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PITIÉ POUR LES ANIMAUX : UNE LEÇON DE MORALE LAÏQUE ET SES ANTÉCÉDENTS PHILOSOPHIQUES Laurent Fedi Armand Colin | Romantisme 2008/4 - n° 142 pages 25 à 40 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-4-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Fedi Laurent, « Pitié pour les animaux : une leçon de morale laïque et ses antécédents philosophiques », Romantisme, 2008/4 n° 142, p. 25-40. DOI : 10.3917/rom.142.0025 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 68.181.176.15 - 07/04/2014 00h13. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 68.181.176.15 - 07/04/2014 00h13. © Armand Colin

Pitié pour les animaux : une leçon de morale laïque et ses antécédents philosophiques

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PITIÉ POUR LES ANIMAUX : UNE LEÇON DE MORALE LAÏQUE ET SES ANTÉCÉDENTS PHILOSOPHIQUES Laurent Fedi Armand Colin | Romantisme 2008/4 - n° 142pages 25 à 40

ISSN 0048-8593

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-4-page-25.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Fedi Laurent, « Pitié pour les animaux :

une leçon de morale laïque

et ses antécédents philosophiques »,

Romantisme, 2008/4 n° 142, p. 25-40. DOI : 10.3917/rom.142.0025

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Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.

© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Pitié pour les animaux : une leçon de morale laïqueet ses antécédents philosophiques

Lors de sa fondation en 1845, la Société Protectrice des Animaux neremettait pas en cause la domination de l’homme sur l’animal. Centréesur des considérations humaines, elle réclamait essentiellement l’éradica-tion des souffrances inutiles, perçues comme choquantes parce que nonconformes aux normes économiques, hygiéniques et morales de la civili-sation industrielle

1

; ce que Maurice Agulhon analyse ainsi : « La protec-tion des animaux voulait être une pédagogie, et la zoophilie l’école de laphilanthropie. C’était un problème de relation à l’humanité, et non derelation à la nature. »

2

Les habitudes sanguinaires, jugées contagieuses,inquiètent le parti de l’ordre et c’est un ancien officier de cavalerie,Jacques de Grammont, qui propose une loi pour réprimer « ceux quiauront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitementsenvers les animaux domestiques ». Certains républicains soutiennent leprojet, notamment Schoelcher, symbole de l’antiesclavagisme : engage-ment très cohérent si l’on considère que tous les traitements inhumains,de quelque espèce que soit la victime, portent atteinte à l’idée d’huma-nité. Bentham l’avait annoncé : « On a commencé à s’attendrir sur le sort

1. Voir Eric Pierre, « Une société sous la monarchie de Juillet : la SPA. Formation, idéolo-gie, sociologie », dans A. Couret et F. Oge,

Homme, animal, société. Histoire et animal

, Pressesde l’IEP de Toulouse, 1989, p. 315-331.

2. Maurice Agulhon, « Le sang des bêtes : le problème de la protection des animaux enFrance au

XIX

e

siècle »,

Romantisme

, n° 31, 1981, p. 81-109, réédité dans Maurice Agulhon,

Histoire vagabonde

, t. I, NRF, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1988, p. 243-282.Citation : p. 244.

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des esclaves ; on finira par adoucir celui des animaux qui servent à nostravaux et à nos besoins. »

3

Schoelcher, Michelet, Hugo, Larousse,Clemenceau, Maupassant défendent également cette cause dans la pers-pective de l’anticléricalisme. En effet, nonobstant l’histoire de Noé etles prescriptions du Pentateuque

4

, ou encore les recommandations deCalvin pour que soient traitées humainement des créatures de Dieu « quine peuvent se plaindre des injures qu’on leur fait »

5

, une théologie sévèreséparant radicalement l’âme et le corps posait entre l’homme et les autrescréatures une limite infranchissable. L’humanitarisme du

XIX

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siècle nevoyant au contraire entre ces derniers qu’une différence de degré, plaidaitpour une plus grande compassion.

Désormais intégré aux enjeux de la morale républicaine, le sort desanimaux est inscrit en 1882 dans les programmes de l’école laïque. Leprogramme d’instruction morale et civique prévoit, au cours moyen, uneleçon sur les devoirs de l’homme envers les animaux, leçon qui prendplace à la suite des devoirs envers soi-même et avant les devoirs envers lesautres hommes. Dans le bulletin officiel, son contenu est libellé commesuit : « Traiter les animaux avec douceur ; ne point les faire souffrir inu-tilement – Loi Grammont, sociétés protectrices des animaux. »

6

Apparaîtainsi une dimension de la morale complètement ignorée des catéchismes.Tandis que l’enseignement religieux n’envisageait le rapport de l’hommeà l’animal qu’à travers leurs statuts ontologiques respectifs – quand tou-tefois la question était abordée – l’école laïque s’intéresse à leur relationet, plus généralement, au lien qui unit l’homme à tous ses partenaires ter-restres. Un déplacement de perspective incite désormais à considérer lesanimaux au point de vue de leurs possibles fonctions dans un nouveausystème d’utilités et de valeurs, et l’exploitation de la nature, fil conduc-teur d’une vision sécularisée du monde, confère à l’humanité des obliga-tions nouvelles. Ce motif pédagogique a des antécédents philosophiques,tous ces penseurs du milieu

XIX

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siècle soucieux d’instituer entre l’hommeet ses semblables, entre les élites et le prolétariat, entre les industriels etles artistes, entre l’humanité et ses auxiliaires ou ses « frères inférieurs »,une nouvelle alliance. L’utopie d’une cité planétaire recomposée, danslaquelle les animaux auraient le droit d’exister autrement que comme

3.

Œuvres de J. Bentham

, Bruxelles, Hauman, 1829, t. I, p. 221.

4. Par exemple Exode XX, 10 : « Mais le septième jour est un sabbat consacré à l’Éternelton Dieu ; tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante,ni ta bête, ni l’étranger qui est dans tes portes » ; Exode XXIII, 12 : « Pendant six jours tu ferasce que tu as à faire, mais le septième tu cesseras, afin que ton bœuf et ton âne aient du repos etque le fils de ta servante et l’étranger reprennent haleine » ; Deutéronome XXV, 4 : « Tu nemuselleras point le bœuf quand il foule le grain. »

5. Cité par Bernard Cottret,

Calvin

, J.-C. Lattès, 1995, p. 306-307.

