Pratique de création et pensée philosophique : le geste et
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Pratique de création et pensée philosophique : le geste et la
forme© André Riverin, 2020
Pratique de création et pensée philosophique : le geste et la
forme
Thèse
Le geste et la forme
Thèse
ii
RÉSUMÉ
Le présent ouvrage interroge à la source le concept de pli. Il le
fait en prenant
pour objet détude linséparabilité de lactivité de peindre et du
milieu peinture en lequel
celle-ci sexerce. Le texte revient constamment sur ce même objet et
fait basculer la
compréhension que lon pourrait avoir du concept de pli de
lintériorité vers le dehors,
mieux, vers lintériorité du dehors.
Lœuvre dart étant à la fois un être-tenu et un être-dehors, epoché
et rythme,
celle-ci savère être alors lun des derniers lieux, sinon le dernier
où demeure agissant
cette inséparabilité que rend manifeste ma pratique de création
losquopèrent en elle les
concepts dorigine, de souci et de liberté.
Lintitulé Le geste et la forme cerne donc lensemble de la
problématique éthique
au fondement de ces études au doctorat. Il le cerne en ce sens que,
me tenant devant
létant en totalité, par-delà le fait quavec chaque geste posé il
sagit de tenir la promesse
des gestes précédents pour les suivants, de sorte que puisse sy
maintenir, avec chaque
pas gagné, la possibilité de former une forme non donnée à lavance,
il y va quen cette
forme souvre et sy maintienne, comme forme de vie, cette
sensibilité à labsence
dobjet qui nous distingue de tout autre être vivant.
Questionnée par le sens, saffirme ici, pour toute pratique de
création quelle
quelle soit, limportance de la pensée phénoménologique, et plus
particulièrement celle,
herméneutique, de Heidegger, pour mettre des mots sur ce que ma
pratique moffre lors
des moments dattente et de surprise à titre dexpériences que nous
avons et qui nous ont,
contrairement à celles que nous faisons et qui décident hors de
nous. Le sol de lart étant
ainsi lêtre et non la conscience, lespace de lart est le suspens
dun monde tout fait pour
nous. En lui sinstalle dun coup en loeuvre dart la prégnance du
sens dans le sensible,
là où sens et sensibilité ne sont lun pour lautre que la différence
dun identique.
„„Le geste se fait formerésume mon travail dans le non-lieu de la
création en
quelque sorte. Ce moment relève de lattente. „„La forme se fait
geste révèle notre être-
au-monde. Ce moment relève de la surprise, de lamplitude dun
échange des regards que
sous-tend limage dappel, là où, en elle, la transcendance prend son
appel à elle-même.
iii
OUVERTURE
...........................................................................................................................................
10
CHAPITRE 1 : LES PRÉSUPPOSÉS
.......................................................................................................................
10 CHAPITRE 2 : LE PRÉAMBULE HISTORIQUE
..........................................................................................................
12
La différence entre deux sensibilités
...................................................................................................
12 Le dédoublement originaire de toute perception
................................................................................
30 Abstraction pure et abstraction génétique.
........................................................................................
45 La peinture chinoise
............................................................................................................................
56
PREMIÈRE PARTIE : NOUVELLES TERRES
.................................................................................................
84
CHAPITRE 1 : LA PRISE EN CHARGE DU GESTE PAR LA MATIÈRE
...............................................................................
84 Mouvementement
..............................................................................................................................
84
CHAPITRE 2 : LE MÊME TOUJOURS DIFFÉRENT
..................................................................................................
118 Le sol de l’art
.....................................................................................................................................
119 La notion de travail
...........................................................................................................................
133 L’apprentissage de soi
.......................................................................................................................
165 La différence entre ‘‘je’’ et ‘‘je suis’’
..................................................................................................
197 Spéculation tangible
.........................................................................................................................
211 Le sujet est désir
................................................................................................................................
237
SECONDE PARTIE : LES ÎLES INVISIBLES
.................................................................................................
243
CHAPITRE 1 : LES RENCONTRES DE LA SURFACE
.................................................................................................
244 L’image
..............................................................................................................................................
244 Le statut de l’autre
............................................................................................................................
313 Le comprendre
..................................................................................................................................
334 Les trois ontologies
...........................................................................................................................
342
CHAPITRE 2 : LA NOTION DE SOUFFLE
.............................................................................................................
367 Qualité de forme ; qualité de matière.
..............................................................................................
368 Le ‘‘sens’’ du sensible
........................................................................................................................
370 Perles et corail
...................................................................................................................................
386 Résistance
.........................................................................................................................................
412 Éthique et sens
..................................................................................................................................
437 Les concepts opératoires
...................................................................................................................
518
FERMETURE
.........................................................................................................................................
546
CONCLUSION
.......................................................................................................................................
555
BIBLIOGRAPHIE
....................................................................................................................................
566
iv
Par auteurs et pour les ouvrages les plus souvents cités :
Georgio Agamben :
LPP, La puissance de la pensée.
FR, Le feu et le récit.
UC, L’usage des corps.
OA, L’ombre de l’amour.
Hannah Arendt :
Renaud Barbaras :
Walter Benjamin :
PEQ, La phénoménologie en question.
H, Heidegger.
CL, Chair et langage.
v
Hans-Georg Gadamer :
Gérard Granel :
AP, Apolis.
Marcel Granet :
QP?, Quappelle-t-on penser ?
ÊT, Être et temps.
PFP, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie.
CFM, Les concepts fondamentaux de la métaphysique.
QIII-IV, Questions III et IV.
PCT, Prolégomènes au concept de temps.
SDZ, Séminaires de Zurich.
VDP, Vers une définition de la philosophie.
vi
Edmund Husserl :
AEX, Art et existence.
Maurice Merleau-Ponty :
VI, Le visible et l’invisible.
SC, La structure du comportement.
S, Signes.
Jean-Luc Nancy :
LPD, La pensée dérobée.
ÉH, Éternité et historicité.
LS, Liberté et sacrifice.
HeinrichWöfflin :
WilhelmWorringer :
Mes plus vifs remerciements vont à:
Marcel Jean qui a accepté de se porter garant du travail décriture
généré par celui de
création et qui, se faisant, sest imposé une lecture attentive des
textes remis qui mont
permis de préciser, de réécritures en reformulations, ma pensée. Il
a aussi su maintenir en
éveil, par son enseignement et par la justesse du regard qui sy
fait jour, mon
questionnement sur ce qui constitue en termes dattitudes et de
conditions de possibilité
le propre dune pratique de création en art visuel.
Jean-Marc Narbonne qui a contribué, par sa hauteur de vue lors des
divers points de
passages académiques accomplis et par sa présence bienveillante
lors des diverses
présentations de mon travail de création, à établir entre art et
philosophie cet espace de
rencontre favorable à ce que chacun ouvre et rend libre.
Branka Kopecki, Sophie-Jan Arrien et David Naylor davoir accepté
dêtre membres de
mon jury et davoir soulevé à cette occasion des critiques et des
commentaires qui ont
servi à améliorer cet écrit.
Mes parents et amis pour leur appui indéfectible tout au long de
ces années de réflexion
et de création.
viii
PRÉAMBULE
Porté par ma pratique de création en arts visuels et les fondements
qui lui sont propres, ce
texte daccompagnement des œuvres produites au cours du doctorat a
une forte
composante philosophique. Ce faisant, je nillustre aucune théorie
avec les œuvres, ni ne
plie présomptueusement la pensée de tel ou tel penseur sur
celles-ci. Ceci dit, je ne fais
quaffirmer, le montrant à nouveau, comment lart et la philosophie
demeurent
questionnés par lentièreté du sens, comment lun et lautre demeurent
concernés par lui.
Interpellé pour en répondre et non pour trouver des réponses, elle
est devenue
indissociables de ma pratique de création et des questions quelle
sous-tend sur le plan
éthique. Ainsi, selon le libellé présenté de la problématique qui a
motivé ces études au
doctorat, loin de soumettre le singulier à la médiation de
luniversel, cest au cœur même
de lélaboration des œuvres que sinscrit, en sy pliant, „„la
différence dun identique.
