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Polysémie des verbes modaux pouvoir et devoir. 1. Notions opératoires. Valeur radicale/ valeur épistémique 1 : une saisie lexico-sémantique. La valeur radicale correspond à la valeur d'origine du verbe modal (sens lexical premier), la valeur épistémique, à une acception dérivée ; le verbe modal en vient ainsi à indiquer un degré (quelconque) de probabilité d'actualisation du procès, allant du moins probable (éventualité) au très probable (vraie probabilité d'actualisation, quasi-certitude) : les modaux à vocation sémantique première aléthique et/ou déontique peuvent tous développer des valeurs épistémiques (selon le cas : éventuel, probable). Modalité du faire/ modalité de l’être 2 : propriétés sémantiques du dictum. Les valeurs radicales du verbe modal ne sont compatibles qu’avec un prédicat modalisé de l’ordre des activités (Elle peut[capacité]/ doit [obligation] nager pendant trois heures ), des accomplissements (Elle peut [capacité]/ doit [obligation] peindre le tableau en une heure ) ou des achèvements (Si quelqu’un peut [capacité] trouver votre chien en moins de 24 heures , c’est bien elle/ Elle doit [obligation] trouver votre chien en 24 heures / Les élèves internes peuvent [permission] sortir jusqu’à telle heure/ doivent [obligation] rentrer avant telle heure) – tous ces dictums étant de l’ordre du faire, donc. La valeur épistémique, par contre, est surtout compatible avec un prédicat modalisé de l’ordre des états : Elle peut/doit être fatiguée , Elle peut/doit aimer la linguistique 3 ou avec les formes perfectives de prédicats du faire, qui envisagent la situation concernée (activité, accomplissement ou achèvement) en question comme ayant atteint sa limite finale : Elle peut [éventualité : probabilité faible]/ doit [probabilité forte] avoir nagé pendant trois heures. Modalité référée au sujet/ modalité référée à l’énonciateur 4 : relation du modal au sujet grammatical. Les valeurs modales radicales seraient référées, au premier degré, au sujet grammatical du modal, et seulement au second degré, à l’énonciateur (Guimier 1989). C’est ce que signale par ailleurs aussi la qualification de « modalités orientées vers l’agent » (Bybee & al. 1994). Par contre, les valeurs modales épistémiques seraient directement référées à l’énonciateur. Portée sémantique 5 intra-prédicative/ extra-prédicative : relation de l’auxiliaire modal au verbe plein (opérations de ‘visée phrastique’ différentes) 6 . Les valeurs radicales seraient conditionnées à une coalescence du modal avec le verbe modalisé. Le modal (entendu alors comme auxiliaire) porterait sur le verbe « plein » (et son ou ses compléments sélectionnés, obligatoires ou optionnels 7 – donc en fait : sur le 1 Tradition anglo-saxone. 2 KrØnning 1996, 2001. Les valeurs modales du verbe devoir, dans KrØnning 1996 : 4.1. sont en effet définies en termes de la distinction (métalinguistique) ÊTRE/ FAIRE ÊTRE: NÉCESSITÉ DE FAIRE ÊTRE véridicible/ NÉCESSITÉ D’ÊTRE véridicible/ NÉCESSITÉ D’ÊTRE non véridicible mais montrable (op. cit., p. 29). Nous avons explicité, ici, l’opposition <faire (être)/ être> en termes du contenu sémantique de la proposition modalisée, dans une perspective explicite d’interprétation de l’énoncé (discrimination de la valeur modale). 3 Noter que la construction aspectuelle être en train de+infinitif, tout en filtrant (test distributionnel) des activités et des accomplissements (aspect lexical [+dynamique]), est elle-même de l’ordre des états : aussi des énoncés du type de Elle peut/ doit être en train de courir auront-ils des lectures épistémiques (respectivement : éventualité/ probabilité forte). 4 Guimier 1989. 5 Entendue comme distincte de l’incidence syntaxique (Le Querler 2001). 6 Guimier 1989. 7 Certains compléments de verbe non obligatoires (optionnels) ne laissent pas de faire l’objet d’une certaine forme de sélection sémantique – il en va ainsi des compléments de manière, qui ne peuvent se combiner librement avec n’importe quel verbe : les verbes moyens, par exemple, ainsi que nous l’avons appris dès le chapitre introductif, sont à la fois rébarbatifs à la complémentation (modification) de 1

Polysemie Des Verbes Modaux POUVOIR-DeVOIR

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Polysémie des verbes modaux pouvoir et devoir.

