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L’enseignement philosophique – 58 e année – Numéro 1 1. Construite sous l’impulsion de Victor Cousin vers 1840, sans doute pour inculquer une sorte de religion laïque de l’ordre moral, puis par Anatole de Monzie en 1925 : « découvrir des obscurités et des problèmes, là où l’on se croyait en présence d’idées claires et de faits simples ». On peut lire à ce sujet l’efficace dossier de (1997) L’enseignement philosophique, 48 e année, sup. au n° 1. 2. Cf : Descombes, V. (2004). Le complément de sujet. Paris : Gallimard. 3. Kambouchner, D. (2000). Une école contre l’autre. Paris : PUF (p. 285). POUR UNE PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION, POUR UNE ÉDUCATION PHILOSOPHIQUE Henri Louis GO IUFM académie de Nice S’il est un lieu, dans notre société, où l’enseignement philosophique devrait être fondamental, c’est bien dans les IUFM. Or, cet enseignement s’y trouve réduit à une peau de chagrin, et je devrais plutôt dire qu’il s’y trouve contesté. Cela se com- prend dans une actualité où le philosophe, comme tel, est jugé de trop. L’enseigne- ment philosophique est pourtant une institution de notre nation 1 , notamment dans sa spécificité laïque de pensée interrogative, et dans ses pratiques de problématisation. C’est à travers nos pensées que le monde nous est présent, et c’est sur ce rapport à nos propres pensées et au social qu’il nous faut constamment enquêter, dans l’exigen- ce critique de la philosophie, qui est fondamentalement, à ce titre, une enquête sur le fait d’agir de soi-même 2 . Cela dit quelque chose de l’urgence toujours renouvelée de la tâche philosophique : entrer dans l’intelligence des problèmes en cherchant à savoir, pour soi-même, quel sens nous donnons aux termes de vie, de liberté et d’humanité, sous peine que la pensée ne se dissolve dans une lassitude à l’égard de la question du sens. C’est donc une fonction presque téléologique, pour la philosophie, de penser l’éducation sous le rapport de sa « crise » annoncée. S’il y a lieu de s’inquiéter de l’anti-philosophie contemporaine, il faut en outre s’inquiéter du fait que la pensée philosophique et son enseignement sont particulière- ment rares sur la difficile question de l’éducation, et de « l’inexistence presque abso- lue de la philosophie de l’éducation comme spécialité universitaire 3 ». Ce repli de la question éducative loin du champ philosophique est d’autant plus préoccupant que l’on dit l’éducation “en crise“, et que cette notion s’est constituée en opinion vénérable et en véritable paradigme, or « parler de paradigme permet à la fois de dire qu’il y a

POUR UNE PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION, POUR … · On peut lire à ce sujet l’efficace dossier de ... une peau de chagrin, ... pensée de la crise oscille entre refondation et

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L’enseignement philosophique – 58e année – Numéro 1

1. Construite sous l’impulsion de Victor Cousin vers 1840, sans doute pour inculquer une sorte de religionlaïque de l’ordre moral, puis par Anatole de Monzie en 1925 : « découvrir des obscurités et des problèmes, làoù l’on se croyait en présence d’idées claires et de faits simples ». On peut lire à ce sujet l’efficace dossier de(1997) L’enseignement philosophique, 48e année, sup. au n° 1.2. Cf : Descombes, V. (2004). Le complément de sujet. Paris : Gallimard.3. Kambouchner, D. (2000). Une école contre l’autre. Paris : PUF (p. 285).

POUR UNE PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION,

POUR UNE ÉDUCATION PHILOSOPHIQUE

Henri Louis GOIUFM académie de Nice

S’il est un lieu, dans notre société, où l’enseignement philosophique devraitêtre fondamental, c’est bien dans les IUFM. Or, cet enseignement s’y trouve réduit àune peau de chagrin, et je devrais plutôt dire qu’il s’y trouve contesté. Cela se com-prend dans une actualité où le philosophe, comme tel, est jugé de trop. L’enseigne-ment philosophique est pourtant une institution de notre nation 1, notamment dans saspécificité laïque de pensée interrogative, et dans ses pratiques de problématisation.C’est à travers nos pensées que le monde nous est présent, et c’est sur ce rapport ànos propres pensées et au social qu’il nous faut constamment enquêter, dans l’exigen-ce critique de la philosophie, qui est fondamentalement, à ce titre, une enquête sur lefait d’agir de soi-même2. Cela dit quelque chose de l’urgence toujours renouvelée de latâche philosophique : entrer dans l’intelligence des problèmes en cherchant à savoir,pour soi-même, quel sens nous donnons aux termes de vie, de liberté et d’humanité,sous peine que la pensée ne se dissolve dans une lassitude à l’égard de la question dusens. C’est donc une fonction presque téléologique, pour la philosophie, de penserl’éducation sous le rapport de sa « crise » annoncée.

S’il y a lieu de s’inquiéter de l’anti-philosophie contemporaine, il faut en outres’inquiéter du fait que la pensée philosophique et son enseignement sont particulière-ment rares sur la difficile question de l’éducation, et de « l’inexistence presque abso-lue de la philosophie de l’éducation comme spécialité universitaire 3 ». Ce repli de laquestion éducative loin du champ philosophique est d’autant plus préoccupant quel’on dit l’éducation “en crise“, et que cette notion s’est constituée en opinion vénérableet en véritable paradigme, or « parler de paradigme permet à la fois de dire qu’il y a

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une contrainte sociale à penser conformément à un exemple majeur d‘explication,celui qui passe à l’époque pour particulièrement lumineux, et en même temps quesont marginalisés ceux qui ne pensent pas de cette façon, ou qui s’occupent trop de ceque le mode d’explication préféré n’explique pas 4 ». Il me semble que la penséepublique de la crise n’est pas loin d’être aussi un philosophisme, si nous ne regardonspas en quoi, d’une part, elle parle de ce qui nous fait appartenir à une légende com-mune (la République et son école), et en quoi, d’autre part, elle contraint les philo-sophes à penser la possibilité même de cette « crise » (un malheur de la démocra-tie ?).

I. CRISE D’EFFONDREMENT VS CRISE DE RÉTENTION?

La crise désigne une phase décisive (krisis) dans une maladie, ou un momentdécisif dans une évolution, ou le surgissement soudain d’un trouble, avec une notionde perturbation et de rupture. Appliquée à l’éducation, la notion de crise est cepen-dant problématique car, sans tomber dans un factualisme 5, cette notion est solidairedes troubles divers qui peuvent régulièrement traverser une société. En effet, l’éduca-tion semble périodiquement en crise. C’est ce que laisse entendre Durkheim à proposde l’idée de crise dans l’enseignement : « On se convainc ainsi par une expériencedirecte qu’il n’y a pas de type d’enseignement qui soit immuable, que celui d’hier nesaurait être celui de demain ; qu’ils sont dans un flux perpétuel, mais que d’un autrecôté, ces changements continus, quand du moins ils sont normaux, sont, à chaquemoment du temps, en rapport avec un point de repère fixe qui les détermine : c’estl’état de la société au moment considéré 6 ».

Si nous suivons Husserl, nous jugerons que ladite crise connaît un régime his-torique déterminé. Devrions-nous prendre la crise de l’éducation et de l’enseignementdans l’ordre d’une large « crise européenne 7 », au sens où l’entend Husserl ? CommeEurope ayant un lieu spirituel de naissance, où apparut un type absolument nouveaude créations spirituelles, prenant le nom de philosophie, et comme crise de la rationa-lité plongeant ses racines dans l’objectivisme des temps modernes, et dans la contem-poraine rationalité technique.

