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Plumes d'Ailes & Mauvaises Graines

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Revue - Littérature pour la jeunesse et musique

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  • 2Pourquoi Plumes dAiles et mAuvAises grAines ?

    Parce que !

    Griffon la revue de littrature jeunesse indpendante qui naquit en 1986 et durant 37 ans offrit des pages militantes sans publicit, sans contrainte, sans enjeu commercial. Porte par une quipe de fous-furieux bnvoles adeptes des jeux de mots, des gribouillis et autres fastidieuseries poustouflantes, la revue tait respecte et lue par de nombreux professionnels de lenfance, des bibliothcaires, des enseignants, des libraires... Jai eu la chance dtre accueillie dans leur boutique, et de faire un petit bout de chemin avec eux.

    Griffon a apport son obole au Festival Littrature au Centre, et pour voir, comme au poker, jai dcid de lancer lide : si nous tentions une revue phmre la manire de Griffon ?

    Quelques-uns ont rpondu, je les en remercie.Un pardon laque aux scribeurs et dessinateurs

    de Griffon : on vous a imit comme Pinocchio imite les vrais enfants. On est encore un peu malhabiles, on manque de chair, et peut-tre nous laissons-nous guider sur de mauvais chemins mais bon, on attend toujours la livraison dune baguette magique (en euros) qui fera de nous une vraie revue papier. Cest Andr Delobel qui a suggr un nom : Griffonnages. Pas mal, non ?

    En attendant, voici Plumes dAiles et Mauvaises Graines. Un peu long comme nom. Mais sacrment snob et un tantinet subversif.

    Merci Fabienne Cinquin pour le bel oiseau qui prend son envol et qui reprsente notre revue.

    Ce premier numro suit la thmatique des 1res Rencontres Littrature au Centre : Littrature et Musique.

    Plumes dAiles et mauvaises grainesPropos par lassociation Paroles Voix CulturesSige Social et Rdaction Clermont-FerrandDirectrice de publication : DalieComit de rdaction : Dalie, Denys, Marie Agullo. rdacteurs invits : Andr Delobel, Thomas Savary, Philippe Venck , Pierre Creach, Carl Norac, Olivier Belhomme, Eric Battut, Arnaud Lauras, Fabienne Cinquin, Claire Lebreuvaud, Muriel.Conception graphique : lysiakrea.comPremire et quatrime de couverture : Fabienne CinquinMerci Emmanuelle Lachaume, aide la relecture.Sur internetMail : [email protected] : www.plumesdailesetmauvaisesgraines.fr

    En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement la prsente revue sans autorisation.

    Berbre dAuvergne, mais Franaise de Source Pure, elle est ptrie de lumire et de colre. Dali, son pre patronymique a ajout un nud au bracelet de sa naissance ce qui a considrablement alourdi le kilo de sa chair frache close. Adopte par la Vnus de Milo dont le bras est tomb quand elle a voulu la bercer, elle a alors t confie la Joconde qui constituera pour elle un modle capillaire. Autres peintres, autres murs, elle pouse Botticelli qui en fait son modle parce quelle le vaut bien. Avec elle, chantons et buvons la coupe jusqu Dalie !

    Prsidente de lassociation des chats aimant le ros et les myosotis, elle incarne llgance des mots et des sens. Fconde et gnreuse, sa ferveur enfante des portes dpigones. Saluons Marie, pleine de grce, qui grne ses mots, pas de puce. En qute de plumes, dailes et dcritures, elle signe lhistoire dune femme qui nen a pas. Avec elle, crivons et trinquons jusqu lAscension !

    Lisse souhait en faade, enfant de chur dapparence, Denys galvaude les lettres en esthte absolu. Il porte toute sa lgret dans ses lunettes plus malicieuses que srieuses et promet Promthe tous les feux de la rampe quil pourra lui voler. Descendant de lOlympe, il a got lAmbroisie et ivre de mots, il dvore la Pliade en commenant par Atlas, dont il sait dlester les paules alourdies. Cavalant en coulisse sur les ailes de Pgase, leste il met les gaz ! Avec, lui, lisons, ruons, petit patapon !

    La vie rve des P lumes d Ailes et Mauvaises Graines

  • 3Musique et littrature naquirent ensemble, Hlios et Sln dans les flancs de Cloptre. Frres puis amants fivreux et insparables, prismes du verbe de lhomme, depuis lade antique qui chantait lIlliade et lOdysse, jusquaux chanteurs

    de lopra de Genve qui interprtent le Petit Prince, musique et littrature se fondent en une voix qui parat unique.

    Pourtant cette liaison nest pas uniforme, ni dans lHistoire des Arts et encore moins dans son enseignement. Lcrit, arm de sa noble prestance ecclsiastique a voulu tuer loral, puis loral, drap dans son habit rvolutionnaire a ha lcrit, enfin lorsquun mdiateur conjugal a voulu les runir, il tait trop tard, le divorce tait prononc, dsormais chacun aura sa matire, son mode dexpression, son valuation et malheureusement, et surtout, sa valeur.

    Musique et littrature ont souffert de cette sparation. Pourquoi, partout o il y a de lhumanit, y a-t-il de la musique ? sinterroge le professeur-

    philosophe Francis Wolff et nous ajoutons, Que se passe-t-il quand musique et littrature ne font quun ?

    Dans ce numro phmre, nous essaierons de donner visage cette relation tantt muette, tantt tonitruante qui est au cur de la production duvres dites de jeunesse ou pour la jeunesse.

    Au commencement tait le son, et lon pourra parcourir les aventures de lhomo musicus et litteratus que nous sommes. Puis Andr Delobel, du CRILJ ( Centre de Recherche et dInformation sur la Littrature Jeunesse) en dialogue avec untel ou unetelle dcouvrira sa collection de 45 tours qui ont creus les sillons dune aventure entre art, enseignement et littrature.

    La parole et la musique seront ensuite donnes deux auteurs de littrature jeunesse : Pierre Crach et Carl Norac. Chacun nous ouvre les portes de sa cration et nous explique comment la musique et la littrature (et en sus le dessin) closent sur leur planche et leur partition.

    Puis les mauvaises plumes et les bonnes graines se feront entendre pour guider la lecture et la contemplation de ces uvres qui associent Musique et Littrature. Marie Agullo nous plongera dans lanalyse des romans de littrature jeunesse voquant musique et musiciens. Denis Couturier nous racontera la fabuleuse histoire du Carnaval des Animaux.

    Thomas Savary, responsable du rayon musique dans une librairie jeunesse nous promnera dans les partitions de cet impossible mariage entre musique et littrature.

    Philippe Venck, Inspecteur de lducation nationale, charg de mission art et culture, soulignera, quant lui, lintrt de lier littrature et musique dans lenseignement.

    Je vous proposerai une lecture compare de la scne de la douche dans Psychose et la mort de la chvre de M. Seguin adapte en livre CD.

    Si vous avez lil et loreille musicale vous lirez avec attention Eric Battut et Fabienne Cinquin, tous deux illustrateurs qui jouent de la musique et de botes de couleurs, comme on sifflote un air connu.

    Lditeur de lAtelier du Poisson Soluble, Olivier Belhomme, noiera comme dhabitude- le tout, lair de rien, en prsentant les ouvrages qui comme matres-chanteurs, vous feront tout avouer.

    Grce un effet de zoom emprunt Orson Welles, nous proposerons deux expriences de spectacles vivants. Lun, par des lves de lcole Edouard Herriot, lautre pour des lves par Thylda et Loulou Josphine et Cie, prsent par Arnaud Lauras. A travers deux interview, le professeur des coles Michel Rgnaut, et lartiste Sylvie Amblard expliqueront comment les mots et les sons se coulent dans leur art.

    Enfin, dans un coin clair, entours dtagres colores, nous ferons entendre les coups de curs de trois librairies indpendantes de France travers la voix de leur libraire : Claire Lebreuvaud de la libraire Rven pages (Limoges), Thomas Savary de la librairie Voyelles

    ( sables dOlonnes) et Muriel de la Librairie Papageno Clermont-Ferrand.En post-scriptum, nous vous proposerons une liste commente dune trentaine duvres de

    littrature jeunesse dont vous ferez-nous lesprons- un trs mauvais usage.

    De la musique -et des mots- avant toute chose et votre journe sera bien remplie.

    Ddions ce numro Orphe, lui qui tait musique et posie, lui qui est ce que nous aimons. Ce numro a t loccasion de rencontres merveilleuses aussi prcieuses que gouttelettes et nuages cabrs pour Apollinaire, Plumes dAiles et Mauvaises Graines, joue encore la marelle, un peu cache-cache, et en attendant que la revue spanouisse dans la cour des grands, coutons.

    coutons le silence du pianiste pendant son concert, coutons le silence de lcriture qui glisse sur la feuille, coutons le silence avant la musique, avant le verbe, avant la cration.

    Le chef dorchestre secoue une mche capricieuse qui lui tombe toujours sur lil gauche, le premier violon accomplit son rituel : elle refait sa natte sur le ct et lattache avec ce vieil lastique quelle tient de sa mre. Le hautbois humecte son embout en pinant les lvres et esquisse un sourire fatigu la contrebasse qui fait toujours la gueule. Quelques archets glissent, des notes discordent avec entrain. Puis, les lumires baissent Chut, attention, a commence

    Dalie

    Editorial

  • 4SOMMAIRE

    19

    33

    58

    7

    Paroles & Notes Dauteurs

    Polyphonies de P lumes dAiles & Mauvaises Graines

    Loeil de lditeur

    Au commencement tait ... le Son8 - HoMo MuSiCuS et littratuS Par Dalie

    14 - CHanSonS Dun autre teMPS Par Andr Delobel du CRILJ ( Centre de Recherche et dInformation sur la Littrature Jeunesse)

    20 - Pierre CraCH la CroiSe DeS CHeMinS Par Pierre Crach, auteur, illustrateur et compositeur.

    24 - eCrire aveC / Pour la MuSique : une CHeMin Sur le fil DeS noteS Par Carl Norac, auteur et compositeur.

    34 - au fil DeS PageS - Par Marie Agullo-Simoes

    42 - le Carnaval - Par Denys Couturier

    46 - liMPoSSible Mariage - Par Thomas Savary, libraire

    51 - analySe: De lintrt De la relation entre littrature et MuSique - Par Philippe Venck, Inspecteur de lducation nationale - charg de mission Art & Culture

    54 - lMotion eSt DanS le Son - Par Dalie

    60 - lalbuM illuStre et la MuSique : crer lharmonie Par Eric Battut, illustrateur

    64 - la MuSiCalite Dun DeSSin Le travail de Fabienne Cinquin, illustratrice

  • 573

    83

    99

    67

    Exp riences classes & hors classes

    Le coin des libraires

    Les conseils de P lumes dAiles & Mauvaises graines

    Tout Oue68 - quanD Du SilenCe DeS livreS nait une MuSique Par Olivier Belhomme diteur de lAtelier du Poisson Soluble

    74 - a la reCHerCHe De la note PerDue : le ProJet DiaPaSon a leCole eDouarD Herriot Prsentation du projet de Michel Rgnaut, professeur des

    coles, directeur de lcole Edouard Herriot et de Jean-Yves

    Touratier, intervenant musique.

