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une édition Rome Ça aurait pu être Rome : un voyage de plus, quelques jours avant de rendre son dernier souffle urbi et orbi, moins à Dieu, qui est une hypothèse affriolante, qu’aux hommes, qui sont une réalité versatile inépuisable et à jamais incompréhensible (comme beaucoup de ses semblables, le moine-médecin a choisi depuis longtemps de les dépeindre, les mettre en scène et les distraire au lieu de les faire entrer dans une chaîne de raisonnements, pour les expliquer, l’un après l’autre). À Rome, il aurait éprouvé ses derniers instants parmi la couleur ocre, le lierre grimpant, les lau- riers-roses, ou le perpétuel fleurissement des lauriers-roses ; il aurait mesuré l’ombre et la lumière, lu le latin sur la façade du Panthéon, en se gardant bien d’approuver ou de désapprouver la métamorphose du Panthéon païen en église catholique ro- maine ; il aurait vu le Tibre et tiré du Tibre des anguilles, au lieu des amphores vides entassées pendant un millénaire pour éle- ver une huitième colline – la souplesse des anguilles convient bien à l’idée qu’il se fait du Tibre ou de n’importe quel fleuve de cette taille et de cette facture : ni trop lourd, ni trop fluet, humain, conforme aux proportions de Rome impériale puis papale, comme s’il savait, le fleuve, com- ment lui apporter un peu d’agrément sans lui manquer de respect, sans se montrer plus ample que l’Empire (la souplesse des anguilles convient à la souplesse du Tibre quand il va sans urgence de la Ville à la mer, libre de choisir son chemin, pourvu qu’il y parvienne un jour : chaque méandre n’est pas un accident de terrain mais la preuve d’un inoffensif libre arbitre). (Il ima- gine l’anguille encore vivante comme un prolongement ou la représentation ou le symbole du Tibre dans une assiette, son intelligence d’humaniste créateur de fables ne veut pas se défaire des catégories de la pensée chrétienne ; il lui arrive encore d’appliquer à chaque chose l’interprétation littérale, allégorique, tropologique, anago- gique, et d’en déduire clandestinement des hypothèses échappant au catholicisme de Rome pour rejoindre un paganisme rêvé, reconstitué, et à travers lui l’humanité telle quelle, bien sûr inexistante). Il se souvient qu’il est François Rabe- lais ; il a connu les leçons d’anatomie de Montpellier après avoir longtemps lu dans les bibliothèques monastiques ; quand il se trouve à Rome, la ville n’est pas habi- tée seulement par son passé réapparais- sant par touffes sauvages dans le creux des pierres, et son passé n’est pas seule- ment une suite d’exploits contradictoires de poètes, de stoïciens, de consuls, de militaires et d’architectes ; il doit y avoir quelque chose d’autre en plus de Cicéron et des aqueducs increvables : une huma- nité ordinaire et passable, tant mieux pour elle, perceptible peut-être dans les pages de Pétrone : celles qui nous sont parvenues, celles qui se tiennent à jamais dans les touffes sauvages en dessous de l’immense pile du Testaccio. Et comme il est François Rabelais, il sait que son syncrétisme ne se contente pas du paganisme marié à la chrétienté (une certaine chrétienté spécula- tive) : il ajoute l’astronomie à la médecine, à la typographie, aux superstitions locales, à des coutumes de printemps, d’automne et d’hiver, des coutumes de foins coupés, des coutumes de Mélusine ; il n’a pas de mal à faire le lien entre une tresse d’ail ici et maintenant et toutes les tresses depuis l’Académie, celles de Cicéron, celles de Plutarque et le parfum des cuisines débor- dant du Satyricon, se disant qu’un traité de cuisine locale devrait en dire long sur l’hu- manité. S’il était à Rome pour y mourir, il pourrait comparer le voyage d’aujourd’hui à ceux d’hier, pour faire d’un passé pas si lointain l’objet d’une nostalgie presque réconfor- tante, compassionnelle – l’objet d’une nos- talgie et le temps d’une jeunesse réinventée pour l’occasion : la jeunesse de François Rabelais étant si difficilement identifiable, cachée dans des monastères ou la métai- rie familiale, cachée sous des portraits de Rabelais déjà mûr, dispersée avec le pollen dans un vent de printemps de la fin du XVI e siècle (ni la jeunesse de Dante Alighieri, ni celle de François Villon, bien documentée, faite de fuites et de rattrapages) : comme si François avait voulu ne pas nous imposer ses souvenirs. Chinon Il ne passe pas ses derniers jours dans un monastère : il échappe à la fraternité silencieuse, une sollicitude vieille comme le vieux monde chrétien, aux horaires feutrés, aux livres païens parvenus jusqu’aux offices par des passe-plats, à la lecture de Plu- tarque et d’Hippocrate, à la redécouverte des oiseaux et des grenouilles d’Aristo- phane – il échappe au devoir de faire d’ici sa dernière heure le pont entre Passion du Golgotha et Voyages vers la Lune païenne de Lucien. Ce n’est pas Chinon, ce n’est pas la campagne d’où il vient, les pentes douces dans une ambiance à la fois de printemps et d’automne, le vent d’avril et, tout aussi frais, l’air d’octobre, les prémices associées dans sa vieille mémoire aux vendanges, aux paniers bruns et violets, aux couleurs des ordres mendiants représentées par des fruits secs, aux premiers gestes de prudence avant l’hiver, toujours rude, nécessairement rude, l’hiver qui est une hostilité légendaire et le prix à payer pour avoir de nouveau les fruits aux arbres du mois de mai. Signes annonciateurs Il a été médecin assez longtemps pour sa- voir à quoi s’en tenir, et sans grandiloquen- ce, sans faire battre ses rideaux comme des voiles ; il se contente d’observer, et l’accep- tation des symptômes l’un après l’autre est Les derniers jours de François Rabelais in ext rem is #DEUX PIERRE SENGES

