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Les classiques de CHAMP VALLON PIERRE BRUNEL ARTHUR RIMBAUD OU L’ÉCLATANT DÉSASTRE

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En poésie aussi, Rimbaud est « l’homme aux semelles de vent » : son évolution, de 1870 à 1875, est fulgurante. Pourtant, une continuité s’établit depuis les poésies du collégien jusqu’à Une saison en enfer et aux Illumina­tions. Pierre Brunel a ainsi pu mettre en évidence des textes fondateurs qui, dès le printemps de 1870, fournis sent des voies d’accès à l’œuvre ultérieure.

Étudiant les thématiques du départ et de l’enferme ment, le jeu du poète avec la folie, les mythes de la Création et du Chaos, ce livre riche d’analyses éclai rantes introduit constamment à une lecture nouvelle et multiple de Rimbaud.

Évoluant vers une mythocritique, cet essai ne néglige pas pour autant une écriture poétique qui pourrait être définie comme ce que Maurice Blanchot a appelé « l’écriture du désastre ». Mais ce désastre n’est pas obscur; il est éclatant.

Professeur émérite de littérature comparée de l’université Paris IV - Sorbonne, ancien élève de l’École normale supé-rieure, Pierre Brunel a notamment publié les Œuvres complètes de Rimbaud (« Pochothèque », 1999).

champ vallon 18 e

Diffusion: Harmonia Mundi. www.champ-vallon.com

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Les classiques dechamp vallon

pierre brunel

isbn 979-10-267-0670-0

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© 2018, Éditions Champ Vallon 01350 CeyzérieuISBN 979-10-267-0670-0

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pIerre BruNel

arthur rimbaudou l’éclatant désastre

Champ ValloN

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le prÉSeNt ouVrage eSt paru pour la premIÈre foIS, eN 1983,

daNS la ColleCtIoN « Champ poÉtIque » dIrIgÉe par daNIel Bergez.

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rimbaud aurait pu rester un poète inconnu. après avoir pas-sionnément désiré la publication de ses œuvres, il s’en était totalement désintéressé. « Je ne pense plus à ça », aurait-il dit un jour d’hiver 1879-1880, et ce neutre exprime son mépris pour une erreur de jeunesse, une de ces « bêtises » que jugent sévèrement les familles bourgeoises tout en ayant pour elles une secrète complaisance.

Il s’était placé « hors de la littérature »1. au même moment, Verlaine était plus que jamais dans la littérature. Sa poésie devenait un peu blette, et pourtant son audience augmentait. Il savait trouver les mots-drapeaux, « la décadence », « les poètes maudits ». malgré lui, l’absent fut enrôlé sous cette bannière. en 1886 il était publié dans la Vogue. le titre de la revue était une garantie de succès temporaire. le sien fut durable, car les illuminations, ainsi révélées, une saison en enfer, ainsi redécouverte après avoir été presque inaperçue en 1873, dépassaient infiniment les colifichets à la mode et allaient à l’essentiel. paul Claudel, dès cette année-là, en recevait ce qu’il a appelé l’« influence séminale ». plus près de nous, rené Char, Yves Bonnefoy n’ont cessé de sonder la vérité de cette parole poétique, et le second, disparu en 2016, affirmait notre besoin de rimbaud dans son livre de 2009.

on cherchera en vain, dans les pages qui suivent, l’histoire détaillée de la liaison entre Verlaine et rimbaud. Ce livre veut ne plus penser à ça. la biographie y est réduite à des renseigne-ments indispensables. J’aurai ainsi évité de céder à la tentation des vies fabuleuses et d’être la dupe d’un schéma dont maurice

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Arthur Rimbaud

Blanchot a dénoncé la pauvreté : « il mourut, vécut et mou-rut »2.

la biographie est une seconde vie conduisant à une autre mort. la postérité aussi : le danger d’asphyxie grandit à mesure que se multiplient les écrits critiques. J’ai voulu m’en abstraire le plus possible. Je jugeais inutile de constituer un centon de tout ce qui a pu être dit, déplaisant d’entrer dans l’arène des polémiques. la poésie ne doit être ni travestie ni tiraillée en des sens divers. elle exige le respect et ce que rimbaud lui-même appelait la patience. Je ne crois pas à l’« illisibilité » de rimbaud. Je me méfie des lectures à sens unique, trop souvent mutilantes. Je ne pense pas non plus qu’il existe autant d’inter-prétations qu’un texte a de lecteurs3. C’est pourquoi j’ai cru pouvoir écrire ce livre, au risque d’ajouter à la masse des gloses. Sans doute devrai-je ensuite, comme vous, le jeter.

