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POPULATION, OCCUPATION DU SOL ET MOUVEMENTS DE MASSE DANS LA REGION D' AIN-DRAHAM (TUNISIE SEPTENTRIONALE) J. BONVALLOT O. R. S. T. O. M. , 24 rue Bayard, 75008 PARIS. RESUME : La géologie, le relief et le climat de la région d'fin-Draham, en Tunisie septentrionale, la prédisposent être affectée par une dynamique de solifluxion qui cause une gêne, et parfois, un réel danger à la population. La dégradation de la végétation sous l'effet d'un relatif surpâturage et les mutations intervenues dans les modes d'exploitation du sol tendent B accélérer, depuis quelques décennies, les phénomènes é r o s i f s . Les mouvements de masse sont réactivés par une reprise générale de 1'6rosion hydrique le long des oueds. Faute d'un plan global d'aménagement, les solutions adoptées actuellement pour lutter contre les mouvements de masse sont en général peu efficaces et, dans tous les cas, mal acceptées par la population. Mots-clefs : population j élevage ; mutation socio-économique j dégradatbn; mouvements de masse ; ravinement ; aménagement anti-érosif ; déplacement des populations. ABSTRACT : The Geology, relief and climate of the En-Draham region, in Northern Tunisia, predisposes- it t o be affected by slide processes which ~ create problems and sometimes a veritable danger for the rural population. The deterioration of the vegetation as a result of relative over-grazing and the changes which have occurred in the types of farming have had a tendancy to accelerate the erosion phenomena in the past few decades. Mass movements have been reactivated by a general reoccurance of stream erosion along waddis. Given the lack of general regional planning, the solutions which have been adopted to fight against the mass movements are, for the most part, inefficient and in all cases badly accepted by the local population. Key-words : population ; breeding ; socio-economical transformations ; dete- rioration ; mass movements ; gullying ; soil erosion control ; forced popu- lation displacements. Les versants argileux ou argilo-marneux du Rif et des chaînes telliennes d'Afrique du Nord sont profondément .affectés par des glissements de terrain généralisés (Maurer, 1979). En Tunisie septentrionale, l'efirêmité orientale de cet ensemble, dans les montagnes de Kroumirie, Marthelot (1957, 1960)

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POPULATION, OCCUPATION DU SOL ET MOUVEMENTS DE MASSE DANS LA REGION D' AIN-DRAHAM (TUNISIE SEPTENTRIONALE)

J. BONVALLOT

O. R. S. T. O. M. , 24 rue Bayard, 75008 PARIS.

RESUME : La géologie, l e relief et l e climat de l a région d'fin-Draham, en T u n i s i e septentrionale, l a prédisposent être affectée par une dynamique de sol i f luxion qui cause une gêne, et parfois, un réel danger à l a population. La dégradation de l a végétation sous l ' e f f e t d'un r e l a t i f surpâturage e t l es mutations intervenues dans les modes d 'exploi ta t ion du s o l tendent B accélérer , depuis quelques décennies, les phénomènes é ros i f s . L e s mouvements de masse sont réact ivés par une reprise générale de 1 '6rosion hydrique le long des oueds. Faute d'un plan global d'aménagement, les solutions adoptées actuellement pour l u t t e r contre les mouvements de masse sont en général peu efficaces e t , dans tous les cas, m a l acceptées par l a population.

Mots-clefs : population j élevage ; mutation socio-économique j dégradatbn; mouvements de masse ; ravinement ; aménagement anti-érosif ; déplacement des populations.

ABSTRACT : The Geology, relief and climate of t he En-Draham region, i n Northern Tunisia, predisposes- it t o be affected by s l i d e processes which

~ crea te problems and sometimes a ver i table danger f o r t he r u r a l population. The deter iorat ion of t h e vegetation a s a r e su l t of r e l a t ive over-grazing and t h e changes which have occurred i n the types of farming have had a tendancy t o accelerate t he erosion phenomena i n the past f e w decades. Mass movements have been reactivated by a general reoccurance of stream erosion along waddis. Given the lack of general regional planning, t he solutions which have been adopted t o f igh t against t h e mass movements are , f o r t he most par t , i ne f f i c i en t and i n a l l cases badly accepted by t h e loca l population.