Examinons comment le débat s’est enlisé sur la crise de l’éducation, ou crisede l’école, ou crise de l’enseignement. Je dis ou, à la fois au sens disjonctif pour mar-quer des spécificités, et au sens analogique pour marquer des proximités. Comme ledit Michel Fabre, « le débat franco-français sur l’école piétine, […] il devient de plusen plus difficile d’habiter vraiment l’histoire et de l’investir de projets qui puissentdépasser la gestion à court terme 8 ».

La crise de l’éducation est dite comme une crise de l’autorité et des valeurs.Depuis quelques années, de nombreux propos, pas tous rigoureux, ont été tenus sur

4. Descombes, V. (1989). Philosophie par gros temps. Paris : Minuit (p. 20).5. « Bien entendu, un factualisme intégral est capable de dissoudre en lui-même toute notion et tout phéno-mène de crise caractérisé. Il est clair que ce factualisme ne rendra service à personne, sauf à ceux pour qui lemoins de questions vaut le mieux. » D. Kambouchner (2006) Crise de l’éducation et critique de la culture.Questions d’orientation. n° 3, 29-47.6. Durkheim, E. (1999). L’évolution pédagogique en France, Paris : PUF (p. 16).7. « Au sens spirituel, l’Europe englobe manifestement les dominions anglais, les Etats-Unis, etc. » Husserl,E. (1977). La crise de l’humanité européenne et la philosophie. (P. Ricœur Trad.). Paris : Aubier (p. 29).8. Fabre, M. (2002). Les controverses françaises sur l’école : la schizophrénie républicaine. Éducation et franco-phonie, vol. XXX. Québec : ACELF.

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cette question : c’est particulièrement sur la question de l’autorité que se cristallisel’opposition actuelle entre deux grandes visions de l’éducation et de l’enseignement,celle qui défend l’héritage, et celle qui promeut le progrès. S’agissant de cette opposi-tion, je pense que Michel Fabre a raison de parler de Spaltung 9 schizophrénique. Lapensée de la crise oscille entre refondation et rénovation de l’autorité éducative. Nouspouvons admettre pour vérité que l’éducation doit être essentiellement, selon le motde Durkheim, chose d’autorité. Mais ici se fissure l’analyse éducative, en deux idéolo-gies, qui ne forment pas même une controverse, tant leurs présupposés spéculatifsobèrent le champ empirique. Tirant à hue, le discours de l’effondrement dit la crisecomme perte de l’autorité et comme dérive des valeurs. Tirant à dia, le discours de larétention dit la crise comme crispation réactionnaire de l’autorité et rigidité idéolo-gique des valeurs. Nous avons là le fonds commun du récit républicain et de l’utopiedémocratique. Il faut craindre que ce piétinement du débat et la dichotomie des idéo-logies n’entravent la discussion rationnelle, démocratique et coopérative, qui doit tou-jours être recherchée.

C’est bien sûr un faux problème de se demander s’il faut ou non intervenird’autorité dans le développement de l’enfant, et le contraindre à s’adapter à la viesociale, adaptation classiquement décrite comme passage forcé de la nature à la cul-ture par l’accession au langage et par intériorisation des normes et des valeurs.L’adaptation de l’enfant, et nous pourrions presque dire son dressage, consiste à luifaire incorporer la référence commune à la collectivité dans laquelle il entre, en luiapprenant une manière d’agir et de s’exprimer qu’il partagera avec d’autres. C’est à lafois une certitude publique, et un axiome de la philosophie de l’éducation, nous pou-vons tous en être d’accord. Les significations communes sont un échafaudage au prin-cipe de tous les jeux de langage pratiqués dans chaque forme de vie humaine. Pourun éducateur, l’anti-modèle serait donc l’enfant sauvage, étranger radical ayantéchappé à toute condition de sociabilité. Dans une approche assez formaliste (celle del’opposition entre nature et liberté), Kant 10 voyait l’éducation comme d’abord négati-ve, reposant sur une discipline pour diriger le jeune humain, quels que soient les prin-cipes sociaux et culturels de l’éducation, en ne laissant pas dominer en lui les ten-dances instinctives : la discipline viserait à empêcher que l’homme soit détourné de sadestination (l’humanité). Dans ce cadre, la fonction de l’autorité serait donc de rendrepossible l’emprise des normes collectives, pour intégrer progressivement un sens com-mun et pour apprendre à suivre des règles 11. Mais comment définir l’autorité ? Il y adeux catégories de difficultés.

La première est d’ordre linguistique, et tient dans la polysémie du terme« autorité ». On connaît les fameuses analyses d’Hannah Arendt, si souvent reprises etdéveloppées 12. Du verbe latin augere, signifiant « augmenter », l’autorité est ce quiaugmente un pouvoir en lui donnant un surcroît de légitimité : l’autorité désigne ledroit légitime de commander et d’obtenir une obéissance volontaire. Mais la mêmeracine donne le nom auctor, un « auteur », celui qui développe quelque chose, parexemple qui augmente la littérature, qui produit, et aussi celui qui peut concéder un

9. Ce que Lacan appelle une « division », ou une « refente » du sujet : (1966). Écrits. Paris : Le Seuil.10. Cf : Kant, E. (1990). Réflexions sur l’éducation (A. Philonenko Trad.). Paris : Vrin.11. Comme l’indique Vincent Descombes, devenir autonome ce n’est pas se contraindre soi-même, mais c’estapprendre à suivre des règles instituées (2004. Le complément de sujet. Paris : Gallimard).12. Voir par exemple l’article d’Yves Lorvellec (1997) « L’autorité magistrale » dans L’enseignement philoso-phique, 53è année, n° 6, 40-51. Voir aussi le livre d’Alain Renaut (2004). La fin de l’autorité. Paris : Flamma-rion.

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droit, littéralement qui autorise et qui soutient, parce qu’il a autorité. Or, le verbeaugere renvoie d’abord à la capacité proprement divine de produire, l’auctoritas étantla force des dieux (qui viendrait du sanscrit otas signifiant la puissance divine, inscritedans le passé et dans une tradition sacrée). Les « hommes d’autorité » étaient lesanciens, les majores dont dérive nécessairement, dans la tradition, toute autorité pos-sible ; autorité qui en cela se distingue du simple potestas, pouvoir auquel l’autorité nese réduit pas. Si l’on ne peut comprendre une forme d’humanité que par ses institu-tions, en passant par la diversité anthropologique, c’est le mot lui-même d’autorité quisemble s’être obscurci pour nous par les changements de formes de vie. Finalement,en pratique comme en théorie, affirme Hannah Arendt, nous ne savons plus aujour-d’hui ce qu’est réellement l’autorité.