Pierre Senges - In extremis #2 Les derniers jours de Rabelais

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une édition

Rome

Ça aurait pu être Rome : un voyage de plus, quelques jours avant de rendre son dernier souffle urbi et orbi, moins à Dieu, qui est une hypothèse affriolante, qu’aux hommes, qui sont une réalité versatile inépuisable et à jamais incompréhensible (comme beaucoup de ses semblables, le moine-médecin a choisi depuis longtemps de les dépeindre, les mettre en scène et les distraire au lieu de les faire entrer dans une chaîne de raisonnements, pour les expliquer, l’un après l’autre). À Rome, il aurait éprouvé ses derniers instants parmi la couleur ocre, le lierre grimpant, les lau-riers-roses, ou le perpétuel fleurissement des lauriers-roses ; il aurait mesuré l’ombre et la lumière, lu le latin sur la façade du Panthéon, en se gardant bien d’approuver ou de désapprouver la métamorphose du Panthéon païen en église catholique ro-maine ; il aurait vu le Tibre et tiré du Tibre des anguilles, au lieu des amphores vides entassées pendant un millénaire pour éle-ver une huitième colline – la souplesse des anguilles convient bien à l’idée qu’il se fait du Tibre ou de n’importe quel fleuve de cette taille et de cette facture : ni trop lourd, ni trop fluet, humain, conforme aux proportions de Rome impériale puis papale, comme s’il savait, le fleuve, com-ment lui apporter un peu d’agrément sans lui manquer de respect, sans se montrer plus ample que l’Empire (la souplesse des anguilles convient à la souplesse du Tibre quand il va sans urgence de la Ville à la mer, libre de choisir son chemin, pourvu qu’il y parvienne un jour : chaque méandre n’est pas un accident de terrain mais la preuve d’un inoffensif libre arbitre). (Il ima-gine l’anguille encore vivante comme un prolongement ou la représentation ou le symbole du Tibre dans une assiette, son intelligence d’humaniste créateur de fables ne veut pas se défaire des catégories de la pensée chrétienne ; il lui arrive encore

d’appliquer à chaque chose l’interprétation littérale, allégorique, tropologique, anago-gique, et d’en déduire clandestinement des hypothèses échappant au catholicisme de Rome pour rejoindre un paganisme rêvé, reconstitué, et à travers lui l’humanité telle quelle, bien sûr inexistante).

