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LES TERRITOIRES DES MOUVEMENTS SOCIAUX. Les marches aux XIXe et XXe siècles Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky La Découverte | « Le Mouvement Social » 2003/1 n o 202 | pages 3 à 13 ISSN 0027-2671 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2003-1-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky, « Les territoires des mouvements sociaux. Les marches aux XIXe et XXe siècles », Le Mouvement Social 2003/1 (n o 202), p. 3-13. DOI 10.3917/lms.202.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.22.114.90 - 22/08/2015 07h58. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.22.114.90 - 22/08/2015 07h58. © La Découverte

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LES TERRITOIRES DES MOUVEMENTS SOCIAUX.Les marches aux XIXe et XXe sièclesMichel Pigenet, Danielle Tartakowsky

La Découverte | « Le Mouvement Social »

2003/1 no 202 | pages 3 à 13 ISSN 0027-2671

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2003-1-page-3.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Michel Pigenet, Danielle Tartakowsky, « Les territoires des mouvements sociaux. Les marchesaux XIXe et XXe siècles », Le Mouvement Social 2003/1 (no 202), p. 3-13.DOI 10.3917/lms.202.0003--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Les territoiresdes mouvementssociaux. Les marchesaux XIXe et XXe siècles

par Michel PIGENET et Danielle TARTAKOWSKY*

L’idée du présent numéro est née d’une discussionengagée, en 1999, lors d’une réunion du comité éditorialde notre revue consacrée aux cultures politiques à l’épo-que très contemporaine, celle des grands médias et dubrouillage des repères nationaux traditionnels. De cedouble point de vue, les questions soulevées par la miseen scène du politique, les relations de celle-ci avec leterritoire n’avaient pas manqué de retenir l’attention.Dans le prolongement des travaux pionniers sur lesmanifestations, nous avions convenu de pousser plusavant l’analyse des divers modes d’investissementcontestataire de l’espace, depuis les sit-in jusqu’aux« opérations bouchons » en passant par les « chaînes »,les rallyes, les barrages, etc. Nous ignorions l’avène-ment prochain des « rondes », mais souhaitions exami-ner de plus près le cas des marches.

Le thème, à vrai dire, n’était pas absolument neuf.

* Professeurs d’histoire contemporaine respectivement à l’UniversitéParis I et à l’Université Paris VIII.

Le Mouvement Social, no 202, janvier-mars 2003, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières

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Déjà, en 1997, un numéro de la revue Autrement s’étaitpenché sur « La marche » (1). Le passage du singulierau pluriel, retenu ici, souligne toutefois le changementde l’angle d’approche. Le numéro d’Autrement abordaitla marche en politique et comme activité sportive, maisaussi dans sa dimension individuelle à travers la ques-tion des racines anthropologiques et religieuses com-munes à ces pratiques. Nous nous interrogeons, cettefois, sur le pourquoi de certaines formes de marchesparticulières rapportées à d’autres, inscrites dans lerépertoire d’action, mais non mobilisées (2).

Le dernier quart du XXe siècle a vu se multiplier cesdernières, parfois de grande ampleur, souvent specta-culaires. « Verte », en 1975, aux confins du Maroc et del’ex-Rio de Oro, rouge et or à l’instar de la senyera cata-lane brandie l’année suivante pour la reconquête deslibertés (3), « blanche », vingt et un ans plus tard, dansles rues de Bruxelles, noire à l’image des mineurs rou-mains fondant sur Bucarest, multicolore avec les zapa-tistes en route vers Mexico, les chômeurs européens oules femmes du Québec... le spectre chromatiques’épuise à rendre compte de la variété des circonstan-ces, des mobiles et des modalités de cette forme demobilisation. Maints exemples laissent entrevoir la com-plexité du phénomène derrière la banalité que suggèrele recours à un vocable dont la richesse en synonymesapproximatifs, sinon abusifs, trahit l’incertitude séman-tique. Ici, la principale difficulté réside dans l’établisse-ment, en ville, d’une stricte distinction entre « marches »et « manifestations ».

