2
72 LE NOUVEL OBSER V A TEUR « L ’Italie n’en peut plus...  » L e titre de son de rnier livr e, « la Beauté et l’En fer », n’a pas été em- prunté à Camus par hasard. Il y a du Sisyphe et de l’Homme révolté dans cet écrivain-journaliste de 31 ans qui s’obstine à survivre, entre cinq gardes du corps, au su ccès phén oména l de « Gomorra » (2006). Les tueurs de la Camorra ne lui par- donneront pas ses millions de lecteurs, Roberto Saviano le sait. Il lui arrive de « te s- ter » ce qu’il a écrit mais il tient bon. Même quand nombre de ses compatriotes, Silvio Berlusconi en tête, lui reprochent de donner une mauvaise image de so n pays. Dans « la Beauté et l’En fer » (Robe rt Laffont), Roberto Saviano est im- press ionna nt : de c ourage, d’in- tégrité, d’intelligence. Qu’il parle de Lionel Messi ou d’Anna Politkovskaïa, évoque le Festival de Cannes ou invite à « comp ren - dre l’éco nomie euro péenne » à travers « le pr is me » du trafic de cocaïne, c’est, à chaque page, le remarquable autoportrait d’un homme condamné à se hisser à la hauteur de son terrible destin. La semaine passée, le prix du livre européen lui était décerné à Bruxelles, en partenariat avec « le Nouv el Obse rvateur ». Rencontre. Le Nouvel Observateur . Comment évolue votre situation ? Roberto Saviano.  – J’ai toujours beaucoup d’espoir, disons qu’elle est stable… Ceux qui sont sous protection vivent un emprisonne- ment étrange parce qu’ils ne savent jamais à quel moment cela s’arrêtera. J’essaie de gar- der l’esprit libre. Mais je pense que je vais bientôt quitter l’Italie pour essayer de réaliser mon véritabl e chef-d’ œuvre : ce ne sera ni u n livre ni un film, je veux reconstruire ma vie. N. O.  Vous disiez l’été dernier que les autres  pays ne sont pas toujours prêts à vous accueillir… R. Saviano. – Bien sûr, officiellement, tout le monde est prêt à le faire. Mais lorsque j’arrive,  je suis souvent confronté à quelques… pro- blèmes. On verra. N. O.  Où iriez-vous, s i vous aviez le choix ? R. Saviano.  – J’aimerais voyager . Mais j’irais certainement aux Etats-Unis, où il me serait possible de vivre de façon plus humaine. N. O.   L’émission de télévision « Vieni via con me » (« Pars avec mo i »), qu e vous avez ani mée cet automne, a rencontré un succès considéra- ble en Italie… R. Saviano.  – Oui, extraordinaire et inat- tendu. Impensable. Cela ne pourra plus ja- mais se répéter. Plus de dix millions de personnes l’ont suivie. Plus que pou r la finale de la Champions League entre l’Inter de Milan et Barcelone… C’est un miracle. Dans l’émis- sion, on recevait des personnalités [comme le comédien Roberto Benigni ou le prési- dent de l’Assemblée nationale Gianfranco Fini, NDLR], et on propo- sait de s list es : une lis te de rai sons de quitter l’Italie, de rester en Italie, de fa- çons de zigzaguer entre des sacs-pou- belle… C’était élitiste mais ça a touché de très nombreux téléspectateurs. Peut- être parce que l’Italie n’en peut plus, parce qu’elle ne supporte plus la télé italienne, la po- litique... N. O.  Etait-ce pour vous une façon de faire de la politique , précisé ment ? R. Saviano.  – Oui, mais pas de la politique partisane obéissant aux mécanismes parle- mentaires. C’est une politique idéale, en quelque sorte. Si les politiciens italiens étaient encore capables de concrétiser des espoirs ou un projet, on n’aurait peut-être pas eu les mêmes résultats. Nous avons comblé un vide. N. O. Vous m’aviez dit en juillet vous sentir « l’hom me le plus détest é d’Italie »... R. Saviano.  – Je suis détesté, oui, notamment par une grande partie du monde politique. On se demande comment ce paysan, ce plouc ar- rive à toucher tant de personnes. Et quand ça concerne autant de gens, la haine est énorme. N. O.  Quel regard portez-vous sur la crise  politique que tr averse Silvio Berlusconi ? R. Saviano.  – Ah, si j’avais une idée… Personne n’en sait rien. C’est le chaos le plus total. Il est clair que le gouvernement est déjà tombé. Il s’agit simplement de savoir qui ar- rivera à le faire tomber vraiment, comment, et quel prix Berlusconi sera prêt à payer – car il va vendre très cher sa peau. Ensuite, une des raisons pour lesquelles per- sonne ne donne le coup de grâce est la peur de la ven- dett a : il y a de s dossier s. N. O.   En travaillant désor- mais avec la police, vous aviez le projet d’écrire une suite à « Gomor ra » po ur dénoncer les agissements de la Mafia à un niveau international… R. Saviano.  – Je continue. Les policiers sont devenus mes mains, mes yeux. Les écoutes, les actes judiciaires sont la source principale de mon livre. N. O.   Et n’avez-vous pas  peur d’ê tre mani pulé ? R. Saviano.  – Bien sûr. C’est arrivé. Mais moi, je raconte des histoires. C’est pour cela que mon écriture est dange- reuse. Je n’ai rien dévoilé de nouveau en écrivant mes livres. Je me suis contenté de raconter ce que savaient quelques  journalistes et quelques juges. Je l’ai amené sur la scène internationale. C’est cela que je paie. Mais c’est cela, aussi, la magie de la lit- térature. Voilà comment elle devient la grande ennemie de la Mafia. Elle dit à chaque lec- teur : « Ça, c ’es t ton hi sto ir e. » Alor s que la Mafi a dit : « Non, n on, no n, ce ne s ont pas v os histoires, ce sont des choses qui nous concer- nent, qui sont cosa nostre. »Propos recueillis par GRÉGOIRE LEMÉNA GER Rencontre avec l’écrivain Roberto Saviano MONDE Condamné à mort par la Mafia, il vient de recevoir le prix du livre européen en partenariat avec « l’Obs » et d’animer sur la RAI une émission suivie par plus de dix millions de téléspectateurs      M     o     n     t     e      f     o     r     t     e        A      F      P      S      i     m     o     n   -      A      F      P Manifestation anti-Berlusconi le 14 décembre à Rome Roberto Saviano

