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POUR UNE ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA DÉFENSE Rémy Herrera De Boeck Supérieur | Innovations 2013/3 - n° 42 pages 5 à 15 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-3-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Herrera Rémy, « Pour une économie politique de la Défense », Innovations, 2013/3 n° 42, p. 5-15. DOI : 10.3917/inno.042.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 00h24. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 13/04/2014 00h24. © De Boeck Supérieur

Pour une économie politique de la Défense

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POUR UNE ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA DÉFENSE Rémy Herrera De Boeck Supérieur | Innovations 2013/3 - n° 42pages 5 à 15

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2013-3-page-5.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Herrera Rémy, « Pour une économie politique de la Défense »,

Innovations, 2013/3 n° 42, p. 5-15. DOI : 10.3917/inno.042.0005

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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ÉDITORIAL

POUR UNE ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA DÉFENSE

Rémy HERRERA

CONTEXTUALISATION D’UN DÉBAT

Le débat théorique et empirique sur le rôle de la Défense dans l’économie doit être resitué dans son contexte. À l’échelle mondiale, les dépenses militaires ont connu un essor quasi ex-ponentiel au long du 20e siècle, tout au moins jusqu’au début de sa dernière décennie. Le regain d’intérêt pour ces questions de la part des auteurs du courant dominant en sciences écono-miques – i. e. du mainstream néoclassique – a été décisivement impulsé à partir du début des années 1990 par les programmes concertés de recherches menées par les organisations interna-tionales : Fonds monétaire international (FMI), Banque mon-diale, Organisation de Coopération et de Développement éco-nomiques (OCDE)… Principalement orientés vers les effets économiques des réallocations de ressources suscitées par les « dividendes de la paix » à la fin de la Guerre froide, ces divers programmes coïncidaient – non par hasard – avec le bouclage d’un cycle de travaux précédemment consacrés au problème de la dette externe des pays en développement, dont les conclu-sions politiques majeures avaient été d’expliquer cette der-nière, non pas tant par les dysfonctionnements des relations internationales, mais par une « mauvaise gestion » des finances publiques de ces économies, ouvrant par là même la voie à l’impératif d’une « bonne gouvernance » – concept initiale-ment élaboré par le FMI et appliqué à « tous les aspects de la conduite des affaires publiques », y compris d’ailleurs, après les attentats du 11 septembre 2001, au « combat du financement du terrorisme » (International Monetary Fund, 2003).

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Les pressions alors exercées sur les budgets publics des pays du Sud – et de l’Est, à la suite de l’effondrement du bloc so-viétique, de l’arrêt de la « course aux armements » face aux États-Unis et du lancement de « transitions » (en forme de thérapies de choc) allaient justifier une série de recomman-dations de réduction de dépenses de Défense et de reconver-sion d’industries militaires. Dans cet ensemble de pays, ces nouvelles évolutions ont le plus souvent conduit à des arbi-trages intrabudgétaires qui se sont soldés par des coupes dans les dépenses publiques, surtout celles à finalité sociale, afin de constituer in fine les excédents indispensables pour assurer une continuité du remboursement du service de la dette extérieure (Nakatani, Herrera, 2007). Aussi les logiques conjuguées d’un désarmement déséquilibré (maintenant l’avance des États-Unis en matière d’armement) et d’une libéralisation accélérée (avec privatisation des entreprises étatiques et flexibilisation généralisée des économies) ont-elles cumulé leurs impacts né-gatifs et amené, dans de nombreux cas, davantage d’insécurité humaine (Mushakoji, 2008). L’effet de ciseaux marqué par une baisse des dépenses de Défense et une hausse simultanée des dépenses de police (les postes « de sécurité intérieure et d’ordre public », tournés vers un ennemi qui n’est plus extérieur), très fréquemment observé au Sud sous ajustement structurel, n’est pas étranger à ce problème. Ainsi, les réductions réclamées de dépenses militaires permettaient non seulement de déga-ger quelques marges de manœuvre budgétaires garantissant la non-interruption des transferts liés à la dette vers les créditeurs (oligopoles financiers du Nord et institutions internationales), mais encore, simultanément, d’offrir l’opportunité d’un désar-mement de puissances régionales du Sud émergent (au premier rang desquelles la Chine), au moment où le système mondial capitaliste basculait tout entier sous l’hégémonie unipolaire des États-Unis (Herrera, 2010, 2011).

