pourquoi ´animalité intéresse-t-elle la phénoménologie

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This article aims to present the natural approach in contemporary phenomenology.

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    Pourquoi lanimalit intresse-t-elle la phnomnologie ? | Florian Forestier

    Pourquoi lanimalit intresse-t-elle la phnomnologie ? Florian Forestier Universit de Paris-IV Sorbonne De plus en plus de voix slvent depuis quelques annes pour rappeler que ltre

    humain est de part en part un vivant, que lanimalit est plurielle et diverse, que, pour parler comme Derrida, un seul mot pour tous les animaux, cest finalement bien peu1. Penser la diffrence humaine nimplique pas de penser lexception2. Historicit et biologie ne sopposent plus non plus ncessairement, car le vivant a lui-mme, sinon une histoire, du moins une gense. Sa naturalit est dj dune certaine faon historicit (celle de lvolution des espces, de ses glissements, sauts, ajustements, adaptations, exaptations), et elle plonge son tour ses racines dans les interactions molculaires, voire atomiques, du non-vivant, dont le vivant, comme le disait Nietzsche, nest quune inflexion rare3.

    Mais tout aussi bien, le fait que nous nous comprenions comme des vivants nous invite revoir le sens que nous donnons ce terme. Si nous faisons partie de la nature, ce que nous sommes prcisment nous informe aussi sur ce que nous pouvons penser de la nature, et nous guide alors pour dconstruire et plastifier lopposition nature-culture ou lopposition homme-animal. Tout autant dailleurs, il sagit alors de plastifier lopposition du vivant et du non vivant, et comprendre de quelle faon la comprhension de ces diffrentes sphres ou rgions de ltant (pour parler une vieille langue) se dterminent les unes par rapport aux autres, dans un jeu o la caractrisation de lune na pas de sens sans la caractrisation de lautre.

    toute tentative de dissolution de lexception humaine, phnomnologues et transcendantalistes rtorquent que le concept de loi de la nature sinscrit en rupture avec ce que rvlent ces mmes lois du vivant, lesquelles caractrisent notre existence et nos actions en termes de ractions et de comportements. En cela, lactivit de pense par laquelle nous pensons le vivant nous contraint de poser notre exception mthodologique. Lhorizon de la vrit au sein duquel se meut notre enqute est fatalement rduit par le dveloppement dune science du vivant. Celle-ci en retour est fatalement limite par la normativit de lattitude qui permet de la dvelopper.

    Pour briser lapparent cercle vicieux, il ne sagit plus donc de caractriser lhomme partir de lanimal, ni lanimal partir de lhomme, mais de parvenir circuler entre des concepts provisoires et polaires. Pour laborer les conditions de possibilit dun tel programme, je procderai en deux moments : (1) Dabord, pour rduire le risque dambigut, je prciserai le type de phnomnologie dont je me rclame, et en particulier, le sens selon lequel je la qualifie de transcendantale ; comme phnomnologie en zigzag articulant la description, au sens husserlien classique, et la construction, selon la mthode dveloppe par Alexander Schnell partir du terme heideggrien et finken de construction phnomnologique. (2) Dans un deuxime temps, jappliquerai cette position philosophique la question de l animalit . Le phnomnologue a besoin pour donner sens lide mme dune description des structures de lexprience de construire un concept de celle-ci en opposition dautres expriences, dans une perspective de raffinement rciproque.

    1 J. DERRIDA, Lanimal que donc je suis, Paris, Galile, 2006. 2 J.-M. SCHAEFFER, La fin de lexception humaine, Paris, Gallimard, 2007. 3 F. NIETZSCHE, La vie nest quune varit de la mort, et une varit trs rare , Le gai savoir,

    III, 109.

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    1. Le cadre gnral dune phnomnologie plastifie

    Demandons-nous dabord plus prcisment ce quon dfend ou rejette avec le transcendantal.