NoteS

1. l’expression est de félix fénéon, l’éditeur de rimbaud dans la Vogue et son présentateur dans le symboliste, 7-14 octobre 1886.

2. l’écriture du désastre, gallimard, 1980, p. 61.3. « le dernier cri en la matière », écrivait en fulminant rené girard

dans le bouc émissaire, grasset, 1982, p. 138.

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dÉpartS

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partir, partir, parole de vivant.SaINt-JohN perSe, Vents

un enfant écarte un peu les mains, en étire l’empan, étend ses bras le plus largement possible. Il découpe ainsi dans l’espace le volume d’un objet, il en calcule les dimensions, il s’ouvre à l’horizon, à l’infini. Étudier un poète, c’est peut-être aussi prendre sa mesure, retrouver son champ, son champ poétique, au risque de s’y perdre.

Victor hugo invite à suivre le cours d’une longue vie, d’une œuvre-fleuve. arthur rimbaud est mort jeune, à trente-sept ans. Il est mort plus jeune encore à la poésie, dans l’« adagio » de ses vingt ans (Jeunesse III). quand il y renonce, en 1875, il a publié trois pièces de vers dans d’obscures revues (les étrennes des orphelins en janvier 1870, trois baisers en août de la même année, les corbeaux en septembre 1872) et une mince plaquette, sitôt délaissée, de « petites histoires en prose », « quelques hideux feuillets de [s]on carnet de damné », une saison en enfer, en octobre 1873. rassemblée sans son aveu de 1886 à 1891, – l’année de sa mort –, son œuvre presque complète tient en un volume pas très épais.

pourtant ce poète adolescent passe pour être sans commune mesure. on s’essoufflera bientôt à suivre dans ses aventures celui que Verlaine, son ancien compagnon, a nommé « l’homme aux semelles de vent ». on a bien plus de mal à accompagner l’enfant d’aube dans sa poursuite de la déesse. peut-on s’éle-

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Arthur Rimbaud

ver à la hauteur de son inspiration ? Il nous a prévenus dans une célébration du Génie qui est comme une volontaire mise à distance de son propre génie : son « pas », il le mesure à l’aune des « migrations plus énormes que les anciennes invasions », donc à celle de l’incommensurable. C’est le pas de géant du « Nouveau Juif errant »1. C’est surtout le pas d’un audacieux explorateur du champ poétique, d’un inventeur dont les éton-nantes mutations laissent, à chaque fois, le lecteur un peu plus désemparé et un peu plus admiratif.

l’allure du promeNeur

Il était pourtant parti d’un pas discret, celui du promeneur de sensation. Il était alors à notre mesure, dans ces deux qua-trains bien tranquilles, qui ne devaient pas effrayer théodore de Banville, le maître du Parnasse contemporain. C’est le premier de trois poèmes qu’il lui adresse, dans sa lettre du 24 mai 1870, sans lui donner alors d’autre titre que ces trois petites croix qui seront toujours pour lui le signe de l’anonymat volontaire. Il le place presque au début du recueil qu’il constitue à douai, en octobre 1870, et qu’il remet au poète local paul demeny. C’est donc bien, pour lui et selon lui, un point de départ.

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers. Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : mais l’amour infini me montera dans l’âme, et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la nature, – heureux comme avec une femme.

Je conseillerai à celui qui n’a jamais lu rimbaud de com-mencer par ce poème sans prétention, mais chargé de tout le

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Départs

mystère d’un futur qui est son temps grammatical exclusif, par ce poème de l’abandon où pourtant une répétition têtue insiste sur la décision d’« aller », par ce poème où le vide (le silence, l’absence de pensée) n’est qu’un rite préliminaire pour le plein, – la montée en soi de « l’amour infini ».