Key-words : population ; breeding ; socio-economical transformations ; dete- r io ra t ion ; mass movements ; gullying ; s o i l erosion control ; forced popu- l a t i o n displacements.

L e s versants argileux ou argilo-marneux du Rif et des chaînes t e l l i ennes d'Afrique du Nord sont profondément .affectés par des glissements de t e r r a i n généralisés (Maurer, 1979). En T u n i s i e septentrionale, l'efirêmité or ien ta le de cet ensemble, dans les montagnes de Kroumirie, Marthelot (1957, 1960)

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a mis au point une typologie des formes engendrées par ce type de dynamique et en a déterminé les causes. Ces phénomènes de grande ampleur, en mordant sur les terres cultivées et en menaçant l'habitat, nuisent au bien-être des populations (Kassab, 1976 ; Kassab et Sethom, 1981) et nécessitent de coûteuses interventions des pouvoirs publics, allant jusqu'au déplacement partiel des habitants, notamment aux alentours de la bourgade d'Ain-Draham.

L'acuité avec ,laquelle se posent les problèmes humains de cette région montagneuse est la résultante de la combinaison d'un milieu naturel potentiel- lement inscable, d'un accroissement de la population et. d'une transformation des mentalités et des comportements entraînant un abandon général des techni- ques de mise en valeur- traditionnelles' au profit de nouvelles, beaucoup plus consomtrices d'espace et peu soucieuses de la conservation du sol.

I - LES FACTEURS DE L'INSTABEITE : RELIEF, CLIMAT., VEGETATION : La petite région étudiée ici s'organise autour de deux profondes vallées

situées er-tre 100 et 300 m, séparées par une ligne de hauteurs irrégulière entre 600 et 800 m d'altitude (Dj. Bonouela et Ain Fellow.) coupée de gorges qui permettent le passage de l'une à l'autre. Vers le S.E. , les sommets culminent à 1015 m alors qu'au N.W., les crêtes ne dépassent pa.s 600 m.. Les alignements du relief suivant une direction SW-NE traduisent la dissection récente du flysch numidien, tectoniquement complexe, injecté de Trias "sali- fère". Les unités géologiques (Rouvier , 1977) , véritables nappes de charriage, sont constituées, sur plus de 3 O00 m d'épaisseur, d'un terme médian oligocène supérieur, B dominante gréseuse, encadré B la base par un ensemble d'argiles et de marnes tendres crétacé et éocène, et au sommet, par des argilites miocènes.

Souvent, les affleurements rocheux sont masqués par d'épais manteaux colluviaux revêtant une multitude de replats ou dperons accroch4:s aux versants. Ces formations, dont certaines ont pu être datées du Villafranchien (Miossec, 1981 1, révèlent la complexité de 1 évolution géomorphologique quaternaire de la région entre la tectonique de surrection active et les importantes fluctuations climatiques qui ont marqué toute l'Afrique du Nord.

Le potentiel d'instabilité induit par les caractéristiques géologiques de la région est encore accentué par la vigueur du relief due B la présence proche du niveau de base formé par l'extrême amont de la plaine du Tabarka.,

moins de 100 m d'altitude. Les pentes sont supérieures B 15% sur plus des 3/4 de la superficie et peuvent localement excéder 100%. Les dénivelées sont partout importantes et l'on passe de plus de 1 O00 m d'altitude au Dj. Bir, ncn, loin d'Ain-Draham, aux alentours de 100 m à l'aval en moins de 10 km.