    A. Pour claircir cette question, je commencerai par distinguer 4 sens non exclusifs du

    transcendantal : non exclusifs, parce que la plupart des philosophies dites transcendantales les mobilisent tous dans une plus ou moins grande proportion. Les distinctions proposes ont dj t dveloppes dans plusieurs autres articles auxquels je renvoie pour plus de prcisions4.

    a) Un premier sens qui sera celui dont je me dtacherai, dsigne le transcendantal

    comme idalisme transcendantal et ontologique.

    b) Le second sens du transcendantal est pistmique. Le transcendantal dsigne la faon dont le subjectif slve lobjectivit. Il dsigne le fait que nous humains, pouvons nous mouvoir dans lhorizon du vrai, dans lhorizon de la dtermination du vrai. Strictement, le transcendantal dsigne linscription de la vrit comme horizon et le cadre au sein duquel celle-ci sinscrit comme horizon. Il dsigne une fonction qui peut tre assume par diffrentes instances : par exemple les catgories chez Kant, le monde ou la mondanit chez Heidegger (on y reviendra beaucoup)5.

    c) Le troisime sens du transcendantal est phnomnologique et gntique : il est

    celui que dfendent Marc Richir ou Alexander Schnell. Il dsigne ce qui sous-tend le rapport actuel de la conscience ses objets, ce quimplique la faon dont elle se met en rapport avec eux, que lactualit de la vise recouvre, mais que la phnomnologie doit dplier. Lactualit du rapport lobjet prsuppose une gense enfouie en lui. Il sagit bien ds lors de produire la gense de la facticit ou, plus prcisment ici, la gense des aperceptions, de dvoiler les sous entendus de lanalyse statique. Il sagit de rendre compte de ce qui apparat et de la structure de cet apparatre sans lappuyer ou lenraciner dans un fondement transcendant qui lassurerait de son sens, dassumer que ce qui apparat en tant quil apparat na pas de fondement. Pour ma part, il me semble par ailleurs que cette gense transcendantale nest pleinement intelligible que du point de vue de ce que Derrida appelle une logique de quasi-transcendantalit ou daccidentalit transcendantale ; ce quil faut penser, ce sont des rles ou des fonctions transcendantales, qui ne relvent pas ncessairement dun chemin gntique prinscrit qui mnerait ncessairement au constitu. Dit dune autre faon encore : le transcendantal nexclut en rien

    4 Cf. en particulier F. FORESTIER, Le transcendantal au service du phnomne , in Eikasia n56, mai 2014, et La phnomnologie transcendantale comme rflexivit agie , Annales de Phnomnologie n13/2014.

    5 Il nest pas certain, cependant, que cette problmatique implique vraiment dtre pose sous forme transcendantale. Faut-il postuler un horizon unique de l'objectif ou des modalits dobjectivit relatives des contextes pratiques ? Je laisserai pour ma part cette redoutable question de ct, mais les lecteurs de Wittgenstein ne manqueront sans doute de soulever cette objection.

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    la contingence, non seulement dun donn, mais dun processus, quil ne fonde donc pas mais dont il rflchit la logique.

    d) Le quatrime sens du transcendantal, que jappelle pour ma part le

    transcendantal pur6, est dordre spculatif. Le transcendantal dsigne alors les conditions de possibilit des structures de questionnement au sein desquelles se dploie la philosophie. Ce transcendantal pur fournit la phnomnologie une sorte de grammaire interne selon laquelle aucun phnomne concret ne doit tre hypostasi, ni cependant ni, mais toujours dcrit selon sa structure et mis en corrlation avec les lments que lintelligibilit de cette structure implique de construire. Les lments construits ne sont pas eux-mmes considrs comme origines et fondements, mais seulement comme jalons dun enrichissement mutuel de la description et de la construction (au sens dAlexander Schnell7), au cours duquel le transcendantal pur nintervient jamais que pour couper court au dogmatisme potentiellement toujours larv dans la dmarche phnomnologique. La perspective transcendantale pure distingue les problmes ou dimensions problmatiques et les instances explicites partir de ces horizons. Les horizons problmatiques seront par exemple la phnomnalit comme telle, absolument radicale, plus profonde que toute instance (hyl, ego, etc.), ou la transcendance. Affectivit, hyl, intentionnalits seront au contraire les faons de rpondre ces horizons problmatiques8.

