Pierre Michel, « Le Cas Octave Mirbeau : entre "gynécophobie" et féminisme »

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    1/9

    LE CAS OCTAVE MIRBEAU :

    ENTRE "GYNCOPHOBIE" ET FMINISME

    Pour qui se penche sur l'histoire du fminisme et de l'antifminisme travers lesreprsentations de la femme donnes par la littrature, le cas du pamphltaire, romancier,dramaturge et critique d'art Octave Mirbeau (1848-1917) est particulirement fascinant. Libertairefarouchement individualiste, justicier rfractaire tout endoctrinement, grand dmystificateur quiappelait de ses voeux une vritable "rvolution" culturelle pour dessiller les yeux des massesdment "crtinises" par la sainte trinit de la famille, de l'cole et de l'glise, Mirbeau remplissait,semble-t-il, toutes les conditions pour se faire l'avocat du sexe opprim par le patriarcat. Or,surprise, il lui arrive de tenir sur les femmes un discours ractionnaire, o se combinent les thsesde Schopenhauer et les rminiscences bibliques, et il semble souffrir, selon l'expression de LonDaudet 1, de "gyncophobie". Faut-il pour autant le jeter dans le mme sac d'infamie que la grandemajorit de ses contemporains de la gent crivante ? Certainement pas : car Mirbeau est aussi,

    paradoxalement, le crateur de Germaine Lechat, prototype de la femme mancipe, il est l'auteur deL'Amour de la femme vnale, il est l'un des premiers et des trs rares propagandistes du no-malthusianisme. Comment expliquer ces contradictions ? C'est ce que nous nous proposonsd'tudier.

    L'ANTIFMINISME

    Au premier abord, le cas d'Octave Mirbeau semble dsespr. Car il reprend, sur le comptedes femmes, des discours rtrogrades, indignes de sa rputation, par ailleurs justifie, de justicierqui a mis sa plume redoute au service des pauvres, des opprims et des exclus. Il voit en effet dansles femmes des tres de nature, esclaves de leur fonction de procration, et par consquent, de

    rarissimes exceptions prs, incapables de s'lever au-dessus des chanes biologiques infliges parune martre Nature. Il serait vain de leur en vouloir : cela n'aurait pas plus de sens que de reprocherau tigre de se repatre de chair sanguinolente, comme le soutient un des convives qui discutent del'universelle loi du meurtre, dans le frontispice duJardin des supplices (1899) 2.

    Comme Schopenhauer, notre antifministe radical considre que "la femme n'est pas uncerveau" et qu'"elle n'est qu'un sexe, et rien de plus. Elle n'a qu'un rle dans l'univers, celui de fairel'amour, c'est--dire de perptuer l'espce." 3 Elle est par consquent "inapte tout ce qui n'est nil'amour, ni la maternit" 4.

    - En premier lieu, elle est incapable d'embrasser des ides gnrales : "La femme, tre de sensations nerveuses et d'inconsciente piti, gnralement enferme dans une sorte departicularisme intellectuel et moral, trouve dans le fait particulier un lment suffisant aux besoins

    de son esprit, un champ assez vaste aux expansions de son cur. Cette forme d'anatomie psychiquela condamne ne voir et ne juger la vie que dans une perspective brve, et sous un angle trsrestreint, qui lui cache les grands horizons, les grands ensembles, les totalits de la lumire"... 5

    - Ensuite, elle est incapable de crativit, parce que sa sensibilit est entirement mobilisepar sa fonction procratrice. ceux qui lui objecteraient qu'il existe tout de mme des femmesartistes, et que lui-mme n'a pas manqu de proclamer leur talent (va Gonzals, Mary Cassatt,Berthe Morisot), voire leur gnie (Camille Claudel), il rpond : "Quelques femmes - exceptions trsrares - ont pu donner, soit dans l'art, soit dans la littrature, l'illusion d'une force cratrice. Maisce sont ou desmonstres, c'est--dire des tres anormaux, en tat de rvolte contre les lois de lanature - et de fait il crit de Camille Claudel qu'elle est une "rvolte de la nature" 6 - ou du simplereflet du mle, dont elles ont gard, par le sexe, l'empreinte intellectuelle" 7. Aussi, avant de

    proclamer le "gnie" de Camille Claudel, prend-il bien soin de prciser qu'elle est la soeur du jeunepote Paul Claudel et l'lve de l'illustre Rodin, et conclut-il de son analyse qu'elle "est bien de la