    78 - Creer letonneMent Interview de Sylvie Amblard et prsentation du spectacle Le B

    a Ba de lAlphabet daprs Kipling par Arnaud Lauras.

    84 - Pouvoir De la MuSique en littrature JeuneSSe - Par Claire Lebreuvaud, librairie Reven pages Limoges

    88 - la MuSique ClaSSique DanS la littrature JeuneSSe leS MotS iMProPreS Parler De la MuSique - Par Thomas Savary de la librairie Voyelles

    96 - littrature et MuSique - Par Muriel la Librairie

    100 - CHoix CleCtiqueS et non exHauStifS DuvreS Pour la JeuneSSe reliant MuSique et littrature.

  • 6

  • 7 Au co

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  • 8Daprs Michel Dauvois, lHomo musicus palaeolithicus aurait utilis des vgtaux, des peaux tendues pour crer sa musique. Pour lui, lanthropogense de la musique est lie aux autres arts du Palolithique suprieur : le dessin, la gravure et la sculpture. En tmoignent les grottes dIsturitz dans les Pyrnes-Atlantiques, qui reclent des fltes prhistoriques connues dans le monde entier. Au palolithique, les pierres parlent et racontent. Dailleurs, le samedi 22 mars 2014, dans lamphithtre du Musum national dhistoire naturelle, Paris, une premire mondiale : un concert de palomusique . Pendant quarante deux minutes a rsonn un conte musical . Philippe Fnelon, compositeur plus connu pour ses uvres opratiques, a mis en musique ces pierres qui datent de 2500 8000 avant J.-C. Puis, il y a eu les ades professionnels de lantiquit, les griots maures, les trouvres et les troubadours et les compositeurs qui ont cr jusqu nous des uvres qui reliaient immanquablement littrature et musique, puisque lun partait de lautre. Depuis ses origines, la musique est un medium dexpression, une expression particulire car elle nest pas utilitaire. Les instruments sont des objets inutiles car artistiques.

    Et il y est toujours question de mots, mme sils ne construisent pas une narration ou une forme littraire que lon ferait rentrer dans un de nos moules prfabriqus de lhistoire littraire.

    Musique et enseignement : la plume et le lutrin

    Depuis Damon dAthnes auquel Platon, dans sa Rpublique, se rfre comme modle dducation musicale, on apprend que les rythmes auraient une influence sur lhumeur des hommes. Certains avancent mme que Damon userait de ses dons de musicologue et de pdagogue pour influencer la politique de Pricls. Dans sa Rpublique, ce bon Platon, , expulse le pote sulfureux de la cit, et garde le pote moralisant Quen est-il de la musique dans lenseignement ?Lart doit-il tre un moyen dducation linstar du sport- ou un enseignement part entire ? Lhistoire entre la musique et lenseignement* tmoigne de cette interrogation. Plus la musique fait chambre part, plus la littrature sloigne delle. Lun fait figure dornement superflu, lautre dart noble et utile Et lenseignement de la musique apparat comme facultatif, celui de la littrature, obligatoire.

    Homo Musicuset Litteratus ?

    Au commencement tait.... le son

  • 9Leon de musique. Hydrie attique figures rouges, v. 510 av. J.-C., Staatliche Antikensammlungen (Inv. 2421).

    Honor Daumier, Un jeune homme en train dacqurir ce que lon est convenu dappeler un art dagrment. Album Professeurs et Moutards ; Le Charivari juin 1846.

    Hrsie ? blasphme ?

    En France, cest lglise qui se charge de lcole, et parmi ses nombreuses matires se glissent le chant et le solfge. Nul naccde Dieu, nul naccde la foi sans musique. Orphisme tardif ? Non, juste application des conseils de Platon, la musique ctoie larithmtique, la gomtrie et lastronomie. La musique suit deux voies/ voix : celle de la glorification du Christ et celle du divertissement.

    la messe versus the voice.Quid de la littrature ? Grce aux trouvres et aux troubadours, la posie et la musique continuent leur lune de miel entame avec les premiers textes de lhumanit.On enseigne la musique, on se la transmet, on en fait un usage utile pour servir les pouvoirs ecclsiastiques, royaux, militaires.

    il faut des tambours sur les champs de bataille et des accordonistes dans les bals populaires. Les milieux bourgeois et aristocratiques ont toujours concd leurs filles le droit dtre suffisamment dcoratives pour jouer aussi de la musique. Les matres de musiques- moins cupides que celui du Bourgeois Gentilhomme- vivent de leur enseignement en faisant le tour des bonnes maisons. Au XIXme sicle, les pianos meublent les salons et les conservatoires fleurissent pour constituer un bastion du Ministre de la Culture.

    et lducation nationale ?Sous la IIIme Rpublique, la pratique du chant collectif est au programme, avec en premier lieu La Marseillaise, puis en 1923, lpreuve de chant devient obligatoire au Certificat dtudes. Le Top ten des chants voient les chants martiaux chuter au profit des chants folkloriques. Lextension des moyens techniques

    Flte en os (Isturitz, Pyrnes-Atlantiques) Sifflet en os (Laugerie-Basse, Dordogne) Rhombe en bois de renne (Lalinde, Dordogne) Racleur en bois de renne (Mas dAzil, Arige) Collections du Muse dArchologie Nationale

    Au commencement tait.... le son

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    (TSF et phonographes) permet lintroduction dune explication des chefs duvres de lart . Cest Jean Zay, avocat, prix de littrature, de philosophie, homme politique, qui, comme ministre de lducation nationale et des Beaux-Arts, est lorigine des bibliobus, du festival de Cannes, du CNRS, du CROUS, de lenseignement de la musique obligatoire et mme de lENA Lhomme plaide pour une culture pour tous, il voit des talents et des esprits crass par la maldiction de lorigine sociale et lcole peut et doit oprer le mouvement de ces transfuges de classes qui seront chers bourdieu. En 1945, la radiodiffusion scolaire permet une heure et quart de chant par semaine. Les premires discothques scolaires se mettent en place. En 1969, dboulent les activits dveil o la musique tient une place importante et ce nest quen 1977 que les disciplines Arts plastiques et ducation Musicale font leur apparition et sont tendues en 1985 lcole primaire.

    Sentir, comprendre, apprendre imaginer, sentir, crer percevoir produire

    chut taisez-vous maintenant !

    On apprend chanter, on apprend des chants, on transmet quelques notions de rythmes, et en 1985, toujours, la cration est inscrite au programme. yeeeeSSSS ! En 1995, dans le primaire, lducation musicale se dploie autour de trois verbes : imaginer, sentir, crer .On demande de consacrer un

    quart dheure par jour au chant. Lenseignement prend ensuite de lampleur quand, en 2002, le volume horaire consacr aux arts est augment et on lui adjoint mme un rfrentiel de comptences. Puis en 2008, cest la rgression, le volume horaire est divis par deux, les objectifs revus la baisse En 2009, disparaissent aussi des programmes particuliers, les arts se confondent dans une approche globalisante les relguant une activit occupationnelle qui vise percevoir et produire. Les programmes proposent une dmarche de comparaison entre les styles et les poques qui dconcerte les mlomanes : ne serait-ce pas mettre la charrue avant les bufs, voire glisser une poule la place du cocher et deux ufs la place des roues ? On y dconseille la pratique instrumentale pour elle seule mais on lautorise pour accompagner Les enseignants sinquitent, faudra-t-il compter sur Pop star et la Star Acadmy, pour recevoir de bons conseils artistiques et esprer que les couches populaires se rendront au conservatoire pour faire de la vraie musique ?Le temps est compt, une heure denseignement cela cote cher et les arts ptissent en premier lieu de cet acharnement conomique. Le solfge, a prend du temps et cest dur, on est bien content davoir lch la flte bec qui obligeait connatre un peu la cl de sol. Et puis la musique classique, cest si loin des proccupations de la mondialisation, quant lopra, y a qu voir comment a fait marrer Omar Sy

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    Scne de larbre qui chante en Allemand dans le film Intouchables, de Olivier Nakache et ric Toledano 2011

    dans Intouchables. Chacun sa caste, chacun sa place. Faudrait tout de mme pas enquiquiner le peuple avec des violons ou des contrebasses !Et puis si les gens du peuple ont du talent, a se saura trs vite tant donn quavec internet et lmission La France a un incroyable talent, il ny a plus de gnies mconnus

    En dfinitive, ce rapide historique de lenseignement de la musique* montre comment littrature et musique, dabord lies, ont t spares. On voit aussi, que les inspirations politiques qui sastreignent mettre la culture au cur du questionnement social se heurtent la culture du divertissement, la culture de lactivit, la pdagogie (faussement) de projet, et une conomie qui nempchera jamais les couches sociales argentes de connatre et de jouir des arias, mais qui ne permettra pas toujours aux

    autres de pleurer avec Orphe en regrettant la mort de son Eurydice. Lgalit des chances, en allgorie mutile, risque alors derrer dans le Monde des Morts avec ceux qui sont coupables de dmesure. Garde par Cerbre, il faudra plus dun joueur de lyre ou de pipeau pour conjurer cette fabrique injustices culturelles.

    En cela, la littrature jeunesse est rvolutionnaire, ncessaire, vitale car elle contourne et explose les frontires artistiques pour confondre musique et mots, posie et mlodie, culture crite et spectacle vivant. Contrairement ses dtracteurs, elle ne fait pas toujours conomie de lart quand elle sadresse au jeune public. Bien, au contraire, car lenfance se fiche de la sparation des ministres, des rfrentiels triqus et des volumes horaires. Elle est encore- friande de vrit, dauthentiques

    Au commencement tait.... le son

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    expriences synesthsiques. Les auteurs et compositeurs qui crent dans ldition jeunesse sont des artistes de carrefour, descendants des trouvres, des troubadours, des ades qui donnent une mme chance au spectateur-lecteur. On lit, on coute, on joue, on sent, on imagine, et finalement on puise dans notre temps vcu la pleine conscience de notre existence.

    Dalie

    *Rfrences lhistoire de lenseignement de la musique grandement inspir (mais largement comment et dtourn aussi) de Philippe Bazin, IA-IPR dEducation musicale et chant choral, au stage de formation continue du 13 novembre 2013.

    http://ww2.ac-poitiers.fr/Philosophie/IMG/pdf/l-education_musicale-bazin.pdf

    a consulter aussi :

    http://www.citedelamusique.fr/francais/vous_etes/enseignant/acces_

    ressources_enseignants.aspx

    http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/communiq/albanel/dpmalecole.

    pdf

    http://www.crdp-strasbourg.fr/histarts/778/arts-du-son-dans-la-prehistoire/

    http://www.hominides.com/html/dossiers/musique-prehistoire.php

    http://www.grottes-isturitz.com/

    Annie Bellis, Les Musiciens dans lAntiquit, Hachette, Paris, 1999Platon, La Rpublique.