    B. Ma perspective, dans le prsent texte, est de poursuivre cette dialectique de

    descriptions/construction et de llargir en y incluant la question de lanimal. Une telle mise en mouvement est en effet au cur de ce que je comprends comme la pratique de la phnomnologie et qui sexprime travers la mise jour dun rseau de co-implications : une dimension de lexprience se rvle par rapport une autre, dont la mise au clair renvoie son tour dautres types de structures qui ne prennent elles-mmes sens quau regard du processus de pense qui les pose. Comme lexplique trs bien Marc Richir,

    () il ny a pas danalyse possible, cest--dire de manire de dmler les dterminits, sans des choix qui mettent de ct des obscurits, et qui isolent relativement telle dterminit ; savoir sans () mise en jeu de dpart qui, elle-mme, slectivement, dtermine, apporte un surcrot de dtermination aux dterminits quil sagit danalyser, surcrot qui doit lui-mme tre corrig par les retours du zig-zag9. La phnomnologie transcendantale ainsi dfinie implique laller-retour entre

    diffrents niveaux qui sont des mises en forme systmatique, non dtres et de niveaux dtre, mais de problmes et questions. 6 Terme en ralit introduit par F. LARUELLE. Cf. par exemple Principes de la non-philosophie, Paris, PUF, 1995. 7 Pour le concept de construction phnomnologique, cf. A. SCHNELL, Husserl et les fondements de la

    phnomnologie constructive, Grenoble, Editions Jrme Millon, 2007. 8 Cette problmatique est prcisment celle que je dfends dans F. FORESTIER, Le rel et le

    transcendantal, Grenoble, Editions Jrme Millon, 2015 ( paratre). 9 M. RICHIR, Mditations Phnomnologiques, Grenoble, Editions Jrme Millon, 1992, p. 15.

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    De la mme faon, cela, cette fois, contre M. Richir, une phnomnologie de ce type doit pour moi se mettre en dialogue avec ce non-phnomnologique venu des sciences cognitives, des neurosciences, de lthologie ou de la palontologie, l encore dans la perspective dun accroissement de sa capacit discriminative, dune diffraction de ses concepts matriciels qui ne cde pas sur lexigence que ceux ci-reclent. Car il ne sagit pas seulement de mettre en dialectique les concepts classiques de la phnomnologie, mais lide de phnomnologie elle-mme, et ainsi de la retrouver en la rendant problmatique.

    Cest sur ce point que la question de lanimalit me semble essentielle : autant donc, pour les apports quune phnomnologie peut procurer lintelligibilit de cette question, qu ce que celle-ci implique en retour pour la phnomnologie.

    2. Dialectique de lhumain et de lanimal La rfrence animale nous aide dabord construire le terrain mme du

    phnomnologique en construisant une altrit depuis laquelle lide dune description et dune caractrisation de lexprience humaine ou non prenne sens.

    Je prends pour ma part en effet trs au srieux la critique dorigine wittgensteinienne, reformule de faon trs vigoureuse et convaincante par Jocelyn Benoist, selon laquelle il ny a pas de sens parler de lexprience alors que nous y sommes, quon ne peut par dfinition se placer lextrieur de celle-ci pour la caractriser10. quel dehors la comparer pour donner un sens cette description ? Cest prcisment l que lappel lexprience animale prend tout son sens.

    A. Je commencerai par tenter de mieux comprendre ce qui pourrait tre le propre

    phnomnologique de lhomme. Demble, dans sa tentative pr-phnomnologique de comprhension du statut des

    objets mathmatiques, Husserl soulignait lirrductibilit idale de ces objets. Un objet idal ne se vise que dans son objectivit, dans son tre tel, car son objectivit nest pas autre chose que lensemble des prescriptions que cet objet impose la conscience. Le concept dintentionnalit introduit alors visait bien rendre compte de la positivit des objets de la pense partir delle-mme. La racine de la phnomnologie est peut-tre mme la distinction fondamentale de labstraction et de lidalisation, et la mise en vidence de la structure dhorizontalit normative de lidalisation, laquelle implique la position dun champ dobjets potentiels11, quand labstraction peut saccomplir de manire locale, aveugle sa propre opration, totalement incapable de la rflchir et de lobjectiver son tour.