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    2/9

    race de l'un et de la famille de l'autre"... 8

    - Enfin, comme elle est entirement soumise aux lois de la nature, qui associentindissociablement l'instinct de meurtre et l'instinct gnsique 9, la femme est tout naturellement unetortionnaire raffine : "Les crimes les plus atroces, ceux qui nous ont fait le plus frissonner, sont

    presque toujours l'oeuvre de la femme. C'est elle qui les imagine, les combine, les prpare, les

    dirige". Loin d'tre des "verseuses d'idal et de piti", comme le soutiennent les fabricants deromans l'eau de rose soucieux de s'attacher leur clientle, les femmes sont "d'incomparablesvirtuoses" et de " suprmes artistes de la douleur" 10. Et Mirbeau en apporte une loquenteillustration avec la rousse Anglaise Clara du Jardin des supplices, "fe des charniers, ange desdcompositions et des pourritures" 11, qui s'moustille et s'lve jusqu' la "petite mort" chante parBataille au spectacle des plus atroces mises mort. Dans un registre moins exotique, nombre deshrones de ses Contes cruels rivalisent de cruaut et s'emploient torturer, parfois mme tuer,leurs compagnons... 12

    Entre les hommes, tres susceptibles de culture, et les femmes, restes, dans leur trs grandemajorit, trangres et rfractaires aux proccupations intellectuelles, thiques, esthtiques etsociales, s'lve donc une barrire infranchissable. L'incomprhension est radicale et insurmontable,

    et rien, jamais, si ce n'est la souffrance partage, ne parviendra combler l'abme qui spareratoujours les deux sexes, comme un jeune mari en fait l'amer constat, dans un conte au titreironique, "Vers le bonheur", que Mirbeau a rdig en 1887, au lendemain de son propre mariage :"Je n'ai rien, absolument rien reprocher ma femme, rien sinon d'tre femme. Femme, voil son

    seul crime ! Femme, c'est--dire un tre obscur, insaisissable, un malentendu de la nature auquel jene comprends rien. (...) De la femme, je ne sais rien, rien, rien (...). L'abme qui nous sparait (...),c'tait un monde sans limites, infini, (...) entre les ples duquel il n'est point de possiblerapprochement" 13.

    Cette incapacit des deux sexes se comprendre, parce qu'ils sont radicalement diffrents etcondamns de perptuels "malentendus douloureux" 14, a pour effet de les dresser l'un contrel'autre dans une guerre continuelle. Et cette guerre, presque toujours, c'est le sexe prtendu fort qui

    la perd, et c'est le prtendu "sexe faible" qui impose sa loi despotique : "La femme possde l'homme.Elle le possde et elle le domine ; elle le domine et le torture : ainsi l'a voulu la Nature, selon sesvoies impntrables" 15. Deux romans de Mirbeau en apportent une redoutable illustration : LeCalvaire (1886) - le titre est lui seul tout un programme -, o le ple narrateur, Jean Minti, est

    possd et tortur par la goule Juliette Roux et perd, son contact, ses repres thiques et son talentlittraire ; etLe Jardin des supplices, dont le narrateur anonyme au visage ravag porte les stigmatesde l'esclavage dvastateur auquel l'a rduit la sadique Clara, au prnom trompeur.

    CONTRADICTIONS

    Il semblerait donc bien que Mirbeau n'ait rien d'original nous dire sur les femmes et secomplaise dans des strotypes machistes, o les imprcations bibliques contre les filles d've sontmises au got du jour et la sauce scientiste, histoire de conforter le patriarcat. Et de fait, laconclusion de l'article sur la Lilith de Remy de Gourmont ne laisse gure de place au doute : "Le

    jour o les femmes auront conquis ce qu'elles demandent, le jour o elles seront tout, sauf desfemmes, c'en sera fait de l'quilibre de la vie humaine"...

    Et pourtant les choses sont moins claires qu'elles ne le paraissent au premier abord. Ainsi, sion relit attentivement cet article effarant, on dcouvre que tout cela n'est pas de la faute de lafemme. Non pas seulement parce qu'elle ne fait, en toute inconscience, que suivre un programme la finalit inconnue, mais parce que les hommes se complaisent dans leur propre esclavage et en

    portent donc seuls la responsabilit, puisque, s'ils le voulaient vraiment, ils auraient les moyens, parla culture, d'chapper aux diktats de la nature : "Et l'homme, dans l'immense besoin d'aimer qui esten lui, l'homme dpositaire de l'humanit future endormie en lui, accepte l'inconscience de la

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    3/9

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    4/9

    nom... Comme son crateur, Clestine n'est dupe de rien, arrache les masques des riches et despuissants, et nous fait pntrer dans les sentines malodorantes du "beau monde" pour mieux casserson image de respectabilit. Et, comme Madeleine, Clara, et Germaine, elle est mancipeintellectuellement et sexuellement, et elle jouit de son corps comme bon lui semble, et au besoindans les bras d'autres femmes, sans jamais en prouver le moindre sentiment de honte.