Il se souvient qu’il est François Rabe-lais ; il a connu les leçons d’anatomie de Montpellier après avoir longtemps lu dans les bibliothèques monastiques ; quand il se trouve à Rome, la ville n’est pas habi-tée seulement par son passé réapparais-sant par touffes sauvages dans le creux des pierres, et son passé n’est pas seule-ment une suite d’exploits contradictoires de poètes, de stoïciens, de consuls, de militaires et d’architectes ; il doit y avoir quelque chose d’autre en plus de Cicéron et des aqueducs increvables : une huma-nité ordinaire et passable, tant mieux pour elle, perceptible peut-être dans les pages de Pétrone : celles qui nous sont parvenues, celles qui se tiennent à jamais dans les touffes sauvages en dessous de l’immense pile du Testaccio. Et comme il est François Rabelais, il sait que son syncrétisme ne se contente pas du paganisme marié à la chrétienté (une certaine chrétienté spécula-tive) : il ajoute l’astronomie à la médecine, à la typographie, aux superstitions locales, à des coutumes de printemps, d’automne et d’hiver, des coutumes de foins coupés, des coutumes de Mélusine ; il n’a pas de mal à faire le lien entre une tresse d’ail ici et maintenant et toutes les tresses depuis l’Académie, celles de Cicéron, celles de Plutarque et le parfum des cuisines débor-dant du Satyricon, se disant qu’un traité de cuisine locale devrait en dire long sur l’hu-manité.

S’il était à Rome pour y mourir, il pourrait comparer le voyage d’aujourd’hui à ceux d’hier, pour faire d’un passé pas si lointain l’objet d’une nostalgie presque réconfor-tante, compassionnelle – l’objet d’une nos-talgie et le temps d’une jeunesse réinventée

pour l’occasion : la jeunesse de François Rabelais étant si difficilement identifiable, cachée dans des monastères ou la métai-rie familiale, cachée sous des portraits de Rabelais déjà mûr, dispersée avec le pollen dans un vent de printemps de la fin du XVIe siècle (ni la jeunesse de Dante Alighieri, ni celle de François Villon, bien documentée, faite de fuites et de rattrapages) : comme si François avait voulu ne pas nous imposer ses souvenirs.

Chinon

Il ne passe pas ses derniers jours dans un monastère : il échappe à la fraternité silencieuse, une sollicitude vieille comme le vieux monde chrétien, aux horaires feutrés, aux livres païens parvenus jusqu’aux offices par des passe-plats, à la lecture de Plu-tarque et d’Hippocrate, à la redécouverte des oiseaux et des grenouilles d’Aristo-phane – il échappe au devoir de faire d’ici sa dernière heure le pont entre Passion du Golgotha et Voyages vers la Lune païenne de Lucien.

Ce n’est pas Chinon, ce n’est pas la campagne d’où il vient, les pentes douces dans une ambiance à la fois de printemps et d’automne, le vent d’avril et, tout aussi frais, l’air d’octobre, les prémices associées dans sa vieille mémoire aux vendanges, aux paniers bruns et violets, aux couleurs des ordres mendiants représentées par des fruits secs, aux premiers gestes de prudence avant l’hiver, toujours rude, nécessairement rude, l’hiver qui est une hostilité légendaire et le prix à payer pour avoir de nouveau les fruits aux arbres du mois de mai.

Signes annonciateurs

Il a été médecin assez longtemps pour sa-voir à quoi s’en tenir, et sans grandiloquen-ce, sans faire battre ses rideaux comme des voiles ; il se contente d’observer, et l’accep-tation des symptômes l’un après l’autre est