PLE 2010 - Rencontre avec Roberto Saviano

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: PLE 2010 - Rencontre avec Roberto Saviano

8/8/2019 PLE 2010 - Rencontre avec Roberto Saviano

http://slidepdf.com/reader/full/ple-2010-rencontre-avec-roberto-saviano 1/172 ● LE NOUVEL OBSERVATEUR

« L’Italie n’en peut plus... »

Le titre de son dernier livre, « laBeauté et l’Enfer », n’a pas été em-prunté à Camus par hasard. Il y a duSisyphe et de l’Homme révolté danscet écrivain-journaliste de 31 ans

qui s’obstine à survivre, entre cinq gardes ducorps, au succès phénoménal de « Gomorra »(2006). Les tueurs de la Camorra ne lui par-donneront pas ses millions de lecteurs,Roberto Saviano le sait. Il lui arrive de « détes-ter » ce qu’il a écrit mais il tient bon. Même

quand nombre de ses compatriotes, SilvioBerlusconi en tête, lui reprochent de donnerune mauvaise image de son pays. Dans « laBeauté et l’Enfer » (RobertLaffont), Roberto Saviano est im-pressionnant : de courage, d’in-tégrité, d’intelligence. Qu’il parlede Lionel Messi ou d’AnnaPolitkovskaïa, évoque le Festivalde Cannes ou invite à « compren-dre l’économie européenne » àtravers « le prisme » du trafic decocaïne, c’est, à chaque page, leremarquable autoportrait d’unhomme condamné à se hisser àla hauteur de son terrible destin.La semaine passée, le prix dulivre européen lui était décerné àBruxelles, en partenariat avec« le Nouvel Observateur ».Rencontre.Le Nouvel Observateur. – Comment évoluevotre situation ? Roberto Saviano.  – J’ai toujours beaucoupd’espoir, disons qu’elle est stable… Ceux quisont sous protection vivent un emprisonne-ment étrange parce qu’ils ne savent jamais à

quel moment cela s’arrêtera. J’essaie de gar-der l’esprit libre. Mais je pense que je vaisbientôt quitter l’Italie pour essayer de réalisermon véritable chef-d’œuvre : ce ne sera ni unlivre ni un film, je veux reconstruire ma vie.N. O. – Vous disiez l’été dernier que les autres  pays ne sont pas toujours prêts à vousaccueillir…R. Saviano. – Bien sûr, officiellement, tout lemonde est prêt à le faire. Mais lorsque j’arrive,

 je suis souvent confronté à quelques… pro-blèmes. On verra.N. O. – Où iriez-vous, si vous aviez le choix ? 