    L'exemple le plus intressant de ces hrones fministes est celui de Germaine Lechat, dansle chef-d'uvre thtral de Mirbeau, Les Affaires sont les affaires (1903). Fille d'un brasseurd'affaires sans scrupules et tout puissant, dont les crapuleries restent impunies, elle est dote d'uneconscience morale (elle juge son pre et refuse ses millions mal acquis qui lui font honte) et d'uneconscience sociale (elle a compris que c'est la misre du plus grand nombre qui assure la richessed'une poigne de millionnaires 23). Refusant le "beau mariage" que son pre lui a mitonn avec le filsd'un marquis dcav au noble lignage, elle choisit librement de travailler et de connatre la misre.Mieux encore : elle proclame sur la scne de la Comdie-Franaise, puis sur toutes les plus grandesscnes d'Europe et d'Amrique, ses droits imprescriptibles de femme jouir librement, et son seulusage, de son intelligence (elle est une "intellectuelle"), de son coeur (elle aime un homme que son

    pre traite en domestique et qu'elle se vante d'avoir "choisi") et de son corps (elle avoue

    publiquement et sans la moindre gne qu'elle a un amant). l'poque, les critiques de thtre, tousdes hommes, bien sr, se sont dchans contre cette fille dnature qui osait juger son pre, contrecette dvergonde folle de son corps, contre cette impudente qui bafouait les conventions, contrecette sainte nitouche qui se permettait d'avoir des ides et de remettre en cause le mariagemonogamique et le sacro-saint droit de proprit... On a du mal imaginer le scandale suscit parles discours incendiaires de cette femme libre sur la scne de la Maison de Molire, tant sesrevendications sont entres dans les murs. Mais il permet de prendre conscience de l'audace deMirbeau jusque sur le terrain des droits de la femme, o on ne l'attendait gure.

    Il ne faudrait cependant pas conclure de l'existence de ces quatre hrones porte-parole del'crivain qu'il est compltement acquis la cause fministe. D'abord, un roman ou une comdie nesauraient tre assimils une chronique ou un pamphlet o l'auteur s'avance visage dcouvert :

    des personnages littraires disposent d'une autonomie par rapport leur crateur et ne sauraient,sans de gros risques, lui tre identifis. Et puis Mirbeau se refuse absolument aux oeuvres thses :il est trop sensible l'universelle contradiction, qui constitue le moteur dialectique de toutes choses24, pour pouvoir jamais se rallier une thse univoque qui en ferait fi. Ses hrones ne sauraient doncse rduire de simples porte-voix, quand bien mme elles exprimeraient ce qu'il pense, voire secontenteraient de reproduire textuellement ses crits. C'est ainsi que Madeleine exalte les pulsionssacrificielles des ouvriers qu'elle subjugue par son verbe 25 et les conduit la mort (elle fait donc elleaussi partie des "mauvais bergers") ; que Clara fait bon march de la vie humaine et fouette ses sensavec des spectacles d'un sadisme insoutenable, qui ne peuvent qu'horrifier un humaniste, un

    pacifiste et un partisan de l'abolition de la peine de mort tel que Mirbeau. Le cas de Clestine esttout aussi ambigu : car cette femme lucide exprime aussi bien des prjugs qui ne peuvent quervulser le romancier, et mme, horresco referens, est carrment antidreyfusarde par respect del'arme. Pire encore : elle est fascine par Joseph, dont elle est persuade qu'il a viol et assassinsauvagement la petite Claire, elle l'pouse la fin du roman, et se dit prte le suivre "jusqu'aucrime" (ce sont les derniers mots du livre). Quant Germaine Lechat, elle se comporte, face samre, qu'elle mprise, et son amant, qu'elle domine, avec une soif d'absolu qui lui donne un ctdur, sinon inhumain : elle est la digne fille de son pre...

    Il est dcidment bien difficile de se fonder sur des uvres de fiction qui se refusent toutmanichisme et sur des personnages qui ont leur vie propre pour en dduire les sentiments del'crivain. Mais du moins il est clair qu'on ne saurait l'enfermer dans une vision caricaturale de lafemme qu'il lui est arriv d'exprimer : il est trop sensible la complexit des tres et auxcontradictions qui les dchirent pour les rduire des schmas rassurants, mais rducteurs etmensongers.