(1) Précédant une initiative du C.N.R.S. Strasbourg consacrée aux ima-ges des marches. Signalons encore la soirée conçue dans une autre pers-pective par Arte et consacrée, le 2 septembre 2001, à « L’Homme qui mar-che ».

(2) Retrouvant là certaines des interrogations de la revue Transeuro-péennes, no 10, été 1997, qui, dans une approche des mouvements de ruede 1995-1996, avait rencontré la question des marches sans cependantfocaliser la réflexion sur cette forme d’action.

(3) Cf. la relation détaillée qu’en firent, peu après, A. COLOM I COLOM,J. ROSES I CASTRO, 40 000 hores detinguts : Marxa de la llibertat, Barcelone,Ed. Autogestionades de Pax, 1977.

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Élémentaires, ces constats, joints à celui de l’évi-dente internationalisation de ce type d’action, justifientle choix de la plus large couverture géographique pos-sible, seule susceptible d’évaluer la circulation de pos-sibles modèles et de constituer une base de données,préalable à la démarche comparatiste qu’appelle l’intel-ligence d’un objet historique en construction. Ils expli-quent aussi la double option de mêler des contributionsà caractère monographique, centrées sur des « marches-événements », et des articles participant d’une approcheen mesure de situer les « marches » dans la longuedurée du répertoire des démonstrations collectives etprotestataires. Au lecteur de juger si, pour l’essentiel, lerésultat respecte les orientations annoncées. A l’évi-dence, d’autres explorations étaient envisageables.Sans même parler d’épisodes à mi-chemin entre l’His-toire et la légende, tels que la « Marche sur Rome » deschemises noires, la « Longue marche » du Brésilien LuisCarlos Prestès – le « Chevalier de l’Espérance » cher àJorge Amado –, celle des communistes chinois ou la« marche du sel » indienne, quelques-unes furent, untemps, retenues avant de devoir être abandonnées fautede contributeurs disponibles. Il arriva même que deschercheurs sollicités pour traiter du mouvement desmineurs roumains aient dû renoncer devant les aléas etles dangers d’une étude aux allures d’enquêtes dans leszones d’ombre de la sortie du communisme...

Multiplier les exemples n’ajouterait rien de décisif àce que révèlent les textes ici réunis. A défaut d’autoriserune improbable définition intangible et universelle, lalecture des neuf contributions ne donne pas moins à voirdes traits, processus et évolutions assez communs pourvalider le regroupement sous une catégorie singulière.Ainsi en va-t-il de la condition élémentaire d’une libertéde mouvement qui n’allait pas de soi dans l’Amériqued’avant la guerre de Sécession, de la triple filiation reli-gieuse, militaire et civique, inégalement assumée, ou dela tendance générale à l’émancipation des contraintesde la marche à pied par un recours croissant aux com-modités de la motorisation. La mutation en recoupe

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d’autres, non moins lourdes de sens et de conséquen-ces. Armes de ruraux rompus aux lents, mais longs va-et-vient aux quatre coins de terroirs à échelle humaine,parsemés de repères concrets et familiers, les marchesenflent leurs rangs et repoussent leur horizon pour fran-chir le seuil d’une territorialité d’ordre national ou trans-national, nécessairement abstraite, propice aux initiati-ves symboliques et à leur orchestration médiatique. Parsuite, la tactique initiale de l’attroupement et de l’ébran-lement, d’occupation physique de l’espace s’infléchitjusqu’à ne plus privilégier que la visibilité, sinon tou-jours la lisibilité, d’un message dont le caractère som-maire et les ambitions unificatrices se nourrissent d’évi-dentes ambiguïtés. En réalité, la tradition coexiste tantbien que mal avec la modernité, au risque des télesco-pages du « glocal » décortiqué dans le cas indonésien(Romain Bertrand), mais discernable derrière le retentis-sement de la marche zapatiste pour la dignité indigène(Sergio Tamayo, Xóchitl Cruz). On songe, à leur propos,aux malentendus, rien moins qu’inertes par leurs effets,qu’engendrent les analogies superficielles trop peu sou-cieuses de contextualiser ce qu’elles comparent (4).

