Pierre Mari Point Vif

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Pierre MARI

POINT VIF

Je lai connue il y a prs de vingt ans, dans une entreprise qui mavait sollicit pour animer des sminaires de culture gnrale. Ccile faisait partie dune promotion de salaris qui lon offrait, au terme dune formation de dix-huit mois, la possibilit daccder des fonctions dencadrement : elle bnficiait, comme dautres avant elle, dun dispositif instaur au cours des annes soixante, que tout le monde saccordait trouver aussi gnreux quefficace, et qui ne devait pas survivre au changement de sicle et de millnaire. Ctait lpoque virtuellement acheve, inutile dtre voyant pour le deviner o des entreprises cherchaient encore dceler les capacits individuelles derrire lcran hirarchique, et veillaient ce que labsence de diplmes ne soit pas un frein aux droulements de carrire. A lissue dun crit et dun oral qui liminaient les candidatures les moins crdibles, les stagiaires entamaient un tour des services chacune des grandes directions les accueillait pendant trois semaines un mois , recevaient un enseignement professionnel intensif, et suivaient des sminaires

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dits de communication et dveloppement personnel , dans le cadre desquels jintervenais. Les responsables de formation taient rests affablement vagues sur ce quils attendaient de moi : ils ne me demandaient rien dautre que de soustraire un peu les gens leur technicit , et douvrir leurs horizons dans tous les sens que je voudrais. Les quelque huit annes qua dur notre collaboration, je nai pas cess de trouver improbable, sinon saugrenue, mon entre dans ce grand btiment gris, solennel et vtuste, qui faisait face lglise de la Trinit. Les couloirs, les salles voisines de la mienne, certains jours, bruissaient dchos de comptabilit analytique, de gestion stratgique ou dinitiation aux marchs financiers. Je dois reconnatre quon ma toujours laiss une entire libert, et que je nai eu de compte rendre personne : je dterminais moimme le contenu de chaque journe il y tait question de politique, de philosophie, aussi bien que dart ou de littrature et je mattachais ponctuer notre parcours de textes choisis pour leur force de rsonance. Il nous est arriv daller visiter un muse ou voir un film pour relancer notre rflexion. Aujourdhui, quand jvoque ces souvenirs devant un public de jeunes cadres, la raction est presque toujours la mme : un tonnement, une curiosit parfois merveille, que vient vite endiguer le sentiment dun retour lordre. Cette poque a beau susciter quelques rveries, il est exclu pour tout le monde, dsormais, quun vent duniversit sauvage souffle sur une entreprise. Ccile appartenait la troisime promotion qui ma t confie. Cette anne-l, je me suis senti moins laise, le premier jour, en exposant les principes qui guideraient notre travail. La fluidit manquait, la justification de mon rle restait laborieuse. Je me faisais leffet dun personnage dpch par

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larbitraire hirarchique dans la comdie de lentreprise. On mcoutait avec attention, certains prenaient mme des notes, mais impossible douvrir la moindre brche dans ce front commun de visages o la rserve se teintait de soupon. Chaque tentative pour susciter une prise de parole accusait davantage ma solitude. Juste au moment o jallais suggrer une pause, Ccile a dclar quen dfinitive, jtais l pour quils sachent au moins mentionner un titre dopra dans les djeuners daffaires avec les gros clients. Il y a eu quelques sourires, un premier brouhaha de prsence. Jai rpondu que ctait une manire cynique de voir les choses, que je minsurgerais toujours contre une conception dcorative de la culture gnrale. Javais ma tirade toute prte. Ccile ne ma pas laiss le temps : dj, elle reprenait loffensive. Sa fougue montrait bien que danciens comptes trouvaient l une occasion de se rgler. Ma collusion avec les dirigeants, ses yeux, ne devait faire aucun doute : cest eux quelle sadressait pardessus ma tte, sans un regard pour moi sans quelle juge bon de dterminer si jtais un mercenaire retors ou un pion trs naf. Pas une fois, les deux annes prcdentes, je navais eu affaire ce genre de discours. Une discipline feutre jouait plein, quelle venait de pitiner en quelques phrases. A lentendre, le principe de la promotion interne tait trs beau et trs respectable, mais dans les faits, ctait souvent un leurre. Dix-huit mois de formation thorique et pratique, quoi sajouterait un saupoudrage de culture gnrale et de communication, nallaient pas changer miraculeusement le regard que le haut encadrement portait sur eux. Je nai pas voulu objecter quen sengageant dans une formation longue, ils taient censs en partager les prmisses, malgr les doutes que pouvait leur inspirer le fonctionnement de lentreprise. Il y a des

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moments o les rappels de cohrence tomberaient plat. Ccile, dailleurs, poursuivait sur sa lance : compars aux jeunes diplms frais moulus de leurs coles, ils auraient toujours lutter contre dnormes prjugs de caste. Cette entreprise, disait-elle, tolrait encore des pratiques dAncien Rgime. Un directeur navait-il pas affirm un jour, dans une runion avec les partenaires sociaux dont pas un navait protest , quon ne faisait pas des pur-sang avec des percherons ? Cette fois, le reste du groupe sest manifest plus franchement. Certains ont renchri, invoquant des exemples qui allaient dans le mme sens, dautres se sont levs contre ce genre de gnralisation. Jai pens, fugitivement, que cette nouvelle session commenait bien mal. Et en mme temps, impossible de me dfendre dun certain plaisir. Ils se regardaient, sinterpellaient, ils avaient lair de dcouvrir, soudain, que rien ne justifiait le formalisme quils staient impos une heure et demie durant. Jtais un peu dbord, et jprouvais ce dbordement comme une ncessit comme la vrit de ces journes, trop longtemps refoule. Je ne savais plus quelle rgle abstraite, dessche, avait pu me pousser vouloir garder la main en permanence. La pause de la matine a t finalement oublie. Nous avons parl sans rpit jusqu midi pass, puis nous sommes alls djeuner ensemble ce qui ntait arriv, avec les deux promotions prcdentes, quau bout de cinq ou six mois. Je les ai emmens au Saint-Amour, prs de la gare Saint-Lazare, o le patron se targuait de servir le meilleur coq au vin et les meilleurs Beaujolais de larrondissement, de Paris et de lunivers : lendroit me paraissait simposer. A plusieurs reprises pendant le repas, ils mont confirm que ctait le meilleur choix possible. Un prolongement chaleureux de la matine, une joyeuse

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anticipation de laprs-midi. Mme Ccile semblait dcide ne plus contourner ma prsence : elle le faisait son rythme, avec et l des vellits de recul, des retours de mfiance, dont je mamusais lui renvoyer le reflet adouci chaque fois que je madressais elle. Elle devait le sentir, se demander sil fallait men savoir gr, et dans cette incertitude flottait dj une complicit. Le temps du trajet entre le restaurant et limmeuble de la formation, nous sommes rests en tte tte, un peu loigns du groupe. Une grande partie de cette journe, pour ne pas dire lessentiel, sest ordonne autour de la premire intervention de Ccile : lopra, les percherons et les pur-sang. Ces mots nous ont servi tour tour de sondes, daiguillons, dpouvantails. Je les avais inscrits en capitales au tableau. Nous y revenions rgulirement pour faire le point avant dexplorer de nouvelles pistes. Ils ressemblaient quelquun a fini par le signaler au titre dune fable que nous aurions crite ensemble. Une fable dont lapologue appartenait tout le monde, spanouissait sans cesse, ne laissait personne en retrait. Chacun sest exprim, ce jour-l, avec autant de simplicit que de force daffirmation. Il a t question de lentreprise, du monde daujourdhui, de la distance plus ou moins grande, plus ou moins authentique, quon peut prendre avec lui, de ce qui entrave ou favorise lintelligence de la vie. Ma prsentation du dbut de matine na pas t oublie pour autant. Jai refus la facilit dmagogique qui aurait consist laisser entendre : Faites comme si je navais rien dit. Ce que javais dit, nous lavons retrouv par des chemins de traverse qui lont mis en perspective et revivifi. Jai bien senti que je sortais des voies traces les deux annes prcdentes, et que lespce de magistre o je mtais install faute dimagination, faute aussi de friction ou de secousse,

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venait de prendre fin. Quelque chose de neuf commenait, qui connatrait des rechutes et des tassements, mais qui ne se dmentirait plus. Une manire, sans doute, daccueillir et de relancer le propos dautrui. De tracer autour de lui tous les cercles possibles de lattention et de la curiosit sans se mler prmaturment dapprouver ou de contester. Dassouplir ce quil a dun peu raide, de dmler le nud des raisons et des passions, de lui suggrer dautres mots que les premiers stre empars de la pense. De lui offrir, en somme, cette hospitalit intransigeante, cet lment dintraitable douceur o il finira par stonner de sa propre rsonance. (Rien voir, ou presque, avec ce quon appelle dbat dides, dont je penserai toujours quil me relgue un chelon infrieur de moi-mme.) Les annes nont pas cess de confirmer et dapprofondir lintuition de cette journe : ce qui pour moi brille au-dessus de laptitude virtuose la discussion, au-dessus des ferveurs dialectiques les plus communicatives, cest une disponibilit frmissante, une puissance daccueil de la parole dautrui, sans quoi tout le reste se rduit vite un thtre dombres. Qui ne sait pas accompagner les formulations approximatives, les lieux communs labord dcourageant, les atermoiements par lesquels une pense se coupe de ses propres audaces, ne pourra jamais comprendre le bonheur aussitt diffus, irradi, partag de faire jaillir les mots latents, de rvler les points dinflexion qui signorent, de tirer des consquences lointaines, libratrices, des postulats les plus nous et les plus engorgs dhumeurs. Refaire chaque jour cet apprentissage, offrir aux autres loccasion de le faire leur tour : meilleur moyen, mon sens, de ne pas parler plus fort que ce quon peut garantir de son poids de vie. (Et, toute solennit mise part, elle est l, mon exprience politique fondamentale. Cest arc-bout sur

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elle, et sur elle seule, que je reste capable de ne pas abandonner lornire des agitations et des rveries creuses lide dune socit meilleure. A sa lumire, je comprends pourquoi, autrefois, jai rsist si fort, si maladroitement, toutes les sollicitations du militantisme, ses chantages et ses pressions, pourquoi je me suis raidi dans ce silence mi-vasif mi-but chaque fois quon me faisait grief de mon dsengagement ou de mes flottements dopinion. Nul doute quil y avait, lorigine de mon attitude, une inculture politique bante. Un malaise ml de sarcasme, aussi, devant ceux qui continuaient mimer les grands mois collectifs sur fond dvaporation croissante de lHistoire. Mais il y avait autre chose : le sentiment trop palpitant, trop confus pour ne pas avoir honte de lui-mme que ce rgime de parole o on me sommait de prendre place, celui des assembles, des joutes idologiques, des mots dordre et des agressions thtralises, ntait pas et ne pouvait pas tre le mien. Javais besoin daventures de parole plus sauvages et plus discrtes. Cette aventure-l, agite et dfrachie, je sentais que la socit quelle dnonait lui prescrivait un peu trop sa tonalit. Je nai pas cess de le sentir depuis.) Cest regret que les stagiaires et moi nous sommes quitts, en fin daprs-midi. Quelquun a dit quil tait impatient de connatre la suite. Ctait, je crois, la meilleure manire de rsumer le sentiment commun. Ccile la-t-elle fait exprs ? Elle a mis beaucoup plus de temps que les autres rassembler ses affaires, et nous nous sommes retrouvs seuls dans la salle. Javais envie de dire quelque chose elle aussi : nos silences se sont conjugus. Nous avons vit lascenseur, et descendu ensemble les quatre tages, toujours sans un mot. Puis je lai accompagne son arrt de bus, juste devant la Trinit. La circulation, la rumeur

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urbaine, un chantier prs de nous, empchaient de parler et de sentendre. Et ctait bien ainsi. Ccile a fini par me dire, forant sa voix au point den sourire : Ctait une belle journe on se sent vivre. Elle a laiss passer deux bus avant de me faire un petit signe dau revoir.