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    5/9

    MIRBEAU FMINISTE ?

    Pour rpondre cette question paradoxale, il est prfrable de se rfrer aux combatspolitiques qu'il a mens, et dont plusieurs permettent de le placer aux cts des fministes les plus

    radicales de son temps.- Dans les annes 1884-1885, il a plusieurs reprises plaid, non seulement pour le divorceinstitu par la loi Naquet, mais pour une extension de cette loi trop rductrice et timore 26. Il agalement revendiqu, dans plusieurs de ses premiers romans publis sous pseudonyme 27, le droit

    pour les femmes de n'tre pas maries contre leur gr et de ne pas tre vendues des hommes richescomme de vulgaires marchandises. En prsentant le mariage comme un honteux maquignonnage,voire comme un viol lgal, et en plaant au centre de l'intrigue une jeune fille sacrifie qui suscite la

    piti de ses lecteurs, il revendique, vingt ans avantLes Affaires sont les affaires, le respect de leurlibert, de leurs sentiments et de leur dignit. Germaine Lechat ne dira pas autre chose : "Mon preavait la manie de vouloir me marier... c'est--dire... de tirer de moi un bon prix ou un meilleurtrait... Dans une affaire gros bnfices, j'tais devenue, selon le caractre des gens, l'appt ou

    l'appoint, qui devait la terminer son avantage... je n'existais plus... pour lui... comme trehumain... j'tais une valeur changeante de spculation... Moins que cela... souvent... il me donnait...

    par-dessus le march... comme, au dernier moment en gage de bonne entente avec un client, unboucher ajoute quelques grammes la livre de viande qu'il vient de peser" 28 .

    - Certes, Mirbeau - comme Sverine, et pour les mmes mobiles - n'a pas rclam pour lesfemmes le suffrage universel, pour la bonne raison qu'il y voit une duperie par laquelle les moutonshumains choisissent "le boucher qui les tuera et le bourgeois qui les mangera", et qu'il n'a cess de

    prconiser en consquence "la grve des lecteurs" 29 : c'et t pour le moins contradictoire. Mais,ds 1884, il a envisag pour le vingtime sicle un parlement o les femmes seraient reprsentes

    parit avec les hommes et ne feraient, coup sr, pas pire qu'eux, dans un article de L'vnementintitul "Madame la Dpute" 30.

    - Tout en se mfiant des bas bleus, comme jadis Molire, il n'en a pas moins revendiqupour les femmes le droit aux tudes, ds 1884 31, arguant du fait que la diffrence n'impliquaitnullement l'infriorit 32, et aussi le droit au travail et l'indpendance financire. Il a protest contrel'impossibilit, pour Camille Claudel - comme pour Lon Bloy - de vivre de son art 33. Et, dansLes

    Affaires sont les affaires, o Germaine est prsente comme "une intellectuelle" qui doit sonmancipation aux "livres", aux " sales livres" honnis par son pre, il a attir l'attention desspectateurs sur le misrable sort des femmes dsireuses d'chapper la tutelle d'un pre ou d'un mariet qui la socit ne reconnat aucun droit : "Tu es une femme - explique Lucien Garraud - et la

    socit ne te connat pas" 34.- Il s'ensuit que nombre de femmes livres elles-mmes en sont rduites, soit devenir

    domestiques, comme Clestine, soit se livrer la prostitution. Dans ces deux "carrires"fminines, que le romancier met en parallle, elle est, non seulement surexploite et corvable merci, mais aussi humilie en permanence, mprise, exclue par ceux-l mmes qui se servent deson corps et la rejettent aprs usage. Mirbeau a dnonc dans Le Journal d'une femme de chambrecette criminelle hypocrisie des hommes, et il n'a cess d'assurer aux "pauvres putains", ses surs demisre 35, sa "piti douloureuse" et son admiration. la fin de sa vie, il a mme consacr aux fillesdites "de joie" un essai en forme de rhabilitation, L'Amour de la femme vnale36, o il stigmatise lasocit homicide, aux "lois inhumaines", qui tire profit de la prostitution et qui, "tout en supervisant

    sa production, prtend exiger sa destruction" (p. 78) ; et il rend hommage des femmes quiassurent une noble et courageuse " fonction sociale" (p. 82) : l'quilibre de la vie sexuelle deshommes, "aux risques de la misre et de la mort" (p. 78).

