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Sylvain RICCIO Elan Sud Roman Poussière d’écume

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Sylvain RICCIO

Elan Sud

Roman

Poussièred’écume

Poussière d’écume

© Elan Sud - 2010Dépôt légal novembre 2010ISBN: 978-2-911137-17-4Composition Elan SudPhotos : tous droits réservésPhoto 1re de couverture : © Patrice-Henri KleinPhoto 4e de couverture : © D. Lin

Sylvain RICCIO

Poussière d’écumeR o m a n

Collection Prix Première Chance

Elan Sud

À ma grand-mère, Ana Michalová,pour avoir bercé mon enfancede contes et de légendes tchèques,et à Marielle, mon épouse,qui, depuis une île indonésienne,a soutenu Poussière d’écume.

IRéminiscences

«Quand le chagrin est là,

une journée dure autant que trois automnes.»

Le Thanh Tong, Nostalgie des guerriers.

Prague, la magnifique capitale tchèque, s’offreaux lève-tôt. Aux premières lueurs du jour, d’éva-nescents limbes de brouillard s’étirent langoureu-sement, dévoilant peu à peu derrière leurscaresses les beautés architecturales de cette villede musiciens. Le pont Charles, datant du…

En voilà un catalogue touristique mielleux! Lesagences de voyage essaient déjà de faire passerPrague pour une destination à la mode en usant etabusant de tournures maladroitement poétiques.Quelques années seulement se sont écouléesdepuis la fin de l’empire communiste et la ville auxcent clochers, si longtemps austère, ne se transfor-mera pas de sitôt en centre de vacances. Lespromesses du capitalisme sont bien trop récentesdans les esprits pour balayer les idéaux rouillés etpoussiéreux de l’ogre soviétique. Le régimerépressif posait son œil inquisiteur sur la popula-tion. Les tentatives de subversion, si inspirées

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soient-elles, devaient circuler de manteaux enimperméables de peur de finir en autodafé.Camarades, dieux et maîtres étaient partout, prêts àanéantir toute velléité anarchiste ! Protestations,tracts, sédition ne pouvaient rien face au lourdrideau de fer qui fermait les lieux de débauche. LesPraguois en quête de frisson devaient se faufilerdiscrètement entre les ruelles brumeuses et éviter lamaréchaussée en s’engouffrant dans de mysté-rieuses portes gardées de statues gothiques…

Les casinos et maisons closes ont maintenantpignon sur rue ! Des rabatteurs armés deprospectus promettant gains mirobolants etplaisirs interdits abordent sans gène les passantsencore sous le choc de cette transition brutale entreabstinence et libertinage. La chute du mur deBerlin a renvoyé le bien-être de la collectivité aurang d’idée surannée. Certains Tchèques s’enfrottent déjà les mains et se baladent aux frontièresde l’honnêteté pour faire fortune. Les toutnouveaux touristes s’imaginaient admirertranquillement le majestueux pont Charles !S’émerveiller devant les parterres de roses ! Photo-graphier la fière statue équestre de Venceslas Ier,saint patron du pays ! Aucun guide ne faisait étatdes malveillantes entourloupes et autres escroque-ries qui divisèrent si durement leur budgetvacances ! Et ce fameux dicton « Tout Tchèque estmusicien» ! Billevesées ! « Tout Tchèque estvoleur», oui !

Les cars de vacanciers évitent soigneusement leseptième arrondissement de la capitale. Rien à

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contempler le long des grandes avenues ternesencadrées d’immeubles sans âge. Médiévistesférus d’héraldique, mélomanes érudits, fuyez cesquartiers populaires ! Vous n’y trouverez nihorloge astronomique ni opéra sublimé de sculp-tures noires aux accessoires d’or… Seulement demornes façades défraîchies ornées au mieux devulgaires publicités pour la bière Pilsner-Urquell.

Au fond d’une rue froide oubliée de tous lesrégimes, un vieux bâtiment rectangulaire sembleavoir échappé à la démolition. Le petit commissa-riat de Janovského, repeint avec négligence, abritesous son porche trois �koda asthmatiquesmaladroitement garées. À l’aube du vingtièmesiècle, ces voitures devaient représenter dignementl’une des plus grosses entreprises tchécoslo-vaques… Alors pourquoi avoir choisi un nom setraduisant par «dommage» ou «dégât»?