LES TERMES DE LA PROBLÉMATIQUE AU SEIN DU MAINSTREAM NÉOCLASSIQUE

Dans le corpus théorique néoclassique, la Défense repré-sente l’exemple type de « bien public », dont les caractéris-tiques justifieraient l’intervention de l’État. Les biens produits

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par le marché sont, par définition, à usage privatif et les inter-dépendances entre individus sont ordinairement médiatisées par le système des prix. Les biens publics se distinguent par le fait qu’ils font l’objet d’une consommation collective, laquelle n’est pas partagée, mais égale pour tous et profitant à tous simul-tanément – sans exclusion d’accès par les prix. Par nature, ces biens ne peuvent donc être produits et alloués par le marché, puisque les mécanismes de prix n’en assurent plus le rationne-ment. La théorie néoclassique admet dans ces conditions que leur production puisse être confiée à l’État, qui fournit ces biens à la collectivité en prélevant un impôt pour financer la dépense publique associée. En conséquence, la justification de la produc-tion par le secteur public de tels biens collectifs réside dans une incapacité du marché à l’assurer (Laffont, 1982). Deux explica-tions sont généralement avancées à ce sujet. En premier lieu, si la consommation de ces biens n’est pas divisible, et si leur prix de marché est considéré comme nul, aucune entreprise du secteur privé n’aura intérêt à les produire (Tirole, 1988). En second lieu, l’impossibilité d’exclusion conduira les agents à ne pas révéler leurs préférences, afin de tenter de minorer leurs contributions à payer. Sachant que l’État prélèvera un impôt et que l’annonce de leurs besoins les amènerait à débourser davantage, les agents pourront ainsi être incités à se comporter en passagers clandestins (free riders) pour profiter des biens col-lectifs révélés (et donc payés) par d’autres (Samuelson, 1983 ; Stiglitz, 1988, 1989). Un biais de sous-estimation risque alors d’être introduit dans l’offre du bien public.

Les caractéristiques de la Défense la font clairement entrer dans la catégorie des biens publics. Son offre est indivisible, tout comme l’est, juridiquement, la « nation » à laquelle elle s’applique. Cette indivisibilité de l’offre – qui renvoie à la no-tion clé de « rendements croissants » et conduit à des structures de marché monopolistiques pouvant justifier l’immixtion de l’État – se double d’une indivisibilité d’usage. En effet, il n’est pas possible de réserver l’usage exclusif de ce bien à certains agents, dans la mesure où tout citoyen, bénéficiant d’un libre droit d’accès, ne peut pas se voir dénier une telle protection. Chaque individu a vocation à consommer ce bien, non que sa fourniture relève de sa propre décision, mais plutôt parce que la Défense est à la disposition de l’ensemble de la collec-tivité – avec de surcroît une obligation d’usage. Ajouté à ceci,

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l’addition d’un agent supplémentaire ne modifie ni le coût de la Défense nationale, ni la consommation des autres agents, dans la mesure où tous les individus consomment tout le bien, et ce sans rivalité. Aussi, généralement, les auteurs du courant néoclassique admettent-ils l’intervention de l’État en matière de Défense pour des raisons moins politiques – qui feraient notamment référence à la notion de « fonction régalienne » – qu’économiques. Car, en présence d’un tel bien public que les marchés sont incapables de produire et d’allouer par le système des prix, l’État serait seul à même d’assurer l’optimalisation de l’équilibre des marchés pour toute la société. Tels sont, briève-ment exposés, les termes généraux du consensus académique existant aujourd’hui sur cette question au sein du mainstream.