6.

Bulletin administratif du Ministère de l’Instruction publique

, t. XXVII, 1882, n° 504,p. 245.

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moyens, s’illustre par exemple dans la « communion complète » del’humanité avec « tout l’univers » selon Pierre Leroux, ou dans cette« communauté des vivants » dont parle Élisabeth de Fontenay à proposde Michelet, tendant à intégrer tout ce qui vit à l’espace de la démocra-tie

7

. Si la morale républicaine hérite en partie de ces théories roman-tiques, certaines voisines du panthéisme, elle s’alimente aussi, selon toutevraisemblance, au positivisme d’Auguste Comte et au néo-criticisme deCharles Renouvier, deux philosophies dont on connaît mieux, depuisquelques années, l’influence sur la formation des idées morales et pédago-giques de la Troisième République.

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NATOMIE

D

UNE

LEÇON

DE

MORALE

:

LA

PHILOSOPHIE

DES

MANUELS

.

Dans la pratique, cette leçon de morale pouvait s’organiser autour delectures. Parmi les textes littéraires fréquemment choisis, on trouve « LeCrapaud » de Victor Hugo, « Le bon cheval gris » de Victor de Lapradeainsi que les pages de Michelet sur nos « frères inférieurs »

8

. Elle pouvaits’adjoindre des initiatives diverses comme ces créations d’associationsrécompensées en fin d’année par un prix de la Société Protectrice desAnimaux. Le contenu, tel qu’il ressort des manuels, exprime une doctrinecohérente et relativement homogène, comme l’atteste l’étude d’un corpusreprésentatif

9

.

Comme le rappelle Larousse, « l’idée que l’homme se fait de sesdevoirs envers les animaux dépend des facultés qu’il leur reconnaît, de ladistance qu’il met entre eux et lui, des rapports qu’il croit voir entre leurorigine et la sienne, entre leur destinée et la sienne »

10

. La question, tantdébattue jusqu’au

XVIII

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siècle, de l’âme des bêtes, est abandonnée au

XIX

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siècle au profit d’une question (en apparence du moins) vérifiable :celle de leur constitution. La thèse générale est anticartésienne. Les

7. Élisabeth de Fontenay,

Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité

,Fayard, 1998, p. 615.

8. Ces textes figurent par exemple dans le livre de lectures de M

elle

L. Troufleau,

Moralepratique

, Librairie Aillaud, 1906.

9. 1. Jules Steeg,

Instruction morale et civique

, Pauvé et Nathan, 1882 ; 2. Louis Liard,

Morale et enseignement civique à l’usage des écoles primaires

, L. Cerf, 1883 ; 3. F. Picavet etP. Laloi,

Instruction morale et civique ou Philosophie pratique à l’usage des écoles normalesprimaires

, Armand Colin, 1888 ; 4. Gabriel Compayré,

Cours de morale théorique et pratique

,Delaplane, 3

e

éd., 1888 ; 5. Henri Marion,

Leçons de morale

, Armand Colin, 8

e

éd., 1894 ; 6. A.Pierre et A. Martin,

Cours de morale théorique et pratique à l’usage des écoles primaires supé-rieures (filles et garçons)

, Librairie classique Fernand Nathan, 1903, 7. G. Bruno,

Le Tour de laFrance par deux Enfants

, Belin, 1906 (réimpression 1976) ; 8. E. Rabier,

Précis de philosophie

,Hachette, 1911. À quoi s’ajoutent des articles du

Dictionnaire de pédagogie

de Buisson et du

Grand Dictionnaire Universel

de Larousse.

10. Pierre Larousse,

Grand Dictionnaire universel du

XIX

e

siècle

, t. I, 1866, rééd. Lacour,Nîmes, 1990 : article « Animal », p. 389, colonne 3.

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auteurs s’accordent à attribuer aux animaux une sensibilité, une capacitéd’éprouver des plaisirs et des douleurs qui accrédite une possible empa-thie. « Ils ont tous des centres nerveux », rappelle Steeg. Certains attri-buent aux animaux une part d’intelligence (Pierre et Martin, G. Bruno

11

),voire, pour certaines espèces familières, des qualités d’attachement et dedévouement (Marion). Spiritualiste convaincu, Marion retrouve desaccents de Michelet : « L’animal a reçu comme nous une étincelle de lavie universelle, un rayon de la lumière divine : voilà ce que nous devonsrespecter en lui. »

12

Rabier va même plus loin. Pour lui, « les animauxsont perfectibles, tout comme l’homme », comme le prouve l’exemple desanimaux apprivoisés qui peuvent, sous l’influence de l’homme, progresseret « se rapprocher de leur type idéal ». Faut-il déceler dans ces affirmationsun écho des thèses de Charles-Georges Leroy, diffusées à l’époque par lespositivistes ?

13

Toujours est-il que l’homme diffère de l’animal par la« personnalité complète » : les animaux, explique Rabier, ont une indivi-dualité, qui est une ébauche de personnalité, mais il leur manque unepleine et entière liberté, ou comme dit Liard, une « liberté raisonnable ».

De leur capacité de souffrir, il s’ensuit que nous avons à leur égard undevoir de bonté ou de douceur qui consiste à leur épargner des misèresinutiles. « Cet âge est sans pitié », dit La Fontaine à propos de l’enfance.Liard et Marion invoquent la pitié dans l’acception rousseauiste, un sensprivatif illustré par l’exemple des chevaux qui répugnent naturellement àfouler aux pieds un corps vivant, ou par l’exemple de l’animal qui « nepasse point sans inquiétude auprès d’un animal mort de son espèce ».Selon Rousseau encore, « les tristes mugissements du bétail entrant dansune boucherie annoncent l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectaclequi le frappe »

14

. Notre premier devoir, à l’égard des animaux, qui est en

11. Dans

Le Tour de la France par deux enfants

, lors de la visite au jardin des plantes,l’oncle Frantz dit à Julien que l’éléphant est « plus intelligent encore que le cheval, dont il tientlieu dans les pays chauds » (p. 284).