1. Notions opératoires.

Valeur radicale/ valeur épistémique1 : une saisie lexico-sémantique.

La valeur radicale correspond à la valeur d'origine du verbe modal (sens lexical premier), la valeur épistémique, à une acception dérivée ; le verbe modal en vient ainsi à indiquer un degré (quelconque) de probabilité d'actualisation du procès, allant du moins probable (éventualité) au très probable (vraie probabilité d'actualisation, quasi-certitude) : les modaux à vocation sémantique première aléthique et/ou déontique peuvent tous développer des valeurs épistémiques (selon le cas : éventuel, probable).

Modalité du faire/ modalité de l’être2 : propriétés sémantiques du dictum.

Les valeurs radicales du verbe modal ne sont compatibles qu’avec un prédicat modalisé de l’ordre des activités (Elle peut[capacité]/ doit [obligation] nager pendant trois heures), des accomplissements (Elle peut [capacité]/ doit [obligation] peindre le tableau en une heure) ou des achèvements (Si quelqu’un peut [capacité] trouver votre chien en moins de 24 heures, c’est bien elle/ Elle doit [obligation] trouver votre chien en 24 heures/ Les élèves internes peuvent [permission] sortir jusqu’à telle heure/ doivent [obligation] rentrer avant telle heure) – tous ces dictums étant de l’ordre du faire, donc.

La valeur épistémique, par contre, est surtout compatible avec un prédicat modalisé de l’ordre des états : Elle peut/doit être fatiguée, Elle peut/doit aimer la linguistique…3 – ou avec les formes perfectives de prédicats du faire, qui envisagent la situation concernée (activité, accomplissement ou achèvement) en question comme ayant atteint sa limite finale : Elle peut [éventualité : probabilité faible]/ doit [probabilité forte] avoir nagé pendant trois heures.

Modalité référée au sujet/ modalité référée à l’énonciateur4 : relation du modal au sujet grammatical.

Les valeurs modales radicales seraient référées, au premier degré, au sujet grammatical du modal, et seulement au second degré, à l’énonciateur (Guimier 1989).

C’est ce que signale par ailleurs aussi la qualification de « modalités orientées vers l’agent » (Bybee & al. 1994).

Par contre, les valeurs modales épistémiques seraient directement référées à l’énonciateur.

Portée sémantique5 intra-prédicative/ extra-prédicative : relation de l’auxiliaire modal au verbe plein (opérations de ‘visée phrastique’ différentes) 6.

Les valeurs radicales seraient conditionnées à une coalescence du modal avec le verbe modalisé. Le modal (entendu alors comme auxiliaire) porterait sur le verbe « plein » (et son ou ses compléments sélectionnés, obligatoires ou optionnels7 – donc en fait : sur le prédicat), en-deçà de la relation de celui-ci avec le sujet. Le sujet serait incident (au sens guillaumien du terme) à l’ensemble {modal+verbe+…}, et non pas au prédicat modalisé tout seul, ni au modal pris de manière autonome.

La distinction entre valeurs modales radicales et valeurs modales épistémiques d’un même marqueur modal supposément polysémique serait à ramener à des opérations de ‘visée phrastique’ différentes, dans la ‘genèse mentale de l’énoncé’ (introduction respectivement précoce (avant introduction du sujet) et tardive (après introduction du sujet) dudit modalisateur)8.

Portée interne/ externe (du modal, par rapport à la proposition) – opposition syntaxique corrélative à l’opposition valeurs « radicales »/ valeurs « épistémiques » (Sueur 1979, 107-

