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I-IO TON TRINH POESIE ET FORME POETIQUE* Si nous quittons l'univers tout codifi6 des dictionnaires nous pourrons, en parcourant les pages de la litt6rature universelle, faire une ample moisson de d6finitions vivantes de la po6sie. Chaque 6poque a ses acceptions, ses normes, ses crit6res sur la po6sie. Chaque a6de, le producteur, en a aussi les siens. I1 semble bien en effet clue la po6sie soit toujours en qu8te d'elle-mSme, que le discours sur la po~sie n'atteigne jamais/t son terme. De (( l'enfin )) au ((d6j/t)), la question se pose toujours qu'en est-il de la po6sie? Mais /'attention semble centrer sur un des cSt~s les plus 6pineux du probl6me: la part du contenu et de la forme dans la gen~se d'un po~me, dans le souci cr6ateur du porte. " Au Viet Nam, le m~me probl6me se pose aussi durant dessi~c- les. Mati6re et forme; rapport entre ces deux 616ments constit- utifs qui font ce qu'on appelle po6ticit6, l'&at po6tique; voil~t le n0eud de la question qui a 6t6 et est toujours une actualit6 h com- menter et ~ d6battre dans la vie artistique de notre pays. Au Viet Nam, la po6sie a 6t6 et demeure toujours parmi les activit6s d'avant-garde de la vie litt6raire et artistique du peuple. Vie de lutte et de cr6ation; potentiel d'art d6bordant pour la formation et la mobilisation morale de l'homme en rue des * Communication pr~sent6e ~t la Session Po6tique Compar6e du 10c Congr,~s de I'AILC/~ New York, en aofit 1982.

Poesie et forme poetique

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I-IO T O N T R I N H

POESIE ET FORME POETIQUE*

Si nous quittons l'univers tout codifi6 des dictionnaires nous pourrons, en parcourant les pages de la litt6rature universelle, faire une ample moisson de d6finitions vivantes de la po6sie. Chaque 6poque a ses acceptions, ses normes, ses crit6res sur la po6sie. Chaque a6de, le producteur, en a aussi les siens.

I1 semble bien en effet clue la po6sie soit toujours en qu8te d'elle-mSme, que le discours sur la po~sie n'atteigne jamais/t son terme. De (( l'enfin )) au ((d6j/t)), la question se pose toujours qu'en est-il de la po6sie?

Mais / 'attention semble centrer sur un des cSt~s les plus 6pineux du probl6me: la part du contenu et de la forme dans la gen~se d'un po~me, dans le souci cr6ateur du porte. "

Au Viet Nam, le m~me probl6me se pose aussi durant dessi~c- les. Mati6re et forme; rapport entre ces deux 616ments constit- utifs qui font ce qu'on appelle po6ticit6, l'&at po6tique; voil~t le n0eud de la question qui a 6t6 et est toujours une actualit6 h com- menter et ~ d6battre dans la vie artistique de notre pays.

Au Viet Nam, la po6sie a 6t6 et demeure toujours parmi les activit6s d'avant-garde de la vie litt6raire et artistique du peuple. Vie de lutte et de cr6ation; potentiel d'art d6bordant pour la formation et la mobilisation morale de l 'homme en rue des

* Communication pr~sent6e ~t la Session Po6tique Compar6e du 10 c Congr,~s de I'AILC/~ New York, en aofit 1982.

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nobles causes, accueil et estime d 'une large audience; voile, ~t mon avis, le triptyque prestigieux qui sous-tend la po6sie devenue d6s lors, chez nous, le substrat de tout ce qui est at tachant, g6n6reux, 6pique, en somme, humain.

Hormis la po6sie populaire qui a tout un univers helle, ~t plu- sieurs 6poques, les plus hauts sommets litt6raires de l 'histoire reviennent ~t la po6sie. La po6sie vit au sein des hommes, dans leur labeur p6nible, leurs heures de loisir, leurs r6jouissances, leurs 6panchements d 'amour , leur lutte pour l ' ind6pendance et la souverainet6 nationales.