    Si on veut comprendre la positivit de ce que nous pensons et sa gnrativit propre, on ne peut en effet se contenter de mettre en vidence des processus abstractifs ou infrentiels. Les mathmatiques ne relvent pas seulement dune activit abstractive mais dune activit idalisante. Cest la vise de lidalit, de lobjet en gnral (ou dans un certain format de gnralit qui lui appartient), dans la positivit de cette gnralit et non comme artefact abstractif, qui caractrise ce champ de la pense. Un certain nombre danimaux savent abstraire, aucun, jusqu preuve du contraire, ne rflchit aux fondements de larithmtique. Encore une fois, la diffrence penser, sil y en a une, nest pas quantitative, nest pas lie seulement de plus grandes capacits abstractives, un 10 J. BENOIST, Elments de philosophie raliste, Paris, Vrin, 2011. 11 ce sujet, cf. J.-T. DESANTI, Les idalits mathmatiques, Paris, Seuil, 1968, 2008.

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    outillage mental et langagier plus perfectionn chez lhomme, permettant plus de rcursivit, etc. Elle est lie lacte didalisation, lacte de se donner comme objet la formalit du raisonnement, de poser lide de raisonnement.

    Cette idalit na cependant de sens quen ce quelle convoque un sujet un acte dactualisation, que Husserl apprhende de son ct par la rflexion des concepts logiques, ou encore des concepts de la connaissance, dans les vcus de la pense o ils slaborent. tienne Bimbenet, dans Lanimal que je ne suis plus12, insiste juste titre sur laspect capital de la dimension subjective de cette question, quon lenvisage o non de la faon dont Husserl le fait. Quil sagisse en effet de penser la ractualisation dun sens, comme le veut Husserl, ou plutt la rponse une adresse de lidalit, comme le pose Lvinas, nous importe moins ici que lconomie du concept didalit, et la faon dont celle-ci convoque de faon spcifique la premire personne. Je ne peux pas comprendre la logique de lidalit en faisant abstraction de lengagement en premire personne quelle requiert. Je ne peux grammaticalement (pour utiliser les termes de Wittgenstein et Jocelyn Benoist) et phnomnologiquement pas dcrire lidalisation en termes de simple comportement.

    Ds lors, cependant, cette idalisation nest galement comprhensible que sur fond dune forme de distance interne, dont Husserl, on la dit, a voulu comprendre la logique travers lide dintentionnalit. Cest dailleurs bien sans doute lide de cette distance, bien davantage encore que son articulation une double ontologie, analytique formelle et synthtique matrielle, que nous pouvons retenir de Husserl lorsquil sagit de penser le phnomnologique comme tel et le sens se revendiquer encore dune perspective phnomnologique.

    Lappel Heidegger, sur cette question, complte alors la perce de Husserl. En effet, Heidegger a, lui, radicalis lenqute pour comprendre les conditions de possibilits mmes de cette distance, de cette transcendance intentionnelle. Que sous-tend lide dintentionnalit ? Une distance une transcendance et un transcender13 qui conduit Heidegger au concept de monde : une dislocation interne de lexprience, le monde tant mon monde et le monde, la forme monde dans son absoluit en mon monde, et rciproquement, mon invididuation nayant sens que sur fond du monde.

    la critique initiale (de quel dehors caractriser lexprience ?), on peut alors dans un premier temps rpondre : depuis laltrit interne de lexprience. Le fait que nous puissions parler de lexprience comme exprience, la comprendre comme ntre, est dj lindice de la phnomnologie. Nous existons en nous diffrenciant de notre exister ; lexprience sexprimente comme pouvant tre autre. Mon rapport moi comme moi signifie en mme temps que je pourrais tre ailleurs, que je pourrais tre un autre, que je pourrais mme ne pas tre. La dialectique de lici comme pouvant tre autre, de lauto-relativisation de lapparatre traverse dailleurs une grande partie de la phnomnologie de Husserl Richir, en passant par Merleau-Ponty et Heidegger, que ce soit du point de vue du corps qui a cette capacit davoir le sens de lailleurs comme ici potentiel (ce que souligne de faon trs convaincante Etienne Bimbenet14), ou du Dasein qui est l tout en tant le l.

    12 E. BIMBENET Lanimal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011. 13 ce sujet, cf. J-F. COURTINE, Histoire et destin phnomnologique de l'intentio , L'intentionnalit en

    question, entre phnomnologie et recherches cognitives, Paris, Vrin, 1995. 14 E. BIMBENET, op.cit.

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    B.