1 Tradition anglo-saxone.2 KrØnning 1996, 2001. Les valeurs modales du verbe devoir, dans KrØnning 1996 : 4.1. sont en effet définies en termes de la distinction (métalinguistique) ÊTRE/ FAIRE ÊTRE: NÉCESSITÉ DE FAIRE ÊTRE véridicible/ NÉCESSITÉ D’ÊTRE véridicible/ NÉCESSITÉ D’ÊTRE non véridicible mais montrable (op. cit., p. 29). Nous avons explicité, ici, l’opposition <faire (être)/ être> en termes du contenu sémantique de la proposition modalisée, dans une perspective explicite d’interprétation de l’énoncé (discrimination de la valeur modale).3 Noter que la construction aspectuelle être en train de+infinitif, tout en filtrant (test distributionnel) des activités et des accomplissements (aspect lexical [+dynamique]), est elle-même de l’ordre des états : aussi des énoncés du type de Elle peut/ doit être en train de courir auront-ils des lectures épistémiques (respectivement : éventualité/ probabilité forte).4 Guimier 1989.5 Entendue comme distincte de l’incidence syntaxique (Le Querler 2001).6 Guimier 1989.7 Certains compléments de verbe non obligatoires (optionnels) ne laissent pas de faire l’objet d’une certaine forme de sélection sémantique – il en va ainsi des compléments de manière, qui ne peuvent se combiner librement avec n’importe quel verbe : les verbes moyens, par exemple, ainsi que nous l’avons appris dès le chapitre introductif, sont à la fois rébarbatifs à la complémentation (modification) de manière, et au passif.8 Guimier 1989.

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113 ; 1983, 167-168, apud Fuchs 1989 : 83) ; terminologie Le Querler 1994, 2001 : incidence (syntaxique) intra-prédicative/ incidence (syntaxique) extra-prédicative.

modalité de re (modus inséré dans le dictum)/ modalité de dicto (modus extérieur au dictum, dictum = sujet du modus) : relation du modus au dictum, définie en termes de l’ordre des mots observé – opposition donc pour l’essentiel équivalente à : portée interne/ portée externe, incidence intra-prédicative/ incidence extra-prédicative.

2. Constructions syntaxiques (analyse GB9).

Pouvoir/ devoir « radicaux » : verbes à contrôle10.

Verbes pleins, qui sélectionnent thématiquement deux arguments internes, dont leur sujet superficiel : un argument propositionnel (une proposition infinitive), qui remplit le rôle-θ11 typiquement appelé

<Thème> : en l’occurrence, il s’agira de l’objet de la capacité, de la permission (pouvoir), ou de l’obligation (devoir)) – argument introduit en syntaxe comme complément (= sœur) du verbe modal (un CP12 : [CP C [IP …]]) ; cet argument représente, en termes d’analyse des modalités d’énoncé, le dictum ;

et un argument nominal qui remplit le rôle-θ de <siège> de la capacité (pouvoir) ou de <cible> de la permission (pouvoir), de l’obligation (devoir) ou de l’interdiction (devoir ne pas…, ne pas pouvoir…)) – argument réalisé syntaxiquement comme sujet du verbe modal (syntagme nominal porteur du Cas Nominatif13).

La proposition infinitive aura, elle, pour sujet14 un pronom non épelé (étiqueté PRO): qui reçoit un rôle sémantique de la tête lexicale prédicat dans cette proposition (un verbe plein à

l’infinitif (cas le plus fréquent : Paul peut nager 100m en deux minutes), mais également, sous réserve de compatibilités sémantiques15, un adjectif ou une préposition têtes du syntagme attribut du sujet16 (Ces jours-ci, les épargnants doivent être attentifsA (= doivent prêter attention/ faire attention/ faire gaffe) au moindre changement du taux d’intérêt / Tous les associés devront être présentsA (= se présenter, venir) à cette réunion du Conseil d’administration/ Le jour de l’Assemblée générale des actionnaires vous devrez être tous devantP le siège de la société avant 8h15) ;

qui se voit assigner un Cas abstrait par la tête fonctionnelle I (correspondant syntaxique de l’affixe d’infinitif) – un Cas structural, non interprétable à l’interface sémantico-logique (à l’instar du Cas Nominatif assigné par T17), appelé « Cas nul », puisque à la fois postulé pour un constituant nominal

