sorte de nivellement,

    dhomognisation des hirarchies dimportance. Au sein du milieu du journalisme, les journalistes

    selon leur position trouvent ingalement vidents les choix des informateurs dcideurs et certains

    luttent pour introduire des petites diffrences. Cependant, tous les journalistes ont en commun dtre

    soumis la contrainte de laudimat.

    Laudimat est la mesure du taux daudience dont bnficient les chanes de tlvision. Il y a

    aujourdhui une mentalit audimat dans les salles de rdaction, dans les maisons ddition : on pense

    en terme de succs commercial. Si autrefois le succs commercial immdiat tait suspect, aujourdhui

    le march procure la lgitimation.

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    A travers laudimat, la logique commerciale simpose aux productions culturelles. Or, les plus hautes

    productions de lhumanit ont t produites contre la logique commerciale. Cela risque de mettre en

    question la production duvres pouvant paratre sotriques.

    1. 4 - Lurgence et le fast thinking

    Laudimat la tlvision et la concurrence entre journaux se traduisent par une pression de lurgence

    pour avoir le scoop. Cette pression exerce par les journalistes les uns sur les autres gnrent des

    consquences qui se traduisent par des choix, des absences, des prsences.

    La tlvision ne favorise pas lexpression de la pense car il y a un lien entre la pense et le temps, et,

    un lien ngatif entre lurgence et la pense. Cest pourquoi les intervenants la tlvision mettent des

    ides reues, des lieux communs recevables instantanment par tout le monde.

    Ainsi, la tlvision privilgie toujours les mmes intervenants : des fast-thinkers qui proposent du

    fast_food culturel, des locuteurs habitus des mdias qui dispensent de chercher qui aurait vraiment

    quelque chose dire.

    1. 5 - Des dbats vraiment faux ou faussement vrais

    Il y a des dbats vraiment faux o se confrontent des gens qui se connaissent. Cet univers des invits

    permanents est un monde clos de gens qui sopposent mais de manire convenue. Ce monde ferm sur

    lui-mme est tranger aux problmes du public.

    Il y a des dbats apparemment vrais, faussement vrais, o lon voit une srie doprations de censure.

    Dune part, le prsentateur pratique des interventions contraignantes en imposant le sujet, la rgle du

    jeu, en distribuant la parole, les signes dimportance. Cette situation pose un problme important du

    point de vue de la dmocratie : tous les locuteurs ne sont pas gaux sur le plateau. Pour rtablir un peu

    dgalit, le prsentateur devrait assister les personnes qui ne sont pas des professionnels de la parole.Dautre part, la composition du plateau est dterminante car elle doit donner limage dun quilibre

    dmocratique. Il y a les gens qui sont l pour sexpliquer et dautres pour expliquer.

    Dautres facteurs invisibles interviennent :

    - le dispositif pralablement tabli des conversations prparatoires avec les participants pressentis cequi conduit un scnario plus ou moins rigide et aucune parole libre,

    - la logique du jeu de langage : il y a des rgles tacites, certaines choses pouvant se dire et dautresnon,

    - la complicit entre professionnels : il y a les invits spcialistes de la pense jetable dont on saitquils ne poseront pas de difficults,

    - linconscient du prsentateur : les journalistes avec leurs catgories de pense posent parfois desquestions qui ne se posent pas.

    1. 6 - Contradictions et tensions

    La tlvision est un instrument de communication trs peu autonome sur lequel psent toutes une srie

    de contraintes qui tiennent aux relations sociales entre les journalistes, relations de concurrence et

    relations de connivence. Il sensuit que cet instrument de communication apparemment dbrid est

    brid.

    Lors de sa cration, des sociologues estimaient que la tlvision allait niveler, homogniser tous les

    tlspectateurs. Ctait sous-estimer leurs capacits de rsistance et la capacit de la tlvision

    transformer ceux qui la produisent par la fascination quelle exerce.

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    Le phnomne le plus important est lemprise de la tlvision sur les activits de production culturelle,

    scientifique ou artistique.

    Aujourdhui la tlvision a port lextrme la contradiction entre lautonomie ncessaire la

    production culturelle, et, les conditions sociales utiles pour transmettre ces productions tout le

    monde, conditions soumises la pression du commerce par laudimat. Cette contradiction rejaillit dans

    le monde du journalisme en tensions trs fortes entre ceux qui voudraient dfendre les valeurs de

    libert lgard du commerce et ceux qui se soumettent et sont pays de retour : opposition entre les

    tcherons invisibles de linformation et les vedettes grandes fortunes. Mais, on est loin dune

    situation o ces dpits pourraient prendre la forme dune rsistance individuelle et surtout collective.

    Pour comprendre tout ce qui vient dtre voqu, il faut passer au niveau des mcanismes globaux, au

    niveau des structures. La tlvision est un univers o les agents sociaux tout en ayant lapparence de

    limportance et la libert sont des marionnettes au sein dune structure.

    2 La structure invisible et ses effets

    Pour saisir les mcanismes explicatifs des pratiques des journalistes, il faut faire intervenir la notion de

    champ journalistique.

    Le monde du journalisme est un microcosme autonome qui a ses lois propres : ce qui sy passe ne peut

    tre compris de manire directe partir de facteurs extrieurs.

    2. 1 - Parts de march et concurrence

    Pour comprendre ce qui va se passer sur une chane de tlvision, il faut prendre en compte lensemble

    des rapports de force objectifs qui constituent la structure du champ : interactions visibles (les gens qui

    sinfluencent) et rapports de force invisibles.

    Les effets exercs par une entreprise dans un champ ne sont pas ncessairement le produit de volontsmais sont rendus possibles par son poids conomique.

    Tlspectateurs et journalistes ne peroivent pas cette structure mais ses effets.

    Pour comprendre ce que peut faire un journaliste, il faut avoir lesprit, la fois, la position de

    lorgane de presse auquel il appartient dans le champ journalistique ainsi que sa position propre dans

    lespace de son journal ou de sa chane.

    Un champ est un espace social structur, un champ de forces qui est aussi un champ de luttes pour

    transformer ou conserver ce champ de forces.

    La concurrence conomique entre les chanes et les journaux sexerce par la concurrence entre

    journalistes. Il y a ainsi des relations objectives invisibles entre journalistes qui sont amens prendreen compte ce quils font en raison de leurs positions dans leurs organes de presse et du pouvoir de

    celui-ci en fonction de son poids conomique et symbolique. Il faudrait considrer aussi la position du

    champ mdiatique national dans le champ mondial.

    A sa cration, la tlvision tait peine prsente dans le champ journalistique. Avec les annes, au

    contraire, la tlvision tend y devenir dominante conomiquement et symboliquement. Cela se

    marque par la crise des journaux qui disparaissent ou luttent pour leur survie.

    Cest au niveau de lhistoire structurale de lensemble de lunivers journalistique que les choses les

    plus importantes apparaissent.

    Ce qui compte dans un champ ce sont les poids relatifs : un journal peut rester identique et tre

    nanmoins profondment transform car sa position relative dans lespace est transforme. Par

    exemple, un journal cesse dtre dominant lorsque son pouvoir de dformer lespace autour de lui

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    diminue et quil ne fait plus la loi. Cest le cas du journal Le Monde qui cumulait deux facteurs de

    pouvoir : un tirage suffisamment grand aux yeux des annonceurs et un capital symbolique consquent

    pour tre une autorit.