    - Enfin, Mirbeau fait partie, aux cts de Paul Robin, des trs rares promoteurs du no-malthusianisme, qui plaide, non pas certes pour la continence, mais pour le droit de ne donner la vie

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    6/9

    que si on assure aux enfants des conditions matrielles, affectives et intellectuelles leur donnant unechance d'panouissement. Dans toute une srie d'articles qui paraissent en Premier-Paris duJournalsous le titre "Dpopulation", l'automne 1899, il dnonce la monstruosit d'une socit capitalisteinfanticide qui ne voit dans les enfants que de la chair usine ou, pire encore, de la chair canondestine la prochaine boucherie au nom de la "revanche" 37. Au lieu de se proccuper d'augmenter

    le nombre des enfants vous au sacrifice, on ferait beaucoup mieux d'"augmenter le bonheur dansla population" grce une vritable justice sociale. Ce plaidoyer en faveur du contrle desnaissances et du droit la contraception et l'avortement 38 fait de lui le prcurseur des fministesdes annes 1960...

    En manifestant sa piti pour des femmes victimes de l'gosme des mles, en s'indignantcontre la socit qui ne prend en compte que leur valeur marchande fluctuante selon le rapport entrel'offre et la demande, en exigeant le respect de leurs droits bafous par le patriarcat, il en arrive

    proclamer la ncessit de la "rvolution radicale" 39 qui assurera prochainement la libration desfemmes : "De tous cts la femme rclame son droit ne plus tre ni une esclave, ni un idal ; elleveut juste tre l'gale de l'homme, avec les mmes droits que lui. Elle se refuse avec indignation tre gracieusement inutile, ou n'tre, dans le cadre du mariage, qu'une femme entretenue, nourrie

    bnvolement en change de son corps. Elle veut acqurir un statut social, apprendre des mtiersqui lui garantissent autre chose que les menaces grimaantes de la faim ; elle veut tre la matressede son corps, de ses biens ; elle exige la libert pour tudier, cultiver son esprit, rflchir librement,dcider d'elle-mme, remplacer le duel entre les sexes par un contrat sincre et digne" 40.

    COMMENT EXPLIQUER CES CONTRADICTIONS ?

    Ainsi, notre antifministe radical semble s'tre mu paradoxalement en un fministe nonmoins radical. Comment rendre compte de ces contradictions ?

    La premire explication mettrait en cause l'ducation - si l'on ose dire - qui lui a t infligependant quatre annes d'"enfer" au collge Saint-Franois-Xavier de Vannes par ces "ptrisseurs" et

    "pourrisseurs d'mes" que sont les jsuites. Des annes de manipulation et d'empoisonnement desesprits laissent invitablement des stigmates, qu'douard Estauni appelle "l'empreinte" et Mirbeau"le legs fatal" 41. propos du poison religieux, il a crit plusieurs reprises qu'il a mis trslongtemps s'en librer42. En fait, il n'y est jamais totalement parvenu : et le titre de plusieurs de sesromans (deux publis et le troisime rest l'tat de projet), Expiation, Le Calvaire et La

    Rdemption, sont symptomatiques de son imprgnation religieuse, qui a rsist sa totalemancipation intellectuelle. Faut-il s'tonner, ds lors, que, sur la question des filles d've, il soitdchir de contradictions et alterne le meilleur, L'Amour de la femme vnale ou les discours deGermaine Lechat, et le pire - les imprcations "bibliques" que lui inspire par exemple la Lilith deGourmont ?

    Une seconde explication mettrait en accusation l'organisation de la socit bourgeoise,contre laquelle il se dressait ds sa jeunesse, dans sesLettres Alfred Bansard des Bois 43. Car, pourMirbeau, ce n'est pas la nature seule qui explique la guerre des sexes et l'esclavage des femmes :c'est la socit darwinienne de son temps, qui repose tout entire sur l'crasement planifi del'individu et sur l'oppression et l'exploitation conomique du plus grand nombre. Ainsi, loin d'tre lefruit d'une sexualit exacerbe des femmes - les "prostitues-nes" de Cesare Lombroso - , la

    prostitution est un flau social dont les hommes, qui exercent un pouvoir millnaire, portent seuls laresponsabilit. Ds lors, si des femmes comme Juliette, Clara, Clestine ou beaucoup d'autres seservent de leur corps pour tablir un rapport de forces plus favorable et renverser le rapportd'oppression en mettant profit les instincts gnsiques des mles, comment le leur reprocher ? Ladomination qu'elles exercent alors sur leurs amants, et les tortures qu'elles leur infligent,apparaissent comme une juste vengeance pour l'oppression spcifique que subissent les femmes. Oncomprend ds lors le mariage de Mirbeau, en forme de pied de nez la "bonne socit", avec une

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    7/9

    ancienne thtreuse et femme galante, Alice Regnault, et sa veulerie devant sa tyrannique etneurasthnique pouse : il assure sa rdemption elle en mme temps que la sienne et serait malvenu de lui reprocher de se venger sur lui des humilations qu'elle a subies au cours de sa carrire.