9 ‘Théorie du gouvernement et du liage’. Dénomination à la fois d’une version de la grammaire générative chomskyenne postérieure à la ‘Théorie standard étendue’, et d’un (couple de) module(s) de la grammaire, à l’intérieur de la variante parachevée de cette théorie, connue sous le nom de ‘théorie des principes et des paramètres’ (à côté d’autres modules, telles la théorie X-barre ou la théorie des traces (déjà formulées en termes TSE), la théorie des rôles thématiques, la théorie du Cas, la théorie des Barrières, la théorie du gouvernement propre et la théorie du contrôle – dont il s’agira précisément dans cette section).10 Cf. Hirschbühler, Paul et Marie Labelle (1994) – Syntaxe du français. L’universel et le particulier dans la langue, Université du Québec à Montréal, polycopié (317p). Pour analyse des constructions à montée et à contrôle françaises, en termes de la Théorie des principes et des paramètres : 283-293 ; 302-314 ; pour la suggestion d’analyser les verbes modaux devoir et pouvoir comme susceptibles d’instancier les deux constructions : 313, (61a). Application effective de l’analyse des deux constructions à ces verbes, de notre main.11 Rôle sémantique assigné par une tête (d’où le symbole de : ‘θ’) lexicale, à statut de prédicat sémantique (un verbe, un adjectif, une préposition) à son argument sélectionné. 12 Rappel : syntagme complément(is)eur, à tête C épelée (que + TP (T de [+Temps]), de/ à + IP (propositions [-Temps], telles les infinitives) ou non épelée (Ø + IP), qui a la vertu de « protéger » son domaine phrastique (son complément) TP ou IP de toute « influence »/ « ingérence » syntaxique externe (assignation casuelle, processus d’accord). Avec les modaux : complémentiseur phonétiquement nul, suivi d’une proposition infinitive (le dictum : IP).13 Si le modal est lui-même un verbe fini (verbe à un mode personnel), et que donc la proposition soit [+ Temps].14 Sujet dictal donc.15 Voir à cet égard les paraphrases entre parenthèses, qui attestent de la sémantique de type « faire » (ou du moins [+intentionnelle]) des prédicats concernés (malgré la construction copulative – par défaut vouée à interprétation « état »).16 Dans le cas de locutions adjectives telle surP le qui-viv e (Ces jours-ci, les épargnants doivent être sur le qui-vive (= doivent ouvrir l’œil)), le rôle sémantique <Thème> sera assigné au pronom non épelé PRO par la locution comme un tout (fonctionnant comme un adjectif), et non par la tête P de sémantique (compositionnelle) situative. 17 Distinction est faite, en grammaire générative, entre Cas structural (marqué typiquement par la position du syntagme nominal qui en est porteur, en particulier dans les langues à morphologie nominale pauvre, tel le français) – le Nominatif (assigné par T) et l’Accusatif (assigné par le verbe transitif (verbe de sémantique causative), en général à son argument interne à rôle-θ de <Thème>), d’une part, et Cas inhérent (ou : Oblique), de l’autre – marqué, en français, par une préposition (en roumain, par une préposition et/ ou par la flexion (désinences casuelles)). Si le Cas structural n’est pas interprété à l’interface logico-sémantique, le Cas inhérent le sera (trait syntaxique pleinement interprétable, donc). Si le Cas structural est assigné à une position syntaxique dérivée (appelée de ce fait position casuelle – excepté le Cas Nominatif des explétifs impurs tel Il en français (Il n’y a que trois étudiants dans l’amphi, il est arrivé trois étudiants, il était une fois…), assigné à la position d’insertion lexicale de l’explétif (position de base)), le Cas inhérent est assigné à l’argument nominal dans sa position de base (position argumentale).L’inventaire des Cas inhérents n’est cela dit pas très bien spécifié, dans ce cadre théorique : Partitif (sujet postverbal (indéfini) associé d’un explétif : Il est arrivé des étudiants), Locatif, Ablatif, Allatif, … – autant de termes empruntés aux grammaires de langues à morphologie casuelle riche (tel le finnois), et/ou à la grammaire casuelle localiste (où les notions correspondantes étaient directement définies en tant que rôles sémantiques susceptibles de réalisations superficielles par divers marqueurs : Position, Pré-/Postposition, Flexion). Noter la re-conversion syntaxique des concepts respectifs, au sens de la Théorie du Cas abstrait, en GB : on y opposera, en effet, rôle sémantique et Cas abstrait (Cas syntaxique), d’une part, mais également Cas abstrait (Cas syntaxique) et cas morphologique (réalisation en surface du cas abstrait syntaxique), de l’autre.