    Husserl, dj, gnralisant la phnomnologie en phnomnologie du monde est amen rencontrer les catgories de lanimal, du fou et de lenfant comme diffrences et trangets15. Cest cependant Heidegger qui me semble assumer le plus nettement cette rencontre. La faon dont Heidegger, en cherchant radicaliser la question du monde, rencontre celle de lanimalit dans Les concepts fondamentaux de la mtaphysique est dans tous les cas exemplaire pour la problmatique que je pose ici.

    Heidegger, voulant saisir la racine problmatique de cette structure, interroge laltrit interne de lide de monde. Pour penser positivement le monde, il faut en effet le penser aussi ngativement. Si lhomme est le vivant qui existe sur le mode du Dasein, lanimal est lui pauvre en monde. Il nest pas sur le sol comme la pierre : il la touche, mais il na pas le monde comme monde. Cette pauvret en monde doit cependant son tour tre caractrise ; lexprience animale serait pour Heidegger une exprience daccaparement. Le concept dUmwelt, dvelopp par Von Uexkull, peut dailleurs ce titre aider prciser la pense heideggrienne de lexprience animale. Von Uexkull caractrise en effet celle-ci en prenant pour guide ce qui a une signification pour l'animal, et participe dun cercle rflexe des formes et des mouvements. Seul lhomme, sarrache lemprise de son Umwelt pour habiter son monde, pour Heidegger, sur le mode du Dasein, sassumant et assumant son engagement dans des possibilits dexister16. Pour prendre les termes de Buytendijk, qui seront aussi ceux de Merleau-Ponty, l'homme a toujours un point de vue, il fait face au monde, il a la connaissance de la signification des significations, qui fait du monde quil habite un monde historique et logique.

    Lintrt de la pense de Heidegger est la faon dont celui-ci lie dans son questionnement lhumain et lanimal par une structure dexclusion rciproque. Lanimal se dfinit comme celui qui na pas vraiment de monde, mais qui pourrait en avoir un. Rien ninterdit structurellement lanimal davoir un monde. Inversement, rien dans la structure du vivant ne porte ncessairement la structure douverture au monde. La pense heideggrienne privative de lanimal invite ds lors aussi interroger le non-humain dans ltre-au-monde humain, ltoffe non mondaine de la structure monde, linsistance diffracte de la vie dans les tissus et les interstices de ltoffe mondaine. Nous mmes, nous nexprimentons pas seulement que nous pourrions tre autre ; plus diffusment, nous exprimentons que nous pourrions aussi ne pas exprimenter ce pouvoir tre autre qui est l sans aller tout fait de soi ; que nous pourrions tre sans tre humains, quil y a toujours dj plus dans la facticit de lexistence que la mise en jeu du sens de ltre par le Dasein.

    Lnigme que nous sommes nous mmes se redouble donc dune autre nigme ; que lnigme se manifeste, prcisment, et que parfois, force de fatigue, dusure, elle sestompe, voire sclipse. Il y a dans notre tre au monde autre chose que le monde. Du fond de lexprience humaine insiste le risque de son obnubilation ; le fait que non seulement nous pourrions tre autre, mais que nous pourrions ne pas mme savoir ce que 15 Ltude des indits de Husserl semblerait mme montrer une prise en compte de plus en plus grande, dans

    les dernires annes, de la question de lanimalit, avec une place faite en phnomnologie certains concepts issus de lvolutionnisme. Selon J. Farges (lors dune sance de sminaire tenue aux Archives Husserl de Paris le 25 fvrier 2013), Husserl poursuivrait lui-mme le projet dune forme de co-constitution de lhomme et de lanimal, le concept de monde de la vie se tenant mi-chemin du naturalisme darwinien de Haeckel et de la biologie subjective des milieux de von Uexkll).

    16 Indpendamment de la question de lauthenticit chez Heidegger, on peut noter que l'homme se charge d'un rle, quil peut mentir et plaisanter. Cf. ce sujet, D. LESTEL, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001.

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    nous sommes et pourrions tre. Ainsi la fatigue qui nous rive nous mmes, la rverie qui nous dsancre de toute possibilit de projection, la maladie qui nous aspire dans la douleur ou le malaise de notre corps affectent-elles chacune sa manire notre faon dexister, qui cesse mme alors dtre stricto-sensu existence pour se dissoudre ou se condenser en exprience sensible, affective, atmosphrique.