    Au commencement tait.... le son

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    Nikolaus Harnoncourt clbre violoncelliste et surtout chef dorchestre

    Je pense que tout le monde a le droit daccder

    toutes les formes dart. On doit pouvoir comprendre le

    langage de la peinture, le langage de la posie, mais

    aussi la grammaire et la langue de la musique, cela fait

    partie de lducation, et si on en est priv, si les gens

    grandissent sans ce savoir, ils pourront sans doute faire

    de bons banquiers, ils ne pourront pas atteindre des

    hauteurs, quelque chose leur manquera toujours ()

    Le systme ducatif doit se sentir concern, et faire en

    sorte que les arts, les domaines de limagination, soient

    considrs comme aussi importants que les sciences

    naturelles. Les scientifiques que je connais jouent

    tous de la musique, du violon, du piano. Croyez-vous

    quEinstein aurait dcouvert la thorie de la relativit sil

    navait pas jou du violon ? Je suis sr du contraire.

    https://www.youtube.com/watch?v=-IuBsD3FmiI

    Au commencement tait.... le son

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    Chanson d'un autre temps

    - Tiens, tu reprends la plume.- Oui, une commande- Tu vas parler de Batrice Tanaka et de Bernadette Desprs ?- Non, cest dj fait, ctait dans Griffon.- Je sais, jtais abonn. Un article sur quoi, alors ?- La chanson pour enfants.- Parce que tu es comptent en la matire ? - Moyennement, mais jai retrouv le carton.- Pardon ?- Quand jai quitt la Tunisie pour rentrer en France, jai rang dans un petit carton tous les 45 tours que nous coutions en classe. De petits bijoux.- Nostalgie, cest tout.- Non, pas du tout. Si tu ne ttais pas dbarrass de ta platine, je te prterais le carton sur lheure. Tiens, regarde les pochettes- Je ne connais pas tout le monde.- Jai dcouvert la plupart de ces chanteurs en mme temps que les lves. On avait, en classe, institu

    une rgle : une ou deux chansons la demande - et ce ntait pas toujours les mmes qui taient rclames - et une chanson nouvelle ou peu souvent demande que je choisissais.

    - Une sorte dheure du conte, mais avec des chansons. Et lastuce du pdago en plus.- Si tu veux. Je te prsente les grands succs ou je pioche au hasard ?- Pioche. Et puisque tu as conserv ta platine- Hlne Martin, auteur et compositeur, grande interprte, amie des plus grands potes, tels Louis Aragon, Ren Char et Pablo Neruda, quelle met en musique et chante. Le condamn mort de Jean Genet, cest elle.- Pour les enfants ?- Tu le fais exprs ? coute plutt, dans Chansons du petit cheval, Plein-ciel et Le petit bois de Jules Supervielle. On dirait quHlne Martin nous chante loreille. Quand je lai entendue en rcital Avignon, elle chantait Jean Giono en saccompagnant la guitare. Sur le mme disque, Henri Gougaud, Mireille Rivat et Jean-Franois Gal. Tiens, voil Steve Waring et son accent amricain. Cest folk et cest comme la colo. Les grands succs, ctaient Les grenouilles et Le matou revient, mais Image, chanson du disque Mirobolis tait assez souvent choisie. Les musiciens, excusez du peu, taient ceux du Workshop de Lyon, Maurice Merle, Louis Sclavis, Jean

    Andr Delobel, en 1973.

    Au commencement tait.... le son

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    Belcato et Christian Rollet. Le 45 tours de La baleine bleue que je possde est dit par Expression Spontane. Sur la pochette, un dessin denfant en deux couleurs.- Steve Waring chante encore, je crois.- Oui, ses tubes et des chansons un peu plus difficiles, toujours avec dexcellents musiciens. Voici trois disques de chansons interprtes par Anne et Gilles. Ce sont peut-tre mes prfres. Des mises en musique ingales des Chantefables et des Chantefleurs de Robert Desnos et de toniques pomes de Jean Tardieu. Christine Combe, quant elle, chante Jacqueline Held et Lewis Carroll. Ambiance contemporaine l aussi, pas varitoche, non, free-jazz un tantinet tempr. Avec Jacques Cassard, Jean-Louis Mchali, Jean-Franois Canap. Et regarde un peu ces pochettes : des images de Patrick Courantin et dHenri Galeron. - Cest trs beau.- Jacques Douai, pas trs souvent rclam, jen conviens. Mais En sortant de lcole et Ma culotte de ficelle avaient des adeptes. Colette Magny - Tu plaisantes ? Ctait dj pas facile quand elle chantait pour les adultes.- Elle a enregistr un disque de berceuses franaises et elle chante de telle faon que les berceuses sont parfaitement identifiables et que cest du Magny quand mme : La petite poule grise, Le ptit quinquin. Avec Anne-Marie Fijal au piano. Le Chant du monde a publi dautres disques de berceuses du

    monde entier, dans une collection dirige par Philippe Gavardin. Des pochettes ouvrantes somptueuses signes Patrick Courantin, Tina Mercia, Jacques Rozier et Monique Gaudriaut, Kelek, Grard Hauducoeur et Henri Galeron toujours. Parmi les musiciens, Jean-Louis Mchali, arrangeur et accompagnateur.- Tu me parles de chansons pour enfants et tu drives, une fois sur deux, vers tes musiciens et chanteurs textes favoris. Tu nexagres pas un peu ? Pourquoi pas Jacques Bertin, pendant que tu y es ?- Il a enregistr Un soir, mon fils sur le disque collectif Enfances du groupe Unison, publi par Unitldis, maison de disques du Parti socialiste. Trs bon got au PS, la fin des annes 1970. Le contrebassiste Didier Levallet tait dans le coup. Mais comme il sagit dun 33 tours 30 cm, le disque nest pas dans le carton. Et cest pour des enfants un peu plus grands. - Dommage, hein ?- Chez quelques diteurs comme Le Chant du Monde ou Les Disques du cavalier, on ne faisait pas trop de diffrences entre les enfants et les adultes, Pas de diffrences dans lexigence, en tout cas. Et, crois-moi, les enfants naiment pas que les musiques claquer dans les doigts ou remuer du derrire. Les musiques en bandes dAlain Savouret, du Groupe de musique lectroacoustique de Bourges, ne les rebutaient pas. - Soit.- Moreau et Imbert, cest la chanson

    Au commencement tait.... le son

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    de connivence. Des chanteurs quon aimerait inviter la maison. Lcoute nest pas difficile et les sujets proches des enfants, des questions quils se posent, de leurs joies et de leurs peines. Jlve mes parents, cest tout un programme.

    - Anne Sylvestre ?- Sans plus.- Snobisme de lamateur qui se veut pointu ?

    - Cest de mes lves dont il sagit, pas de moi. On coutait. Il y a dailleurs neuf 45 tours dans le carton. Mais La petite Josette ou La maison pleine de fentres, passs quelques mois, on coutait moins. Regarde : une pochette signe par le jeune Pef.

    - Le carton nest pas vide. Je taccorde de piocher quatre ou cinq disques encore. Pas plus, cet article va devenir long.- Allons-y. Max Rongier qui chante, de sa voix chaude, de Petites chansons dun papa son enfant, La mitraillette fleurs, en mini 33 tours, donc dans le carton, chansons crites et mises en musique par Christian Poslaniec, Pour enfants en libert et Posie en libert, textes de Jean Tardieu, Nazim Hikmet, Raymond Queneau, Guillevic, Ynnis Rtsos et quelques autres, parls ou mis en musique et chants sous la houlette de Ren Bourdet. Lorsque je rentrerai en France, jinviterai Ren Bourdet dans mon cole et la bibliothque de Saint-Jean-de-la-Ruelle. Il viendra, sans Claude Rva, Stphane Vlinski et Amlie Prvost, mais avec son orgue de barbarie. Dernire pioche:

    Una Ramos, sa kena et sa Valse pour Liseron (1976). Pendant 34 ans, le jour de la rentre des classes, un peu avant midi, je ferai couter cette musique mes lves de cours prparatoire. Silence absolu et demande de rcoute frquente au fil de lanne.- Dernire question. Le succs des succs auprs de tes lves ? Une musique claquer dans les doigts ou remuer du derrire ? On ne triche pas- Question difficile, mais jai une rponse. Ce que les lves, en Tunisie, me demandaient le plus souvent, le samedi midi avant de retourner la maison, ntait pas une chanson pour enfants. Ctait Boure, adaptation par le Jethro Tull dun mouvement de la suite pour luth n1 en mi mineur de Jean-Sbastien Bach (BWV 996). Introduction la flute par Ian Anderson, trs mlodique, puis dveloppement pop en partie improvis par les quatre musiciens du groupe, jusquau retour la mlodie du dbut et final trs annonc se concluant par un effet de batterie qui rjouissait les auditeurs. - Essuie ta larme. Je referme le carton pour toi.

    (fvrier 2015)

    Au commencement tait.... le son

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    Au commencement tait.... le son

    Andr Delob elest secrtaire de la section de lOrlanais du CRILJ

    depuis trente-cinq ans et secrtaire gnral au plan

    national depuis 2009 ; co-auteur avec Emmanuel

    Virton de Travailler avec des crivains (Hachette. 1995),

    au comit de rdaction de la revue Griffon jusqu

    ce que la publication disparaisse fin 2013, il assura,

    pendant quatorze ans, la continuit de la rubrique

    hebdomadaire Lire belles dents publie dans le

    quotidien La Rpublique du Centre ; article rcent : Les

    cheminements dErnesto paru en 2014 dans Le thtre

    jeune public : dans les livres mais pas que (Les Cahiers

    du CRILJ, numro 6).

    Par ordre dapparition dans larticle :

    - Hlne Martin et autres, Chansons du petit cheval, Les disques du cavalier, 201, 1972- Steve Waring, Chante pour les enfants, Le Chant du monde, 100 114, 1973- Steve Waring & Workshop de Lyon, Mirobolis, Le Chant Du Monde, 100 112, 1978 - Steve Waring, La baleine bleue, Expression Spontane, numro 6, 1971 - Anne et Gilles, Chantefables, Le Chant du monde, 100 101, 1975- Anne et Gilles, Chantefleurs, Le Chant du monde 100 102, 1975- Anne et Gilles, Les erreurs, Le Chant du monde, 100 105, 1976- Christine Combe, Antifables, Le Chant du monde, 100 103, 1976 - Christine Combe, Antifables 2, Le Chant du monde, 100 106, 1976- Christine Combe et Franois Lalande, Lettre Alice, Le Chant du monde, 100 107, 1976- Jacques Douai, Chante pour les enfants n2, BAM, EX 229, 1958- Jacques Douai, Comptines n6, Unidisc, EX 45524, 1957- Colette Magny, Berceuses franaises, Le Chant du Monde, 100 131, 1983 - Groupe Unison, Enfances, Unitldis, UNI 19 378, 1978 - Alain Savouret, Les musiques en bandes, Le Chant du monde, 100 139, 1985 - Moreau et Imbert, Jlve mes parents, Le Chant du monde, 100 124, 1979- Anne Sylvestre, La petite Josette et les moustaches, A. Sylvestre, 778032, 1976- Anne Sylvestre, Fabulettes 2, Meys, GP 2, 1969

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    les

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    A La Croise des chemins

    a ne vient pas comme a.

