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Pour Jean-Pierre Vernant. En profonde amitié

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arion 17.2 fall 2009

Pour Jean-Pierre Vernant.En profonde amitié

MARCEL DETIENNE

Ceci n’est pas une «nécrologie». Je m’explique.En France, aujourd’hui province de l’Europe, la dynastie desfrères Reinach faisait naguère l’effet de la famille Rockefeller aupays de Ford et des noirs blanchis de tous droits civils. L’undeux, justement prénommé Salomon, régnait et rendait lajustice sur toutes les affaires dans le monde des étudesclassiques. À sa mort, l’on découvrit au dernier étage de sademeure, les nécrologies de tous les collègues destinés à mourir.

Je n’ai jamais écrit et n’écrirai nulle part dans cette vie nidans une autre un «éloge funèbre». Quand Jean-Pierre Ver-nant est né, en 1914, j’avais encore vingt-et-un ans devantmoi avant de faire l’embryon. Un grand-père, universitairecourageux et intègre, m’attendait au carrefour de l’adole-scence pour m’orienter vers les «classics», vers la Philologie,maîtresse austère de l’Altertumswissenschaft. L’épreuvetraversée, un avenir radieux de tous les possibles serait aurendez-vous. Après un premier PhD et en guise de viatique,le maître qui m’avait instruit, me confiait avec un profondsoupir: «Nous sommes nés trop tard vous et moi. Ils onttout fait». «Ils», les grands Allemands de la Hochphilologie.Il était urgent de penser à la liberté.

Curieux des chemins qu’une lecture clandestine de Du-mézil m’avait permis d’entrevoir, c’est aux Hautes Études,les Advanced Studies de Paris, que j’ai découvert dans unepetite salle des années 1860–1880, au premier étage de laSorbonne, deux hommes dont je croyais le plus âgé retiré dumonde au moins académique, tandis que de l’autre, je ne

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connaissais ni le nom, ni la voix, ni le moindre écrit. Àl’invitation de Fernand Braudel, Louis Gernet, retourd’Alger, expliquait, textes à l’appui, comment dans la tragé-die grecque, dans l’Orestie en l’occurrence, se donnait àdéchiffrer une pensée à la fois juridique et sociale, propre àla cité d’Athènes. Davantage, j’allais le découvrir, le socio-logue de la Grèce qui avait si heureusement analysé lesformes sémantiques de la pensée juridique et morale,d’Homère à Platon, avait entrepris de cerner le phénomènede la tragédie, en montrant comment les créateurs desSuppliantes ou de l’Antigone inventaient un discours à lalimite entre les ambiguïtés d’un droit pénal en gestation et lesproblèmes moraux transmis par les traditions mythiques etles cycles épiques hérités de l’âge archaïque.

Parmi les auditeurs—trois ou quatre, comme c’était l’usage—il y en avait un qui captait immédiatement l’attention: parl’intelligence de ses observations et par l’éclat de sa personne.C’était Jean-Pierre Vernant. Quelques jours plus tard, nousfaisions connaissance, et commençaient une amitié et uneconversation qui allaient durer une pleine vingtaine d’années.Dans les années soixante et dans l’espace ouvert par la VIe

section des Hautes Études, sous le signe des «Sciences sociales etéconomiques», il se pratiquait un comparatisme empreint devivacité entre des historiens indifférents à leurs contraintesdisciplinaires et une première génération d’ethnologues, venusde la philosophie, que stimulaient La Pensée sauvage (1962) etl’Anthropologie structurale (1958) de Lévi-Strauss. Quand je l’airencontré, avant qu’il ne soit élu Directeur d’études, Vernantanimait un séminaire comparatiste auquel prenaient part desindianistes de terrain, des assyriologues, des sinologues, desocéanistes et des historiens de la Grèce. Étaient au programmeles relations à la terre, les statuts de la fonction guerrière parrapport à la chasse, les pouvoirs des dieux dans les différentspolythéismes, autant de problèmes qui étaient en chantier pourceux qui allaient constituer le premier Centre de recherchescomparées sur les sociétés anciennes, en 1964, rue de Chevreuse,à deux pas de l’appartement de Georges Dumézil.