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Il y avait un peu plus de quatre ans que jintervenais dans des entreprises. Ce que jy avais fait, jusqu prsent, sapparentait

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lenseignement. Conditions, public, rythme de travail avaient beau trancher sur ce que javais brivement connu dans lEducation nationale, les continuits et les similitudes lemportaient sur les ruptures. Ctaient dailleurs mes diplmes universitaires qui mavaient valu dtre engag, lorigine, car je navais pas la moindre exprience du monde conomique. LInstitut de formation de la Banque de France souhaitait dlguer des intervenants extrieurs la prparation de ses concours : je mtais prsent, javais t chaleureusement accueilli, et dans la foule, on mavait confi un premier groupe. Tout stait enchan avec une facilit providentielle : javais besoin de temps pour ma thse, ce travail discontinu men laissait en abondance et puis, il tait trs bien rmunr. Prparer les stagiaires des preuves crites, leur faire acqurir un minimum de fluidit et de rpondant en vue des oraux, ctait, pour moi qui venais dtre soumis toute la palette des exercices rhtoriques, une manire de transformer en rente durable sept annes dtudes suprieures. Sans pour autant que lattrait du gain y ait eu la moindre part. Je tenais trop farouchement la limite demble accepte par mes employeurs : il ntait pas question que ma charge de travail augmente au point de ressembler un mtier. (Alors mme quclatait le chmage de masse, mon entre dans la vie professionnelle seffectuait sur la base dune rgulation drastique de lactivit : contre-courant dont les dveloppements et les avatars nont plus cess de me porter au fil des annes.) En somme, jenseignais sans tre professeur, je travaillais sur fond de libert encore adolescente, et je pouvais moffrir le luxe de confondre dans un mme ddain argent et tiquetage social. Je mimaginais bien continuer longtemps ainsi. A en oublier presque mon objectif universitaire. Ou, plutt, je nimaginais

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rien du tout : je faisais ce que je savais le mieux faire. Je dcoulais de mes propres aptitudes, dune manire doucement anesthsiante. La lgende tardive de ces annes-l ne me fera jamais oublier leur foncire vacuit. Pas dlan, pas de projet rel beaucoup de forfanteries et de vellits. Ni affrontement ni prise au srieux de ma vie. Aujourdhui, je mesure quel point on peut mener une existence voue au langage des premires ferveurs enfantines aux exercices agrgatifs, en passant par les brouillons de romans et les pices de thtre : trame dun seul tenant, exclusive, sans accroc ni rpit et laisser sinstaller durablement une conjoncture o presque tout nest quangle mort drob aux mots. Entre vingt-cinq ans et trente ans, jen tais l : renchrissant passionnment, souvent de manire dlirante, sur les exigences dune culture rhtorique qui obstruait en moi la coule interrogative des choses. Penser ma vie, mettre ma vie en mots, jen tais spar par une logique scolaire et universitaire dont stait nourri et quavait alimente une sorte de parti pris originel : le langage tait du ct des formes et des hauteurs idales, de la perfection symtrique et close il rclamait une gomtrie diniti, une mystique des combinaisons qui tournait le dos, rsolument, aux fadeurs et aux trivialits de ce que je nosais mme pas appeler ma vie morale ou sociale. Javais bien tent quelques chappes, au fil des annes : raconter tel pisode, rflchir telle situation, ma place parmi les autres, chercher le vocabulaire de mes vicissitudes intrieures. Sans succs et surtout sans rel dsir daboutir : on nchange pas facilement le statut doprateur exalt, jouant avec les vertiges de labstraction, contre la prcarit dun sujet la consistance quivoque, pesant et nbuleux la fois, guett par les poncifs et la disgrce de linachev.

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Chose ahurissante, et finalement normale sous un tel rgime, pas une fois, cette poque o jaccumulais les lectures prparatoires ma thse, ne ma effleur lide dun jeu de miroirs entre ma situation et les auteurs, les textes, les problmes du pass que je rencontrais. Je minterrogeais trs doctement, partir de Rabelais, sur ce que signifiait produire et changer des discours la Renaissance. Travail norme, o sentrechoquaient des mthodes incompatibles, et dont la seule forme de cohrence tait sans doute davoir planifi son enlisement ds le dbut. Jai retrouv il y a quelque temps ces lignes, recopies dans un livre ou un article dont jai tout oubli : Comment ne pas penser, irrsistiblement, lchange de lettres qui intervint la fin du XVe sicle entre Ange Politien et Paolo Cortesi ? Ce dernier, cicronien romain, proposait ladmiration de Politien des lettres en pur style cicronien , fruit dun polissage patient de la forme, limitation du matre de la beaut acadmique, Cicron ; et Politien, mprisant cette servilit une norme prtablie, extrieure lcrivain, rclamait pour celui-ci le droit de se forger un style propre, dict par la vrit intrieure, variable dindividu individu. Faisant appel lexemple de Snque pour rsister la norme cicronienne, Politien proclamait firement : Ego non sum Cicero. Cette revendication, qui sera bientt reprise par Erasme, est coup sr un des premiers signes de la crise que va subir lhumanisme italien au dbut du XVIe sicle. Je ne prtends pas retrouver trait pour trait mes donnes personnelles dans cette polmique. Mais le reflet nest pas moins saisissant. Et parfois, il faut prendre cong des choses pour que se resserrent et silluminent des correspondances dcisives : depuis que jai cess dtudier la Renaissance, depuis que le contour des problmatiques savantes sest estomp, je sais que le dbat dAnge Politien et de Paolo

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Cortesi est une des figures cardinales de moi-mme, et que jamais les termes de la discussion ne cesseront de me prendre partie. Jean me disait, il ny a pas longtemps, qu ses yeux notre poque est trop confuse, trop chaotique pour que la vise de la perfection artistique y ait rellement un sens : le temps serait plutt aux uvres tirailles, bancales, o le souci formel sincline et au besoin sefface devant une exprience vif du monde. Je ne sais pas ce que minspire cette ide : je la laisse en suspens. Je sais, en tout cas, que Jean est snquien. Et que je suis, moi, un cicronien pas entirement dfroqu, que sa vieille fatalit revient harceler, et qui ne peut sempcher de donner des gages ce quil repousse. Je nen sortirai pas. Cet cartlement sera mon lot jusqu la fin. Je peux seulement souhaiter quil ne me condamne pas au surplace, et quil lui reste dployer beaucoup dharmoniques capables de me surprendre. Aujourdhui, quand des gens de vingt-cinq ans me demandent ce que jtais leur ge, il mest difficile de leur faire toucher du doigt cette priode. Jessaie diffrentes formules ils restent incrdules, protestent, me souponnent peut-tre dinventer un personnage qui serve de repoussoir celui que je suis devenu. Comment leur dire ? Parler dinconscience ou dinsensibilit navancerait pas grand-chose : catgories trop grossires, trop lestes de rprobation. Un mot me revient souvent, vestige de mes cours de phontique historique : amussement ce phnomne de paresse articulatoire qui fait quune voyelle ou une consonne, prononces dans un tat antrieur de la langue, ont fini par ne plus ltre. Chez moi, un phnomne voisin et symtrique a pu jouer : des lettres nouvelles, des syllabes tranges apparaissaient dans ma graphie vnementielle

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lentreprise comme lieu denseignement, lobjectif acadmique poursuivi lcart de toute sociabilit ou stratgie universitaire, lexercice dun mtier diffr sans dlai perceptible , et aucune production de sons ne leur rpondait. Mon principal alibi mtait fourni par le caractre transitoire de ce qui marrivait : inutile de se donner la peine darticuler un prambule qui naspire qu son dpassement. Je ne sentais pas, du coup, quelle alternative absurde se refermait sur moi : soit les choses, en effet, taient trop ttonnantes et prcaires pour que le langage daigne les prendre en charge, soit elles sagenaient selon un ordre dfinitif qui constituait sa propre syntaxe et se passait de tout effort verbal. Il a fallu longtemps, dans ces conditions, pour que ma vie scrte ses exigences de langage. Elle ny serait peut-tre jamais parvenue si jtais all au bout de ma thse, et si jtais devenu universitaire. Jaurais continu dagglomrer, dans le creuset dun rle social aux contours bien nets, des frilosits et des crispations auxquels leur frottement donnait lclat de la rigueur intellectuelle. Les stages en entreprise auront dfait, anne aprs anne, ma texture trop serre. Mon langage je devrais plutt dire : ma mystique du langage en forme dimpasse y a subi exactement le genre de dfaite qui pouvait tourner mon profit. Quelquun ma dit un jour : Parfois, la vie tombe juste. Je repense souvent cette phrase. Et jai envie dajouter : encore faut-il raconter avec justesse, aprs coup, ce qui est tomb juste. Certains de nos tournants sont lis dune faon la fois trs perceptible et lgrement distendue au contexte qui les a favoriss : ils ont eu lieu sur un sol et sous un ciel donns, ils leur sont redevables mais qui sait si un autre sol et un autre

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ciel nauraient pas produit le mme rsultat ? Et il y a toujours quelque chose de pathtique vouloir forcer le naturel de son pass, plaquer rtrospectivement les mailles dune impitoyable ncessit l o le jeu des causes et des corrlations tire sa grce de sa modestie, de son dialogue rveur avec les scnarios plausibles que lenchanement des faits na pas retenus. Dautres tournants, en revanche, ne laissent aucun doute : ils sont inimaginables sans les impulsions, les aiguillons, les catalyseurs trs prcis auxquels ils ont dailleurs fini par sidentifier. Un lger tremblement des circonstances, un boug de la conjoncture, et rien naurait eu lieu. Ne pas savoir dire : Il me fallait ces conditions-l, lexception imprieuse de toutes les autres, cest dcourager pour lavenir les concidences rayonnantes de nos besoins et du fil des choses. Je ne crois pas faire violence mon histoire en affirmant que travailler dans des entreprises aura t de cet ordre. Seul ce genre dactivit pouvait mouvrir un autre rgime des mots. Pour des raisons immdiatement accessibles, je pense, toute personne ayant suivi un stage au cours de son existence professionnelle. Dans ce contexte trs particulier qui nest pas du tout celui de lcole ou de lUniversit, mme si un projet ducatif sy dploie, qui nest pas non plus celui du travail, bien que le travail en soit le fondement et lhorizon , quelque chose dtrange se joue, que je nai pas mesur tout de suite, et dont jai mis longtemps apprcier la porte : limpossibilit de ne pas cder, tt ou tard, une certaine exigence de dpossession la mise distance, le relchement, mme timides, mme relatifs, des accords et des contrats silencieux qui lient chacun soi-mme. Celui qui entre dans une salle de stage bard de son autarcie, avec lintention den imposer le spectacle lassistance,