    Dabord, cest la rverie. Je me laisse porter par linspiration. Sans trop vraiment le chercher, jattends les rencontres, les bonnes et les mauvaises, les forces attractives et les forces rpulsives. Cest un jeu dnigmes, de devinettes au travers de lectures, de concerts, dexpositions, dans les salles de spectacle, sur internet. Jobserve la vie quotidienne, les gens. Jattends dtre surpris, davoir une tincelle. Mais il faut attendre. a ne vient pas comme a.Et cest toujours quand on sy prpare le moins que les ides viennent, souvent dans les moments de pause, dans les transports en commun, dans les moments de suspens. Si un rapprochement dides se prsente et que cela me semble bon, je tire le fil. Je prends des notes. Je confronte les ides, jessaie dautres formules. Je cherche dun point de vue scnaristique, je cherche des rapprochements de situations, une mise en scne. Cependant, cela peut se traduire par une ide en dessin, ou une ide en musique. Gilles Deleuze disait que les ides ntaient valables quintrinsquement un medium : avoir une ide, cest avoir une ide en quelque chose, une ide en musique, une ide en cinma, ou en littrature. Cela me parle. L o les choses se compliquent pour moi, cest que je nai jamais vraiment russi faire de choix parmi les mediums qui me correspondent. Jcris, je dessine, je joue et improvise de la musique. Je constate que je fais ces choses et que je ne les fais pas vraiment, pas assidment.

    Alors, jvite de trop dessiner,

    de trop jouer, de trop crire, car cela mloignerait des autres. Je ne suis pas ce que je fais car je pense ce que je ne fais pas (cela nest pas bon). Jai le sentiment dtre la croise des chemins, de ne mengager vraiment dans aucun.Alors, constatant cet tat, jai fait ma maison l, cette croise des chemins. Je fais des livres-disques. Peut-tre suis-je fait pour cela. Elle est l, ma libert. Elle est l, mon ide, la bonne pour moi. Ainsi, je peux mautoriser tre ce que je fais, emprunter un chemin un peu plus loin. Je reviendrai chez moi, je le sais. Ma maison mattend, je suis rassur.

    C e t t e dcision ma aid l a b o r e r mon travail, organiser mon temps, canaliser ma crativit. La phase premire en vrit, cest davoir envie de raconter quelque chose, de partager sa vision. Mes carnets sont

    Paroles et notes dauteurs

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    pleins de dessins, de notes. Je laisse aller. Mais trs vite, il me faut crire. Cest la meilleure solution. Je laisse alors crayon et piano de ct. Et tout doit passer par les mots.Une fois le texte pos, poli, travaill dans son style, dans son histoire, dans la force du rcit, les images peuvent venir, la musique aussi. Tout a t dj rv, ou presque. Du phantasme je passe au concret. Les soutiens extrieurs sont les bienvenus.

    Le dessin est un moment intense, astreignant et agrable la fois. Les oreilles sont libres dcouter autre chose. Ce sont mes yeux qui doivent tre en besogne, et juger. Mes mains sont toujours actives, elles. Je fais appel au sens de lquilibre, de laccord, du rythme, du plein et du vide.Toutes ces notions sont les mmes pour limage et le son. Je reste cependant dans une approche traditionnelle. Je ne cherche pas casser, bouleverser le langage, lcher les choses. Quand on lche, a tombe par terre. Je cherche la

    force dans la rigueur de lcriture et la posie. Je sais ce que je fais. Dans ce contexte, je tiens mon cheval. Plus tard, ailleurs, jexprimenterai autre chose.

    La musique vient ensuite. Je dois me reconditionner, changer ma manire de penser et devenir compositeur. Une chance, je retrouve les mmes ingrdients : sens de la composition, sens du rythme, des accords, de lharmonie. Lespace de limage est devenu lespace temps de la musique. Le support, cest lair vibrant, les outils, mon piano, mon ordinateur. Jai besoin de beaucoup de concentration. Un peu la mme que lorsque jcris. Et puis la partie

    peut-tre que je prfre, cest le moment du mixage. Je suis avec mon ami ingnieur du son, on partage, on coute, on cuisine le son. On gre le tempo narratif, les bruitages, la musique et la voix. Les lments ne doivent pas lutter mais au contraire jouer de connivence et apporter une vidence. Ils doivent trouver chacun leur juste place, un rapport quilibr. Cest trs fastidieux, mais dans le partage, plusieurs oreilles, cela devient plus facile, plus amusant.

    Enfin, il faudra assembler tout cela en un livre-disque, suivre les images, en coutant la bande son. Vrifier les tournes de pages, les silences, la cohsion densemble. Les derniers rglages sont importants !

    Lhistoire de Rmi dans son chteau

    des pianos, celle de Louis dans son Opra, cest un peu la mienne. La peur de ne pas faire quelque chose de valable est toujours prsente. Il me faut donc du temps pour prendre du recul, estimer si jai t sincre et si le travail est suffisant, si jai exprim ce que je voulais. Je ne sais plus qui disait quil faut plus de courage pour finir une uvre que pour la commencer. Cest vrai.

    P ierre Crach

    Paroles et notes dauteurs

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    Les uvres de P ierre Crach- Lavis de Plumes dAiles et Mauvaises Graines :Les deux uvres de Pierre Crach ressemblent leur auteur : elles ne trichent pas, elles

    ne mentent pas et ne cherchent pas tre un produit.

    Malgr lannonce des 13 compositeurs, des 29 uvres et 71 extraits, il ne sagit pas dun

    opuscule ajouter au programme dducation musicale. Loin des artifices dune pdagogie

    du zapping, Le Silence de lopra voque le parcours dun jeune curieux, Louis, le bien

    nomm, travers un opra. Il croise des personnages prvisibles comme la petite danseuse,

    et succulents, comme le rideau rouge, aussi modeste que prtentieux selon le ct o il se

    trouve - ct public, il pavane, ct coulisses, il a le trac !- ; dautres improbables comme

    le cuisinier amateur de crme de bravo , de velout de franc-succs , qui sait dailleurs

    accommoder avec brio les musiciens ! Dans cet opra, il y a aussi des fantmes, des

    cratures mythiques, des ombres et des arias

    Parcours initiatique, la dcouverte de ses peurs et de ses musiques intrieures, ce livre est

    un livre partager, entre amateurs en qute dveil et mlomanes en qute de battements de cils entendus Jean Rochefort

    dit ce texte avec retenue et motion, et ce conte musical sous couvert de visite de lOpra ressemble un secret confi au

    creux de loreille. La ralisation plastique la mine de plomb ne joue pas aux faux-modernes mais propose un classicisme

    contemporain subtil et ambitieux sur des triptyques et mme quadriptyques impressionnants. 110 pages de plaisir esthtique

    et synesthsique.Le Silence de lOpra, Pierre Crach,

    Editions Sarbacane (28 septembre 2007) 110 pages - 37 x 2 x 23,5 cm - 29,90 euros

    Le chteau des pianos, propose aussi lerrance dun petit garon. Mais Rmi toujours bien nomm-, fuit. Il a peur, peur de son examen au conservatoire. Comme tous

    les enfants perdus de la littrature, il se retrouve dans un univers mystrieux. Un vieux

    chteau couvert de lierre, il fait sombre , puis Rmi se retrouve dans la lumire dune

    bibliothque de partitions. Les siennes senvolent et il entend des voix : des voix de

    pianos qui conversent comme des musiciens la retraite (cf. le film Quartet de Dustin

    Hoffman, sorti en 2012). Ces pianos sont nostalgiques des gnies qui les avaient anims

    et lorsque Rmi fait grincer leurs cordes de mlodies oublies, ils pleurent comme nous

    le ferons (ou le faisons dj) sur des photos de notre jeunesse, de notre beaut dvastes

    par le temps et loubli.

    Il y aura Cluster, le chat veilleur de piano pour expliquer Rmi les prodiges auxquels il

    assiste et la voix doucereuse de Pierre Arditi qui caresse lhistoire comme les mains de

    Rmi effleurent le clavier. Pierre Crach envoie au secours du jeune Rmi tout un bestiaire

    fantastique, allgories et personnifications en tout genre : une araigne tisseuse de

    partitions, une armure -Octave-, le piano Pouventail qui se mfie des pies, un mtronome

    gant, un merle bleu (matre en sensibilit musicale), lOreille absolue qui souffle linspiration comme une muse attentive.

    Rmi trouvera alors sa musique, et sa rcompense dpassera toutes ses attentes

    L encore, au cur de lexprience du petit garon, la musique sapparente une redcouverte de soi, au souvenir de ce

    qui a t lorigine de nos amours : ce que lon est. A travers les rencontres du personnage, la musique dploie toutes

    ses complexits, tout ce qui fait sa puissance et sa palette dmotions. Le compositeur, linterprte, lillustrateur, le conteur

    puise(nt) dans la peur de ne pas russir et lespoir dtre sincre.

    Cest russi.Le chteau des pianos, Pierre Crach,

    Editions Sarbacane (1 octobre 2014) 73 pages - 36,7 x 1,8 x 23,4 cm - 29,90 euros

    Paroles et notes dauteurs

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    A consulter et parcourir des oreilles et des y eux :http://pierrecreach.tumblr.com/

    https://fr-fr.facebook.com/pierre.creach.page

    http://www.lesilencedelopera.com/

    https://fr-fr.facebook.com/lechateaudespianos

    Paroles et notes dauteurs

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    Ecrire avec / pour la musique

    Paroles et notes dauteurs

    Un chemin sur le fil des notes

    Jai toujours crit avec de la musique. Le plaisir de basculer ailleurs, un battement, une vibration. Je sais que beaucoup dcrivains louent les vertus du silence et je les comprends. Mais le silence me parle moins que lentre dans une mlodie, quelle soit chanson de rock ou symphonie. Les contrastes aussi mintressent: chercher mettre en ordre ces ides dans une musique contemporaine qui tend

    la dconstruction, ou alors crire sur la douceur tout en coutant des pulsations puissantes du jazz ou un solo trs lectrique. On pourra penser que cest compliquer inutilement, mais au contraire, cest toujours pour moi une clef pour mieux entrer dans un dcor quil sagira ensuite de transmettre. Dans les annes 90, jai publi des livres de posie non destins aux enfants et qui sinspiraient directement de morceaux, en particulier de lieder. Il sagissait de dpasser mon adolescence frue de lectures de potes romantiques en coutant chez Mahler et chez Wolf (ses Goethe lieder) ce qui incarnait le plus cette priode. Ecouter une musique pour tenter de passer de lautre ct, choisir un dcalage. Mes recueils suivants, mme rcents, ont aussi trouv des sources musicales. Dans Sonates pour un homme seul

    (Lescampette, 2008), jessaie de raconter la vie dun homme la faon dune sonate, lide dune posie en plusieurs mouvements, qui sonnerait plutt quelle chanterait, sonate et non cantate. Dans mon dernier livre de ce genre, Une valse pour Billie (Lescampette, 2013), je fais le portrait dartistes qui mont travers, en particulier un long texte qui se rpterait en soi tout en claquant les doigts et qui donne son titre au recueil : il est calqu sur la voix de Billie Holiday et, en particulier, une de ses chansons : Lets call the whole thing off. Ensuite, au fil du temps, je me suis rendu compte que, par la littrature pour la jeunesse, je pouvais galement explorer ces rapports joyeusement ambivalents entre criture et musique. Et ce fut pour moi une formidable rvlation.