    Au XIXe sicle, les journaux de rflexion sont apparus en raction par rapport aux journaux

    sensation.

    Lmergence du mdium de masse quest la tlvision nest pas un phnomne sans prcdent sinon

    par son ampleur. Toutefois, on ne peut comparer que de structure structure, et, on risque toujours de

    se tromper en dcrivant comme inoue quelque chose de banal par inculture. Pour porter une analyse

    de sociologue, les travaux sont encore insuffisants propos de phnomnes nouveaux comme le

    journalisme.

    2. 2 - Une force de banalisation

    Par sa puissance de diffusion, la tlvision pose un problme terrible au journalisme crit et lunivers

    culturel en gnral en produisant des effets indits. Par exemple, le journal de 20 heures peut

    rassembler plus de gens que tous les quotidiens franais du matin et du soir runis.

    Or, pour atteindre un public tendu, un organe de presse ne doit choquer personne et donc traiter desujets omnibus qui ne soulvent pas de problmes. Ainsi, le travail collectif des journalistes qui tend

    homogniser, banaliser, conformiser , dpolitiser, convient parfaitement bien quil ne soit jamais

    pens et voulu comme tel. La tlvision est parfaitement ajuste aux structures mentales du public et

    ne saurait tre linstigatrice dune quelconque rvolution symbolique.

    Les gens de tlvision sont devenus des petits directeurs de conscience et se font les porte-parole

    dune morale conformiste car les bons sentiments et les valeurs tablies favorisent laudimat et les

    valeurs du march.

    Les journalistes doivent leur importance dans le monde social au monopole quils dtiennent sur les

    instruments de diffusion grande chelle de linformation. Ils ont le pouvoir sur les moyens daccs

    la notorit publique. Ceci leur attire une considration souvent disproportionne avec leurs mritesintellectuels.

    Les journalistes peuvent imposer lensemble de la socit leurs principes de vision du monde, leur

    problmatique, leur point de vue. Le champ journalistique repose sur un ensemble de prsupposs et

    de croyances partages qui constituent cette formidable censure que les journalistes exercent en ne

    retenant que ce qui est capable de les intresser.

    La croissance du poids relatif de la tlvision dans lespace des moyens de diffusion et du poids de la

    contrainte commerciale a conduit passer dune politique daction culturelle par la tlvision une

    sorte de dmagogie spontaniste : dans les annes 50, la tlvision visait former les gots du grand

    public ; la tlvision des annes 90 vise exploiter et flatter ces gots pour toucher laudience la plus

    large. Ces deux positions ne servent pas mieux un usage rellement dmocratique des moyens dediffusion grande chelle.

    2. 3 Des luttes arbitres par laudimat

    En fonction de la position de leurs organes de presse dans lespace journalistique et de leur position

    dans ces organes, les journalistes sont contraints des interdits ou des injonctions thiques.

    Actuellement, on a des indices du recul progressif du journalisme de presse crite par rapport la

    tlvision. Aussi, les journalistes accordent le plus grand prix participer de prs ou de loin lactivit

    de la tlvision. La position des journalistes de la presse crite sen trouve menace et du mme coup

    la spcificit de leur profession est mise en question.

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    Pousses par la concurrence pour les parts de march, les tlvisions recourent aux mthodes des

    journaux sensation, donnant une place prpondrante aux faits divers et aux nouvelles sportives. La

    tlvision utilise tout ce qui peut susciter un intrt de simple curiosit, qui ne demande aucune

    comptence spcifique pralable ou qui peut susciter un immense intrt en flattant les pulsions, les

    passions les plus lmentaires.

    Il sensuit que les journalistes de presse crite doivent choisir entre suivre le modle dominant ou

    accentuer la diffrence. Le problme se pose aussi pour le champ tlvisuel englob dans le champ

    journalistique. Inconsciemment, les responsables victimes de la mentalit audimat ne choisissent pas

    vraiment. La tendance gnrale porte les organes de production culturelle lancienne perdre leur

    spcificit pour aller sur un terrain o ils seront battus de toute faon.

    Le champ du journalisme est beaucoup plus dpendant des forces externes que tous les autres champs

    de production culturelle. Il dpend trs directement de la demande, il est soumis la sanction du

    march. Lalternative du pur ou du commercial sy impose avec une brutalit particulire et le

    ple commercial y est particulirement fort. En outre, on ne trouve pas dans le journalisme de justice

    immanente qui fait que celui qui transgresse certains interdits se brle et celui qui respecte les rgles

    sattire lestime de ses pairs.

    2. 4 Lemprise de la tlvision

    Lunivers du journalisme est un champ plac sous la contrainte du champ conomique par

    lintermdiaire de laudimat. Et ce champ exerce lui-mme une contrainte sur tous les autres champs,

    en tant que structure. Cet effet structural objectif, anonyme, invisible, na rien voir avec ce qui se

    voit directement, cest--dire lintervention de personnes. On ne doit pas se contenter de dnoncer des

    responsables. Les hommes et les femmes ont leur responsabilit, mais, ils tirent grandement leurs

    possibilits et leurs impossibilits par la structure dans laquelle ils sont placs et par la position quils

    occupent dans cette structure.

    A lintrieur du journalisme, on peut penser des alliances trans-journaux qui permettraient deneutraliser certains effets qui naissent de la concurrence. Si les mcanismes structuraux qui engendrent

    les manquements la morale devenaient conscients, une action consciente visant les contrler

    deviendrait possible. Actuellement tous les champs de production culturelle sont soumis la contrainte

    structurale du champ journalistique lui-mme de plus en plus domin par la logique commerciale. La

    pression des journalistes sexerce aussi dans dautres univers (justice, science) o il arrive que la

    logique de la dmagogie se substitue la logique de la critique interne. Avec lautorit que leur

    confre la tlvision, les journalistes jouent dhtronomie dans les diffrents champs sans que leur

    spcialisation professionnelle ne le justifie.

    Les mdias ne cessent pas dintervenir pour noncer des verdicts, par exemple, dsigner les dix grands

    intellectuels de la dcennie. Ce procd permet dagir sur la bourse des valeurs intellectuelles en

    essayant de faire monter le cours des actions des intellectuels puissants dans le journalisme ouldition.

    Lanti-intellectualisme, constante structurale du monde journalistique, na souvent dautre raison

    dtre que de permettre aux intellectuels de tlvision dexister mdiatiquement en se faisant un

    crneau.

    Ces interventions extrieures sont menaantes car elles peuvent tromper les profanes. Elles rendent

    aussi trs difficiles lmergence des jeunes auteurs dont les uvres ne garantissent pas des succs

    commerciaux.

    2. 5 La collaboration

    9

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    Les forces et les manipulations journalistiques peuvent agir aussi de manire plus subtile en

    introduisant dans les univers autonomes, des producteurs htronomes qui, avec lappui des forces

    externes, reoivent une conscration quils ne peuvent pas recevoir de leurs pairs. Lorsquun

    producteur dmission de tlvision ou de radio invite un chercheur, il lui donne une forme de

    reconnaissance.

    Larbitrage mdiatique devient de plus en plus important dans la mesure o lobtention de crdits peut

    dpendre dune notorit dont on ne sait plus trop ce quelle doit la conscration mdiatique et la

    rputation auprs des pairs.