LES COURANTS ULTRALIBÉRAUX ET LA PRIVATISATION DE L’ARMÉE

L’une des principales difficultés d’application de l’écono-mie publique néoclassique au domaine de la Défense provient toutefois de ce qu’elle mêle plusieurs types d’imperfections des marchés. Pour que la dépense jugée « optimale » que l’État consacre à ce bien corresponde à un niveau permettant à la dis-position à payer des individus d’égaler le coût de sa fourniture, encore faut-il que la taille et la composition des budgets publics soient connues par tous les consommateurs, comme aussi les caractéristiques techniques et les charges budgétaires associées à la Défense et aux autres services publics. Or, d’évidence, les agents se heurtent à des obstacles pour accéder aux informa-tions qui leur seraient nécessaires pour mesurer l’impact des dé-penses militaires, spécialement sur leur bien-être individuel ou sur le niveau de sécurité du territoire national qui détermine, entre autres, l’utilité sociale de la Défense. Ce problème d’asy-métrie d’information, lié à la nature confidentielle des données relatives aux activités militaires, vient donc perturber les choix publics et les procédures d’allocations intrabudgétaires de res-sources. Une difficulté supplémentaire découle du caractère atypique et dichotomique du bien de Défense, très différent des infrastructures civiles, par exemple : il accroît la sécurité – et l’utilité sociale – du pays qui en est l’instigateur ; mais, à l’échelle mondiale, il a en même temps vocation à réduire

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celle(s) de pays étrangers qui, dans une optique non coopé-rative, représenteraient des ennemis potentiels. Globalement, les conséquences positives générées par les dépenses militaires d’un pays pour sa sécurité nationale peuvent être compensées, et au-delà, par les effets externes négatifs qu’elles provoquent sur les agents de pays étrangers.

Des économistes ultralibéraux en sont cependant venus à contester le caractère de bien public de la Défense. Face aux défaillances du marché, soulignées par la théorie néoclassique elle-même, les tenants de l’école des Choix publics – prove-nant, politiquement, de la droite du mainstream et conservant le plus fréquemment une démarche utilitariste – n’eurent de cesse d’affirmer que le fonctionnement des mécanismes de mar-ché, même imparfaits, reste systématiquement préférable aux défectuosités de l’intervention de l’État, qui peut masquer des préférences individuelles sous le discours de l’intérêt général (Buchanan, Tullock, 1961). Les effets pervers dénoncés par ces auteurs sont associés à des pratiques de prix jugées sous-opti-males, aux inefficiences de comportements des administrations qui ne disposeraient pas des informations nécessaires pour un contrôle efficace des monopoles naturels, à la non-appropria-bilité des profits qui gêne la motivation et l’incitation mana-gériales, à des risques de dérive bureaucratique ou à des abus de position dominante. Dès lors, pourquoi un « consommateur-contribuable » de Seattle ou de Washington D.C., par exemple, consentirait-il à payer un impôt destiné à financer la protection de la frontière états-unienne avec le Mexique ? Le fardeau fis-cal correspondant devrait être supporté, selon eux, par les seuls habitants des États concernés, du Texas à la Californie.

Sur la base de positions antiétatiques extrêmes et en faveur de la propriété privée et du libre-échange, des théoriciens « li-bertariens » (Friedman, 1973) sont allés jusqu’à recommander une privatisation de la Défense nationale. D’après ces auteurs, celle-ci devrait être soumise aux lois de la concurrence, comme tout bien privé, sur un marché où des entreprises (sociétés mili-taires privées) offriraient les biens et services fournis jusque-là par la puissance publique, et que les agents auraient à sélection-ner « librement » en fonction de leurs besoins de sécurité et des rapports qualité-prix, par un calcul coûts-bénéfices standard. Bien que ces analyses, provocatrices, soient minoritaires dans les débats théoriques, elles ont néanmoins fini par influencer,

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aux États-Unis, la pratique politique – alors même que leurs partisans sont parfois opposés à la guerre, selon l’argument que cette dernière reste une affaire d’État (Rothbart, 1973). En effet, si, dans l’élément de la théorie, la Défense demeure souvent appréhendée comme bien public, le fait est qu’en pra-tique, on la privatise. Depuis le début des années 1980 et la Reaganomics, la vague néolibérale n’a-t-elle pas poussé le gou-vernement des États-Unis à « externaliser » maintes activités liées à la Défense ?