La fréquence des affleurements de roches plastiques , le fractionnement tectonique des roches cohérentes et les fortes pentes constituent autant de facteurs éminenunent favorables à une dynamique de mcuvements de masse. Le volume et la constance des précipitations sont également pour beaucoup dans le déclenchement de la solifluction. Car les traits climatiques dominants des montagnes de la Kroumirie sont les fortes précipitations associées

GEOLOGIE D'APRES ROWER (1977) ET COUPE GEOLOGIQUE SUIVANT A-B (1) Alluvions. (2) Formation de pente. (3) mlJ Miocène inférieur : argilites et roches siliceuses. (4) g Oligocène superieur. : grès et argilites numi- diens. (5) c Campanien elb haestri cttien : argiles et marnes "Ain-Draham" . (6) e -c 7&estricht~en supérieur-Yprésien inférieur : argilites et. mames "Ed D?ss"?~~(~) t(s), Trias ltsalifèrel'. ' (8) Failles. et contacts chevauchants ou anormaw, apparents ou masqués.

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une relative fraîcheur en altitude, dans l'étage bioclimatique méditerranéen humide supérieur (Bortoli, 1966), variante 2 hiver tempéré. Les pluies de NW sont abondantes et régulières (P = 1563 mm, E/e = 2,04 5 Aïn-Draham) et s 'abattent principalement en hiver (46% du total annuel) , en automne (27%) et au printemps (23%). Durant l'hiver, les épisodes pluvieux de 8 à 15 jours ne sont pas rares (Bystritsky et Ibiza, 1966 ; Henia, 1965), souvent entre- coupés de chutes de neige lors du passage des fronts froids. Ils conduisent à une saturation des sols et à la mise en mouvement des glissements. Parfois (Leyrat, 19651, les précipitations journalières atteignent des valeurs record (257 m, 180 nun, 138 mm en 24 h à Ain-Draham) et sont la cause de crues mons- trueuses (Ibiza, 1967) dont les effets morphogéniques sont loin d'être &gli- geables. Seul, l'été jouit d'une relative sécheresse. Mais, dès la fin du mois d'Août, et en Septembre, de violents orages peuvent s'abattre, alors que les sols argileux des versants, craquelés par la chaleur, ne sont plus protégés par le tapis graminéen complètement désséché.

L'humidité et la fraicheur du climat ont favorisé le développement d'une végétation essentiellement arborée (Floret et Daget, 1971 ; Floret et al., 1965) si bien que la région a toujours 6th considérée come la plus belle zone forestière de Tunisie. C'est pour l'essentiel une forêt pluristrates de chênes-liège (Quercus suber), dominée sur les plus hauts sommets par la forêt de chênes zeen (Quercus Faginea) 8. structure plus simple (Schoenenberger, 1967). Cette dernière est en voie de régression rapide car le pâturage du sous-bois interdit une bonne régénération naturelle. Une futaie claire, peu couvrante, 2 végétation herbacée, la remplace.

La forêt de chênes-liège, exploitée par l'homme, est généralement moins dégradée, mais a cependant disparu par pans entiers comme en témoignent quel- ques maig-res boqueteaux ou arbres isolés au milieu des cultures. Lorsqu'elle est peu touchée par le charbonnage, la recherche de bois de chauffe ou le surpâturage, elle présente une strate supérieure souvent mono-spécifique, parfois mixte, bien couvrante, sous laquelle s'individualise une strate dense d'arbousiers, de cytises et de lentisques et une strate herbacée ouverte. I1 existe, en fait, tous les faciès de transition entre les stades précédemment décrits.

L'ouverture des milieux forestiers semble s'être produite progressive- ment. Une étude palynologique (Ben Tiba, 1980) des tourbières holocènes de Dar Fathma, sur la crête du Dj. Sra, met en évidence l'apparition d'espèces sclérophyles attestant d'un assèchement aux environs des X I O - X I I O siècles come en témoignent les datations au 14 C effectuées sur le site. C'est la période au cours de laquelle les populations semi-nomades des plaines situées au Sud de la Kroumirie cherchent refuge dans les montagnes pour échapper 2 l'insécurité due B la poussée hilalienne. Les défrichements sous l'effet conjugué de l'agriculture et des coupes pour les bois de mine et les chemins de fer se sont accentués depuis le début du XX0 siècle et ont abouti 2 une déforestation poussée des versants des vallées.

