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26 Pisco Sour ₪ 6 Bédé ou ciné ? Vous êtes seul, désœuvré, il fait nuit, vous ne savez pas quoi faire... Heureusement Nono est là pour vous aider à surmonter cette soirée qui s’annonçait difficile. Allez vite au vidéo club du coin pour louer : A ujourd’hui je vais vous parler d’une adaptation de BD assez exceptionnelle, car le fait est suffisamment rare pour être souligné : l’auteur de la BD est aussi le réalisateur de son adaptation. En effet Martin Veyron 1 a scénarisé et dessiné L’amour propre ne le reste jamais très longtemps, album sorti en 1982 chez Albin Michel - L’écho des savanes. On est donc en droit d’attendre une adaptation très fidèle et c’est le cas, ce qui nous change des récentes «trahisons» cinématographiques (Blueberry, Daredevil et consorts…). Mais de quoi ça parle au juste ? Je pense que vous avez tous compris avec un titre pareil que ce n’est pas très sérieux (quoique !) et que ça parle principalement de gaudriole. Le film débute d’ailleurs avec quelqu’un qui raconte une blague salace (un peu comme dans Les jours et les nuits de China Blue 2 ). Ce gros lourd qui raconte sa blague au restaurant est le meilleur ami de notre héros, Gautier, un bobo désabusé et assez porté sur le sexe. Gautier salue son ami et va rejoindre sa convive, Rose, à une autre table. Après avoir rapidement joué cartes sur table (« Je suppose que si vous m’avez invitée à dîner c’est pour me sauter ! » est même la première phrase de la BD), celle-ci va l’initier au mystérieux point G 3 de la femme, endroit magique du plaisir. Impressionné par cette découverte qui va mettre fin « aux années de dictature clitoridienne », il se met à chercher le point G de toutes les femmes qu’il croise… Mais il réalise vite qu’il est obsédé par sa «grafenbergienne» alors qu’elle ne semble plus s’intéresser à lui. Ce film sent bon le ton bourgeois et pince-sans-rire qui fait le style et le charme des BD de Martin Veyron. C’est un très bon dialoguiste et on retrouve ici des dialogues très écrits (dans la grande tradition des bons mots à la française que Michel Audiard pratiquait si bien) qui sortent pour la plupart des bulles de la BD. Certains ont pu trouver à tort la BD un peu bavarde : ce sont justement les dialogues qui en font tout l’intérêt et l’adaptation au cinéma s’en retrouve facilitée. Contrairement à beaucoup de films français récents où les bons mots semblent plaqués artificiellement, ils sont ici naturellement à leur place et structurent même le film. D’ailleurs l’adaptation pour le cinéma semble s’être passée en douceur pas seulement au niveau des dialogues : les quelques scènes supplémentaires par rapport à la BD s’intègrent parfaitement à l’ensemble. On peut faire l’analogie avec les scènes supplémentaires d’une director’s cut 4 , la principale différence avec Film de 1985 réalisé par Martin Veyron L’amour propre ne le reste jamais très longtemps

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26 Pisco Sour ₪ 6

Bédé ou ciné ?

Vous êtes seul, désœuvré, il fait nuit, vous ne savez pas quoi faire... Heureusement Nono est là pour vous aider à surmonter cette soirée qui s’annonçait difficile. Allez vite au vidéo club du coin pour louer :

Aujourd’hui je vais vous parler d’une adaptation de BD assez exceptionnelle,

car le fait est suffisamment rare pour être souligné : l’auteur de la BD est aussi le réalisateur de son adaptation. En effet Martin Veyron1 a scénarisé et dessiné L’amour propre ne le reste jamais très longtemps, album sorti en 1982 chez Albin Michel - L’écho des savanes. On est donc en droit d’attendre une adaptation très fidèle et c’est le cas, ce qui nous change des récentes «trahisons» cinématographiques (Blueberry, Daredevil et consorts…). Mais de quoi ça parle au juste ? Je pense que vous avez tous compris avec un titre pareil que ce n’est pas très sérieux (quoique !) et que ça parle principalement de gaudriole. Le film débute d’ailleurs avec quelqu’un qui raconte une blague salace (un peu comme