12. Citation à comparer avec ce célèbre passage de Michelet : « L’animal ! sombre mys-tère !… Monde immense de rêves et de douleurs muettes […] Regardez sans prévention leur airdoux et rêveur, et l’attrait que les plus avancés d’entre eux éprouvent visiblement pourl’homme ; ne diriez-vous pas des enfants dont une mauvaise fée empêcha le développement, quin’ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur quipèse une fatalité passagère ?… Triste enchantement où l’être captif d’une forme imparfaite,dépend de tous ceux qui l’entourent, comme une personne endormie… » (

Le Peuple

, « Digres-sion. Instinct des animaux. Réclamation pour eux », Champs Flammarion, 1974, p. 175).

13. Lieutenant des chasses des parcs de Versailles et de Marly, Charles Gorges Leroy (1723-1789) est l’auteur des

Lettres

philosophiques sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux

.S’appuyant sur des observations personnelles, il réfute « l’automatisme » des cartésiens et sou-tient la thèse selon laquelle il ne manque aux animaux, pour se perfectionner, que des conditionsparticulières, telles que le loisir, la vie sociale, la liberté (car l’homme entrave sans cesse leursactions) et l’écriture, « qui suppose l’usage des mains ». Comte estime que Leroy est de tous lesobservateurs celui qui a le mieux compris la vraie nature des animaux. C’est grâce à un positi-viste, le docteur Robinet, que le livre de Leroy a été réédité, en 1862 puis en 1896.

14. Rousseau,

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité

,

Œuvres complètes

,Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, p. 154.

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fait le seul, consiste à les ménager autant que possible : tel est le messageque l’école publique veut transmettre aux jeunes Français.

Les exemples pédagogiques déploient la gamme des cruautés ordi-naires. On s’apitoie sur les chevaux roués de coups par le charretier, lesanimaux de boucherie torturés, les pinsons auxquels on crève les yeuxpour embellir leur chant, les animaux de cirque rudoyés, les grenouilleset crapauds que les enfants mutilent par simple amusement. On dénoncela barbarie des jeux spectacles, combats de coq et corridas

15

, ou encore lesjeux traditionnels comme « ces jeux où l’on suspend des animaux vivants,des canards, des oies, des lapins à des mâts de cocagne ou à des cordesafin de les abattre à coup de bâton » (Steeg). L’instituteur est chargé derappeler les dispositions de la loi Grammont ; mais comme l’indiquentPierre et Martin, la loi ne s’applique qu’aux mauvais traitements commisen public et laisse de côté « mille cruautés insaisissables ».

Nos devoirs envers les bêtes sont aussi des devoirs envers nous-mêmes.Des devoirs de « perfectionnement personnel », selon Marion. En effet,quiconque fait souffrir gratuitement un animal se dégrade lui-même etrenonce à sa dignité. « En recommandant la bonté envers les animaux, lamorale ne se place pas seulement au point de vue de ce qui est dû à descréatures sensibles : elle songe encore plus à défendre le cœur de l’hommecontre tous les sentiments mauvais indignes de l’humanité » (Compayré).À cela s’ajoute l’argument de la propagation du mal : les habitudes decruauté émoussent notre sensibilité et pervertissent les rapports avec nossemblables (Picavet et Laloi, Compayré). La contagion de la violence, pré-occupation bien présente chez les « zoophiles » de la première moitié du

XIX

e

siècle – présente également, comme nous le verrons, chez les philo-sophes néo-kantiens – permet de lier les différents aspects de la vie moraleen les articulant à l’idée d’une formation globale du caractère.

Dans cette leçon interviennent également des considérations d’inté-rêt : « Les instituteurs doivent apprendre à leurs élèves à distinguer lesinsectes nuisibles des insectes utiles à l’agriculture et encourager cesenfants à détruire les uns en même temps qu’à protéger les autres », lit-on dans l’article « Animaux utiles ou nuisibles à l’agriculture » du

Dic-tionnaire de pédagogie

de Buisson

16

. L’article, signé L. Armagnac, reprend

15. Voir la description de corrida par J. Steeg : « Pour le plaisir de quelques milliers de spec-tateurs entassés sur des gradins, on fait entrer dans une arène un taureau sauvage ; des hommessont chargés de le pousser au dernier degré de rage en lui lançant des dards dans le flanc et enagitant devant ses yeux de petits drapeaux rouges. Quand l’animal est en fureur, d’autreshommes soit à pied, soit à cheval, viennent pour le tuer. Le comble de l’habileté consiste à luienfoncer au défaut de l’épaule une courte épée bien affilée au moment où il se précipite sur sonadversaire. Souvent il arrive que l’homme ou le cheval est éventré avant que celui-ci ne reçoivele coup mortel. » (p. 99-100)

16.

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire sous la direction de F. Buisson

,Hachette, 1882, t. 1, p. 84

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presque mot pour mot la circulaire du ministre Waddington du 31 mars1876, sollicitant une prise de conscience collective face aux dommagesagricoles causés par la prolifération des insectes. Les pouvoirs publics enappellent à la responsabilité de chacun et, s’agissant de ce qu’on nomme-rait aujourd’hui l’équilibre de l’écosystème, l’instituteur aura pour mis-sion de sensibiliser ses élèves aux dégâts que peut entraîner,indirectement, la destruction des nids d’oiseaux. Il s’agit moins toutefoisde protéger l’environnement pour lui-même que d’assurer le bien-êtredes hommes qui vivent encore largement de l’exploitation de la nature.Aussi la taxinomie animale proposée dans les manuels comme typologiede référence s’ordonne-t-elle à des impératifs humains. Les animaux sontclassés en trois catégories : les domestiques, les utiles et les nuisibles. Lesanimaux domestiques (le chien de garde, le cheval de trait, la vache lai-tière ou l’animal de boucherie) sont élevés par l’homme « pour servir à lasatisfaction de ses besoins » (Picavet et Laloi). « Des animaux bien soi-gnés font la richesse de l’agriculture, et une riche agriculture fait larichesse du pays » (G. Bruno). S’agissant des animaux utiles qui vivent enliberté, comme la chouette et le hibou, notre intérêt commande de lesprotéger et de favoriser leur propagation. Enfin, les animaux nuisibles,c’est-à-dire ceux qui détruisent les récoltes ou ceux qui menacent les ani-maux domestiques et les hommes (certains insectes, les vipères, lesloups…) doivent être exterminés sans scrupule.