Le travail décriture prétend alors ici nommer, et cest là que la
pensée philosophique
entre intimement en relation avec ma pratique en arts visuels, les
conditions de possibilité
pour que cette pratique en soit une de création. Se joignant de la
sorte à celles déployées à
la compréhension de ce qui fait la légitimité de lart, soit
lattestation et linscription
sensibles dun à-venir du sens, cest comme artiste que ces études
ont été poursuivies au
doctorat.
ix
« Kant pensa faire honneur à lart lorsque, parmi les prédicats du
beau, il avantagea et mit en évidence ceux qui
font lhonneur de la connaissance : limpersonnalité et
luniversalité. Ce nest pas le lieu dexaminer ici si ce ne
fut pas là une erreur capitale ; je veux seulement souligner ici
que Kant, comme tous les philosophes, au lieu de
viser le problème esthétique en se basant sur lexpérience de
lartiste (du créateur) na médité sur lart et le beau
quen « spectateur » et insensiblement a introduit le « spectateur »
dans le concept « beau ». Si du moins ce
« spectateur » avait été suffisamment connu des philosophes du
beau! sil avait été chez eux un grand fait
personnel, une expérience, le résultat dune foule dépreuves
originales et solides, de désirs, de surprises, de
ravissement sur le domaine du beau! Mais ce fut toujours, je le
crains bien, tout le contraire : en sorte que, dès
le principe, ils nous donnent des définitions, où il y a, comme
dans la célèbre définition du beau que donne
Kant, un manque de subtile expérience personnelle qui ressemble
beaucoup au gros ver de lerreur
fondamental 1 ».
1
INTRODUCTION
Ma pratique de création est ce quon appelle une pratique datelier.
Quils soient
encombrés de matières, de matériaux et doutils les plus divers, ou
quils le soient de
dictionnaires et dessais les plus divers : les lieux propices à
lémergence du sens se
ressemblent. Dune certaine manière, cest de ces encombrements mêmes
que nous avons
à “prendre soin 1 . Latelier de ma pratique est cet endroit que
jai, avec laide de carton,
papier et plastique, mis en retrait du monde. Je le maintiens tel,
par quelques rituels
anodins, à savoir par divers rapiéçages et nettoyages quotidiens.
Dun tel espace en
retrait, la pensée philosophique ne fut par lui, quant à elle, que
tout récemment concernée,
et ce, grâce à la phénoménologie de Husserl. Mais, cest tout
particulièrement, après
celle-ci, la phénoménologie herméneutique de Heidegger qui,
affranchie des derniers
relants du positivisme, sest confrontée à larchi-historicité de
lart et à lexpérience de la
création. Dès lors, cest à partir de létablissement de cette zone
franche que tout et rien
me mettent dans lembarras.
Tout et rien le font si bien que ce nest quen mengageant dans un
corps à corps avec ce
qui a trouvé refuge dans latelier que je peux me sortir dun tel
embarras. Dans les gestes
posés, ma pratique questionne la significativité du monde dans
lequel lexistence dun
monde, le mien, est imbriqué. Au seuil de limbrication et non hors
delle, lespace
de latelier est réquisitionné et requis par ce jeu entre deux
façons dêtre du sens.
Léquivoque joue alors entre le “est” de ce qui est, celui du “là”
de létant que je suis
moi-même, et entre le est qui sous-tend celui que je suis destiné
“à être”, à savoir, le
“est” que jexiste. Ce nest ainsi quà travers une telle imbrication
que je peux toucher à
ce qui a à être, à cette possibilité factuelle de ladvenue dun sens
tel quil ne se
reproduira jamais plus. Une telle advenue se comprend comme
non-occultation dun étant
1. Walter Benjamin, Le conteur, Œuvre III, p. 117, (noté Œ.III). Je
pense ici, comme exemple
dun tel „„prendre soin, à lun des deux types du conteur décrit par
Walter Benjamin dans cet essai sur
lexpérience. À savoir, au laboureur sédentaire plutôt quau
navigateur marchant. Je me rapporte à lui en ce
sens quayant dit quelle recèle un trésor, ces héritiers se montrent
dévoués envers une terre stérile et
encombrée de cailloux. Ainsi, concernés par le sens, artistes et
philosophes lui sont dévoués. Car ils ont pris
lhabitude, à la manière des premiers, de remuer constamment de tels
encombrements, de telle sorte que
pour lun et lautre ils sont devenus un terreau fertile.
2
en tant qu“alètheia”, en tant que « la vérité est, en son essence,
non-vérité » 2 comme
lentend Heidegger dans L’origine de l’œuvre d’art. Cette advenue
que la philosophie
cherche à cerner en la nommant sens, valeur, Idée ou Être, est la
liberté du libre. 3
Tout est en suspens, et ce rien en attente dexistence qui mattend
devient problématique
dans la marge dégagée et maintenue. Tout ce “là”, les objets, les
matériaux que je
connaissais tout dabord si bien dans ma relation habituelle avec
eux, ici, dans cette zone
réglée par lhabitude, il ny a plus rien de tel. Cet espace est
médiat. Même ma propre vie
avec son histoire y devient, disait Nietzsche, une simple forme 4 .
Celle-ci comme ceux-là
se dérobent de la constante présence à soi des choses bien connues
quelles revêtaient
dans la vie quotidienne. Ainsi dénudés eux et moi, hors toute
compréhension ou
incompréhension dun prétendu sensible immédiat, je suis, en ce
lieu, disposé à recevoir
ce qui sy présente en sa pureté 5 . À la manière du héros tragique
qui refuse tout ce qui est
et se décide à agir sans savoir ce qui a à être, je me tiens à la
limite de lapparaître du
sens, au bord du non-sens.
Cette quête dune présence en son advenue a un a priori : le Souci 6
. Car le retour constant
au réel que ma pratique de création impose “vaut pour” un moment de
la structure même
2. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, pp.59-60,
(noté CMNP). Je me permets
dindiquer ici, pour la suite du texte de doctorat, que, lorsque
non-précisées, les citations sont soulignées
dans le texte.
3. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? p.232, (noté QP?). Cest à
cet endroit que Heidegger
éclaire en quoi consiste ce don du penser en mentionnant que « Ce
rappel met notre être en liberté et
dune façon si décisive que Cela qui nous appelle à la pensée fait
ce don, pour la première fois, quil y a
liberté du libre, afin que celui-ci puisse sy faire une demeure
humaine. » Ce que je pourrais commenter en
tentant de nommer autrement ce rappel. Il sagirait, si je me fie à
la page 143 du même essai, du
mouvement même de la temporalité tel que nous allons le voir un peu
plus loin, et ce, comme « souci de
dire ».
4. Heidegger, Nietzsche I, p.113, (noté NI). Pour Nietzsche, comme
en fait mention Heidegger
dans le tome I de son Nietzsche, même la vie de lartiste nest plus
pour lui quune simple forme, et ce, dès
les premiers moments dengagement de lartiste avec la matière.
5 . QP?, p. 141, une pureté telle, mentionne Heidegger, quelle
semble être « une simple
fiction ».Cest en un tel sens que tout art est abstrait, et ce,
parce que la pureté dun sensible qui sy montre
ne peut, enchérit Heidegger, « jamais être obtenue que par la
médiation, que par cet acte dabstraction
presque contre nature ».
6. Heidegger, Être et Temps § 42 p.150, (noté ÊT) il est ce qui
conduit lhomme vers son être
véritable, celui qui ne se révélera quà lachèvement de son
existence.
3
du souci, soit celui du « déjà dans le monde », celui de la
factivité 7 . Ce moment fait partie
de la structure de mon être plein, de la temporalité de cet étant
dont il y va de son être.
Celle-ci se temporalise dans la vie quotidienne et articule
lêtre-en-avant-de-soi (projet),
le déjà dans le monde (factivité), et lauprès de létant
intramondain (préoccupation) 8 .
Mais ici à son seuil, ce déjà là de la factivité vaut ontiquement,
ontologiquement et
prospectivement. Car, jai à mouvrir moi-même à ce que les extases
temporelles me
configurent comme horizons de sens.
En ces extases, la simple forme de ce qui est passé, celle de mon
être auprès de …lest de
ce purement sensible, qui est ; ma main lui est dévouée 9 . Elle
déploie ce sensible comme
elle se déploie en lui, et ce, de manière telle que les gestes sy
inscrivent et y acquièrent
“à chaque fois” la reconnaissance dune singularité propre à chacun
10
. Se saturant ainsi
lun lautre lors de la mise en œuvre, ils tracent ce qui est venant.
Ce propre que les
extases temporelles configurent comme possibilité à chaque fois
singulière de la
7. Je reprends ici, à mon tour, la traduction française du terme
allemand Faktizität de F. Vezin par
„„factivité, plutôt que par facticité comme Alain Boutot en
explique le choix en se rapportant à lencadré
«Factum», «Facktish», «Faktizität» de Philippe Quesne, aux pages
1281-1282 du Vocabulaie européen des
philosophie, dans sa Préface du traducteur du cours Ontologie,
Herméneutique de la factivité de
Heidegger, pp.12-14, (noté OHF). Bien que les termes factivité et
facticité ont essentiellement le même
sens lorsquon les rencontres dans les écrits dobédiance
heideggérienne, il nen demeure pas moins,
comme le mentionne Agamben dans L’ombre de l’amour p.17, que « le
renvoi à Husserl et à Sartre, lieu
commun des dictionnaires philosophiques sous le terme „„Facticité
est trompeur. [Car] Heidegger
distingue la facticité (Faktizität) du Dasein de la
Tatsächlichkeit, simple factualité des étants
intramondains.» Ces acceptions diffèrent par le fait que tandis que
«Husserl insiste sur […] la contingence
(Zufälligkeit) comme caractère essentiel de la factualité [, pour
Heidegger] le caractère propre de la facticité
nest pas, […], la contingence mais le dévalement (Verfallenheit).