Que ce soit des oeuvres de longue haleine ou des po6mes de circonstance, on trouve toujours dans notre po6sie un effet po6tique nourri par un optimisme vigoureux, par ce << lait de fiert6 >> comme a dit To Huu dans r u n de ses po6mes. Chaque grand po6me est soit un messager, un m6t6ore de la victoire, de l 'avenir, soit un chant de la paix, du travail ou de l 'amour.

Les monts et les eaux du Vietnam, c'est l'empereur du Vietnam qui en est maitre.

Cela est tout dit dam les d~crets c61estes Pour quelle raison done ees hordes f6roces en

viennent h les envahir Attendez lh, et soyez prOts pour les d6faites qui

vous sont r6serv6es.

(Ly Thu'o'ng Kiet, #n6ral vietnamien vainqueur des Song au 11 e si~cle)

OU :

Jusqu'ici les eaux du fleuve coulent toujours Mais la honte de l'ennemi ne s'en laverait jamais.

(Tru'o'ng Han Sieu: Chant sur le fleuve Bach Dang, 13 e si~cle)

Nguy~n Trai (15 e si6cle) dont I 'UNESCO a eu la belle initia- tive d'organiser le cingui~me centenaire en 1980, fur un de ceux- lh qui r6fl6taient toute la totalit6 vietnamienne de son temps: patriotisme, combativit6, esprit et intelligence, envol cr6ateur.

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~< . . . un homme du Vietnam, un lettr6, un strat6ge, un 6crivain, Nguy~n Tr~i fondait en acte et en 6crits, un humanisme h la lois universel et vietnamien>>. 1

Le public vietnamien de toutes les g6n6rations, gofite et fait en m~me temps de la po6sie.

Avec la lutte pour la lib6ration nationale et la direction du Parti marxiste-16niniste de la classe ouvri~re, la po6sie patrito- tique dans l'ensemble de la culture vietnamienne, a connu un changement qualitatif, un renouveau d'envergure. Ce n'est pas quelque chose qui est recommenc6e - ce que je ne voudrais pas dire - puisqu'il ne s'agit pas ici d 'une vraie solution de conti- nuit6 entre le pass~ et le pr6sent. C'est plut6t une nouvelle p~- riode de renaissance qui prend sa source dans un id6al philoso- phique et politique d'avant-garde dont l 'objectif concret est l'ind6pendance nationale et le socialisme. Du patriotisme nous passons au mot d'ordre de la vie: Patrie et socialisme. Donc dans le nouveau r~gime, les pontes socialistes, ceux qui d~s la premibre heure, pour la grosse majoritY, se sont rallies/~ la cause de la nation sous la direction du Parti, sont les v6ritables con- tinuateurs des traditions nationales. Mais ils ne font pas que de continuer passivement.

Avec toute une g6n6ration de jeunes pontes des deux sexes, du Nord au Sud, appartenant h la majorit6 ou aux minorit6s nationales, ils ont cr66 un nouveau monde po6tique o4 le tradi- tionnel s'allie au r6novateur, o~ l'esprit patriotique s'est mu6 en patriotisme socialiste en vie et en acte r6volutionnaire. Cela va de sol puisque dans ce tournant historique, la soci&~, l 'homme se sont radicalement transform6s. La litt~rature, reflet dynamique de la r6alit6 sociale, se doit d'avoir sa nouvelle id6ologie, sa nouvelle m6thode de cr6ation, son esth6tique et sa po6tique adequate. La po6sie, pour ~tre <~ f~te du langage >>, est tout ~ un langage de f&e >) puisqu'elle est une pattie m6me de

R. Richard Ferey dans ~ Nouveaux ou autres regards sur le Viet- nam >>, Revue Vietnam, No 4 (Paris, 1981).

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cette t'dte qui est, pour nous, la nouvelle vie socialiste h 6differ et h d~fendre aussi.

Mais la question surgit d6j~t l~t,/~ m~me le titre. Comme j'ai pr~sent~ plus haut, toute po6sie - et partant la

n6tre - a son noyau id6ologique. Ce qui s'intitule ~< 6tat po6- tique >>, ~( po6ticit6>> n'est jamais qu'une forme qui n'a rien comme substrat.