Les chaînes déployées en Padanie par UmbertoBossi (Lynda Dematteo) ou les parades orangistesd’Irlande du Nord (Christine Kinealy) ont un caractère oudes prétentions rituels. Les manifestations étudiantesrécemment advenues en Indonésie ou les marches abor-dées par six autres articles s’inscrivent, a contrario, dansune conjoncture de crise qui soudain les requiert. Cer-taines se distinguent sans ambiguïté de ce que la languefrançaise tient pour des « manifestations », par la dis-tance parcourue et leur durée, aux États-Unis (MarianneDebouzy), au Mexique, au Maroc (Marguerite Rollinde),voire, parfois, en France (Michel Pigenet et Danielle Tar-takowsky). D’autres, en Belgique (Gita Deneckere etMarc Hooghe), en Argentine (Marianne Gonzalez-Ale-man) ou, de nouveau, en France, sont qualifiées de la

(4) P. DESCOLA, « L’anthropologie de la nature », Annales H.S.S., no 1,janvier-février 2002, p. 21.

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sorte par leurs acteurs quand le terme de « manifesta-tion » conviendrait aussi bien. Le constater oblige à réflé-chir sur le choix des mots. Du moins s’agit-il, partout,d’investir l’espace public, au sens littéral du terme, à desfins que l’on qualifiera de politiques dans l’acceptationla plus large du concept.

Dans certains pays (États-Unis) ou continents (Asie),les modalités de cet investissement constituent, depuisplus d’un siècle, un élément majeur du répertoire del’action collective. Elles apparaissent plus discontinuesou exceptionnelles ailleurs (France, Belgique). Commentinterpréter, alors et au-delà de traits proprement natio-naux, les poussées générales des années 1930, 1960 et1990 ? Les articles avancent sur ce point plusieurs hypo-thèses non exclusives. Tous mettent à mal la thèse d’uneorigine spontanée de marches, assimilables, telles quel-les, aux émotions populaires d’Ancien Régime. La plu-part décèlent l’influence de réseaux préalables, de logis-tiques, élémentaires ou, plus souvent, complexes. Lesorganisateurs de certaines des mobilisations étudiées,parfois rompus aux techniques de communication lesplus modernes (exemples marocain, italien et mexicain),misent délibérément sur le rôle amplificateur desmédias, en amont et en aval (Argentine ou Belgique)pour garantir leur succès. Conclure, ainsi qu’on l’a faitaprès les démonstrations de la place Tien An Men ou deBelgrade, que le besoin de spectaculaire jouerait, C.N.N.aidant, un rôle majeur dans l’affirmation de ces « mani-festations de papier » (5) de type nouveau et leur unifor-misation tendancielle serait cependant hasardeux. Il estassurément des « rites pour journalistes » développésjusqu’à la caricature padane (6). Mais il est aussi biendes marches à ce point négligées par les médias queleurs organisateurs éprouvent le besoin de produireleurs propres images à des fins de propagande ulté-

(5) P. CHAMPAGNE, « La manifestation, la production de l’événementpolitique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984,p. 18-41.

(6) L’ascension annuelle de la roche de Solutré par le président Mit-terrand pourrait s’apparenter à ce genre d’exercice.

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rieure. En vue, également, de laisser une trace ou, si l’onpréfère, de prendre date. Aucune mobilisation ne sauraitse réduire, en tout état de cause, à son écho médiatique.

Maints exemples apparentent les marches aux for-mes d’expression privilégiées de groupes dotés de fai-bles ressources politiques conventionnelles, dépourvusd’organisations adaptées à leurs fins, marginalisés parle système institutionnel ou soucieux de dépasser lesclivages existants. Ainsi en va-t-il aux États-Unis, auMexique, en Belgique et en France. Mais des groupes,des instances ou des personnalités se réclamant de lasouveraineté ou la détenant effectivement, en Argentineou au Maroc, y recourent au besoin. Quelles motivationsinduit, en ces derniers cas, une tactique au premierabord superflue et d’un maniement délicat ? Aussigrande que soit la disparité des acteurs, ces mobilisa-tions s’appuient, selon leur échelle, sur les sociabilitésinformelles et l’interconnaissance vécues, les croyanceset les idéaux communs. Elles relèvent, à divers titres, dupré-politique ou de l’infra-politique quand elles nerevendiquent pas un rejet de la politique, la volonté dese situer « à côté », sur ses marges ou « en dehors ».Cela vaut, paradoxalement, pour ces tenants de la sou-veraineté que sont le roi du Maroc, Peron ou d’autresencore, dès lors qu’ils usent de la marche pour signifierqu’ils sont victimes d’un déni de justice, afin de délégi-timer l’adversaire et de le disqualifier. Leur initiative tendà dresser l’expression d’une force tranquille face à laviolence et aux manœuvres – effectives, symboliques ouprésumées – de puissances tour à tour extérieures, obs-cures et maléfiques. Considérées sous cet angle, hono-rées de la présence des plus hautes autorités, lesdémonstrations espagnoles des années 1990 contre leterrorisme ressortiraient aux « marches de souverai-neté » et à celle « de la constitution et de la liberté ».