L’humanité a en effet des droits sur les animaux. Pareille assertion setrouve justifiée dans les manuels par deux arguments. D’une part, il y anos conditions matérielles d’existence : l’utilisation des animaux pour laconsommation de viande, par exemple, est présentée comme une « néces-sité », et l’utopie végétarienne est rapidement écartée (Compayré).D’autre part, notre supériorité morale et spirituelle nous donne quelquesprérogatives : comme l’écrit Rabier, « notre fin est plus élevée que la leur,et par là nous avons des droits sur eux ». En contrepartie, l’homme a desdevoirs : « nous ne sommes pas isolés dans la nature », rappelle Marion,« des liens étroits nous unissent à tous les êtres ». Nous devons avoir pitiéde tous les animaux en vertu de leur constitution, et ainsi ne pas marty-riser ceux que nous mettons à mort par nécessité ; mais nous sommesdavantage redevables à certaines espèces, que la typologie scolaire aide àidentifier. Les services que nous rendent nos « auxiliaires » (Picavet etLaloi), nos « collaborateurs » (Marion), nos « bons serviteurs » (Pierre etMartin) impliquent une reconnaissance particulière, « car un homme rai-sonnable doit toujours rendre le bien pour le bien » (Picavet et Laloi).Droits et devoirs de l’homme se limitent donc mutuellement, selon unprincipe qui est assez clair : nos droits sur les animaux restent soumis aucritère d’utilité (condamnation des violences abusives) tandis que le res-

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pect que nous leur devons reste entièrement subordonné au bien-être deshommes (acceptation d’une domination légitime).

Est-ce à dire que les animaux aient des droits ? À cette question phi-losophique, les auteurs de manuels répondent dans l’ensemble négative-ment : l’existence de nos droits sur eux n’implique pas qu’ils aientcorrélativement des devoirs envers nous. De la même façon, il serait trèsproblématique de parler d’un droit des bêtes à être correctement traitées.Nous avons des devoirs envers eux mais ils n’ont pas de droits à fairevaloir. Liard explique ainsi cette dissymétrie : « les hommes sont des per-sonnes, les animaux ne sont pas des personnes, ils n’ont pas de liberté, ilsn’ont pas de devoirs à remplir ; par suite ils n’ont pas de droits ». Enréponse à Proudhon, qui niait tout devoir envers les animaux, Larousseinvoque les situations dans lesquelles il n’est pas pertinent de parlerd’injustice, mais où le mal commis conserve toute sa force d’évocationmorale. Il s’ensuit « que le progrès moral ne signifie pas seulementaccroissement de justice entre les hommes mais accroissement de bontéet de pitié, diminution de la souffrance sur le globe »

17

.

À partir de ces principes, certains auteurs abordent la question de lavivisection. Claude Bernard avait donné une légitimité à cette pratiquede laboratoire, en insistant sur le paradoxe d’une société qui se recon-naîtrait « le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie »mais s’interdirait d’en faire usage « pour s’instruire dans une des sciencesles plus utiles à l’humanité ». La fin de la science, qui est de sauver desvies, justifie bien des moyens, notamment le sacrifice des bêtes : sur cepoint, écrit Claude Bernard, « il n’y a pas à hésiter »

18

. Sa position estglobalement reprise par l’école de Jules Ferry – ce temple du savoir oùClaude Bernard et Pasteur font figure de saints laïcs. L’homme a le droitde détruire les êtres naturels « dans l’intérêt de sa propre conservation, deson bien-être ou de son instruction, qui sont des fins louables et néces-saires » (Pierre). La science a ses devoirs et la sollicitude pour les animauxne doit pas occulter « l’intérêt des hommes eux-mêmes » (Compayré).Les appels à légiférer lancés par les sociétés antivivisectionnistes sontcritiqués au motif que l’objectif expérimental échappe aux pouvoirspublics : « celui-là seul qui fait l’expérience sait quel but il poursuit »(Picavet). La vivisection n’est certes légitime que si elle est indispensable,mais l’appréciation de son utilité est l’affaire du spécialiste, non du poli-tique, et elle concerne la déontologie plutôt que le droit. Par ses principes

17. Pierre Larousse,

Grand Dictionnaire universel du

XIX

e

siècle

, p. 389, colonne 4.

18. Claude Bernard,

Introduction à l’étude de la médecine expérimentale

, GF, 1966, p. 153.Dans son commentaire, Élisabeth de Fontenay évoque, avec une touche personnelle, « l’obses-sion du scientifique, sa surdité aux vies et sa cécité au sang : comme si l’état de biologisteconsistait en une anesthésie hystérique, endurée ou instituée par quelques-uns pour le plus grandbien de tous » (

Le Silence des bêtes

, p. 554).

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et ses applications, la philosophie des manuels exprime donc bien cet« humanisme anthropocentrique » que Luc Ferry caractérise comme uneposition médiane entre d’un côté, la doctrine cartésiano-chrétienneprompte à justifier une domination humaine sans limites, et de l’autre,une pensée utilitariste qui étend l’existence juridique à tous les êtressusceptibles de plaisirs et de peines, et débouche sur la

deep ecology

du

XX

e

siècle

19

.

L

A

DIGNITÉ

DES

ANIMAUX

DANS

LA

MORALE

POSITIVISTEET

L

ANNONCE

D

UNE

VASTE

BIOCRATIE

La référence à Auguste Comte ne doit pas prêter à confusion. Il nes’agit pas de ramener le positivisme à une vulgate scientiste acquise parexemple à la pratique de la vivisection. On doit rappeler que l’auteur duCours de philosophie positive y était ouvertement hostile, pour des raisonstechniques (l’expérience perturbe l’ensemble de l’organisme) mais éga-lement pour des raisons éthiques : d’une part, nos droits sur les animauxne sont pas « absolument illimités », d’autre part, les « habitudes decruauté » contractées au cours des études de médecine ne peuvent quepervertir le développement moral sans être par ailleurs d’aucun secours àl’intelligence 20.