Mais l'id6ologie ~t elle seule ne rend pas la po6sie po6sie. La po6sie est bien une interp6n6tration dialectique entre les

id6es et l'art, laquelle est une tension dialectique sur le plan esth6tique entre le fond et la forme. Dans la po~sie, art et ideolo- gic, mati6re et forme d6pendent l 'un de l'autre, et sur le m~me pied d'6galit6, dans une totalit6 intrins6que qui fait du po6me un ~tre. C'est l~t que se joue le destin de la po6sie comme de toute la litt6rature.

Le ~ mythe >> apparait justement lh off c'est le rapport orga- nique et la tension dialectique entre l'id6ologie et l'art, entre le fond et la forme qui cr~ent ce qu'on appelle chez nous ~( mati6re po6tique >>.

Comme j'ai expos6, la litt6rature a ses profondes attaches avec Ie r6el, la vie de l 'homme, l'6dification de la soci6t6, l'6volu- tion de l'histoire.

R6el, vie, id6al . . . sont des mati6res brutes, des mat6riaux, des objets de connaissance et d'exploration. Pour qu'il y ait po6sie il faut une mutation, une cr6ation. Une ~ secondenature >> off tout ce qui est tit6 du r6el, a son autre, son reflet, son homo- logue, sa correspondance, son ~tat de podsie, pour tout dire. Cet 6tat de po6sie c'est un contenu qui a besoin d'une forme propre- ment po&ique et une forme po&ique qui rend ce contenu pro- prement po6sie. Donc, c'est tout un travail et ce travail c'est la po~tique entendue comme l'ensemble de ces principes, de ces r6gles en mati6re d'id6ologie, d'esth&ique et de technique, propres ~t chaque po6te dans le travail de la structuration et de la modulation d 'un r6el, d 'un objet pour en faire une entit6 po6- tique.

C'est ici que la forme a sa vie, la ~ vie des formes >> (Focillon).

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Gestalt, configuration, qui, malgr6 son autonomie relative, libbre ce que le po~me a ~ se prononcer. Activit6 de r6gie, d'organisa- tion, d'agencement, de production de sens, de son, c'est grace

toutes ces manifestations de la forme que la po6sie s'accomplit. Partant de la r~alit6 vietnamienne, je me permets de centrer

sur deux points concernant l'art du verbe dans la po&ique vietnamienne:

1. La cr6ation des roots et expressions ~t effet po6tique. 2. Forme et signifiance dans la po6sie. Qui dit po6sie dit essence, dit projet et d6passement. Tout po6me est une g6n6ralisation qui tend vers la quintes-

cence des choses, de l'homme, d'un objet esthdtique choisi par le po&e. Parfum des choses, fleur des id6es, langage en & r e . . . le po6me ne d~crit, ne raconte, ni expose. Aussi le choix, le triage du langage s'impose comme un travail d'Hercule et l'agencement des mots est pour le po6te tout un travail architectonique non moins p6nible.

Sens, figure, son, c'est la relation triadique de ces trois fac- teurs qui donne ~t un po6me son effet po6tique.

Entendement, id6ologie et pathos constituent le fondement po6tique de tout texte dit po~me.

Au sujet de la po6sie, un de nos grands po6tes, Ng6 Thi Nh~m (1745-1803) a dit: <<Dans le c~eur, c'est la volont6, traduite'en parole c'est la po6sie. Si les paroles ~nonc6es manquent de r~gles c'est que le c0eur en manque aussi. Les paroles belles, 616gantes, les phrases impassibles, douloureuses, voil~ que l'expression vient justement 1~, off les 6motions surgissent. . . Les r6gles sont cela qui fait la structure qui est n6cessaire aux 6panchements du cceur. >>

Aussi tout grand porte est cr6ateur de forme. Pour nos pontes ancStres et pr~d6cesseurs, la cr6ation c'est tout un travail de sculpteur et de ciseleur. Un m6tier d'artiste doublg d'un labeur d'orf~vre, et cette finesse orientale saute aux yeux dans tousles monuments de la po6sie vietnamienne.

Bon nombre de pr6ceptes 6rig6s en canons po6tiques, d'ores et dSjh, en disaient beaucoup sur notre art po&ique:

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Sans fonds de connaissances au ceeur, impossible de composer de la prose rythm~e pha: Forcer sa plume n'aboutirait qu'~t l'agen- cement confus de lettres devant les yeux.