Le poids des firmes privées du complexe militaro-industriel dans la fabrication de matériels militaires était déjà considérable au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Puis, au cours du conflit vietnamien, des entreprises comme DynCorp, Halliburton, Vinnell, Lockheed Martin ou General Dynamics ont été in-tégrées à l’effort de guerre. À l’heure présente, les principaux fournisseurs du Département de la Défense des États-Unis sont des transnationales géantes de la construction navale, aéro-nautique et spatiale ou de l’informatique, entre autres, dont les contrats militaires conclus avec le Pentagone rapportent des montants astronomiques. Ce sont également des sociétés militaires privées qui fournissent désormais aux États, aux ins-titutions internationales, comme aux organisations non gou-vernementales ou à d’autres entités privées, une large gamme de services techniques destinés à les assister et à les protéger : surveillance de sites stratégiques (bases, axes de communica-tion, gisements d’hydrocarbures, mines, etc.), constructions, logistique, ravitaillement, formation, renseignement, rela-tions publiques… ou mise à disposition de personnel spécialisé (conseillers, gardes du corps, voire « mercenaires » participant aux combats et suppléant les forces armées régulières).

LES INTERPRÉTATIONS HÉTÉRODOXES

La théorie économique a néanmoins connu des développe-ments tout à fait intéressants en dehors ou aux marges du main-stream. Tel fut le cas, par exemple, avec les modèles d’échanges interindustriels, inspirés des travaux de Leontief (1941). Dis-tincts du courant néoclassique, ils fournissent un cadre ana-lytique pertinent et original pour mesurer les effets macros-copiques des variations de dépenses militaires aux niveaux

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national, régional et international, en prenant en compte de façon désagrégée les allocations de ressources entre les secteurs civils et militaires. Une telle méthodologie, opérant par projec-tion sur court, moyen et long termes, se révèle particulièrement adaptée à l’évaluation des effets de choix budgétaires effectués en liaison avec différents plans de désarmement. Ces analyses input - output ont été utilisées à maintes reprises par Leontief et ses équipes, afin d’étudier les conséquences de réductions de budgets militaires sur l’économie des États-Unis, ou pour simu-ler des scénarios de désarmements régionaux et internationaux (Leontief, Duchin, 1983).

Les modèles macroéconomiques de demande, raisonnant quant à eux à partir d’une équation de l’équilibre du revenu na-tional d’inspiration keynésienne, postulent un impact négatif du fardeau militaire sur la demande, via le multiplicateur, en dis-tinguant des influences différenciées sur les dépenses publiques non militaires et les composantes de l’absorption du secteur privé (Smith, 1977). Ce type d’approches présente l’intérêt de fournir un cadre qui identifie des effets d’éviction consécutifs à des chocs de dépenses de Défense intervenant au détriment de l’investissement, de la consommation ou des exportations, et affectant défavorablement l’activité à court terme, par du sous-emploi notamment. Ces modélisations ont toutefois des limites. Elles ne captent pas l’impact du secteur militaire sur les dynamiques d’accumulation ; elles ne distinguent pas avec pré-cision les effets opérant en longue période par rapport à ceux de court ou moyen terme ; elles ne différencient pas non plus les contractions de l’investissement (productif) de celles de la consommation (improductive) ; enfin, elles ne clarifient pas vraiment la nature atypique de la Défense, qui entretient avec le reste de l’économie des relations complexes, et distinctes de celles associées aux autres dépenses publiques. De surcroît, les études empiriques réalisées à partir de telles spécifications laissent persister une incertitude quant à la catégorie de de-mande susceptible de pâtir le plus de ces évictions (Hartley, Sandler, 2007).

Dans ces conditions, une voie suivie par certains auteurs – ceux de la « synthèse keynéso-néoclassique » – a consisté à prendre en considération, dans une perspective de long terme, une composante offre, au rôle presque inexistant dans bien des

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modèles keynésiens. Au plan formel, cette prise en compte de l’offre se traduit par le recours à une fonction de production standard. L’intégration des dépenses militaires dans un cadre multisectoriel, avec fonctions de production différenciées, pourra considérer un bien final du secteur privé obtenu à partir d’une technologie combinant les facteurs habituels (capital et travail), auxquels vient s’ajouter un bien public militaire – quel-quefois interprété comme une externalité (Biswas, Ram, 1986). Mais elle peut aussi passer par une désagrégation du stock de capital en composantes civile et militaire, afin de chercher à estimer économétriquement l’élasticité du produit au capital militaire et la contribution de ce stock à la croissance.