Les derniers jours de

François Rabelais

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GES

le meilleur moyen d’accorder la science de l’anatomiste à ses penchants d’écrivain pour qui toute parole écrite est accomplie ou consommée sous les espèces de l’abus – presque toujours. Ça fait maintenant presque un demi-siècle que Léonard de Vinci en Italie a dessiné un utérus ouvert en deux et l’enfant encore inabouti dans l’uté-rus ; Ambroise Paré a rajusté la taille des outils du chirurgien et chacun sait à quoi s’en tenir quand il est question de duodé-num : une médecine invasive et détaillée a fait ses débuts, encore défendue par un syncrétisme propre au XVIe siècle, selon qui les analogies servent encore de preuve, jus-tifient, consolent, émerveillent et font auto-rité. Si la mort est une question d’anatomie chancelante, François ne sera pas saisi par surprise, la mort ne sera pas une trahison derrière une tenture noire ni l’absurdité du néant au beau milieu d’un après-midi en-soleillé : la mort aussi fera ses politesses de mort, comme si les symptômes alarmants étaient les signes de cette politesse, des signes annonciateurs mais des petits pré-sents, pour le prévenir d’une visite : plus rien de la longue dame en masque, plutôt une délégation respectueuse. François re-nonce sans mal à l’héroïsme comme à la vertu la plus étrangère, mais il a toutes les qualités du moine, du penseur, du méde-cin, du traducteur d’Hippocrate, pour faire à la mort, pas n’importe laquelle, la sienne, un accueil digne : éclairé et comique à la fois, éclairé parce que comique, comique parce qu’éclairé, les petits plats dans les grands, une intelligence d’égal à égal, la parfaite connaissance de cause, aucune cachotterie de part et d’autre, cette forme de franche connivence établie entre deux hauts diplomates, venus des pays ennemis, suaves, sans un mot de trop, et dupes de rien (il peut s’agir aussi de deux caïds d’in-telligence supérieure).

Catalogue : notes préliminaires

1. Tout ne peut pas s’épuiser dans un long catalogue – et en vérité, l’exhausti-vité du catalogue est apparente, elle re-pousse ses fins par jeu, avec désinvolture, et si par miracle ou par inadvertance un catalogue épuisait son objet, il le laisserait intact, encore libre d’aller et venir, et de lui échapper, libre notamment de partir subir ailleurs d’autres listes interminables. Vient le moment où un catalogue à force de se prolonger renonce à circonvenir pour au contraire se détacher : il a préféré avec grâce la beauté libre et inutile de la sura-bondance, il a préféré le superflu, il lui a sacrifié sa pertinence, dès le début : son échec assumé pour le seul plaisir de faire entendre les cloches, en cognant son pilon contre des mortiers d’argent.

2. Les catalogues n’ont jamais épuisé les jeux, ni l’amour, ni la faim, ni les livres de la bibliothèque de Saint-Victor, ni les couil-lons, organes et hommes ; ils ont ouvert des gouffres sympathiques, non infernaux, où le cataloguiste suivi de ses lecteurs peut

enfiler le pied sans se risquer dans l’au-de-là, et sans avoir ensuite à en rendre compte – c’est tout juste, d’ailleurs, s’ils en font le tour.

3. Rabelais aussi, comme Casanova, apprécie les préludes, pourvu qu’ils soient préludes à des discours exagérément longs : quand il en est encore à ses com-mencements, le catalogue fait paraître l’au-torité, la sienne, de chaire et de cours ma-gistral, ou d’oraison, ou de Summa contra gentiles, d’Albert le Grand ou de Sénèque le Père ; son devoir est de continuer jusqu’à un point de rupture, sans catastrophe, où la bouffonnerie l’emporte finalement : la longue belle phrase de l’orateur se révèle telle qu’elle était depuis le début sous son déguisement : une procession de carnaval, interminable du mardi au jeudi.

4. Le catalogue et le cataloguiste ac-ceptent l’humiliation : mieux vaut ça que tous les honneurs accordés par erreur à la littérature ; ils se désavouent et se laissent désavouer, à la longue, c’est une simple question de temps : quand la liste prend une véritable allure de liste, les adeptes du mot juste, c’est-à-dire d’une écriture hon-nête sans ambages, se détournent, ils ont raison : à cet endroit, la prose manque de sérieux.

Rencontre du Catalogue et de la Mort

Quand François voit approcher la mort, c’est à parier, il ne peut s’empêcher de dé-rouler pour elle, pas contre elle, l’une de ses fameuses listes : on reconnaît chez lui le sens des cérémonies passant par un dic-tionnaire, ou même plusieurs, le comble du respect devant la mort haute, la mort-en-corbellement : un déploiement de paroles tout autour de l’idée de néant pour la dra-per et lui servir de joli phylactère. (Ça ne fait pas office d’exorcisme ; ça pourrait être la liste des attributs de la mort sur un tem-po choisi, entre la tarentelle des vivants et la pavane des agonisants, un juste milieu, accompagné d’un tintement pour donner le rythme : on dit le glas, mais c’est sûre-ment une petite cuillère contre un verre en cristal.)