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i Actuellement, les sommets sur grès présentent un aspect incontestablement

forestier alors que les pentes argileuses ou argilo-marneuses sont occupées par des maquis ou matorrals très dégradés ou par des groupements sur terres cultivées qui offrent bien peu de protection a u sols. Les unités forestières, même très atteintes, occupent encore 60% de la superficie, alors que les cultivées s'étendent sur 19% et les terrains ravinés ou bouleversés par les mouvements de masse les plus visibles sur 21%.

II - POPULATION ET OCCUPATION DU SOL :

La petite région d'Ain-Draham apparaît, avec le Sud tunisien, comme

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une des plus déshéritées du pays. Les rigueurs du climat hivernal, la pauvreté des sols, les difficultés de communication dues au relief, l'éloignement des grandes villes côtières constituent autant de contraintes et de facteurs répulsifs qui expliquent d'une part la faiblesse du taux d' accroissement annuel de la population (I.N.S., 1976) par rapport au taux national (1,4% contre 2,5%), et, d'autre part, l'exode rural semi-définitif en direction du littoral et l'émigration lointaine (6% des chefs de famille des vallées étudiées) auxquels il faut a jouter d importapts mouvements saisonniers , dif f i- cilement évaluables , en direction des "riviera" tunisiennes d'Hammamet et de Sousse, pour la recherche d'emplois temporaires.

La population totale de la délégation d'A%-Draham était en 1975 - der- nière source officielle accessible - de 34 057 habitants, la densité s'établis- sant à 68 h au km2, chiffre moyen pour la Kroumirie dont certains secteurs supportent jusqu'à 120 h au h2. La zone des Atatfa, plus spécialement étudiée ici, apparaît come assez peu peuplée avec une densité de 56. Mais ce chiffre global ne traduit qu'imparfaitement la réalité car, si l'on considère non plus la surface totale mais celle qui est exploitée par l'agriculture, la densité correspondante fait un bond prodigieux et passe 238 h au km2 pour une population totale de 3 097 h regroupés en 8 douars.

I1 semble donc y avoir une forte surpopulation rurale compte tenu des faibles po%entialités agricoles du milieu. Car les sols sont, en effet, peu propices à une riche agriculture. Les pentes fortes, la pluviosité importante sont la cause de troncatures nettes et d'un lessivage oblique des éléments fertilisants (Leyrat, op.cit.). Les périodes pluvieuses provoquent des phéno- mènes d'hydromorphie temporaire ou irréversible, principalement sur les replats qui sont pourtant considérés traditionnellement par les fellahs come les zones les plus favorables de bonnes récoltes. En fait, les sols les meilleurs ne peuvent être cultivés avec quelques chances de succès sans un effort cons- tant de drainage d'hiver et d'irrigation d'été.

Ce double impératif faisait, jusqu'aux alentours des années 50, l'ori@- nalité de l'agriculture kroumir (Kassab, 1976 , 1979 ; Maurer, op.cit.). Sur les champs de produits vivriers (micro-parcelles de céréales associées aux fèves, pois chiches, piments, etc.) situés sur les pentes les moins fortes, plus rarement sur les versants raides, le paysan de Kroumirie avait élaboré un système d'irrigation d'été au moyen de citernes de stockage de l'eau au débouché de très longues tlseguiastt canalisant l'eau parcimonieusement fournie par des sources parfois fort éloignées. Leur remplissage s'effectuait suivant un tour d'eau déterminé par les utilisateurs des points d'eau. Durant l'hiver, au contraire, afin d'&iter un engorgement des sols et d'annihiler les glisse- ments de terrain, il était primordial d'évacuer le surplus des eaux et d'assu- rer leur écoulement rapide au moyen de rigoles obliques 2 la plus grande pente ou de drains semi-circulaires creusés en amont des parcelles (harmel).

Ces pratiques ne peuvent se concevoir que dans le cadre d'une organisation sociale en douars exploitant et entretenant en comun une ou plusieurs sources, le groupe faisant notamment respecter une ferme discipline en matière de

. tours d ' eau pour le remplissage des réservoirs. L effritement des valeurs traditionnelles depuis quelques décennies, 1 édatement des noyaux familiaux jusque 1; cohérents, la mobilité accrue des homes et l'accession progressive de toute la région 2 une Bconomie d'échanges basée sur la recherche ,de res- scurces monétaires (Signoles, 1981), ont eu rapidement raison d'un système pourtant patiemment mis au point.