Tout est compliqué, chez Heidegger,
den conclure Agamben, par le fait que le Dasein nest pas
simplement, comme chez Sartre, jeté dans le là
dune contingence donnée, mais il est et a à être son là, il est
lui-même le Da de lêtre. Encore une fois, la
différence dêtre est ici décisive.» Nous avons une semblable
distinction chez Philippe Quesne lorsquil
écrit qu« il est significatif que Heidegger transforme le couple
fait / essence (que lon retrouve encore chez
Husserl) en un couple factif / factivité, [car nous avons ici] le
passage dune problématique gnoséologique à
une problématique existentielle […].» Vocabulaire européen des
philosophies, p.1281.
8. ÊT, p.191 et p.350. La temporalité est lespace de jeu du Dasein
à partir duquel il peut être.
Être pour lui ne se peut que comme « modalité » temporelle. Un
rapport à chaque fois différent entre les
ekstases temporelles unit entre eux les moments co-originaires de
lavenir-étant-été-présentifiant (Souci).
Ce rapport est la temporalisation propre du temps, comme
devançante, répétante et instantanée (ekstases).
La temporalité est dès lors le tout structurel de lexistence, de la
facticité et de la déchéance et de son
corrélat le discours, autrement dit, de la structure du souci. Sa
temporalisation ouvre la condition
temporale-existentiale de possibilité du monde, cest-à-dire la
significativité du monde, en révélant le
« vers-où » de chaque ekstase, soit les ekstases de là-venir, de
lêtre-été et du présent.
9. QP?, p. 90, « Toute œuvre de la main repose dans la pensée.
»
10 . QP?, p.146, Heidegger parlant de la Mémoire en son origine
mentionne quelle est
« léquivalent du recueillement auprès… […] et cela non seulement
auprès du passé, mais de la même
façon du présent et auprès de ce qui peut venir. [Ceux-ci]
apparaissent dans lunité dune pré-sence qui a
chaque fois sa nature propre ».
4
significativité dun monde, cest, tel quil est affirmé ici, «lappel
[qui], en tant que
destination, […] demeure […] ce quil y a proprement à penser, et
qui comme tel attend
une pensée qui lui corresponde 11
». Latelier devient, dès lors, le lieu de la distinction
même entre ce qui est et ce qui a à être, entre le “là” et le “est”
de la “dif-férence
ontologique”, comme lentend Heidegger. Là où, effectuer une telle
distinction, comme
on le verra plus avant, cest exister 12
.
La relation entretenue entre ma pratique de création et la pensée
philosophique se
comprend alors comme un acheminement menant à la corrélation, à
chaque fois
singulière, du sens de lexistence et de lexistence du sens. Je peux
dégager, suite à ce qui
a précédé, deux caractères essentiels co-présents dans cette
relation de réciprocité :
linclusion et la non-normativité. Le premier de ces caractères se
rapporte au fait que les
modes dexister précités du sens se recoupent pleinement pour le
sens qua, selon
lépoque dans laquelle je suis né, cette existence quest la mienne;
le deuxième
correspond au fait quêtre ce „„là et ce „„lui destiné à être ne se
recoupent que
partiellement pour lexistence du sens que jai contre toute attente
à assumer.
En effet, pour le sens de lexistence, en cherchant à se maintenir
au sein de ce qui sy
montre purement et singulièrement, et ce, en vue quadvienne ce qui
nétait pas possible
avant dêtre ; ma pratique de création se présente comme une
aventure de la pensée tout
aussi intensive et inclusive que peut lêtre la pensée
philosophique. De la sorte, bien
quelles le fassent à partir dhorizons différents, chaque question
posée par lune et
lautre pensée interrogeant « en direction de lentier », comme le
constate Heidegger, «
conçoit inclusivement en elle le questionneur, elle le met en
question à partir de
lentier….». Dès lors, une pratique de création tout comme le
philosopher est «un débat,
un entretien, à un extrême et ultime niveau 13
».
11. QP?, p.162.
12. Heidegger, Problèmes Fondamentaux de la Phénoménologie, (noté
PFP), p. 383.
13. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique,
pp.34-36, (noté CFM), pour les
citations du paragraphe. Sur le questionner à partir de la
singularité dun monde, voir à la naissance des
choses, note 1, p.59. Françoise Dastur mentionne que « lorsque
Heidegger écrit : « Le monde nest jamais
„„le monde de tout le monde […] dune humanité en général, et
pourtant tout monde désigne létant dans
son ensemble, il y a là un écho de la pensée de Hölderlin.
Cest-à-dire le fait quil ne puisse y avoir de
monde que pour un Dasein isolé déterminé ou dun peuple déterminé,
et ce, en tant que monde historique
déterminé, se retrouve au début de lessai Das Werden im Vergehen
(Le devenir dans le périr), « où est
exprimée avec force lidée que chaque monde fini contient le « monde
de tous les mondes » en lui, ce qui
5
Une telle inclusion requérant mon existence dans ladvenue du sens
place ma pratique en
retrait dune bonne part, si ce nest de la plus grande part, des
directions de la pensée
contemporaine. Elle lest de celles qui conçoivent le sens comme
quelque chose de déjà-
là, et que je fais exister en le communicant. Tout comme elle lest
dune bonne part de la
philosophie quand elle se referme sur soi. Elle se clos sur
elle-même, rappelle Jean-Luc
Nancy dans L’oubli de la philosophie, lorsque, pour elle : « Le
sens en général, cest le
sens entendu comme signification 14
».Un tel sens bien connu rabat, depuis Hegel, « le
sens des choses présentées dans le sens des mots, et réciproquement
». Cette dialectique
du « tout dabord » sest crispée encore plus en évacuant tout espace
de jeu avec ce que
Jean-Luc Nancy nomme logologie (discours, science et calcul des
raisons du réel).
La non-normativité, comme deuxième caractère, provient alors du
refus de ce qui est
pour ce qui a à être pendant lultime débat. Car pas plus, selon
Heidegger, que le
philosophe est certain de philosopher, pas plus je ne suis dans ma
pratique de création
certain de créer. Même lorsque la vérité sinstalle delle-même dans
louvert en un
sursaut et ouvre comme horizons de sens ce qui mest, et nous est
destiné, sa teneur de
vérité ne se dessinera que dans là-venir de mon être historique, de
mon Dasein qui « a
lieu dans la liberté ». Dès lors, lune et lautre existence se
gorgent de leur teneur de sens
la plus pleine seulement lorsque cette teneur les concernent comme
„„affaire humaine.
Ainsi, artistes et philosophes se partagent la tâche la plus
lourde. Pas plus cette tâche
nest, pour les uns, celle dune démonstration de son savoir-faire ou
encore celle de la
promotion de quelque valeur ou contre-valeur sociale ; pas plus une
telle tâche nest, pour
les autres, une démonstration calculée des raisons du réel. Cette
tâche, grosse
dincertitudes, est bien plutôt celle de « faire entrer son propre
Dasein et celui des autres
dans une problématicité fructueuse 15
», cest-à-dire nous exposer à lÊtre.
Ce caractère non-normatif de toute pratique de création, et que
partage, comme nous
venons de le voir, une part de la pensée philosophique, différencie
celle-ci, comme celle-
veut dire que linfini ne peut jamais être trouvé que dans le fini
». La même idée se trouve, entre autres,
dans Qu’appelle-t-on penser ? pp.163-164, où, à lencontre de la
généralité dune histoire universelle, un
« Monde nous requiert ».
14. Nancy en donne cette définition : « La signification est
proprement, de Platon à Saussure, la
conjonction dun sensible et dun intelligible, de telle manière que
lun et lautre se présentent lun lautre».
15. Heidegger, Les hymnes de Hölderlin, p.46.
6
là, de la science, de léthique ou encore de la logique. Cest dire
quau long du texte,
sétablit, entre le geste et la forme, ni une relation de
subordination qui les placerait lune
au-dessus de lautre, ni une de co-ordination qui les placerait lune
à côté de lautre, mais
bien plutôt celle où elles sont en voie lune de lautre. Pour
quelles puissent lêtre, il a
fallu une conversion du regard philosophe tout autant que du regard
artiste posé sur le
monde. Il a fallu réapprendre à voir le monde, puisquil ne sagit
plus « de représenter le
réel en idées pour lun, en images pour lautre, mais de saisir, dans
sa fugitivité même le
mouvement de la venue au monde des choses 16
».