    Ainsi,, sexprimer ou non la tlvision est une question centrale dont la communaut scientifique

    devrait se proccuper afin de protger lautonomie, condition du progrs scientifique.

    Pour que les mdias imposent leur pouvoir sur des univers comme lunivers scientifique, il faut quils

    trouvent des complicits dans le champ considr. Les crivains, les artistes, les savants sont

    demandeurs de leur accs aux mdias. On peut analyser cette dpendance en disant que plus les gens

    sont reconnus par leurs pairs pour leur comptences, plus ils sont ports rsister ; linverse, plus ils

    sont htronomes et attirs par le commercial, plus ils sont enclins collaborer.

    Un champ trs autonome est un champ dans lequel les producteurs nont pour clients que leurs

    concurrents. Conqurir lautonomie impose de dbattre entre spcialistes avec des mthodes

    scientifiques pour avoir un vrai dbat scientifique. Or, la tlvision oppose trs souvent des gens qui

    nont rien en commun et qui ne devraient pas parler ensemble.

    On ne peut condamner priori toute forme de collaboration avec les mdias. Mais, la collaboration

    entendue comme soumission sans conditions des contraintes destructrices des normes des champs

    autonomes est combattre.

    La tlvision met galement en question lautonomie du champ politique. Les mdias agissant comme

    instrument dinformation mobilisatrice, une forme perverse de la dmocratie directe sous la pression

    des passions collectives pas ncessairement dmocratiques annihile la distance lgard de lurgence.On voit rapparatre une logique de la vengeance contre laquelle toute la logique juridique et politique

    sest constitue.

    2. 6 - Droit dentre et devoir de sortie

    La question des rapports entre sotrisme et litisme se pose avec les mdias. Comment concilier

    lexigence de puret inhrente aux travaux intellectuels, qui conduit lsotrisme, avec le souci

    dmocratique de rendre ces acquis accessibles au plus grand nombre ?

    La tlvision produit deux effets. Dune part, elle abaisse le droit dentre dans un certain nombre de

    champs en consacrant sociologue, crivain des gens non reconnus comme tels dans ces professions.Dautre part, elle peut atteindre le plus grand nombre.

    Pour chapper lalternative entre litisme et dmagogie, il faut maintenir voire lever le droit

    dentre dans les champs de production, et, renforcer le devoir de sortie .

    Le nivellement du niveau culturel peut venir des exigences mdiatiques dans les champs de production

    culturelle.

    Il faut dfendre les conditions de production pour faire progresser luniversel et, en mme temps, il

    faut travailler gnraliser les conditions daccs luniversel afin dlever le niveau culturel des

    citoyens.

    On peut et on doit lutter contre laudimat au nom de la dmocratie.

    10

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    La tlvision rgie par laudimat contribue faire peser sur le consommateur suppos libre et clair

    les contraintes du march, qui ne sont pas lexpression dmocratique dune opinion collective claire,

    rationnelle.

    Annexe Lemprise du journalisme

    Lobjet ici est lemprise que les mcanismes dun champ journalistique de plus en plus soumis aux

    exigences du march exercent, dabord sur les journalismes, et ensuite en partie travers eux, sur les

    diffrents champs de production culturelle, champ juridique, littraire, artistique, scientifique. Il sagit

    dexaminer comment la contrainte structurale du champ journalistique modifie les rapports de force

    lintrieur des diffrents champs et exerce des effets trs semblables dans ces univers trs diffrents.

    Le champ journalistique fait peser sur les champs de production culturelle un ensemble deffets lis

    la distribution des journaux et des journalistes, selon leur autonomie par rapport au march des

    lecteurs et celui des annonceurs.

    Le degr dautonomie dun organe de diffusion se mesure sans doute la part de ses recettes

    provenant de la publicit et de laide de lEtat, ainsi quau degr de concentration des annonceurs.Le degr dautonomie dun journaliste dpend dabord de la scurit de son emploi, ensuite de la

    position de son journal dans lespace des journaux (plus prs du ple intellectuel ou du ple

    commercial ), puis, de sa position dans lorgane de presse, enfin, de sa capacit de production

    autonome de linformation.

    Les diffrents pouvoirs, en particulier les instances gouvernementales, agissent par les contraintes

    conomiques mais aussi par toutes les pressions autorises par le monopole de linformation lgitime

    (notamment des sources officielles).

    Ce monopole donne aux autorits des armes dans la lutte qui les oppose aux journalistes pour

    manipuler les informations ou les agents chargs de les transmettre tandis que la presse essaie de son

    ct de manipuler les dtenteurs de linformation pour tenter de lobtenir et de sen assurer

    lexclusivit. Sans oublier le pouvoir symbolique exceptionnel que confre aux autorits de lEtat lacapacit de dfinir, par leurs actions, dcisions, interventions dans le champ journalistique (interviews,

    confrences de presse ) lordre du jour et la hirarchie des vnements qui simposent aux journaux.

    Quelques proprits du champ journalistique

    Le champ journalistique contribue renforcer, au sein de tous les champs, le commercial au

    dtriment du pur , car il sorganise selon une structure homologue celle des autres champs et le

    poids du commercial y est beaucoup plus grand.

    Le champ journalistique sest constitu au XIXe sicle autour de lopposition entre les journaux

    sensation et les journaux analyses et commentaires objectifs.

    Deux principes de lgitimation du champ journalistique sopposent : la reconnaissance par les pairs

    accorde aux journalistes respectueux des valeurs internes, et, la reconnaissance par le plus grand

    nombre matrialis par le profit financier.

    La dontologie en matire de journalisme rside dans les contraintes et les contrles croiss que les

    journalistes font peser les uns et les autres et dont le respect fonde les rputations dhonorabilit

    professionnelle.

    Il y a peu de sanctions positives pour les journalistes, part les reprises . Et les sanctions ngatives

    sont peu prs inexistantes.

    Le champ journalistique est soumis en permanence aux verdicts du march, travers la sanction

    directe de la clientle ou indirecte de laudimat. Les journalistes sont sans doute dautant plus enclins

    adopter le critre audimat dans la production (faire simple, faire court, etc) ou dans lvaluation des

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    produits (passe bien la tlvision, se vend bien, etc) quils occupent une position hirarchique plus

    leve, dans un organe de presse plus directement dpendant du march.

    Dans la logique spcifique dun champ orient vers la production de nouvelles , la concurrence

    pour la clientle conduit la recherche du scoop et dautant plus que lon est proche du ple

    commercial. Or, nombre de scoops ne sont perus que par les concurrents, les journalistes tant les

    seuls lire lensemble des journaux. Ce fonctionnement place la pratique journalistique sous le signe

    de la prcipitation et du renouvellement permanent.

    Effet peu favorable lautonomie, la concurrence incite surveiller en permanence les activits des

    concurrents afin de profiter de leurs checs en vitant leurs erreurs, et de contrecarrer leurs succs en

    essayant demprunter les instruments supposs de leur russite. Ainsi, la concurrence favorise souvent

    luniformit de loffre. Ce mcanisme impose aussi lensemble du champ les choix des

    instruments de diffusion les plus soumis aux verdicts du march, telle la tlvision, ce qui contribue

    orienter toute la production vers la conservation des valeurs tablies.