Ces huit vers sont déjà d’une remarquable plénitude poé-tique. Ce n’est pas une cheville, mais une correction heureuse, que les « soirs bleus d’été »2 : une manière de dire ensemble la couleur du ciel et la couleur de l’âme. et ce n’est pas une mala-dresse de débutant que la coupe après le quatrième pied, dans le vers final ; mais cette pause anticipée, atténuée par le tiret, signe de prolongement, et par l’enchaînement du e muet, sug-gère assez que le soupir est un soupir d’aise, un avant-goût de l’extase. Cette femme qu’exige le bonheur, rimbaud ne la connaît pas en mars ou avril 1870. Il ne la connaîtra jamais peut-être. peu importe : elle est la fraîcheur de l’herbe, la voluptueuse sollicitude du vent, l’ampleur mystérieuse de la Nature qu’un poète aimé, Baudelaire, avait comparée avec une jeune géante. d’abord légèrement agaçante (un picotement), puis délicieuse de fraîcheur, la sensation rêvée introduit à un rêve d’amour qui devrait être une sensation plus pleine, plus forte encore, une ivresse déjà…

Bref, mesuré, ce poème ouvre aussi à l’incommensurable quand il recule, à l’infini, le but de la promenade. elle devient une errance de nomade attiré par l’horizon. et une étrange opposition s’établit entre la modestie de l’indéfini (« comme un bohémien »), réduisant le je à un point mobile dans l’univers, et l’ambition du défini qui laisse supposer une possible prise de possession du temps (« les soirs bleus d’été »), du lieu (« les sentiers », « l’herbe menue ») et une possession par les éléments (« les blés », « le vent », « l’amour infini » montant dans l’âme comme la sève dans l’arbre). Ce poème fini est un poème de l’infini. la sensation est dépassée par une quête qui reste vague dans son objet, mais qui est marquée par des exigences cer-taines : la liberté, l’amour, le bonheur.

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le dÉpart aBSolu

dans les illuminations le « piéton de la grand’route » (enfance IV) est encore le bohémien de sensation, et départ est une varia-tion sur la décision ancienne : « J’irai ». À l’alexandrin s’est substituée une sorte de verset, qui situe ce texte à mi-chemin de la poésie régulière et de la prose poétique. la forme reste brève et, par l’usage des ponctuations fortes, le verset est encore à la mesure de notre souffle. Seul le dernier doit être dit d’un trait d’haleine. rien ne l’interrompt, car il correspond à la libé-ration même du départ. mais sa longueur n’excède pas celle du décasyllabe.

assez vu. la vision s’est rencontrée à tous les airs. assez eu. rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours. assez connu. les arrêts de la vie. – Ô rumeurs et Visions ! départ dans l’affection et le bruit neufs !

apparemment ténu, ce texte, rapproché du précédent, témoigne d’une mutation : le rimbaud des illuminations se place brusquement, sans que nous sachions très bien pourquoi, hors de notre mesure. Simple, cette succession de quatre alinéas contient quelque chose qui nous échappe. et il importe moins de comprendre le texte que de comprendre ce qui nous laisse ainsi perplexes.

l’intention de rupture est claire. sensation se situait dans la continuité d’une tradition poétique. or même si l’on considère le dernier verset de départ comme un décasyllabe, on ne retrou-vera pas la coupe classique de ce vers (4 + 6), mais son contraire (6 + 4). Cette modification bénigne est déjà une inversion. par un renversement plus audacieux et plus immédiatement sen-sible, la rime se trouve, dans les trois premiers alinéas, dépla-cée de la fin du verset vers la fin de la première phrase brève qui l’inaugure. Sa fonction même s’est modifiée : elle n’a plus

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Départs

à tenir le lecteur sous le charme de la répétition ; elle exprime une lassitude et un dégoût. aussi ne peut-elle être que pauvre, plate et redoublée, s’associant à l’anaphore de la satiété.

une allitération lie ce qui est ainsi rejeté : la vision, les villes, la vie. et il faut encore une reprise en chiasme pour que soit clos le ballot de ce qui doit être abandonné :

1. […] vision […]2. […] rumeurs […] […] vie. ~ Ô rumeurs et Visions !

le départ est le refus de tout ce qui peut être perçu dans la durée, fût-elle minime, de l’arrêt : perçu par la vue (la vision de ce qu’on rencontre), perçu par l’ouïe (la rumeur de la ville proche ou lointaine), perçu par la sensation même d’exister. une expression rassemble tout cela : « les arrêts de la vie ». Impatience de tout arrêt, le départ est même impatience de tout : de « tous les airs » (au sens latin de ciel ou de climat), de tous les moments (« le soir, et au soleil, et toujours »). une nouvelle allitération renforce le rejet.