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devra se rsoudre en rabattre, ou affronter des formes trs inventives de persiflage collectif. Les rles trop lisss et trop sangls ne tiennent pas longtemps. Leur chec a beau ntre pas toujours flagrant on se prend rver, parfois, de droutes vraiment spectaculaires , chacun est sr, la fin, davoir entendu craquer quelques-unes des coutures qui lient lhabit la peau. Et je ne crois pas idaliser les choses. Ou alors juste ce quil faut pour que leur vrit bouscule un peu leur ralit. On mobjectera que ces craquements seront vite rpars, oublis ou surmonts, lvidence nen demeure pas moins dune troue potique du social. Dun dvoilement. Ccile mavait dit, lissue dune journe particulirement dense, que nous avions t comme ces arbres dont un mouvement de terrain a mis les racines nu. Je ne trouve pas de meilleure comparaison. Jai pu constater, au fil des annes, mme dans les formations les plus guindes, mme dans celles o laddition des vanits et des susceptibilits agressives semble plomber toute perspective, quil y a toujours un moment o le thtre de la vie collective se dpouille, o commencent affleurer, palpiter, des options engageant lexistence de chacun et rclamant lattention de tous. Un moment o, comme chez Rabelais, les paroles geles schauffent entre les mains de ceux qui les empoignent, et se mettent raconter des scnes inattendues. Il ny a gure que l, en dfinitive, que jai pu entendre des gens parler leur vie et parler le monde dans le mme et indivisible mouvement. Certains lont fait, je men souviendrai toujours, avec une grce, une modestie et une intelligence dignes dadmiration. Mais lessentiel mes yeux, cest quils slanaient tous sans peur, quils osaient affronter la dbcle de leurs mots quand des choses trop lourdes ou trop vives voulaient se frayer un chemin en eux.

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Je nai pas envie de mtendre sur la leon quen a tire, pour son propre usage, le cicronien que jtais. Mais je dois au moins la mentionner, car son actualit ne sest jamais dmentie : jai appris que la frontire est parfois mince, sinon infime, entre une exigence formelle nourrie jour aprs jour et une mcanique trs subtile dinhibitions et dinterdits. Ma langue sest dlie au contact de tous ces gens. Et elle continue davoir besoin deux pour se dsengourdir.

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Jai toujours regrett je le lui ai dit souvent que Ccile nait pas t soumise la pdagogie temptueuse de Jean pendant ses dix-huit mois de formation. Jusqu lanne prcdente, le sminaire de Jean sinscrivait, comme le mien, dans la partie Communication et dveloppement personnel du cursus. Cette dnomination nourrissait dailleurs ses sarcasmes : devant chaque nouvelle promotion, il en dmontait labsurdit ds les premires minutes. Je ne communique pas, disait-il, je parle. Et il en profitait pour rappeler ce mot de Pguy : Je ne me promne pas, je marche. Son sminaire quil animait, comme moi, au rythme dune journe mensuelle restait rebelle tout intitul, nobissait aucun programme : ctaient des sances socratiques que lactualit de lentreprise, les vnements du monde ou limpulsion dun participant pouvaient entraner peu prs dans nimporte quel sens. Quand on lui avait demand de rdiger un protocole de ses interventions pour une plaquette destine la communication interne, il avait clat dun grand rire. Il tait arriv dans cette entreprise une dizaine dannes plus tt, sollicit par un certain M. Plum un dirigeant lancienne mode, mavait-il dit, ironique, cultiv, dune bonne volont discrte, comme on nen fait plus , parti depuis la retraite, et dont les successeurs navaient manifestement pas os contester le choix. On se plaignait souvent parfois en haut lieu du caractre incontrlable de Jean, mais personne naurait pris le risque de mettre un terme ses interventions : on le crditait dune telle puissance desclandre qu lventualit dun clat, on prfrait la reconduction tacite de son rle dagitateur. Etat de choses inou, dont il va sans dire que je nai jamais retrouv lquivalent nulle part. (Jai nanmoins connu,

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cette poque, dtranges situations dans les entreprises. Les centres de formation offraient, responsables et intervenants confondus, des galeries dindividualits extravagantes. Ainsi cette femme lallure de pasionaria, dune intelligence redoutable, dialecticienne hors pair, qui avait dirig pendant dix ans une maison close au Congo, et dont je nai jamais compris quel titre elle tait l, ni lobjectif pdagogique quelle se fixait. Ou ce juriste-thrapeute, qui intercalait des sances de mdecines douces entre deux chapitres dun cours de droit fiscal. Les uns et les autres, ce quon murmurait, bnficiaient de protections occultes. Mais la raison de ces trangets me semble ailleurs. Les entreprises dalors comme toutes les organisations humaines possdaient une sorte de rythmique inne qui savait suspendre ou espacer les battements de la rationalit : des vides souvraient ici et l, des jachres, des enclaves que le fonctionnement densemble laissait chapper son contrle. Qui sait, au fond, si ces paresses et ces lacunes de lorganisation, matire de tant danecdotes savoureuses, ntaient pas moins anecdotiques quil y paraissait ? On avait compris, sans doute, quune communaut est dautant plus vivable que sa logique ne lpouse pas en tous points. Comprhension infuse, jamais thorise, tranquillement fconde, que les mythologies froces de la transparence fonctionnelle et de lintgration frntique ont dvalue et saccage en quelques annes. Le rsultat ne sest pas fait attendre. L o lorganisation est cense obir de part en part son modle idal, les vides, les friches et les absences se sont dports dans lesprit des hommes : chacun est l, chacun participe, tale les signes de son implication, mais seul le bord extrieur de sa pense est engag tout le reste est ngation

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cinglante de cette communaut qui a cess den tre une, et souhait peine inconscient de la voir sombrer.) Trois annes durant, les interventions de Jean et les miennes, tant par le registre que le contenu, se sont compltes avec cette espce de malice thtrale sans laquelle, disait-il, la pdagogie reste une vertu frigide. Ma pente me portait vers lapprofondissement dun sujet, lui se retrouvait davantage dans ltoilement de la discussion, sans craindre les bonds ou les bifurcations brutales. Ses interrogations opraient vif, tandis que la mdiation des grands textes mtait ncessaire. Il avait la partie plus difficile que moi, bien sr : non par choix de lpret, mais parce que son temprament intellectuel excluait toute autre voie. Beaucoup de stagiaires raffolaient de son imprvisibilit, de sa manire incisive, souvent impitoyable, de les pousser dans leurs retranchements, de les obliger mettre des mots et des concepts sur tout ce que la mcanique quotidienne de lentreprise rendait aussi impalpable que lair ambiant. Dautres, je le voyais bien, se cabraient, rsistaient. Dautres encore je ne lai appris que plus tard sortaient perturbs de ces sances, sans avoir lespoir de sapproprier un jour les questions que Jean brandissait. Ces derniers savouraient sans doute, avec moi, le bonheur des espaces circonscrits. Les premiers devaient me trouver trop sagement planificateur. Mais je crois que tous aimaient notre tandem. Peu peu, une sorte de capillarit a jou entre Jean et moi. Nous nous sommes rgls lun sur lautre, suggrant des appels de voisinage entre nos diffrences, laissant lexpression de nos harmonies ce quelle devait garder de froissement et dindcision. Les contrastes ont perdu en vidence immdiate, ils y ont gagn en profondeur.

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Nous avions mis un peu de temps nous rencontrer. Jtais mfiant, il devait ltre aussi. Un quart de sicle nous sparait, mais surtout un monde dexpriences. Il avait crit une dizaine de livres dont un sur Aragon, avec lequel il avait entretenu une longue amiti , enseign des publics trs diffrents, occup autrefois des fonctions qui lavaient mis en contact avec une bonne partie de lestablishment intellectuel et littraire. Les premiers temps, seuls les stagiaires assuraient la jonction entre nous, rapportant rgulirement lun ce que lautre avait dclar quelques jours plus tt, notant les similitudes, stonnant de ces points de contact que ntayait aucune connivence. Une responsable de formation avait dcid, quant elle, de se charger des prsentations : elle considrait de son devoir de remdier cette absence de curiosit mutuelle. Je ne saurais plus dire au juste, avec les annes, de quoi tait faite cette distance qui a prlud lune des conjonctions les plus dcisives de ma vie. Aux yeux de Jean, je devais tre un de ces produits de lUniversit comme les entreprises commenaient alors en attirer : la fois nafs, facilement manipulables, prts jouer les experts s-humanits contre des honoraires substantiels. De mon ct, je me faisais de lui limage dun anarcho-ducateur vieillissant, fatigu de laction sociale, qui se reposait des combats de sa jeunesse en lanant paradoxes et anathmes devant un public qui navait ni les moyens intellectuels ni laudace de le contredire. Le jour o enfin les responsables de formation taient parvenus nous runir autour dun djeuner, il avait fallu quelques secondes peine pour que toutes les prventions soient emportes. Et gure plus de temps pour que nos interlocuteurs soient rduits au rle de figurants. Jean ma racont son itinraire comme jai toujours aim quon le fasse :

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dans des termes qui en rendent ncessaire et dsirable chaque tape. Dabord la littrature et ldition, ensuite les entreprises, auxquelles rien ne le prdestinait plus que moi, les premires sessions dexpression crite et orale dans des usines, la veille de mai 68, ses combats, depuis quelques annes, contre lutilitarisme courte vue, sa volont de donner une dimension plnire lexpression des salaris. A ct, ma propre trajectoire ne pesait pas lourd. Jai d tre pathtique, vouloir me raconter dun trait trop appuy, accuser le relief dvnements ou dexpriences rests en suspens, irrsolus, et qui avaient eu le bon got, jusque-l, de ne pas prtendre lpaisseur biographique. (Je nai jamais russi, durant tout ce premier acte de notre amiti, maffranchir de cette attitude. Elle rglait mon personnage devant lui. Je ne voyais pas que je massignais une mission aussi ridicule quimpossible : autant dresser la hte des trteaux de bois et de chiffons pour rivaliser avec un thtre antique. Jy ai souvent repens pendant nos annes dloignement, au-del du constat de ma balourdise. Jean est de ces tres dont lextrme et rare densit peut se refermer comme un pige sur ceux qui les approchent : je ne suis sans doute pas le seul, face lui, avoir ainsi protest de ma substance, avoir tendu ma ligne de vie pour tcher de rester sa hauteur, au risque de me prendre les pieds dans un entrelacs de rhtorique artificielle et dmulation pataude. Le second acte sest ouvert, de mon ct, sur une conscience sereine de notre disproportion : jai cess de lcouter comme sil me sommait chaque instant de lui renvoyer une intensit gale la sienne je me suis dbarrass de toute tension mimtique, et il est clair, prsent, que ma lgret daccueil donne ses propos une rsonance quils navaient jamais eue.)