    Tout commena pour moi par une commande de la Monnaie, lOpra de Bruxelles, en 1999: crire un nouveau texte pour Le Carnaval des Animaux de Saint-Sans. Jcoute, je lis sur le compositeur. Je perois le ct lunaire, acrobatique de la musique. Saint-Sans dit que pour la pice Fossiles, il a imagin un muse o la nuit, les fossiles dansent sur de vieux airs, do ses citations, y compris de chansons militaires. Cette fantaisie mclaire sur lesprit de cette composition : dcalage, sa faon une rcration du ct du surrel. Je vois alors Saint-Sans comme ce monsieur bien habill et qui semble sortir du ciel comme dune dcalcomanie dans les tableaux de Magritte. Cest en quelque sorte lui qui prsentera tous les animaux. Sans prtendre atteindre non plus le regard de Michaux, jai pens aussi en crivant la belle nonchalance de Plume. Il existait dj plusieurs textes accompagnant Le Carnaval des animaux. Le rve de dpart tait dviter certains piges inhrents ce type dexercice de style. Gnralement, cet accompagnement pour les enfants consiste en un commentaire. Ce texte, pour exister et emmener vraiment

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    Paroles et notes dauteurs

    les enfants vers la musique, devait porter une narration : la varit est ainsi possible entre conte, tmoignage, essai propos de, rcit de rve. Mon plaisir, enfin, fut de relever les allusions plus secrtes du compositeur, par exemple ces parodies de Berlioz, de Mendelssohn dans la marche de llphant. Ce texte fut cr la Monnaie alternativement en franais et en nerlandais, avec le mme orchestre, mais un acteur diffrent, le premier ressemblant un clown blanc aux allures de funambule, le second lAuguste, se jouant chaque moment des mots et des situations. Jai vu ainsi que des textes en musique pouvaient prendre des couleurs fort diffrentes et quil fallait, dans la mesure du possible, inventer des histoires ouvertes, sachant que la musique par dfinition est une ouverture. Ce Carnaval fut ensuite dit deux fois (la seconde chez Sarbacane en 2005, avec de magnifiques illustrations dOlivier Tallec) et mis en scne plusieurs fois, la dernire fois par Grard Audax, Compagnie Clin dil avec le duo Benzakoum et lincroyable Jean-Paul Farr.

    Cette premire exprience me donna envie de minterroger sur ce mlange particulier texte et musique. Un des paradoxes peut tre de rajouter du verbe une musique qui priori nen a pas besoin et incarne mme ce que les mots ne sont pas: luniversalit. Il faut donc sefforcer, pour les enfants, de ne pas rduire, de ne pas expliquer seulement en bon pdagogue, de ne pas illustrer pour faire un ornement, mais de donner voir au cur de ce quon coute, de tenter un autre partage. Les compositions sont des chemins de tous les possibles et on peut en choisir un, inviter y vagabonder, et qui sait, y trouver les traces dun visage, celui du compositeur. Moi qui ne joue daucun instrument, qui suis seulement un amoureux des notes et de leur alchimie toujours recommence, je me suis dit quil fallait couter dabord une musique trs longtemps, sy baigner sans les mots, puis tenter dy entrer vraiment, dy voir des images, des paysages, rver la faon de, se glisser un moment dans les penses dun musicien devant une partition. Vaste projet, qui peut paratre ambitieux, voire prtentieux, alors que cest avec humilit et persvrance que, peu peu, les portes (et leurs clefs de sol) vont souvrir un corps de texte.

    Autre aspect passionnant : un champ dexpriences peu explor. Si on voyait la posie limage dune fort, on pourrait dire quil serait bien prsomptueux pour un nouveau pote de prtendre trouver un nouveau chemin dans cette vaste fort traverse par tous les grands crivains de tous temps et de toutes langues. Par contre, outre que la littrature jeunesse est assez jeune (aucun genre ne sest autant dvelopp depuis trente ans), cette autre fort a encore plein de sentiers non dfrichs, en particulier pour faire dcouvrir des peintres ou des compositeurs aux enfants. Cela mest apparu, quand parlant de Satie avec Michle Moreau, directrice de Didier Jeunesse, nous avons dcid de lui consacrer un livre-cd. Jai alors constat, avec grande surprise, quil sagissait du premier livre cd pour faire connatre cet immense compositeur. Il y avait donc bien un sentier encore indit, tracer. Dabord, jai galr, je lavoue. Cette musique me plat tant quelle memmne dans une mditation tantt joyeuse, tantt mlancolique, mais qui sabsente du langage. Alors, quoi dire ? Je plane ? Ou Comme cest beau ?

    Pour ce qui est devenu cette Fantaisie pour comdien et pianiste, papiers plis, chaise, parapluie et chapeau, jai cherch en vain des personnages pour mettre en scne la musique de Satie, puis il mest apparu vident quil fallait partir du compositeur lui-mme. En effet, cet tre secret parat cach derrire chacune de ses notes. Jai voulu rvler lhomme Satie dans toute sa splendeur et toute sa

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    Paroles et notes dauteurs

    candeur. On le prsente souvent comme reclus et misogyne, mais dit-on assez quel point il tait attentionn, gentil, en particulier avec les enfants. Il les vouvoyait, par dfrence, flicitait volontiers les bbs dtre ns. Sa douceur avec la petite fille de Debussy ravissait celui-ci. Les surralistes, et en particulier Andr Breton, naimaient pas la musique. Il ne leur semblait pas que cet art puisse changer le monde comme devaient le faire la peinture ou la posie. Seul Satie avait grce leurs yeux et pouvait tre considr comme surraliste. Satie lest en effet, non seulement dans son uvre, mais aussi dans sa personnalit. Son excentricit est aussi une vision du monde et un hymne limagination. Jai pens ce ct rveur veill, hors du rel, pendant toute lcriture de ce texte. Sil y a une intention faire passer auprs des jeunes lecteurs, ce fut bien celle-l. Satie avait de vritables visions de ce quil composait. Ses suites sont des livres dimages, et parfois des squences de cinma. A partir de notes quil prit sur ses compositions, parfois mme sur la partition elle-mme, jai essay de respecter ses intentions. Partir dlments biographiques, se rfrer des notes parfois dlirantes sur les partitions, sur des titres de compositions qui dcoiffent, javais trouv langle pour ce rcit qui parut en 2006 (Monsieur Satie, lhomme qui avait un petit piano dans la tte, illustrations Elodie Nouhen. Piano : Frderic Vaysse-Knitter et Alexandre Tharaud . Comdien : Franois Morel. Didier jeunesse). Le succs de ce livre, aprs pourtant ces premiers dboires dcriture, mont pouss continuer sur cette voie avec un autre compositeur de piano, le plus grand, Frdric Chopin.

    Les livres sur Chopin taient nombreux et lanniversaire qui sannonait, les commmorations en voyaient natre dautres. Jai cherch longtemps un point de vue qui puisse tre indit. En lisant sa correspondance denfant, dadolescent dj virtuose (une correspondance dont la dernire dition, chez un diteur confidentiel, remonte 30 ans), jai t frapp tout dabord par laffectivit dbordante des lettres quil crivait ses amis denfance, ainsi que par son humour. Bien sr, nous connaissons le Chopin romantique au sens littraire, cette mlancolie mle de passion, le fil qui relie la rverie un emportement rvolutionnaire en musique, comme si un clair de lune et une tempte pouvaient former un seul et mme paysage.

    Mais le Chopin intime davant la gloire, davant les amours, davant la maladie est si mconnu. Jai voulu le rvler dans ce livre-cd (Monsieur Chopin ou le voyage de la note bleue, illustrations de Delphine Jacquot, au piano Shani Diluka, la voix Jacques Bonnaf, Didier jeunesse, 2010). Essayer aussi, tout en respectant les enfants lecteurs et auditeurs, de dire son lgance. Chopin, ds lge de huit ans, en mme temps quil composait dj, crivait des lettres parfaites dans leur grammaire, leur construction. Avec raffinement aussi, et des propos dadulte souvent. Pendant des mois, jai tent dentrer dans une forme de mimtisme pour crire comme lui. Frdric se fait beaucoup damis dans sa jeunesse, o quil soit, essentiellement grce son humour, ses facties. Il aimait imiter voix et gestes de chacun, en particulier ses professeurs, les caricaturait aussi en dessin. Il crivait ses grands amis denfance Jean Bialoblocki et Titus Woyciechowski quil appelait affectueusement mon me, mon bien-aim. Dans sa correspondance, il pratique lautodrision, les jeux de mots, samuse inclure des nouvelles loufoques, le Courrier de Szafarnia, une parodie du Courrier de Varsovie. Passant adolescent ct dune glise en construction, il provoque lhilarit des maons en y entrant pour improviser un prche grandiloquent. Aprs sa mort, dans un loge funbre, son ami Berlioz insistera sur son humour qui fit le charme principal et le caractre essentiel de son talent. Jai lu et relu sa correspondance pour adopter, dans la mesure du possible, le style de ses lettres, tantt enjoues, trs srieuses,

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    Paroles et notes dauteurs

    factuelles, ou tisses de rves, ou de reproches, de signes damour fraternel pour ses amis. Pour les enfants, il sagit de montrer que Chopin est aussi vivant et rveur que sa musique, un mlange aussi denfant trop tt lanc dans le monde et de jeune adulte assum.

    Aprs Chopin, javais envie de prsenter des musiques plus proches de nous dans le temps, ce qui est souvent problmatique en termes de droits. Javais lu un jour que Gershwin avait crit quil ne dirait jamais quoi il a pens vraiment en composant Un Amricain Paris afin que des crivains sen emparent et imaginent. Jy ai vu un dfi relever et une merveilleuse occasion de parler aux enfants en

    musique de lunivers urbain, de voir comment un klaxon devient mlodie, comment le pas se fait dansant, comment nous pouvons devenir sensibles aux bruits qui nous entourent, la faon dont ils vibrent parfois ou senchevtrent. Mais aprs avoir crit la moiti du texte, jai appris que la famille hritire demandait des sommes folles, quil faut donc tre hollywoodien pour vouloir partager cette musique auprs denfants daujourdhui. Idem avec le fabuleux Diffrents trains du compositeur amricain Steve Reich. Cette uvre contemporaine est un chef-duvre de la musique rptitive et javais en tte un texte qui aurait suivi le rythme du train, des bribes de lettres dune petite fille sortant des camps de concentration sa sur (dont elle ignore ce moment-l le destin). La musique sous-tend ce sujet, Steve Reich voquant un train amricain en pleine priode de guerre en comparaison dun autre menant dautres juifs comme lui vers la mort. Mon pari tait de tirer de ce thme difficile et fort un texte qui ne soit pas mlodramatique, et comme la musique y russit magnifiquement aligner des bribes de lettres, factuelles, parfois drles (rire pour oublier la peur), des missives, poignes de mots comme on tiendrait du sable qui scoule entre les doigts. Mais l aussi, malgr laccord du compositeur, lagent ne permit quun cd de cinq minutes pour accompagner le livre. Comme une bande-annonce, un teaser, alors que lesprit tait de plonger totalement dans la rptition qui cre peu peu des images (un peu comme un mantra ou les lumires dun kalidoscope). Paf, dans le dcor, un autre rve leau. Une interrogation quand mme est avoir sur cette difficult de parler dart contemporain aux enfants daujourdhui, de toucher des problmatiques dartistes qui disent leur faon notre monde, ce monde qui, pour les enfants, est dj le leur.