Comte fustige « l’insolent orgueil » 21 de l’espèce humaine vis-à-vis desautres espèces animales, dont elle ne diffère qu’en degré ou en intensité.Si l’humanité seule présente le plein développement de toutes les fonc-tions, ce qui donne au « type » humain un statut de modèle hiérarchiquedans la classification zoologique, il n’en demeure pas moins que les autresanimaux ont en partage des fonctions diverses, plus ou moins complètesselon les espèces considérées. Les animaux supérieurs manifestent uneactivité spéculative embryonnaire et parviennent à « une sorte de féti-chisme grossier » qui consiste, comme chez les enfants et les primitifs, àsupposer les corps extérieurs animés de passions et de volontés analoguesaux leurs 22. Certains animaux sont capables d’inférences rudimentaires.On retiendra ici la critique du point de vue cartésiano-chrétien, Comteestimant qu’il faut être « fasciné par la théologie ou l’ontologie » pourrefuser aux bêtes « une aptitude déductive indispensable à leur conduitejournalière » 23. S’inspirant des observations de Leroy, Comte affirmequ’un grand nombre d’espèces sont des espèces sociables et que, parmicelles-ci, certaines sont capables d’affection (« quelques variétés du chien

19. Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992, p. 83 et suiv.

20. Cours de philosophie positive (1830-1842), 40e leçon, Hermann, 1975, t. I, p. 692.

21. Cours…, 48e leçon, t. II, p. 145.

22. Cours…, 52e leçon, t. II, p. 246.

23. Système de politique positive (1851-1854), Anthropos, 4 vol., 1970, t. I, p. 720.

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nous surpassent peut-être en attachement privé » 24). Dès lors en effet quela « vie de relation » se superpose à « la vie de nutrition », une vie affec-tive spontanée apparaît, qui penche plus ou moins vers la personnalité ouvers la sociabilité. Chez les animaux, ce sont les instincts égoïstes qui pré-valent, c’est-à-dire l’instinct nutritif, l’instinct de conservation, et aussil’instinct de perfectionnement, car bon nombre d’entre eux cherchent àaméliorer leurs conditions matérielles, par exemple par le toilettage oupar une activité industrieuse 25. Comte évoque même un développementdes espèces animales constitué de variations insensibles, si lentes cepen-dant qu’elles créent l’illusion d’une stagnation. En somme, les animauxpossèdent des dispositions intellectuelles, morales, techniques, qu’ilsn’ont simplement pas pu développer suffisamment, faute de moyenscollectifs.

C’est en fait la suprématie exclusive de l’humanité sur la planète qui,d’après Comte, a considérablement ralenti l’essor des autres espèces enbloquant chez elles toute possibilité de développement social et de trans-mission. La conquête humaine du globe terrestre remonte au premier âgesocial qui est le stade fétichique. Dans un régime primitif où dominentnaturellement l’instinct de survie et les penchants carnassiers, l’actiondestructive perpétrée par l’homme entraîne d’abord l’extermination d’uncertain nombre d’espèces. L’humanité s’est imposée, pourrait-on dire, ensupprimant ses rivales. Comte précise à ce propos que l’organisation car-nivore de l’homme, cette « triste fatalité » 26, pose une limite spécifique àla douceur que celui-ci peut témoigner envers les animaux, et cela, mal-gré la diminution de « l’instinct sanguinaire » due à la division sociale dutravail 27. Ainsi, le végétarianisme restera toujours, selon Comte, une uto-pie. La rage dévastatrice des premiers temps s’est trouvée cependant frei-née, et dans une certaine mesure compensée, par la conservation desespèces utiles, animales ou végétales, et par la domestication des « ani-maux disciplinables ». Cette première avancée vers une utilisation des res-sources naturelles – avec le feu et l’outillage lithique – n’a été possibleque soutenue par un fait religieux : l’adoration des animaux. Avec ceculte, le fétichisme a joué un rôle régulateur essentiel, préfigurant un sys-tème d’institutions destiné à « régler convenablement les relations poli-tiques les plus générales, celles de l’humanité envers le monde et surtoutvis-à-vis des autres animaux ». Comte annonce à cette occasion un vasteprogramme de politique positive centré sur l’humanité et généralisé àtous ses partenaires terrestres : « Dans le gouvernement rationnel de

24. Ibid., p. 634. Le chat est plus intelligent que le chien, mais, au contact de l’homme,celui-ci est plus sociable (p. 635).

25. Ibid., p. 609, p. 668, p. 691 et p. 697.

26. Ibid., p. 631.

27. Cours…, 52e leçon, t. II, p. 263.

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l’humanité régénérée par le vrai positivisme, on peut présumer quel’administration systématique et continue de cet ordre intéressant derapports collectifs conduira un jour à constituer régulièrement un vastedépartement spécial du monde extérieur, propre à coordonner ou mêmeà diriger des efforts individuels trop souvent incohérents ou aveugles,sous les inspirations morales d’une philosophie plus réelle […] qui aurapréalablement vulgarisé la saine appréciation de notre position naturelleet par suite le juste sentiment de notre véritable correspondance avec lesdifférents degrés de l’échelle zoologique dont nous formons le typefondamental. » 28

Ce programme est celui que Comte va développer dans sa seconde car-rière, lorsque, après sa rencontre avec Clotilde de Vaux et la révolution de1848, il réoriente son système vers un positivisme religieux. Dans la pers-pective de cette « régénération finale », entièrement laïque, il s’agit de« prendre dignement la direction générale des affaires terrestres, pour cons-truire enfin la vraie providence, morale, intellectuelle et matérielle » 29.Cette sécularisation des notions religieuses correspond au sens de l’histoire,à cette révolution moderne par laquelle l’action de l’Humanité pour maî-triser son milieu a remplacé définitivement « la toute-puissance, nécessai-rement capricieuse, de son précurseur théologique » 30. La systématisationde l’unité humaine s’accompagnera d’une consécration de la dignitéanimale : « le positivisme étendra convenablement le sentiment fonda-mental de la fraternité universelle à tous les êtres qui méritent l’investiturehumaine » et, dans ce but, « l’éducation régénérée » devra présenter lesanimaux comme des « auxiliaires indispensables » 31. L’association deshommes avec les espèces apprivoisables prend la forme d’une « vaste bio-cratie » 32 dont l’institution spontanée des origines attendait, depuis le féti-chisme, d’être systématisée. L’alliance avec les animaux, désormais« ministres inférieurs de l’Humanité » 33, repose sur leur participation auxprogrès du Grand-Être 34. L’histoire de l’activité pratique offre plusieurstémoignages de cette communauté de destin. L’essor de la civilisationméditerranéenne, d’abord, s’appuie sur des ressources métallurgiques maiségalement sur des réserves végétales et animales, dans des conditionsclimatiques particulières. La transformation de l’esclavage en servage,