Est-ce qu’il croit un seul instant conjurer la mort à l’aide d’un de ses interminables catalogues, accordant au verbe son reste de croyance, au Verbe avec une majus-cule, autrement dit aux paroles dégelées, alors qu’il n’a jamais voulu l’accorder aussi sincèrement à aucun saint du calendrier ? Peut-être, s’il se sent entraîné sur l’élan de ses listes, se disant : le vocabulaire finira bien par l’emporter, il a pour lui l’immor-talité de la parole, on lui doit bien ça, des étymologies immémoriales, une ancienne-té de roi à deux corps, intime et collectif, et la signification, la Signification, qui le rend insensible aux manœuvres des fos-soyeurs. Alors, il finit par y croire, à force de volonté, et parce qu’il suspend son ju-gement – malgré les symptômes évidents de la vieillesse : le regard voilé, la vessie

atone, les pieds froids, les veines noires, la salive sèche, le cœur épuisé ou pour mieux dire le cœur comme un tiroir branlant, les yeux comme deux mirabelles dans un panier d’osier, les poumons comme deux accoudoirs, l’estomac comme une taie, les intestins comme la queue d’un âne, l’anus comme une chiquenaude, la rate comme une paire de gifles, les oreilles comme deux mesures de son, les dents comme deux dés à jouer dans un gobelet d’étain, la langue comme un marque-page, la glotte comme une poignée de porte, l’œsophage comme une gouttière, les gencives comme une tar-tine beurrée, les sourcils comme la signa-ture d’un amnésique, les joues comme une doublure de veste, le pancréas comme une fouine, le foie comme une galette et comme un béret basque, le péritoine comme une promenade du dimanche, le sang comme une médisance, le pénis comme le trem-blement d’une paupière et la paupière comme une feuille de thé, la liqueur sémi-nale comme une passion ridicule gravée sur un grain de riz, les mâchoires comme une dispute entre deux savants sourds, la respiration comme une mise au point tar-dive, l’éternuement comme une chiure de mouche sur une vitre dépolie, la rai-son comme une baratte à beurre, l’espoir comme une chandelle mouchée, les mains comme deux babouches retrouvées sous le lit, la mémoire comme une cuillère en bois dans une soupière d’aligot, les fan-tasmes comme trois graines de courge, les os comme la bobinette cherra, les muscles comme la lecture d’un évangile par un sé-minariste faisant les cent pas au fin fond de son cloître, le regard comme un chausse-pied, l’ouïe comme un tire-bouchon, le toucher comme l’écorce cuite d’une châ-taigne, le rire comme un sac de charbon et la lucidité comme une dernière gorgée.

La mort advient, il ne manquerait plus qu’elle n’advienne pas – mais on peut en être sûr, et François le savait d’avance, les catalogues continueront de croître post mortem, comme les ongles et les cheveux, différemment des ongles et des cheveux, en dehors d’une caisse en bois, tout autour du lieu où se tient un cadavre et son suppo-sé décret de fin de toute chose : le cata-logue se poursuivra sur un élan inconnu même des mortels, un élan bien à lui, venu des livres et entretenus par des récitants, sa puissance proportionnelle à sa pure gratuité – du moins, Rabelais l’espère.

Peut-être

Selon une légende, rapportée par un der-nier témoin, François Rabelais est mort en léguant aux témoins la devise suivante : “Je m’en vais rejoindre le Grand Peut-être” – dernière phrase située avec justesse entre la sentence et le balbutiement, pour cette raison digne de tous les respects. (Il y a sans aucun doute un art de la dernière pa-role, un art équilibriste et parcimonieux : la brièveté, sans se réduire à l’onomatopée, qui trahit dans la phrase ce qu’elle a de

platement organique, comme un arc ré-flexe ; la bonne mesure entre le métaphy-sique et le trivial, le distinct et l’obscur, le terrible et l’enthousiaste, le prodigue et l’accapareur, l’universel et le nombri-liste, l’évanescent et le résigné. En toute logique, un dernier mot devrait se pré-parer à l’avance : un entraînement de musicien confronté chaque jour pendant un demi-siècle à la rusticité de son luth (c’est une logique paradoxale, bien sûr – l’imminence de la mort excuse les pa-radoxes, comme la bordure d’un trou noir oblige à fermer les yeux sur des im-possibles logiques et matériels). Le mour-rant doit aspirer à une certaine élégance et s’interdire l’emphase – l’emphase sous prétexte que la mort est une incitation au néant et le néant une forme d’absolu (il y a bien entendu quelque chose d’exagéré dans le néant ; il n’invite pas à la demi- mesure ; il est la friandise des expression-nistes pompiers) ; il doit savoir moduler d’un seul doigt du pianissimo au pianissis-simo, et par exemple redonner à la méta-physique catholique romaine ce qu’elle a de charnel, si possible d’athée (souligner délicatement l’athéisme de la foi sans la briser ni jouer les schismatiques de Satan, c’est faire preuve d’une élégance digne du séducteur de Kierkegaard).)

