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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE DE LITTÉRATURES FRANÇAISES ET COMPARÉE
Centre international d’études francophones
T H È S E
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
en Littératures Françaises et comparée
Présentée et soutenue par :
Hibo MOUMIN ASSOWEH
le 18 novembre 2011
Émergence, visibilité et viabilité de la littérature
djiboutienne d’expression française
Directeur de thèse
Madame le Professeur Beïda CHIKHI
JURY
Madame le Professeur Beïda CHIKHI
Monsieur le Professeur Ibrahim Zeid ABDOULMALIK
Monsieur le Professeur Jacques CHEVRIER
Monsieur le Professeur Jacques POIRIER
2
Problématique
À Djibouti, c’est la parole poétique qui rythme la vie et l’expression artistique. La
culture orale en langues nationales est prépondérante et continue d’interpeller les
anthropologues et les linguistes internationaux. Pendant longtemps, la littérature de voyage
des explorateurs français accapare également l’attention des critiques et des anthologistes.
Néanmoins, une littérature nationale d’expression française, qui émerge aux lendemains des
années 1980, s’impose de plus en plus dans le paysage littéraire du pays. Et bien qu’elle
accuse un épanouissement tardif, c’est grâce aux publications remarquées de plusieurs auteurs
et une production littéraire conséquente qu’elle rejoint la galaxie des littératures francophones
d’Afrique noire. Mais, les écrits littéraires en langue française de cet îlot francophone perdu
dans un océan anglophone, que la critique littéraire déflore à peine, sont timidement explorés
à l’exception de l’œuvre d’A.waberi. Et pourtant, sa prolifique prose poétique convoque en
profondeur le pays qu’elle interroge dans les fictions et sa dramaturgie variée pense le rapport
au monde à travers le dialogue théâtral. Son parcours et les sens équivoques de ses textes aux
formes hybrides qui coulent la poésie aérienne des pasteurs nomades de la Corne d’Afrique
dans le moule de la langue française sont particuliers. La littérature djiboutienne d’expression
française offre ainsi un chantier privilégié pour une réflexion sur son histoire, ses
caractéristiques mais surtout sur son esthétique francophone. Et ceci motive ce projet d’état
des lieux inédit qui ambitionne à dégager la trajectoire et les caractéristiques de cette jeune
littérature francophone.
La problématique essentielle de notre étude est la suivante : quelles sont les
caractéristiques de la littérature Djiboutienne d’expression française ? Pour y répondre, nous
effectuons un état des lieux des publications littéraires et enquêtons sur l’histoire de son
émergence, l’état de sa visibilité mais aussi de sa viabilité. Nous identifions aussi les motifs
de sa créativité à travers une analyse croisée d’un corpus représentatif. Notre approche
comparatiste des récits vise à dégager une cohérence thématique et poétique de son œuvre.
Elle est aussi une lecture panoramique croisant sur un axe perpendiculaire, diachronique et
synchronique, plusieurs analyses qui, à travers diverses approches théoriques, en particulier
celles de l’émergence, du genre et des poétiques francophones, tentent de dégager l’itinéraire,
l’identité et les aspects récurrents de la littérature de cet îlot francophone. Des écrits les plus
authentiques aux plus atypiques, il s’agit, en effet, d’instruire une généalogie des écrits en
appréciant les aspects les plus singuliers des textes inventoriés. C’est aussi une confrontation
des écrits édités entre 1959 et 2007 afin de justifier une production littéraire francophone
récente et évolutive.
Méthodologie
L’appellation « littérature djiboutienne d’expression française » est d’abord une
référence aux méthodologies de l’approche nationale des littératures francophones qui
étudient l’identité littéraire par le rapport entre l’œuvre, l’auteur et la langue d’écriture. Ainsi,
notre analyse engage un premier débat avec l’introduction dans le paysage des critiques
littéraires du phénomène des littératures nationales. Ce que, comme l’évalue Jean-Norbert
VIGNONDÉ1, l’avènement de ce phénomène des « Littératures nationales ou cri pluriel ?»
présente certains intérêts malgré les limites de sa globalisation dans les méthodologies en
matière de critique littéraire. D’abord, elle permet d’examiner avec pertinence les critères
1 Jean-Norbert VIGNONDÉ, Littératures nationales ou cri pluriel ?, Littératures nationales 2, Langues et
frontières, Notre Librairie, n°84, juillet-septembre 1986, p. 85-91.