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Ce premier djeuner en a appel beaucoup dautres, cette fois en tte tte. Nous avons profit, autant que possible, du fait que les promotions se chevauchaient partiellement pour placer nos interventions le mme jour. Jean disait son groupe, puis au mien, que nous avions besoin de deux heures de concertation pdagogique , et nous partions manger au SaintAmour. Les stagiaires riaient, lui conseillaient de ne pas trop arroser ladite concertation. Au cours dun de ces repas, il ma parl de son ami Jacques Berque, avec qui la diffrence dge tait rigoureusement la mme quentre nous deux. Il la not avec un amusement un peu troubl. Berque tait un matre pour lui : Jean lavait lu avec passion, le voyait rgulirement, ils projetaient dailleurs dcrire un livre ensemble. La similitude entre ces deux relations dont il tait le pivot est passe sur nous, a gliss sans que nous cherchions la retenir. Le temps de cet effleurement, jai senti quil scrutait ma vie avec une espce de bienveillance indcise. Et ctait la premire fois que ce genre de regard se posait sur moi. Je connaissais le regard paternel, le regard professoral, le regard de lami du mme ge. Quelques autres, aussi, qui nentraient dans aucune rubrique, et dont lappel de sens restait un peu flottant. Celui-l tait tout diffrent. Vaste, rsolu, nourricier. Il me disait, entre autres choses, que je navais pas encore vcu que javais tout au plus amass quelques ralisations personnelles, que je faisais un peu trop habilement corps avec mes talents, que de toute vidence aucun vent du large ne mavait jamais fouett. Jean me la avou plus tard, lissue des annes de sparation : il me voyait la croise des chemins capable, en toute intelligence et honntet, de prendre le chemin du pire conformisme, de rejoindre les rangs de ses ennemis, capable aussi de frayer mes propres voies sans

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crainte des difficults ou des conflits qui en rsulteraient. (Deux dcennies plus tard, il devait crire mon propos : Les annes ont pass. Il ne sest brl rien, pas mme mes conseils. Lide ne me viendrait pas plus de repousser modestement cette formule que den tirer gloire. En un sens, elle ne sadresse pas moi elle voit plus loin que moi. Je la prends pour ce quelle est : un de ces crdits lgendaires que nous ouvrent les autres, et qui donnent lnergie de continuer jour aprs jour.) Mais quimporte, au fond, le contenu de son regard ? Cest surtout laction que je retiens. Combien de fois cela est-il arriv dans ma vie ? Dtre ainsi treint, englob ? Un affolement de reconnaissance me viendra toujours au souvenir de ces quelques regards qui, passant outre mes dtails, mont renvoy de moimme une synthse aussi problmatique quaiguillonnante. Je pourrais crire mon histoire, un jour, sous le seul rapport de leur force de condensation sauter par-dessus les annes, rduire, abrger, ngliger, me rsumer dans un souverain manque dgard pour mes circonstances. Au moment o notre amiti saffermissait, un diffrend a surgi au sujet de la promotion qui prcdait celle de Ccile. Dabord mineur, vite amplifi. Jean estimait que les responsables de formation, devanant les vux de la direction du personnel quil sobstinait appeler ainsi, refusant la toute rcente dnomination de relations humaines , avaient scandaleusement durci les conditions de lexamen de sortie, en ajoutant des preuves techniques dont la prparation, daprs lui, condamnait nos stagiaires un bachotage abrutissant. Plus gnralement, il dplorait le nant intellectuel de nos interlocuteurs, quil accusait de navoir pas la moindre ambition pdagogique. Lors dun djeuner dans un des grands salons du

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sige, o avaient t runis nombre de consultants et dintervenants extrieurs, il avait ridiculis ladjoint du directeur des relations humaines, le comparant aux sacristains ptochards de son enfance catholique. Il ne voyait plus bien, dans un tel contexte, ce que pouvaient encore signifier son sminaire et le mien. Dautant quil tait trs sollicit par de grandes entreprises publiques, o il dveloppait des projets qui rclamaient toute son nergie. Ses interventions prenaient ainsi des airs de fin de rgne dchan. Il poussait les stagiaires la rvolte, dnonait les apparatchiks du centre de formation, stigmatisait la politique de lentreprise. Sans doute sattendait-il ce que je le suive dans ce combat. Ou, du moins, ce que je me manifeste et prenne position. Je ne lai pas fait. Pour deux raisons, dont lune na rien de glorieux. Javais presque tout mis, lpoque, sur cette entreprise o je savais quon mapprciait, o lon me demandait rgulirement de nouvelles interventions, et je me trouvais li elle dune manire aussi flatteuse que dtestable. Si ma libert denseignement restait entire, ma latitude de parole samoindrissait proportion des offres que jacceptais. Je prfrais dailleurs ne pas pousser trop loin lanalyse des gnes ou des rticences que certains changements commenaient minspirer. Et puis, je ne me reconnaissais pas tout fait dans le combat o Jean voulait menrler. Ses mtaphores belliqueuses me paraissaient outres, et je ntais pas sr que nos interlocuteurs soient rellement les pervers et les manipulateurs contre lesquels il me mettait en garde. Je voyais plutt en eux des gens qui ttonnaient, qui il arrivait individuellement davoir autant de bonne volont que dides justes, et dont les dcisions collectives, hlas, taient soumises la loi des empchements rciproques. Jean a t du par mon attitude. Nous nous sommes vus, une dernire

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fois, lors dun repas o les stagiaires nous avaient invits. Notre change est rest contraint, et jen ai longtemps gard un souvenir pnible. Je lui ai dit au revoir devant lglise de la Trinit, sans chercher son regard. Aucun mot na t ajout de part et dautre, et les annes dloignement ont commenc. La promotion de Ccile tait donc la premire ne pas connatre Jean. Il avait envoy, lt prcdent, un courrier o il annonait son dsir de ne pas reconduire ses interventions. On ma rapport quau centre de formation et la direction des relations humaines, certains staient bruyamment rjouis de ce dpart, qui ouvrait une poque enfin dbarrasse du gtisme soixante-huitard . Je nai jamais su si la phrase avait t effectivement prononce, mais ltat desprit tait bien celui-l. Presque tous ceux qui avaient soutenu Jean taient prsent partis dans dautres services. Le cursus de formation avait t ramnag, et mes interventions, auxquelles sajoutait dsormais un volet dexpression crite, y avaient conquis une place de premier plan. Jai peine besoin de dire que ces signes de conscration augmentaient mon malaise. Jen voulais Jean dtre parti, je men voulais de ma position ambigu, jaspirais sincrement poursuivre le travail engag jtais tiraill, je ne voyais pas de ligne de conduite satisfaisante. Il nest peut-tre pas anecdotique de signaler que les pires adversaires de Jean lui ont rendu un hommage involontaire en prenant acte du vide que creusait son dpart, et en svertuant le combler avec des formations psychosociologiques. Heureusement, la promotion de Ccile et les suivantes se sont insurges contre chacun des consultants quon a voulu leur imposer dans ce domaine. Ces formations duraient au mieux un trimestre, avant dtre discrtement rayes du catalogue. Parfois, elles seffondraient au terme dune seule sance. Je me souviens

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encore de la fuite piteuse dune intervenante qui avait dplor devant moi, les yeux embus, que son message humaniste ait rencontr de telles rsistances . Dans le panache avec lequel les stagiaires avaient ridiculis sa mivrerie et sa prtendue comptence, je nai pu mempcher de sentir quelque chose de Jean. Comme un effet retard. Une irradiation distance. Je nai dailleurs pas cess de connatre, au fil des annes, en tant quacteur ou tmoin, de ces situations toniques auxquelles je lassociais dans un grand mouvement dvidence. Les sparations ont mille manires de ne pas croire leur ralit. Et cette incroyance est souvent lgitime. Nous avons vraiment quitt quelquun le jour o aucun vnement, aucune conjoncture ne vient plus se ranger sous la loi de son nom. Jean avait seulement fait un pas de ct. De ce ct que je nai jamais cess dappeler ma rserve de destin.

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Je ne sais plus lequel de mes amis ma dit, pendant nos tudes, quil aimait par-dessus tout les tres qui relativisent la notion de caractre. Il sest pass du temps avant que le mme sentiment ne lemporte chez moi. Et depuis, avec une inventivit qui me ravit, chaque rencontre dcisive a trouv sa manire propre de laffermir. Tous ceux qui minfligent le spectacle de leur caractre, qui sy brouent ou sy cramponnent avec un mlange de fatalisme et de revendication, maccablent trs vite et me donnent envie daller respirer lcart. Grces soient rendues aux relations qui savent esquiver le pnible travail de supputation psychologique et le marchandage de susceptibilits que le caractre trane incurablement avec lui. Marguerite Duras disait dune de ses amies actrices : Quand on est en face delle, on va droit ce quelle a dessentiel. Exactement ce quoi jaspire : quune ligne se tende entre lautre et moi, quelle nous dispense de nos petites monnaies respectives. Une ligne de monde, si lon veut un fil rendre lespace admiratif, sur lequel chacun savance dlest de sa part oubliable. Qui donc parlait un jour, si justement, de relations imperceptibles avec des gens imperceptibles ? Il y a des mandres et des paisseurs, pars de toutes les sophistications, o je nai plus envie de me perdre. Ceux qui je tiens aujourdhui ceux qui campent dans mon premier cercle et nen bougeront plus moffrent un ventail des modes de conjuration ou de dissuasion du caractre : tantt un souffle natif les a allgs, tantt un rythme les a envelopps, tantt encore une limpidit sans gale les a prservs des morsures vulgaires de lidiosyncrasie. Quoi quil en soit, cest dans un bel et singulier anonymat quils simposent moi et que je tiens eux. Et cest ainsi, uniquement ainsi, que je peux sentir rsonner leurs traits personnels : emports, subtiliss par une histoire qui