Le commissariat, étrangement calme, nerésonne que de quelques bruits distants… Uneporte grinçante. Un néon usé qui grésille. Les pasd’un fonctionnaire de police flânant entre lestoilettes crasseuses et l’ancêtre de la machine àcafé… Au deuxième et dernier étage, coincé entreles vestiaires hors d’usage et la cage d’escalier, setrouve le minuscule bureau de Karel Rybek, legratte-papier condamné aux tâches administra-tives les plus ingrates.

Les dieux slaves n’ont accordé nulle grâce à cepetit jeune homme au teint cireux. Un voile decheveux filasse masque son visage creux dévoréd’une épaisse paire de lunettes. Le bleu de ses

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yeux pâles, délavé de larmes, semble se perdredans l’invisible. Les autres employés se moquentvolontiers du chétif gratte-papier et le réduisent àune vague silhouette aux épaules tombantes et auxbras ballants, déambulant tristement à travers lescouloirs gris du commissariat. Chargé d’unelourde pile de classeurs, Karel monte péniblementl’escalier. Il gravit la dernière marche avec grandeprécaution comme s’il craignait d’être puni dumême châtiment que Sisyphe. En entrant dans soncagibi, il dépose les dossiers parmi les cartonsd’archives, écrasant au passage les gobelets decafé jonchant le linoléum abîmé. Épuisé parl’effort, il s’écroule sur une vieille chaise assezsolide pour encaisser miraculeusement le choc.Les murs jaunis et fissurés du réduit se refermentsur le pauvre Karel. N’y a-t-il donc, dans cetespace confiné, aucune échappatoire? Quelquechose de plus gai que le règlement intérieur froisséqui pourrit près du radiateur? Entre les piles decontraventions, à travers les vitres sales del’unique fenêtre, les arbres de Stromovka !Contempler l’automne devrait permettre de sereposer un peu. Ça fonctionnait très bien pour PaulVerlaine ! Mais au lieu de nager dans l’atmosphèrecotonneuse du parc en frôlant branches rousses ettroncs mordorés, il songe une fois de plus auxchagrins de son existence…

Orphelin depuis ses quatorze ans, le jeuneRybek fut drossé d’une institution à l’autre pourfinalement atterrir dans la police nationale aprèsune formation sommaire en comptabilité. Dans

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une autre vie, il aurait pu y faire une grandecarrière mais dès son entretien d’embauche, sonavenir fut scellé. Le commissaire Oleg Navratilconclut rapidement qu’un garçon manquant autantd’assurance était voué à classer les factures à l’abrides regards.

Ranger les relevés de comptes l’ennuie,traverser le bâtiment pour aller faire des photoco-pies l’énerve et les remontrances répétées del’administratrice maniaco-dépressive le poussentau bord de l’évanouissement. De quoi détester sontravail ! Mettre de l’ordre dans les déclarations devol, de viol ou de meurtre ne lui apporte guère deréconfort.

Même dans les bureaux les plus aseptisés, l’êtrehumain flaire la peur chez les individus faibles ets’en sert pour les dominer. Le gratte-papier serait-il parfumé de vulnérabilité pour que le personneldu commissariat lui ait tacitement décerné le titrede bouc émissaire? Se révolter ? Karel devraitencore en trouver le courage. Dans sa rébellionimaginaire, il se dresse pourtant devant ses tortion-naires d’un air vindicatif. Revendique son désirbrûlant d’être respecté. Et après une rixesanglante, il signe sa victoire en posant un piedvengeur sur les corps humiliés de ses pires collè-gues… En attendant de se transformer en WilliamWallace, le gratte-papier continue de servir le caféà ses oppresseurs en prenant soin de ne croiseraucun regard, ni miroir. Le front collé à la vitreembuée, Karel ne pense plus qu’à une chose :partir. Quitter cette vie moribonde. Fuir ces

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bureaux décrépis. Claquer la porte et profiter ducoup de vent pour s’envoler loin, au-delà desfeuillages fauves de Stromovka, plus loin que lesplaines de Bohème, vers les rivages atlantiquesnoyés de lumière… Mais la réalité est cruelle :sortir du pays nécessite visas et argent. En cesannées de reconstruction, le taux de change estimpitoyable. La couronne s’achète si bon marchéque, même avec un salaire correct, escapadesromantiques à Paris ou balades au bord des canauxde Venise ne sont réservées qu’à de rares privilé-giés… Alors, lui qui gagne si mal sa vie, où peut-il espérer aller ?