Cette modalité de la politique, déclinée dans le regis-tre de l’évidence, revêt une signification éthique dûmentaffichée, ainsi que l’attestent les intitulés donnés par lesorganisateurs amenés à convoquer ici « la constitutionet la liberté », là « la dignité indigène », ailleurs « l’éga-

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lité »... L’invocation consécutive du bon droit se doublefréquemment d’une référence non moins essentielle àla communauté et à sa nécessaire unité confondue avecl’unanimité, consensus idéal posé en alternative auxdivisions imputées au politique. Ouvertes à tous, dumoins en théorie, ces marches se distinguent radicale-ment, par là, des parades orangistes que perpétuent,dans une logique militaire, des initiés parés d’unifor-mes ; ou encore des processions hindoues des années1980 (7), grosses, elles aussi de dérives violentes.

L’inscription des marches hors du champ conven-tionnel de l’intervention publique et leurs discontinuitéstemporelles contribuent d’autre part à expliquer, outrel’impression d’un rituel toujours réinventé, le recours àdes modèles lointains, dans le temps et l’espace, censésen éclairer le sens. Indépendamment de la traditionanglo-saxonne dont se réclamaient leurs initiateurs dansles pays occidentaux frappés par la crise, la « marche dusel » de Gandhi, en mars 1930, a sans doute aidé à laréémergence de ce type d’action à des milliers de kilo-mètres du sous-continent indien. Gandhi disait, quant àlui, marcher « au nom de Dieu » et accomplir « un pèle-rinage sacré », réactivant la posture, familière à l’hin-douisme, du renoncement et de l’errance (8). Dans lesannées 1960, Martin Luther King revendique sa filiation,à l’instar, vingt à trente ans plus tard, d’Umberto Bossiou des « beurs » en route vers Paris. En 1968, une partiede l’extrême gauche française prétendra plutôt s’inspi-rer de la « longue marche » maoïste (9) ; source àlaquelle le roi du Maroc ne craindra pas de puiser pourla mêler à d’autres : Mahomet contraint de traverser ledésert et, plus inattendue, la « croisade des pauvres ».

(7) C. JAFFRELOT, « Processions, stratégies politiques et émeutes en hin-dous et musulmans », in D. VIDAL et alii (dir.), Violences et non-violencesen Inde, Paris, Éditions de l’E.H.E.S.S., 1993, p. 261-287. J. ASSAYAG,« Action rituelle ou réaction politique ? L’invention des processions dunationalisme hindou dans les années 1980 en Inde », Annales H.S.S., no 4,juillet-août 1997, p. 853-879.

(8) J.-L. RACINE, « Gandhi et la marche du sel », La marche, la Vie. Autre-ment, no 171, mai 1997, p. 106-124.

(9) A. ROUX, « Mao, de l’épopée à l’Histoire », ibid., p. 87-105.

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Ces reconstructions recherchent un surcroît de légitimitépour ce qui procède davantage du manifeste que del’action en l’absence d’interlocuteurs institutionnels oulorsque la foule les récuse, à l’exemple des participantsde l’immense « marche blanche » bruxelloise (10).