Cela nous conduit à la seconde catégorie de difficultés, qui est d’ordre empi-rique : l’affaiblissement historique de légitimité de tout rapport d’obéissance. L’usagea certes historiquement fixé le sens du vocable autorité comme désignant l’obtentionde l’obéissance de subordonnés sans recourir à la violence. Mais cette obéissance aliè-ne nécessairement le concept d’autorité à celui de liberté : l’obéissance consistantdans l’acceptation de réduire sa liberté. Or, depuis la Renaissance, l’idée d’obéir à unpouvoir, puis à une hiérarchie, a été de plus en plus attaquée. L’anarchisme philoso-phique et politique a développé des thèses originales, qui s’avèrent pourtant problé-matiques en s’installant dans la contestation parfois nihiliste de toute autorité. Nossociétés européennes ont vu grandir une aspiration à la liberté, qui s’est finalementtraduite par une idéologie de la caducité des rapports hiérarchiques, au sens où Han-nah Arendt entend ce terme: une relation autoritaire entre celui qui commande etcelui qui obéit reposant sur la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la légiti-mité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée. Les relâchements du lien hiérar-chique, depuis la fin des années 1960, entre parents et enfants, entre professeurs etélèves, deviennent alors la cible des réactions au régime dit de « l’enfant roi 13 », voiredu « jeune crétin 14 », et pire du « jeune barbare 15 ». Du coup, aux anciennes critiquesde l’autorité succède un appel à sa restauration, qui alimente les discours à tendancesécuritaire. De nos jours à l’école, le manque de docilité et de civilité de beaucoupd’enfants sert de prétexte aux idéologies scolaires autoritaires.

Il me semble que si nous voulons quitter l’ornière dans laquelle nous sommestombés, ou pour le dire de façon plus philosophique, si nous voulons transformer lasituation dans laquelle nous sommes, il nous faut nous tourner du côté d’une épisté-mologie deweyenne 16 : « la transformation contrôlée et dirigée d’une situation indéter-minée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutivesqu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié 17 ». Cela nécessi-te de construire le problème de façon suffisamment pertinente, c’est-à-dire en sélec-tionnant ce qui nous permet le mieux d’opérer la transformation, en réduisant lasituation à un schéma intelligible, et en répondant à un projet : ici, le projet seraitd’enquêter sur la possibilité d’une éducation radicalement démocratique. Cette radi-calité est philosophiquement nécessaire à l’idée démocratique, nous le savons depuisRousseau. La philosophie doit penser la possibilité d’une égalité de tous dans et par la

13. Pleux, D. (2006). De l’enfant roi à l’enfant tyran. Paris : Odile Jacob.14. Brighelli J-P. (2006). La fabrique du crétin : la mort programmée de l’école. Paris : Gallimard.15. Stal, I. (1998). L’école des barbares. Paris : Julliard.16. Lire à ce sujet l’article : Fabre, M. (2005). La problématisation entre Dewey et Bachelard. Les sciences del’éducation pour l’ère nouvelle, La problématisation, approches épistémologiques, vol. 38, n° 3.17. Dewey, J. (1993). Logique. La théorie de l’enquête. (G. Deledalle Trad.). Paris : PUF (p. 169).

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liberté de chacun : la solidarité sociale publique ordinaire ne peut donc se développerqu’à ce prix d’éducation, car il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans consti-tution intime de chacun (sans cette constitution, il n’y a que conformisme, oudésordre).

II. QUE PEUT SIGNIFIER UNE AUTORITÉ RÉPUBLICAINE?

Pour construire correctement notre problème, faisons un détour par la règledu conformisme républicain. L’étymologie si galvaudée est pourtant éloquente : respublica, c’est ce qui concerne la population prise dans son ensemble. Autrement dit, lachose qui nous concerne tous, et donc l’affaire que nous avons en commun, du fait denotre vie sociale. Cette « affaire », c’est la chose même de notre vie collective, c’est lanécessité qui s’impose à nous de l’organiser ensemble, c’est donc la contrainte, àlaquelle nul ne peut se soustraire, de prendre en charge avec les autres nos conditionsd’existence. La république s’oppose à toute forme de tyrannie, de despotisme, de dic-tature, ou d’anarchie, et en ce sens, l’idée de république a ses racines dans ce queMarx appelait le « communisme primitif », même si l’anthropologie nous convainc quen’a jamais dû exister de groupement humain sans institutions. Si l’affaire que nousavons en commun, c’est de rechercher ensemble les conditions de notre survie et denotre développement, cela implique de définir le nous comme toujours en chantier.Littéralement, la république est une société qui s’organise, et l’histoire montre lecaractère politique de cette organisation, et ses apories. Si les individus non organiséspar une convention de solidarité sont soumis à la loi du plus fort (dont la tyrannie, ledespotisme ou la dictature sont des formes instituées), les individus réunis en une col-lectivité de droit sont soumis à la fragilité (et aux ambiguïtés) de ce pacte social. C’estpar l’énonciation paradoxale de cette volonté de vie sociale que la république est sus-ceptible de donner un sens à la vie des individus en tant que membres de la collectivi-té, mais le désir humain de former une collectivité solidaire est en lui-même contra-dictoire. Les philosophes, sociologues, ou économistes ont analysé de diversesmanières cette fragilité.

Dans la grammaire philosophique, la construction d’un pacte social répond à unbesoin, parce que l’affirmation de la force est auto-réfutante (le fort peut toujours êtrevaincu et détruit). La collectivité fonctionne alors selon une solidarité mécanique 18 (per-mettant à chacun de bénéficier des efforts de tous) dans une forte cohésion : laconvention fixe les termes de cette organisation politique, sous l’autorité sacraliséed’un chef. Avec le développement des sociétés, le pacte se complexifie et la conver-gence des efforts de chacun est recherchée dans la diversification même des activités,pour créer le lien de solidarité organique : l’autorité du droit restitutif, et de la hiérar-chie. Le problème empirique est que l’individu ne comprend pas automatiquement lesrègles du jeu de cette organisation. L’égoïsme naturel et la « sauvagerie » de l’indivi-du, son ignorance, moins endigués que dans les sociétés à solidarité mécanique, s’ac-commodent mal des contraintes que fait peser sur la liberté naturelle le principe dupacte, et la raison de ces contraintes doit être entièrement apprise. C’est en cela que,pour Kant, l’éducation est bien le problème le plus difficile se présentant à l’homme,puisqu’il n’obtient son humanité que sous l’effet d’une éducation. Et c’est en cela quela république est intrinsèquement fragile : sa pérennité repose strictement sur la

18. Une idée fondamentale de Durkheim en 1893 : Durkheim, E. (2004). De la division du travail social. Paris :PUF.

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transmission de l’action éducative des individus dans la chaîne des générations. PourKant, l’éducation de l’enfant doit être menée selon les trois domaines que sont la dis-cipline du comportement, l’instruction des savoirs, la culture des valeurs. La naturelleliberté des jeunes enfants les pousse spontanément à agir selon l’intérêt immédiat, etsurtout selon la culture plus ou moins aléatoire qui a été reçue. Si l’on ne peut dériverla société de la nature biologique de l’être humain incapable de produire des institu-tions, l’humanité de l’individu n’est qu’un produit de la société (et cette société n’estpas nécessairement inscrite dans une continuité de progrès historique, que l’on sereprésenterait comme l’entéléchie de l’humanité). C’est pourquoi l’on ne peut com-prendre l’incorporation de la culture par une explication simplement mécanique(visant à garantir la survie de la collectivité), ni par une explication simplement utili-tariste (visant à favoriser la cohésion de la collectivité), ni par une explication simple-ment contractuelle (visant à économiser l’enquête sur la validité de cette culture) 19.