Karel reste sourd aux contraintes matérielles.Son cœur est rongé d’une passion démesurée pourl’océan, immense et éternel symbole de liberté.«Homme libre, toujours tu chériras la mer1. » Voilàqui a du sens! Grands espaces et rafales iodées sontles plus aguicheuses promesses d’évasion! C’est dumoins ce que lui disait feu son père… Un hommemarginal, souvent rude, parfois tendre, maistoujours empreint de force et de détermination.

Ladislav Rybek ne vivait que pour la pêche etpassait son temps entre lacs et rivières, à larecherche de poissons-chats géants ou de truitesfurtives. À l’âge de vingt ans, il franchit les plusimperméables frontières et put dès lors parcourir lemonde pour étancher sa soif d’aventure. Leshabitants des côtes lointaines gardaient l’image

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1 Extrait du poème «L’homme et la mer », in Les Fleurs duMal, Charles Baudelaire.

d’un utopiste inconscient bravant tempêtes etmarées pour capturer d’effrayants monstresmarins…

Dans les années soixante, Ladislav s’installa àJindřichův Hradec, dans la campagne tchèque,avec sa femme Zdena. Il avait cessé depourchasser les chimères océanes et se sentaitvieillir. Sa grande taille se tassait, son dos sevoûtait et des rides profondes creusaient sonvisage buriné. Il s’était éloigné des mers et serapprochait doucement de la terre… Un dernierdéfi lui restait : élever un enfant. C’est ainsi quenaquit Karel.

Lors des longues soirées d’été près du feu oùrôtissaient saucisses et tranches de lard, Ladislavprenait son fils sur les genoux et lui parlait de sesextraordinaires odyssées… Les luttes homériquescontre de grands requins blancs… Les murènesopiniâtres aux mâchoires plantées de dents aigui-sées… L’indicible beauté d’un saumon fraîche-ment pêché dans une rivière glaciale… Et laBretagne… Il vouait un culte fidèle à cette régionbénie par l’opulence de son océan et expliquaitpatiemment comment y débusquer malicieuxcrustacés, féroces congres et succulentscoquillages.

Le petit Karel vivait intensément les récits deson père. Dieu que les pieuvres géantes luifaisaient peur ! Mais les tentacules menaçantss’effaçaient bien vite devant les rires des espièglesdauphins… La mer le fascinait tant qu’il s’imagi-nait vivre lui aussi au fil de l’eau, entre grèves

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glacées et lagons turquoise. Ladislav faisait toutpour répondre aux attentes du garçonnet. Un filetpour attraper des bancs entiers de daurades? Uncasier à homards? Il s’improvisait artisan. Uneautre chanson à la gloire des pêcheurs? Le voilàentonnant malgré lui les rares ritournelles dont ilse souvenait, massacrant au passage les langues deMolière et de Shakespeare… Tous ces effortspermettaient de faire patienter Karel qui attendaitd’être suffisamment âgé pour partir avec son pèresur les côtes atlantiques… Mais le destin ne permitpas à Ladislav de tenir parole… Alors qu’il roulaitvers son domicile avec Zdena, Ladislav percuta deplein fouet un chauffard. Le choc était tel quepersonne n’en sortit vivant. La mort venait de toutdétruire et laissa Karel, alors âgé de quatorze ans,seul devant une vie brutalement amputée d’avenir.L’adolescent curieux de tout, aimé des filles etjalousé des garçons, devint en quelques moisl’apathique gringalet qu’il est aujourd’hui…

Le gratte-papier ne parvint pas à s’extraire deses errances mélancoliques. Une vieille histoire,hymne lancinant au courage et à la volonté, luirevint une nouvelle fois en mémoire…