La culture beaucoup plus extensive des céréales en parcelles dispersées sur l'ensemble des versants lui a succédé. Pourtant, c'est ici une véritable gageure. Les sols lourds, encombrés de blocs de grès provenant des hauts

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versants, sont très difficiles h travailler. Les rendements moyens restent toujours très bas (3-4 Q/ha). Dans les zones les plus humides, moins pentues , on cultive les plantes fourragères, vesce-avoine et sulla qui donnent ici de bons résultats. Mais les techniques de culture, dans un cas come dans l'autre, sont mal adaptées au milieu naturel. Le labour répété par sillons perpendiculaires à la pente conduit à la formation de banquettes de culture, néfastes à 1 ' écoulement rapide de ' 1 eau et génératrices de glissements.

Sur les replats, il ne reste pratiquement rien des systèmes de drainage, le manque de curage des rigoles provoquant par infiltration la saturation des horizons superficiels et leur mise en mouvement. Le réseau d'irrigation est également A l'abandon. De nombreuses sources qui avaient fait l'objet d'aménagements coûteux dans les premières années de l'indépendance du pays n'ont plus reçu aucun entretien et réactivent, en aval, d'anciennes formes de solifluction. Quelques se,&as sont encore utilisées mais l'anarchie et les conflits règnent en matière de répartition de l'eau. La mise en valeur des replats est donc en voie de rapide déliquescence qui s'accompagne de 1 ' apparition de spéculations jugées plus rentables et nécessitant un moindre contrôle de l'eau. C'est le cas de la culture du noyer pour la production de fibre dentifrice (souak) vendue dans toute la Tunisie ou celle des arbres fruitiers sur les versants abrités (pommiers, poiriers, cerisiers, figuiers).

Malgré la multiplication des surfaces emblavées, la production de céréales ne suffit toujours pas aux besoins tant les rendements restent faibles. Les ressources monétaires tirées de la vente du "souak" ou des quelques fruits produits ne permettent pas d'acquérir le complément vivrier indispen- sable. D'oÙ une tendance générale à la multiplication des troupeaux de caprins, de bovins et d'ovins qui constituent une monnaie d'échange pour l'obtention des céréales (Signoles, op.cit.). La densité du bétail est de 2 , 2 têtes par ha, chiffre moyen pour un tel milieu (Boubouze, 1980) , mais cependant trop fort lorsqu'en été, le cheptel ne trouve plus sa nourriture ailleurs qu'en forêt et provoque, dans certains secteurs, des déprédations irréversibles (Von Maydell et Spatz, 1981). La recherche de ressources nouvelles conduit - nous l'avons vu - les homes à gagner l'étranger ou les grandes villes du littoral pour y trouver un travail rémunéré, mais également h s'embaucher temporairement sur. les riches plaines irriguées de la moyenne vallée de la Medjerda ou en forêt oÙ ils participent 2 l'entretien des pistes, B l'éche- nillage des pins, au démasclage du liège et h l'arrachage de la bruyère à pipes.

Les mutations dans le système agricole, dues en grande partie des causes extérieures à la région, 1 augmentation des troupeaux, 1 ' absence temporaire d'une partie de la population active concourrent provoquer de nouveaux déséquilibres qui amènent la réactivation d'anciennes formes de glissement ou à la naissance de nouvelles.