La république a donc la responsabilité de rendre possible et durable sonpropre système de vie collective, et cela plaide en faveur du conformisme qu’elle doitconstituer dans l’individu. Elle se conserve et se reproduit par son propre effort decontinuité, auprès des nouvelles générations : la république a l’entière responsabilitéde former les individus à devenir capables d’agir dans le cadre du pacte social. Il y adonc des règles de tout premier ordre qui doivent être enseignées aux jeunes, et quel’on peut considérer comme les normes de la vie collective. Dans l’héritage républi-cain, ces normes sont en nombre limité, elle forment une culture morale qui se pré-sente à chacun de façon impérative et injonctive (la norme inconditionnelle dontdépend toute autre norme étant de ne considérer jamais autrui comme un moyen).Une telle norme ne peut être tenue pour contingente, elle a pour elle les meilleuresraisons en ce qu’elle emporte l’accord rationnel sur son caractère de nécessité, ce quiéquivaut à la considérer comme universellement valide. En tant que norme, elle nesaurait être négociée dans le cadre d’une discussion qui soulèverait la suspicion surson caractère obligatoire, sauf à rendre tout à fait impossible la morale elle-même. Àce titre, la revendication post-moderne d’une discussion (prise au sens de contesta-tion) de la norme morale, au nom de l’impossible démonstration de sa vérité (et ladérive vers un scepticisme extrême dans ce domaine), a une lourde responsabilitédans les mésaventures actuelles de la démocratie.

Doublement fragile donc, la république doit parvenir à se créer elle-même, etchercher les moyens de se préserver sans cesse, en légitimant son autorité. On pour-rait la considérer comme une réticence (au désordre) et une persévérance (dans laculture). C’est, comme l’explique Castoriadis, l’imaginaire social instituant qui sou-tient l’insertion de tout individu dans une collectivité, et en cela « l’histoire est lechamp dans lequel le sens émerge, est créé par les humains 20 ». La république n’estpas réductible à une existence de fait, elle n’est pas un simple « donné », elle est un« construit » fragile. Mais cette construction n’a pas pour unique mobile un calcul,pragmatique, de viabilité pour l’espèce. La fragilité de la construction républicainevient certes de ce qu’elle ne fonctionne pas sur des bases naturelles à l’espèce humai-ne (rien n’est plus solide que l’organisation « sociale » d’une ruche, ou d’une fourmi-lière), mais surtout de ce qu’elle fonctionne sur un postulat de la « raison » : la viecollective solidaire a plus de valeur humaine que l’anarchie des égoïsmes. Autrement

19. Voir : Putnam, H. (2004). Fait/Valeur : la fin d’un dogme. (M. Caveribère & J-P. Cometti Trad.). Paris-Tel-Aviv : Éditions de l’éclat.20. Castoriadis, C. (2005). Une société à la dérive. Paris : Seuil (p. 94).

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dit, la solidarité entre tous les individus représente mieux l’humanité de l’homme, quel’individualisme de chacun.

Dans l’imaginaire social républicain, cette valeur, seule, est en mesure de don-ner un sens à la vie humaine. Le problème est que l’idéal républicain de vie sociale sefonde sur la recherche d’une autonomie pour chaque individu : incertitude de la soli-darité organique. On peut penser, avec Cavell, que la philosophie – et c’est toute sadimension politique - doit être l’éducatrice de l’être humain tout au long de sa vie, enproduisant le pitch, l’accord 21. Cette idée, au-delà des thèmes classiques de la philoso-phie, est nécessaire à la vie démocratique, et c’est ce que l’on pourra comprendrecomme une continuité entre la pensée publique et la pensée philosophique. Tout leproblème est de comprendre comment on peut passer de l’énonciation des normesmorales à l’exercice des jugements de valeur : l’enjeu de ce passage se nomme éduca-tion, qui doit être prise comme une praxis éthique (comme la constitution d’un éthossous l’éclairage des normes morales). L’éducation ne saurait donc se réduire à l’acqui-sition mentale d’un système de règles, car l’essentiel dans les règles est la façon de lesappliquer, et les styles de raisonnement qu’elles permettent d’effectuer. C’est pour-quoi les jugements de valeur ne peuvent être dits contingents : ils découlent nécessai-rement, dans la pratique des usages d’une collectivité, des normes morales.

III. N’Y A-T-IL DE VALEUR QUE RÉPUBLICAINE?

Regardons de plus près le lien spécifique entre république et valeur. La répu-blique prétend cultiver dans l’éducation des jeunes l’apprentissage symbolique de cequi vaut : il n’y a pas de république sans valeur(s), parce que sans la médiation de lavaleur, le rapport entre individus est nécessairement abandonné à la force. Notre récitsur la destination de l’humanité affirme qu’il faut y voir un projet, une attente, unepréférence, et donc une valeur, car ce qui est souhaitable, pour structurer la vie socia-le, résulte d’une élaboration intellectuelle, d’une création spirituelle. Nous retrouvonsen cela l’idée que le monde empirique des faits et le monde théorique des valeurs sontdistincts. Mais cette distinction ne résiste pas à l’examen de l’histoire, puisque c’est àune œuvre que nous référons notre commun raisonnement sur les valeurs, qui tient saforme d’un événement particulier : la Révolution française, comme le dit Descombes.Le jugement que nous portons sur les valeurs ne résulte pas d’une conception abso-lue, mais d’une culture qui nous identifie en tant que Français, culture où s’enchevê-trent faits et valeurs dans un passé qu’il est impossible de refondre, et il ne dépendplus de nous d’y échapper : l’idée de république est celle qui a exalté le sentiment dupeuple dans toutes les causes nationales, n’ayant heureusement jamais sacrifié audieu des choses comme elles vont.

Cependant, lorsqu’on regarde l’histoire, on constate que les valeurs instituéespar une collectivité ne visent pas nécessairement l’organisation d’une république : lamonarchie a pris, pour les Français, la signification précise d’une entreprise contre lepeuple, mais plusieurs de nos proches voisins ont réalisé une œuvre politique stabledans le cadre d’une monarchie parlementaire légitime. Autre réalité, si nous pensonsaux extrêmes : le nazisme se fonde sur une valeur, et un projet, la volonté de puissan-ce de la « race aryenne » (mythologiquement légitimée en Dieu - mais quel est le dieudes aryens ? - puisque les soldats portaient sur leur ceinturon l’inscription Gott mituns). Mais cette valeur est antinomique avec le pacte républicain que notre nation a

21. Cavell, S. (2003). Un ton pour la philosophie. Paris : Bayard Centurion.

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choisi, opposant à cette volonté de puissance les notions de volonté générale, égalitéde droits, et souveraineté nationale. Peut-on aller jusqu’à affirmer qu’il n’y a de valeurque républicaine? Comment considérer tous les systèmes de vie collective qui ne sesont pas dotés de la forme républicaine ? Faut-il admettre qu’ils sont, de fait, sansvaleur? Et les valeurs, ne pourront-elles être, du coup, que celles de la république?On voit le genre de difficulté qu’il faut aborder : si l’on reconnaît aux doctrines mono-théistes ou monarchiques des valeurs concurrentes à celle(s) de la république, celasignifie que la conception républicaine de la valeur n’est que relative. Et dans ce cas,elle n’a pas de légitimité fondamentale, on pourrait toujours lui opposer d’autres sys-tèmes de valeur, en droit tout aussi pertinents que le sien. De la même façon, à uneautre échelle, on doit se demander s’il est légitime de préférer la musique savanteeuropéenne aux musiques populaires, et si la peinture distinguée dans galeries etmusées vaut mieux que les tags recouvrant nombre de surfaces publiques, etc.