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Disciple d’I. Meyerson et de son entreprise intellectuellequi visait à définir les traits spécifiques des conduiteshumaines et à analyser comment l’homme s’est construit àtravers différents types d’œuvres et la série cumulative de sesinventions culturelles, Vernant se vouait entièrement à desrecherches de psychologie, alors appelée «comparativehistorique» (1960). En collaboration étroite et amicale avecdes historiens, des psychologues, des philosophes et desethnologues, Jean-Pierre Vernant multipliait les approchescomparatives des grandes fonctions psychologiques: letravail, l’action, la personne, la volonté, la mémoire, letemps et l’espace. Recherches qui allaient s’orienter vers cequ’il appelait une histoire de «l’homme intérieur» où l’inven-taire des spécificités conduisait à découvrir les ruptures, lesdiscontinuités, les formes de changement à travers lerepérage d’une série de connexions internes entre des faits decivilisation, les contenus psychologiques de ces faits et lesopérations par lesquelles ils ont été construits.

À ses premiers auditeurs, Vernant révélait d’emblée desGrecs merveilleusement bariolés, des Hellènes aux couleursaussi vives que celles de leurs statues de bois, de pierre ou demarbre avant qu’elles ne prennent la pâleur académique de nosmusées. C’étaient des Grecs délibérément pensés dans laperspective de problèmes généraux, à travers leurs pratiquessacrificielles: comment elles étaient articulées à celles del’alimentation, de la chasse et de la guerre; à travers leursreprésentations de l’espace: comment elles sont en relationavec des formes de pensée politique et des catégories de lasophistique et de la philosophie; à travers leurs inventions dansle domaine de la figuration et des formes plastiques: commentdes idoles anthropomorphes archaïques s’effacent au profitd’un régime généralisé des images, produites par tous lesgenres artistiques, comme des imitations de l’apparence.

Les grands textes de Vernant, ceux qui ont inauguré uneapproche neuve dans l’étude comparée du mythe et de lafigure des dieux, ces textes-là, les anthropologues, leshistoriens, les sociologues et les hellénistes d’aujourd’hui

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doivent les lire et les méditer, comme ils ont pu l’être un demi-siècle plus tôt par leurs prédécesseurs. L’homme chaleureux,courageux et généreux qu’il n’a cessé d’être pour ceux et cellesqui l’ont connu et aimé, cet homme-là a accompli un vrai etgrand projet intellectuel. Il garde pour moi le sourire del’intelligence lumineuse.

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For Jean-Pierre Vernant:In Deepest Friendship

MARCEL DETIENNE

(Translated by Janet Lloyd)

This is not an obituary. Let me explain. InFrance, now a province of Europe, there was a time whenthe dynasty of the Reinach brothers made much the sameimpact as the Rockefeller family in the land of Ford and ofblacks deprived of all civil rights. One of the brothers,whose, name, suitably enough, was Salomon, reigned overthe world of classical studies and passed judgment on allmatters connected with it. At his death, obituaries of all hiscolleagues yet to die were found in the attic of his home.

I have never written and never, in this life or any other,will write a funerary oration. Jean-Pierre Vernant was bornin 1914, twenty-one years before I was even conceived. Oneof my grandfathers, a courageous university man of in-tegrity, lay in wait for me at the crossroads of adolescenceand guided me to the path leading to “classics,” or ratherphilology, the austere mistress of Altertumswissenschaft.Once I had proved myself, a radiant future leading to everyconceivable possibility would await me. After I had gainedmy PhD, the master who had been my teacher told me byway of encouragement, with a deep sigh, “We were born toolate, you and I. They have already done everything.” “They”were the great German scholars of Hochphilologie. It wastime for me to give urgent thought to my liberty.