3
opératoires d’une littérature dans l’optique de décliner ses caractéristiques. Cette théorie de
critique littéraire est d’autant plus judicieuse que la naissance de la littérature francophone de
Djibouti est très récente. En effet, à Djibouti, aux débuts du XIXème
siècle, l’émergence d’une
littérature d’expression française désigne, à quelques exceptions prés, l’œuvre des auteurs
français. Les premiers écrits sont ceux des auteurs de la métropole et des français installés
dans la colonie. La prééminence de la littérature française demeure effective de 1836 à 1959,
avec un accroissement sans précédent entre les deux guerres mondiales. Et c’est ainsi que la
critique littéraire se concentre dans un premier temps sur les récits des voyageurs français.
C’est au cours des années 1990 que des études critiques relevant de la perspective nationale
sont publiées. En effet, quelques articles de revue entérinent le projet d’interrogations de la
naissance d’une « littérature nationale » de langue française. La recherche universitaire initie
aussi quelques chantiers d’investigation sur les thèmes et l’écriture des textes littéraires en
langue française des auteurs nationaux.
En outre, l’éclosion de la perspective nationale des littératures africaines avantage
pleinement le cas de Djibouti. Face à l’approche panafricaine qui est souvent source de
schématisation sommaire consacrant quelques célébrités comme les ténors de la littérature
africaine, la circonscription des productions littéraires sur des aires géographiques plus
restreintes est recommandée pour faire émerger des littératures très isolées comme celle de
Djibouti. De plus, le voisinage de l’Ethiopie et de la somalie qui accaparent l’actualité
politique et culturelle de la sous région ne laisse pas une grande marge de manœuvre à
Djibouti l’ignoré2. Cet îlot francophone, dont l’extrême exigüité de son territoire rend
invisible, succombe aux approches panafricaines. Si Djibouti tire partie de la régionalisation
économique, la visibilité de sa littérature francophone demeure limitée en faveur des
productions littéraires des ténors anglophones de la Corne de l’Afrique.
La méthodologie de la circonscription d’une géographie littéraire est d’autant plus
tangible qu’elle convient à l’analyse du projet littéraire collectif des écrivains djiboutiens. En
effet, A. Waberi, fleuret de la littérature djiboutienne d’expression française, qualifie ses
débuts littéraires par cette phrase laconique : « Je me préoccupe de dire mon pays3». Ses
propos désignent son œuvre d’urgence éditoriale visant à ériger une nation littéraire. Sa
préoccupation fondamentale est de faire advenir son pays dans la planète des littératures
francophones. En positionnant le pays comme un concept littéraire, l’objectif visualisé semble
être celui de faire exister Djibouti. La corrélation intime que cette mission littéraire crée entre
le pays et la littérature permet de scruter la théorie d’une « géographie discursive4 ». De plus,
cette perspective de définition de la littérature djiboutienne d’expression française intervient
en effet dans un contexte national où le concept de djiboutiennété est en débat. Le nouveau
paysage d’études en sciences humaines affiche des expressions inédites comme « La chanson
djiboutienne », le théâtre djiboutien, « La littérature djiboutienne en français »…etc. Ces
dénominations amorcent en effet une réflexion latente sur la djiboutienneté qui est
officiellement affichée lors des festivités du trentième anniversaire de la souveraineté
républicaine. Une contribution5à la définition de l’identité nationale d’Ali Moussa Iye remet
en perspective les caractéristiques fondamentales de la djiboutienneté : une terre de rencontres
et d’échanges, une identité plurielle, une culture du métissage et du dialogue. Néanmoins, est
surtout porté au centre des critères distinguant les œuvres comme relevant d’une même
2 Marie-Christine Aubry, Djibouti l’ignoré, Paris, L’Harmattan, 1988.
3 Propos recueillis par Bernard MAGNIER dans Notre Librairie, n°111, Décembre 1992, p. 35-36 .
4 cf. Géographies discursives : l’écriture de l’espace et du lieu en français, Éd. Rodopi, Amsterdam, 2005.