Ce rejet est si fort, si total, qu’il nous déroute, – au sens lit-téral du terme. Il nous prive des jalons de notre route. À notre vie ordinaire, rimbaud oppose un bloc de négativité, tout en tenant la gageure de n’utiliser aucune négation grammaticale. les phrases nominales, la parataxe permettent une éviction brutale, sans ménagement.

Sans doute n’est-ce pas un objectif en lui-même. le rejet du connu prépare à un nouveau départ qui ne peut être qu’une nouvelle vie. par une économie surprenante, il suffit au poète, pour dire ce départ, d’écrire le mot départ. l’anaphore est ici celle du titre repris à l’initiale du dernier verset. Je serais tenté de dire que ce qui dépasse la commune mesure, dans cette prose, c’est l’extrême concision, la réduction au vocable pur.

tout au plus ce vocable est déterminé par un accompagne-ment. en effet ce n’est pas un départ vers, mais un départ dans, comme si l’intention entraînait un monde avec soi, un monde

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neuf. le départ de rimbaud doit être un absolu commence-ment. Il ne suffit plus d’une rumeur, écho lointain d’un bruit étranger. Il faut un bruit proche, suscité par le seul pas du départ. Il ne suffit plus de la vision de quelque chose ou de quelqu’un d’extérieur. Il faut l’« affection », la plénitude de l’effet produit (affectio) se substituant à la poursuite de l’effet (affectatio). l’affection : la charge affective de tout objet de ce monde. Ce sera le premier mot choisi pour définir le génie. Il sera même répété, et redoublé par un mot qu’on trouvait déjà dans sensation : l’amour, « l’amour infini », devenu « mesure parfaite et réinventée ».

le paradoxe éclate, dans le deuxième alinéa de Génie, d’une mesure démesurée, puisqu’elle s’ouvre à « l’éternité », à « la vie infinie ». l’incommensurable pourrait bien être la mesure même de l’homme nouveau tel que le veut rimbaud dans les illuminations, tel qu’il se veut, créateur d’un monde avec lequel il tend à se confondre.

le « pas » est désormais visible, celui qui sépare sensation de départ. le premier rimbaud rêve de l’inconnu avec du connu, – celui de la sensation dont il a une expérience directe, celui de l’âme et de la femme dont on lui a parlé comme de la source de toutes délices. le dernier rimbaud en poésie rejette le connu au profit de l’absolument neuf. Cette nouveauté est si abso-lue qu’il ne sait plus quels mots employer pour la dire. alors il emploie d’une manière insolite un signifiant flou, l’« affec-tion ». ou bien il écrit simplement le mot « départ ».

l’arChÉtYpe

entre la poésie régulière de 1870 et la prose ou la quasi-prose des illuminations, les vers de l’année 1872, appelés par les éditeurs tantôt « derniers vers », tantôt « Vers nouveaux », émeuvent l’assurance de celui qui compte les syllabes. ainsi les vers de mémoire ont bien douze pieds, ils sont vaguement

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Départs

rimés, et pourtant ils brisent les rythmes connus et partent dans un bruit neuf.

le titre du poème semble devoir faire échec au départ, rani-mer les rumeurs, ramener les visions. et pourtant la troisième partie fonde ce départ :

madame se tient trop debout dans la prairie prochaine où neigent les fils du travail ; l’ombrelle aux doigts ; foulant l’ombelle ; trop fière pour elle des enfants lisant dans la verdure fleurie

leur livre de maroquin rouge ! hélas, lui, comme mille anges blancs qui se séparent sur la route, s’éloigne par delà la montagne ! elle, toute froide, et noire, court ! après le départ de l’homme !