L’originalité du rapport ainsi établi à la politiquedétermine la nature des espaces à la fois investis et redé-finis. En Irlande du Nord ou en Padanie, l’espace est pré-construit par l’événement présumé fondateur du rite quela parade ou la chaîne prétendent perpétuer, en deve-nant à lui-même sa propre fin, au risque, assumé,d’effets pervers. Il l’est ailleurs par les usages politiquesconvenus – aux États-Unis, au Mexique, en Argentine ouen Indonésie – de lieux, non moins convenus, de lacitoyenneté ou de la symbolique nationale. Quand elleadvient, l’inscription dans l’histoire peut réactiver degrands récits, ostensiblement mis en scène à l’occasion :Jarrow, point de départ de la marche britannique desannées 1930, réapproprié par les chômeurs de 1995, par-cours – virtuel – de Philip Randolph servant de modèleà Martin Luther King, celui de Zapata au commandantMarcos, etc. La similitude des lieux n’entraîne pas néces-sairement la reproduction des usages, bien au contraire.Dans les États-Unis fédéraux, la marche concourt à laconstruction d’un espace public à l’échelon national,d’ordinaire réputé abstrait. En France, où les multiplesniveaux et relais du pouvoir central apparaissent commeautant d’instances d’interpellation, l’aspiration à la rela-tion directe, en rupture avec les normes du systèmereprésentatif, vient signifier la défiance et le sentimentque les liens politiques conventionnels se défont, s’ilsne sont déjà rompus, notamment sous l’effet de déci-sions « technocratiques ». Mais l’espace de la démons-tration relève aussi bien d’une anticipation ou d’une pro-jection conçue pour échapper, symboliquement, autracé des frontières officielles. L’Europe dessinée par lamarche des chômeurs n’épouse pas strictement les

(10) On trouverait des phénomènes similaires dans le Paris de mai1968 où l’une des « longues marches » étudiantes passa devant l’Assem-blée nationale sans marquer le moindre arrêt.

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contours de l’Union européenne de Maastricht qu’ellecombat ; Hassan II appelle son peuple à contester lesdélimitations imposées par l’Espagne, tandis que leschaînes ébauchées par les fidèles d’Umberto Bossiannoncent la sécession de la Padanie.

Sous toutes les latitudes, les marches de l’entre-deux-guerres, promises à une belle notoriété référen-tielle, ont consolidé l’autorité de certains leaders –Ghandi, Mao, Prestes... – auprès des leurs, puis au-delà.D’autres mobilisations, parfois autoproclamées « histo-riques » avant même que d’être advenues, se sont impo-sées pour des mythes fondateurs à l’exemple de « lamarche sur Rome » pour Mussolini, de « la marchemémorable » pour Peron ou de celle imaginée, enFrance, par Fleurant Agricola, toujours renvoyée à plustard, mais érigée en mythe dans l’acception soréliennedu terme et, de ce fait, non moins susceptible d’êtrecommémorée. D’autres encore, quelquefois les mêmes,paraissent constitutives d’un populisme à l’œuvre – enArgentine, voire aux États-Unis – ou d’un projet « natio-nal-populaire » – au Maroc. Qu’en est-il, à cet égard, desmarches d’aujourd’hui, contemporaines de l’épuise-ment et de la désagrégation des organisations tradition-nelles, conjoncture favorable, estime MarianneDebouzy, à l’internationalisation du modèle américain ?Participent-elles d’un processus de socialisation, voired’une reconfiguration du politique comme le suggèrent,selon des modalités distinctes, les cas belge ou fran-çais ? Les groupes démunis qui y recourent n’usent-ilspas de la rupture dans le temps du quotidien qu’ellesoccasionnent pour esquisser de nouveaux cadres et for-mes de sociabilité et, par là, poser les fondations d’iden-tités, de communautés et d’organisations originalespour lesquelles l’espace tiendrait lieu de forum itiné-rant ? Ainsi, le territoire, support classique de touteentreprise politique, accéderait-il également par cettevoie au rang de matrice de l’espace public, au sens théo-rique du terme (11). A l’instar des analyses, désormais