R. Saviano. – J’aimerais voyager. Mais j’iraiscertainement aux Etats-Unis, où il me seraitpossible de vivre de façon plus humaine.N. O. – L’émission de télévision « Vieni via conme » (« Pars avec moi »), que vous avez animéecet automne, a rencontré un succès considéra-ble en Italie…R. Saviano.   – Oui, extraordinaire et inat-tendu. Impensable. Cela ne pourra plus ja-mais se répéter. Plus de dix millions depersonnes l’ont suivie. Plus que pour la finale

de la Champions League entre l’Inter de Milanet Barcelone… C’est un miracle. Dans l’émis-sion, on recevait des personnalités [comme le

comédien Roberto Benigni ou le prési-dent de l’Assemblée nationaleGianfranco Fini, NDLR], et on propo-sait des listes : une liste de raisons dequitter l’Italie, de rester en Italie, de fa-çons de zigzaguer entre des sacs-pou-belle… C’était élitiste mais ça a touché

de très nombreux téléspectateurs. Peut-être parce que l’Italie n’en peut plus, parcequ’elle ne supporte plus la télé italienne, la po-litique...N. O. – Etait-ce pour vous une façon de fairede la politique, précisément ? R. Saviano. – Oui, mais pas de la politiquepartisane obéissant aux mécanismes parle-mentaires. C’est une politique idéale, enquelque sorte. Si les politiciens italiens étaientencore capables de concrétiser des espoirs ouun projet, on n’aurait peut-être pas eu lesmêmes résultats. Nous avons comblé un vide.

N. O. – Vous m’aviez dit en juillet vous sentir « l’homme le plus détesté d’Italie »...R. Saviano. – Je suis détesté, oui, notammentpar une grande partie du monde politique. Onse demande comment ce paysan, ce plouc ar-rive à toucher tant de personnes. Et quand çaconcerne autant de gens, la haine est énorme.N. O. – Quel regard portez-vous sur la crise  politique que traverse Silvio Berlusconi ? R. Saviano.   – Ah, si j’avais une idée…Personne n’en sait rien. C’est le chaos le plus

total. Il est clair que le gouvernement est déjàtombé. Il s’agit simplement de savoir qui ar-rivera à le faire tomber vraiment, comment, et

quel prix Berlusconi sera prêtà payer – car il va vendre trèscher sa peau. Ensuite, une desraisons pour lesquelles per-sonne ne donne le coup degrâce est la peur de la ven-detta : il y a des dossiers.N. O. – En travaillant désor-mais avec la police, vous aviezle projet d’écrire une suite à« Gomorra » pour dénoncer les agissements de la Mafia àun niveau international…R. Saviano. – Je continue. Lespoliciers sont devenus mesmains, mes yeux. Les écoutes,les actes judiciaires sont lasource principale de mon livre.N. O.  –   Et n’avez-vous pas peur d’être manipulé ? R. Saviano.  – Bien sûr. C’estarrivé. Mais moi, je racontedes histoires. C’est pour celaque mon écriture est dange-

reuse. Je n’ai rien dévoilé denouveau en écrivant mes livres. Je me suiscontenté de raconter ce que savaient quelques

  journalistes et quelques juges. Je l’ai amenésur la scène internationale. C’est cela que jepaie. Mais c’est cela, aussi, la magie de la lit-térature. Voilà comment elle devient la grandeennemie de la Mafia. Elle dit à chaque lec-teur : « Ça, c’est ton histoire. » Alors que laMafia dit : « Non, non, non, ce ne sont pas voshistoires, ce sont des choses qui nous concer-nent, qui sont cosa nostre. »Propos recueillis

par GRÉGOIRE LEMÉNAGER

Rencontre avec l’écrivain Roberto Saviano

MONDE

Condamné à mort par la Mafia, il vient de recevoir le prix du livre européen en partenariat avec

« l’Obs » et d’animer sur la RAI une émission suivie par plus de dix millions de téléspectateurs

     M    o    n    t    e     f    o    r    t    e  -     A     F     P

     S     i    m    o    n  -     A     F     P

Manifestation anti-Berlusconi le 14 décembre à Rome

Roberto Saviano