Peut-être : suite

“Je m’en vais rejoindre le Grand Peut-être.”

Je : parce que la mort selon François Rabelais est affaire personnelle, son hu-manisme d’intellectuel renaissant, un tiers moine, un tiers médecin, un tiers distribu-teur de calembredaines, l’incite à promou-voir un je encore hésitant, sous une forme comique empruntée à La Farce de Maître Pathelin, pour faire avancer masqué le su-jet des temps modernes, non encore ad-venu (paraît-il). Un Je de modestie, pour assumer la subjectivité du scientifique en attendant de partager une expérience avec ses confrères, mais aussi un Je de Jésus en croix, profané au cours d’une cé-rémonie domestique et triviale – au fond, François Rabelais prêtre et médecin aura passé une partie de sa vie à profaner des rituels pour les comprendre, pour en faire le tour : et pas seulement des rituels, des mythes, des héros, des controverses, le tis-su d’hypothèses de la théologie, la grande geste des hérésiarques, les bibliothèques des abbayes d’Europe, les processions, les Conciles et les Conclaves, la Somme de Saint Thomas, l’eucharistie et les jours de Pâques – quelques siècles plus tôt, l’Europe moralisait Ovide, et maintenant des sou-tiers de l’écriture comme François Rabelais semblent avoir pour mission de trivialiser l’Annonciation, sauf leur respect pour les églises et la ferveur farcissant les églises.

Je m’en vais : Rabelais sait qu’il est bon de perpétuer des lieux communs sans les briser s’ils contiennent des vérités discrètes sur notre compte (pas vraiment des se-

crets, des demi-confidences qu’il est bon de retenir puis de suggérer, de protéger puis de faire apparaître, selon les circons-tances – l’homme étant une créature selon les circonstances) : je m’en vais approuve l’image de la mort comme un départ et les allégories d’adieux sur un quai, de navire, d’amenuisement, d’horizon où les dernières silhouettes visibles, devenant des hypothèses ou des souvenirs, disparaissent tout en perpétuant de jure et de facto, et “en toute logique” une existence de l’autre côté.

Rejoindre : ce serait donc la fusion mys-tique, le tout confondu au tout, le bleu au bleu et le blanc au blanc, la voix des chœurs, ceux de Van Eyck avant ceux des passions de Jean-Sébastien Bach, le mys-ticisme pan érotique de Jean de la Croix, l’usurpation de Dieu par les hommes selon Martin Luther (c’était plutôt Maître Eckhart – l’homme ne peut pas ne pas vouloir être Dieu), une allusion aux grands attroupe-ments calmes ou languissants du séjour des morts selon Homère puis selon Dante, et qui sait l’intuition en avance de quelques années de l’éparpillement des atomes de Denis Diderot, parsemés sous terre, mêlés à ceux de sa fiancée. On se dit, puisqu’on est sage et qu’on respecte les chronolo-gies de Malet, d’Isaac, de Lagarde et de Michard, on se dit, le XVIe siècle est celui des esprit vitaux de Paracelse, de la vitalité des minéraux, de la métamorphose de tout en tout, du décret d’impossibilité de la mort (une certaine mort) au nom de la transfor-mation : alors, oui, admettons, Rabelais ne peut pas avoir tort, mourir et rejoindre se valent, il devait y avoir un rejoindre pour compenser un je m’en vais : que cette réu-nion nous échappe, c’est de bonne guerre, et c’est tant mieux, ça suscite la spécula-tion – de cette spéculation procède la mort comme hypothèse définitive.

(Si à la place de rejoindre, il faut entendre chercher le Grand Peut-être, Rabelais remplace les noces finales par une longue parodie des cavalcades des chevaliers du Graal, engagés loin de chez eux en quête d’un bol creux et d’une leçon décevante sur l’existence.)