dans Les jours et les nuits de China Blue2). Ce gros lourd qui raconte sa blague au restaurant est le meilleur ami de notre héros, Gautier, un bobo désabusé et assez porté sur le sexe. Gautier salue son ami et va rejoindre sa convive, Rose, à une autre table. Après avoir r a p i d e m e n t joué cartes sur table (« Je suppose que si vous m’avez invitée à dîner c’est pour me sauter ! » est même la première phrase de la BD), celle-ci va l’initier au mystérieux point G3 de la femme, endroit magique du plaisir. Impressionné par cette découverte qui va mettre fin « aux années de dictature clitoridienne », il se met à chercher le point G de toutes les femmes qu’il croise… Mais il réalise vite qu’il est obsédé par sa «grafenbergienne» alors qu’elle ne semble plus s’intéresser à lui.Ce film sent bon le ton bourgeois et pince-sans-rire qui fait le

style et le charme des BD de Martin Veyron. C’est un très bon dialoguiste et on retrouve ici des dialogues très écrits (dans la grande tradition des bons mots à la française que Michel Audiard pratiquait si bien) qui sortent pour la plupart des bulles de la

BD. Certains ont pu trouver à tort la BD un peu bavarde : ce sont justement les dialogues qui en font tout l’intérêt et l’adaptation au cinéma s’en retrouve facilitée. Contrairement à beaucoup de films français récents où les bons mots

semblent plaqués artificiellement, ils sont ici naturellement à leur place et structurent même le film. D’ailleurs l’adaptation pour le cinéma semble s’être passée en douceur pas seulement au niveau des dialogues : les quelques scènes supplémentaires par rapport à la BD s’intègrent parfaitement à l’ensemble. On peut faire l’analogie avec les scènes supplémentaires d’une director’s cut4, la principale différence avec

Film de 1985 réalisé par Martin Veyron

L’amour propre ne le reste jamais

très longtemps

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la BD étant la durée. Veyron a ici (un peu) plus de temps pour raconter son histoire et étoffer ses personnages.

Le fait de voir un auteur adapter lui-même son œuvre est suffisamment rare pour s’amuser à mettre en parallèle quelques scènes du film et de la bande dessinée. Tous deux commencent dans un restaurant, celui-ci est un peu moins huppé dans le film même si on évolue toujours dans un milieu bourgeois. Les deux rôles principaux sont tout à fait dans l’esprit de la BD : BCBG mais pas coincés, ils sont même plutôt taquins. Jean-Claude

D a u p h i n qui joue notre héros est très crédible en fils de bonne f a m i l l e , oisif et un peu gamin (dans la BD, Veyron avait donné

ses traits au héros même si le récit n’est pas autobiographique). Nathalie Nell est charmeuse et envoûtante, elle n’a pas de mal à avoir l’air expérimentée dans les jeux de l’amour et le spectateur comprend tout de suite que c’est elle qui mène la danse. Après s’être fait initier à la zone G non

sans quelques gémissements peu discrets, Gautier veut tout de suite mettre en pratique sa découverte sur une de ses connaissance, ce qui donne la scène du divan dans le film. On peut par la même occasion admirer la décoration de son appartement très sobre, qui, même si elle est légèrement plus détaillée que dans l’album, est tellement simple et stylisée qu’elle semble sortie… d’une BD (ça tombe bien). Le décor est fonctionnel et rappelle aussi que notre héros bien que oisif a quand même un métier, puisqu’il enseigne le golf. Un autre décor récurrent de L’amour propre… est le bar : notre héros et son meilleur ami (le raconteur de blagues) traînent souvent dans les bistrots. Son ami, un grand romantique en fait (et aussi grand amateur de prostituées), travaille dans les magazines de charmes, c’est le vrai bon vivant bien lourd mais avant tout quelqu’un de cœur. Il est amusant de noter que cet ami est associé aux bistrots (ou aux sex-shop) alors qu’on découvre les autres amis de Gautier, plus artificiels, dans le confort de leurs appartements. Notre héros va aussi noyer sa mélancolie dans un piano bar : il essaiera même la blague du petit singe5 sur