Il faut bien admettre quil y a tout de même une différence entre la
saisie du
phénoménologue et la saisie de lartiste. La saisie du
phénoménologue saffermit dans le
langage, dans les concepts quil met en forme, tandis que celle de
lartiste a à saffirmer à
même le réel, et ce, pour que la fugitivité même de ce qui vient au
monde puisse être
offerte à lautre. La vérité nexistant quà se mettre en œuvre
elle-même à même létant
qui lendure, cela revient à affirmer, comme le fait Françoise
Dastur, que « lart est une
possibilité insigne pour la vérité dadvenir ». Cette possibilité
insigne procure à lart, à
ma pratique de création « un privilège relatif » sur le
questionnement et le dire du
philosophe, et sur « toutes autres manières originelles pour la
vérité dadvenir 17
». Ce
privilège relatif ouvre à lart son territoire propre, une orée quil
déploie là où le sentir
fonde la connaissance : lavant et laprès du langage. Un tel
territoire, cest dans
lexpérience quil se conquière. Le sentir, comme tonalité
fondamentale, nest à
concevoir, ni dans un sens ni dans lautre, en termes de degrés sur
léchelle de la
connaissance. Il nest tout simplement pas du même ordre que la
connaissance 18
. Il est
.
Le monde déclos dans ma pratique présente un sentir qui sest
affermi. Pensé, il a pris
sens, une certaine consistance conceptuelle. La pensée
philosophique me permet de
déclore ce qui a pris forme, de laffermir cette fois-ci dans le
nommable. Raffermi
comme tel ou tel mode dêtre et dapparaître, le sentir ainsi
déterminé devient un sol
16. Françoise Dastur, à la naissance des choses, p. 13, (noté
ANC).
17. ANC, p. 65.
19. Heidegger, Les hymnes de Hölderlin, p.83.
7
praticable « qui libère le futur pour moi », comme pour tous ceux
qui veulent réapprendre
à voir le monde 20
.
Présentation
Le monde qui est le mien et que lon croit un et même, sest révélé,
dun seul coup à
lenfance, double et autre. Émergeant du sentiment détrangeté, cest
le sentiment de
reconnaissance qui, dissolvant tout ressentiment, a motivé
lensemble des raisons qui,
pour faire à nouveau le monde mien, un et même, mont poussé à faire
de lart, comme en
a fait part mon texte de maîtrise. Ce déracinement suivi de
possibilités nouvelles
denracinement par filiation à un bien utile et profitable à la
communauté est le lot de la
plupart des artistes et, comme tel, na rien dexceptionnel. Mais,
entretemps, poursuivant
ces études, nayant pas pris les moyens, ni entretenu les amitiés
quil fallait pour
transformer cette pratique en profession ; nayant pas plus fait
tous les efforts quil fallait
pour que lon considère cette pratique comme un besoin intarissable
dexpression et de
créativité, lon pourrait penser que jai fait de ma pratique de
création quelque chose
dinutile et de non profitable, et quainsi jaurais fait montre de
négligence envers ce
quon appellerait mes bienfaiteurs. Tant pour moi que pour autrui,
demeure alors
incompréhensible cette bien étrange façon que jai de faire montre
de reconnaissance.
En vue de remédier à cette incompréhensibilité, le texte du
doctorat rend manifeste ce
pourquoi il y a chez moi une telle insistance à faire de lart,
laquelle insistance est perçue
par ceux qui me sont proches, suite à ce qui vient dêtre dit, comme
un appauvrissement
allant parfois jusquà mettre en péril les ressources nécessaires à
cette vie qui est la
mienne au quotidien. Il le fait en montrant pourquoi la production
dœuvres, plutôt que
de toute autre chose, remplit les exigences propres à une tâche
qui, sans pour autant faire
fi de ce qui ne dépend pas de moi, ne dépend que de moi. Demblée,
pour cerner un tant
soit peu la teneur de cette production, disons que ma pratique de
création se donne à
comprendre suite à lintroduction, selon les termes que Henry
Maldiney propose, à
lencontre dun art illustratif de limage et du signe comme un art
existential.
20. Erwin Kraus, Du sens des sens, p. 431.
8
Un tel art résiste à une conception de notre expérience du monde
qui ne soit que
langagière. Art et philosophie se rejoignent encore dans le texte,
sentremêlent toujours
dans cette aventure de la pensée, et ce, sans pour autant se
confondre. La différence entre
ce qui est et ce qui a à être, cette relation toute en tension,
loin dêtre duelle révèle plutôt
leur intime duplicité. Le dialogue déjà amorcé entre art et
philosophie se poursuit. Je
commence mon texte à partir de la primauté accordée, par Éliane
Escoubas dans son essai
L’Esthétique, à lapparaître sur lêtre. Jappuie, de la sorte, mon
argumentation à partir
dune synthèse historique du cheminement de la stylistique et de
lesthétique en
Occident, pour différencier ma pratique de création dautres
pratiques actuelles et ainsi
ouvrir sur ce quelle donne à penser de nouveau à la pensée.
Les avancées qui ont pris forme dans mon processus de création,
entre le geste déployé et
sa rencontre avec le support, le texte les aborde, premièrement,
simplement. Il le fait le
plus souvent à partir dannotations de mon cahier datelier, avant de
les développer
conceptuellement. Parce quelles seules garantissent le sens des
descriptions et des
avancées théoriques qui vont être abordées et proposées dans la
seconde partie du présent
ouvrage, la première partie nous convie à son jaillissement, si je
puis dire, du corpus
dœuvres récentes de ma production en peinture, en sculpture et en
dessin.
Présentation de la structure du texte
Je donne à présent une vue densemble du développement conceptuel
proprement dit qui
forme le corps du texte. Deux grandes sections larticulent. Elles
correspondent à deux
moments de ma pratique en création : celui de lattente et celui de
la surprise que
départage un vide bien réel. Chacune de ces deux sections se divise
à son tour en deux,
lors du passage du concret à labstrait. Nous avons, dune part, pour
lattente : „„le geste
pris en charge par la matière et „„le même toujours différent ;
puis, dautre part, pour
la surprise : „„les rencontres de la surface et „„ la notion de
souffle. Le texte présente
en premier lieu ce qui se montre concrètement pour lun et lautre
moment ; puis, le
développement conceptuel prend le pas en scrutant et en
approfondissant les pour quoi,
rendant de plus en plus perceptibles les questions éthiques que ma
pratique sous-tend.
9
À travers ces grandes sections, nous rencontrons de brèves
descriptions tirées de mes
cahiers datelier. Il sagit dannotations prises lors des séances de
peinture où nous
voyons agir concrètement le ou les concepts qui sont par la suite
développés. La pensée
se tient ainsi le plus fidèlement possible auprès de ma pratique.
La „„mise en péril et le
„„vide qui sannonçaient déjà, dune part, avec le trempage de divers
éléments de mes
sculptures dans la peinture et, dautre part, avec le soubresaut des
crayons de couleur sur
le papier, ne font maintenant plus quun, dans ces grands tableaux,
avec le geste
performatif. Par là même, le texte du doctorat interroge plus en
profondeur le concept de
pli comme abordé dans mon texte de maîtrise. Il y insiste en
faisant basculer la
compréhension que je pouvais alors en avoir de lintériorité vers le
dehors, pour le dire
mieux, de celle-ci vers lintériorité du dehors (stimmung).
*
Chapitre 1 : Les présupposés
Demblée, deux convictions sont déterminantes pour lorientation de
pensée qui émane
de ma pratique en création, Elles proviennent dun même geste par
lequel je me suis senti
doublement marginalisé : dune part, de la vie que lon dit naturelle
et, dautre part, de la
société qui la reçoit. De cette faille, pour ne pas y être
englouti, a surgi, bien
inconsciemment, la première conviction : celle dêtre un être
historique qui a à faire sien
un monde, où il aura été pour y être ; ce monde métait remis. Ce
nest donc pas un
sentiment de révolte, mais de reconnaissance qui sest entremêlé à
laccentuation de cette
inquiétude, sans doute propre à chacun de nous, de ne pas savoir
qui est celui à qui lon a
donné tel ou tel nom. De ce sentiment découle ma deuxième
conviction qui se manifeste
sous la forme dune exigence.
Une certaine sensibilité et habileté sy affirmant, cest en tout
premier lieu le plaisir du
dessin qui canalisa cette reconnaissance envers le sensible et le
sens. Il le faisait en me
permettant de me situer par rapport aux autres et, ainsi, de me
révéler à moi-même.