5 Ali Moussa Iye, « La djiboutienneté en question : Entre le pays que l’on hérite et la patrie que l’on mérite »,
Les Nouvelles de l’Afrique, n°37, 2003.
4
« nationalité littéraire », l’univers culturel qui permet de dépasser une circonscription
géographique restreinte. Le « pays écrit » déborde en effet largement du territoire de Djibouti.
Il s’ouvre sur les pays de la sous région et sur le vécu de la diaspora djiboutienne en Europe et
aux Amériques. C’est d’abord la contrée native que les auteurs parcourent dans leurs écrits
car le concept de nation n’est pas seulement tributaire des frontières géopolitiques, souvent
arbitraires en Afrique, mais sous tend à une conscience collective, une histoire commune, un
mode de vie et une émotion partagée.
Enfin, l’approche nationale des textes francophones djiboutiens compte interroger un
patrimoine littéraire commun à travers trois facteurs fondamentaux : histoire, thème et style.
En effet, le triptyque constitue une grille de lecture adéquate pour la caractérisation de cette
littérature émergente. C’est pourquoi l’étude de la trajectoire diachronique diagnostique sa
construction et son évolution. Elle définit également le rapport avec le milieu sociopolitique et
culturel dans lequel elle émerge et permet ainsi de définir les réalités qui l’inspirent. L’analyse
des motifs thématiques récurrents concoure aussi à l’identification de ses premières
préoccupations sur le plan social, historique et politique. Mais la circonscription territoriale de
la littérature de Djibouti répond surtout à une exhortation fondamentale : mettre en relief les
aspects de son apport à la pluralité des littératures francophones.
Ensuite, l’œuvre francophone de Djibouti étant une œuvre composite aussi bien dans
sa forme que dans son contenu, une double démarche, typologique et anthologique, appuie
l’exposition exhaustive des textes littéraires. Le répertoire des textes francophones de Djibouti
que nous initions retient en premier lieu le critère du genre. Nous doublons cette approche
typologique par deux : le genre littéraire, comme méthodologie de lecture et d’interprétation
de la littérarité des textes, et le genre socioculturel, qui interroge l’émergence d’un discours
littéraire féminin à Djibouti. Le discours dramatique est défini à travers une dichotomie
nécessaire, le théâtre écrit et le théâtre joué, qui distingue les publications des représentations
orales. La taxinomie des récits engage un classement par genres littéraires sans pour autant
omettre les singularités formelles de certaines fictions narratives et le caractère hybride de
certains textes. L’acception sociologique du concept genre offre un autre rayonnage où les
textes de deux écrivaines montantes de Djibouti, Mouna-Hodan Ahmed et Aicha Mohamed
Robleh, sont passés en revue. La lecture anthologique des motifs thématiques complète ce
premier processus de caractérisation de la littérature francophone de Djibouti. Cette autre
approche est aussi l’étape incontournable d’une exploration convergente de la littérature
francophone de Djibouti car l’étude des thèmes relève aussi d’un problème de littérature
comparée.
Notre perspective d’identification des orientations poétiques des écrits francophones
de Djibouti mobilise, comme cadre méthodologique, les théories transversales. Ces nouvelles
approches sont judicieuses car la tradition orale, l’histoire et l’espace sont des motifs
récurrents de la littérature francophone de Djibouti. C’est ainsi que les apports de
l’imagologie, de la mythocritique6 et de la géopoétique
7nourrissent notre critique des textes et
orientent l’examen des extraits ciblés. Et d’abord, les rapports entre la culture orale en langues
maternelles et les écritures en langue française constituent un champ privilégié dont
l’exploration éclaircit la dimension culturelle des motifs littéraires. La prééminence du
6 Pierre Brunel, Mythocritique, théorie et parcours, Paris, PUF, 2003.
7 Cf., définition de Pageaux : « La géopoétique ne peut ou ne pourrait en effet s’affirmer qu’à partir du moment
où elle envisagerait comme objet d’études l’union, la conjugaison d’un élément d’ordre géographique (paysage,
espace précis, lieu, territoire) et sa mise en forme littéraire », dans Littérature et espace, Actes du XXXe Congrès
de la Société Françaises de Littérature Générale et Comparée (SFLGC), PULIM, 2003, p.16.