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non épelé, et assigné par une tête I, exclusive de traits syntaxiques d’accord susceptibles de signaler, en surface (grâce à leur réalisation morphologique), la présence et la composition de traits du nominal non épelé (postulé par l’analyse) 18;

et dont l’interprétation référentielle est contrôlée par le sujet du verbe modal (même référent)19.

Modal+ CP = prédiqué du sujet modal ? : dictum inclus au prédicat ! analyse non consistante avec l’hypothèse configurationnelle à l’analyse/ au codage des rôles thématiques (Halle & Keiser 1993) DP+Nominatif devrait également être porteur d’un Cas inhérent (Oblique) qui en reflète sans autre le rôle thématique (siège de la capacité ou cible de la permission ou de l’obligation), et être ainsi capable de légitimer CP comme sujet du verbe modal ; V+OBL (=compl,V) légitimerait un spécifieur CP, se laissant « lire » à : entité/ proposition >e (événement dynamique) r (relation)? CP = proposition (constituant sémantiquement complet, comme les syntagmes nominaux, donc potentiel sujet d’un prédicat sémantique – ce qui corroborerait l’analyse traditionnelle des modalités) ; comment formaliser ? CP/ NP : ‘entité’ ? CP : ‘état de chose’ ( ?).

Modus interférant avec le dictum (dictum discontinu) : que dale !

modalisation orientée vers le sujet ? (qui peut – mais ne doit pas – recevoir, du verbe dictal, le rôle thématique d’<Agent> : Elle peut peindre le tableau en une heure (peindre : verbe transitif, elle : <Agent>)Paul peut nager 100m en deux minutes (nager : inergatif, Paul : <Agent>).MAIS : Les élèves internes peuvent sortir jusqu’à telle heure (sortir : verbe intransitif, les élèves : <Thème>20).

[VP DP(<Siège : sujet modal>) [V’V CP<Thème : dictum>]] ________________ <modus>

Modus = verbe modal tout seul ? Pierre peut/ (PROPierre) nager

Pouvoir/ devoir « épistémiques » : verbes à montée.

Verbes pleins, qui ne sélectionnent thématiquement qu’un argument propositionnel IP (leur dictum), et qui n’assignent donc pas de rôle sémantique à leur sujet syntaxique (au syntagme nominal porteur du Cas Nominatif).

Le nominal sujet du verbe modal sera donc argument sémantique du verbe dictal (ou de la tête lexicale A ou P tête d’un syntagme attribut du sujet): il aura été introduit en syntaxe auprès de cette tête lexicale, dans la proposition infinitive, et montera auprès de la catégorie fonctionnelle T qui spécifie les traits de temps(-aspect-mode) du verbe modal, à la recherche d’un Cas structural.

À la différence de la tête I dans les constructions infinitives dites « à contrôle », l’infinitif des constructions « à montée » n’assigne pas de Cas nul (Cas structural).

Pour que le nominal puisse monter auprès de la catégorie fonctionnelle qui lui assignera le Cas, dans la phrase racine, encore faut-il que le constituant IP dont il procède ne soit pas « protégé », lui, contre toute influence de cette catégorie, par un domaine CP.

Y a-t-il des occurrences (sémantiquement) « radicales » des modaux pouvoir/ devoir, mais syntaxiquement « externes » à la proposition modalisée (incidence extra-prédicative, emploi de dicto) ?

18 À la différence du sujet nul des langues romanes tel l’italien ou le roumain, dans les phrases à verbe fini, dont on peut inférer la composition de traits d’accord (personne et nombre notamment) à partir des désinences personnelles du verbe : am (1sg) citit scrisoarea, a (3sg) citit scrisoarea …, et qui est censé porter le Cas Nominatif, comme ses correspondants épelés en français : j’ai lu la lettre, il a lu la lettre. Ce sujet nul-ci était étiqueté pro, en termes de la Théorie du Gouvernement et du Liage.19 PRO explétif et verbes modaux : rare (emplois radicaux de dicto ou externes). Exemple emprunté à Kronning 1996 : 79. Dès le premier jour, il ne doit plus y avoir de levain dans vos maisons (JEAN 19 :7, Bible 1982)20 Le sujet superficiel d’un verbe intransitif tels sortir/ entrer, partir/ venir, aller etc. est un argument qui remplit le rôle-θ de <Thème> ; bien que ces verbes décrivent des actes intentionnels, ces actes n’affectent pas, n’ont pas de retombées sur une entité autre : ce ne sont donc pas des verbes à sémantique causative (transitive), et ils n’assignent pas le rôle d’<Agent>.