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les traverse et les dpasse trouvant sens et vigueur au regard de cette chappe imprenable, de cette transcendance narrative o palpite la seule vrit dun individu. Je suis heureux que loccasion mait t donne, tt dans nos relations, daborder ces problmes avec Ccile. Ctait, je men souviens trs bien, trois mois aprs le dbut de sa formation. Un livre tait tomb de son sac, quun de ses collgues avait ramass. Il aurait t difficile, la couverture, de ne pas le reconnatre. Un best-seller amricain, sorti rcemment, qui prtendait, daprs son bandeau, renouveler les outils de la connaissance de soi . Je lavais feuillet en librairie, avant de me dcider lire un chapitre entier, persuad quun jour ou lautre il en serait question dans un stage. Javais vite mesur quel point la caractrologie la plus archaque, la plus sommaire et la plus plate, y tait enrobe dans une forme soi-disant moderne et dynamique. Des anecdotes, des conseils, des mthodes modestes, des grilles de lecture insistant sur leur propre souplesse et pourtant, affleurant chaque instant, presque grossirement, une manire froce de condamner lindividu lui-mme et dassigner lexistence de pauvres dterminations psychologiques. Javais admir au passage, comme dans dautres livres de la mme veine, cet art de frler les zones nvralgiques du dsarroi contemporain sans jamais se risquer ouvrir une perspective digne de ce nom. Ccile stait un peu raidie quand, mayant demand mon avis, elle avait eu droit une rponse tranche. Je ne me voyais pas ruser poliment avec elle. Il est des cas o personne ne me fera rougir de ma vhmence o je sens bien (et tant pis pour les sourires que provoquera la navet arrogante de laveu) quune

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sorte desprit de la situation sen remet moi pour couper court au va-et-vient tranquille des impostures. Javance alors tte baisse, je nai jamais eu ni remords ni scrupules. Jai rapidement compris, en loccurrence, que la rsistance de Ccile tait pure affaire de principe. Il na pas t ncessaire de lutter longtemps pour la convaincre. Elle reconnaissait elle-mme quelle navait pas beaucoup rflchi au sujet. Ctait la fin de laprs-midi la majorit du groupe stait dj clipse. Nous sommes rests cinq devant la salle, et jai eu limpression que le centre de gravit de notre journe se trouvait l, dans cette demi-heure impromptue. Jai dit Ccile et aux autres quil y avait, selon moi, des livres balayer dun revers de la main. Que je ne transigeais pas avec cette vidence. Des livres qui vous enchanent une histoire plus petite que vous. Qui vous rabattent sur vos limites, sur ce quelles ont de plus chtif et de plus effarouch. Qui vous engluent dans une insidieuse connaissance de vous-mme et des autres, pour mieux vous asservir des stratgies de diversion et de manipulation. Lun des stagiaires, ces mots, ma rtorqu en souriant que jexagrais un peu, quil ne fallait pas brandir la menace totalitaire tout bout de champ , ni faire une montagne politique dune petite souris psychologique . Il a eu lair trs fier de sa formule. Il nous a dailleurs quitts l-dessus, aprs avoir regard sa montre et pouss une exclamation. Ccile a fait remarquer, levant les yeux au ciel, quil aurait pu avoir la politesse dattendre un peu. Et cest tous ensemble, elle, ses deux collgues et moi, que nous avons rpondu au fuyard : quil ny a ni montagne ni souris dans une socit que tout se tient, tout senchane, surtout dans un monde comme le ntre , que lnergie consacre aux petits dcryptages de soi a videmment une rsonance densemble. Je crois que la mtaphore vaniteuse

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les avait pousss de mon ct plus vite encore que mon rquisitoire. Cette conversation aura marqu le grand tournant des lectures de Ccile. Aussitt aprs, elle ma demand de lui tablir une liste de livres dans les domaines suivants : philosophie, politique, conomie, anthropologie, ethnologie. Il mtait arriv, au cours des sances prcdentes, de citer des titres, mais ces mentions furtives ne lui suffisaient plus : elle avait besoin, prsent, dune bibliographie structure et systmatique . La demande ma laiss un peu dmuni, car je ntais pas sr de pouvoir la satisfaire. Et puis, sans douter de ses aptitudes, je minterrogeais sur la possibilit dentreprendre de telles lectures dans un cursus trs charg dapprentissages techniques. Jai dress, tant bien que mal, la liste quelle souhaitait, lui signalant les points dentre les plus accessibles. Jy avais ajout, de mon propre chef, des rfrences romanesques, mais elle ma rpondu quelle ne voulait pas perdre son temps lire de romans. Le refus tait si catgorique que je nai pas insist, me promettant dy revenir la premire occasion. Mais rien faire : je me suis toujours heurt, pendant cette priode, la mme opposition. Elle en commenait un, parfois, puis sarrtait trs vite, et revenait avidement aux essais. (Le seul que jaie russi lui faire lire, et quelle a d dvorer en trois ou quatre nuits, cest Le Comte de Monte-Cristo. Souvent un pisode prcis lui revenait au cours dune conversation. Elle gardait une tonnante mmoire des ramifications de lintrigue, du pullulement des personnages. Lide quun homme tombe comme la foudre sur des institutions corrompues la ravissait. Que cet homme ait d se dbattre avec les flots de la Mditerrane pour venir frapper la socit lexaltait. Elle savait par cur plusieurs passages, dont un, surtout, quelle aimait rciter en se dessinant une fine

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moustache avec ce quelle trouvait sous la main : Peut-tre ce que je vais vous dire vous paratra-t-il trange, vous, messieurs les socialistes, les progressifs, les humanitaires, mais je ne moccupe jamais de mon prochain, mais je nessaye jamais de protger la socit qui ne me protge pas, et je dirai mme plus, qui gnralement ne soccupe de moi que pour me nuire ; et, en les supprimant dans mon estime et en gardant la neutralit vis-vis deux, cest encore la socit et mon prochain qui me doivent du retour. Dans la foule, quelquun avait essay de lui faire lire Les Mystres de Paris. Elle avait vite abandonn : en comparaison, elle trouvait les protagonistes fades, bavards elle dtestait, disait-elle, ces auteurs qui domestiquent la violence de leur sujet et ramnent tout une morale tide.) Elle aurait aim avoir davantage de temps pour sassurer de ne pas commettre de contresens flagrant sur tel ou tel livre de ma liste. Et elle me sollicitait parfois. Je lui rpondais que je ne me sentais pas habilit ce genre de vrification, et quun contresens n de lenthousiasme vaudrait toujours mieux quune justesse inerte. Ce qui ne lapaisait pas le moins du monde. Souvent, quand nous buvions un verre ou marchions dans la rue, elle sobligeait restituer le raisonnement dun conomiste ou dun ethnologue pour mettre sa comprhension lpreuve : ds quun maillon lui manquait, elle se frappait le front avec les phalanges et se promettait de rouvrir le livre sitt rentre chez elle. Un jour ctait un samedi aprs-midi ensoleill : nous avions pris lhabitude, une ou deux fois par mois, de nous donner rendez-vous autour du bassin du Luxembourg , elle est arrive le visage triomphant, mannonant presque sans prambule quelle avait trouv une phrase de Nietzsche qui lui faisait pleinement comprendre, trois ans aprs, ma charge contre le

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manuel de psychologie amricain. Cela faisait plusieurs jours quelle traquait cette phrase dans les fragments posthumes de ldition du Gai Savoir que je lui avais prte : des paragraphes tournaient autour de cette ide, elle tait sre quelle allait finir par la dcouvrir sous une forme condense et lumineuse son dsir tait si pressant quvidemment, la dcouverte avait eu lieu. La phrase disait : Jaime les hommes soumis un emportement qui nest pas celui de leur caractre qui commence au point prcis o leur caractre sefface. Nous tions assis sur un banc, et regardions des enfants actionner un petit bateau tlcommand. Lun deux avait retrouss son pantalon, avant dentrer dans leau pour rcuprer le bateau bloqu au centre du bassin. Plusieurs fois elle ma rpt ces mots, y faisant vibrer tout ce quils contenaient de rponse un appel insistant. Elle ma avou que notre conversation sur le best-seller lui tait reste lesprit dans les moindres termes, quelle y repensait souvent, quelle tait presque sre de me rejoindre, mais quil lui manquait le bon angle ou la bonne voie pour tre de plain-pied avec moi. En somme, elle comprenait sans bien comprendre. A la faveur de la phrase de Nietzsche, elle avait enfin accs cette conversation, chacun de mes arguments, quelle pouvait associer dsormais son propre lan. (Je lcoutais avec dautant plus de bonheur que jai moi-mme connu cette situation tant de fois : la comprhension retarde celle qui restera toujours la plus belle mes yeux. Des mots qui flottent dans lesprit, ballotts le pressentiment de leur importance, qui tout ensemble les distingue et les embrume et puis, un jour, lancrage fulgurant, un vertige dadquation tout sillumine, dune clart qui tire sa vibration propre davoir t ajourne, et de la gratitude que lui inspire cet ajournement.)

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Quand elle ma rendu mon exemplaire du Gai Savoir, je me suis mis en qute de la phrase dans les fragments posthumes. Quimporte si je ne lai pas trouve. Tout rcemment, limage mest revenue de Ccile assise prs de moi en ce samedi aprs-midi. Jtais dans le train, ct dune jeune femme dont le profil faisait parfois cho au sien, avec cette douceur et cette insistance particulires aux rimes pauvres. Nous avions peine quitt Paris quelle a pos sur la tablette, devant elle, le dossier rcapitulatif dun stage. Les dates y figuraient : elle en sortait tout juste. Elle a dabord feuillet rapidement ce dossier. Je nai pas vu lintitul du stage, mais il tait question de positions de vie , de paramtres de lidentit personnelle , et il ntait pas difficile de deviner de quoi il retournait. Elle a fini par se concentrer sur le long questionnaire intitul Inventaire et bilan de soi , qui occupait au moins les dix dernires pages. Son stylo sest mis voler dune question lautre, suspendu quelques secondes, plongeant sur lune des cases proposes. Les croix se succdaient un rythme mtronomique. Etes-vous jaloux des autres ? Matrisez-vous vos motions en public ? Faites-vous facilement amende honorable aprs un propos impulsif ? Le silence, dans un groupe damis, vous met-il mal laise ?