Il avait neuf ans cet été-là. Tout était prêt pourpêcher la grenouille. Enfin, presque tout, puisqu’ilmanquait son épuisette… Quelle malchance !Comment se saisir de ces adroits amphibiens sansun tel bienfait de la civilisation? La déception luinoua l’estomac et il se lança dans ce que l’Histoireretiendrait comme son plus hargneux caprice.Mais Ladislav ne supportait guère de telles panta-

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lonnades. Un geste d’autorité suffit à calmerl’enfant qui se recroquevillait déjà sous la menacede douloureuses représailles. Le vieil homme assitson fils sur une souche d’arbre et lui parla d’un tondécidé. La colère est l’arme des faibles, enfin ! Unvrai aventurier peut se sortir de toutes lesimpasses !

Karel, fixé par les iris gelés de son père, essuyases larmes. Il était cependant plus apeuré queconvaincu. Pour lui, la situation était claire :l’épuisette manquait à l’appel – ce qui d’ailleursn’était nullement de sa faute – et la journée étaitfichue, alors autant la passer à bouder. MaisLadislav refusait de s’avouer vaincu. Il entraînason fils dans un jardin privé et prit un air conspi-rateur. Le plan était simple : escalader le grillage etdérober subrepticement la grande culotte quiséchait au soleil. Mais le molosse patibulairechargé de surveiller le potager rendit le menularcin un tantinet plus délicat. Fort heureusement,plus de peur que de mal ! Ladislav, le molletmarqué d’empreintes de mâchoires, confectionnaune épuisette avec le sous-vêtement et quelquesbranches de cerisier. En père soucieux de l’éduca-tion de son fils, il jeta quelques couronnes dans lejardin mais l’odieux cerbère les goba au vol.

Le petit garçon se sentait tout penaud. L’adver-sité avait eu bien vite raison de son courage…Mais les contrariétés ne laissent pas de tracesrémanentes dans les jeunes esprits. Déjà, il gamba-dait vers les mares aux nénuphars pour jouer avecles grenouilles…

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À quoi aurait ressemblé sa vie s’il avait fini degrandir sous l’égide de son père? Le hasardl’aurait peut-être envoyé sur un chalutier à traquerla morue jusqu’aux confins gelés du monde… Il neserait sûrement pas ici, dans ce commissariathostile de Prague, si loin de l’océan ! À ressasserles mêmes souvenirs entourés de procès-verbauxet de rapports d’autopsie ! Karel a trahi son père et,pire encore, s’est trahi lui-même… Il a cessé depêcher en rivière et n’a toujours pas vu la mer.

Au prix d’un effort surhumain, le gratte-papierse lève, rajuste sa chemise froissée et ouvre lente-ment la porte du bureau. Pour se rendre auxtoilettes, il y a des précautions à prendre. S’assurerqu’aucun collègue n’erre dans les environs. Coupd’œil furtif dans le couloir. Rien à signaler. Risqueestimé d’être victime de blagues grivoises : négli-geable.

La voie est libre. Karel peut sortir. LuborSedlak, un énorme assistant de gestion connu pourses jurons obscènes et non pour la qualité de sesrapports, choisit justement ce moment pour faireirruption. En apercevant sa proie préférée, il nepeut s’empêcher de la couvrir d’insanités, sous leregard amusé des policiers venus en un éclair jouirdu spectacle.

Karel n’a compris qu’une faible partie desinjures. Le reste lui est apparu comme une longuesérie de borborygmes abscons. Le personnel, lui,s’esclaffe gaillardement. Quel savoureux sens dela répartie ! Quel choix pertinent de grossièretés !Cette verve si délicieusement égrillarde ! Le gros

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Lubor s’incline solennellement devant ses admira-teurs et moissonne les lauriers d’un air satisfait. Lacourte accalmie permet au gratte-papier de seréfugier dans les sanitaires, où il éclate ensanglots. Pourquoi n’arrive-t-il pas à se défendre?Face à Lubor ou quelque policier ayant besoin dese défouler, il est comme pétrifié et ne pense qu’àfuir… Oublier.