    Mme si leur efficience saccomplit presque toujours travers les actions de personnes singulires, les

    mcanismes du champ journalistique et les effets quils exercent sur les autres champs sont dterminspar sa structure propre.

    Les effets de lintrusion

    Lemprise du champ journalistique tend renforcer en tout champ les agents et les institutions proches

    du ple le plus soumis leffet du nombre et du march.

    Les journalistes et les journaux srieux sont eux-mmes contraints de faire des concessions la

    logique du march introduite par la tlvision commerciale. Certaines analyses de la tlvision ont

    d leur succs auprs des journalistes au fait quelles confrent une lgitimit dmocratique la

    logique commerciale en se contentant de poser en termes de plbiscite un problme de production etde diffusion culturelle. Ainsi, lemprise du champ journalistique menace lautonomie des diffrents

    champs de production culturelle en renforant les agents les plus sensibles aux profits externes parce

    quils sont moins riches en capital spcifique.

    Lemprise du champ journalistique sur les champs de production culturelle sexerce principalement

    travers lintervention de producteurs culturels situs entre le champ journalistique et les champs

    spcialiss (littraires, philosophiques, etc).

    Ces intellectuels-journalistes sont en mesure dexercer deux effets majeurs :

    - introduire des formes nouvelles de production culturelle situes entre sotrisme universitaire etjournalisme exotrique

    - imposer des principes dvaluation des productions culturelles qui donne la ratification duneapparence dautorit intellectuelle aux sanctions du march.

    Et ils peuvent compter sur le soutien de ceux qui prennent des produits de culture moyenne pour des

    uvres davant-garde ou qui dnigrent les recherches davant-garde au nom des valeurs du bon sens.

    Et ces derniers peuvent leur tour compter sur lapprobation de tous les consommateurs intresss se

    dissimuler leurs capacits dappropriation.

    Devant cette menace, deux stratgies sont possibles : marquer fermement les limites du champ et

    restaurer les frontires menaces par lintrusion journalistique, ou tenter dimposer dans les diffrents

    champs les acquis et les conqutes rendues possibles par lautonomie.

    Divulguer les acquis les plus rares de la recherche scientifique ou artistique avance suppose la mise

    en question du monopole des instruments de diffusion de cette information par le champ journalistique

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    et aussi la critique de la reprsentation des attentes du public que construit la dmagogie commerciale

    de ceux qui sinterposent entre les producteurs culturels et la grande masse des consommateurs.

    Le champ politique a en commun avec le champ journalistique dtre plac sous lempire de la

    sanction du march et du plbiscite. Lemprise du champ journalistique renforce les tendances du

    champ politique se soumettre la pression des attentes du plus grand nombre, parfois passionnelles

    et irrflchies, et, souvent constitues en revendications par la presse.

    La presse surtout tlvise agit comme le sondage qui instaure une relation directe avec les lecteurs

    sans mdiation. Il dpossde tous les porte-parole de leur capacit travailler une laboration

    critique des opinions de leurs mandants. Ce processus affaiblit lautonomie du champ politique et la

    capacit accorde aux reprsentants (politiques ou autres) dinvoquer leurs comptences dexperts ou

    leur autorit de gardiens des valeurs collectives.

    Enfin, le champ juridique, loin dobir des vrits et des valeurs universelles, est galement travers

    par des contraintes qui bouleversent les procdures ou les hirarchies sous la pression des ncessits

    conomiques ou la sduction des succs journalistiques.

    6 Conclusion

    Gnralits

    Cette analyse sur la tlvision et le journalisme est dune parfaite actualit. Ces moyens de

    communication sont placs au cur des socits actuelles et participent activement la construction

    des civilisations modernes.

    Si lon considre les centaines de millions de tlspectateurs qui y consacrent une part importante de

    leur temps libre, la tlvision reprsente le phnomne mondial le plus important la fin du XXe sicle.

    Elle lest aussi par linfluence quelle exerce sur les comportements individuels et collectifs. Cest

    pourquoi laudiovisuel est un secteur stratgique sur le plan conomique et sur le plan culturel.

    Afin danalyser les arguments de Pierre Bourdieu, il me semble utile de prciser quelques points de

    lhistoire et du contexte dans lequel volue laudiovisuel.

    La tlvision a connu trois priodes dans son volution.

    Durant environ cinquante ans jusquen 1985, les tlspectateurs taient captifs et ne recevaient que un,

    puis deux, puis trois programmes mis par le service public.

    Une deuxime priode de 1986 1996 a t le temps de la concurrence entre tlvisions commerciales

    prives et le secteur public. LEtat a conserv alors un quasi-monopole de diffusion et la possibilit

    ddicter des rglementations protectrices en faveur de la production audiovisuelle franaise. En 1986,

    la Commission Nationale de la Communication et des Liberts (CNCL) a garanti lindpendance de la

    tlvision. En 1989, le Conseil Suprieur de lAudiovisuel (CSA) a t la clef de vote du systme du

    double secteur public et priv, et le point de passage oblig des dcisions qui rgissent laudiovisuel.La troisime priode est celle des bouleversements technologiques. Elle a commenc depuis peu. Les

    satellites de diffusion directe et le numrique font entrer la tlvision dans son ge adulte. Les images

    et les sons parviennent du monde entier au tlspectateur, qui peut choisir ses programmes en tout

    indpendance. La politique franaise dintervention et de rglementation active devrait donc tendre

    disparatre et lusager orientera les programmes puisquil arbitrera entre les supports.

    Les tlspectateurs taient, il y a une vingtaine dannes, plusieurs centaines de millions face

    quelques groupes nationaux de diffusion, sans grande possibilit de choix hors des limites nationales.

    Ils sont maintenant plus de deux milliards face des milliers de chanes dont certaines diffusent sur

    tout ou partie dun continent, voire dans le monde entier. Le village mdiatique est devenu un village

    mondial.

    Mais qui, des tlspectateurs ou des diffuseurs, sera le plus puissant et qui simposera ? Les

    tlspectateurs dans leur grande majorit nont pas encore pris conscience de cette question. Or, si en

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    dmocratie cest le nombre qui lemporte, encore faut-il que ceux qui forment cette majorit le

    sachent. Cest pourquoi dans le face--face diffuseurs-tlspectateurs, les premiers continuent

    dominer la situation grce aux moyens en tout genre dont ils disposent.

    Si des nations saccordent reconnatre une fonction humaniste la tlvision, elles doivent avoir le

    courage dune politique conforme cette conviction. Elles devront rsister la pression de puissances,

    qui, faute de contre-pouvoirs, pourraient entraner luniformisation des peuples au plus bas niveau, en

    gommant toute identit culturelle.

    Pierre Bourdieu dnonce le fait que la tlvision creuse la division entre ceux qui peuvent lire des

    quotidiens srieux et ceux qui ont pour seul bagage politique linformation fournie par la tlvision. Il

    me semble que la division ne sarrte pas ce niveau : avec lapparition des chanes tlvises

    abonnement ou page, des catgories de tlspectateurs vont sans doute apparatre en fonction de

    contingences conomiques beaucoup plus fortes, le prix dun abonnement tlvisuel tant bien plus

    lev que celui dun journal.

    Comme l'analyse Dominique Wolton dans "Eloge du grand public", "jamais une opration de

    segmentation sociale et culturelle, dans la pure tradition de marketing, n'aura t pense en faisant

    pour se lgitimer, autant appel ce qui lui est le plus noble, les valeurs culturelles et dmocratiques".