28. Ibid., p. 263.

29. Catéchisme positiviste (1852), Garnier Flammarion, 1966, p. 29 (Préface).

30. Ibid., p. 69.

31. Système…, t. I, p. 614.

32. Ibid., p. 701 et p. 619.

33. Ibid., p. 615.

34. Précisons que le « Grand-Être » est le nom que Comte donne à « l’ensemble des êtrespassés, futurs et présents, qui concourent librement à perfectionner l’ordre universel » (Sys-tème…, t. IV, p. 30).

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l’affranchissement et l’élévation des classes laborieuses, ensuite, doiventbeaucoup à l’usage des forces motrices extérieures : animaux et machines 35.Bien que la transition théologique (polythéisme et monothéisme) n’ait pasconsacré cette « coalition », la solidarité des animaux et des hommes n’acessé, en pratique, de croître. Pour la systématiser, Comte propose d’incor-porer « tous nos libres auxiliaires animaux » au Grand-Être, vaste ensembledont seront exclus, à l’inverse, les « parasites humains » 36.

Cette nouvelle alliance implique une distribution des places et desrôles. Le Système de politique positive distingue trois catégories d’animauxen relation avec l’homme : « les compagnons de nos destinées », « lesauxiliaires de nos travaux » et « les laboratoires de notre alimenta-tion » 37. À l’égard de tous ces animaux, nous devons le respect, confor-mément au principe médiéval du dévouement des forts envers les faibleset au sentiment de « bonté » qui gouverne les relations de supérieur àinférieur – l’un des trois sentiments sociaux dans le « tableau cérébral »de Comte 38. Il est intéressant de noter que, pour Comte, ce devoir debienfaisance contribue à notre amélioration individuelle et que, tout aucontraire, « les actes de cruauté et les habitudes d’indifférence à l’égarddes animaux exposent toujours à une entière démoralisation » 39. Une dis-cipline individuelle et collective doit nous aider à lutter contre la résur-gence de l’instinct sanguinaire que nous avons pour ainsi dire refoulédepuis les débuts de la civilisation. Dans cette perspective, Comte pro-pose de prévenir l’angoisse des animaux de boucherie en améliorant« leur situation matérielle et morale » et, comme pour réactiver la dimen-sion symbolique de l’immolation archaïque, il propose de ritualiserl’abattage : « À l’heure suprême, les fonctionnaires dignement investis duterrible office l’accompliront avec le recueillement qu’il exige, en perfec-tionnant les moyens de destruction afin de diminuer les souffrances. » 40

Comte songe également à améliorer la nature physique, intellectuelle etmorale de nos auxiliaires, par une possible transformation des espèces.« Ceux qui sont herbivores se trouveront graduellement élevés par leGrand-Être à la dignité de carnivores pour devenir à la fois plus actifs,plus intelligents, et même plus dévoués, en s’assimilant davantage auxserviteurs directs de l’Humanité. » 41 L’auteur du Système pense pouvoir

35. Voir Cours…, 54e leçon, t. II, p. 373 ; 56e leçon, t. II, p. 492-493 et p. 579.

36. Système…, t. IV, p. 37.

37. Système…, t. I, p. 616.

38. La « bonté » (pour les enfants, par exemple) tient lieu de charité chrétienne (c’estl’« amour universel »), à côté de la « vénération » (pour les anciens) et de l’« attachement » (ausein du couple).

39. Système…, t. I, p. 615.

40. Système…, t. IV, p. 358.

41. Ibid., p. 359.

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s’appuyer sur les modifications du régime alimentaire pour tester l’hypo-thèse d’une variabilité possible comprise entre des limites fixes propres àchaque espèce (Comte rejette l’idée d’une perfectibilité indéfinie). Tel estle sens de « l’utopie » (au sens de fiction heuristique) des vaches carni-vores : constatant qu’en Norvège, les vaches digèrent un complément ali-mentaire tel que le poisson sec, Comte imagine la possibilité d’agir sur lanature animale au point de rendre certaines espèces altruistes. Compre-nons par là qu’en raison de l’état d’avancement de notre civilisation,nous avons le devoir d’aider nos « frères inférieurs » à se rapprocher denous, à constituer avec nous une « association morale » et même « poli-tique », dont la sympathie des enfants pour les animaux du foyer offre unpremier aperçu 42. Le « pontife » de l’Humanité prévoit de consacrer à cepartenariat un jour de fête, où seraient notamment célébrés le chien, lecheval et le bœuf. Cette fête en l’honneur des animaux serait organisée,comme la fête du feu, en souvenir de l’âge fétichique.

DEVOIRS ENVERS LES ANIMAUX ET DEVOIRS ENVERS SOI DANS LE RATIONALISME DE RENOUVIER

L’idée d’un système organique dans lequel la morale se définiraitessentiellement à partir de liens affectifs et sociaux est étrangère à CharlesRenouvier. Pour le fondateur du « nouveau criticisme » (ou « néo-criticisme »), il n’y a de devoirs que chez l’agent libre et raisonnable entant qu’individu ou personne. En référence à Kant, Renouvier entendfonder la morale sur des principes rationnels. Dans la Science de lamorale, cependant, il corrige Kant sur plusieurs points. D’une part, iljuge trop restrictive l’obligation d’agir uniquement par devoir et proposede réintroduire des éléments secondaires qui tendent vers les fins del’homme sans compromettre la moralité des actions, comme par exemplela poursuite du bonheur. D’autre part, il ne conçoit pas la morale appli-quée sans la prise en compte d’un « droit de défense » qui détermine lesvoies d’une action légitime dans les situations où les conditions idéales dela justice ne seraient pas réunies.