(11) Les marcheuses, film évoquant la « marche des femmes du Qué-

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classiques, de Jacques Ion sur les mutations du militan-tisme (12), Gita Deneckere et Michael Hoog ne caracté-risent les marches actuelles comme l’expression d’enga-gements à répétition, mais éphémères, par oppositionaux mouvements sociaux passés en quête d’institution-nalisation. Reste que la « marche mondiale des fem-mes » et la « marche européenne des chômeurs » sesont, l’une et l’autre, constituées en associations péren-nes et à l’échelle des problèmes qu’elles affrontent.Jusqu’à quel point, dans cette dernière perspective, lesmarches sont-elles aptes à prendre en compte, fût-ce defaçon symbolique, et en complément des réseaux, lesréagencements géopolitiques issus de Maastricht ou dela mondialisation ? Dans quelle mesure et à quellesconditions constituent-elles une réponse adaptée à la« dénationalisation » des luttes, partie prenante et refletde la redéfinition en cours des espaces politiques ?

Ces interrogations essentielles débouchent sur unehypothèse. Le cortège traditionnel sur la voie publique,sous l’espèce des émotions collectives, des pratiquesprocessionnelles, religieuses ou corporatives, futd’abord une pratique populaire et, à ce titre, communé-ment répandue. Au XIXe siècle, il noue, partout, des liensspécifiques avec les cultures politiques nationales enpuissance et s’insère selon des modes spécifiques danschacun des systèmes politiques. En France, il est surdé-terminé par les rapports que la Révolution françaiseentretint avec la rue ; en Grande-Bretagne, par le mou-vement chartiste, etc. Ces événements, promus fonda-teurs, refoulèrent, surtout dans les pays laïcisés, lamémoire des usages antérieurs de l’espace public. Aussibien chacun s’employa-t-il souvent à puiser dans desrépertoires étrangers toutes les fois que la nécessité s’enfaisait sentir quand des précédents, sinon des modèles,

bec contre la pauvreté » et réalisé en 1996 par le « Groupe d’intervention“Vidéo Québec” », met bien l’accent sur ces différents aspects, à l’égal decelui tourné lors de la « marche européenne des chômeurs » abordé dansl’article de M. Pigenet et de D. Tartakowsky.

(12) J. ION, La fin des militants, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.

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nationaux existaient, à défaut d’être toujours accessi-bles sous les sédiments de l’histoire.

Allons plus loin. La crise contemporaine du cadrenational du politique laisse mieux entrevoir le socleanthropologique et religieux des cortèges de tous typeset leur inscription dans une durée sensiblement plus lon-gue que celle à laquelle se reportent les acteurs – pourne rien dire des médias – et qu’illustre l’exemple indo-nésien. Ainsi en va-t-il de la politique comme « geste »dans le sens de mouvement du corps par contraste avecla sphère du discours ou de l’écrit, mais encore dans celuide l’épique avec ses exploits, audaces et défis au serviced’une juste cause, celle de la religion n’étant pas la moinsrépandue. La dimension religieuse facilite, au demeu-rant, la circulation transnationale de modèles ancrésdans des mythes qui, de nature à conférer aux marchesdes vertus fondatrices, se retrouvent dans toutes lesgrandes religions : Exode, Hégire, départ de Rama versle Sri Lanka (13)... Il y a là matière à une relecture d’objetslongtemps réduits à leur stricte portée politique, àreprendre les comparaisons formulées par certainsacteurs, mais aussi par des auteurs, avec le pèlerinagecomme moment privilégié de cristallisation du sentimentd’appartenance à une communauté, expérience majeured’accès à une identité de passage acquise au gré desrencontres, des souffrances et des joies éprouvées (14).On pense aussi au charivari, action par laquelle, à l’éche-lon maîtrisé du village ou du quartier, le peuple se subs-titue aux instances judiciaires et tente de combattre ledésordre moral et social par un autre désordre.

La rédaction du Mouvement Social remerciel’I.F.O.R.E.P. dont le concours a permis de donner àce numéro spécial la pagination indispensable.

(13) J. HASSOUN, « Au commencement était l’exode », La marche, la Vie.Autrement, no 171, mai 1997, p. 18-29.

(14) Cf. P. BOUTRY, P.-A. FABRE, D. JULIA (dir.), Rendre ses vœux. Lesidentités pèlerines dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, Éd. del’E.H.E.S.S., 2000.

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