    Enfin, il convient de rappeler la dualit permanente de notre crivain, que j'ai analyse dansle premier chapitre de ma thse surLes Combats d'Octave Mirbeau44. Sur le sujet des femmes, on

    pourrait dire qu'il souffre d'une dissociation entre, d'un ct, le vcu, voire le "tripal", soumis auxdiktats de sa sensibilit d'corch vif expos de plein fouet tous les chocs de la vie et qui ragitavec virulence et, parfois, disproportion aux souffrances qu'il subit ; et, de l'autre, le rationnel, lerflchi, qui lui permet de se distancier, notamment par l'humour, et, parfois, de reconnatre qu'il estall trop loin, voire qu'il s'est compltement gar : Mirbeau fait en effet partie des rares hommescapables de reconnatre leurs erreurs et de faire publiquement leurmea culpa45. Or il se trouve que,comme Strindberg, il a beaucoup souffert des femmes : il a t pendant trois ans le jouet d'unefemme galante du nom de Judith Vimmer, et a retranscrit cette douloureuse exprience, qui l'aconduit, de son propre aveu, au bord du meurtre et du suicide, dans le premier roman sign de sonnom,Le Calvaire ; et sa vie conjugale avec Alice Regnault s'est rvle si douloureuse qu'il a crufrler les abmes de la folie 46. On comprend ds lors qu'il ait eu envie de se venger et que, sous

    l'emprise de la souffrance et de la rvolte, il ait jet sur le papier ce long rquisitoire contre safemme qu'est Mmoires pour un avocat 47 ou ce texte stupfiant, cit plus haut, surLilith. Maisquand il crit tte repose, en mettant en uvre son habituelle lucidit, il ne peut que renier ses

    propres lucubrations pour peu qu'il les retrouve sous la plume de Strindberg, au risque de passer,aux yeux du Sudois, pour "un bien misrable gynoltre" 48...

    Aussi est-ce bon droit que Lon Daudet parle de "gyncophobie" - l'envers de la"gynoltrie" - plutt que de vulgaire misogynie ou d'antifminisme. Le comportement de Mirbeau,et nombre de ses textes, relvent en effet de la phobie, c'est--dire de la peur et de la haineirrationnelles que lui inspire la femme, et dont les racines sont peut-tre enfouies dans un lointaintraumatisme de jeunesse 49 ; et les arguments qu'il tente alors de mettre en forme n'ont pas d'autreutilit que de rationaliser, jusqu' l'absurde, ses propres obsessions et angoisses, ce qui ne l'empche

    pas, paralllement, de chanter la beaut de la femme, de proclamer sa "mission sacre" 50 et derevendiquer ses droits.

    Au terme de ce rapide survol, il ressort que Mirbeau constitue une sorte de cas extrmed'homme dchir entre une phobie de la femme, qui l'a fait souffrir et dont il se venge avec l'armedes mots, au risque de rabcher de vieilles calembredaines, et une vision de la femme fort en avancesur son temps, qui fait de lui un compagnon de route des premires femmes mancipes, telles queSverine. Il est aussi un cas particulirement intressant par la faon dont il assume courageusementses contradictions : loin de les camoufler, il les avoue ingnument, au risque de donner sesennemis des verges pour se faire battre, parce qu'il sait que la contradiction est le moteur universelet qu'elle gt au coeur des tres et des choses ; et il dispose d'un moyen infaillible et redout pour ne

    pas tre dupe de ses propres emportements ou des mystifications qu'il chafaude : l'humour, grceauquel il se distancie de tout, y compris de sa propre sensibilit imprieuse, accdant de la sorte laseule libert qui vaille : celle de l'esprit.

    Perre MICHELChercheur associ l'universit d'Angers

    NOTES

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    8/9

    1 Lon Daudet, "Octave Mirbeau", Candide, 29 octobre 1936.

    2 "Je ne puis la maudire, pas plus que je ne maudis le feu qui dvore villes et forts, l'eau qui fait sombrer les navires,le tigre qui emporte dans sa gueule, au fond des jungles, les proies sanglantes... La femme a en elle une force cosmiqued'lment, une force invincible de destruction, comme la nature... Elle est elle toute seule toute la nature" (d. Folio,p. 61).