Dans le domaine de la morale rationnelle pure (qui vient avant lamorale appliquée ou le droit), Renouvier distingue différentes sphères,qu’il aborde par extensions concentriques (selon un ordre que reprodui-ront les programmes scolaires sous Jules Ferry) : d’abord la « sphère élé-mentaire », avec les « devoirs envers soi-même », puis la « sphèremoyenne » où l’agent raisonnable est en relation avec la nature et lesanimaux, enfin la « sphère supérieure » qui concerne les rapports inter-personnels. Dans la « sphère moyenne », l’idée d’un devoir envers les

42. Ibid., p. 359-360.

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animaux se justifie d’une double manière : premièrement par l’obliga-tion pour l’agent (considéré toujours « par rapport à lui-même ») dedominer ses propres passions, notamment face à des êtres qui, n’étantpoint responsables de leurs actes, ne peuvent eux-mêmes se dominer ;deuxièmement par le respect de l’ordre naturel dans les limites du droitde défense. Ce respect ne s’applique pas directement aux animaux mais« à l’ordre général des choses en eux » qui peut combler notre satisfac-tion désintéressée (laquelle relève comme chez Kant d’un « sentimentesthétique » à l’égard de la nature) ou s’intégrer à notre système d’uti-lités. À cela s’ajoute la sympathie ou la pitié pour ces êtres sentants etsouffrants : d’où un « devoir de bonté » qui consiste à éviter de lesmaltraiter.

À l’instar de Kant, Renouvier voit dans les animaux des êtres sensiblesmais dépourvus de raison : il s’ensuit que ces derniers ne sauraient êtreconsidérés comme des personnes ou des partenaires moraux. Mais si lesanimaux n’ont pas de droits à faire valoir, Renouvier ajoute que nousn’avons pas davantage de droits sur eux. On notera en effet que notredevoir de bonté envers les animaux a bien pour contenu, ou pour objet,leur sensibilité, mais que, rapportée à son principe rationnel, cette obliga-tion ne concerne « d’une manière directe » que l’agent lui-même, sous laforme d’un devoir envers soi. Le « devoir envers soi » de l’agent isolé aceci de caractéristique qu’il reste extérieur à toute notion de droit : il dif-fère en ce sens du devoir envers soi tel qu’on le déduirait de l’existence dedevoirs réciproques au sein d’une relation entre partenaires 43. Or, en pré-sence des animaux, l’homme est moralement aussi seul qu’avec lui-même, puisque nul engagement réciproque ne saurait être contracté.Dans cette situation intermédiaire entre le pur isolement et les rapportsinterpersonnels, la notion de droit n’a pas encore sa place. Autrementdit : « de part et d’autre rien n’est dû » 44.

Sur ce point, Renouvier se démarque de Kant pour qui l’homme a ledroit de tuer les animaux ou de les utiliser pour son travail, pourvu qu’illeur épargne des souffrances inutiles. Au paragraphe 55 de la Doctrine duDroit, Kant attribue à l’homme la possession des ressources vivantes et laliberté de les exploiter, ce qui amène Élisabeth de Fontenay à parlerd’une « hautaine autorisation d’us et d’abus qui introduit une légèrecontradiction dans la pensée kantienne de l’animal » 45. Au contraire,Renouvier conteste la nécessité de manger de la viande, condamne la pra-

43. Par exemple, un individu qui se jure quelque chose à lui-même, a le devoir respecter saparole donnée ; or dans l’hypothèse théorique ou l’on ferait abstraction de toute société, cet indi-vidu ne saurait se dédoubler pour faire valoir un droit à l’exécution de la promesse.

44. Charles Renouvier, Science de la morale (1869), Fayard, coll. « Corpus », 2002, texterevu par L. Fedi, t. I, p. 59.

45. E. de Fontenay, Le Silence des bêtes, p. 522.

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tique de « l’industrie du meurtre » 46 et réserve son jugement sur la vivi-section 47. Le respect relatif pour les animaux est certes limité par le droitde défense, de sorte que « ce respect s’étend jusqu’au point où une néces-sité manifeste et le travail de mon établissement sur la terre ne me forcentpas d’y déroger » 48 ; mais lorsque l’intérêt vital de l’homme n’est pasmenacé, le devoir de bonté doit s’exercer pleinement.

On voit à quelles conséquences radicales conduit cette position. PourRenouvier « l’homme a manqué d’une manière grave et profonde audevoir de bonté, quand il a tué les animaux pour se nourrir de leurchair » 49. Sans recommander explicitement le végétarianisme, Renouviersouligne (de façon plus appuyée encore que Kant 50) les effets par ricochetde ces habitudes de cruauté sur l’homme : « Il s’est abaissé, avili, ensan-glanté, condamné pour les siècles à l’imitation de cette nature dont ilapplique aussi la grande loi fatale, essentiellement contraire à son essenced’agent moral. » 51 Parce que l’intériorisation de la violence conduit à sadénégation, Renouvier peut dire que « l’habitude […] est devenuecomme un empêchement insurmontable à l’amendement del’homme » 52. Aussi évoque-t-il en ce sens une société « où règne le mal,où la solidarité des mauvaises coutumes et des mauvaises lois trouble laconscience au point qu’elle n’ose plus juger des bonnes » 53.

Conscient de l’enjeu, Renouvier fait une place à cette question dansson Petit Traité de morale à l’usage des écoles primaires laïques, publié parfragments dans La Critique Philosophique entre 1875 et 1879, doncquelques années avant la laïcisation des programmes. L’instituteur ensei-gnera qu’il faut éviter de causer le mal sans raison, même à des animaux,s’ils sont inoffensifs : ceux qui les persécutent se montrent injustes,« gratuitement méchants », « sans douceur et sans humanité » et lâches.Renouvier propose d’évoquer les sociétés protectrices qui tentent de fairerespecter la loi et ajoute que la nécessité de recourir à un système pénalpour persuader les citoyens de corriger des habitudes « qu’ils devraientjuger eux-mêmes déshonorantes » est une véritable honte pour les payscivilisés. L’instituteur donnera des indications « sur la manière à la fois

46. Science de la morale, t. I, p. 60

47. Au sujet de cette question « plus circonscrite », Renouvier écrit : « Il faudrait pour l’exa-miner fixer d’abord des points de fait ou justifier des espérances conçues ; laissons-en la chargeaux savants » (ibid., p. 61).