Nguy~n Thien TOng (XVII �9 si6cle) z

ou b ien :

Insondable est le c0eur humain clans son expression par la po6sie, par la parole. I1 faut jusqu'h trois ans de m6ditation pour trouver le mot souhait6, et un mill6naire ne sutfit pas encore pour en ache- ver l'explication. Aussi j'estime que c'est compliqu6.

Nguy~n Cu Trinh (XVHI e si6cle) 3

U n certain hasard his tor ique avait rapproch6 nos Anciens de Boileau, le cN6bre po&e et conseiller des po6tes aussi du G r a n d si6cle franqais:

Un pogme excellent; off tout marche et se suit N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit. I1 veut du temps, des soins . . 4

et t ra i tan t sur le langage po&ique:

Voulez-vous du public m6riter les amours! Sans cesse en 6crivant variez vos discours. Un stile trop 6gal et toujours uniforme, En vain brille h nos yeux, il faut qu'il nous endorme ~

Mais concr&ement par lant , en quoi consiste ce travail de sculpture, de ciselage dans l 'a r t verbal v ie tnamien?

2 Du legs litt$raire (T~a' trong di san)6dit. Tfic pham m6'i (Hanoi, 1981) p. 35.

a Op, cir. p. 47. 4 Nicolas Boileau-Despr6aux: L'art podtique, 6tudi6 et pr6sent6 par

Rita Schober, (Halle: Max Niemeyer Verlag, 1968) p. 58. Stile, c'est le mot de Boileau.

5Ibid., p. 18.

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D'abord dans le choix strict, tr6s r6fl6chi et tr6s mesur6 du langage, dans ce travail que maints s6mioticiens ont heureuse- ment d6sign6 par le terme ~ destructo-constructif>>. Travail qui consiste ~ ~ brasser>> le langage, h l'&iger en un monument verbal capable de cr6er un envofitement po&ique sur le plan des id6es, des pens6es tout comme de l'art.

De l'6nergie cr6atrice accumul6e et d6pens6e dans une verve et une virtuosit6 promues par un id6al social-esth6tique judi- cieux, justement comme ces myst&ieuses voix de l'H61icon qui hantaient le jeune H6siode dans le Vallon des Muses.

Les mots viennent des id6es, du v6cu, de l 'imagination, du capital de connaissances et du savoir, des grands efforts de pen- s6e et enfin, du calcul aussi. Ils rallient heureusement l'esprit de finesse et l'esprit g6om6trique que Pascal avait jadis jug6s in- conciliables.

Long lanh d~iy nu'6'c in tr6'i Th~mh x~ty kh6i bi66 non pho'i b6ng vhng

(Nguy~n Du: Ki'du)

De tels vers offrent, dans notre po6sie, un mod61e irr6pro- chable du fait de sa forme qui atteint une beaut6 picturale, voire sculpturale, avec ses expressions h fond d'images, ses inversions berceuses de figures et ses m~taphores d'une richesse affective sans 6gale. Solidit6 s6mantique qui engendre les sens tout en les lib&ant, visant en m$me temps la sensibilit6 et l'intelligence du lecteur.

L'eau, rniroir trernblotant renvoyait l'image d'un ciel azur

Les citadelles 6rigeaient des colonnes de fum6e bleue Les c6teaux 6talaient leurs grandes nappes dor6es. 6

Pour le Vietnamien qui lit ces vers dans le texte, c'est tout un paysage, tableau de ce lointain Orient qui 6meut par ses lignes

Ki~u, Traduetion frangaise de Nguyen Khiie Vien. Edit. en langues 6trang6res (Hanoi, 1963) p. 107--108.

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mdlodiques, ses traits de coloration lyrique. Deux vers, mais qui contiennent tant de caractdristiques nationales darts le verbe podtique.

Un de nos vers antiques pourrait 8tre citd comme un autre signe de cette richesse et de cette varidtd du verbe podtique viet- namien, de ce chromatisme qui accuse quelque chose d'dthdrd, d'imponddrable, une crdation qui rSve:

Qu~n son thanh dfio h~i m6n kh6ng 7 (Le vert de la chaine des montagnes s'approchant de lamer, se perd dam ie n6ant).