Cette dernière humiliation l’a particulièrementaffecté car parmi le public de Lubor il y avait elle,Denisa, la si belle secrétaire. Elle a la fougue de lajeunesse, sourit au monde et saisit toutes lesopportunités que lui offre ce premier travail dansl’univers fascinant des forces de l’ordre. Sesparoles ou gestes ne révèlent aucune maturité,mais son regard envoûtant aux reflets moirés, tourà tour vert lagon ou bleu métallique, lui donne déjàle charisme des femmes de pouvoir. Alors queKarel se faisait rabrouer, elle était là, superbeparmi le commun des policiers, offrant auxamoureux des énigmes un sourire incertain quiaurait pu être, lui aussi, peint par Léonard deVinci.

Karel l’adore, au sens religieux du terme. Iln’est pas simplement ensorcelé par cette Vénuscallipyge : les rares fois où la chance l’a rapprochéd’elle, il a été subjugué par sa force, son audace etsa faculté inconditionnelle de voir le sublime àtravers la froide grisaille du commissariat… MaisDenisa lui semble si inaccessible qu’il se persuadeune fois de plus qu’elle mérite bien mieux que lui.Elle mérite l’homme qu’il a envie d’être…

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Le gratte-papier rejoint son bureau placard etconsulte machinalement sa montre. Plus quequatre heures d’emprisonnement… Deux centquarante minutes. Comment faire passer le tempsplus vite ? Colorier des cases de papier quadrillé ?Grappiller de courts instants en s’inventant despauses? S’évertuer à faire tourner un stylo avec sesdoigts ? Karel admet finalement que se livrer auxactivités mécaniques de son travail est le meilleurmoyen de voir finir sa journée.

Après très exactement soixante-dix-huit coupsde tampons, cinq cafés et une boîte de trombonestordus, enfin la délivrance ! Il saisit son manteauusé, enroule son écharpe et enfile ses gants. Ilenjambe une dernière fois les dossiers grossière-ment empilés et ne pose nul regard empathique surles classeurs écartelés qui gisent, inanimés, sur lesol poisseux.

Karel habite de l’autre côté de la ville. Quellechance ! Pouvoir traverser chaque jour la pares-seuse Vltava qui pourfend la perle de l’Est ! Lesguides touristiques sont formels : arpentez lesruelles et vous verrez peut-être guerroyer lesspectres de vaillants chevaliers sous les ogives !Laissez-vous charmer par le subtil mélange destyles architecturaux, il y en a pour tous les goûts !Gothique, baroque et même cubiste ! Mais legratte-papier ne prête aucune attention aux toitureshérissées de flèches… Il marche sous les fenêtresmédiévales en fixant le bitume, essayant de ne passonger aux sanglantes défenestrations de l’His-toire tchèque. Surtout ne rien regarder. Ignorer les

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ivrognes titubant entre flaques de vomissures etdéchets urbains. Ne s’attarder dans aucun recoinobscur. Une horde de voyous belliqueux pourraitsurgir de l’ombre ! Ou pire… Ces ruelles noiresnimbées de lumières vaporeuses… Ces bas-reliefsbaroques voilés de brouillard… Jack L’Éventreurse cacherait-il dans les ténèbres, armé de bistourisensanglantés?

Karel arrive devant son vieil immeuble,essoufflé mais heureux d’avoir échappé auxrôdeurs de la nuit praguoise. La porte vétustes’ouvre sur le hall d’entrée, toujours aussi sale etlugubre… La dernière fois que le ménage a étéfait, Prague parlait encore de « socialisme à visagehumain» et craignait l’invasion des troupes deVarsovie. Les araignées ont, depuis, envahi leslézardes et tissé de larges toiles drapant les lustresd’un voile sinistre. Mais qui est le syndic? Lecomte Dracula? Qui d’autre aurait transformé unlieu de vie en cimetière saturé d’odeurs rances !Que quelqu’un appelle au moins un inspecteur del’hygiène car le gratte-papier finira par défaillir engrimpant les escaliers séparant sa mansarde dureste du monde…

Le cinquième étage. Enfin. Mais l’accueil n’estguère plus chaleureux. L’affreux chat de Karelsouffre de famine et désire apparemment eninformer le monde entier à grand renfort demiaulements caverneux. Le jeune hommeenjambe les rats qui cavalent à travers le palier etse précipite au secours de la carcasse crasseuse.Une boîte de thon et quelques papouilles finissent

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par calmer cette singulière créature, baptisée«Amiral». Un nom bien pompeux pour un animalaussi abominable ! «Pousse mégots» lui iraitbeaucoup mieux.