    Le progrs technologique, qui connat une si rapide volution, va aussi entraner une croissance

    exponentielle de la production de fictions. Les nations industrialises vont se lancer dans une

    prodigieuse comptition qui les conduira engager une lutte sans merci. Par consquent, loffre de

    programmes ira dans le sens de linternationalisation et de luniformisation, sachant que la croissance

    de loffre, et donc de la demande, ainsi que le dveloppement de la technologie rduisent

    considrablement les cots de production et de diffusion. Les programmes destins au march

    international devront correspondre aux gots dun public aussi large que diversifi.

    De ce point de vue, les standards amricains (civilisation de melting-pot) et asiatiques (par

    dculturation progressive et capacit dadaptation tonnante) sont les plus performants. Certes, les

    chanes vocation thmatique ou culturelle se dvelopperont, mais, en sadressant un public

    restreint, il leur faudra recourir au financement par abonnements, ce qui limitera forcment leurimpact. La tlvision du plus grand nombre risque de se cantonner une offre de programmes bas de

    gamme ; et si une certaine partie de la population accepte de sabonner des chanes thmatiques

    culturelles, la tlvision numrique pourrait accentuer encore les ingalits au sein de la socit.

    Cette situation est grave pour lidentit culturelle de chaque pays. Cest pourquoi il serait

    indispensable dadopter, lchelle de lEurope, une stratgie qui permette aux industries

    audiovisuelles europennes de se hisser au niveau de leurs concurrentes amricaines et japonaises.

    Lvolution technologique va encore sacclrer avec la tlvision numrique et le multimdia. Hier,

    des images, familires ou inconnues, saffichaient lcran de notre tlvision ; aujourdhui, cest sur

    celui de notre ordinateur quelles commencent apparatre. Tout ce que lhomme dit, tout ce quil

    crit, peint, compose ou btit et tout ce que la nature nous offre de remarquable circulera bientt sur

    les autoroutes de linformation.Aujourdhui, nous sentons confusment que lmergence de ces nouvelles techniques de diffusion et

    dinformation va entraner, court terme, des bouleversements importants dans les industries et dans

    les pratiques culturelles. Le numrique, par exemple, apporte lamlioration de la qualit de limage,

    laccroissement de la quantit dimages diffuses et dinformations fournies, linteractivit. De

    grandes incertitudes demeurent car les nouvelles technologies multimdias modifieront en profondeur

    les habitudes de consommation audiovisuelle. La segmentation de loffre influera invitablement sur

    la demande sans quil soit possible den prvoir avec exactitude les consquences.

    A la fin du 20e sicle, les organisations de laudiovisuel patiemment mises au point lchelle de

    chaque pays dans le monde ont subi larrive dune pluie de chanes venues du ciel qui font pntrer

    partout des images dailleurs.

    La tlvision est omniprsente, un peu la faon dune immense toile daraigne qui entoure le

    monde. Il est donc indispensable de savoir sen servir afin den faire un outil de civilisation et non

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    dalination. Il faudrait la fois de la formation par les mdias et de la formation aux mdias. Double

    projet pour un seul projet : l'humanisme.

    Aujourdhui, le rle de la tlvision varie dun pays lautre en fonction de lavance culturelle de la

    population et de sa culture propre et de la structure des mdias du pays.

    Lemprise de la tlvision et du journalisme sur la socit sexerce travers tous les mcanismes

    dcrits par Pierre Bourdieu, mais aussi, par un poids conomique que je dirai direct : laudiovisuel

    reprsente un secteur dactivit potentiel important avec les emplois de ceux qui le fabriquent ou

    laniment et les quipements matriels ncessaires son fonctionnement. Actuellement, sur le systme

    hertzien terrestre, de couverture quasi nationale, le secteur public de laudiovisuel franais dispose de

    trois canaux (France 2, France 3 et le cinquime rseau occup par Art et la cinquime) tandis que le

    secteur commercial en utilise trois (TF1, M6, Canal +). Ensemble, ces chanes diffusent quelques

    cinquante-sept mille heures de programme par an. Dautre part, plusieurs dizaines de chanes sont

    disponibles par cble ou satellite (les fameux bouquets de tlvision numrique). Ces innovations

    technologiques sont porteuses de croissance conomiques en raison des nombreux quipements

    quelles rendent ncessaires. Au plan mondial, le seul renouvellement du parc de tlviseurs reprsente

    un march de lordre du milliard dunits !

    Dans tous les pays dvelopps, la tlvision ncessite un ensemble considrable de moyens, tandis

    qu'elle met en jeu d'innombrables intrts. C'est dire que, si elle pose des problmes d'une extrme

    complexit, il importe, avant tout, de ne pas oublier les usagers qui peuvent en tre soit les

    bnficiaires soit les victimes.

    Il leur faut en effet avoir conscience des mcanismes par lesquels le got de la tlvision devient un

    besoin tyrannique et de ce qu'il en rsulte, non seulement pour eux, mais surtout pour leurs enfants. Il

    n'est pas exagr de dire que c'est un problme essentiel pour l'homme moderne puisqu'il s'agit de

    l'exercice de sa libert.

    Tout se passe dans la civilisation moderne comme si on inoculait aux personnes pour des fins

    commerciales, des gots et des dsirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde,

    mais qui rsultent d'excitations psychiques ou sensorielles dlibrment infliges. C'est le cas de la

    tlvision.

    Une fois l'influence du petit cran admise, on peut reconnatre que la tlvision ne peut que montrer le

    monde tel qu'il est. Toutefois, il en est comme d'un rayon de soleil qui rflchi sur un miroir plan ne

    peut qu'blouir, mais, rflchi par un miroir concave peut incendier.

    Pierre Bourdieu incrimine la perversit des mdias en raison de leur structure, mais, il me semble que

    la structure est notamment la rsultante des agissements individuels. La structure donne simplement du

    poids lappt du gain et du pouvoir aux humains qui laniment.

    Violence et tlvision

    En diffusant des images, tant fictives que relles, du monde et de la vie, la tlvision nous offre le

    spectacle de la violence qui marque si fort notre prsent. Voil qui pose un premier problme.

    Il existe un second rapport, moins gnralement peru, entre tlvision et violence. En quelques

    annes, la tlvision a pris une place essentielle dans notre vie quotidienne en devenant le grand

    moyen de distraction. Elle influence nos esprits et pas toujours dans le sens souhaitable : il suffit de

    penser la propagande de la politique, de la publicit (cette tlvision est agressive l'gard de ceux

    qu'elle affole ou sduit et qui n'ont pas les moyens de cder aux messages), et, de la sous-culture

    laquelle elle confre le prestige de l'image.

    La manipulation et l'emprise des mdias sur tous les secteurs de la socit dnonces par Pierre

    Bourdieu sont aussi une forme de violence exerce.

    Afin d'informer, la tlvision donne chaque jour le spectacle des drames et des cruauts qui se

    dchanent travers le monde, et l'on ne peut pas dire qu'elle le fasse toujours avec sobrit. Mais,

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    comme elle doit galement distraire, elle y ajoute avec plus d'abondance encore, les spectacles de la

    violence imaginaire, sujet favori des films et des uvres de fiction. Or, elle touche tous les publics

    (adultes, adolescents, enfants) et les fascine tous. C'est surtout par cette violence que nous avons

    l'impression de vivre dans un climat chang et d'assister une dgradation irrsistible de la

    civilisation. Une telle vision du monde peut-elle, la longue, rester sans effet ?