Une alchimic du verbe dirait-on ? Un verbe accessible ~t tous lessens comme a dit Rimbaudfl

Coulcur et nature, fusion entre le vert (de la montagne) et l'immensitd bleue de l amer . Enchdrissement podtique l~ o/~ le vert se perd dans le ndant de rocdan, tout comme la << Mer dd, vorant les azurs verts >~ dans le Bateau ivre du voyant Rimbaud.

Dans un de ses courts po6mes intituld Confidence plaintive le grand po6te Nguy~n TrSi a peint aussi un simple tableau, et cette fois, avec un langage ouvertement populaire:

Pho' pho' dfiu bac 6ng cau cfi, Leo ldo gio~nh xanh con m~t m6o 9

(Toute blanche est la t~te du p6cheur Et tout pur le bleu du courant d'eau, semblable ~t l'~eil du chat)

Encore un paralldlisme entre deux vers et une opposition binaire entre les entitds vivantes dans les vers.

Phoi phoi / leo 1~o; toute blanche / tout pur IJ~,u bac / gio~nh xanh; la t6te blanche / bleu tout put du courant Ong cau c~i / con m~t m6o; Le p~cheur / r~eil du chat

7 Nguy~n Trung Ngan dans le po~me: <~ Than dau hhng khau vfin bac ~>.

s Arthur Rimbaud par Claude Edmondc Magny, (Paris, 1956) p. 163. s Tu' thdn, bM 31; Qu6"c~m thi td.p (Recueil des po~mcs en langue

nationale) (Hanoi: 1956) p. 97.

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Des inversions ont 6t6 employ6es pour mettre l 'accent sur les notes po6tiques des choses et de l 'homme plut6t que sur les choses et hommes eux-mSmes.

Nos po6tes allient toujours homme et nature par la vole du parall61isme et de ta confrontation par couple. On remarque ici l 'apparition des <~ mots - ~il >> c'est tt dire des ~ roots -- cen- tre >>, tr6s populaires d'ailleurs, mais qui r6v61ent un travail ardu dans le choix lexical, s6mantique et vocalique du po6te. << Comme l'ceil du chat)r , est une excellente m6taphore qui montre tout le bleu pur du courant d'eau face tt ce blanc pur de la t~te du p~cheur. Le po6tique r~pond au po6tique par la po6sie des choses dont la source est dans ces roots les plus sire. ples mais qui frappent l 'imagination autant clue la sensibilit&

Les ~< roots - ceil >> jouent dans notre po6sie un r61e relative- ment d&erminant dans la construction po6tique. Ce sont les roots dont la pr6senee - rien moins que formelle, renforce le sens po6tique, donne l'effet tt l'esprit et aux sensations du lec, teur. Centrip6tes pourrais-je dire, quand ils sont la dominante significative, l'616ment exhaustif des vers ou du po6me dans son ensemble. Centrifuges quand, de par leur originalit6, leur infor- mation, ils influencent les autres roots par <( radio-activit6>> s~mantique ou formelle, et partant, augmentent le volume signi- fiant de ces derniers.

Dans les vers cit6s ci-dessus, les roots in (renvoyait l'image) xdy (&igeaient)pho'i (6talaient) sont des ~< roots - ceil >> centri- fuges, je suppose.

Dans le po6me de Nguy~n Tr~i ~< l'ceil du chats> est un <~ mot - ceil>> centrip~te. I1 constitue le centre du po~me en matibre de figure du fait de son degr6 d'originalit6, c'est tt dire de son impr6visibilit&

Si vous me permettez de prendre au hasard quelques cas dans la po6sie occidentale, je pourrais dire que dans le po6me Les pauvres gens de Victor Hugo par exemple:

On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants Tout pr6s, un matelas s'6tend sur des vieux bancs, Et cinq petits enfants, nids d'~me y sommeiUent.

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On trouve toute une merveille qui s 'est r6v6Me dans ~ nids d'ftme r~, deux roots privil6gi6s, deux mots de prix, des ~< mots - ceil>) comme on dit chez nous.