Minscrivant au monde en délivrant lun et lautre, un tel plaisir
saccompagne, dans le
jeu des réciprocités, dun devoir dassistance envers cet événement
du sens et du sensible
auquel je suis requis. Voilà, comment a pris forme la deuxième
conviction, celle dune
exigence qui donne sens au monde qui est le mien. Ni le lisse,
lélan créateur, ni le strié,
les structures où il sinscrit, pour reprendre la métaphore de
Deleuze et Guattari, ne
devaient exercer un pouvoir dominant lun sur lautre lors de leur
rencontre au sein de ma
pratique en création. Ménager cette relation toute en tension entre
sens et sensibilité afin
quils acquièrent un surcroît dexistence, telle est la tâche qui se
dessine de plus en plus
comme celle qui mest destinée.
Questionnée par le sens, ma pratique en arts plastiques sest
orientée tout naturellement
vers la philosophie qui est aussi questionnée par lui. Elle le fit
non pour y trouver des
réponses, mais pour pouvoir éventuellement mettre des mots sur ce
quelle moffre lors
des moments dattente et de surprise comme expérience. Cest la
phénoménologie et
particulièrement lherméneutique de Martin Heidegger, où convergent
pensée de la
transcendance et pensée de limmanence, qui interpellèrent le plus
en profondeur ma
11
pratique. Dès lors, par analogie avec cette pensée de l« entre-deux
», ma pratique en
création serait dite „„faible par rapport à une autre qui, elle,
serait „„forte, cest-à-dire
qui aurait la pleine et entière maîtrise des procédés ou
dispositifs quelle utilise pour agir
sur le monde.
Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec lapproche
phénoménologique, jen donne
ici en rafale les présupposés fondamentaux. Étant «cet étant qui a
à être», comme chacun
de nous, je ne partage pas le même mode dêtre que les choses qui
mentourent. Jexiste
au monde, cest-à-dire que je projette un monde. La structure
temporelle du Souci
enchevêtre lanticipé, layant été, le est, pour que quelque chose
advienne là à nouveau.
Un tel enchevêtrement temporel me permet dêtre dans la vérité,
dêtre cet être à distance
du monde des choses, qui me les procure en même temps dans leur
plus grande
proximité. Par cette structure, je suis à chaque fois
instantanément avec autrui auprès des
choses qui se présentent. Le monde se faisant pour moi par
concrétion dune pluralité de
renvois : il est toujours déjà signifiant. Lart fait irruption dans
un tel monde pour nous.
Lespace de lart en est le suspens. Il est le lieu où sens et
sensibilité sinscrivant en
lœuvre dart sont, tout au plus, lun pour lautre la „„différence dun
identique.
Autrement dit, lespace de lart est pour moi le lieu dun non-lieu.
Il lest de toutes
significations que nous donnons par avance aux choses dans notre
commerce quotidien
avec elles. Cet espace de création est celui où il est possible
datteindre, écrit Paul Klee,
de nouvelles terres, en deçà de lexpression et de la créativité
qui, elles, relèvent du sujet
seul. Il est donc le lieu „„asubjectif dune subjectivité, ou
encore, donnant laccès aux
îles invisibles, le lieu où sexprime linexpressif. En lui, jai pour
tâche de mettre « le
sens en fonction », dinstaller la prégnance du sens dans le
sensible : leur identité
originaire. Celle-ci survient lorsquen articulant diverses
relations au sein de la matière
ou avec des matériaux, nous faisons lexpérience du tournant de
celle-ci, là où le sensible,
dun même geste, se transporte au-delà de lui-même en prenant corps,
celui dune
singularité.
Chapitre 2 : Le préambule historique
La différence entre deux sensibilités
« Je suis revenu avec le mauve sur le rosé du haut de la toile (il
est significatif que je ne parle plus de
gauche ni de droite pour le tableau ??!). Cest quil me semblait /
/pour accentuer la percée du jaune / /
fermer le haut de la toile de droite.
6 à 7 lancés, je me suis arrêté lorsquun trait est venu se plier
sur la rencontre des deux toiles et
linscription du geste comme telle seffilocher et sépuiser
parallèlement aux traits gris-foncés du centre.
Les traînées reforment sensiblement le même cône que les traînées
bleu-royal du bas / et les
dégoulinures sont captées par les traits jaunes quenserrent ces
traînées gris-foncé.
? est-elle faite ? (voir demain) »
Cahier A / 15 février, 2008. 21
Elle est « faite ». Je vais la documenter. Elle viendra sinsérer,
alors, sous forme de
diapositives ou de photos numériques, parmi celles de ma production
récente, dans un
dossier dexposition. Avec ce dernier ajout, plusieurs exemplaires
du dossier seront fin
prêts pour un prochain envoi. Lors du visionnement de lun de
ceux-ci devant les
membres réunis du comité de sélection, de tel ou de tel organisme
ou institution, je suis
presque assuré que ma récente production en peinture sera associée,
par des membres du
jury, au style baroque. Sans quils soient complètement dans
lerreur, le jugement quils
portent sur une œuvre nouvelle ne procède-t-il pas à contresens? En
effet, et il semble
quil en soit ainsi pour toute notre compréhension de lart en
Occident. Cest ce quil
nous faut déduire de lessai L’Esthétique dÉliane Escoubas. Ainsi,
je fais mienne la
21. Il sagit comme jen faisais part précédemment dans la
présentation dannotations tirées de
mes cahiers datelier. Jy retourne après chaque déploiement du geste
de peinture, dabord : la position du
corps au sol et devant la toile, la largeur du pinceau, la couleur
utilisée et sa consistance ; puis jy dessine,
et ce très schématiquement, le ou les tracés que le ou les gestes
ont laissés. Enfin, jécris quelques
commentaires sur ce que je perçois sur la toile.
13
remise en question quelle propose, dans les deux dernières parties
de son essai, tant des
approches critique que analytique de lart, sur lesquelles bon
nombre de pratiques
artistiques actuelles sappuient, et vis-à-vis desquelles une
approche plus conséquente de
la création se différencie.
Lorigine duelle
Pour bien suivre le renversement proposé, je pars de
lavant-dernière partie du parcours
historique de lessai, celle-ci dédiée à « la science de lart ».
Lapport de Wölfflin aux
acquis de ses prédécesseurs et contemporains de la
Kunstwissenschaft consiste à avoir
dégagé deux grandes formes de la vision, celles qui se donnent en
arts visuels comme
autant de « formes de la présentation ». Cest en considérant dabord
le XVI e et le XVII
e
siècle comme des unités stylistiques : lune classique et lautre
baroque, puis en les
comparant entre elles, avec des exemples dœuvres qui y furent
produites, que Wölfflin
arrive à extraire, de la première unité, le type de vision «
linéaire » et, de la seconde, le
type de vision « pictural ». Cet apport, affirme É. Escoubas,
constitue « une histoire du
développement de la vision dans lEurope moderne 22
». Mais de telles formes,
sempresse-t-elle de préciser, et ce, à la suite de Wölfflin, ne
sont que des formes
générales, « des possibilités créatives qui sont indépendantes du «
contenu » et du
« message » exprimé par les œuvres 23
».
e siècle devenant signifiante, il en résulte un
ensemble de « principes fondamentaux » à partir duquel se
distinguent les deux formes de
la présentation selon « cinq couples de notions 24
». Outre le glissement du « linéaire » au
« pictural » déjà mentionné, entre une forme classique et une forme
baroque seffectuent
les passages suivants : de la présentation par plan à une
présentation en profondeur ; de la
forme fermée à la forme ouverte ; de la pluralité à lunité ; enfin,
celui de la clarté
absolue ou de la clarté relative des objets présentés, glissement
qui lui résulte de
22. Escoubas, L’Esthétique, p.168, (noté Esth.).
23. Esth., p.167.
24. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art,
pp.19-21, (noté PFHA).
14
lensemble des passages effectués. Ce qui permet à Wölfflin, dans
lélaboration de ce
dernier couple, mentionne É. Escoubas, dassocier cet ensemble de
catégories duelles à
lopposition entre « lêtre » et « lapparaître 25
».
Il sagit, en sorte, du passage dune « conception du monde » à une
autre lors du passage
du classique au baroque. Car, dune part, le classique offre « la
présentation des choses
telles quelles sont, tandis que le baroque considère plutôt « la
présentation des choses
telles quelles apparaissent 26
». É. Escoubas, passant du terme apparence à celui
dapparaître, répartit alors, pour conclure le chapitre sur
Wölfflin, ces deux formes de la
vision en autant de « modalités de la philosophie elle-même : une
ontologie du
« phénomène » fait face à une ontologie de la « substance » ou,
pour le dire autrement :
une ontologie de « lapparaître » fait face à une ontologie de «
lobjet » autrement dit :
deux « esthétiques » qui sopposeront au XX e siècle, la
phénoménologie de lart et
lesthétique analytique 27
». Cette simple répartition semble alors conclure le chapitre
et
cela sans quÉliane Escoubas privilégie une « esthétique » au
détriment de lautre.