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Etes-vous conscient de votre gestuelle ? Si oui, quest-ce qui vous frappe le plus ? Etes-vous tourment par lavenir et faites-vous partager vos soucis aux autres ? Tantt je regardais son profil, ses battements de paupires, tantt je lisais, non sans mal, lune ou lautre de ces questions dont la formulation me dsesprait. Au nom de Ccile, au nom de laprs-midi ensoleille du Luxembourg, de la phrase introuvable du Gai Savoir, jaurais tant voulu madresser elle. A ce qui, dans les angles vifs de sa prsence, rsistait cet arraisonnement psychologique, ou du moins ne sy pliait quau prix dune vilaine contorsion. Comment refouler lenvie de lui dire : Jetez par-dessus bord ces questions spcieuses, o ni le sentiment de soi ni la comprhension des autres ne trouveront jamais leur compte. Est-il si dcisif, franchement, que le rouge vous monte aux joues quand vous parlez en public, ou que vous regrettiez aprs coup certaines impulsions ? Et que le silence vous mette mal laise, est-ce une affaire qui vaut quon y consacre une minute de sa vie ? Vous ne sentez pas que la moindre de ces questions, la plus anodine en apparence, rtrcit dramatiquement votre champ de vision ? Vous allez me rpondre, je sais bien, que cet inventaire , ce bilan , quoi vous vous attelez avec tant de srieux et de sincrit, cest le meilleur moyen de progresser, de vous amliorer, de ne pas persister dans un tre dont vous prouvez chaque jour les gnes, les limites ou les empchements. Mais sil vous plat, songez un peu ce progrs, cette prtendue amlioration. Regardez-les en face. Ils seront

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aussi exigus, aussi indigents que la situation laquelle ils sont censs remdier. Vous croirez avoir largi votre capacit de conscience, et vous naurez fait que vous placer sous la coupe dune psychologie aussi mcanise que les techniques industrielles ou les oprations de marketing. Oubliez cette formalisation misrable des tats du moi et des positions de vie . Elle ne vous livrera jamais que des vrits exsangues, qui me rendraient presque indulgent pour les mensonges sur soi quon profre avec panache. Allez donc vous chercher ailleurs. Et ne croyez surtout pas que je plaisante : Allez voir ailleurs si vous y tes ! Vous y serez davantage, de toute vidence, que dans ces traques et ces interrogatoires o se rejouent, sur fond dauthenticit truque, de vieilles allgeances aux coins dombre et aux murs quon rase. Quitte rpondre des questions, ne vous soumettez pas celles que fabriquent des officines de faussaires. Inventez les vtres. Les prcisment et les potiquement vtres. Des questions qui respirent, qui battent la campagne, qui dlient votre langue et votre imagination. Jai connu quelquun qui se demandait depuis toujours quelle pression exerait le bleu du ciel sur sa conduite et ses penses. Quelquun dautre qui cherchait savoir jusqu quel point le cours de sa vie rejouait les grands vnements de lhumanit. Voil des questions. A faire rentrer sous terre les rougeurs en public, les gestes dont on prend conscience ou les soucis quon fait partager aux autres. Et cherchez de vrais points dappui. Ils sont l, votre disposition simplement, vous ny avez jamais pens. Nattendez pas que de pseudo-sciences vous soufflent leurs axiomes pompeux. Prenez votre lan sur vous-mme sur ce profil rsolu, au nez droit, sur la courbe de ces paupires, sur cette faon qua eue votre visage, quelques secondes durant, de

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se perdre dans les forts qui filaient toute allure, sur cet air berlu, quand le contrleur vous a demand votre billet. Vos lignes dessor sont l. Nen doutez plus. Et puisque vous semblez deviner mes regards de biais, je vous en prie, ne dressez pas entre nous, par la nervosit acclre de vos petites croix, le rappel dun monde o chacun est cens soccuper de ses affaires. Laissez-moi imaginer que le temps de ce voyage au moins, jai russi en dfier la pesanteur.

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Je dois peut-tre Ccile et quand je dis Ccile , ce nest pas seulement elle que je pense, mais tout un complexe dvnements et de relations que son prnom unifie merveille de navoir plus accept, un jour, de passer le moindre accord avec lennui. Enfant, adolescent, lennui avait t mon ennemi le mieux rpertori, le plus farouchement combattu, au point quil marrivait de my abandonner pour retremper lanticipation de ses attaques. Par la suite, il ne fait gure de doute que je mtais sourdement rconcili avec lui. Ce changement avait d samorcer durant la seconde partie de mes tudes suprieures. Lhypokhgne et la khgne staient droules dans une atmosphre de joyeux et constant rebondissement : nous tions quelques-uns nous moquer des morosits solennelles de nos camarades, chercher un srieux du savoir qui naccule pas fatalement nos vingt ans linexpression ; et nous avions mis au point une formule tonique qui me restera toujours. Aprs quoi, la donne avait chang. Mes amis disperss, des lieux nouveaux, le contexte redessin, je navais pas su inventer le principe denjouement du parcours qui mattendait : chacune de ses tapes licence, matrise, concours de recrutement de lEducation nationale mengonait davance dans une responsabilit indite. Ce quil peut y avoir de fte et dinsoumission dans les tudes stait vapor. Il paraissait clair que les conditions davnement dune micro-communaut insolente ne seraient plus runies. Et cette vidence a ouvert une premire brche lennui des rapports avec autrui. Trs vite, les occasions de passage ou dinfiltration se sont multiplis.

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Rien voir avec lennui lourd et massif que javais russi tenir en chec dans mon enfance. Il sagissait prsent de ses modalits impalpables, diffuses, ramifies, dautant plus insinuantes quelles devinaient bien les lignes de complaisance que je leur mnageais. Peu peu, elles se sont glisses partout, mon corps peine dfendant tudes, amours, amitis, relations sociales , amortissant le mouvement gnral de la vie, dralisant en douceur mes engagements, neutralisant les pointes et les saillies dont le monde aurait pu avoir le mauvais got de se hrisser. Lennui tait devenu une gne commode, une amertume ou un cynisme qui savaient se rtracter avant dtre baptiss comme tels, et qui laissaient lexistence le bnfice du doute. Je le raffinais, le subtilisais, my rfugiais comme dans une histoire connue de moi seul, la fois vaguement dcourageante et prserve du cur grossier des choses. Jaurais pu continuer longtemps ainsi. Comment un tel rgime de vie se dfait-il ? A quelle vitesse est-il balay ? Sur quelle base une conjoncture toute neuve peutelle slancer ? Si je rserve ces questions un accueil dsinvolte, voire paresseux, cest peut-tre quil y a trop de rponses jai dit Ccile , mais je pourrais dire Jean , Edwige , Christophe , Valry , Hlne , Christian et que manquera toujours la seule qui pourrait vraiment me convaincre. Peut-tre aussi parce que je renonce, faute de moyens, comprendre comment une vie fait surgir du neuf, et ne se rduit pas une pure actualisation de possibles : je ne voudrais pas interposer, entre ma succession dpoques et moi, une rponse philosophiquement grossire.

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Jai seulement envie de dire : Un beau jour, plus question de frayer dans les voies anciennes. Plus question de mennuyer avec les autres, plus question de sentir passer travers eux et moi une chane de langueurs et de lassitudes distilles. L o je mennuie, dsormais, je men vais, je me mets lcart, je menfuis ou alors, je le montre tellement quon me dispense dtre l. Raffirmation, retour denfance ? Peut-tre, mais en un sens limit. Labrupt davant-hier a beau se reflter dans celui daujourdhui, les choses sont tranches dune tout autre manire. Si je cherche ce qui nourrit prsent mon refus de lennui, je ne vois pas de meilleure piste que ce fragment de citation qui me vient de trs loin (la phrase devait tre de Merleau-Ponty, mais je nen suis pas plus sr que je ne peux retrouver les morceaux perdus) : le malfice de lexistence plusieurs . Quimporte si je plie ces mots dans un sens qui na rien voir avec leur contexte dorigine. Je les ai gards trop longtemps en rserve pour ne pas me sentir le droit den faire un usage compltement mien. Ce quils me disent, cest la mcanique mauvaise, la torsion dcourageante qui sempare si souvent dun rassemblement dindividus, et le prcipite vers son expression la plus atone. Je sais trop de quelle intensit est capable la conjonction de deux, trois, quatre vies ou davantage : ce quelle peut enflammer, quel potentiel dinsurrection ou dillumination est le sien. Je crois le savoir dune manire trop douloureuse pour ntre pas accabl par ces ajustements tides auxquels semblent voues tant de situations, selon une fatalit implicitement reconnue ou tolre. Et jespre que rien, jamais, ne me fera composer avec cet accablement. Des hommes se runissent en un point du monde

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une ide de temps et despace se cherche travers leur runion , et ce qui advient deux, dsesprer de leur prsence commune, cest le plus morne, cest le plus exsangue. Comme si limplication de chacun se rglait sur une moyenne la fois imprcisable et froce qui lui commande de rtrcir ses possibles expressifs et de valider le rtrcissement des voisins. Comme sil fallait se confirmer, les uns les autres, dans lide quil est prfrable que rien nait lieu rien que le choix dun registre de communication dont la marge de tolrance lennui pourra varier, mais qui intgrera forcment le devoir dennui comme le prix payer pour tre immunis contre une aventure commune. Sans quun quelconque formalisme, au passage, soit ncessairement en cause : il va de soi, mes yeux, que la sociabilit la plus enjoue et la plus dcontracte est porteuse dautant de neutralisation mutuelle que les pires rigidits bourgeoises. Je pense souvent deux pisodes. Lun me vient de Ccile, lautre est personnel. Quelques annes aprs la fin de sa formation, elle avait suivi, ainsi que dautres personnes de son service, un stage consacr la prvention et la gestion des conflits. La premire des trois journes stait droule, selon sa propre expression, dans une ambiance gentiment contrainte et fastidieuse . Personne ne pouvait mettre en doute le srieux et lefficacit du travail accompli. Mais pour Ccile, ctait comme dapprendre se servir de certains muscles sans disposer despace pour sentraner ni dair pour respirer. Elle avait dcid dattendre la suite, de suspendre son jugement et dintervenir, ds le lendemain, sil savrait que le stage faisait delle un simple rceptacle de mthodes et de techniques. La formation ayant lieu en province, elle avait longuement arpent la ville, en fin

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daprs-midi, avant de regagner son htel. Alors que la nuit tombait, elle avait aperu son formateur, en train de feuilleter un livre dans une librairie qui sapprtait fermer. Elle aurait pu sloigner discrtement, mais ctait plus fort quelle, il fallait quelle lui parle. Ils avaient bu un verre, puis dcid de dner ensemble. Lune des premires choses quil avait dites Ccile, aprs quelques phrases convenues sur cette ville quils ne connaissaient ni lun ni lautre, ctait : Je ne continue pas comme a demain, les choses changent. De fait, le lendemain, il avait demble dclar au groupe quil lui tait impossible de passer outre son malaise quil savait partag et de reprendre mcaniquement au point o ils staient arrts la veille. Les mots quil avait su trouver, Ccile aurait voulu les noter tant ils tmoignaient dintelligence fine de la situation, tant ils laissaient entrevoir, si le groupe saisissait cette chance, la possibilit dinflchir les choses en sexposant rellement les uns aux autres. Ccile lavait trouv mouvant : sa main tremblait un peu, sa parole restait trs assure. Il avait patiemment cout ceux qui considraient les diffrences hirarchiques, ainsi que lappartenance de plusieurs stagiaires au mme service, comme les principaux facteurs de gne ou de blocage. Il ntait pas sr que lessentiel soit l, mais en laissant sexprimer ce sentiment jusquau bout, il lui avait enlev de son poids. Son hypothse lui, cest quils staient tous ligots ensemble. Et rien ne lui semblait plus ncessaire, prsent, que de rflchir la faon dont ce ficelage stait produit, en faisant le pari que cette rflexion rejoindrait et nourrirait le travail des trois jours. Ccile se souvenait quau mot ficelage , il y avait eu des mouvements de tte approbateurs, presque unanimes. Ctait juste le mot quil fallait dire. Le mot qui lverait beaucoup dinhibitions en les nommant trs simplement. Et les