Trop tôt pour dormir. Pas assez faim pour dîner.Que faire pour oublier le commissariat ? Allumerla télévision? Inutile ! L’antenne, tordue de tropnombreuses fois, a définitivement cédé. Explorerles trésors de la culture tchèque? Impossible !Karel ne soupçonne même pas l’existence del’Insoutenable Légèreté de l’Être de MilanKundera ou les symphonies d’Antonin Dvořák…Il ne peut que rester à demi-assis sur son lit et fixerle ciel noir à travers son vasistas.

Le silence de ce début de soirée est vite troublépar Amiral qui s’acharne contre un trousseau declés dorées pendu à un clou. Le félin bataille avechargne et passion, tel saint Georges affrontant ledragon pour libérer la ville de Silène. Après deconsidérables efforts, il terrasse son adversaire etse dirige crânement vers son maître, en quête derécompense. Mais le gratte-papier ignore lesfacéties de son chat tant les clés de la cave lemagnétisent. Est-il temps d’ouvrir les cartons deson enfance? Karel est assailli de sentimentscontradictoires. Ce serait violer l’intimité de sesparents ! Impensable ! Autant profaner directementleur sépulture ! Alors d’où vient cette envie dechercher dans les vielles malles le courage d’allerde l’avant ? Karel tourne en rond autour des clés,les scrutant d’un air indécis. Non. Hors dequestion de farfouiller les vestiges du passé ! Et

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hors de question de rester seul et désœuvré danscette petite mansarde qui lui rappelle bien trop sonbureau cagibi. Entre claustrophobie et agora-phobie, il finit par choisir son camp : sortir… Enespérant que les ténèbres de la nuit ne soient pasles prémices d’une descente aux enfers…

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Éditions Elan Sud233 rue des Phocéens - 84100 Orangehttp://www.elansud.frhttp://elansudeditions.over-blog.orgComposition : Elan SudImpression : Quercy - 46090 Mercuès, FranceN° d’impressionDépôt légal : novembreISBN: 978-2-911137-17-4

Cet ouvrage a été publié avec le soutien duConseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur

Conseil général de Vaucluse

dans le cadre duPrix Première Chance à l’Écriture*

* décerné à un auteur encore non édité par un jury composé deprofessionnels de la chaîne du livre (Elan Sud, auteurs, journalistes,libraires, bibliothécaires et professeurs) et de lycéens (lycée de l’Arcà Orange).

Thème 2010Empreintes

Organisé par l’associationExpressions Littéraires Universelles

http://elansudeditions.over-blog.org/categorie-10157398.html

Prix : 17 €ISBN: 978-2-911137-17-4

www.elansud.fr/riccio

Le jeune Karel, gratte-papier dans un commissariatsordide de Prague, rêve de voyager sans trouver lecourage de partir. Il se lie d'amitié avec Dashnor, unvieux marin dont les aventures lointaines le fascinent.Parmi ses compagnons de fortune, le sombre Vodnikl'incite à consommer une drogue dure. Il sombre peu àpeu dans la folie, tandis qu'un tueur sanguinaire rôdedans les rues froides de la ville. Un polar intense.

Travailler dans différents contextes de crise à chercherde l'eau dans le désert d’abord pour des entreprises,puis au service de l’humanitaire, a permis à SylvainRiccio de découvrir un monde extrêmement diversifiédont la marche peut sembler déroutante ouchaotique. L'écriture s'impose alors comme le meilleurmoyen d'assouvir le besoin de raconter, de réfléchir,de comprendre. L'imagination prend ensuite la relèvepour créer, à partir de situations réelles, un mondenouveau plus propice à l'extraordinaire.

Lauréat 2010

Sylvain RICCIO

Poussière d’écume