Certes, la république institue, philosophiquement et historiquement, un passa-ge des faits comportementaux aux valeurs comportementales, elle en incarne le pro-cessus. La valeur de comportements sociaux s’oppose donc rationnellement à l’intérêtindividuel, que chacun est par ailleurs naturellement tenté de poursuivre : dans le casde la république, cette valeur normative s’oppose aussi à toute idée d’intérêt d’ungroupe restreint, par exemple le groupe des aristocrates, ou d’une caste d’oligarques,ou d’un quarteron de tyrans. La « raison » qui conçoit l’organisation républicaine de lasociété, pense le mieux en tant qu’utopie sociale désirable par tous et par chacun : elleindique à la conscience individuelle les catégories générales d’actions valables, préfé-rables, souhaitables, dans les rapports sociaux d’une collectivité solidaire. Ces préfé-rences ne s’expliquent pas dans le cadre théorique d’un émotivisme : au contraire,c’est par défaut d’utopie intellectuelle républicaine que l’individu risque de rester sousl’influence de ses pulsions, de ses passions, de ses impressions, de ses croyances, deson ignorance, y compris lorsqu’il s’associe à quelques autres pour défendre un intérêtcommun. Ce qui est meilleur lui est donc présenté sous la forme d’un devoir envers lacollectivité, envers les autres, c’est ce qui est à faire, à réaliser, à devenir : ce sont descatégories pour éclairer l’action. Ainsi, le monde intellectuel normatif de la valeurrépublicaine présente à l’individu humain son devoir d’humanisation : autrement dit,hors cet effort, l’existence d’un individu n’a pas de valeur. Mais il ne s’agit pas pourautant d’un devoir envers soi-même. Dans le projet républicain, la lutte que chacunaccepte de mener contre ses tendances individualistes est une lutte pour construireune attitude solidaire. On voit que la valeur humaine est définie, par la république, àpartir de l’idéal humaniste, et à partir de la méthode propre à la philosophie, commeune interrogation “infinie“.

Nous arrivons maintenant à poser le résultat de ce raisonnement : ce résultatexige un effort de rationalité que beaucoup n’acceptent pas de faire. Or le problèmeest qu’une organisation politique n’est républicaine que si tout le monde convient derespecter également et ensemble les mêmes règles, qui nous viennent de nos institu-tions. Cette revendication est d’ailleurs l’une des meilleures garanties de la répu-blique, puisque c’est elle qui permet la révolte et la résistance contre un pouvoirtyrannique : dans un pays asservi, le réseau héroïque des volontés jetées dans leMaquis, alors même que se scelle la faillite morale des complaisances envers le régi-me de Vichy. La doctrine républicaine, écrite dans l’histoire française, prétend à« l’universalité » de sa conception de ce qui vaut, sans que l’on puisse, évidemment,fournir une preuve définitive en faveur de cette prétention. La philosophie républicai-ne se défend du relativisme, en avançant que la conception républicaine de ce qui

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vaut exige logiquement d’être pensée en tant qu’universelle, à moins de se contredire.C’est le devoir de solidarité qui répond le mieux à l’effort d’organisation des rapportssociaux. L’unique réquisit de la république consiste dans la volonté générale souverai-ne de réguler en permanence sa propre organisation, qui ne dépend ni d’une croyancepréalable (théisme), ni d’une autorité supérieure (monarchie). Si cette valeur univer-selle de l’organisation républicaine ne peut être prouvée en théorie de façon irréfu-table, elle est nécessitée par un raisonnement qui en montre la légitimité pratique, etengage à la préférer sur tout autre régime. L’idée n’est pas mièvre, car elle s’imposepar la logique à tout individu, quelle que soit sa volonté de le nier. En clair, aucunindividu ne pourrait prétendre posséder une valeur, ou des valeurs supérieures à cellede la solidarité républicaine. Une telle prétention serait contradictoire et insensée,puisqu’elle ne pourrait reposer, ultimement, que sur un acte de force vis-à-vis desautres qui ne partageraient pas ces valeurs. Dans cette mesure, on peut admettre avecHusserl le récit de l’Europe comme telos d’humanité, qui « domine tous les change-ments affectant la forme de l’Europe et leur confère un sens 22 » placé sous le contrôled’idées normatives, et qui octroie un horizon infini de tâches s’étendant à un mouve-ment de formation éducative (Bildung), au nom de l’influence décisive « que la cultu-re exerce sur l’éducation des enfants 23 ».

Il resterait à voir comment on peut déterminer, en leur donnant un contenudans la pratique et dans l’action, l’ensemble des valeurs capables d’orienter chacun verssa propre humanité (étant admis que la valeur, c’est pour l’être humain de forger sonhumanité). Rappelons simplement que la solidarité politique républicaine se déploied’abord dans la règle de la souveraineté populaire : Rousseau conçoit le peuple en tantque souverain déterminant une volonté générale. Dans la république, aucune instancede décision n’a de légitimité, si elle n’est l’expression de la volonté générale. C’est lesens étymologique politique de la république. Donc, la solidarité collective implique lepeuple souverain. Le peuple souverain doit organiser sa solidarité : il doit choisir, defaçon souveraine, des représentants chargés d’exécuter en pratique les orientations dela volonté générale. Ces représentants doivent donc offrir des garanties que c’est biencette volonté générale qu’ils réalisent : ils doivent contractualiser leur politique avecle plus grand nombre, sur la base d’une constitution. Le peuple reste seul juge de lamise en œuvre de cette politique. La république est donc gouvernée, en pratique, pardes représentants élus pour un mandat précis limité dans le temps, restant en perma-nence sous contrôle de la souveraineté populaire. En France, ce système s’est donnéla devise liberté, égalité, fraternité. Trois valeurs indissociables. Liberté d’abord, parceque c’est le peuple lui-même qui détient le principe du pouvoir. Égalité ensuite, parceque dans cette collectivité sociale, aucun individu ne peut, en droit, dominer lesautres. Fraternité enfin, parce que cette collectivité libre et égalitaire, a conscience deformer un groupe solidaire d’individus qui coopèrent à la préservation de valeurscommunes. Enfin, la république se projette dans une axiologie qui lui est absolumentnécessaire : la laïcité. En France, cette règle de la laïcité républicaine comporte quatredimensions : la liberté de conscience, la tolérance, la neutralité, l’esprit critique. Cetterègle s’applique à toutes les institutions de l’État, et à l’État lui-même. Elle en est pro-bablement l’horizon de transcendance.

22. Op. cit., p. 33.23. Ibid. p. 55.

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IV. CE QUE LA CRISE ÉDUCATIVE NOUS DEMANDE DE PENSER

Nous savons maintenant, aussi “républicains“ fussions-nous, que l’institutionde la culture scolaire est limitée dans ses effets sur l’exercice individuel du jugement.L’histoire se charge de démystifier la fable de la rationalité absolue, qui est l’objetimaginaire d’un abus d’autorité philosophique. La possibilité concrète du nazismerévèle le caractère excessivement idéaliste et abstrait de l’idée d’un « destin » huma-niste européen, et pour nous Français des prétentions de l’école républicaine à instrui-re les élèves des valeurs supérieures du rapport humaniste aux autres hommes 24. Toutle problème de l’éducation et de l’enseignement demeure pourtant de faire valoirauprès des enfants et des élèves la légitimité des œuvres héritées, formant notammentla ligne de partage entre ces œuvres et les convictions “subjectivement“ formées. Plusque jamais, c’est le conservatisme qui est aujourd’hui en question, et la transmission. Ilne saurait d’ailleurs en être autrement, puisque l’on ne peut penser sans contradictionl’action éducative comme une création. Il s’agit donc de penser à la fois les termes dela transmission de toutes nos valeurs 25, i.e. la nécessaire reconstruction des formes decette transmission. C’est exactement ce dont nous avertit Durkheim, lorsqu’il fait tenirla question éducative dans les limites de son époque.