    3 "Lilith",Le Journal, 20 novembre 1892 (article sign du pseudonyme de Jean Maure, recueilli dans notre dition desCombats littraires de Mirbeau, d. de Septembre, 1997).

    4Ibid.

    5 "Sverine",Le Journal, 9 dcembre 1894.

    6 "a et l", Le Journal, 12 mai 1895 (article recueilli dans dans notre dition des Combats esthtiques de Mirbeau,1993, Sguier, t. II, p. 92).

    7 "Lilith", loc. cit.

    8 Combats esthtiques, t. II, p. 33 et 35. Trois ans plus tard, Mirbeau affirmera tout de mme que le gnie de CamilleClaudel "prouve que son sexe est susceptible de cration personnelle" (ibid., p. 138).

    9 "tant la matrice de la vie, [la femme] est, par cela mme, la matrice de la mort, puisque c'est de la mort que la vierenat perptuellement... et que supprimer la mort, ce serait tuer la vie sa soure unique de fcondit " (Le Jardin dessupplices, p. 61).

    10 "Aprs boire", Le Journal, 6 novembre 1898. Ides reprises telles quelles, quelques mois plus tard, dans lefrontispice duJardin des supplices.11Le Jardin des supplices, p. 228.

    12 Voir notamment le chapitre III de notre dition des Contes cruels, Sguier, 1990.

    13 "Vers le bonheur", Le Gaulois, 3 juillet 1887 (Contes cruels, t. I, p. 117 et 122 ).

    14 Rponse une enqute sur un article de Strindberg, Gil Blas, 1er fvrier 1895.

    15 "Lilith", loc. cit.

    16 "Lilith", loc. cit.

    17 Judith Vimmer, rebaptise Juliette dansLe Calvaire, lui a fait vivre trois annes d'enfer, de 1880 la fin de 1883, etAlice Regnault, que Mirbeau a pouse en catimini en mai 1887, l'a rendu galement trs malheureux, sans qu'il aitjamais pu se librer. Sur Alice, cf. Pierre Michel,Alice Regnault, pouse Mirbeau, d. l'cart, Alluyes, 1994.

    18Strindberg, "De l'infriorit de la femme",Revue blanche, janvier 1895.19 "M. Strindberg a d beaucoup souffrir de la femme. Il n'est pas le seul et c'est peut-tre de sa faute. (...) Autrefois,

    ceux qui avaient des dboires fminins allaient se jeter dans la Seine. Aujourd'hui ils se jettent dans l'anthropologie.C'est une aggravation"... (Gil Blas, 1er fvrier 1895).

    20 " Lon Blum",L'Humanit, 11 septembre 1904 (article reproduit dans mon article "Mirbeau et Blum", CahiersOctave Mirbeau, n 3, 1996, pp. 183-187).

    21 Cf. Pierre Michel, "Mirbeau et Marguerite Audoux", dansLa Famille littraire de Marguerite Audoux, La Sve etla Feuille, Ennordres, 1994.

    22 Sur cette ambigut du Jardin, voir Pierre Michel, "Le Jardin des supplices : entre patchwork et soubresautsd'pouvante", dans les Cahiers Octave Mirbeau n 3, 1996, pp. 46-72.

    23 "Quand il y a, quelque part, un homme trop riche... il y a, par cela mme, autour de lui... des gens trop pauvres "(acte I, scne 1 ; p. 30 de mon dition critique, parue en 1994 aux ditions de Septembre-Archimbaud).

    24 Voir Pierre Michel, "Le Matrialisme de Mirbeau", dans les Cahiers Octave Mirbeau n 4, 1997.25 "Ne craignez pas la mort !... Aimez la mort ! La mort est splendide... ncessaire... et divine !...Elle enfante la vie..."(acte IV, scne 2).

    26 Voir, dans mon dition de ses Chroniques du Diable, Annales littraires de l'universit de Besanon, 1994, lestextes 3 ("Trop de dlicatesse"), 4 ("Fini de rire") et 19 ("Lettre au pape Lon XIII").

    27 Voir notammentLa Marchale (1883),La Belle Madame Le Vassart(1884) etDans la vieille rue (1885), romansrecueillis dans mon dition critique de l'uvre romanesque de Mirbeau, paratre au printemps 1998 aux ditions deSeptembre.

    28Les Affaires sont les affaires, acte III, scne 5 (loc. cit.,p. 92).

    29 C'est le titre d'un article paru en Premier-Paris du Figaro, le 28 novembre 1888, et diffus plus de 150.000exemplaires par les groupes anarchistes (recueilli dans Combats politiques de Mirbeau, Sguier, 1990, pp. 109 sq.).