Faisant de la sorte, ne rend-t-elle pas caduque, dès lors, le
changement dattitude annoncé
pour notre approche de lart ? Un changement que je prétendais
quelle proposerait ? Au
contraire. Elle le fait, mais de manière implicite, car tandis que
les quatre premiers sur
25. PFHA, p.14-15. Je pose lun après lautre les aspects
caractéristiques du type de sensibilité du
classique et du baroque dont lintérêt diffère. Celui du classique
dont lintérêt est dans ce qui est et pour
lequel les éléments sont distincts et où cest larticulation des
parties qui forme le tout, cherche : le parfait
et lachevé (calme et sobriété), le limité et le saisissable, lidéal
de beauté des proportions. Pour le type de
sensibilité baroque dont « lintérêt ne réside plus dans ce qui est,
mais dans ce qui se transforme », celui-ci
cherche : le mouvement et le changement, lillimité et le colossal,
lidéal de beauté sévanouit. Il le fait au
profit dune réalité inépuisable dont les éléments « ne sont plus
indépendants les uns des autres ». Ainsi,
comme Wölfflin le mentionne dans lessai de 1933 Réflexion sur
l’histoire de l’art, à lintemporalité de la
forme fermée classique soppose linstant de lévénement car « seul le
contour fortuit, la « forme ouverte »,
sont compatibles avec limpression du temps », p.116.
26. PFHA, p. 21. Cest moi qui souligne suivant en cela É. Escoubas,
L’Esthétique p.170. Cela dit,
G. Granel mentionne, pour sa part dans L’équivoque ontologique de
la pensée kantienne, que lon «fait
encore mieux disparaître la question de lidentité» lorsque lon
souligne plutôt dans la phrase par laquelle
Kant appréhende les termes de lopposition, qui est reprise par
Wölfflin, que « … les pensées sensibles sont
des représentations des choses telles qu’elles apparaissent et …
les intelligibles sont celles des choses telles
qu’elles sont». Ce qui aurait alors obligé Kant, mentionne G.
Granel, à se demander dabord la question de
«ce qui est entendu ici par „„les choses, cest-à-dire en quel sens
du verbe être elles sont le même qui
apparaît et qui „„est», p. 36.
27. Esth., pp.170-171. Même sil est vrai quune ontologie du
phénomène fait alors face à une
ontologie de la substance, et que celle-ci conduira au XX e siècle
à la phénoménologie, Kant nayant
«encore aucune conscience des „„nécessités eidétiques» dans sa
„„phénoménologie, comme le souligne
G. Granel dans L’équivoque ontologique de la pensée kantienne, les
termes dapparence, dapparaître et de
phénomène demeurent liés à un discours façonné par «lhypothèse de
la représentation», p.55.
15
cinq des chapitres de la dernière partie de lessai se rapportent à
la phénoménologie de
lart, le dernier se limite à classer les esthétiques du XX e siècle
sur deux pages. Une telle
disproportion vient, par effet de retour, jeter un éclairage
nouveau sur lensemble du
chapitre dédié à Wölfflin.
Pour la bonne compréhension de ce qui va suivre, il me faut
apporter une précision
quÉliane Escoubas ne fait pas. Cette précision porte sur la
signification que revêt, au
tournant des XIX e et XX
e siècles, lexpression „„apparaître pour la métaphysique des
temps modernes et la phénoménologie husserlienne que prolonge, en
la radicalisant, celle
de Heidegger. Me rapportant dans ce qui suit à ce quen dit Eugène
Fink, cest à partir de
ce qui fait généralement consensus que deux prémisses déterminant
plus précisément
cette expression sont dabord énoncées, avant dêtre réparties entre
les avenues précitées
selon la compréhension que celles-ci en ont respectivement.
Généralement donc, lon sentend pour dire, comme le mentionne E.
Fink, que
«lapparaître de létant nest pas quelque chose qui lui-même
apparaît». Se rapportant de
la sorte aussi bien à ce qui est „„donné à voir, quà ce qui, ne
faisant de lui rien voir,
„„donne à voir, lon comprend alors pourquoi « lexpression
«apparaître» possède une
pluralité de sens énigmatique et profonde». Cela dit, je poursuis
en énonçant, lune à la
suite de lautre, les deux prémisses qui depuis le début du
questionnement grec se
proposent chacune de rendre compte de cette énigme. En premier
lieu, et depuis les
présocratiques, lexpression „„apparaître signifie « lémergence […]
de létant, lad-
venir […] dans louvert entre ciel et terre», de telle sorte que «
tout étant-fini vient au
paraître […] en tant quil sinscrit dans lentre-espace et
lentre-temps […] et a là sa
durée passagère». En second lieu, lexpression peut aussi bien viser
« le fait de sexposer
pour létant-fini déjà venu au paraître», et là „„apparaître
signifie « lêtre-en-relation
dun étant avec dautres étants». Cette dernière acception étant «
plus générale que la
manière particulière se fondant en lui par laquelle une chose
sexpose pour un sujet qui
sait», simpose de la sorte le fait que « le savoir se fonde du
point de vue de sa possibilité
ontologique, dans lêtre général des choses pour dautres choses».
Entre la première
16
prémisse et la deuxième prémisse, lon a ici, autrement dit, la
différence entre ce qui est
de lordre de la θζιρ et ce qui est de lordre de lêtre de
létant.
Ce constat et ces quelques prémisses posés, dirigeons-nous
maintenant vers la
métaphysique et la compréhension de lapparaître qui sy présente.
Dès labord, on
pourrait mentionner que celle-ci pense létant «comme substance et
sujet». „„Substance,
létant lest «en tant que pure fermeture en-soi-même» et celle-ci «
est lessence […],
lOUSIA», soit le „„sujet de sa possibilité ontologique de
déploiement. Conçue de la sorte
comme lêtre général des choses pour autres choses, « lessence est
au fondement de tout
apparaître». Cependant, depuis Descartes et Leibniz et depuis lors,
comme laffirme E.
Fink, «le rapport de savoir devient si central quil détermine de
façon prépondérante le
concept dapparition». Létant devenu entre-temps phénomène, celui-ci
est alors pensé,
avec Kant, comme « lobjet représenté dun Moi représentant». Se
trouve de la sorte ainsi
définitivement confirmée la séparation sujet/objet, puisque
dorénavant ne vaut plus ici le
phénomène « comme une manière selon laquelle de temps à autre
létant est en relation à
dautres choses ou à un Moi-sujet qui représente. Létant est objet
et rien de plus ».
Partant de là, la phénoménologie husserlienne se donnant comme
premier leitmotiv le
„„retour aux choses mêmes, on entraperçoit déjà, suite à ce qui
vient dêtre dit, ce que
signifiera pour la phénoménologie débutante lexpression
„„apparaître. Toute lattention
dE. Husserl se portera, si je peux dire, sur la deuxième acception
du terme apparaître.
Cest quil ne sagit plus pour la phénoménologie de pré-décider en
quel sens est létant
en lenfermant préalablement en-soi-même comme objet, mais il sagit
bien plutôt,
comme le mentionne E. Fink, de comprendre «toute et chaque
preuve,
fondamentalement, comme une monstration à même le phénomène se
donnant». De là,
constate E. Husserl, de même que la chose concrète « nest ce quelle
est quen rapport au
sujet auquel elle apparaît», de même le sujet « nest ce quil est
que dans le fait de
représenter lobjet représenté». Cest en ce sens quun tel „„retour
seffectue à
lencontre de la tradition tant historique que philosophique
28
, parce que ce que lon
appelle « représentation, dans le fond, nest pas un rapport entre
choses autonomes,
dissociables lune de lautre, [puisqu] au contraire, le rapport est
ce qui est premier [, car
28. Eugen Fink, Proximité et distance, p.116 (noté PD).
17
celui-ci] contient le Moi représentant et lobjet représenté comme
ses moments». Que la
conscience soit « toujours et nécessairement, conscience de…», et
non pas volonté de…,
cest là lévidence même pour E. Husserl que «lintentionnalité qui
est le rapport lui-
même, ne se laisse pas mettre au compte dun côté ou de lautre côté
du rapport». Ainsi,
lors de chaque modification dactes intentionnels 29
, «la chose, prise comme phénomène,
est tout autant un moment de lintentionnalité que le Moi
représentant, jugeant».