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Polysémie du verbe modal POUVOIR

Schéma de référence (Sueur 1979)

Selon le contexte dans lequel ils sont employés (voir passages soulignés dans les exemples ci-contre), des énoncés comme elle peut venir à pied ou elle peut faire les calculs peuvent avoir au moins quatre effets de sens :

I. Emplois radicaux21 (modalité du faire22) – portée sémantique23 intra-prédicative (modalité référée au sujet syntaxique24) :

a. Possible, pour le sujet, par ses qualités inhérentes (=capacité25 physique ou intellectuelle due au sujet lui-même) :

Elle peut venir à pied, sa jambe est déplâtrée (capacité physique)26.

Elle peut faire ces calculs plus vite que vous (capacité intellectuelle).

b. Possible, pour le sujet, par les circonstances en général (=‘possibilité matérielle’27, pour le sujet, de faire quelque chose = capacité due à une situation dans laquelle se trouve le sujet, ne dépendant pas de lui-même) :

Elle peut venir à pied, puisqu’il n’y a plus de verglas 28 . Elle peut faire ces calculs maintenant   : elle vient de recevoir les derniers chiffres de vente.

c. Possible, pour le sujet, par le truchement d’un individu ou d’une institution investis d’autorité (=permission29) :

Elle peut venir à pied, son médecin l’y autorise.Elle peut faire ces calculs, son client l’y a autorisée.

Valeur primaire (primitive) : <Possible, pour le sujet (…)> = « non impossible » (possible unilatéral30).

II. Emploi épistémique31 (modalité de l’être32) – portée sémantique extra-prédicative (modalité référée à l’énonciateur33) – éventualité (« ni nécessaire, ni impossible » - possible bilatéral34):

Pour faire de l’exercice, elle peut bien venir à pied, malgré la pluie.

Emplois qui s’intègrent mal à ce schéma :

21 Cf. Sueur 1979, 1983. 22 KrØnning 1996, 2001.23 Pour la distinction portée sémantique/ incidence syntaxique, voir Le Querler 2001.24 Guimier 1989.25 Cf. Sueur 1979, 1983.26 Elle peut nager 100 mètres en 2 minutes27 Cf. Sueur 1979, 1983).28

Elle peut passer, on a dégagé la route29 Cf. Sueur 1979, 1983.30 Terme de Gardies 1979, qui interprète le texte de l’Organon, quand à la bivalence du terme de possible : « (…) possible n’est pas un terme absolu : tantôt il exprime la réalité en tant qu’elle est en acte, quand on dit, par exemple, qu’un homme peut se promener parce qu’il se promène en fait, et, d’une façon générale, [qu’]une chose est possible parce que se trouve déjà réalisé en acte ce qui est affirmé être possible, tantôt possible exprime que la chose pourrait [seulement] se réaliser, quand on dit par exemple [sans autre] qu’un homme peut se promener » (Aristote, Organon, p. 135). En d’autres termes (telle semble avoir été l’interprétation de Guillaume d’Ockham (XIVième siècle), qui est à l’origine de l’approche moderne aux modalités aléthiques sous forme de carré modal, distinguant de manière non univoque <possible> et <contingent>):

il y aurait un <possible> qui suit du <nécessaire> (relation logique de subalternation), s’opposant à l’<impossible> (relation logique de contradiction): <possible que p> (le possible) ;

et un <possible> qui s’oppose au <nécessaire> (relation logique de contradiction), suivant de l’<impossible> (relation logique de subalternation) : <possible que non-p> (le contingent).

Gardies 1979 interprète ce même passage d’une manière quelque peut différente, distinguant un possible « opposé (seulement) à l’<impossible> » (possible appelé, de ce fait, unilatéral), et un possible « opposé à la fois au <nécessaire> et à l’<impossible> » : le <potentiel> (possible bilatéral).31 Cf. Sueur 1979, 1983.32 KrØnning 1996, 2001.33 Guimier 1989.34 Au sens de Gardies 1979.