    A cette poque, aux Editions Pastel, mon diteur principal qui ne publie pas de livres cd, jai pu plusieurs fois me servir aussi de la musique pour chercher le ton dune histoire, en particulier avec lillustrateur Louis Joos, grand spcialiste du jazz et musicien ses heures gagnes. Louis Jazz ma initi au Joos, euh oui linverse aussi, surtout le free. Cette libert totale de bousculer les sons, de laisser un souffle dair emprunter des chemins inexplors. Sa faon de dessiner ou de peindre est de cet ordre parfois, le geste vif nempchant pas la prcision, ni la fougue la justesse du propos. Dans certains albums, jai essay dcrire aussi par petites touches, par improvisations successives, que le sujet soit un dcoupage de court-mtrage comme dans Beau comme au cinma ou, grand cart, le chant intrieur dune mre du temps de la Grotte de Lascaux ( Mre Magie ). Imaginer les penses de cette femme au rythme d A love suprme, le concept-disque mystique de John Coltrane, cela peut paratre dcal ou bizarre, mais quel bonheur ! Celui de passer les lignes du temps et de lespace !

    Cette prsence du jazz ma naturellement amen vers un autre projet, chez

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    Paroles et notes dauteurs

    Didier jeunesse : Swing caf (illustrations Rebecca Dautremer, comdienne : Jeanne Balibar). Ce ntait pas le premier livre cd pour faire dcouvrir la naissance du jazz aux enfants. Pour tre neuf, mon projet a propos non pas de prsenter les standards du be-bop, mais la premire priode, le swing, en particulier au tournant des annes 20 et 30. Lenfance du jazz pour les enfants daujourdhui, un sicle plus tard ! Le morceau le plus ancien ici prsent date de 1908 ! Lintrt est de prsenter la premire musique noire qui ait pu simposer, malgr le racisme. Une musique qui dans un monde troubl a apport de lnergie, de la fantaisie! Un monde o la cration tait si grande, de Chaplin aux cartoons, du blues aux grandes comdies musicales ! Jai choisi des morceaux pour montrer la diversit musicale de cette priode de pionniers, en privilgiant des musiques accessibles, mais surtout qualitatives, avec lespoir que lhistoire de la cigale Zazou (inspire par la chanteuse brsilienne Carmen Miranda) invitera lenfant lcoute et au voyage ... Le choix dune cigale comme hrone me parut idal, car son chant est naturellement jazzy. On dit en effet scientifiquement quelle cymbalise. Je commenai par acheter des dizaines de cd pour me faire une bande-son, quelques incontournables (en particulier Duke Ellington, Lionel Hampton, ou Cab Calloway, la figure mythique du Cotton Club) et surtout une majorit de morceaux trs mconnus. Jai prsent ce choix Rebecca Dautremer qui a souhait simprgner des musiques avant mme que le texte existe. Je me suis alors amus jouer sur le motif principal, des comdies musicales amricaines qui sont de cette poque. Jai pens galement la fin des films muets. La mouche lair impassible ne porte pas pour rien le prnom de Buster Keaton. Enfin, jai un amour des cartoons de lpoque, Tex Avery ( Thats all folks !), mais aussi Flix the cat. Le jazz suppose limprovisation et cette poque, cest la grande priode o les chanteurs fredonnent des mots invents et parlent avec les musiciens dans un langage qui leur appartient. Jai voulu respecter cet esprit avec des nologismes, en particulier pour la danse entre les gouttes qui sy prtait bien, et aussi pour le cabaret o toutes les expressions sont de lpoque. Jai incorpor le vrai lexique swing ! Hokum: blabla. Jump: morceau rapide. Moldy fig: figue moisie (musique vieillotte) Mooch: danse lente. Oo-bop-she-bam: mots chanter. Rooty-toot: battement de tambour. Scroutch, scrauntch, shimmy, shuffle, skeedle loo doo: noms de danse. Snookie: rus. Stud: mec la mode. Sweet patootie: petite amie. Swing: balancement, battement. Tout un langage faire renatre !

    Du jazz que jai dcouvert adulte, jai voulu remonter des musiques que je connaissais enfant, en particulier celles que jentendais au cirque ! Jai toujours t passionn par le cirque. Gamin, je montais des spectacles avec cousins et voisins. Pour toute mnagerie, les chats et les chiens du quartier. Plus tard, lors de mes nombreux voyages autour du monde, jai toujours cherch o trouver un cirque. Ainsi, la rencontre de la confrrie des magiciens nomades en Inde minspira en 2009 Raja, le plus grand magicien du monde. Les petits cirques des pays de lEst mont aussi particulirement frapp. Jen ai rapport des images et le souvenir de musiques puissantes, de Khatchatourian Rimski-Korsakov, de Chostakovitch Rachmaninov. Bazar Circus est n de cette fascination-l. Ce livre se veut un hommage potique au cirque, son intemporalit, son art de vivre. Jai commenc lcriture de ce texte au cours de lt 2010 et ce nest donc pas par hasard si on y voque le rejet des gens du voyage, lexpulsion des Roms. Bazar Circus est aussi un hommage peine voil mon pays dorigine, la Belgique. Etre belge, quel bazar ! rpte souvent le chanteur Arno en riant. Mais cest surtout un autre sport national belge auquel lauteur fait allusion : jongler avec les mots. Et danser la russe sur le fil des notes (Bazar Circus, illustr par Isabelle Chatellard, avec la voix dun Monsieur loyal gnial : Dominique Pinon, Didier jeunesse, 2013). Faire dcouvrir ces compositeurs des pays de lest demandait de trouver langle pour les

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    Paroles et notes dauteurs

    enfants et le cirque, cet endroit de tous les possibles, de tous les dcalages, tait idal. De quoi parler aussi avec le cur ou (comme disait Cocteau), mettre sa nuit sur la table . Ou dans le rond de lumire...

    Le voyage continue. Aprs de belles commandes pour la scne, la passionnante histoire de laccordon dans La bote frissons par le thtre Clin dOeil ( et une affiche originale de mon idole, Robert Crumb ) ou un Romo et Juliette de Prokofiev sur la scne de lOpra-Comique avec Irne Jacob, Jrme Kircher, lEnsemble Agora et le jeune prodige de la BD, Bastien Vivs, dont le livre reste venir, jai pu tout rcemment participer un spectacle total, quatre arts sur scne, comme un livre ouvert au milieu dun thtre : Les Saisons Vivaldi Piazzolla ( Marianne Piketty au violon avec lensemble Concert idal, Irne Jacob pour linterprtation et Laurent Corvaisier qui peint lhistoire en direct, cration au Chtelet puis au Ranelagh Paris, janvier 2015 ). Mler les saisons de ces deux grands musiciens, en suivant les personnages. Cest lhistoire de deux enfants perdus. Perdus depuis si longtemps quils sen souviennent peine. Ils vivent au rythme des saisons o ils cheminent, saisons qui peu peu aussi les traversent. Deux silhouettes denfants, au mme moment, de deux cts du monde : elle, citadine, perdue dans une fort dEurope, lui, garon de la campagne, gar dans le labyrinthe des rues de Buenos Aires. Le texte suit, pour les enfants, les mouvements de la musique, orages et grles, sensualit et embrasements. Il sagit de donner voir, autant les pas lents sur la glace que les feux de joie en pleine course. Vivaldi a ponctu ces pices dinfimes dtails, chants doiseaux, murmure de feuillages, autant dinstants que les mots, par la voix magique dIrne Jacob, se proposent de rvler au spectateur.

    Photo de pages intrieures de Swing Caf par Rebecca Dautremer

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    Paroles et notes dauteurs

    Le regard de Piazzolla apporte dautres voyages intrieurs, insiste sur la solitude, active la fuite des personnages, leur dsir denlacement, cette faon de passer ses propres limites que chacun dentre nous a accomplie ou prouve. Les saisons se mlangent: lautomne sinvite au printemps et lt dans lhiver. Javance dans lhiver force de printemps disait Charles de Ligne, philosophe des Lumires. Lide sera bien de mler vie et mort, amour et perte, loignement et treinte. Saimer, cest sortir hors des lignes. On aurait beau tracer son chemin, son destin, le plan complet de sa vie. Hors des lignes, il faudra franchir ensemble le peu de lieu qui nous ressemble, le peu de lien qui nous rassemble, hors des lignes, presque nus sous le ciel tranger, mais enfin au monde.

    Voil un peu aussi le vu de celui qui veut sencrer sur le fil des notes !

    Et le projet secret venir, ce serait quoi ? L, a se bouscule ! Je me suis toujours dit quun jour jessaierais de rendre hommage aussi au violon, surtout parce quenfant, le premier disque de musique classique qui ma fascin est Le Premier Concerto de Paganini par Itzhak Perlman. Javais le souffle coup devant lincroyable nergie de cette musique. Jai donc choisi demble de faire parler le violon, quil nous conte ses mmoires avec son matre et, en tudiant de prs la vie du compositeur et de son instrument, cest devenu une vidence : Paganini parlait son instrument, le considrait comme une personne, lappelait il mio cuore. Quand il travaillait peu, il crivait son meilleur ami que son violon tait fch. Surtout, la fin de son testament, il le lgue avec motion sa ville de Gnes o il est expos encore aujourdhui. Aprs Paganini que je termine, tant de rves, tant de sentiers dans la fort dont je parlais : un rve de Bach ? Les sources de ladolescence ? Ah la soul, le reggae, la new wave ! Un hommage un inventeur belge (Non, pas de la frite, quon se le dise : mon pays est aussi celui dAdolphe Sax, qui on doit la merveille du saxophone, ce complment de la voix humaine). Ou, enfin, un coup de foudre plus rcent : la dcouverte du maloya, de retour dun salon la Runion ? Le pote est toujours un rveur de jour, il est aussi celui dont le dsir cach est dcrire un livre qui secrtement pourrait chanter, un livre couter avec les enfants entre les lignes, fredonner au fil de pages qui tournent sans se refermer.