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deux jours suivants en avaient t facilits. Fini le tte tte silencieux de chacun avec son insatisfaction. Fini lennui qui suinte discrtement des visages et des gestes trop contrls. Ccile reconnaissait que tout le monde navait pas jou le jeu avec le mme enthousiasme, mais au moins, personne navait plus lair de considrer la rtention de soi comme un gage de srieux. Elle ma parl si souvent de cet pisode qu mon tour je le raconte comme si javais t partie prenante : je vois trs bien tous ces gens ensemble, complices des limites quils se sont assignes, complices de leurs contraintes, de leurs embarras, et jentends trs distinctement cette complicit se dfaire mesure quune parole simple, droite, rend possibles des perspectives jusque-l interdites. Que celui qui ne rve pas la transposition politique dune telle situation me dise de quoi ses rves sont faits. Le deuxime pisode est beaucoup moins exaltant. Je devais passer un dimanche en compagnie dun groupe de personnes avec lesquelles javais t trs li, autrefois, la fin de mes tudes suprieures. Je revoyais chacun individuellement, depuis des annes, faisant office de messager, jusqu ce que lun deux mette la proposition de runir tout le monde chez lui. Je ne veux pas chercher savoir si ctait une bonne ide ou non. Je sais seulement que la tonalit des retrouvailles sest dcide, trs rapidement, en un sens qui ma t pnible. Ni lintelligence ni la sensibilit des personnes runies ntaient en cause. Mais seules, encore une fois, ces modalits de prsence dont lajustement mutuel ne peut aboutir qu une aimable infusion dennui. Je me rappelle, cet gard, un moment trs prcis : les diffrences ditinraires chatoyaient tout le monde prenait plaisir constater ltoilement de trajectoires qui avait

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succd au giron commun des tudes. Il aurait pu y avoir quelque chose de drle et de ptillant dans cette diversit, si chacun navait t aussi press dtablir sur lui-mme une sorte de rapport ou de compte rendu : le mme, au demeurant, dune bouche lautre, quon aurait pu intituler Russites et servitudes . Comme toujours entre gens qui sentendent la rhtorique, il avait fallu trs peu de temps pour que les rgles du jeu soient implicitement fixes et ratifies : lnonc des russites ne drogeait quexceptionnellement la factualit modeste un clat de lyrisme, un seul, tait le bienvenu , celui des servitudes se doublait du petit mouvement dautodrision par o peut safficher la libert intrieure. Cette comdie ma vite fatigu. Dautant que je sentais slever, du fond de certains dentre eux, une protestation qui me demandait de ne pas y croire. De ne pas me fier ces rles dans lesquels ils staient rciproquement figs, de ne pas tre dupe de cette gaiet inerte, sans enjeux ni asprits, de cette gele sociale dlicatement vibrante qui nous avait emprisonns ds les premires minutes. Sans doute devinaient-ils quil existait, pas si loin, porte de main peut-tre, une zone vive o nos retrouvailles auraient pris une tout autre allure. Un arrire-pays, auquel il suffisait de sabandonner lgrement juste un pas de ct, ou mme le suspens dun pas pour balayer toutes les vanits ditinraires et les petites affirmations de territoires. Qui sait ? Quelquun aurait pu rassembler ces protestations affaiblies, en faire un levier capable de renverser le cours de la journe. Je ne lai pas fait. Dabord parce que je ne men sentais pas lnergie : je ne suis pas taill pour ce genre de prouesse. Et surtout, parce que jen ai assez de ces signaux qumettent les lointains ou les profondeurs dun individu : clignotements qui madjurent de ne pas oublier lancien personnage, celui que jai

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tant aim, et qui nempchent pas le nouveau de sen remettre aux formes les plus blmes, les plus ennuyeuses et les plus infcondes de lexistence plusieurs . Devant cette mendicit des assis, je prfre passer mon chemin. (Mon ami dautrefois, si tu veux quon coute ton appel darrire-pays, donne-lui tout son champ de rsonance. Quil ne soit pas filtr ou arrt par le bail empes que tu crois bon de reconduire avec tes semblables. Quand nous nous sommes connus, il rgnait un air vif et piquant entre nous. Un air qui portait allgrement les sons et ne les trahissait pas. Dbarrasse-toi, dsemptre-toi de ces mauvaises clauses que tu as fini par trouver ncessaires, tout en te faisant un alibi de ton insatisfaction. Et alors, recommenons parler.)

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Je men souviens encore, comme de ces repres qui marquent discrtement lentre dans un nouveau rgime des choses. Et dont la rptition grande chelle, trs vite, efface le soupon de nvrose qui plane sur certaines de nos perceptions. Ctait lors de la cinquime ou sixime sance avec la promotion de Ccile. Un responsable de formation rcemment arriv homme fin, charmant, bien intentionn avait dcrt qu lissue de cette journe, un point provisoire avec le groupe simposait. Je lui avais object courtoisement que personne nen voyait la ncessit. Et, surtout, que ce genre de sminaire devait tre jug sur la dure, quil se prtait mal aux arrts sur image. Il avait nanmoins camp sur sa position, sans cesser un instant de me sourire. Si son arrive dans notre salle, aux alentours de dix-sept heures, mest reste ce point en mmoire, cest quon naurait pu imaginer discordance plus radicale entre la tension du dbat en cours et le pauvre, lindigent vocabulaire valuateur auquel il voulait tout prix nous soumettre. Il avait besoin, disait-il, dentendre notre avis sur trois points principaux aprs quoi il sclipserait et nous laisserait continuer : objectifs, programmes et mthodes. Les objectifs du sminaire taient-ils clairs pour tout le monde ? Sarticulaient-ils bien sur la finalit densemble de la formation ? Quels points du programme avaient dj t abords ? Lesquels restaient traiter ? Les mthodes pdagogiques permettaient-elles limplication de chacun ? Un grand cahier, devant lui, souvrait sur une double page vierge divise en trois colonnes. Les stagiaires sont rests presque

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muets. Tout juste sil y a eu quelques monosyllabes, des phrases amorces, aussitt abandonnes. Javais dcid, de mon ct, de ne rien faire pour lui faciliter la tche. A mesure que le flottement persistait, son sourire devenait plus crisp. Il se passait ce que jai tant de fois observ dans des situations semblables : celui qui a la parole senlise vue dil dans lenttement des autres la lui laisser et cest avec une justesse dvastatrice, une acclration trs sre du naufrage, quil trouve le registre auquel il est absolument exclu de faire cho ou de donner suite. Les trois colonnes du cahier restaient vides. Je voyais les stagiaires, mme les mieux disposs au dpart, se rtracter davantage chaque sonde quil lanait. Il sest vu oblig, finalement, de rpondre ses propres questions pour spargner une dfaite complte. Plus jamais, par la suite, il ne nous a importuns. Dix ans aprs, je lai rencontr par hasard au restaurant dentreprise. Au bout de quelques minutes, il ma reparl de cet pisode. Lmotion tait intacte, encore vif, mais il nen avait tir aucune consquence, rien qui ressemble de prs ou de loin un enseignement. Pas mme un semblant de question. Cen tait presque ahurissant. Jai bien vu, ma-t-il dit, que je tombais au mauvais moment, ce jour-l. Et il ma gratifi dun sourire, un de plus, qui signifiait sans doute que chacun a sa dose de mcomptes professionnels, et que javais d avoir la mienne comme tout le monde. Lclairer ? Tcher de lui faire comprendre ? Jai t tent, quelques secondes, daccepter son invitation boire un caf. Et puis, non, inutile. Sa gentillesse infroissable le mettait dsesprment labri. Quoi quil en soit, la petite victoire remporte par le groupe de stagiaires et moi ne devait pas faire illusion. Un processus samorait, contre lequel les forces de mutisme et dinertie ne

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pourraient peu prs rien. Vaste dispositif infiltr partout, qui viserait faire parler les gens , ses conditions et selon ses catgories. Qui sacharnerait tout exposer au grand jour aux rayons de son grand jour, naturellement. Le dlire valuateur qui faisait alors ses premires armes nen tait quun des aspects : il avanait encore prudemment il sattaquerait bientt au foyer mme de toute activit, y logeant une insatiable compulsion de bilan, au point quil deviendrait impossible dagir sans exhiber, tout moment, lintelligence comptable de ses faits et gestes. Quand nous tions sortis de la salle, ce jour-l, Ccile avait dit : Je prfre me taire, et tre prise pour une idiote, que den passer par des mots comme a. Je me sentais videmment dans les mmes dispositions quelle. Pas un instant il ntait venu lesprit de notre responsable que sa simple arrive parmi nous, son petit prambule mi-rosissant mi-sr de lui, aprs une journe de rflexions et de discussions passionnes, constituait une de ces chutes de tension qui rendent minemment difficile, pour ne pas dire impensable, toute reprise de parole. Quand les mots programme , objectifs et mthodes avaient surgi, plus personne navait cherch masquer son recul. Transiger avec ces mots, mme du bout des lvres, ctait trahir ce que nous venions de vivre ensemble. Je suis heureux que les quelques mouvements esquisss en ce sens soient trs vite retombs. Cest quil y a, tout simplement, des mots auxquels la vie ne peut sidentifier. Et personne ne me fera croire que je cde lemphase si je rsume ainsi les choses. Dautant que je nai plus cess, au fil des annes, dtre confront dinnombrables variantes de cet pisode : la forme et lchelle des situations pouvaient tre diffrentes, les contextes loigns, les dnouements contrasts la donne

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fondamentale restait la mme. Dun ct : des expriences o lindividu veut courir le risque de ne plus refouler sa voix, dexister avec les autres, dengouffrer un lan commun dans un vocabulaire qui na peur ni de sa pauvret ni de ses ttonnements des ftes, des librations fragiles, qui djouent lappareil organisateur des changes sociaux pour retrouver ce que lide de socit enveloppe de plus poignant. De lautre : un langage qui sest lui-mme mutil sur lautel de lefficacit technicienne, qui prtend parler au nom du bien des gens et du cours des choses langage sans racines ni horizon, qui fantasme son propre engloutissement dans une modlisation glace du monde. On me dira que je force le trait, que je me laisse aller au plaisir des antithses. Peut-tre. Je reste persuad, cependant, quune part non ngligeable des maux qui affectent nos socits depuis un quart de sicle peut se ranger dans lun ou lautre des scnarios issus de cette confrontation. Il me suffit de regarder autour de moi, de lire les journaux, dcouter ce quon rapporte ici et l, pour tre frapp par la rcurrence de certains enchanements. Et je regrette quil ne se trouve pas davantage de plumes pour mettre nu ces trames o se rvlent les ressorts et les combinaisons spcifiques dune poque. Celle-ci, par exemple : les manuvres dintimidation, les parades de sduction des discours qui se prvalent de leurs oprations au sommet lchine de plus en plus courbe de ceux qui rougissent de leurs vellits de rsistance, qui sen veulent de leurs perceptions, intuitions ou sentiments la singularit hrisse leur acquiescement final une langue quils naiment pas, mais qui leur pargnera au moins les affres de la rumination solitaire, en les entranant dans la grande dynamique de linluctable.