Le Grand Peut-être : il est grand, mais alors, grand comme le Dieu des chrétiens et du Concile de Trente ou grand comme Pan quand il a dû lui aussi, chacun son tour, se retirer du monde connu en laissant les hommes seuls prier un Dieu probléma-tique (bientôt byzantin) ? Soyons bon en-fant, allons-y pour un compromis, la bonne humeur nous incite à engager des retrou-vailles entre paganisme et chrétienté – di-sons alors grand à la fois comme le Pan des derniers Romains et Grand comme le Dieu de Saint-Anselme de Cantorbéry, l’in-contournable Saint-Anselme, dans le cha-pitre de son Proslogion où Dieu est défini comme tel que rien de plus grand ne peut être pensé.

Une chose est sûre, le Grand Peut-être est Grand parce qu’il est Peut-être, à ce titre, il ne s’agit ni de la grandeur Pan, ni

de la grandeur Dieu ontologique de Saint- Anselme, mais d’une grandeur tierce, ou Tierce Grandeur, un peu Pan, un peu Iahvé, une chimère donnant au mortel, au moment d’envisager sa mortalité et sa mort conjointement, une idée à la fois des choses d’ici-bas et celles d’un impensable ailleurs. Grand parce qu’il est œcuménique, parce qu’il recouvre tout, et fauche tout, comme une allégorie de la mort dans les gravures du temps de la Grande Peste, grande elle aussi par son refus de séparer les élus des damnés ; Grand parce qu’il doit bien s’adapter au nouveau cosmos en train d’être mis au point par les coperniciens de ce monde, d’une vastitude directe, ne nous laissant que la distance comme médiation entre elle et nous ; Grand parce qu’il est à la mesure de notre interrogation, des milliers de pourquoi et d’à quoi bon, venus non pas harceler mais danser tout autour, caresser, lancer des assauts bienveillants de velours et de bourre à matelas, des pourquoi et comment et à quoi bon vastes parce que communs à tous les hommes doués de parole, se creusant à chaque deuil, nous obligeant à combler des gouffres d’incompréhension par des cris de pleureuses sardes, des cendres d’Ancien Testament, des pompes et des baldaquins.

(Mais encore une fois, Grand parce qu’il est peut-être, se déployant pares-seusement dans l’incertain et dans l’hy-pothétique – profitant de l’ampleur des polémiques ou des sujets de polémiques, se nourrissant de tout, des promesses de charlatans, de sermons, des récits de Lazare – n’oublions pas que ce Peut-être est le dernier personnage de Rabelais, le der-nier de son invention, dernier à apparaître sur la scène, il a lui aussi cette aisance des géants Gargantua et Pantagruel, la puis-sance sous forme d’appétit, comme s’ils incarnaient tous les trois, sans scrupules, avec un culot joyeux, la coprésence de toute chose. Le Peut-être est grand parce qu’il ne peut pas être autre chose, s’il est somme de toutes les pistes, toutes les cé-rémonies funèbres, toutes les cosmogo-nies, toutes les hypothèses sur l’origine du monde, tous les points de vue sur le samedi de Pâques, tous les évangiles apocryphes, dont celui de Nicodème, toutes les mesures de l’Enfer, par exemple la mesure de l’Enfer de Dante établie par le jeune Galilée.)

Ses lecteurs courent après Gargantua, Rabelais se dépouille de ses attributs

Si Rabelais a engendré des lecteurs, il se mettront bientôt à courir après les demi-géants Gargantua et Pantagruel jusqu’au porche de Notre-Dame, le quai des Grands-Augustins, à la recherche d’on ne sait quelle source ; bredouilles, mais d’une bredouillerie fertile et compensée (consolée) par des repas de grenouilles, de lapins, de canards, de truites, de coquil-lages et de pommes dauphines ; ils s’en iront à Chinon, puis les plus audacieux,

aussi les plus crédules, en direction d’une île Sonnante, la vraie, n’importe quelle autre faisant l’affaire – et lui, pendant ce temps, seul comme un abandonné, mais bienheureux, dans sa chambre, il tient compagnie à ses médecins, il leur donnera bientôt congé, il fait durer le suspens, per-sonne n’a l’idée incongrue de venir admi-rer son agonie de célèbre vestige français volubile, lexicographe, gastronome, ésoté-rique et carnavalesque : il peut se défaire en toute tranquillité de ses attributs, à quoi on le reconnaissait, l’un après l’autre.