III - POPULATION ET MOUVEMENTS DE MASSE :

I1 est peu de lieu, dans la vallée des Atatfa et de l'Oued Kebir qui ne soit pas modelé par les glissements de terrain. Leur typologie en est

, relativement simple (Marthelot, op. cit. ; Fournet et Roederer, 1961 ) . Les versants argilo-marneux, même en pente faible, sont façonnés en une multitude de bourrelets surbaissés, séparés les uns des autres par des formes en creux occupées parfois par des mares temporaires ou pérennes appelées 'lmajen" . La désorganisation du drainage conduit inévitablement 2 une exacerbation de la dynamique avec apparition de zones d'arrachement et de loupes de soli- fluction. Celles-ci sont particulièrement fréquentes à la limite des replats décrits plus haut et des versants. Les coulées boueuses, dcnt certaines sont anciennes et , stabilisées, se présentent come de véritables langues

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de boue s'échappant d'une niche, d'arrachement. Elles sont le résultat d'une véritable liquéfaction des terres due h une suralimentation hydrique qui peut avoir des origines variées. Elles sont cependant souvent h mettre en rapport avec l'abandon des anciens sytèmes de drainage et donc avec les transformations récentes des terroirs. Elles naissent généralement lors des fortes pluies à occurence pluri-annuelle. Les décollements en masse, pour spectaculaires qu'ils soient, sont heureusement très rares, le dernier en date s'étank produit en 1928 (Marthelot, op.cit .) . Ce sont incontestablement des phénomènes profonds, intéressant l'ensemble d'un versant sur 1 B 2 !an, sans relation nette avec les pluies des semaines précédentes. Ils sont plus dûs h des conditions structurales ou tectoniques favorables qu'h une quelconque influence humaine.

Dans le cas des loupes de glissement et des coulées boueuses, une relation assez satisfaisante semble pour être établie entre l'abandon des systèmes d'irrigation et de drainage et la dynamique solifluidale. Dans certaines circonstances, le mauvais entretien des sources et de leur exutoire peut être également à l'origine des mouvements. L'influence humaine directe paraît donc incontestable. Mais elle joue également de façon indirecte. En effet, l'accroissement des surfaces cultivées, l'augmentation de l'effectif des troupeaux responsable d'un éclaircissement du tapis végétal, conduisent h une augmentation du ruissellement dont les études hydrologiques soulignent l'importance (Ibiza, op.cit. ) . Sur les versants, de denses réseaux ravinants apparaissent localement sur les terres nues. Ailleurs, un ravinement en plaques, véritable lèpre, affecte certaines zones marneuses A végétation très dégradée. Le long des oueds, une reprise générale de l'érosion, avec encaissement brusque du lit d'une dizaine de mètres entre des berges obliques, provoque un déséquilibre qui se traduit par une remise en mouvement des formations superficielles de 1 amont-versant . A 1 I aval, les matériaux trans- portés, gros blocs de grès plus ou moins roulés, galets et sables, encombrent non seulement le lit de l'oued mais jonchent également la surface de la basse terrasse, elle-même composée d'éléments fins, abandonnée récemment par les cultures, preuve évidente d'un déséquilibre du système morphogénique.

Au total, d'importants phénomènes de mouvements de masse et de ravinement, les premiers souvent accélérés par les seconds, conduisent h une dégradation continue des sols et de l'ensemble du cadre de vie des habitants des vallées. Ils menacent fréquement les zones habitées come le souligne la carte ci- jointe, établie \ suivant des principes voisins de ceux des cartes Zermos,

t ,

RISQUES LIES A L'EROSION PAR MOUVEMENTS DE MASSE ET RAVINEMENT

ZONAGE : (1) Risque nul 2 faible. (2) Risque moyen. Zone affectée par des phénomènes aux conséquences mal évaluables. Facteurs possibles d'instabilité. (3) Risque fort. Zone présentant des facteurs d'instabilité pouvant entraîner des phénomènes d'érosion. Zone d'extension possible. (4) Risque très fort. Zone soumise h l'extension de phénomènes d'érosion récents ou actuels impor- tants. Probabilité de reprise de phénomènes anciens.

DYNAMIQUE : ( 5 ) Chutes de pierres et de blocs. (6) Barre rocheuse instable. -(7)trice de décollement. (8) Glissement ponctuel. (9) Glissement en planche. (10) Niche de décollement. (11) Loupe de solifluction. (12) Niche et loupe inactuelles. (13) Mouvements de surface diffus. ( 14) Coulée boueuse. (15) Ravins. (16) Bad-lands. (17) Berge et pied de versant sapés.

SIGNES PARTICULIERS : (18) Madjen. (19) Source.(20) Oued.