    Comme la bien montr R. Barbaras, la faon dont Heidegger est amen penser le pouvoir-avoir-un-monde de lanimal implique une racine non mondaine, ou non humainement mondaine de la mondanit. Le monde qua lhomme ne sexplicite pas unilatralement du monde dont lanimal est priv. Le monde nest pas seulement ce dont lanimal est priv ; il est bien ce que lanimal pourrait avoir. La privation ne prend dialectiquement sens quau regard dune potentialit.

    Pour Barbaras, il faudra alors au contraire comprendre le pouvoir avoir un monde partir de lexprience du vivant, et ds lors comprendre lexprience animale comme ce qui porte potentiellement le monde. Pour autant la phnomnologie de la vie est son tour voue aux extrmes. Elle retrouve le thme spculatif schellingien de ltre sortant de soi, du fond originel souvrant, de lacte dautomanifestation et darrachement soi que reprend Barbaras. Elle ne se rend pas quitte, enfin, de la remarque quadressait dj Derrida17 Heidegger, et qui semble tout autant valoir, certes de faon retourne, la phnomnologie de la vie barbarassienne : le projet mme de dployer une phnomnologie ou une pense du vivant implique de faire dabord clart sur lessence gnrale du vivant, sur la nature vivante du vivant, englobant lensemble, non seulement des animaux, mais aussi des vgtaux, et de tous ces tres phylogntiquement plus anciens encore, champignons, tres unicellulaires, bactries de toutes sortes qui, aprs tout, reprsentent plus de la moiti du volume total de la biomasse terrestre, forts comprises18.

    Pour ma part, il me semble alors que la question du vivant, et en son sein, du secteur si vari de lanimalit, doit plutt tre dploye comme le milieu problmatique au sein duquel des figures phnomnologiques se construiront et se raffineront les unes par rapports aux autres. Si la question du monde appelle a tre dplace, relativise, ni la facticit, ni la pulsionnalit, ni la sauvagerie archaque de ltre vertical, ni lautomouvement originaire du fond sans fond ne sont appels la remplacer ni la fonder de quelque faon que ce soit. Ces figures fortes doivent tre labores les unes par rapport aux autres, dans lhorizon de ce quelles permettent chaque fois de penser19.

    C. Lintressant ici est donc surtout la structure chiasmatique qui se dgage dans la faon

    mme dont les dimensions sur fond desquelles lide de monde prend sens se dgagent. Que veut dire tre pauvre en monde ? Pouvoir en avoir un. Que veut dire avoir un monde ? Quon aurait pu aussi ne pas en avoir un. Lontologisation des instances que sont le monde et la vie masque ainsi ce que leur opposition recle de plus intressant : la structure de sa construction, la faon dont les concepts de monde humain et de vie renvoient lun lautre et dploient, en sopposant ou se rpondant, lespace au sein duquel la problmatique phnomnologique de lanimal et de lhumain, cest dire la problmatique phnomnologique de lexprience, pourra tre spcifie et dploye. 17 J. DERRIDA, Lanimal que donc je suis, Paris, Galile, 2006. 18 Cf. S.J. GOULD, Lventail du vivant. Le mythe du progrs, Paris, Seuil, 2001. 19 Cest, il me semble, la perspective dfendue par Raphael Gely propos de la pense de R. Barbaras,

    envisage pour sa fcondit heuristique.

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    Lanimal na vraisemblablement pas de monde au sens o nous en avons un : mais il ne se ressent et ne sexprimente pas moins lui-mme, et la faon dont il se ressent et sexprimente ne peut tre pense en rupture totale avec la faon dont nous nous exprimentons. Ce que nous comprenons dans un premier temps comme pauvret en monde peut tre phnomnologiquement converti en qualit positive, qualit partir de laquelle nous pouvons alors faire retour notre propre exprience. La vie ainsi nest pas spculativement et phnomnologiquement fonde ; elle permet au contraire de transposer le phnomnologique hors de ses frontires et den interroger les limites en retrouvant au sein de ses concepts une dimension elle-mme problmatique et nigmatique.