Ce tableau impressionniste pourrait passer pour une scène de l’enfance, retrouvée au fond de la mémoire, pour un portrait de famille même : la première version, retrouvée en 2004, a pour titre Famille maudite. altière, industrieuse, la mère refuse de perdre une minute, même à la campagne, et se montre fort indifférente à la Nature ; dociles, les enfants lisent « le livre du devoir », la Bible évoquée dans un poème de 1871, les Poètes de sept ans. mme rimbaud, frédéric, arthur, Vitalie, Isabelle…

l’absent, le fugitif, serait alors « lui », « l’homme »3, – le père, le capitaine rimbaud qui, à sa retraite anticipée, en 1864, a préféré s’éloigner définitivement d’une épouse au caractère difficile, éviter la charge de l’éducation de quatre enfants, et a cherché refuge à dijon. l’allégorie paraît transparente, et justement elle l’est trop. elle n’est pas dans la manière poé-tique de rimbaud, et il a même écrit, dans les illuminations, un texte qui est comme un défi à toute interprétation allégorique : h, « trouvez hortense ». et puis imagine-t-on la digne mme rimbaud, « froide » sans doute, et vêtue de noir avant même son veuvage, courant après le fugitif ?

Si « le départ de l’homme » qui est ici évoqué constitue bien

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Arthur Rimbaud

un modèle du départ rimbaldien, je n’irai le chercher ni dans le passé familial ni dans la blessure que l’absence paternelle a pu laisser dans l’inconscient de l’enfant. mémoire suit le « cou-rant d’or » de la rivière. C’est elle dont les bras sont « frais » et « sombres ». C’est elle « l’Épouse », et lui, « la Sphère rose et chère », est le Soleil. Sa disparition au couchant la laisse désemparée, obscurcie, plus pressée que jamais de tenter de le rejoindre pour une impossible union.

le lecteur n’est pas ici surpris par une concision extrême ten-dant vers le vocable pur. Il est fasciné par la scintillation de variations subtiles comme le jeu du soleil à la surface de l’eau. la rivière éveille en lui la saveur des larmes d’enfance, la vision de blanches Naïades, de la marche libératrice de Jeanne d’arc le long de la loire, de l’ébat des anges : toutes ces réminis-cences, venues du passé personnel, du passé mythologique, du passé historique, de l’imagerie religieuse passent et s’effacent, courant d’or de la mémoire, pour rendre à sa pureté, à sa poésie native, le mouvement de l’eau. la première de toutes les signi-fications, c’est le sens même de la rivière, et c’est aussi celui du soleil allant vers son déclin et disparaissant soudain, – pour quel départ ?

tel est, me semble-t-il, le modèle du départ rimbaldien, l’archétype puissant que retrouve la poésie, cette mémoire. la fuite du fils sera mimèsis de la fuite du père, – non point le capi-taine rimbaud, dont l’infidélité est bien banale, mais le Soleil. Vagabonds, dans les illuminations, formulera en termes parfai-tement explicites le sens d’une « entreprise » dans laquelle il s’est trouvé un compagnon, un complice : aller de l’avant, errer pour retrouver l’« état primitif de fils du Soleil ». Comme dans le poème de 1872, le départ rimbaldien est le signal à la fois d’une aventure et d’une remontée vers l’arche. l’anaphore n’est pas seulement, comme dans la rhétorique classique, cette reprise insistante dont rimbaud, dans départ, fait un piétine-ment d’impatience. elle est, au sens étymologique que Jacques derrida a redonné à ce terme4, un retour à l’origine.

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Départs

leS fIgureS

le père de rimbaud était un militaire. peut-être lui a-t-il communiqué sa curiosité pour la civilisation arabe, pour le coran et, plus largement, pour l’afrique. mais le poète ne parle jamais de l’absent. quand il remonte le cours de sa mémoire, ce sont des ancêtres plus lointains qu’il rencontre : les grands-parents de comédie de la soif, les vieux d’enfance II, les « ancêtres gaulois » dans mauvais sang, première section d’une saison en enfer.

le passé historique de la famille pourrait justifier l’exi-gence de l’ailleurs par une errance héréditaire, un atavisme de la marche. rimbaud se chercherait volontiers des ascendants parmi les Croisés, parmi les mercenaires d’allemagne. mais l’irréel du passé qu’il emploie dans mauvais sang prouve assez qu’il ne retrouve rien de semblable dans l’histoire oubliée de sa race. même le siècle dernier lui échappe. rejeté dans le pré-sent, il constate que tout a changé : « plus de vagabonds, plus de guerres vagues ». Il ne pourra donc être ni le lépreux expulsé de la cité, ni le reître employé à la défense de causes qui ne le concernaient pas, mais qui lui donnaient l’occasion de courir à l’aventure.