Ce que l’on appelle la crise de l’autorité et la crise éducative, a d’abord uneréalité statistique. Mais la crise est redoublée par les désaccords sur l’analyse de cesstatistiques 26. Comme je l’ai souligné, pour certains les désordres éducatifs et scolairessont dus à un effondrement de l’autorité et à une massification de l’enseignement.Pour d’autres ces désordres sont dus à une rétention d’autorité de la machinerie sco-laire provoquant un dégoût de docilité, accentué par la séduction des nouvelles indus-tries d’abrutissement, visant notamment à dissuader les jeunes de devenir des indivi-dus autonomes en les soumettant à une logique de foule. Il faut savoir aujourd’hui ceque l’on demande à la « forme scolaire 27 », et il paraît clair que l’école est l’institutionqui se pose ès qualité la question de la transmission des valeurs. Mais l’enjeu de cettetransmission est de plus en plus complexe, dans un contexte où avancent ensemble leprocessus démocratique et la dérégulation du marché. La mise démocratique ne peutêtre que celle-ci : poursuivre et amplifier la massification de l’enseignement. Car nousassistons à une double insuffisance : d’une part, le conformisme républicain ne permetpas de penser la nécessaire transformation de la “crise“, d’autre part, la dérive indivi-dualiste quasi-anomique de notre société n’offre aucune perspective à la démocratie.La nécessité, pour chacun, d’être éduqué passe par une double contrainte : celle d’êtreéduqué dans l’enfance suffisamment, et suffisamment bien, en vue de pouvoir décider,une fois adulte, de poursuivre sa propre éducation. C’est ce que la philosophie peutnous aider à penser, en tant que philosophie de l’éducation. Cette phrase peut paraîtreredondante, mais la philosophie, lorsqu’elle s’applique au problème de l’éducation,assume un enjeu irréductible : réfléchir aux conditions éducatives de possibilité d’unsouci philosophique dans la vie des adultes.

24. Lire à ce sujet l’intéressant article : Kambouchner, D. (2006). Les nouvelles tâches d’une philosophie del’éducation. Le Télémaque. 30, 45-64.25. Il est temps de se réveiller d’un nietzschéisme débridé, ou d’un marxisme littéral qui ont séduit tant d’es-prits, faisant passer toute notion de culture et d’humanisme pour une insupportable niaiserie, ou pour uneimposture de classe.26. Cf : Johsua, S. (1999). L’école entre crise et refondation. Paris : La Dispute.27. Cf : Maulini, O., Montandon, C., et al. (2005). Les formes de l’éducation : variété et variations. Bruxelles : DeBoeck.

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Les termes` dans lesquels nous pouvons maintenant penser la crise éducativetombent sous le sens. Nous devons reconstruire les moyens de la transmission à tousdes valeurs culturelles, en développant une philosophie élitaire 28 de l’institution édu-cative : « en quoi peut consister chez des enfants, supposons de cinq à huit ans, unevéritable sollicitation, un véritable amorçage symbolique, ou si l’on veut un véritableéveil, à partir de quoi la conscience des faits, celle des formes et celle des règles,pourrait s’organiser sur la base d’une réelle appétence ? On vérifiera sans difficultéqu’un grand nombre de questions de philosophie de l’éducation parmi les plus cardi-nales se trouvent impliquées dans celle-ci. À quoi il faudrait ajouter, pour compléter,(i) qu’il s’agit au fond d’une question politique ; et (ii) qu’il est ici question en tout etpour tout de rendre l’enseignement en général plus philosophique 29 ».

Cette reconstruction passe par une vigoureuse analyse des contradictions de laforme scolaire actuelle 30. Le plan de route est facile à établir. D’abord, « les élèves doi-vent consentir à être là (dans l’espace assigné pour l’enseignement), avec certainesconditions de tenue physique et un certain degré d’attention 31 ». Mais cela ne nous ditpas encore, dans la pratique, ce qui pourrait rendre possible cette réceptivité desélèves : toute l’organisation scolaire est à repenser dans ce domaine. Ensuite, « le bonprofesseur parle de manière claire et nette, avec une assurance qui repose sur beau-coup de travail, y compris de travail sur soi. Il fait ce qu’il dit, et peut montrer un cer-tain coefficient de détachement par rapport à ce qu’il fait. Il sait ce dont il parle 32 ».Mais cela ne nous dit pas encore de quelle manière on pourrait former les professeursstagiaires à acquérir une telle expertise : l’organisation des IUFM est à repenser dansce domaine, notamment dans les liens qu’ils devraient autoriser entre recherche, for-mation, et pratique du métier. Enfin, le bon professeur doit avoir la maîtrise « de l’en-seignement de sa discipline en général, ou plutôt de sa discipline (en grec : mathesis) entant qu’elle est de manière constitutive affaire d’enseignement 33 ». Mais cela ne nousdit pas non plus comment les professeurs peuvent acquérir une suffisante intelligencedidactique de leur discipline (ou dans la polyvalence des disciplines pour ce qui estdes professeurs des écoles). Kambouchner, au terme d’une brillante analyse, faitcependant une série de propositions pour une « reconstruction », et l’on peut tenirpour un résumé efficace de l’enjeu éducatif d’une telle reconstruction la remarque sui-vante 34 : « l’aisance à se mouvoir dans des répertoires et registres variés de formes etde significations n’est pas seulement la clé de bonnes études, mais est restée oudevrait devenir l’affaire principale de l’éducation scolaire, le nécessaire pourra com-mencer d’être fait pour que le bénéfice en soit étendu à la quasi-totalité d’une classed’âge ». Car il ne suffit pas de déplorer la victoire de la pédagogie sur l’école, commele font certains, allant même jusqu’à désigner, dans les réformes liées à la massifica-tion, une haine de l’enseignement qui s’emparerait de l’école. Si le rôle de l’institutiond’enseignement est de garantir l’autorité des professeurs, cela ne peut dépendre d’unemesure autoritaire du pouvoir de l’État, mesure qui serait d’autant plus paradoxale

28. « De l’élitaire pour tous ! » disait Antoine Vittez à propos du théâtre.29. Kambouchner, D. « Les nouvelles tâches d’une philosophie de l’éducation », op. cit.30. C’est un chantier que j’ai ouvert dans un livre : Go, H-L. (2007). Freinet à Vence. Vers une reconstruction dela forme scolaire. Rennes : PUR. Je ne peux, dans le cadre limité de cet article, aller plus loin sur les contenusde cette reconstruction.31 D. Kambouchner, « Crise de l’éducation et critique de la culture », Op. cit.32. Id.33. Id.34. Kambouchner, D. (2000). Une école contre l’autre. Paris : PUF (p. 285).