5
discours poétique, la réécriture des légendes, le processus de transmission du patrimoine oral,
sont des aspects qu’une transversalité binaire, littérature et histoire, littérature et culture,
permet de dégager. De plus, la mythocritique ou étude des éléments mythiques que
contiennent les textes littéraires suscite une interrogation fondamentale sur le rapport entre le
mythe fondateur de la ville de Djibouti et la littérature d’expression française : quel est
l’impact littéraire du conte de l’ogresse8 et quelle convergence y a-t-il entre le mythe et la
modernité littéraire ? Pour instruire cette autre analyse des récits francophones de Djibouti,
nous nous référons, entre autres, aux interrogations de Pierre Brunel9. Le questionnement
géocritique offre aussi un chantier contemporain d’analyse des textes. Comme la géographie
de Djibouti offre un matériau non négligeable, les singularités géologiques et les phénomènes
géo-météorologiques de l’îlot inspirent en profondeur les textes francophones. En effet, les
trames narratives et la poésie scripturale reconstruisent ou déconstruisent le lieu « perçu » ou
plutôt « imaginé » pour en extraire des images insolites et des symboles allégoriques. La
littérature francophone de Djibouti transmet un « langage spatial particulièrement riche 10
» où
les poètes pétrissent une langue française sertie du chant brûlant de leur terre natale.
Grands axes de cette étude
Désirant relever le défi d’un état des lieux exhaustif de la littérature djiboutienne
d’expression française, la construction binaire de notre étude se justifie par le croisement de
deux paramètres : un diagnostic diachronique de sa naissance, son évolution et sa visibilité et
une étude synchronique des caractéristiques de sa production littéraire. Dans le premier
chapitre de la première partie, c’est autour de trois grands jalons qu’une chronologie des
textes est établie : les textes pionniers (premières publications djiboutiennes en langue
française), les écrits qui propulsent le pays au devant de la scène littéraire (l’âge d’or de la
littérature francophone de Djibouti) et les textes les plus récents (ceux publiés pendant la
décennie 2000). Les facteurs de l’émergence tardive de cette littérature mais aussi ceux qui
stimulent son éclosion et son dynamisme sans précédent à partir de 1994 sont aussi déclinés.
Ensuite, est instruite une hypothèse essentielle : la répartition en courants littéraires de la
littérature djiboutienne d’expression française. En effet, il s’agit d’apprécier les symptômes
d’une évolution littéraire tangible par la définition des tendances générationnelles autour d’un
motif substantiel : la lecture du pays. Trois « courants littéraires » sont ainsi identifiés : le
courant de l’exaltation identitaire (1959-1980), le courant de la dérive (1993-1997), et un
courant issu de la dernière génération d’écrivains que nous qualifions sommairement d’une
« écriture de la décrispation ». Enfin, la littérature en langue française de Djibouti n’ayant
nullement fait l’objet d’une inspection sérieuse, d’une analyse approfondie ou d’une
anthologie exhaustive, se pose une question essentielle : pourquoi cette littérature demeure-t-
elle encore invisible ? Trois facteurs majeurs, la prééminence de la culture orale,
l’implantation régionale d’une écriture anglophone et les difficultés éditoriaux, sont mis en
avant. Néanmoins, les rares travaux d’étude entrepris pour examiner les publications
francophones de Djibouti sont salués et relayés.
La diversité de la littérature djiboutienne de langue française est déployée dans le
second chapitre. En effet, c’est autour de la problématique du genre (littéraire et social), que
nous entreprenons, cette fois-ci, une typologie des œuvres en langue française de Djibouti.