Et quand Pablo Neruda 6crit:

Elle dit oui, eUe dit non elle dit non, non et non elle dit oui en bleu en 6cume, en galop eUe dit non et non . . . .

(A lamer) 10

On ne volt rien que des mots les plus familier s, simples c o m m e les alphabets, comme le jour. Mais sous la p lume de ces explora- teurs, les mots ont net tement leur charge po6tique: Oui, non,

non o u i . . . Ce sont des ~ mots ~ intensit~ ~ , qui nous m6nent d ' u n uni-

vers h l 'autre, de la vie au po6me et du po6me ~ la po6sie. Aussi, ce n 'est pas par hyperbole qu 'un de nos po6tes a di t :

~< la po6sie est un d iamant qui seintille sous la lumi6re du soleil, la po6sie est po6sie, elle est en mSme temps peinture, musique, sculpture ~t sa propre mani6re.)~ (S6ng Hbng). n

Prenant parole sur un de ses po6mes devant les instituteurs d 'une 6cole d 'enseignement secondaire, T6" Hfi 'u, un des grands po6tes r6volutionnaires de notre temps, a fait une auto-analyse qui r6pond bien ~ la quest ion pos6e:

~ A u commencement du po6me M~re To 'm ( M . e T o ' m ) i l y a ces vers:

Je reviens au pays de la m~re qui jadis me donna un bol de riz

par un midi de lumi~re le soleil s'allonge sur les banes de sable le vent souffle en 6moi, ber~ant les vagues de lamer douee fratcheur en notre eceur qui chante en 6eho lz

1~ Marcenac, Pablo N~ruda (Paris, 1963) p. 127 et p. 212. n S6ng H6ng, Cfm# ban doc (Au lecteur) dans Po~mes, (Hanoi, 1957)

p. 10, traduit en fran~ais par l'auteur de cet article. ~2 Mq To'm (M6re To'm), un des grands po6mes 6pieo-lyriques: Antho-

logie de la littdrature vietnamienne, Tome IV, Edit. en langues &rang~res (Hanoi, 1977) p. 211.

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~ Dans les deux derniers vers il y a des 6chos du vent et des vagues, 6cho aussi d 'un ceeur. Si j '6cris: " l e vent souffle en tumulte, les vagues de l a m e r se brisent dans un bruissement r6gul ier" alors il n 'y aurait rien sans doute qui vaille. Les deux vers ne d6crivent pas un site mais peignent les sentiments de l 'homme dans le site. Les rythmes des deux vers sont ceux du vent et des vagues, ils sont aussi les rythmes d 'un d6sir brfilant, tumultueux, d 'une profonde all6gresse d 'un homme qui revient /t l 'ancien berceau, celui qui l 'a nourri. ~r ~a

Confessions professionnelles d 'un artiste qui a fait une ana- lyse vivante sur l 'art du verbe, sur le pathos po&ique des mots et expressions, sur la forme po&ique en action.

Chez les grands po6tes, le choix des mots a donn6 h la forme son existence, son prix, son r61e ~ d 'actant ~>. L 'ar t verbal par- ticipe h l'6tre,/~ la valeur intrins6que de la po6sie.

Je passe maintenant au deuxi6me et aussi au dernier point: forme et signifiance dans la po6sie.

Nos ancStres eux aussi, y ont pens6. D'apr6s NguySn DfJ, un de nos grands ~crivains du 17 e si~cle, ~ la po6sie des anciens prend la vigueur pour souche, la juste mesure comme adresse; la phrase est courte mais sa teneur est longue, la parole est proche mais son sens va l o i n . . . >~

C'est ce <~ lointain)) du sens, qui donne/~ la po6sie vie et lon- g6vit6. Car dans l'histoire de la litt6rature universelle, il ne man- que pas de ces po6mes qui, h cause de leur indigence signifiante, ont 6t6 6cart6s de l 'art et m~me jet6s dans le naufrage des si6cles.