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qu’elle devrait réduire au degré zéro les rapports institutionnels en instituant une“pure humanité“ de rapport, dont nous savons qu’elle n’est qu’un mythe littéraire etun philosophisme. Il n’est pas réaliste de se figurer le rapport éducatif et scolairecomme pouvant être (possiblement) un rapport purement éthique entre desconsciences raisonnables, dans une sorte d’intersubjectivité qui jouerait hors institu-tion sociale.

Faut-il voir comme un malheur de la démocratie le fait qu’il nous revient ànous, philosophes, de penser soigneusement les conditions qui sont faites dans la réa-lité, aujourd’hui, au processus éducatif, et dans le même temps, la condition qui nousest posée de renoncer à tout angélisme dans l’effort de reconstruction du concept dela culture? C’est seulement dans le faire de notre collectivité que peut apparaître unsens de l’action éducative, inscrit dans un processus qu’il nous faut nous-mêmes com-prendre comme travail d’institution (comme on sait, nul ne peut inventer une fête). Ildoit donc entrer dans le programme de la philosophie de l’éducation de penser à lafois l’institution du conformisme, et l’institution des bases d’un scepticisme à l’égardde ce conformisme. Cavell va très loin, en s’appuyant sur Emerson, pour considérerque l’enjeu d’une éducation philosophique tient dans la puissance à éprouver del’aversion pour le conformisme 35. Pour ne prendre qu’un exemple, nous possédons,dans notre culture, une grande figure symbolique de cette attitude : Rimbaud. Unchoix très réfléchi de quelques uns de ses textes les plus inouïs, dont on ferait l’étuderigoureuse, et une présentation très soignée de sa biographie devraient être un passa-ge obligé dans le « milieu » culturel organisé à l’école pour les adolescents. L’œuvrede Rimbaud recèle une puissance d’anti-conformisme rarement égalée, qui peutentrer dans un fond d’expérience émotionnelle et symbolique à partir duquel l’intelli-gence saura conduire ses recherches. C’est ici que la philosophie est au service de ladémocratie : la philosophie ne dit pas à la démocratie ce qu’elle doit être, mais la phi-losophie encourage chaque individu à penser et agir de soi-même. En cela, la philoso-phie ne dit rien des devoirs que chacun aurait envers soi-même : elle encourage cha-cun à penser la continuation de sa propre éducation. Mais cette continuité n’a de sensque dans un travail de révolution de soi, seul garant de la vie publique démocratique.Le thème socratique de la seconde naissance est pensé de façon saisissante par desphilosophes tels que James et Dewey : c’est l’expérience, continue dans le temps,comme processus, qui donne un « milieu » conceptuel à l’éducation philosophique entant que seconde naissance. S’il y a une manière génétique de dire l’enjeu éducatif, ily a aussi une manière ontologique de le désigner : à ce titre, la sortie d’ornière quenous recherchons, concernant la “crise“ de l’éducation, ne passe pas par une redéfini-tion de nos valeurs héritées. Mais cette sortie passe par un travail d’institution quenous devons mener collectivement dans le champ éducatif.

V. CONCLUSION EN FORME DE QUESTIONNEMENT: QU’EST-CE QUI DOIT CHANGERDANS NOTRE SYSTÈME D’ENSEIGNEMENT?

Finalement, n’apparaît-il pas clairement que c’est d’un manque de démocratiedont souffre notre république ? Et curieusement, c’est dans la vie des enfants qu’ilnous faut d’urgence changer les choses. L’impensé actuel de notre philosophie de

35. J’exclus tout à fait, dans cette distance au conformisme, ce qui relève de la méprisable mode actuelle de lapseudo-transgression affichée dans la plupart des médias, et qui n’est rien d’autre que le nec plus ultra d’unlibéralisme kitch et décadent : par une étrange inversion des valeurs, le transgressif est ici ce qu’il y a de pluschic pour les esprits égarés dans un no man’s land de la pensée.

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l’éducation, c’est la question de la pratique. Cela n’est pas si étonnant dans une tradi-tion spéculative qui pose tous les problèmes de façon abstraite, et cherche à lesrésoudre de façon abstraite, y compris lorsque c’est l’abstraction qui est considéréecomme faisant problème. Les deux options de refondation ou de rénovation scolairessont toutes deux enfermées dans l’étau spéculatif. Il leur manque ce que Bourdieuappelait un rapport pratique à la pratique. Ce que la pensée institutionnelle etpublique appelle aujourd’hui « former à la citoyenneté » n’a aucune chance d’advenirjamais : d’où les déplorations de ceux qui s’enferrent dans les antiennes de l’idéologie“républicaine“. De moins en moins de jeunes sortiront de l’école avec au cœur lesidéaux et les valeurs républicaines, c’est irréversible. Mais jamais on ne parviendra à« former le futur citoyen » dans un système d’enseignement qui refuse d’exercer à sonpropre égard le doute sceptique.

Il s’agit avant tout d’écarter les plaidoyers pro domo pour telle ou telle doctrineéducative. L’histoire des idées éducatives est instructive pour la philosophie de l’édu-cation, elle est même incontournable. On ne peut que trouver d’immenses sources deréflexion dans les œuvres pratiques des plus grands pédagogues : « la maison desenfants » de Montessori (1907), « la Maison de l’orphelin » de Korczak (1912), « laréserve d’enfants » de Freinet (1935), etc. Il s’agit d’en extraire tout le comparable ettout le généralisable, tout ce qui permet de penser dans l’optique de la reconstruction(au lieu de se replier sur l’anecdotique singulier qui ne dirait rien de ce que pourraitêtre par exemple une ouverture de la forme scolaire). La production d’un savoir scien-tifique n’est pas indexée à la technique systématique de l’échantillonnage. Cette tech-nique a ses vertus, mais on peut également construire du sens en sciences sociales ethumaines dans une démarche clinique 36 et indiciaire 37, par l’attention portée aux faitsspécifiques que l’on cherche à saisir dans leur propre contexte. L’intérêt premier estcertainement d’ailleurs de caractériser l’ordinaire de toute pratique didactique pos-sible, si l’on croit à l’idée de forme scolaire, et à sa nécessité.

La catégorie de l’ordinaire permet en effet de caractériser ce qui fait le métierde professeur, et ce qui constitue l’enseignement comme un champ. Toute école a uneintrigue, et en est une dans l’institution. Même l’action du professeur, dans soncontexte, demande à être approchée de façon nominaliste, puisqu’il est question depratique 38. Tout y est, en dernière analyse, spécifique : quelle intrigue historique detelle école, quelle intrigue actuelle dans le milieu local, quelle intrigue existentielle dechaque professeur actuellement en exercice, quelle intrigue entre ces professeurs, etavec leurs partenaires éducatifs, avec les familles actuelles des élèves fréquentantl’école, avec l’administration, avec une institution de recherche, etc. En fait, l’intriguecommune à toute école (et à tout professeur) devrait pouvoir être formulée commesuit : faire en sorte de modifier favorablement les connaissances de chaque élève enraisonnant sur les dispositifs didactiques susceptibles de rendre possible cette missionrépublicaine. Un professeur doit assumer deux types de tâches : a) des tâches deconception et d’organisation de dispositifs d’étude ainsi que de gestion de leurs envi-ronnements ; b) des tâches d’aide à l’étude et, en particulier, de direction d’étude etd’enseignement dont l’accomplissement est appelé par la mise en œuvre de tech-niques didactiques déterminées. Dans ce système se noue ce que Chevallard 39 appelle

36. Voir notamment Foucault, M. (1963). Naissance de la clinique. Paris : PUF.37. Voir Ginzburg, C. (1989). Mythes, emblèmes, traces (M. Aymard et al. Trad.). Paris : Flammarion.38. C’est la question que pose Denis Kambouchner : « qu’est-ce qu’un bon professeur? ».39. Cf : Chevallard, Y. (1999). L’analyse des pratiques enseignantes en théorie anthropologique du didac-tique. Recherches en didactique des mathématiques. Vol. 19, 2, 221-226.