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III. sporadicité (référentielle, temporelle35) :

Les Alsaciens peuvent être obèses (= « certains Alsaciens sont obèses, d’autres pas » : sporadicité référentielle, quantification sur le sujet)

Georges peut manger du lard (= « Georges mange parfois du lard » : sporadicité temporelle, quantification sur le prédicat, lecture habituelle)

IV. valeurs illocutoires (emplois postmodaux36) :

a. Concession : Elle peut prendre le métro, en tout cas, nous ne l’attendrons pas.b. Délibération : Je me demande comment je pourrais encore y arriver à temps.c. Intensification : Qu’est-ce qu’elle peut être agaçante !d. Suggestion de faire37 : Vous pouvez venir à pied, si ça vous dite. Injonction : Tu peux te taire, oui !38

f. Question-requête : Pouvez-vous me passer le sel, s’il vous plaît ?39

g. Question-offre : Puis-je vous offrir un digestif ?h. Question-demande de permission : Puis-je m’asseoir ?40

i. Question-excuse : Puis-je m’excuser de vous avoir importunée ?j. Question-aveu : Puis-je vous dire que je vous aime plus que bien ?

Ces emplois, qui ont tous un rapport avec la force illocutoire de l’énoncé, semblent être du type que Van der Auwera & Plungian (1998) appellent emplois postmodaux. L’approche typologique de Van der Auwera & Plungian (1998) suggère que de façon universelle l’évolution diachronique que subissent les expressions modales est :

Modalité du faire à modalité de l’être à Valeurs postmodales (ou : illocutoires)

Dans une étude présentée au 7e Colloque Chronos, Carl Vetters et Claude s’est attaché à tester cette hypothèse sur des corpus diachroniques français. Les données analysées confirment, pour le français au moins, le bien-fondé des hypothèses de Van der Auwera & Plungian : en ancien et en moyen français, les emplois radicaux sont prédominants, alors que la valeur épistémique est plutôt rare. Quant aux valeurs postmodales, elles apparaissent – mis à part quelques occurrences isolées plus anciennes – au XVIIe siècle et deviennent vraiment courantes au XVIIIe siècle.

Portée sémantique vs incidence syntaxique

Il n’y a pas de corrélation systématique entre, d’une part, incidence syntaxique intra-prédicative et, de l’autre, emplois radicaux du modal pouvoir (portée sémantique intra-prédicative), ni entre incidence syntaxique extra-prédicative, et portée sémantique extra-prédicative (qui caractériserait aussi bien l’emploi épistémique que les emplois sporadique et concessif) – puisque, si les effets de sens radicaux (portée sémantique intra-prédicative) sont systématiquement réalisés par des constructions syntaxiques à incidence intra-prédicative du modal, la lecture épistémique peut être aussi bien le fait de constructions à incidence syntaxique extra-prédicative, que de constructions à incidence syntaxique intra-prédicative.Incidence syntaxique intra-prédicative : pouvoir porterait sur le prédicat en-deçà de la relation prédicative pouvoir-sujet du modal. Prédicat complexe qui assignerait un rôle sémantique (unique) au sujet grammatical.Siège de la capacité, cible de l’autorisation.

Il se peut qu’elle vienne à pied.

Pouvoirépistémique + infinitif à montée : __ peut bien [IP ti être venue à pied] Ellei peut bien [IP ti être venue à pied]

Il peut y avoir une erreur (Nouv. P. Rob.)

Pouvoirradical + infinitif à contrôle : Ellei peut [IP PROi lire 100 pages par jour]

(et les valeurs modales sporadique et concessive)KrØnning H. (1996) – Modalité, cognition et polysémie : sémantique du verbe modal « devoir », Uppsala ; Stockholm : Acta

Universitatis Upsaliensis ; Almqvist & Wiksell International.Kronning, H. (2001) – « Pour une tripartition des emplois du modal « devoir » », Cahiers Chronos 8 : 67-84.Le Querler, N. (1996) – Typologie des modalités, Caen : Presses Universitaires de Caen.

35 Kleiber 1983.36 Van der Auwera & Plungian 1998, Vetters 37 Le Querler 2001.38 Charaudeau 1992.39 « Impératif poli » in Vetters & Barbet 2006.40 Comparer à l’énoncé d’octroi de permission (valeur radicale de « permission ») : Vous pouvez vous asseoir.

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Page 6: Polysemie Des Verbes Modaux POUVOIR-DeVOIR

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