À ce pénible constat, rimbaud oppose la force du refus qu’il manifestera dans départ, l’élan de l’anticipation qui se dessinait dans sensation. la troisième section de mauvais sang annonce la décision brutale : « ma journée est faite ; je quitte l’europe ». le futur grammatical reparaît pour dire à l’avance ces sensations moins douces :

l’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tan-neront. nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, – comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.

on le retrouve dans les illuminations, dans démocratie, pour une anabase brutale. elle charge d’images violentes le simple

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Arthur Rimbaud

schéma de la Guerre proposé dans le court poème en prose qui porte ce titre. Cette « vraie marche » est encore un départ absolu. Il faut partir pour partir. « Ici » est insupportable. « N’importe où » est le but.

plus loin encore dans sa mémoire, rimbaud découvre une vie antérieure et une image accomplie du rêve esquissé dans sensation :

Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées (Vies i).

la présence d’une même évocation (les « pays poivrés »/les « plaines poivrées ») indique qu’il existe un lien de Vies I à démocratie, alors que la tonalité de ces deux proses est si dif-férente. C’est que la geste coloniale et la célébration panéro-tique ne sont que deux variantes de l’appel de l’horizon. Ni les conquérants ni les hindous ne sont des modèles de départ, mais leur image vient renforcer une exigence, celle-là même qui les ressuscite.

plus simplement, dans son propre passé, dans ce qu’il appelle son « enfance », rimbaud retrouve des rêves de départ. Il serait vain de les énumérer. leur continuité est bien plus remarquable. dans les Poètes de sept ans l’« herbe menue » de sensation s’est transformée en l’herbe haute des savanes, en « pubescences d’or » de « la prairie amoureuse ». le vent souffle maintenant en « houles lumineuses ». C’est bien le même rêve d’amour, de liberté, de vie (v. 31), auquel sert d’emblème cette fois la voile imaginée ou, mieux, violemment pressentie, dans la chambre d’enfant. dans un poème de la même année 1871 l’embarcation devient le bateau ivre, insoucieux des agrès qu’il a perdus, délivré de ses haleurs, mais obéissant au courant du fleuve, au rythme des marées, au mouvement de la houle. le « où je voulais » se confond, là encore, avec le « n’importe où » à condition qu’il ne soit pas un lieu d’arrêt, qu’on y sente battre le pouls de la nature, « la circulation des sèves inouïes », – la

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Départs

vie prodigieuse de la mer continuant la vie secrète des arbres et des plantes.

déroutes et dérades, ciels ocreux et flots nacreux, écroule-ments et écroulements d’eaux, fleurs de chair aux bois sidérals et archipels sidéraux, les expressions des Poètes de sept ans et du bateau ivre se répondent en une éclatante unité. et si le bateau ivre développe puissamment l’aventure ébauchée par l’enfant-poète, cette aventure ramène invinciblement au jeu et à la rêverie de l’enfant. Il est vrai que, comme le Voyage de Baudelaire, l’échappée enthousiasmante de la « planche folle » s’achève d’une manière apparemment navrante. mais on a tort, me semble-t-il, de rester sur le sentiment d’un échec et d’une déception l’évocation de l’équipée, l’importance qui lui est accordée, la ferveur avec laquelle elle est recréée fascinent le lecteur (comme elle s’est imposée sans doute à Verlaine et à ses amis quand rimbaud leur lut le poème à son arrivée à paris, en septembre 1871). on est emporté par le courant d’or en marche de ce flux poétique. le dénouement lui-même laisse place à deux possibilités : une dissolution du bateau dans cette mer qu’il a tant recherchée et tant aimée (« Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer! »), sorte de suicide par enthousiasme, – pour parler comme Bernard dans les Faux-monnayeurs – ; un recommencement, un retour à ce qui a été la « figure » du bateau ivre et son point de départ, ce « bateau frêle comme un papillon de mai » que lâche un enfant au bord de l’eau.