Derniers jours : taxidermie

Les derniers jours de François Rabelais : il rassemble ses petits paquets, il s’étudie pour se cataloguer de son vivant, et poser son diagnostic à côté de lui, comme une dernière ligne de fuite possible, un sujet de plaisanteries ou de Prognostications ; un plus jeune homme est là pour l’aider à s’asseoir et se relever, tourner les pages de ses livres, y voir clair, un peu plus clair dans un monde maintenant entièrement converti au flou ; on aurait droit alors à des dialogues de jeune écolier à vieillard : le partisan des contours nets et l’autre, rési-gné depuis longtemps à progresser dans un univers de sable et de rosée, aperçu à travers une vitre pluvieuse – mais aucun des deux ne voudraient rester dupes de ces distinctions, elles ne sont pas tout à fait les leurs, il y a beaucoup d’autres sujets de dispute, bien plus intéressants, accro-chés dans les arbres, certains mûrs en mai, d’autres en septembre. François ne marche plus jusqu’à sa table de travail, puis vient le jour où il n’atteint plus son bol de soupe ; il lui reste des désirs, ils ont été recouverts, ils ont été ravalés mille fois, ils font pro-fondément partie de lui, mais comme un polype, et à force de lui être propres de-viennent plus durs, plus coriaces à extirper ; son intention aussi, quand il la cherche, elle se rétracte, comme si elle avait peur de disparaître en voyant le jour. Il se met à l’écoute d’un ronronnement ou d’un sou-venir, il veut comparer sa dernière volonté à l’un de ces vieux chats fatigués immobiles qu’il a vu tous les sept ans prendre de l’em-bonpoint à côté de lui ; il se demande si elle le maintient encore debout ou s’il va devoir trouver autre chose ; il se demande de quelle paille désormais on va le rem-plir, pour le maintenir assis le dos bien droit chez le taxidermiste.

Pierre Senges investit le Labo de Ciclic pour un projet de création en lien avec six grandes figures du patrimoine littéraire de la région Centre-Val de Loire. Avec in extremis, il réinvente les derniers jours de François Rabelais, Pierre de Ronsard, René Descartes, Louis de Saint-Simon, Honoré de Balzac et George Sand.En s’inspirant librement de Thomas de Quincey, il compose six textes, six fictions, qui « jouent avec les détails triviaux et privés » de la vie de grands écrivains, sur le « contraste comique entre ces détails et ce que les derniers jours peuvent avoir d’emphatique ou de métaphysique ». Pierre Senges ne cherche pas à faire un travail d’historien pour reconstituer l’exactitude de ces derniers jours, mais a un projet bien plus ambitieux, qu’il tient en deux infinitifs programmatiques : « inventer et trahir ».

Pierre Senges est l’auteur de plusieurs romans et récits, parus principalement aux éditions Verticales. Certains ouvrages ont été écrits en collaboration avec des dessinateurs, comme Géométrie dans la poussière (avec Killoffer, 2004) ou Les Carnets de Gordon McGuffin (avec Nicolas de Crécy, Futuropolis, 2009).Son dernier roman, Achab (séquelles), paru en septembre 2015, a reçu le prix Wepler.Il est également l’auteur de nombreuses fictions radiophoniques pour France Culture, France Musique et France Inter, dont Un immense fil d’une heure de temps (Grand Prix SGDL de la fiction radiophonique) et Histoire de Bouvard et Pécuchet, copistes (libre adaptation du roman de Gustave Flaubert).Le Ring, adaptation pour jeune public du Ring de Richard Wagner a été enregistré en public à la Salle Pleyel en 2011.Il a écrit pour le compositeur Francesco Filidei le livret de Opera (forse), interprété par l’ensemble 2E2M à Rome en 2013 à l’occasion d’une résidence à la Villa Médicis.

Ciclic, Agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, est un établissement public de coopération culturelle créé par la Région Centre-Val de Loire et l’État. www.ciclic.fr

Ce projet s’inscrit dans in situ, le programme de soutien aux auteurs et à la vie littéraire proposé par Ciclic.

Création Ciclic 2016. Maquette D. Bastien.