Curious as to the ways forward that a secret perusal ofDumézil had allowed me to glimpse, I made my way to theHautes Études, Paris’s equivalent of an Institute of Ad-vanced Studies, where in a little room dating from the sec-

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ond half of the nineteenth century, on the first floor of theSorbonne, I discovered two men. The elder, I judged to haveretired from the academic world at least, while the youngerwas completely unknown to me. I knew neither his name,nor his voice, nor of anything that he had written. At the in-vitation of Fernand Braudel, Louis Gernet, recently backfrom Algeria, was explaining, with texts at the ready, how inGreek tragedy, in the Oresteia in this instance, it was possi-ble to decipher thinking of both a legal and a social naturethat was characteristic of the city of Athens. Furthermore, asI was later to discover, this sociologist of Greece who had soskillfully analyzed the semantic forms of legal and moralthought from Homer down to Plato, had undertaken to fo-cus on the phenomenon of tragedy, showing how the cre-ators of the Supplices and Antigone were inventing discoursesituated on the borderline between the ambiguities of a nas-cent penal law and the moral problems transmitted by themythical traditions and the epic cycles bequeathed by the ar-chaic period.

Among his listeners—three or four of them, as was cus-tomary—was one who immediately attracted my attentionby the intelligence of his questions and his dazzling person-ality. This was Jean-Pierre Vernant. A few days later, we mettogether and struck up a friendship and a conversation thatwere to continue for a full twenty years. In the 1960s and inthe space opened up by the Sixth Section of the École desHautes Études, under the title “Social and Economic Stud-ies,” a lively comparativist exchange was taking place be-tween historians unconcerned by disciplinary constraintsand an early generation of ethnologists who, stimulated byLévi-Strauss’ La Pensée sauvage (1962) and Anthropologiestructurale (1958), had moved over from philosophy. WhenI first met him, before he was appointed Director of Studies,Vernant was leading a comparativist seminar attended by In-dianist field-workers, Assyriologists, sinologists, specialistsstudying societies in the Pacific Ocean, and historians ofGreece. The program included relations to the land, the sta-

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tus of the warrior function with regard to hunting, and thepowers of the gods in various polytheistic religions: all prob-lems that constituted work in progress for those who, in1964, were to form the first Centre de recherches comparéessur les sociétés anciennes (Centre of the Comparative Studyof Ancient Societies) in the rue de Chevreuse, but a stone’sthrow from Georges Dumézil’s apartment.

Vernant was a disciple of I. Meyerson and his intellectualproject that set out to define the specific features of humanbehavior and to analyze how human beings constructedthemselves through different types of work and the cumula-tive body of their cultural inventions. Vernant devoted him-self wholly to research into those parts of psychology, thenknown (1960) as comparative historique (historical compar-ativism). In close and friendly collaboration with historians,psychologists, philosophers and ethnologists, Jean-PierreVernant discovered many comparative approaches to themajor psychological functions: work, action, the person,will, memory, time, and space. They were to lead him towhat he called a history of “inner man,” in which the inven-tory of specific features led to the discovery of ruptures, dis-continuities and forms of change, through the identificationof a series of internal connections between the facts of civi-lization, the psychological content of those facts, and the op-erations by which they were constructed.

To his early audiences, Vernant started by revealing awonderful motley of Greeks, Hellenes as brightly colored astheir wooden, stone, or marble statues used to be before theyfaded to the academic pallor that we find in our museums.These were Greeks deliberately seen from the point of viewof general problems. Let me give three examples. The first istheir sacrificial practices, how these interrelated with diet,hunting, and warfare; the second is their representations ofspace, how these related to forms of political thought andcertain categories of sophistry and philosophy; thirdly, theirinventions in the domain of representation and plasticforms, how archaic anthropomorphic idols disappeared,

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making way for a generalized regime of images, produced byall the artistic genres, as imitations of appearances.

Vernant’s great works, those that inaugurated a new ap-proach in the comparative study of myth and the image ofthe gods—those are texts that today’s anthropologists, histo-rians, sociologists, and classicists should read and meditateupon, just as their predecessors did half a century earlier.The warm, courageous, and generous man that he neverceased to be for those who knew and loved him—that manaccomplished a truly great intellectual project. For me, hissmile of luminous intelligence will never fade.

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