    Carl Norac

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    Paroles et notes dauteurs

    est un crivain belge, auteur succs de plus de soixante livres pour enfants, traduits ce jour dans le monde en 45 langues, souvent dits lEcole des Loisirs (collection Pastel). Certains de ses livres, comme Les mots doux (I love you so much) ont eu du succs dans le monde entier (N1 des ventes aux Etats-Unis sa sortie en fvrier 1996). Son enfance au milieu de la fort dErbisoeul, en Hainaut, sera une source inpuisable : le got du voyage et lamiti des arbres . Ses premires ditions datent de 1986. Il publie alors son premier conte Bon apptit, Monsieur Logre, illustr par Marie-Jos Sacr. Ce livre est un dj un succs international et reoit un prix au salon du livre de Bologne. Il publie ensuite chez Pastel- Ecole des Loisirs, un diteur pour lequel il a crit plus dune quarantaine dalbums. Son criture pour enfants aborde trois domaines: des rcits de voyage, des crits o laffectivit et lhumour sont toujours prsents et des pomes o lauteur dveloppe son got du nonsense, inspir dun de ses potes prfrs, Edward Lear. En 2011, il publie avec le Qubecois Stphane Poulin Au pays de la mmoire blanche , un roman graphique qui a demand cinq ans de travail, traduit ce jour en cinq langues. Depuis 2004, il publie aussi Londres des livres quil crit en anglais (Editions Macmillan), dont Big bear, little brother qui fut en 2012 un des trois finalistes du principal prix du littrature jeunesse en Angleterre. Carl Norac a remport plusieurs succs en crivant des textes en relation avec la musique. Le Carnaval des animaux de Saint-Sans, une commande de la Monnaie Bruxelles, fut cr dans cet opra en 1999. LOpra publia lui-mme en deux langues le texte avec cd. Ensuite, une rdition parut Paris, Editions Sarbacane, avec des images dOlivier Tallec, un livre plusieurs fois rdit. Monsieur Satie, lhomme qui avait un petit piano dans la tte ( Editions Didier Jeunesse ), un projet en compagnie de Frdric Vaysse-Knitter, Alexandre Tharaud et le comdien Franois Morel, a reu en 2006 le Grand Prix de lAcadmie Charles Cros, le Prix Adami et fut mont par plusieurs compagnies. Suivront chez le mme diteur un hommage au jazz, Swing Caf, interprt en franais par Jeanne Balibar et en anglais par la chanteuse brsilienne Bebel Gilberto, dessins de Rebecca Dautremer. En 2009, avec la pianiste Shani Diluka et le comdien Jacques Bonnaff, nat Monsieur Chopin, ou le voyage de la note bleue, un livre cd lou par la critique. En 2011, il rcrit aussi une version contemporaine de Romo et Juliette, avec Irne Jacob et Jrme Kircher, cration lOpra Comique Paris, musique de Prokofieff, Ensemble Agora, dessins de Bastien Vivs. En 2013 parat chez Didier jeunesse Bazar Circus un livre autour des compositeurs russes avec lacteur Dominique Pinon ( Coup de coeur de lacadmie Charles Cros ). En 2014, ce Bazar Circus reoit le Grand prix du meilleur livre audio de lanne en France (Grand Prix Plume de Paon).

    Pour connatre lactualit riche de Carl Norac : http://www.carlnorac.com/

    Carl Norac

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    La MusiqueAu fil des pages

    Les marches rpublicaines de janvier ont montr le dsir et la ncessit de spauler pour lutter contre tous les fanatismes et contre lobscurantisme. La littrature pour la jeunesse est une efficace arme de combat pour dvelopper lintelligence et les connaissances des jeunes en les mouvant. La difficult est demployer le langage qui convaincra le plus grand nombre car tous nentendent pas la mme voix dans les tours de Babel de nos cits et de nos campagnes. Mais on peut trouver une langue qui parle tous, qui les meuve tous, qui les enrichisse tous, qui leur apporte la concorde. Cest la langue musicale. Encore faut-il trouver les cls qui permettent aux auteurs douvrir les portes des lecteurs. Il ne me parat pas inutile de chercher les comprendre.

    les musiciens sont des hros.

    Le choix du hros de roman littraire peut lvidence tre un hros musicien quil soit rel ou fictif. Dans la biographie de J.J. Greif, Les souffrances du jeune Mozart1 , on appelle le jeune

    lecteur venir dcouvrir la vie dun prodige universellement connu de la musique classique. Bien que le titre ne le suggre pas, cette biographie informe les adolescents de toute la vie du compositeur, jusqu sa mort. Mais on invente aussi de jeunes prodiges pour plaire aux adolescents. Par exemple, dans la saga de M. Bloch et M. P. Farkas, dont le premier des trois tomes sintitule Le souffle des marquises 2 , on imagine une hrone qui sappelle Elonore, qui a dix ans, le don de loreille absolue, et qui veut jouer du piston. Devant le refus de son pre car on ne fait pas de musique quand on est une petite ouvrire dans la France de la fin du XIXe sicle, elle se dguise en garon pour devenir apprentie dans une fabrique dinstruments vent.

    Dans la biographie du musicien

    clbre, on trouve bien sr tout ce que ce genre peut apporter au lecteur, tous les lments permettant de retracer son itinraire, son parcours de vie, mais aussi lhistoire de son uvre et lexamen de sa personnalit. J.J. Greif utilise largement la

    1 - Les souffrances du jeune Mozart. Greif, Jean-Jacques. Ecole des loisirs, Mdium. 2001.2 - Le Souffle des marquises. Bloch, Muriel et Farkas, Marie-Pierre. Nave Paris. 2008

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    correspondance de Mozart avec son pre pour nourrir le rcit, ce qui apporte beaucoup de proximit avec le personnage. Le lecteur peut aussi situer le compositeur dans son poque, le dcouvrir en relations avec les autres personnages clbres de son temps, dcouvrir une priode du pass. Lintrt historique peut tre dramatis par certains pisodes propres dclencher lmotion du lecteur. Le 15 novembre (1765), cest Wolfgang qui attrape sa maladie. A son tour de dlirer jour et nuit. Ses lvres deviennent toutes noires. Le 30 novembre, on le croit perdu. Nous pouvons frmir dune peur rtrospective: que naurions nous pas rat si Mozart (on aura not quil est nomm par son prnom) tait mort dix ans ? Ainsi se construisent les lgendes patrimoniales.

    La musique est donc un fil dAriane qui va permettre au romancier de faire connatre le musicien hros. C. Grenier dans Le pianiste sans visage 3 fait dire un personnage :

    La bonne faon de pntrer lintimit dun musicien, ce nest pas de regarder sa photo, ni mme de vivre deux annes ses cts, cest dcouter sa voix intrieure. Cela, Pierre me la appris en me faisant couter son expos sur Schubert. Si le narrateur est le hros lui-mme, comme dans le roman de A. Svingen, La chanson du nez cass 4, il peut choisir de se prsenter ds lincipit par sa relation la musique qui

    devient en quelque sorte son label de qualit : Mais il y a un truc encore plus fort que tout, un truc qui parvient me rchauffer le corps

    de lintrieur comme si on venait de mettre le four au max dans mon ventre. Cest le chant. Mme si la connaissance ou la pratique de la musique nest pas la marque de fabrique dun personnage, elle est utilise pour signaler sa singularit par le choix de ses gots et aussi elle reprsente souvent son humeur du moment. V. Brunner, dans Platine 5, fait parler ainsi le personnage principal : Quand je suis en colre et que je veux mloigner des autres, sa musique me convient parfaitement. Il voque la musique de Marilyn Manson. On peut lire aussi : Pendant le trajet je me mets dans les oreilles des chansons gaies pour tre pleine dentrain mon arrive.

    lhistoire joue sa partition

    Le got pour la musique ne sert pas seulement dessiner la personnalit des personnages. Elle peut tre le nud mme de lhistoire. Lintrigue se droule entirement travers son prisme dans le panel que jai choisi dinterroger. Y. Hassan dbute son roman 6 par la prsentation de son professeur de musique, un vieux monsieur juif la veille de la retraite qui sapprte affronter ses dmons

    3 - Le pianiste sans visage. Grenier, Christian. Rageot Cascade , Paris. 19924 - La chanson du nez cass. Svingen, Arne. Magnard Jeunesse. 20145 - Platine. Brunner, Vincent. Tribal Flammarion. 2014.6 - Le professeur de musique. Hassan, Yal. Casterman, Paris. 2006

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    dlves dont il narrive pas se faire respecter. Finalement cest pendant cette dernire anne dactivit quil rencontrera un jeune lve de sixime, musulman, quil lvera au rang de virtuose. Le violon quil lui fera apprendre lui servira lui aussi de rsilience par rapport son histoire familiale et le vieux et le jeune feront ensemble un chemin initiatique grce la musique. Dans Platine, llment perturbateur qui va bouleverser la vie dune jeune fille gaie et dsinvolte et la mettre sur le chemin jusque-l ignor dun pre disparu, est la dcouverte inattendue des disques en vinyle quil a laisss avant de mourir. Toutes les pripties qui font rebondir lhistoire de La chanson du nez cass sappuient sur la ncessit pour le hros amateur dopra dtre capable de chanter en public pour clore la fte de son cole la fin de lanne. Curieusement, seul le dnouement dans ce rcit est muet. Le romancier esquive le moment heureux du concert enfin russi en faisant une ellipse au moment de dcrire le chant final. La musique serait-elle impossible traduire en mots sans que la ferie ne se perde ?

    le texte possde son rythme et sa mlodie

    De fait dans le mme roman, lauteur utilise la langue anglaise pour introduire du mystre ou de lmotion. Le tnor clbre que le hros rencontre, ne lui parle que dans cette langue trangre et pour illustrer un moment de dsespoir, lauteur fait chanter en anglais : Il na pas une voix fantastique mais sa chanson suffit crer une atmosphre particulire et douce dans la cage descalier. Ironiquement, lauteur marque la distanciation entre le narrateur et le personnage principal quil est aussi, par une mtaphore musicale : Un peu comme si ma vie avait sa BO : je suis un film limite chiant, avec un accompagnement musical limite dramatique.

    Dans la narration, on utilise souvent la musique

    comme espace transitionnel. Par exemple dans Platine, lhrone se met sous MP3 chaque fois quelle volue entre deux scnes, sur le chemin de lcole, ou pendant un voyage en train, la rencontre de ses grands-parents. Cest comme si on utilisait une pause descriptive, comme si elle regardait un paysage par la vitre du wagon. Je commence juste me dtendre et la musique y est pour quelque chose, elle misole dans ma bulle.

    En ce qui concerne la mise en mots, lcriture proprement dite, lauteur peut utiliser, mais cest rare, la musique des mots, leurs sonorits, pour doubler la musique dune mlodie ou dun rythme. Pour faire entendre Le sacre du printemps, C. Grenier utilise dans une phrase du Pianiste sans visage, des assonances et des allitrations : Les trompettes rugissent, les trombones claironnent, les violons grincent dans daffreux et mlodiques gmissements. Dans les lettres crites par Mozart, dit J.J. Greif, on peut remarquer que Mozart produit avec les mots des effets dassonance, dcho, de rptition, de variation, dinversion, et mme de dveloppement, qui rappellent ceux que les compositeurs obtiennent dhabitude avec les notes. Il me semble quil nexiste pas dans toute lhistoire de la littrature, de texte aussi vritablement musical que celui-l.

    On utilise volontiers la comparaison ou la mtaphore pour expliquer une musique. Dans le roman de Grenier, on parle ainsi du piano: Le piano, au moyen daccords presque discordants, abordait des rivages aux couleurs inconnues. Mais parfois lauteur retourne la comparaison habituelle : le compar devient comparant. Pour expliquer que son personnage est plutt timide, de nature prudente et rserve lorsquil doit converser, il crit : Pierre, cest comme une sonate, un opra, un concerto : avant de livrer et de dvelopper le thme principal, il a besoin dune exposition, dun prlude .

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    le roman sort ses instruments

    La musique a aussi ses objets qui servent daccessoires fonctionnels dans le rcit littraire. Pour faire de lhumour dans Platine, et ainsi allger le problme de lhrone trouble par la dcouverte des disques de son pre, V. Brunner prte

    ces paroles la jeune fille : ca reprsente la prhistoire de la musique, le dinosaure du MP3. () A quoi a maurait servi de les garder, ces vinyles? Je les aurais fait tourner autour dun doigt ? A lheure o lon reproduit ces objets redevenus la mode, on voit dailleurs que la littrature pour la jeunesse dans son parti pris dactualit se dmode vite. En ralit ces vieilleries ont une vritable valeur sentimentale et leur coute permettra lhrone de construire un lien avec son pre biologique et sa vocation pour la musique rock quil lui a laisse en hritage. Il a crit pour sa fille une chanson intitule In utero que ladolescente chantera la fin du roman. Il en est de mme pour La fille de 3me B7 de C. Grenier qui dcouvre les cahiers de son pre dfunt, compositeur : Il me semblait que ces partitions mavaient toujours t destines, quelles mattendaient. Ctait un courrier quil mavait autrefois adress et que je recevais aujourdhui.