    Rien ninterdit ds lors de penser une affectivit et une sensibilit de lamibe, voire de la plante et de la bactrie. Diffracter la phnomnologie sur lensemble du spectre animal impliquera en effet, pour rester cohrent avec la position choisie, de sortir de ce spectre lui-mme indcis et imprcis pour souvrir la question des vivants non-animaux, voire, cette autre frontire floue et spculativement si redoutable du vivant et du non-vivant. Certes, les concepts de sensibilit, daffectivit alors mis en uvre ne ressembleront plus ce que nous comprenons spontanment de laffectivit et de la sensibilit : ils nauront mme plus rien voir avec notre exprience, et pourtant, ils rvleront une dimension archaque et enfouie des concepts partir desquels nous lisons notre exprience. Cet exercice daller-et-retour dveloppera quelque chose latent dans le concept daffectivit et qui pourra ainsi tre raffin. Que nous apprend, pour donner un exemple extrme, de prendre au srieux de la formule du jardinier, pour qui ses fleurs souffrent et rient, sur ce que nous comprenons et pouvons comprendre de la souffrance et de la joie ?

    Sous cet angle, il nest certes plus question de dgager un absolu de lhumain, ou un absolu de lanimal, mais bien dengendrer dialectiquement des concepts plastiques et problmatiques. Continuit et ruptures se pensent alors de concert, car la mthode qui les met jour ne rend plus contradictoire le fait de les assumer dans leur rverbration. Lopposition polaire et premire (pour litinraire de pense phnomnologique) de lhomme et de lanimal saccompagne dune contamination mthodologique, les structures dgages au sein des ples humains et animaux sclairant les unes les autres, sans supprimer la polarit qui anime cette logique dchanges.20 20 On peut voquer ici pour illustrer notre perspective quelques traits de la pense richirienne du symbolique,

    mais dautres constructions, dinspiration plus psychanalytiques, pourraient aussi bien tre invoques. La prsentation que fait Augustin Dumont de la pense de Laplanche du symbolique entrerait parfaitement dans cet horizon. Dans F. FORESTIER, Lanimalit symbolique de lhumain , Eikasia n47, 2013, jai dvelopp et de dcrire ailleurs la trs intressante tentative richirienne de phnomnologie de lexprience animale dveloppe dans Phnomnologie et institution symbolique. Selon Richir, cest la question de lcart, la racine de la distance humaine autant que du jeu animal, quil faut alors raffiner, transposant et retransposant de lhumain lanimal une nigme en tant que telle insituable. En effet, si lexprience humaine est une exprience en cart, celle des autres animaux lest galement dans une certaine mesure. Il sagit donc de comprendre la modulation spcifique de lcart chez lhomme, la faon dont lcart en quelque sorte se retourne sur lui-mme, de sorte que lcart de lexprience devient exprience de lcart. Lexprience humaine ne se caractrise pas seulement par lcart mais par la transcendance, qui ne doit pas tre confondue avec lcart. Cest le concept de transcendance quil sagit alors de prciser partir de celui dcart phnomnologique. Dans la phnomnologie de Marc Richir, cette thmatique est apprhende partir dune transposition de lanalytique kantienne du sublime, pens comme excs affectif ou excs dans laffectivit bouleversant le rythme du schmatisme phnomnologique et enroulant ce rythme sur lui-mme de sorte quil sespace en monde. Pour Richir, toute exprience est en effet rythmique. Le rythme permet de penser une cohsion et une concrtion sans les lier des structures prconstitues. Ce thme du rythme, dorigine merleau-pontyenne et maldinienne, reoit cependant un traitement spcifique car les rythmes ici doivent tre penss sous le format derridien de la trace. Aussi bien les instincts et les prgnances sensibles que des amorces dhabitus culturellement transmises sans tre comme tels ressentis ont le statut de traces. Pour tout vivant, le rythme nest pas pens comme treinte du

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    Conclusion Ouverture

    Pour conclure, je ferai une dernire remarque, en soulignant une nouvelle fois que la mthode propose nimplique pas seulement laller-et-retour de lhomme aux animaux au sein du vivant, mais la sortie du rgne du vivant mme. Il ny a pas de sens en effet expurger les concepts que nous dployons pour apprhender ce qui nest pas nous de leur inscription dans une exprience qui en habite la prise. Toute pense du rel implique par la matrialit du langage qui la prononce cette trace exprientielle, ce toucher ou cette ombre du toucher que la phnomnologie est amene accompagner dans ses transpositions et migrations21.