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Et celle-l : les raidissements de lexprience authentique devant les langages chtrs la rage de sentir quaucun des idiomes qui battent le pav politique, mdiatique ou culturel ne prendra jamais en charge, sans les trahir ou les vicier, les ressorts fondamentaux dune manire de voir ou de sentir les colres rentres, enfonces, noues sans espoir de dbouch les profondeurs de for intrieur quon se dcouvre tristement et cette socit bruissante de communication o les gens apprennent chaque jour se taire un peu plus fort sur lessentiel. Celle-l, encore, que je nai pas envie doublier : les exclus des palabres dominantes qui finissent par se forger un langage dmagogique pour gagner leur place sous le grand chapiteau et quon naille pas leur dire, surtout, quils sont devenus les faire-valoir ou les complices de leurs adversaires, qui ils ne manquent jamais dadministrer une leon de ralit dsormais le cirque peut se vanter davoir absorb tous les terrains vagues alentour, plus personne ne reste dehors, la piste se confond avec le monde. Jai retrouv rcemment ces lignes de Simone Weil crites en 1937 : Eclaircir les notions, discrditer les mots congnitalement vides, dfinir lusage des autres par des analyses prcises, cest l, si trange que cela puisse paratre, un travail qui pourrait prserver des existences humaines. Ce travail, notre poque y semble peu prs inapte. Nous naccordons la superstition, dans le domaine de la pense, aucune place rserve, analogue la mythologie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert dun vocabulaire abstrait tout le domaine de la pense.

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Ces mots auraient pu tre crits aujourdhui, hier soir, ce matin, et nul doute quon pourra les crire encore longtemps. Ils dessinent, mes yeux, le seul front sur lequel je continuerai me battre je veux dire le seul o jestime avoir authentiquement ma place. Ce combat, il faut le reconnatre, est le plus souvent dcourageant. Parce que les seules ressources de largumentaire ny suffisent pas. Parce quil est difficile de rester mobilis sans tourner au prdicateur enflamm et risquer de lasser tout le monde. Parce que les allis potentiels marchandent leur implication, sous prtexte que des drames plus terriblement concrets nous appellent ailleurs. Comment faire comprendre que lun des principaux ressorts de la suffocation de ce monde est affaire de langage ? Comment faire toucher du doigt la superstition dvastatrice des programmes , des mthodes et des objectifs ? (Non que je moppose lemploi de ces termes, bien sr : mais je refuse que les instruments circonscrits de la rationalit envahissent et polluent tout le champ du pensable et de limaginable.) Et comment rinstaller dans ses droits la seule superstition digne et fconde qui soit, celle qui nous souffle que nos mots dcident de nous, de notre forme, de notre orientation ? Quelquun qui je racontais un jour lpisode du responsable de formation ma rpondu que ctait faire beaucoup dhonneur une saynte sans consquence. La repartie ma manqu. Jai brivement pens pour exclure aussitt de le mentionner au livre de Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich, o lauteur consigne les expressions de tous les jours pour mieux traquer les drives et la distorsion gnrale de la pense : mon interlocuteur ny aurait vu que la confirmation dune tendance, chez moi, la dramatisation boursoufle. Je lavoue, je sais de moins en moins comment me tirer de ce genre de situation. Je

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ne suis mme pas sr quil existe un bon angle dattaque. Celui qui ne sent pas demble que le sens et le sort dune socit se jouent aussi dans lexonration quotidienne des manires de parler dans lextension illimite de la rubrique des sayntes sans consquence , je ne vois plus bien par quels mots je pourrais latteindre. Lcart entre nous nest pas simplement affaire de distance : il atteste quune communaut de monde est ruine. Je me suis souvent demand sur quels principes, sur quels partis pris communs se seraient fondes mes relations les plus intenses, si javais vcu, par exemple, dans les annes vingt ou trente. Jessaye parfois de deviner. Lhorreur de la facticit bourgeoise, sans aucun doute. Le pacifisme au risque de lillusion, trs vraisemblablement. Et puis, jimagine, leffroi devant lavnement de la socit de masse. Laspiration au dpassement des systmes rationalistes. La confrontation fascine, terrifie avec les idologies qui offraient une rponse tonitruante au dsenchantement de la vie. Spculations un peu vaines ? Pas tout fait. Car les bases dalliances daujourdhui ont plus dun point de contact avec celles dhier. Et puis, le prsent se nourrit aussi de ces hypothses rtrospectives : on aime dcouvrir quon nest pas seul faire le dtour par des questions qui ne se posent plus, ou qui se posent dsormais dans dautres termes. Au point que je me demande, parfois, si les plus belles alliances ne consistent pas sentendre sur les combats rvolus dont il importe de ne pas laisser mourir londe de choc. Il serait videmment ridicule dexpliciter, avec une clart de programme, les positions qui unifient aujourdhui mes amitis.

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Dautant, jen ai bien conscience, quil arrive certains de mes amis de tenir des propos ou dadopter des attitudes qui dplairaient dautres, voire les heurteraient. Si cohsion il y a, elle tremble, sagite, mchappe, passe par des cartlements problmatiques. Pourtant, je sais que je peux tabler sur elle : sur son courant agissant, son nergie communicative, plus que sur laccord des ides, des sentiments ou des lans quelle charrie. Et de quelque ct que je lenvisage, de quelque manire que je veuille en rendre compte, ce sont toujours des questions de langage que je retrouve. Chez ceux que jaime, pas dabsolution accorde au verbiage universel. Un enttement serrer de prs, prendre bras-le-corps les discours ambiants jusqu en obtenir des aveux les aveux du monde que nous sommes en train de commettre. Un vertige face lnormit de cette tche. Un quoi bon, certains jours. Un accablement. Un grand retour dnergie, les autres jours. La volont passionne de ne pas se relcher. De ne pas tolrer ce cours des choses trop habile rendre digestes, assimilables, son pire lexique et sa syntaxe la plus effarante. Je pourrais continuer longtemps, sil ntait vident quaucun inventaire ne rendra jamais compte dune sensibilit partage. Et surtout, si je navais limpression de laisser chapper lessentiel. Au fond, quelque chose de trs simple est en jeu, qui commande la diversit parfois contradictoire des attitudes, et que je voudrais parvenir formuler sans lalourdir. Je ne men suis rendu compte quassez tard : je ne peux dcidment me lier qu des individus capables dopposer, ce qui arrive aujourdhui, lintgralit de ce quils sont. Des tres qui savent, sans rien esquiver de la complexit du prsent, garder le sens des affrontements lmentaires et ne pas faire de

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cette complexit un alibi. Jai toujours gard en mmoire la phrase sur laquelle souvre lHistoire dun Allemand, le tmoignage crit par Sebastian Haffner en 1938 : Ce livre est lhistoire dun duel. Phrase exemplaire, que je refuse denfermer dans les limites de la priode tragique qui la suscite. Je crois en effet la ncessit, pour lindividu, de savoir se rsumer et rsumer son temps dans la mme opration vive et simple, sous peine de ntre quun reflet ou une agitation de nuances la surface des vnements. Cest dsormais la pierre de touche de mes relations. On pourra moffrir les maillons les plus subtils de lanalyse critique, les clairages spcialiss les plus pntrants, viendra toujours un moment si attentif, si reconnaissant que je sois o je les changerai sans hsiter contre la tenue globale dune manire dtre. Contre la hauteur dun regard qui fait avouer au dtail des choses sa trame nerveuse. Et je prfre de loin, des perspectives adroites en mal de souffle, un regard vaste qui ne se monnaye que pniblement en focalisations pertinentes. Je me suis fait la remarque si souvent, ces dernires annes et si souvent la frustration a t au rendez-vous. A quoi bon les critiques justes, quoi bon les dissections subtiles de lignominie ou du malheur contemporains, si elles donnent limpression desquiver les passions et les attitudes fondamentales ou den tre tenues dsesprment quittes ? Peur, colre, courage, dfi, orgueil jai besoin quon aille frayer de ce ct-l quand on sadresse moi. Quon me raconte une histoire, une histoire dun seul tenant, une histoire aux prises avec des forces capables de la broyer et quon mpargne ces diagnostics et ces ordonnances mis du haut dune sant qui se ressent cruellement de navoir jamais tremp dans aucune maladie. Jaime par-dessus tout celui qui reconnat, sans opposer aucune bute artificielle son dsarroi, sans linscrire

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prmaturment dans je ne sais quelles catgories en vigueur, quil ne sait pas du tout comment vivre dans ce monde. Et qui uvre jour aprs jour, avec autant de modestie que dnergie, donner une forme dexemplarit au devenir de cette question. Chez tous ceux dont la rencontre a t marquante, jai vite devin cette aptitude, au point de ne plus pouvoir, prsent, en imaginer dpourvues les amitis venir. Et ce qui me touche le plus, peut-tre ? Sentir que la saisie globale de soi et du monde fait rsonner, dans les propos les plus dlis et les plus fins, quelque chose de sourd, de violent, dinarticul, qui menace parfois de les dborder. Si aucune dmesure ne sagite sous larticulation intelligente des choses, celle-ci nest quun jacassement de salon. Et je suis le plus passionnment attentif ce que disent mes amis plus solidaire deux que jamais quand le bouillonnement, le grondement ou le frmissement densemble de leur duel avec lpoque bouscule ltiquette des changes clairs quand il rend nigmatique une formule, autorise des raccourcis extravagants, des synthses ou des survols dlis de toute prudence. Faire la part des choses , comme on dit si frileusement, ce serait aller au rebours de notre pacte. Mon accueil et mon amiti ne slectionnent, ne marchandent ni ne relativisent. Jcoute, et je sais que tout se tient : ce qui me frappe par sa justesse naurait pas le mme clat sil ne se fondait sur limpossibilit de rprimer la rponse totale, forcment excessive, forcment hrisse dinjustices, ce que nous vivons aujourdhui.

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La plus grande colre de Ccile je parle dune de ces colres concentres, sans clats, o tout lindividu se rassemble dans la certitude quon lui fait un procs indigne , ctait loccasion de lexamen de sortie de sa promotion. Quelques semaines auparavant, elle stait leve contre lajout dune preuve lcrit ; elle avait object, avec justesse, que les rgles du jeu taient changes tardivement, dans un parfait arbitraire, et que la prparation de cette nouvelle preuve augmenterait une charge de travail dj insense. Seuls deux collgues staient associs sa protestation. Les autres staient inclins. (Le groupe, ce moment-l, nexistait plus en tant que tel : certains se dtestaient au point de ne plus assister ensemble aux mmes sminaires. Et puis, la fin du cursus se profilait : les stratgies de ngociation des futurs postes aiguisaient les rivalits, balayant les dernires vellits de cohsion. Dans ce groupe dont javais accompagn les dbuts avec tant de ferveur, pour lequel je mtais efforc, chaque sance, de faire preuve dinventivit, certains laissaient clairement voir que la course aux places tait entame, et que les sminaires ne constituaient plus que des im