8 Le mythe de l’ogresse est un récit légendaire du patrimoine oral somali. C’est aussi le mythe fondateur de la
ville de Djibouti. 9 Pierre Brunel, Mythocritique, théorie et parcours, Paris, PUF, 2003.
10 Florence Paravy, L’espace dans le roman africain francophone contemporain (1970 – 1990), L’Harmattan,
Paris, 1999, p. 10-11.
6
D’abord, les formes narratives des romans de Djibouti sont identifiées. Par différentes
approches d’analyse, de plus théoriques comme celle de Genette aux plus anthologiques
comme celle de Chevrier, notre typologie apprécie l’écriture ou l’invention narrative sur une
double problématique : l’héritage traditionnel et la déconstruction postcoloniale. Outre la
classique distinction entre poésie, roman et théâtre, les différentes « machineries
romanesques » et le caractère hybride et postmoderne de certains écrits sont appréciés. Pour
une nation réputée pour sa joute verbale et sa poésie légendaire, la prééminence du genre
narratif est également questionnée. En effet, sur une cinquantaine de textes littéraires
recensés, plus de la moitié verse dans le récit en tous genres : nouvelle, romans, contes et
autres alliages narratives. Néanmoins, la nouvelle, forme nationale du récit, remporte la palme
d’or. Les facteurs de sa prévalence, l’héritage de sa double dimension, brièveté et
fragmentation, et la substance poétique de cette prose narrative sont mis en relief. La forme
double du discours dramatique, théâtre joué et théâtre écrit, et les aspects dynamiques de
l’expression théâtrale sont également décrits. La question du genre dans son acception
socioculturel offre aussi l’opportunité de se concentrer sur l’émergence d’un discours littéraire
féminin à Djibouti. L’identification de cette littérature est incontournable si nous voulons
rester dans la tradition des études critiques africaines. En effet, une confrontation au
féminisme littéraire de l’Afrique noire enrichit la définition de ce phénomène littéraire qui
demeure récent et isolé à Djibouti. Enfin, un dernier volet évalue la portée insolite du
picarisme dans le roman de Daher Ahmed Farah, Splendeur éphémère. Un synopsis du roman
pionnier permet d’explorer la rencontre baroque entre un courant romanesque intemporel et
une littérature nomade ouverte.
Ensuite, dans une seconde partie, nous nous penchons sur la viabilité et les motifs de
créativité littéraire de la littérature djiboutienne en langue française. Une lecture minutieuse et
croisée des textes étudie, en effet, les thématiques et les poétiques les plus caractéristiques
mais aussi ceux qui tissent plus directement un rapport intime avec le « pays dit ». Ensuite,
ceci constitue l’occasion d’investir la littérarité de l’œuvre djiboutienne de langue française
car il s’agit d’apprécier les poétiques par le biais d’une analyse des thèmes et du style.
Plusieurs motifs comme l’alternance poésie et prose allitérative, l’interpénétration littéraire de
l’espace et de la politique, les figures métaphoriques, l’ampleur de l’évocation du khat et de la
femme, sont décrites pour justifier les héritages culturels et les singularités de l’imaginaire
djiboutien. Aussi, les regards sur les mœurs, les paysages politiques et économiques de
Djibouti sont questionnés. La portée des voix narratives et les jeux des protagonistes
intradiégétiques sont examinés. La filiation entre la littérature de Djibouti et celles
francophones de ses proches horizons est étudiée afin d’apprécier une riche intertextualité qui
confère à la littérature francophone de Djibouti sa dimension plurielle et universelle.