    En somme, la tlvision tant la fentre sur le monde o sont montres la fois fiction et ralit, et, o

    saffichent de nombreux drames quotidiennement, les images poignantes perdent de leur force. La

    fiction en arrive produire autant dmotion que la ralit parfois.

    Le mot de violence est parfois difficile dfinir car il peut tre confondu et rduit l'emploi de laforce physique. Or, la violence englobe toutes les situations o une contrainte oblige autrui faire ou

    subir ce qu'il ne veut pas, qu'il s'agisse de force physique comme dans un crime, de pression morale

    comme dans l'intimidation, ou de supriorit intellectuelle comme dans l'escroquerie. En outre, cette

    violence peut agir d'un seul coup ou bien s'exercer par une pression continue.

    Si la tlvision fait autant appel la violence, c'est qu'il s'agit d'une loi constante du spectacle. La

    technique pour attirer les foules et retenir leur attention a toujours t de faire appel leur motivit.

    Les deux ressorts les plus prouvs furent de tout temps l'amour (on dit maintenant le sexe) et laviolence.

    Au sommet du palmars de la violence se situent, sans concurrence possible, les productions

    amricaines dont notre tlvision fait une grande consommation.

    Des observations particulirement srieuses ont t faites en 1976 par une commission d'enqute cre

    dans l'Ontario au Canada. Les rsultats des recherches de cette commission sont valables au premier

    chef pour la tlvision : les mdias peuvent collaborer la propagation de la violence sociale, et cela

    de trois faons.

    Tout d'abord, ils peuvent contribuer faire natre un climat favorable la violence, non seulement en

    engendrant des frustrations et des besoins que les adolescents ne peuvent satisfaire que par la violence,

    mais aussi en prsentant la violence comme un moyen assez normal en notre monde et, en tout cas,facile, efficace et gnralement impuni.

    Ensuite, ils peuvent exagrer ou aggraver les effets de la violence, soit en augmentant la peur et le

    sentiment d'inscurit, soit en affaiblissant par l'accoutumance la sensibilit l'anomalie que la

    violence constitue.

    Cette commission canadienne a tabli que deux catgories de tlspectateurs sont vulnrables la

    violence mdiatise : les adultes psychiquement et psychologiquement vulnrables (environ 5 10%

    des adultes) et la grande majorit des enfants et des adolescents.

    A la suite de ces travaux canadiens, des chercheurs amricains se sont tourns vers l'tude d'autres

    effets moins connus de programmes qui sont, au contraire, teneur pro-sociale et dont on a pu

    constater de effet bnfique.

    La violence tlvise est rvlatrice d'une entreprise de dvalorisation du monde, des fins purement

    commerciales. Il faut donc s'lever contre l'ide que la tlvision ne serait qu'un fidle reflet de notre

    socit dans ses grands et petits cts. De la mme faon, l'affirmation selon laquelle la tlvision ne

    donne au public que ce qu'il demande n'est pas totalement fonde. En ralit, la violence vhicule

    dans les mdias est, avant toute chose, l'expression subreptice d'un pouvoir, car elle exprime bien l'une

    des reprsentations, fruste mais efficace, du pouvoir.

    Cette violence met en scne victimes et bourreaux, opprims et oppresseurs, domins et dominants.

    Elle engourdit les facults de l'imagination. Elle pousse accrditer l'image d'un monde

    irrmdiablement imperfectible. Les images dfilent mais la ralit se fige.

    L'agressivit est la principale consquence de l'exposition rpte la violence tlvisuelle, mais elle

    n'en est pas la seule.

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    La dsensibilisation, pour tre moins visible, n'en est pas moins grave. On parle de dsensibilisation

    lorsqu'une exposition prolonge un stimulus engendre une raction motionnelle rduite ce

    stimulus et une accoutumance.

    Le troisime effet de la violence dans les mdias est la peur. La tlvision violente conduit le

    spectateur faire concider ses perceptions de la ralit avec celles du monde irrel de l'image

    tlvise. Il s'agit aussi de la peur de devenir victime de la violence. La rptition de scnes violentes

    la tlvision entretient un climat et provoque le repli sur soi ou sur le "chez soi". Il s'agit sans doute l

    de l'un des lments du cocooning apparu au cours des annes 80. Les jeunes tlspectateurs, qui ont

    forcment moins d'exprience de la vie relle, y sont particulirement sensibles. Il est presque criminel

    de leur prsenter une image aussi dgrade du monde dans lequel ils vont entrer et o ils vont prendre

    leur place.

    La tlvision n'est pas un mdia comme les autres : c'est l'lment culturel prdominant dans lequel la

    plupart des enfants grandissent et se forment aujourd'hui. Le but de l'enseignement est de former les

    esprits et cette formation passe par l'explication de la reprsentation du monde. Face une ralit

    complexe, un jeune enfant doit apprendre la rduire en schmas reprsentatifs clairs afin de juger et

    d'agir. Or, la tlvision, devenue le prcepteur brouillon et bavard de tous les enfants, les pousse se

    faire du monde une reprsentation kalidoscopique et donc inutilisable, quand elle n'est pas fausse oueffrayante.

    Pour la premire fois dans l'histoire de l'humanit, la transmission de la reprsentation du monde ne se

    fait plus seulement par les parents, l'cole, l'glise ou les livres de la maison familiale, mais, par des

    conglomrats d'intrts lointains qui ont quelque chose vendre.

    L'abus de tlvision modifie de fond en comble l'attitude de l'homme vis--vis du monde. La ralit

    devient pour lui un spectacle auquel il reste tranger. Que risque la jeunesse sous l'influence de cette

    sous-culture qui consiste absorber passivement, et hautes doses, des programmes de tlvision sans

    effectuer de choix vritables ? Il est probable que la jeunesse sera coupe des vrais problmes, prive

    d'autrui car elle aura pour ides des clichs, et pour passions des dsirs fabriqus.

    Il est donc temps d'exercer l'une des plus importantes responsabilits qui soient : celle de choisir ce quoi nous occupons nos loisirs.

    Cette ncessit de choix s'est matrialise au Canada par l'invention d'une puce antiviolence qui rend

    possible pour les parents et les ducateurs le contrle de l'accs aux missions prsentes sur le petit

    cran.

    Information et mdias

    Pour le citoyen aujourd'hui, le problme est d'chapper l'emprise de la puissance mdiatique afin de

    conserver une libert de jugement et de dcouvrir la ralit des choses derrire la mise en scne.

    Tout le monde croit gnralement qu'un mdia consiste donner une image ou reproduire un fait.

    Or, le mdia produit un rel nouveau des faits.

    Nous vivons ainsi dans un univers plusieurs dimensions : celle que nous connaissons travers notre

    vie quotidienne, et puis, plus prsente encore et surtout plus forte, celle que d'autres nous restituent sur

    le petit cran.