enfin cet échec n’est en rien le signe d’un arrêt. après 1871, le départ rimbaldien prendra bien souvent la forme qu’il avait dans la rêverie enfantine et qui lui sert de modèle. par-delà telle vision désolante du « canot immobile » à la fin de mémoire, le départ annoncé dans mauvais sang se fait « sur la plage armo-ricaine », dans ce pays d’occismor qu’a célébré heredia et où Claudel placera le point de départ de l’aventure de son conqué-rant, tête d’or. alchimie du verbe donne aux délires la forme d’une odyssée sur une mer dont le voyageur attend, comme le Bateau ivre, qu’il le lave d’une souillure. adieu efface l’image

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de la barque tristement retournée au port de la misère pour lui substituer, – trompeuse ou non –, celle d’un « grand vaisseau d’or […] agit[ant] ses pavillons multicolores sous les brises du matin ». dans les illuminations s’assemblent des « flottes orphéoniques » (Villes, « Ce sont des villes ! ») ; on y entend le bruit des vagues (Veillées III) et on y voit partir, sur le même bateau que les nouveaux conquérants du monde, un mystérieux « couple de jeunesse » (mouvement).

le dÉpart aVeC elle

dans les romans de Joyce, stephen hero ou a Portrait of the artist as a Young man, le départ, l’envol est retardé par la pré-sence d’une jeune fille et par le désir amoureux qu’elle éveille en dedalus. les premiers poèmes de rimbaud, ceux qui suivent immédiatement sensation et prennent place aussi dans le « recueil demeny », disent ce désir naissant. Il ne se fixe pas tout d’abord sur un objet précis, mais sur un groupe anonyme de jeunes filles en fleurs. l’écolier promu étudiant suit, dans les dernières strophes d’À la musique, les « alertes fillettes » ; son regard indiscret s’attache à leurs « cous blancs brodés de mèches folles » ; avec une audace grandissante, il découvre et reconstruit leurs corps. en suivant ces fillettes, en suivant leurs charmes (la répétition est insistante dans le texte), rimbaud esquisse déjà une fuite : le désir lui permet de s’évader des « mesquines pelouses » de Charleville, d’échapper aux flonflons de l’orchestre militaire, de s’élever au-dessus du troupeau des bourgeois.

dans la comédie en trois baisers, poème antérieur à la décla-ration de guerre et intitulé Première soirée dans le « recueil demeny », le désir semble se fixer sur une jeune fille, qui reste anonyme. Comme dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, elle est désignée par le seul pronom personnel féminin de la troi-sième personne, celui qui ouvre la strophe-refrain :

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elle était fort déshabillée.

le garçon ne se contente pas ici de la déshabiller du regard. Il devient plus entreprenant dans cette scène intime, presque une scène d’alcôve, où il presse la jeune fille mi-nue et pose sur son corps qui s’abandonne trois baisers de plus en plus hardis : sur ses chevilles, sur ses yeux, sur son sein. C’est une fête galante où les derniers dons sont de moins en moins défendus. C’est aussi une « comédie » en trois actes, toujours la même, le jeu toujours recommencé du désir et des fausses résistances qui ne parviennent pas à le dissimuler.

daté d’août 1870, ce qui retient nina (devenu, dans le « recueil demeny », les reparties de nina) apporte la précision d’un prénom, probablement fictif, et contient une invitation au voyage qui n’est plus seulement une découverte du corps fémi-nin. Cette invitation est une reprise du départ rêvé de sensation. Sans doute est-ce le matin, et non plus le soir, qui est « bleu », mais on retrouve bien l’herbe (la luzerne), le vent vif, la partici-pation de « la grande campagne amoureuse » au désir des deux jeunes gens. Car le bohémien n’est plus seul : à la première personne du singulier s’est substituée la première personne du pluriel mais, du coup, à l’assurance du futur (« J’irai ») succède l’incertitude du conditionnel (« nous irions »). Seul l’emporte-ment incontrôlé du discours amoureux se donne l’illusion de pouvoir changer en assurance cette proposition hypothétique : c’est une pointe d’audace dans la strophe 9 (« tu seras heu-reuse ! »), une évocation anticipée plus complaisamment déve-loppée dans les strophes 16 à 29, quand le voyage imaginaire se prolonge, s’attarde dans une ferme (« Nous reprendrons la route »). pourtant, même au futur, la dernière question est angoissée, et la répétition suppliante traduit cette angoisse :

tu viendras, tu viendras, je t’aime !ce sera beau.