Un premier chapitre identifie la constellation thématique qui rallie les œuvres
francophones de Djibouti. Plus particulièrement, l’écriture de trois motifs (Djibouti, le khat et
la femme) dont la récurrence atteste la parenté littéraire des écrivains francophone de
Djibouti, est étudiée. Concernant la poétique du ressassement de la terre natale ou de
l’écriture du pays, les exigences inhérentes à cette mission littéraire comme la quête
existentielle, la satire sociale et politique ainsi que l’engagement en faveur des valeurs
culturelles, sont appréciées. Le corpus retenu est celui du courant de la désillusion
profondément habité par la poétique fondamentale du « dévoilement du pays ». En effet, le
rapport entre la fiction et la réalité, le voyage poétique entre le « pays écrit » et le « pays
imaginé » mais aussi le discours évocateur du fou, protagoniste atypique et emblématique,
sont au centre d’une analyse croisée de plusieurs fictions politiques. Et cette lecture installe au
cœur de l’approche comparatiste la trilogie inaugurale de Waberi, Le pays sans ombre, Cahier
7
Nomade et Balbala, pour étudier les échos qu’elle partage avec les écrits qui cristallisent la
poétique du « pays chaviré11
».
Ensuite, les enjeux de l’évocation du khat dans les littératures de Djibouti sont définis.
La position qu’acquiert ce thème, des premiers écrits à ceux de la dernière génération
d’écrivains, est évocatrice. C’est l’occasion d’interroger les chroniques de sa majesté le khat
aussi bien dans la presse écrite, les essais que dans les œuvres pionnières. Une seconde lecture
enquête sur la dramatisation littéraire du khat dans les nouvelles et fictions. Qualifié de fléau
social et d’arme massive de zombification, les allégories politiques du khat confessent une
quête orphique : la destitution du gouvernement postcolonial accusé de fossoyeur. En effet, de
la dictature du khat à la dictature étatique, un jeu de métaphores désavoue avec virulence le
simulacre démocratique. Néanmoins, si la tragédie khatière est relayée pendant longtemps
dans la littérature, elle est contrebalancée par une écriture dialectique du motif dans le
discours féminin et les chroniques de la décennie 2000. Du constat réaliste à l’évocation
cocasse des effets mirifiques de la plante, qualifiée de muse, ces nouvelles écritures du khat
reconsidèrent les monstruosités de la plante du diable. Enfin, notre approche critique de la
littérature en langue française de Djibouti interroge aussi la portée du thème féminin. En effet,
la femme est régulièrement évoquée aussi bien dans la tradition orale que dans les textes écrits
en langue française. En quoi ce protagoniste, dont les actes aussi bien que les propos
constituent un discours littéraire emblématique, est une figure mythique et un emblème aux
multiples significations ? Comment devient-elle une mise en abyme des poétiques de la
profération et de la révolte ? Au delà du chant traditionnel où la figure féminine est drapée de
fierté et d’élégance, plusieurs textes conjugue la féminité, symbole de contestation, à
l’héroïsme et à la subversion.
Dans un second chapitre, nous apprécions les poétiques des discours littéraires de ce
no man’s land qu’est Djibouti. En effet, si la poétique de la migrance est à nouveau une
tendance littéraire des littératures francophones, elle est une identité affichée par les écrivains
djiboutiens. La poésie écrite en langue française prolonge la culture orale nomade pour en
faire une marque de fabrique ou une fierté artistique. Un premier chapitre explore les
empreintes de la tradition orale dans l’écriture djiboutienne d’expression française qui puise
ses récits et sa parole dans la poésie et les contes des ancêtres. L’héritage de la mémoire des
nomades est évalué sur deux registres : l’oraliture poétique et la réécriture du patrimoine oral.
C’est l’occasion de visiter les implications fictionnelles et métaphoriques du patrimoine oral
qui ne cessent de faire dialoguer passé et présent, oral et écrit mais aussi thème et style. Une
approche mythocritique des réécritures de la légende fondatrice du pays est un travail
essentiel de ce chapitre. Ensuite, la rencontre entre l’espace atypique de cette perle
géostratégique de la Corne de l’Afrique et sa jeune littérature francophone est analysée. Trois
questions sont posées : pourquoi le motif de l’espace est un atelier littéraire d’envergure pour
les écrivains djiboutiens ? De la poétique de l’espace à la poésie de l’espace, comment le
transfert se traduit par le langage littéraire ? Et enfin quel est le sens et les enjeux de ce
langage de l’espace ? En plus de la poétisation des aspects les plus représentatifs du pays,
nous interrogeons aussi le rapport entre le nomadisme et l’itérologie12
qui inspire plusieurs
récits de l’œuvre djiboutienne avant d’explorer les traces de Balbala dans les trames narratives
de la littérature djiboutienne.