    Jean-Luc Nancy lcrit dans Le sens du monde : () il ne sagit pas de prter la pierre une intriorit. Mais la compacit mme de sa duret impntrable (impntrable elle-mme) ne se dfinit (elle se d-finit, prcisment) que par lcart, la distinction de son tre ceci, ici (...)22 . En outre, (...) la diffrance de l-soi, selon laquelle il y a ouverture du sens, est inscrite mme l en soi . Ce qui ne peut tre appel sentir peut nanmoins tre appel toucher. Lobjet touche lobjet. Ltant rencontre ltant. Le lzard se chauffe sur la pierre qui touche elle-mme le sol et les pierres voisines. Le langage, inscrit dans le registre de la perception, nous oblige penser en termes tactiles et ouvre lui-mme des interstices et des paradoxes quand on hypostasie le format quil donne aux questions que nous posons notre exprience. Si implanter la puissance de lapparatre en toute chose est une erreur mtaphysique autant que grammaticale, plastifier la langue de lapparatre, la dfigurer jusqu user delle pour voquer le champ des choses inertes est la meilleure faon de faire vivre sa capacit de questionner.

    De mme alors quon a vu comment penser et affiner la diffrence de lhomme aux autres animaux partir de la contamination des critres, de mme on pensera dans cet horizon ce quavec Derrida, Nancy et Stiegler jappellerai les contaminations de linanim

    vivre ou de la vie, mais comme jeu de traces. Les rythmes sont ce qui soblitre de lexprience pour quy puisse merger des rgularits : rgularits, qui, chez lanimal, permettent la constitution des totalits fonctionnelles, et qui chez lhomme, ouvrent la possibilit du jeu de lunit objective et de la pluralit des aspects. Pourquoi cette transposition advient-elle chez lhomme et pas chez les autres animaux ? La question nest pas phnomnologique ou transcendantale mais factuelle. Elle ne relve pas de la logique de lexprience mais de la masse et des mouvements des phnomnes. Cest en quelque sorte une question physiologique, impliquant outillage crbral spcifique de lhomme, les neurones miroirs, synesthsies, des exaptations diverses ouvrant au langage, la question de la technique un ensemble de facteurs volontairement laisss de ct, puisquil sagit de saisir du point de vue de la logique de lexprience ladvenue de la distance mondaine pour mieux expliciter son sens phnomnologique. Cest ici le dcalage au sein des rythmes affectifs chez le jeune humain (le nourrisson) qui va transformer la tension rythmique en attente. Se constitue ainsi un surcrot affectif qui fait clater cette exprience en y inscrivant le point de fuite qui ouvrira lhorizon de la transcendance. Cette transcendance est multiple, trs complexe dcrire, impliquant autant le regard de lautre que linstitution de points focaux sur la base de rgularits sensibles. Elle ne se caractrise pas seulement, et mme pas dabord, par lhorizontalit, mais plutt comme mise en jeu dune facticit, comme phnomnalisation dun excs de la facticit sur le sentiment dexister. Elle implique linstitution du rel comme excs sur ce qu'il laisse paratre de lui. Le rel outrepasse son phnomne, n'est pas puis en lui, fait comme tel question. Louverture de lhorizon de transcendance mondaine ne fait pas cependant taire sa base rythmique qui continue fonctionner. Ce que Richir appelle le symbolique est paradoxalement la transposition de cette rythmicit au sein de lexprience mondanise. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que le symbolique est naturel pas plus dailleurs quil nest culturel, mais bien quil est automatique. Ce serait en effet une erreur de vouloir dmler ce qui relverait de linstinct et ce qui relverait de lhabitus, lautomaticit symbolique de lhumain rendant indmlable le naturel et le culturel qui sont eux-mmes des concepts polaires paramtrant notre comprhension dun inextricable enchevtrement.

    21 A ce sujet, cf. J. BENOIST, Elments de philosophie raliste, Paris, Vrin, 2011. 22 J-L. NANCY, Le sens du monde, Paris, Galile, 1992, p.103.

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    Pourquoi lanimalit intresse-t-elle la phnomnologie ? | Florian Forestier

    et de lanim, de lorgane et de la prothse technique, de lorganisme et de son environnement comme systme dinscriptions, de la pierre, du lzard et de lhumain.