tu viendras, n’est-ce pas, et même…

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la dernière promesse ne peut même pas être exprimée. la repartie finale de Nina ruine définitivement ce rêve de départ à deux.

entre ce poème et rêvé pour l’hiver quelque chose de nouveau s’est produit. rimbaud est parti une première fois (c’est sa fugue vers paris, le 29 août). et il repart, sans doute le 7 octobre, vers la Belgique et vers douai. l’indication du manuscrit porte bien cette date : « en Wagon, le 7 octobre 70 ». l’invitation au voyage se continue dans un voyage rêvé à deux, – celui, pourtant, d’un piéton solitaire. d’abord dédié à une femme anonyme (« À xxx »), puis « À elle », le poème se situe au-delà de sensation par l’expression à la première personne du pluriel (« l’hiver, nous irons »), au-delà des reparties de nina par l’assurance immédiate d’un futur que rien n’interrompra. un présent, au vers 3, tente même de lui donner corps et vie (« un nid de baisers fous repose / dans chaque coin moelleux »). pourtant ce dialogue imagi-naire avec l’idole a quelque chose de dérisoire. C’est toujours la comédie du baiser, avec la participation complaisante de la belle au jeu qui permet d’arriver plus près du fruit défendu, mais le voyageur joue seul, désespérément seul, à ce jeu.

leS poÈmeS de « l’aISe »

Ce voyage à travers la Belgique n’est pas seulement un voyage du rien. le second des Cahiers de douai qui constituent le « recueil demeny » nous réserve la surprise de sourires qui ne sont plus des sarcasmes, et plutôt des sourires d’aise. le fait est assez rare dans l’œuvre de rimbaud pour qu’on ait plaisir à le souligner. À la ville de Charleroi sont associés deux sonnets-jumeaux, deux scènes d’auberge, deux haltes pour l’adolescent fugueur qui supporte si mal les arrêts de la vie : au cabaret-Vert, cinq heures du soir et la maline.

Il existait bien à Charleroi une « maison verte », où tout était peint en vert. la ville s’en souvient encore aujourd’hui

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et s’enorgueillit du passage de rimbaud. on ne fit pourtant guère attention à lui, en octobre 1870, quand il y entra, après avoir marché pendant huit jours, et avoir passé les nuits à la belle étoile ou, comme il le dit dans ma bohème, à l’« auberge » de « la grande ourse » (il aimera toujours ces périphrases qui déguisent des expressions toutes faites et les renouvellent). l’argent lui manque pour déjeuner. Son seul repas de la journée sera donc un casse-croûte de cinq heures du soir, avec « des tartines de beurre et du jambon (…) à moitié froid », le tout arrosé d’une chope de bière. Ce ne sont pas là les ripailles de fritz Kobus, mais comme erckmann-Chatrian, rimbaud sait faire venir l’eau à la bouche en présentant ces nourritures simples : les tartines de beurre (l’indication, donnée deux fois, dit combien est délectable la commande satisfaite, l’attente comblée), le jambon « rose et blanc parfumé d’une gousse / d’ail » (rejet coquin pour un complément attendu, mais savou-reux), la chope, qui n’est pas ordinaire, mais « immense », fabuleusement agrandie par la soif et par le souvenir. la ser-veuse de l’auberge n’est pas moins appétissante, la fille rieuse, « aux tétons énormes », digne de rubens. loin de Charleville, ce ne sont plus des fillettes apeurées, des secrétaires obsédées par le bureau, mais des sensualités épanouies, prêtes à recevoir les baisers trop longtemps tenus en réserve et à prodiguer leurs charmes généreux.

la maline nous présente une servante délurée qui, tout en apportant un plat plus abondant, mais plus quelconque (« je ne sais quel mets / Belge », avec toujours un usage plaisant du rejet), ne cache pas son propre appétit pour ce jeune garçon que le hasard des routes a conduit dans la salle à manger de l’auberge, brune cette fois. en attirant l’attention sur son fichu négligé, sa coiffure insolite, le velours de sa joue, elle capte le désir qu’elle a deviné chez son hôte, et brûle (elle, la prétendue frileuse) de recevoir un baiser. Couleur de pêche rose et blanche, elle est bien à sa place dans cette salle à manger toute pleine d’une odeur de fruits. le temps semble suspendu, et rimbaud

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