Autrement dit, en tant quelle est en quelque sorte „„le sens, «
lintentionnalité nest
absolument pas un «donné» ; elle ne peut être appréhendée selon le
modèle dune
«donnée» extérieure ou intérieure, car elle forme en tout premier
lieu la dimension dans
laquelle « extérieur» et «intérieur» se différencient 30
».
Je disais ci-haut quÉlianne Escoubas ne fait pas les distinctions
requises que sous-
tendent lexpression „„apparaître. Mais, lorsque lon y regarde de
plus près, avec le
chapitre qui suit le constat quau XX e siècle se feront face une
ontologie de lapparaître et
une ontologie de lobjet, nous met-elle, à tout le moins, sur la
voie nous menant à faire
cette distinction en se rapportant à Konrad Fiedler. Cest que
celui-ci est le premier,
pourrait-on dire, à faire par rapport aux esthétiques de Kant et de
Hegel un pas de recul,
car le questionnement ne porte plus, comme cest le cas pour
celles-ci, sur la réceptivité
dun sujet ou sur la réception des œuvres dart, à ce qui, au premier
chef, en appelle pour
lune à la sensibilité et pour lautre à lidée, mais, comme lindique
lessai auquel É.
.
Comme nous venons de le voir avec E. Fink, lintentionnalité chez E.
Husserl forme la
dimension dans laquelle la chose représentée et le Moi représentant
se différencient,
apparaissent lun et lautre. Cela dit, lessai de K. Fiedler paru en
1887 est vu en histoire
29. PD, p.122. Cette modification indique E. Fink suit le fil
conducteur des « genres fondamentaux
dactes intentionnels» décrits par E. Husserl, soit les
«perceptions, présentifications, expérience de
létranger, imaginations, intuition sensible et catégoriale,
intuition et modes signifiants, actes de la
réceptivité et de la spontanéité, etc.».
30. PD, pp. 120-123. Pour lensemble des citations des paragraphes
précédents. Cest moi qui
souligne, puisque nous verrons en deuxième partie du texte de
doctorat, avec entre autres G. Granel, en
quoi consiste ce rapport.
31. Sur l’origine de l’activité artistique, édition de Danièle
Cohn, Coll. Æsthetica, Éditions rue
dUlm, Paris, 2003, (noté SOAA).
18
de lart comme le précurseur des écrits de Wölfflin et de Worringer,
mais celui-ci peut
tout aussi bien lêtre, par son intérêt porté sur le processus, de
plusieurs intuitions
développées par la suite par E. Husserl. Cest avec laide cette fois
de Françoise Dastur
que les questions portant sur le processus chez E. Husserl me
serviront de passage à un
bref aperçu de ce quentend le dernier Heidegger par phénoménologie
de linapparent.
»,
K. Fiedler, écrit É. Escoubas, affirme «le primat de lactivité sur
la réceptivité, de la
production sur la réception 33
», lesquelles, faut-il sempresser de préciser, concernent
exclusivement ceux que lon retrouve opérants dans les arts
plastiques, cest-à-dire là où,
sans médiation et sans quitter le sensible, «lexpression et la
production ne font quun,
sont un seul et même procès : le procès de production est
expression, lexpression est
procès de production 34
». Ainsi, pour K. Fiedler, de la même manière que le conçoit
Wilhelm von Humboldt pour le langage, dans lactivité artistique
lesprit humain est
aussi bien «maître dœuvre» que producteur des «matériaux de
construction 35
». Se trouve
alors en cette activité, précise É. Escoubas, « rejetée toute
«séparation», non seulement
du corps et de lesprit, mais aussi de lintérieur et de lextérieur,
du percevant et du perçu,
de lexpression et de lexprimé, de la réalité et de lidéalité
36
». Cest à partir de ce rejet
quest élaborée par K. Fiedler une théorie propre aux arts
plastiques, laquelle repose sur
le seul voir. Ce nouvel espace conceptuel K. Fiedler le développe
en abandonnant celui
de la relation à lobjet, car cette relation disparue, en peinture,
en sculpture ou encore en
dessin, le voir, et ce contrairement aux autres sens, peut acquérir
une autonomie telle
quen eux cest « le voir [qui] parvient pour ainsi dire à lui-même
37
», qui est amené à «sa
seule visibilité 38
». Ainsi, comme le mentionne E. Escoubas, K. Fiedler
développe
conceptuellement dans cet essai la nécessaire disparition de «la
relation à lobjet […]
pour que la «visibilité» se produise». Se rendant compte que les
peintres et sculpteurs
32. SOAA, p.56.
33. Esth., p.173.
34. Esth., p.173.
35. SOAA, p.42.
36. Esth., pp.173-174.
37. Esth., pp.174-175.
38. SOAA, p.76.
quil côtoie 39
travaillent à un autre niveau du voir que le simple fait de voir,
lequel niveau
les amènera vers labstraction, K. Fiedler est le premier à affirmer
avec la formule « voir
pour voir» que celui-ci «nest possible que par un « voir sans rien
à voir 40
». Ce rien,
lorsque, comme il lécrit lui-même, il ne « reste rien, ni de notre
perception de la nature,
ni de lidée qui en fait une nature pour nous, si ce nest ce qui
ressortit au domaine de la
conception visuelle 41
», nest pas rien, puisque, «dégagé du fardeau de lobjet», ce
qui
ressortit maintenant comme contenu « jamais fixe et stable,
toujours changeant, fluant, en
devenir 42
». „„Nature naturante et non plus „„nature naturée, pour
reprendre ici la terminologie spinozienne utilisée par É. Escoubas,
lart, «parce quil est
de lordre de la physiologie», est pour K. Fiedler « de lordre de la
θζιρ et nullement
de lordre de la ποηζιρ 44
».
Ce retrait de la ποηζιρ du champ de lart «débordée par la θζιρ
45
», cest, comme le
mentionne É. Escoubas, ce quil est important de retenir de lécrit
Sur l’origine de
l’activité artistique de K. Fiedler. Car bien que ce retrait, au
même titre que dautres
avancées théoriques de lessai de K. Fiedler, aura une influence
avérée 46
sur les écrits de
Paul Klee, où est mis laccent sur la forme en formation et sur le
fait de «rendre visible»,
une telle influence en ce qui concerne les écrits dE. Husserl ne
peut être, pour le moment
et en ce qui me concerne, que conjecturée. Elle peut lêtre au sens
où lon retrouve aussi
39. SOAA. Comme, entre autres, ces amis le peintre Hans von Marées
et le sculpteur Hildebrand,
p.13 et p.17 respectivement.
40. Esth., p.178.
41. SOAA, p.102.
42. Esth., p.175. É. Escoubas écrit ici que « les arts (les œuvres
dart) comme les langues sont
donc des formes [, lesquelles] trouvent leur matériau au-dedans
delles-mêmes mais un dedans jamais
fixe et stable, mais toujours changeant, fluant, en devenir. Et
ceci est vrai pour les formes humboldtiennes
des langues comme pour les formes fiedleriennes de la visibilité».
Cette analogie permet dentrevoir une
réciprocité tout aussi bien dordre factuelle que conceptuelle entre
poésie, au sens où lentend Hölderlin, et
arts visuels dans de nombreuses analyses de Heidegger sur le
langage. Si lon prend par exemple celles du
chemin vers la parole, où, dans la parole poétique, est amenée la
parole en tant que parole à la parole, ce
qui serait comme tâche en arts visuels damener, comme aurait dit
ici H. Maldiney, le voir de constatation
en tant que voir de compréhension à la visibilité. Ce qui, bien que
cela ne se produise pas sans nous, ne se
fait pas, contrairement à ce quen pense K. Fiedler, par nous.
43. SOAA, pp.102-103, pour ces deux citations.
44. Esth., p.179.
45. Esth., p.180.
46. SOAA, p.17. Comme il est mentionné dans la préface de Danièle
Cohn, « quelques année
après la mort de Fiedler, Paul Klee échangea avec léditeur Munich
Piper quelques dessins de sa main
contre un certain nombre douvrages».