11
Jacques Chevrier, Anthologie africaine d’expression française, Paris, éditions Hatier International, 2002, p.
313-315. 12
Michel Butor, « Le voyage et l’écriture », Romantisme, n°4, 1972.
8
Résultats et perspectives ouvertes
Les inventaires bibliographiques sont les premiers résultats tangibles de notre étude.
D’abord, nous établissons la bibliographie exhaustive des textes francophones de Djibouti
publiés entre 1959 et 2009. Notre catalogue des écrits djiboutiens d’expression française ne
se limite guère aux ouvrages littéraires : il inclut aussi les essais et études
pluridisciplinaires, les contributions à des anthologies et ouvrages collectifs, les articles, les
inédits et représentations théâtrales, les chroniques et nouvelles publiés dans la presse écrite
nationale…etc. En outre, notre étude participe à l'inventaire des études critiques sur la
littérature nationale qui demeure jusqu'à aujourd'hui restreinte et disparate, et élucide la
question de la visibilité de cette jeune littérature. Ainsi, cette autre bibliographie répertorie
plusieurs études, articles de la presse écrite et des revues littéraires, mais aussi les mentions
spécifiques dans les anthologies et ouvrages collectifs. Elle recueille aussi les notes de
lecture, les interviews, les notes publiées dans des revues de spécialité ou sur les sites
d’internet, les projets universitaires...etc. Cette double investigation bibliographique est
d’autant plus considérable qu’il a fallu plusieurs mois de travail pour exhumer les textes
égarés et les éditions épuisées, repérer les lieux d’éditions, détecter les titres inédits qui
n’ont jamais pu être publiés, corriger les datations erronées, préciser les éditions à compte
d’auteur, les titres à paraître, distinguer les réécritures des écritures , identifier les inédits et
manuscrits à paraître…etc.
Ensuite, les typologies et hypothèses de lecture argumentées que nous apportons, loin
d’être définitives, pourront apporter un certain nombre d’éclairages aussi bien à un lectorat de
plus en plus large de cette littérature émergente qu’aux critiques qui s’interrogent sur les
attributs et les curiosités de la production artistique de cette lointaine et énigmatique contrée.
L’approche thématique et poétique d’un corpus d’œuvres francophones de Djibouti enrichie
les études superficielles concédées aux productions francophones de la corne de l’Afrique.
Enfin, notre étude draine certaines innovations et crée la surprise par l’exploration des textes
oubliés, omis, voire inconnus, mais aussi par l’émission d’hypothèses qui rediscutent
certaines considérations d’ordre général qui prévalaient jusqu’à aujourd’hui. Enfin, cette
étude doctorale apporte des résultats probants comme l’abécédaire des auteurs francophones
djiboutiens, une critique poétique des écrits littéraires, une attention accrue pour la littérature
de la presse écrite et des inédits, des entretiens avec plusieurs figures de cette littérature
émergente...etc. Constituant l’étape préliminaire d’un chantier d’envergure, cette thèse ouvre
aussi plusieurs perspectives éditoriales. Sur le territoire national, nous collaborons aux
publications du ministère de l’éducation nationale et de l’Université de Djibouti car certains
éléments de cette thèse répondent avec pertinence à l’introduction des littératures de Djibouti
dans les formations universitaires et les programmes des collèges et lycées. Une première
édition anthologique financée par le projet EMERAUD13
est étudiée à l’Université de
Djibouti. Une seconde anthologie des littératures de Djibouti intégrant les écrits en langues
nationales, somali, afar et arabe, pourrait très prochainement voir le jour aussi.
13
Projet pour l’Émergence de la recherche et de l’autonomie de l’Université de Djibouti.