Le caractère économiquement improductif (ou « non direc-tement productif ») de la Défense rend néanmoins ce genre de spécifications assez difficile à soutenir. D’autres auteurs ont donc été amenés à incorporer simultanément, et en écriture dynamique, les aspects offre et demande, ce qui permet de dé-duire de l’équilibre du revenu national une expression d’accu-mulation du capital et une fonction de production où entrent capital effectivement utilisé et travail efficace. La croissance au steady state étant donnée par les évolutions démographique et technologique, supposées exogènes, les dépenses militaires n’ont sur elle aucune influence de long terme – sauf à poser un éventuel effet de ces dépenses sur le progrès technique. Leur impact est en revanche perceptible sur le sentier transitionnel menant à l’état stationnaire. Un tel modèle rend ainsi conce-vable des effets directs des dépenses militaires : négatif côté offre, sur la formation du capital privé, via le taux d’épargne, par une éviction de l’investissement ; positif côté demande, sur le taux d’utilisation du capital, par la sollicitation des capacités productives à court terme (Deger, Sen, 1995). Des influences plus indirectes peuvent aussi être mises en évidence, sur la propension à épargner du secteur privé, la part des dépenses publiques civiles, le ratio capital-output ou la balance des paie-ments. Les effets défavorables peuvent être amplifiés si, par exemple, l’alourdissement du fardeau militaire est couvert par des coupes dans les budgets sociaux (Deger, 1985).

Le thème de la Défense est également fondamental pour les auteurs des courants marxistes. Ici, on rejoint notamment les théories de l’impérialisme, pour lesquelles la militarisation est vue en tant que modalité d’existence du capitalisme, et l’usage

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de la force armée comme stratégie imposée par les fractions dominantes des classes dominantes – c’est-à-dire, aujourd’hui, la « haute finance », les plus puissants oligopoles financiers, principalement états-uniens – pour permettre la reproduction des conditions de leur pouvoir sur le système mondial capita-liste (Herrera, 2009). Pour notre part, nous proposerons par la suite au lecteur de s’interroger sur la nature des guerres mo-dernes entreprises par les États-Unis – guerres qui demeurent l’un des « tabous » des temps présents – ; sur les liaisons qu’elles pourraient entretenir, au-delà de la simple thèse du contrôle des ressources naturelles stratégiques, avec la profonde crise que nous traversons actuellement ; sur les opportunités qu’elles ouvrent aux propriétaires du capital mondialement dominant pour transformer les formes mêmes de ce dernier ; sur les éven-tuelles possibilités qu’elles offrent de redynamiser l’accumula-tion au centre du système mondial ; mais encore et surtout sur les risques majeurs d’aggravation des contradictions internes du capitalisme qu’elles alimentent.

Le présent dossier d’Innovations. Cahiers d’Économie et de Management de l’Innovation consacré à la Défense com-prend huit contributions originales. Il s’ouvre par un pre-mier article, dû à Geneviève Schmeder, en forme de revue de la littérature théorique, historique et quantitative sur les dépenses militaires et leur influence (manne ou fardeau ?) dans l’économie. Puis, Pierre Barbaroux et Victor Dos San-tos Paulino étudient le rôle de la Défense, notamment des acteurs publics, dans le phénomène d’émergence d’une nou-velle industrie – à savoir, l’industrie spatiale, abordée sous l’angle d’une monographie historique. Jean-Michel Oudot, quant à lui, s’intéresse aux processus de renégociations des contrats de Défense, et plus spécialement à leurs déterminants et conséquences économiques, ainsi qu’aux aspects informels des arrangements mis en œuvre. Romuald Dupuy étudie, dans un contexte où les États transfèrent maintes compétences tech-niques vers le secteur privé et ouvrent leurs marchés publics, les changements institutionnels et les stratégies de « coopétition » des firmes dans le cas de l’industrie européenne de Défense. Pour sa part, Eleonora Gentilucci analyse les mutations structu-relles et les dynamiques de concentration et de financiarisation du secteur de la Défense, en recourant notamment au concept de « système militaro-sécuritaire ». Bérangère Rouppert et Luc

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Mampaey se penchent ensuite sur les tendances récentes des dépenses de Défense dans les pays dits « émergents », vers les-quels se tournent désormais les exportateurs. Rémy Herrera et Joëlle Cicchini proposent une interprétation méthodologique et statistique des évolutions, sur la période 1991-2011, des ré-seaux de bases militaires états-uniens et des effectifs mobilisés à l’échelle du monde. Finalement, Rémy Herrera revient sur la question des liaisons entre guerre et crise systémique actuelle.

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