    L'information devrait dvelopper la rationalit, mais elle provoque l'inverse, comme si la raison

    basculait sous la vague des images, de l'affectivit, des passions. Les sentiments collectifs parfois les

    plus irrationnels sont soudain rveills ; cela est d'autant plus redoutable qu'ils sont amplifis par les

    moyens instantans de communication. Les passions ont des racines plus puissantes que la raison. La

    raison donne une certaine libert : dans la mesure o elle critique, elle aide prendre de la distance

    alors que l'immersion dans le sensible peut rendre fanatique ou fou.

    Quand l'information devient un produit vendre et donc capter de l'auditoire pour faire de l'argent,

    les acteurs des mdias sont embarqus dans un bateau ivre.

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    Le chroniqueur Philippe Meyer lanait ainsi cette boutade : "Le risque est grand que la socit perde la

    boussole, si la tlvision perd le nord !"

    La dsinformation est devenue monnaie courante.

    Il est paradoxal de constater qu' l'poque de l'emploi de technologies ultra-sophistiques de prise de

    vue et de tlcommunication, les journalistes ne parviennent parfois rendre que peu d'images

    intressantes lors d'vnements majeurs. C'tait le cas lors de la guerre du Golfe en 1991.

    La pression tait telle l'antenne que les journalistes n'avaient plus le temps d'aller aux sources de

    l'information, d'analyser les vnements avant de les prsenter.

    Le choix d'une information, son traitement, sa hirarchisation ne sont pas des oprations neutres. Se

    retrancher derrire la fameuse distinction faits/commentaires ne suffit pas. Ces considrations

    poussaient Hubert Beuve-Mry, qui aprs l'avoir fond, a dirig "Le Monde" pendant vingt-cinq ans,

    recommander plutt qu'une mythique objectivit le respect absolu de l'honntet qui consiste

    chercher la vrit ; et sans hsiter, si l'on s'est tromp, reconnatre ses erreurs.

    La charte franaise du journalisme est claire : "un journaliste, digne de ce nom, tient la calomnie,

    l'altration des documents, la dformation des faits, le mensonge, pour les plus graves fautes

    professionnelles." Ainsi, la dontologie se ramne essentiellement une question d'thique

    personnelle.

    De leur ct, les hommes politiques veulent naturellement profiter d'une influence dont ils constatent

    le pouvoir sans toujours en mesurer la nocivit. Ils utilisent la tlvision, productrice d'images, pour

    promouvoir leur image et leur position sous l'angle le plus favorable. Cette mthode explique

    comment une lection aujourd'hui peut se gagner sur une impression temporaire, bonne ou mauvaise,

    produite lors d'un dbat tlvis. Il suffit que l'image propose concide suffisamment avec le

    politiquement correct ambiant. Les dbats sont organiss comme un spectacle qui doit plaire o les

    acteurs connaissent parfaitement les rgles du jeu. Ils ont le dsir de marquer des points plus que

    d'informer. L'image l'emporte sur le concept.

    La tlvision donne lieu un trafic d'influences. Certains hommes politiques vont choisir, par

    exemple, l'mission dans laquelle ils interviendront, le prsentateur ou le journaliste qui lesinterrogera, les invits clbres en compagnie desquels ils apparatront. La tlvision devient un

    march de la notorit.

    Les plus grands gagnants de ce systme sont les hommes des mdias qui ont acquis le pouvoir

    d'exercer une pression auprs de ceux qui veulent se montrer leur ct et de faire monter les

    enchres.

    En parallle des pouvoirs lgislatif, excutif et judiciaire ncessaires au fonctionnement de l'Etat

    franais, se sont ajouts le pouvoir de la presse la fin du XVIIIe sicle et celui de l'audiovisuel depuis

    quelques dcennies.

    Dans la socit moderne, l'opinion publique doit tre indpendante vis--vis des pressions politiques

    pour que les citoyens aient une ide juste du fonctionnement de l'Etat et des orientations donner

    leur vie. Si cette indpendance existe, le peuple peut se faire couter, se dfendre et peser sur lesdcisions de l'Etat.

    Culture et tlvision

    Pierre Bourdieu met en avant le rle noble de la tlvision, savoir la diffusion des connaissances des

    scientifiques auprs du public en permettant ainsi sa formation.

    Prter un rle ducatif limage, cest un peu prsomptueux. Pour apprendre, il faut du temps.

    Il est noter que les heures passes regarder la tlvision ne semblent pas produire le mme effet

    denrichissement intellectuel que le temps consacr apprendre travers la lecture douvrages : elles

    ne permettent demmagasiner que fort peu de connaissances.

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    La tlvision donne au spectateur limpression de savoir car elle lui laisse le souvenir des images

    marquantes par leur valeur motive. Mais, laudiovisuel nest pas le conceptuel, et, les informations

    instructives diffuses quotidiennement par la tlvision ne sont pas retenues comme elles le seraient si

    elles taient issues dune lecture.

    La tlvision apporte une ouverture desprit indniable au public. Trs jeunes, les enfants peuvent

    avoir vu des spectacles quune vie humaine ne suffisait pas auparavant rencontrer : des hommes sur

    la lune, New-York, des villes sous les bombardements Plus rien ne les surprend, mais, ils nont pas

    emmagasin pour autant des connaissances tangibles. Ceci sexplique sans doute par la quantit

    dinformations diffuses par la tlvision sans lien logique entre elles et la vitesse laquelle ces

    lments dfilent. Le tlspectateur na pas la possibilit de structurer les images en ides ordonnes

    qui lui permettraient de restituer des connaissances.

    Le tlspectateur peut garder de nombreuses images en mmoire parmi celles qui ont touch sa

    sensibilit, un peu comme des visions isoles. Mais, ces images ne constituent pas une culture.

    Les images peuvent dfiler sans tre parlantes pour le spectateur qui na alors rien retenir. Au

    contraire, lorsque les producteurs savent mettre en uvre le langage visuel avec un talent pdagogueou artistique, on saperoit que les informations passent si vite sous les yeux quil nest pas possible de

    vraiment en profiter.

    La tlvision droule quotidiennement des kilomtres de pellicule, chargs d'images plus ou moins

    insignifiantes empruntes aux domaines les plus divers et dans lesquels se noient les documentaires et

    les films les mieux construits. Cette situation ne favorise pas la porte culturelle de ces missions dans

    l'ensemble du public.

    Bien plus, le tlspectateur refuse en gnral de faire un effort intellectuel et n'attend que de la

    distraction. Ainsi, dans ces conditions, la majorit des spectateurs ont tendance se laisser porter par

    les programmes tlviss en s'abandonnant au mouvement qui les emporte de plaisir en plaisir, mme

    si ils seraient capables de choisir. Un grand nombre de tlspectateurs s'assoient rgulirement pour denombreuses heures devant le petit cran, quelque soit le programme propos. Donc, la grande masse

    des tlspectateurs a une attitude passive qui n'est gure favorable apprendre quelque chose ou

    avoir un il critique pour discerner les manipulations utilises couramment par les producteurs et les

    journalistes.

    Rclament de la culture la tlvision, les tlspectateurs cultivs et ceux qui ressentent le besoin de

    progresser dans leur vie professionnelle, sociale ou personnelle.

    Il faut se rendre l'vidence : on ne cultive pas ceux qui ne le dsirent pas, mme avec les meilleures

    missions du monde. On risque au contraire de les ennuyer et de les inciter se tourner vers des

    programmes moins austres, souvent emprunts de mdiocrit, voire de vulgarit.