des serveurs peu sensibles à son humour avant de tomber sur un pianiste qui entonne effectivement la chanson. Ce pianiste est joué par Jean-Claude Vannier, le compositeur de

cette chanson et de la musique du film. La musique d’ailleurs personnalise encore plus l’ambiance du film, avec son petit côté rétro et désinvolte.Allez, je ne résiste pas à une dernière comparaison entre le film et la BD avec la scène de la « pisseuse » de voisine : même si l’actrice est plus vieille à l’écran

que ce que l’on imaginait (ah la liberté de la BD…) la comparaison entre les deux images est plutôt concluante, non ? D’ailleurs on sait dès l’affiche que l’adaptation sera fidèle. Le choix des acteurs et du compositeur s’avèrent payants. Il faut dire que

Veyron n’était pas complètement débutant au cinéma, il avait déjà scénarisé Circulez y’a rien à voir (1983) de Patrice Leconte. Il n’a semble-t-il rien fait depuis pour le cinéma et c’est bien dommage !

J’ai lu quelque part un avis sur L’amour propre qui disait que le traitement des rapports hommes/femmes intéressant à l’époque (les années 80) était maintenant dépassé…Eh bien j’aimerais que l’on m’explique en quoi ça a vraiment changé ? Les relations seraient plus décomplexées maintenant ? Je n’en suis pas si sûr. Les gens ne se comportent pas de la même manière, les mœurs ont changé en apparence mais dans le fond le problème reste le même. Bien sûr le ton est ici assez cynique et l’on sent bien l’exagération dans la caricature des comportements humains.

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On peut aussi se rassurer en se disant que l’auteur critique un certain milieu bourgeois qui nous est étranger. Cependant, que ce soit dans le portrait grinçant des amis de Gautier assez faux ou le personnage du meilleur ami pas très sortable mais «éclairé», Martin Veyron est pertinent. D’ailleurs ce personnage, sorte de Stéphane Collaro philosophe, est un peu le sage de l’histoire (il est d’ailleurs plus âgé que les autres) qui a tout compris. Je me demande même si par sa bouche Veyron n’en profite pas pour nous livrer ses réflexions sur la vie étant lui même, à sa manière, un penseur (« les enfants c’est comme les pets, on ne supporte que les siens »). Un film en tout cas que les fans de Martin Veyron devraient apprécier. Quant aux curieux qui veulent découvrir un film original et drôle n’hésitez pas ! Je finirai cette rubrique sur une citation de Woody Allen que l’on retrouve en début de film : « L’amour peut-il être sale ? S’il est bien fait oui. »

La prochaine fois je vous parlerai de Conan le Barbare. ■

Nono

1 Martin Veyron : Grand prix du festival BD d’Angoulême en 2001, et pourtant j’ai comme l’impression qu’une petite présentation n’est pas inutile… Il est le créateur du personnage de Bernard Lermite qui a ensoleillé les jours de L’écho des savannes (l’ancienne version, la bonne, quand le journal était plus orienté BD, déjà irrévérencieux mais pas dans la

mouvance porno chic actuelle). Son premier grand succès a été L’amour propre… qui se

veut un pastiche des romans pornographiques, l’adaptation cinéma n’a d’ailleurs pas traîné. Avec Executive Woman en 1983 toujours chez Albin Michel,il affirme encoreson talent d’humoriste très incisif. Il travaille aussi pour la publicité et la presse, nombre de ses dessins ayant été par la suite repris en albums.

2 Les jours et les nuits de China Blue : film de Ken Russell de 1984, pour une fois je préfère le titre français à l’original (Crimes of Passion). Ce film qui parle lui aussi d’amour et de sexe assez intelligemment est une version féminisée du mythe du Dr Jekyll et Mr Hyde avec une héroïne discrète le jour devenant une belle de nuit ravageuse.... Kathleen Turner (partenaire de Michael Douglas dans A la poursuite du diamant vert et surtout dans La guerre des Roses, le meilleur film sur le mariage à ma connaissance) joue une China Blue très convaincante. Elle est

secondée par Anthony Perkins, encore

marqué par son rôle de Norman Bates dans Psychose, jouant un prêcheur sévèrement barré.