Les zones entourées d'un trait fort localisent l'emplacement des principaux douars.

VALLEE DES ATATFA

RISQUES

c

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et posent. de sérieux problèmes d' aménagement.

Car, dans un tel contexte d'évolution morphologique rapide, la lutte anti-érosive s'avère difficile, sinon impossible. Si les techniques, maintes fois éprouvées, sont bien connues, il est cependant difficile de les mettre en oeuvre dans ce milieu humide, oc. ruissellement et mouvements de masse sont étroitement liés. De timides tentatives d' édifications .de banquettes - véritable hérésie sur des versants argileux - ont abouti, dms les années 60, au résultat inverse de celui qui était recherché, avec la formation de superbes loupes de glissement, ccnfortant ainsi les paysans dans leur méfiance vis-à-vis des techniques "importées". Par contre, de récentes expé- riences de mise en défens de petits secteurs plantés de saules et d'eucalyptus pour fixer les berges des ravines sont techniquement prometteuses et aboutis- - sent A cne diminution sensible des phénomènes de ravinement et de glissement. Quelques barrages en pierres sèches ou en gabions parachèvent le dispositif. Mais, come toute mesure de mise en réserve, elles ne soulèvent pas l'enthou- siasme des populations qui craignent leur généralisation court terme et donc une réduction progressive de la surface de leur terroir. Ce sont pourtant les seules méthodes qui pourraient conduire, ccmpte tenu de l'expérience acquise en la matière, B une restauration progressive de l'équilibre morphogé- nique des versants et elles ont, pour les habitants come pour les autoritds, - valeur d'exemple.

Le rejet plus ou moins conscient et motivé des mesures les plus efficaces alors que, dans le même temps, de nouveaux glissements se déclenchaient et menaçaient les lieux habités ont donc conduit les pouvoirs publics B envisager, ccme seul efficace, le transfert des familles les plus exposées vers des zones stables. En vertu du principe que seules les crêtes permettaient une bonne accessibilité routière et présentaient des garanties de sécurité suffisantes, deux "villages forestiers'' y ont donc été implantés, A proximité des versants les plus affectés dont il fallait faire partir les habitants. Mais l'installation, pourtant vigoureusement incitée, a obtenu jusqu'à présent peu de succès pour de multiples raisons. La principale doit être recherchée dans le fait que les paysans ne voient pas l'intérêt qu'il y a A s'éloigner de leurs terres pour aller habiter sur des crêtes battues par les vents GÙ les conditions de vie en hiver, les risques de maladie, leur causent plus de désagréments que les facilités de déplacement vers En-Draham offertes par une piste carrossable. En outre, le plan unifcrrr-e des villages et. des niaisons en moellons recouvertes de tôle ou d'une dalle de béton qu'on leur propose - contre paiement de la moitié des somes engagées - semble peu adapté A la reconstitution d'un cadre de vie familial conforme à celui qu'ils viennent d'abandonner. D'un point de vue technique, l'éloignement des parcelles de culture conduit 2 un désintéressement pour les pratiques d irrigation- drainage 'et à la multiplication des surfaces cultivées en céréales et donc 2 un accroissement des risques d'érosion. I1 y a donc, finalement, assez peu d'intérêt à s'installer 18 si bien que, actuellement, seules les familles dont les maisons ont été détruites par les glissements y habitent.

Pourtant, une diminution des effectifs humains dont la densité - rappelons- le -est voisine de 250 ha au km2 à la surface agricole, permettrait d'entre- prendre une véritable action d'aménagement par la mise en défens des zones les plus menacées et un strict encadrement des pratiques agricoles sur les terres encore cultivables. Mais, plutôt que de continuer dans la voie sans issue des ltvillages forestiersM1, il serait préférable, dans le cadre d'un plan régional de développement tenant compte des complémentarités réelles entre zones montagneuses forestières et riches plaines agricoles voisines, d'envisager une politique de départ progressif en tenant compte de la volonté d'une partie des habitants de quitter la région pour des zones plus attractives alors que d'autres veulent continuer A y vivre.

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Références :

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