Le voilh donc ce po6me baroque Vant6 six alas, il est mort en un jour...14

Pour Ch~ Lan Vi~n, un de nos po6tes modernes connus, la vraie po6sie a la dimension de l 'atome. L 'a tome est infinit6si-

1~ Ndi chuy~.n Tho' (Conversation sur la po6sie) Pour une litt6rature et un art digne de notre peuple, de notre 6poque. (Hanoi, 1973) p. 437-438. Cet extrait est traduit en fran~ais par l'auteur de cet article.

14 Robert Sabatier, Po~sie fran~aise du 18 e si~cle, Albin Michel (Paris, 1975) p. 132. Les deux vers cit6s sont de Nicolas Masson de Morvilliers.

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mal mais son e x p l o s i o n . . , tout le monde en sait l'effet. ~( Aller loin>>, ~ explosion de l'atome>> p o 4 t i q u e . . . 6quivalent au pluriel du sens, h l'infinit6 potentielle du langage po6tique, au caractSre ~t ouvert>> de l'eeuvre.

C'est bien cela que je voudrais appeler le travail de la pro- duction du sens par le sens que route po6tique se doit de prendre en charge.

Ecoutons encore ChS' Lan ViSn:

Ton po6me, ami, n'en fais qu'une moiti6 L'autre moiti6, laisse l'automne la faire Le chuchotement de ton ~tme c'est le murmure des feuilles Ce chant n'est pas toi, mais il est la saison...15

et une jeune po6tesse, chantre de l 'amour:

Ohl pouvoir venir se briser et devenir cent et cent petites vagues au milieu de l'oc6an d'amour et mille et mille arts flapper h la gr6ve.

(Xufin Qu3~nh, Les Vagues) 18

Pens6es po&iques, contemplations d 'une part, et m6ditations sur l ' amour , de l 'autre; douce musique, 16g6re teinte, du ver- lainien oriental . . .

La po6sie fait voir, fait comprendre, fait sentir. En un mot, elle fait vivre le lecteur dans un monde imaginaire qui r6fl~te un r6el mais qui est tout baign6 de subtilit6s rh&oriques. Produc- t ion du sens par le sens veut dire aussi production des sens sous un triple plan: s e n s - i m a g e - a f f e c t , dans la totalit6 intrin- s6que, syncr&iquedetoutsens po4tique. Autant de sens, autant d ' images, autant d'affects. La stratification des sens donne nais- sance aux images, aux affects correspondants. Le dit m6ne aux non-dits, le texte m6ne aux sens, aux images, aux affects qui se

15~ Pens6es sur la po6sie ~, traduction de Mireille Gansel, Europe, 10--1975, p. 72.

16 Les Vagues: Anthologie de la litt6rature vietnamienne, Tome IV. Edit. en langues 6trang~res (Hanoi, 1977) p. 627.

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forment et qui a d6ferlent >> sous la nappe toute tranquille du texte po6tique.

Mais faut-il encore que je fasse ici une r6serve importante. Ce qui est dit potentialit6, possibilit6 du sens po&ique, ne dolt pas &re entendue comme une sorte d '~ anarchie>>, de relati- visme, dans l'acception du mot ~ sens>>. Sous la lumi6re du mat&ialisme dialectique, on peut voir que chaque po6me a son sens, ses sens ~ voulus >>, porteurs du vouloir-dire du po6te: la r6alit6 soeiale qu'il r6fl6te, son id6ologie, son projet social et esth6tique, le grand public pour qu'il 6crit.

Les caract6ristiques de l 'art du verbe po6tique n'empSche pas l'aete de ~ signifier>> la r6alit6 sociale et de se signifier du po&e lui-mSme. MMtre de ses pens6es, de sa r6alit6, le po6te est aussi maitre de son langage, de son travail po6tique. Cr6ateur, c'est lui-m~me qui cr6e lessens multiples de son ~euvre pour pouvoir beaucoup dire h ses lecteurs pr6sents et aussi h ses lec- teurs ~t venir.

Dans toute po6sie authentique, c'est-h-dire qui garde ses pro- fondes attaches avec la vie de l 'homme, ses besoins id6ologiques et artistiques, le t( pluriel>> da Sens ne fait pas du po6me ~ une bouteille h lamer>> qui flotte et qui vogue ~t vau - l ' e au . . . Le po6me, grace au langage qui le forme, et malgr6 cette signi- fiance multiple, est toujours une r6alit6, une v6rit6, un acte de communication ayant valeur ~ de voix de la concorde, du con- sentement, de la camaraderie >> (To Hu'u).