3 Le point G : aussi appelé le kanda par les tantriques et la

perle noire par les taoïstes, a été « découvert » par le docteur Graffenberg dans les années 50. Sa localisation demanderait de l’expérience et de la patience… Cette fameuse zone érogène reste encore aujourd’hui sujette à controverses étant donné que pour certains spécialistes tout se passe dans la tête (faudra quand même leur expliquer un jour que pour les bébés c’est pas dans la tête que ça se passe). Vrai ou pas, une petite recherche sur google égaillera en tout cas votre après-midi, avec ses conseils pratiques et ses confidences d’internautes.

4 Director’s cut : ben quoi vous n’allez jamais au cinéma ? Alors, la director’s cut est la version dont le montage a été supervisé et approuvé par le réalisateur. Il arrive en effet qu’il soit obligé de faire des compromis (ou se fasse carrément évincer de la salle de montage par les producteurs) pour la sortie du film en salle. Une

raison fréquente de compromis est la durée du film et la possibilité pour les exploitants de le projeter suffisamment de fois par jour ; il peut aussi y avoir des compromis sur la violence. Avec l’arrivée du DVD, les réalisateurs peuvent enfin sortir leur version (au hasard Blade Runner la vraie director’s cut qu’on

espère voir un jour). Même si maintenant ça s’est banalisé au point de devenir surtout une pratique commerciale.

5 Le petit singe qui trempe ses couilles dans le whisky : Alors voilà c’est l’histoire d’un type qui rentre chez lui paisible, euh pas pressé puis qui a envie comme ça de se taper un verre, alors il rentre dans un bar avec un mec qui joue du piano, vous voyez le genre de bar, ambiance feutrée... non vous la connaissez ? Bon alors donc y a le mec qui joue à

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son piano Rose de Picardie vous voyez le genre, agréable alors le type s’installe au bar, commande un scotch, et puis il écoute là tranquille la musique, non mais vous la connaissez ? Ben ben parce que je vous vois rire, non mais si vous la connaissez, ah bon d’accord... Alors y a le type qui picole tranquille et puis tout à coup il voit sur le bar une petite silhouette qui court qui s’arrête devant son verre : horreur c’est un petit singe qui est là tranquille qui trempe ses couilles dans son

whisky et puis il disparaît. Le type n’en revient pas, alors il appelle le barman : « Vous pouvez me changer mon verre s’il vous plaît ? » Le barman : « Euh mais pourquoi ? Le whisky ne vous convient pas ? – Si, parfaitement mais y a votre singe qui vient de tremper ses couilles dans le whisky. – Pardon Monsieur? – Alors j’ai pas l’habitude de boire dans un verre où les singes trempent leurs couilles dedans, alors vous êtes gentil, vous me le changez. » Alors le barman veut pas le contredire et il lui change son verre, le mec se détend et boit une gorgée et voilà-t-y pas que le petit singe se repointe, trempe ses couilles dans le whisky et disparaît. Alors là le type explose : « Mais enfin qu’est-ce que c’est que ce rade où les singes trempent leur couilles dans le whisky ? » Alors le barman panique un peu et dit : « Mais quel singe monsieur ? – Mais enfin votre singe qui vient de tremper ses couilles dans le whisky ! – Mais enfin ya pas de singe ici. – Quoi? Vous connaissez pas le petit singe

qui trempe ses couilles dans le whisky ? Enfin c’est incroyable ! – Excusez moi, non, je fais un extra, euh je suis là que depuis ce soir mais allez voir le le pianiste parce que là lui il est là depuis dix ans, il doit certainement le connaître. » Alors le type se lève, va voir le pianiste et lui demande : « Vous connaissez le petit singe qui trempe ses couilles dans le whisky ? » Le pianiste lui répond : « Vous pouvez me le fredonner, je vais la retrouver... » Ahaha drôle non ?

La pensée du jour est tirée de SCRAPBOOK uncollected work : 1990-2004 par Adrian Tomine (Drawn & Quaterly publications).