20
bien chez E. Husserl que chez K. Fiedler un même leitmotiv,
pourrait-on dire, celui quen
la conscience, accomplissant un retour vers elles, « vivent […] les
choses mêmes 47
». Un
tel retour simposait sans doute à K. Fiedler, de la même manière
quil sest imposé aussi
bien à E. Husserl quà Heidegger à partir dune même conviction,
puisque, comme le
mentionne cette fois Françoise Dastur, pour lun comme pour lautre «
il ny a rien
derrière les phénomènes, derrière ce qui se montre de soi-même
48
». Ce rien, cette
essentialité sans essence, cest le temps, où plutôt «la temporalité
même du temps», car,
comme le mentionne F. Dastur, « le temps nest justement pas de
lordre de lêtre, mais
de lordre du processus, de ladvenir et du passage 49
». De la sorte, pour E. Husserl, au
même titre que le schématisme kantien, lactivité artistique servira
de modèle à
lélaboration dune eidétique à partir dune epokhè, «dune
„„suspension de la valeur
dêtre des choses », à partir de laquelle il sagira, comme on la vu
avec E. Fink, de
« faire apparaître lopération constituante qui est à lorigine de
lobjet tout constitué tel
quil surgit devant les yeux 50
» ; tandis que pour Heidegger, celui qui par rapport à la
position jugée trop théorique dE. Husserl a fait un nouveau pas de
recul, lactivité
artistique, comme expérience sur lexpérience après ce que lon a
appelé „„le tournant
où est privilégiée la parole poétique, est une expérience en
laquelle peut surgir
lévénement, cest-à-dire « le surgissment dun avenir qui vient à
nous contre toute
attente, [qui] disloque le temps, le reconfigure et le fait sortir
de son lit et changer de
direction 51
».
Cette rupture de lexpérience, là où, chez K. Fiedler, la visibilité
«remplit de sa présence
vivante» la «personne tout entière 52
» de lartiste et, de la sorte, est «stoppée cette fuite
des représentations […] tant que nous ne faisons que voir et
reproduire dans notre for
intérieur ce qui est à voir », est chez Heidegger produite par
lextériorisation de
lévénement lui-même qui « introduit […] la scission entre le passé
et lavenir et fait ainsi
apparaître dans leur dislocation les différents moments du temps».
Autrement dit, cest
47. SOAA, p.91.
48. La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, (noté PEQ).
Ici, p.162.
49. PEQ, p.161.
50. PEQ, p.163.
51. PEQ, p.165.
52. SOAA, p.101.
21
dans la soudaineté même de son surgissement que lévénement
constitue, comme lécrit
F. Dastur, « la déhiscence du temps, son sortir de soi continu dans
le toujours autre que
soi 53
». Soit un «voir pour voir» ce „„là qui est, pour chacun de nous
toujours déjà en
repos et en mouvement, ekstase pour Heidegger, „„corps et existence
pour Maurice
Merleau-Ponty.
Quoi dautre ajouter à cela, si ce nest quen ce qui concerne lœuvre
dart, sa possibilité
ne précédant pas son existence, puisquelle a son être comme le
Dasein dans le Devenir,
lapparaitre de celle-ci se manifeste plutôt comme un effacement du
moi représentant et
.
Ainsi, son apparaître, comme le pense la phénoménologie de
Heidegger qui ouvre la
dernière partie de lEsthétique, étant celui dun „„se sentir où, en
son surgissement, est
remis à la terre le langage qui est celui de la terre 55
, „„le rapport ci-haut mentionné avec
E. Fink dans le cadre de la phénoménologie husserlienne se doit
dêtre plus originaire.
Cette précision simposait suite à laffirmation faite un peu plus
avant dans le texte, et
sur laquelle É. Escoubas insistait à propos du fait quil ne
sagissait aucunement dune
différence de qualité entre le style classique et le style baroque,
réaffirmant de la sorte ce
que Wölfflin avait déjà constaté. Pour Wölfflin, il y a seulement
une différence de qualité
entre, dune part, le style des Primitifs et ceux reconnus dégale
valeur, dautre part, du
classique et du baroque. Cest alors, à partir du monde non encore
contrasté du Moyen-
Âge, là où tout est pêle-mêle, que lart n« est entré que peu à peu,
et non sans effort, en
possession des moyens et des pouvoirs dont le [classique] a pu
disposer librement 56
» et
avec le Moyen-Âge, a pu sciemment rejeter.
53. PEQ, p.165.
54. Entendre Heidegger, p. 418, (noté EH). François Fédier précise
que le soi nest «pas moi,
puisque pour quil soit, je dois meffacer». F. Fédier avait par
ailleurs distingué le soi de lêtre de celui qui
pense en indiquant «quil sagit là de lêtre en tant quêtre de lêtre
en lui-même : Soi ». Relation
corrélative « où la pensée se découvre intensément requise par
lêtre», p.154.
55 . Heidegger, p. 251, (noté H.). F. Dastur, après avoir signalée
que dire signifie laisser-
apparaître, se référant à la page 193 dAcheminement vers la parole,
en laquelle on peut lire que « le mot
est remis à labri dans la provenance doù il se déploie», mentionne
que « le parler humain […] est […] à
comprendre […] comme ce par quoi le langage appartient à la terre
en tant que Dire de lentre-
appartenance du ciel et de la terre».
56. PFHA, pp.18-19.
57. PFHA, p.55.Cest moi qui précise et qui souligne dans la
citation qui va suivre. Wölfflin fait
mention, alors quil prend en exemples des œuvres en peinture pour
appuyer concrètement le passage du
22
Autrement dit, ce qui distingue lopposition entre « lêtre » et «
lapparaître», où aboutit,
comme destination ultime chacune des formes de la présentation pour
Wölfflin, celui de
la clarté, « ce nest pas un pouvoir, mais un vouloir différent qui
intervient ici 58
». De
telles formes de la présentation se distinguent alors lune de
lautre par une simple
volonté dart différent. À une forme de présentation propre à un
style devenue maître de
ses moyens se conçoit une autre forme qui cherche à renouer, tout
en la renouvelant, avec
une puissance encore agissante au Moyen-Âge 59
.
Se retrouvant comme les précédentes analyses du « côté „„formaliste
de la
Kunstwissenschaft 60
», jaborde dans ce qui suit, en vue de circonscrire plus avant
les
présupposés psychologiques qui sous-tendent les deux grands types
de sensibilités
dégagées par Wölfflin, celles de Wilhelm Worringer qui sy
rapportent. Je ne fais
quindiquer assez brièvement, ici, les principaux points sur
lesquels ouvrent les analyses
de Worringer puisque je reviendrai, au long du texte, sur celles-ci
tant avec Deleuze et
Maldiney quavec Agamben ou Patoka 61
. Nusant pas des termes classique et baroque,
Worringer parle plutôt de restitution artistique de sensibilités
opposées, lesquelles
répondent à des tendances tout aussi opposées, déterminées, pour
lune, à partir dun
.
linéaire au pictural : « Que cest au XVe siècle plutôt quau XVIe
quil faut chercher ce qui a préparé le style
pictural. On y décèlerait, malgré la tendance régnante au linéaire,
divers modes dexpression qui ne
consonent pas avec lui et qui seront rejetés plus tard comme
impurs. »
58. PFHA, p.219.
59. Alain de Libera, La philosophie médiévale, P.U.F. Coll. Que
sais-je ?, 3 ième
éd., Paris, 1994,
(127pages), p. 124. Ayant précisé que chez Dante « laristotélisme
éthique saccomplit [dune part] dans la
« politisation de laristotélisme» (R. Imbach), [ et ] plus
généralement [dautre part] dans la question de la
fin de la pensée et du destin intellectuel de lhomme», Alain de
Libera conclut quen cette dernière «
question qui transcende la distinction même de la philosophie et de
la théologie, le hasard des naissances (
juif, arabe, latin) lopposition des états ( clerc, laïc) et la
rigidité des discours», réside « ce que nous
appelons lesprit de la philosophie médiévale».
60 . Esth., p.162. En sa plus grande part, ce côté est constitué
des analyses de Wölfflin, W.
Worringer, Theodor Lipps et Aloïs Riegl. Pour une meilleur
compréhension de la Kunstwisenschaft, voir la
quatrième partie lessai L’Esthétique dédiée à „„ la science de
lart, par Éliane Escoubas. Sur des
précisions sur ce quil faut entendre par „„formaliste, voir Forme
et intensité, dans Ce que nous voyons, ce
qui nous regarde de Georges Didi-Huberman, pp. 153-182, et plus
précisément les pages 161-167.
61. Pour Deleuze, Maldiney et Patoka, je pense ici à la relation
optique/haptique; tandis que pour
Agamben, cest à lexpérience comme enfance de lhomme que je pense.
Sans mentionner la notion de
„„calme dorigine stoïcienne que nous retrouvons chez H.
Arendt.
62. La signification du terme Einfühlung est plutôt ambiguë.
Signifiant, dune part, intuition, il se
rapporte à la sensation, celle-ci se différenciant du sentiment
comme Kant la démontré. Mais si on lentend
au sens esthétique de sentiment, Einfühlung correspond à celui de
plaisir ressenti par le sujet dans sa
23
Linfluence exercée par ces analyses sur le cours de la production
artistique subséquente,
nous est donné par le constat que faisait Worringer plus dune
quarantaine