Le sens po6tique a sa stabilit6 interne et son 6volution relative par rapport ~ l'espace et le temps.

Evidemment, le probl6me se complique quand le po6me quitte son auteur pour ~ prendre le large>>. Des fois, ~ travers la r6cep- tion et l'audience, et pour les raisons que je n'ai pas h pr6senter ici, des sens ~( non voulus>> apparaissent. Sens se mue aussi en significations objectives par rapport au projet initial de l'auteur. Parce que le lecteur, le public intervient et voilh le subjectifqui est pr~t h s'ajouter, ~ ~ recr6er >> p a r f o i s . . .

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Le formalisme ~t travers ses divers visages, a beaucoup nut ~t la forme. Seuls !es grands po&es, les grands penseurs de tous les temps, qu'ils soient de l'Orient ou de l'Occident, lui ont rendu sa dignit& Quand on consid~re la po6sie comme un substrat de l 'humain, un vrai art et une vraie arme, la forme participe de la po6sie comme la chair du corps.

Nous les avons tous, ces grands cr6ateurs des formes po&i- ques, de la po&ie, pour dire le terme dans sa totalit6. Chaque peuple, sans aucun doute, a ses Goethe, ses Pouchkine, ses Pet6fi, ses Victor Hugo, ses Nguy~n D u . . . auxquels s 'ajoutent ses Vapsarov, ses Maiakovsky, ses N6ruda, ses Aragon, ses Hikmet, ses TS" H f i ' u . . . Ce sont bien des g6nies du verbe et de la po6tique. Mais chacune de leurs symphonies est un Chant g~ndral, une grande proposition aux probl6mes humains, de dif- f6rentes 6poques. Leurs ~euvres sont autant de projets de vie et d'art, dot6s d 'un grand coefficient humaniste qui en fair l'es- sence. Libert6, justice, d6mocratie, bonheur humain, amour, paix et amiti6 entre les peuples, ne seraient ce-pas lh les plus grandes pr6occupations dont se r6clame toute vraie po6sie?

En pleine Am6rique, je pense ~t ce grand Whitman, qui vient d'etre traduit chez nous, dans ses Feuilles d'herbes.

<< Un autre mot-force du livre est celui de camaraderie, enten- due pour tous les pays, et darts un sens plus imp6rieux et plus accus6 que ju squ ' i c i . . . )~ a-t-il dit. Et apr+s: << Sans diminuer pour cela d 'un pouce de taille de mon individu, l'ouvrier et l'ouvri+re devaient se trouver d'une ~t l'autre de rues pages. >) 17~

L'accueil que les lecteurs des divers pays ont r6serv6 aux grandes oeuvres &rang6res prouve que toute po6sie ayant sa vraie identit6 nationale y compris des caract6ristiques en mati6re de forme, participe aussi ~t l'universel. A cet humain universel dont nos.plus grands po&es comme Nguy~n Tr~i, Nguy~n Du , NguySn Dinh Chi~u, H6 Chi Minh, To H f i ' u . . . sont les chart-. tres, et pour lequel se sont prononc6s aussi tousles grands po&es que l'humanit6 a connus jusqu'ici.

17 <~ Pages de journal ~, Mercure de France (1926) pp. 244 et 246.

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~ L'ar t pour le Progrbs>> ; j 'ai toujours dit: l 'art pour le Pro- g r 6 s . . . En avant ! c'est le mot Progr6s, c'est aussi le cri de l'art. Tout le verbe de la po6sie est lb. >> is Victor Hugo en r6pondant

Baudelaire, s'est fait aussi partisan de cet humain universel. Po6sie m~ne en dernier lieu h acte de po6sie ou h po6sie en

acte. La vraie po6sie prend toujours conscience d'elle m~me. De nos jours, tant de questions les plus actuelles, les plus brfi-

lantes et les plus habituelles aussi, offrent h la po6sie tout un champ de mati6re ~ d&ecter sur le plan des formes po6tiques tout comme de la po6sie en g6n6ral.

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