48. Ibid., p. 54.

49. Ibid., p. 60.

50. Kant, Doctrine de la vertu, Vrin, 1968, § 16.

51. Science de la morale, t. I, p. 60. Les penchants à la violence et à la brutalité « tendent audésordre en nous, en même temps qu’à la destruction au dehors » (p. 53).

52. Ibid., p. 60.

53. Ibid., p. 185.

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humaine et la plus avantageuse de traiter les animaux de service, à l’écurie,à l’étable, au labour, dans les charrois, etc. ». Il évoquera les différentescatégories d’animaux – les utiles et les nuisibles – et joindra à cet enseigne-ment une leçon sur « l’utilité et la convenance de ne rien détruire sansnécessité » 54.

RÉACTIVATION D’UNE QUESTION ÉTHIQUE

Il serait excessif de ramener la morale républicaine enseignée sousJules Ferry à telle ou telle école philosophique. Il est clair, néanmoins,que les manuels entrecroisent le point de vue organique de la moralesociale et le point de vue du rationalisme individualiste. Certaines filia-tions sont attestées 55, que l’examen de cette leçon de morale sembleconfirmer. Les points de convergence sont frappants aussi bien en ce quiconcerne la planification des leçons selon un schéma concentrique (voirRenouvier) qu’en ce qui concerne la doctrine proprement dite (approchecomparative gradualiste, catégorisation, devoir de bonté conçu comme« devoir envers soi », etc.). On aura toutefois remarqué que ces manuels,qui visaient, selon l’expression de Buisson, à « mettre à la portée desenfants de notre peuple le trésor de la sagesse humaine » 56, n’intègrentpas les conséquences les plus radicales du discours philosophique etlaissent notamment de côté la condamnation de la vivisection (Comte),la symbolisation sacrificielle (positivisme religieux) ou encore la dénon-ciation du déni de culpabilité (Renouvier).

On aurait tort de croire ces enjeux périmés, au simple motif qu’ils serattachent historiquement à la sécularisation des pratiques sociales et del’enseignement. Ils ont au contraire ressurgi avec une étonnante actualitéà la fin du XXe siècle, en relation avec les pratiques courantes de l’indus-trie agro-alimentaire, l’abattage calculé et sa logique concentrationnaire.Comme le suggère Mondher Kilani 57, l’opinion commune est encore

54. Pour toutes les citations, voir Petit Traité de morale à l’usage des écoles primaireslaïques, rééd. INRP, 2003, p. 19.

55. Steeg, Compayré, Liard et Rabier étaient abonnés à La Critique philosophique, l’organe dediffusion de l’école néo-criticiste fondé en 1872 par Renouvier et son collaborateur F. Pillon. Dansdes lettres inédites à Renouvier écrites entre 1880 et 1895, H. Marion exprime sa dette à l’égard dela Science de la morale, notamment au moment d’écrire son manuel (archives de la Bibliothèquedes Lettres de l’Université de Montpellier III, fonds Renouvier). Par ailleurs, la doctrine de Comtesur les animaux était très connue, comme en témoigne John Stuart Mill dans Auguste Comte et lepositivisme, ouvrage traduit par Clemenceau en 1868 et bien diffusé chez les républicains : désap-prouvant les railleries de ses contemporains, Mill estime qu’il n’y a rien de plus vrai ni de plushonorable dans le positivisme que le vif sentiment de Comte pour les animaux et pour les devoirsdes hommes envers ceux-ci (rééd. M. Bourdeau, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 146).

56. Ferdinand Buisson, La Foi laïque (1911), rééd. M. Gueissaz, Le Bord de l’Eau, 2007,p. 221.

57. On se reportera aux analyses de Mondher Kilani, « Crise de la vache folle et déclin de laraison sacrificielle », Terrain, n° 38, mars 2002, p. 113-126.

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structurée, sur ce thème, par des schémas implicites : ainsi les animaux decompagnie sont-ils associés à la cellule familiale – sur un mode animiste,ou, mieux, néo-fétichique dans le style de Comte – tandis que l’organisa-tion mécanique du dépeçage des bovins est globalement admise commeune pratique acceptable. On pourrait également citer le scandale de la« vache folle », qui donne une coloration étrangement actuelle à l’uto-pie comtienne des « vaches carnivores », où il s’agissait déjà de mani-puler – mais de façon programmée – la barrière des espèces. S’agissantdes animaux d’abattoir, on s’interroge de nos jours sur l’intériorisationd’une violence administrée froidement, sans symbolique reconnue. Cetteviolence soumise à une parfaite rationalité technique, à l’abri des regards,n’est pas sans évoquer les procédés d’extermination. Selon Élisabeth deFontenay, l’acharnement insensé contre ceux qui ne peuvent pas s’expli-quer – expérience commune aux animaux et aux déportés 58 – révèle unelogique de domination et d’élimination fondée sur l’exclusivité du Logos,naturellement aveugle à l’incommensurabilité des mondes ou des expé-riences, comme le montre, au niveau le plus anodin, l’exemple du héris-son (l’autoroute que traverse le hérisson ne fait pas partie de l’être-au-monde de celui-ci). On voit comment notre rapport éthique aux ani-maux, question qui demeurait encore liée aux fondements de l’idéologieanthropocentrique dans les cours de morale de la Troisième République,a pu devenir de nos jours – mais peut-être moins dans l’enseignementque dans les débats intellectuels – le lieu d’une critique fondamentale decette même idéologie.

(Université de Strasbourg)

58. « On sait que la grande majorité de ceux qui, descendant des trains, se retrouvaient surles rampes des camps d’extermination, ne parlaient pas allemand, ne comprenaient rien à cesmots qui ne leur étaient pas adressés comme une parole humaine, mais qui s’abattaient sur euxdans la rage et les hurlements » (Le Silence des bêtes, p. 747).

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