    30"Si les fillettes du XIXe sicle se destinaient au thtre, les tendresses du XXe se rservent pour le Luxembourg, envertu d'une volution darwinienne qui mne insensiblement le singe l'homme, l'homme au comdien, et le comdien

    l'homme d'tat, par une lente dgnrescence" (article du 12 aot 1884, recueilli dans les Chroniques du Diable, p. 35).

    31 Dans un article paru le 28 octobre 1884 dansL'vnementet intitul "Les Petites internes".

  • 8/14/2019 Pierre Michel, Le Cas Octave Mirbeau : entre "gyncophobie" et fminisme

    9/9

    32Mme ide dans sa rponse l'enqute sur un article de Strindberg : "La femme n'est point infrieure, elle est autre,voil tout." Et il ironise sur ceux qui, au nom de l'anthropologie, et au moyen de pseudo-expriences, prtendent"dcouvrir au fond d'une prouvette un prcipit d'infriorit fminine ou le bacille de la supriorit masculine" (GilBlas, 1er fvrier 1895).

    33 "Et on ne la connat pas ! Et l'tat n'est pas genoux devant elle pour lui demander de pareils chefs-d'uvre. Maispourquoi ?" (Combats esthtiques, t. II, p. 92). Mme exigence et mme regret deux ans plus tard (ibid., p. 182).

    34Les Affaires sont les affaires, acte III, scne 5 (p. 84).

    35 Cf. Combats pour l'enfant, Ivan Davy, 1990, p. 106.36 Brochure traduite du... bulgare, et parue en 1994 aux ditions Indigo-Ct Femmes, avec deux prfaces, de PierreMichel et d'Alain Corbin.

    37 Deux de ces articles sont recueillis dans ses Combats pour l'enfant, pp. 195-206.

    38 Mirbeau a pris deux ans plus tt la dfense du docteur Boisleux, condamn pour avortement et prsent par luicomme un "martyr" du mandarinat mdical et du pouvoir "exorbitant" du doyen Brouardel ("Brouardel et Boisleux",LeJournal, 25 juillet 1897).

    39L'Amour de la femme vnale , p. 79.

    40Ibid., pp. 79-80.

    41 douard Estauni, dans un roman de 1896 prcisment intitul L'Empreinte, et Mirbeau dans son roman Dans leciel, publi en feuilleton en 1892-3 (d. de l'choppe, Caen, 1989). Dans Sbastien Roch (1890), Mirbeau emploie aussi

    le terme d'"empreinte". Cf. Pierre Michel, "Mirbeau, Estauni et 'l'empreinte'", dans les Mlanges offerts GeorgesCesbron, paratre fin 1997 aux Presses de l'Universit d'Angers.

    42 "De cette ducation, qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j'ai conserv trs longtemps toutes lesterreurs de la morale catholique. Et c'est aprs beaucoup de luttes, et au prix d'efforts douloureux, que je suis parvenu me librer de ces superstitions abominables, par quoi on enchane l'esprit de l'enfant pour mieux dominer l'hommeplus tard" (Combats pour l'enfant, p. 165).43 dites par Pierre Michel, d. du Limon, Montpellier, 1989.44 Paru en 1995 dans les Annales Littraires de l'Universit de Besanon.

    45 Il a ainsi plaid coupable pour l'antismitisme des Grimaces, un an seulement aprs le dernier numro de cethebdomadaire de combat anti-opportuniste ; et il a reconnu ses torts l'gard d'Alphonse Daudet, de FerdinandBrunetire, d'mile Zola, de Catulle Mends et de Joseph Reinach.46 l'automne 1894, il s'imagine rduit l'tat vgtatif dans une maison de sant...

    47 Longue nouvelle parue en feuilleton dans Le Journal l'automne 1994 et recueillie dans notre dition des Contescruels (Sguier, 1990).48 Rponse l'enqute sur un article de Strindberg, loc. cit.

    49 On pourrait songer aux conditions trs suspectes dans lesquelles il a t chass du collge des jsuites de Vannes etqui ont t voques dans le deuxime chapitre de notre biographie d'Octave Mirbeau, l'imprcateur au coeur fidle(Sguier, 1990). Dans Sbastien Roch (1890), le hros ponyme est sduit, puis viol par un jsuite, et toute sa viesexuelle en est jamais perturbe : la femme ne lui inspire plus dsormais que de la rpulsion.

    50 Rponse l'enqute sur un article de Strindberg, loc. cit.