    Bien entendu les instruments de lorchestre peuvent tre utiliss pour expliquer et dcrire le son. Cest un moyen de narrativiser la musique mais il est curieusement plutt rare. Voici un passage de Grenier qui lillustre dans Le Pianiste sans visage : Soudain le son puissant dun cor clata dans la pice, grenant un long thme solennel. Bientt lorchestre tout entier intervint pour tuer ces accords graves et puissants, allant crescendo. Puis le thme steignit, pour laisser le relais une sorte de

    marche funbre terriblement inquitante, o les trompettes, parfois, surgissaient, comme autant davertissements divins. On remarquera combien le lexique musical spcifique est prsent, limitant la comprhension des non initis, ce que lcrivain combat par lutilisation dadjectifs emprunts au champ des motions et par lemploi des images comparatives.

    la musique orchestre les relations entre les personnages

    Dans Le pianiste sans visage, lhrone tombe amoureuse de celui qui linitie la musique et interprte luvre de son pre. Dans la plupart des romans du panel que jai consults, on peut dailleurs remarquer que la chose musicale reprsente la figure paternelle. Il en est ainsi dans Platine. Lenfant, dans Le professeur de musique de Y. Hassan, veut apprendre jouer du violon, linstrument de son grand-pre et le vieil homme lui-mme, grce son lve, ressort de son crin le violon abandonn de sa jeunesse qui lui a permis de survivre sa famille quand il jouait dans les camps de la mort. Dans La chanson du nez cass, le hros cherche aussi son pre inconnu sur Internet pendant toute la dure de sa qute. On connat par ailleurs limportance du pre de Mozart dans la vie et la formation du musicien. Dans la saga de M. Bloch et M.P. Farkas, le talent se transmet de gnration en gnration.

    Les gots musicaux que les auteurs prtent leurs personnages les inscrivent dans leur entourage social ou les en excluent. Ils se veulent

    7 - La fille de 3eB. Grenier, Christian. Rageot, Cascade , Paris. 1987

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    proches de ceux des lecteurs. Arne Svingen, dans La chanson du nez cass, fait dire un collgien : Si jamais Bertram devient un rappeur respect, le reste de la classe devra se trouver une nouvelle victime pour les sarcasmes et les kidnappings de trousses. Son hros est solitaire parce quil se distingue des autres en aimant lopra. Dailleurs la musique classique dans son ensemble est juge ringarde. Symtriquement, Y. Hassan crit dans Le professeur de musique: Il avait pourtant essay de leur transmettre un minimum de bases musicales. En vain. Ces gosses-l naimaient rien dautres que le rap, le funk, le hip hop ou, pire encore, la techno, monstrueuse cacophonie ! Et ils appellent a de la musique ! Donc la grande musique comme lon dit, est au dpart prsente comme anachronique, scolaire, difficile comprendre parce que rserve un public dinitis. Et la jeunesse se singulariserait par des gots diffrents. Quand la fille de 3me B a gagn par hasard une place un concert de musique classique, elle refuse dabord de consulter le programme : Jy jetai un vague coup dil pour faire comme mes voisins mais pour moi ctait de lhbreu. Et plus loin elle affirme : Je compris que je venais dentrouvrir la porte dun club priv, une caste.

    la musique en littrature est une initiation

    Pourtant cest justement sur cette diffrence, voire cette opposition que va se construire linitiation des jeunes hros et ainsi va souvrir pour eux un monde nouveau, riche en savoirs et en motions. Avec eux les lecteurs vont apprendre tre et vivre autrement. La musique leur tracera un chemin initiatique qui leur ouvrira une

    porte sur un monde plus harmonieux, de tolrance, de paix. Ne dit-on pas que la musique adoucit les murs et quelle est un langage universel? Dans le deuxime tome de M. Bloch et M. P. Farkas, Le swing des marquises8, on est La Nouvelle Orlans, lpoque de la sgrgation. Elonore, lhrone blanche et franaise, amoureuse dun noir Amricain, mre dune fillette mtisse, vient douvrir son magasin atelier dinstruments de musique : Tout prs de la caisse, Elonore avait appos un petit criteau : Bienvenue to St Rampart Street, Musicians Repre, Instruments Repair. Ce franglais donnait tout son charme lendroit : Chez Marquises of Paris, on mlange les musiques, les langues, les genres et les couleurs rptait Elonore.

    Lintention pdagogique des auteurs de littrature pour la jeunesse qui empruntent le domaine de la musique pour initier leur public est vidente. On peut trouver beaucoup dinformations dans les uvres qui leur donnent parfois une allure documentaire. On y trouve aussi bien le lexique des mtiers de la musique quune vritable documentation sur certains dentre eux. On peut trouver dans le roman dont je viens de parler un vritable catalogue des mtiers qui entrent dans la fabrication des instruments. On peut comprendre comment se droule une soire lopra. On apprend maintes anecdotes sur lhistoire de la musique et je ne parle pas seulement de celles que lon trouve dans les biographies des musiciens clbres. Si le rcit plaisant de ces historiettes est pris en charge par le jeune hros ce peut tre le moyen pour lui de sduire sa belle. Mais plus srieusement, cest loccasion pour le lecteur dapprendre comment Mozart a cr lopra psychologique avec Les Noces de Figaro, ou le jeu quatre mains, au piano avec sa sur. Il peut aussi stonner de la grande part dimprovisation quil y avait dans luvre du musicien alors quaujourdhui ses partitions se sont figes. Ainsi se rconcilient le jazz, et la musique dite classique.

    8 Le Swing des marquises. Bloch, Muriel et Farkas, Marie-Pierre. Nave Paris. 2008

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    les crivains font vibrer les cordes des violons

    Mais avant tout enseignement, la musique dans la littrature est dabord source dmotions. Elle arrive traverser le cur des lecteurs en irradiant celui des personnages. On peut lire dans Le pianiste sans visage : Je garde des premiers accords quil plaqua sur un instrument lcho dune motion extraordinaire. () Ce furent la fois mon cur et mes oreilles qui furent touchs. C. Grenier utilise largement le lexique des sentiments ou des motions et lcriture mtaphorique. Il parle laudition dun morceau, dune dtresse quasi familire , d une longue, une interminable plainte. Une srie de confidences, despoirs, de peines, de doutes une litanie dclame par un musicien dsespr : un vrai roman en musique dont les derniers chapitres marrachrent des larmes . On lit encore cette formule pour parler de lmotion dun personnage captif: Ce cocktail magique de frissons, dinquitude, de bonheur.

    Lmotion musicale, dans le texte, passe aussi par la rfrence aux sensations, la correspondance entre les diffrentes sensations. On ne peut que penser aux correspondances baudelairiennes. Toujours dans le mme roman on lit : Le piano, au moyen daccords presque discordants, abordait des rivages aux couleurs inconnues. Du coup lcriture se fait plus image car elle sautorise toutes les comparaisons et devient volontiers mtaphorique : La fille de 3me B crit : Ctait comme une porte qui souvrait. Ou comme une vague, qui maurait emporte. Oui une vague car jtais tout coup dans un autre lment ; et je me laissais bercer, stupfaite. . Implicitement lauteur attend que le lecteur sidentifie au personnage, quil sabandonne comme lui. Le plaisir de la lecture doit pouser le plaisir de laudition. Pour ce faire on associe ce qui sentend ce qui se voit. La porte est le symbole du passage. La vague reprsente la force de leau, le premier lment

    vital, mais aussi la premire source de confort et de scurisation, le bain amniotique.

    on voit ce que lon entend

    Car cest une relle difficult pour le romancier de narrativiser la musique et plus encore de la mettre en mots. Bien sr quelquefois lhistoire musicale vient son secours et sa connaissance lui permet des facilits telles que celle-ci : La Symphonie pastorale fut une rvlation. () Je reconstituais en imagination le cadre champtre, les danses des paysans puis tout coup le ciel se couvrant de nuages menaants, les grondements annonciateurs et enfin lorage qui se dchanait, avant de sapaiser, disparatre et laisser place la nature qui renaissait aprs la pluie. C. Grenier passe presque automatiquement par la transformation du son en paysages sonores et il est loin dtre le seul. Cest sans doute lassociation la plus spontane et la plus facile. Ce passage du Pianiste sans visage lillustre bien : Jcoutai. Compltement dsoriente, javais des difficults suivre la moindre ligne mlodique dans cette cascade de sons qui au premier abord, navaient aucun sens. Mais quelque chose mergea peu peu, une ple lueur sur une mer en colre Et tout coup, cette clart quon aurait crue timide se dversa toute entire, illumina locan, faisant corps avec lui dans une trange treinte.

    Mais le plus souvent cest une gageure de dfinir et de dcrire par des mots la musique crite par des notes.

    la musique est un langage

    Celui qui ne connat pas les codes de la musique se trouve souvent exclu de sa comprhension. Il peut accder par lmotion une impression mais il est aussi dmuni pour saisir le sens et les nuances de sens dune musique que lhomme entendant devant le langage des signes ou une langue trangre quil ne connat pas. Je pense que cette analogie explique lide de lauteur de La chanson du nez cass. Celui qui va aider le

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    hros rsoudre son problme, tre capable de chanter en public, donc daller la rencontre des autres en sortant de sa solitude, est un artiste qui parle en anglais, une langue trangre. Il dit quil faut chanter devant la fentre ouverte. On voit bien le message Par lutilisation de cette langue trangre non traduite dans le roman, est contenu le mystre de la langue musicale, le mme mystre que pour celui qui ne sait pas lire le solfge quand il se trouve devant une partition qui nest pas interprte par un lecteur averti. Et tout le monde hlas nest pas dou de loreille absolue, si lon ne passe que par loral, en contournant les problmes de lecture et dcriture. Et on ne reoit pas forcment les mmes images mentales si on passe par la mtaphore pour que soit sollicite limagination du lecteur. Il faudrait voir comment traduire les romans de Grenier lintention des aveugles !

    Car crire la musique dans un roman, cest crire sur la production dun langage spcifique. Et le langage cest loutil humain par excellence, loutil de la communication des hommes les uns avec les autres. Cest crire sur le mystre de toutes les langues, de leurs diffrences, des possibilits de connaissances et de partages quelles engendrent mais aussi des difficults de communication quelles produisent, vu la complexit de leurs diffrents niveaux de sens et de comprhension.

    la musique est une madeleine de Proust

    Dans le texte de C. Grenier, on lit Et lorsque je rentends aujourdhui ce morceau (il sagit de la Sonate Vanderer de Schubert), je retrouve la magie de cet instant exceptionnel.

    Dans lhistoire, la jeune fille coute la musique joue par le pianiste qui linterprte aprs quil a t, seul, capable de dchiffrer la partition que la jeune fille a trouve dans un cahier oubli dans une malle enfouie dans une cave, o on lavait laisse depuis la mort de son pre. Elle se rappelle alors un moment totalement perdu de son enfance. Jai trois ou quatre ans. Mon pre

    est au piano. Il joue Et je joue moi aussi, ses pie