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le « drame didactique » dans le jeu du maître, qui doit être toujours subtilement pré-sent, fut-ce in absentia, mais qui doit savoir se faire absent, même in presentia, pourlaisser l'élève libre de conquérir une indépendance. Or, plus on veut augmenter la res-ponsabilité dans l’étude pour les élèves, plus le professeur doit prendre de responsabi-lités dans les savoirs. On connaît, depuis Descartes, toute l’importance de la méthodedans l’instruction. Chercher à reconstruire une forme scolaire post-cartésienne etpost-coménienne ne signifie pas que l’on renonce à l’idée de méthode d’enseigne-ment, du moins à l’idée de conception de l’enseignement.

C’est pourquoi je propose de travailler contre deux assertions aussi désas-treuses l’une que l’autre :

a) “les pratiques pédagogiques modernes sont marginales, insignifiantes pourla science, inutiles pour la formation, marquées au sceau de leur particularisme mili-tant“,

b) “la forme scolaire classique est indépassable, elle constitue la norme histo-rique de l’institution scolaire, il est vain de chercher à la reconstruire“.

Il est nécessaire de travailler avec la conscience du relativisme institutionnel,des hauts et des bas de certaines modes institutionnelles scolaires : ce qui est jugéfaux aujourd’hui, pourrait être brandi comme une vérité demain, et inversement. Cequi ne signifie pas qu’il n’y a aucune régularité dans la forme scolaire républicaine etdans ses contenus, mais ces régularités méritent d’être reconstruites dans un nouveaumilieu symbolique institutionnel, que je qualifie d’école de la démocratie.

Cela dit, reconstruire la forme scolaire, pour une forme scolaire contemporai-ne qui soit celle de la démocratie, cela signifie de travailler à concevoir une formescolaire ouverte, au sens bergsonien du terme : « De toutes les conceptions politiques[la démocratie] c’est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, enintention au moins, les conditions de la “société close“ 40 », et « la formule d’unesociété non démocratique, qui voudrait que sa devise correspondît, terme à terme, àcelle de la démocratie, serait “Autorité, hiérarchie, fixité“ 41 ». La reconstruction neprend donc pas pour hypothèse la fixité d’un fondement indéfectible et vrai. Cetteassignation de la démocratie à ouvrir les pratiques sociales humaines, Dewey la parta-geait entièrement : « elle est pour chacun une manière personnelle de vivre, elle signi-fie avoir et manifester constamment certaines attitudes qui forment le caractère indi-viduel et qui déterminent le désir et les fins dans toutes les relations de l'existence. Aulieu de penser que nos dispositions et habitudes sont adaptées à certaines institutions,nous devons apprendre à concevoir ces institutions comme des expressions, des pro-jections, des prolongements d'attitudes individuelles généralement dominantes. […]La démocratie en tant que manière de vivre est régie par la foi personnelle en la colla-boration quotidienne entre les individus 42. » La démocratie est ainsi une priorité etelle a priorité, comme dirait Rorty 43 : il s’agit de soustraire la démocratie à tout pré-supposé théologique ou philosophique, dans la mesure où l’histoire suffit à nousconvaincre massivement que la liberté est le premier des biens, et la justice la premiè-re des vertus. Dans l’histoire, le phénomène humain auquel la démocratie tente

40. Bergson, H. (1932). Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF (p. 299).41. Ibid. p. 301.42. Dewey, J. (1997). La démocratie créatrice. In : Horizons philosophiques, Vol.5, 2 (S. Chaput Trad.). Confé-rence de 1939.43. Voir « La priorité de la démocratie sur la philosophie » dans : Rorty, C. (1994). Objectivisme, relativisme etvérité (J-P. Cometti Trad.). Paris : PUF.

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d’échapper dans sa créativité, c’est la violence, que les philosophes ont constituée encatégorie. C’est à mon avis l’enjeu éducatif majeur d’une reconstruction de la formescolaire.

Il nous faut notamment développer une forme où l’élève qu’institue l’écoleconserve l’enfant. Tout se passerait comme si l’institution s’efforçait de mettre, pourchaque élève, de l’enfance en réserve (pour la vie). C’est une école où l’on ferait aimerpar-dessus tout, l’activité, le travail et la vie (l’éducation est ce qui intéresse le plusl’enfant à son présent actuel, lui permettant d’effectuer des puissances). Mais c’estune école où l’on s’intéresserait, de façon clinique, à « ce que les enfants disent 44 », et« l’enfant ne cesse de dire ce qu’il fait ou tente de faire : explorer des milieux, par tra-jets dynamiques, et en dresser la carte. Les cartes de trajets sont essentielles à l’activi-té psychique 45 ». Il y a par exemple un fil rouge pour cette vie d’enfance à l’école Frei-net de Vence, qui est une institution de la bonne humeur. On peut imaginer toute l’im-portance d’une telle institution “sociodidactique“ lorsqu’on lit avec Damasio que« Spinoza avait raison » parce que le sentiment de joie (que je préfère pour ma partnommer bonne humeur) permet de passer d’une moindre perfection à une plus grandeperfection : l’expérience corporelle et éthique du spirituel « s’associe au désir d’agir àl’égard des autres avec bienveillance et générosité. Ainsi, avoir une expérience spiri-tuelle, c’est éprouver durablement des sentiments dominés par telle ou telle variantede la joie, même si elle est sereine 46 ». Philosophiquement, on pourrait rechercher àarticuler la bonne humeur et la liberté. C’est ce que fit Léonard Bernstein le12 décembre 1989 lorsqu’il dirigea à Berlin L’Ode à la joie en substituant systémati-quement, dans le livret, le terme le mot Freiheit au mot Freunde. On sait depuis Anti-gone quels tourments peut provoquer l’application de la règle commune, et l’on sait àquel point, faut-il le dire ? les affects peuvent être la mauvaise herbe de l’esprit. J’aiessayé de montrer à l’école Freinet de Vence, que c’est la bonne humeur qui règletoutes les transactions entre les agents (où l’on retrouve, me semble-t-il, la notiondeweyienne de « démocratie créatrice ») ; elle constitue le milieu de médiation detoute communication et de toute action, en lieu et place d’un système de règles insti-tuées qu’il s’agirait d’appliquer. Cette forme générique a une dimension politiqueessentielle, dans le sens où il s’agit de travailler les usages d’une collectivité, en cher-chant à développer le commun qui reste toujours à faire, le nous démocratique qui nesaurait jamais avoir lieu sans une forte habitude du rapport sceptique à soi-même.

44. Deleuze, G. (1993). Critique et clinique. Paris : Minuit (pp. 81-88).45. Ibid. p. 80.46. Damasio, A. R. (2005). Spinoza avait raison. (J-L. Fidel Trad.). Paris : Odile Jacob (p. 290).