    Pourtant, les manipulations de fabrication dnonces par Pierre Bourdieu visent en partie rendre les

    missions agrables regarder pour soutenir l'attention du public et lui offrir un produit sans dfauts

    apparents.

    Il sagit notamment pour les producteurs des chanes de tlvision de crer du contenu afin que les

    tlspectateurs restent attentifs jusqu la plage de publicit qui est la source dargent essentielle pour

    les tlvisions commerciales.

    Tous les produits diffuss la tlvision font lobjet dune prparation mticuleuse, quils soient

    enregistrs pralablement avant leur diffusion ou bien quils soient mis en direct. Tout est rpt

    soigneusement afin de fabriquer un produit attirant de qualit et conforme au bon got actuel, quil

    sagisse de la messe du dimanche, du journal tlvis ou de nimporte quelle autre mission.

    Cependant, la tlvision dispose d'un atout majeur pour intresser le spectateur : elle offre la prsence

    de celui qui exprime sa pense et rend ainsi l'accs l'information beaucoup plus vivant que si il devait

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    se plonger seul dans des ides. Si les producteurs de tlvision veulent bien ne pas dtourner les buts

    nobles de vulgarisation des connaissances, le petit cran est un outil intressant qui a ses attraits. La

    tlvision a sans doute un rle complmentaire ct de celui des livres.

    Le rle de la tlvision dans la diffusion et la dmocratisation de la culture devient, par contre,

    indiscutable lorsqu'elle retransmet des concerts, des opras, des pices de thtre. Grce elle, ce ne

    sont plus seulement quelques Parisiens ou provinciaux de passage dans la capitale qui accdent ces

    reprsentations, mais, des millions de personnes peuvent aussi en bnficier quelque soit leur situation

    gographique.

    Si la tlvision reflte la socit, en mme temps, elle la modle : le temps consacr une

    consommation irrflchie et passive d'images tend dtourner les hommes de leurs devoirs envers

    leurs semblables et notamment de l'ducation des enfants.

    La tlvision fait les modes, fabrique les gots du public. Les comptences, les qualits objectives ne

    motivent pas toujours trs logiquement les succs mdiatiques, et, ne garantissent pas la

    reconnaissance du talent par le plus grand nombre.

    Le sociologue Francis Balle prcise que "ce qui importe, ce n'est pas le contenu du message, mais la

    faon dont il est transmis, et plus encore, le mdia grce auquel il est transmis". Ceci signifie par

    exemple que le mode de transmission de la culture influe sur cette culture, donc, dtermine les modes

    de penser, d'agir et de sentir de la socit. Ceci rejoint aussi la tlvision cratrice de ralit que dcrit

    Pierre Bourdieu.

    La tlvision est un danger pour la dmocratie dans la mesure o le public accepte des programmes de

    plus en plus mauvaise qualit imprgns de violence, de sexe et de sensationnel. Apprendre regarder

    le petit cran devrait tre enseign comme on apprend l'usage de produits dangereux afin d'aller vers

    une consommation responsable. Il faut dvelopper en particulier l'esprit critique des citoyens devant la

    rception des images afin qu'ils distinguent, par exemple, la nouvelle de la rumeur ou qu'ils comparent

    les diffrentes interprtations des faits proposes.

    Dvelopper un usage responsable de la tlvision est l'affaire de tous les citoyens ; ce n'est pas

    seulement celle des lites intellectuelles de la nation comme le laisserait penser l'interpellation de

    Pierre Bourdieu convenir d'un mode de fonctionnement pour accepter d'intervenir sur le petit cran.

    Le moyen d'action des citoyens le plus direct et lgitime est d'intervenir auprs de leurs reprsentants

    du Parlement pour qu'ils mettent en place les moyens ncessaires au contrle du secteur de

    l'audiovisuel. Les citoyens ne peuvent tirer leur motivation effectuer cette dmarche que dans la

    mesure o ils comprennent le rle de la tlvision dans la formation de l'opinion publique, dans

    l'ducation des enfants, dans l'veil la culture, dans les mcanismes psychologiques et l'influence sur

    les comportements.

    En fonction des choix collectifs dominants, la tlvision peut devenir un moyen de distractionmdiocre, de propagande insidieuse, de publicit abusive qui dveloppe la passivit, ou bien, elle peut

    contribuer notamment au dveloppement des esprits dans le sens de notre culture nationale avec une

    ouverture sur le monde.

    L'article premier de la loi du 7 aot 1974 dfinissait bien un rle noble la tlvision : "Le service

    public national de la radiodiffusion-tlvision franaise assume, dans le cadre de sa comptence, la

    mission de rpondre aux besoins et aux aspirations de la population, en ce qui concerne l'information,

    la communication, la culture, l'ducation, le divertissement et l'ensemble des valeurs de civilisation."

    Mais, depuis cette date, est-ce que les conjonctures conomiques et l'ampleur du poids des mdias

    expliquent que les professionnels de l'audiovisuel ne se recentrent plus face ces obligations ? En tout

    cas, les professionnels de la tlvision du service public et ceux de la tlvision prive n'ont

    certainement pas la mme interprtation de cette phrase.

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    En matire d'audiovisuel comme dans toutes les activits humaines, il est possible de respecter les

    droits de l'homme en recherchant la justice, ou de suivre une politique la Machiavel base sur la

    force et la ruse.

    Le trait de Pierre Bourdieu est trs utile dans la mesure o il met en lumire des mcanismes qui vont

    l'encontre du droit et de la dmocratie. Il faut souhaiter, en effet, une tlvision et une presse

    honntes et soucieuses de tous les citoyens plutt qu'au service des intrts particuliers de quelques-

    uns.

    Emprise du journalisme

    Lannexe intitule lemprise du journalisme nonce des ides qui ont t reprises et dveloppes

    dans la partie principale du livre Sur la tlvision . Plusieurs ides sont reprises dans plusieurs

    chapitres ; par exemple, la tlvision fabrique des ralits, la concurrence entre journalistes aboutit

    luniformisation de linformation.

    La censure exerce sur linformation par les journalistes franais est telle que certaines nouvelles sont

    connues grce la presse trangre.

    Les journalistes, les intellectuels-journalistes constituent une socit-corporation de linformation qui

    ne se contente pas de slectionner les faits quelle transmet mais les commente et les analyse pour le

    public. Or, une exprience tonnante peut tre vcue lorsque linformation diffuse concerne

    directement le tlspectateur qui la reoit. Ceci permet de sapercevoir que souvent les donnes

    exposes sont inexacte (noms corchs, chiffres errons, faits mal interprts) tel point quon a du

    mal croire quil sagit de sa propre ralit.

    Sans tre directement concern par linformation, il est facile aussi de remarquer lorsque des

    informations sont diffuses en boucle, que les donnes diffrent parfois dun journal lautre.

    On ralise ainsi quil est difficile de parler de ce que lon ne vit pas soi-mme. Or, les journalistes

    diffusent grande chelle des ides approximatives. Tout le monde peut ainsi croire se forger un

    jugement sur tel sujet ou telle personne et ne faire que lenfermer dans des ides prconues.

    Les journalistes ont tous la mme formation, la mme culture, les mmes sources. Le manque de

    culture gnrale ou spcialise ne permet aux journalistes de mettre en perspective les informations

    quils recueillent.