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MARIBEL TORRENT PRATIQUE DE LART-THÉRAPIE AVEC DES PERSONNES ATTEINTES DE LA MALADIE D’ALZHEIMER Travail de recherche présenté dans le cadre de la formation continue en art-thérapie pour l’obtention du diplôme d’étude postgrade HES-SO Lausanne, le 30 août 2011 Haute Ecole de travail social et de la Santé-Vaud Ecole d’études sociales et pédagogiques-Lausanne Unité de formation continue HES-SO Haute école spécialisée de Suisse occidentale

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MARIBEL TORRENT

PRATIQUE DE L’ART-THÉRAPIE AVEC DES PERSONNES

ATTEINTES DE LA MALADIE D’ALZHEIMER

Travail de recherche présenté dans le cadre de la formation continue en art-thérapie pour l’obtention du diplôme d’étude postgrade HES-SO Lausanne, le 30 août 2011

Haute Ecole de travail social et de la Santé-Vaud Ecole d’études sociales et pédagogiques-Lausanne

Unité de formation continue HES-SO

Haute école spécialisée de Suisse occidentale

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AVERTISSEMENT

Ce travail est un récit de ma pratique art-thérapeutique avec des personnes atteintes d’un syndrome cognitivo-mnésique d’un EMS. Il n’apporte pas de réponse à une question ou de résolution à une hypothèse ; il raconte un voyage à travers mes observations et mon vécu lors des ateliers d’art-thérapie.

REMERCIEMENTS Je remercie de tout cœur Madame Marlyse Schweizer, réfèrente de mémoire, qui s’est montrée à l’écoute et m’a mise à l’écoute. Sans elle, je n’aurais pas sué dans les étapes en « entonnoir » pour la réalisation de ce mémoire. Je lui dédie avec beaucoup d’émotion cette phrase chinoise qu’elle avait utilisée lors de son cours intitulé « le processus métaphorique » (septembre 2009, EESP) : « Le cœur de l’Homme est le cœur du cœur de l’univers ». J’offre une orchidée immortelle, symbole de perfectionnement, de sagesse et de pureté spirituelle à Madame Joëlle Gourier qui m’a permis de me découvrir et d’avancer lors des supervisions. Je remercie tous les membres de l’institution, plus particulièrement, l’infirmière cheffe, qui ont cru en moi et ont permis la création de l’atelier d’art-thérapie, sans oublier les résidants qui m’ont nourrie et fait grandir. Un grand merci aussi à la famille de Madame Fleur pour leur témoignage. Je remercie tous les professeurs que j’ai croisés durant la formation qui m’ont permis de créer des liens entre les différentes approches et enseignements. Je n’oublie pas ma famille qui a vécu au rythme de mes humeurs, de la formation, des stages et de la recherche ; ils ont attendu patiemment que je trouve !

Je remercie toutes les personnes qui de près ou de loin ont participé à cette recherche qui m’a habitée très spécialement durant tout l’été 2011, me nourrissant de découvertes et me privant de vacances.

Et surtout à mon mari qui m’a aidée par sa présence, son soutien, ses heures de relectures et son soutien financier durant les quatre ans de la formation. Néanmoins il n’adhère pas à la dernière phrase de la conclusion.

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SOMMAIRE

RÉSUMÉ 5

I. INTRODUCTION 6

I.1 PRÉAMBULE 6

I.2 PRÉSENTATION DE L’OBJET D’ÉTUDE 6

I.3 CHOIX DE LA RECHERCHE 6

I.4 DESCRIPTION DE MA DÉMARCHE 7

I.5 LIMITES DU TRAVAIL 9

II. DÉVELOPPEMENT 10

II.1 LES QUESTIONS 10

II.2 LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL 10

II.2.1 L’ÉTABLISSEMENT MÉDICO-SOCIAL 10

II.2.2 LA MALADIE D’ALZHEIMER 12

• DU POINT DE VUE MÉDICAL • DU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE II.3 L’ATELIER D’ART-THÉRAPIE 18

II.3.1 SA CRÉATION 18

II.3.2 SA DESCRIPTION 18

III. ANALYSE DE LA PRATIQUE 20

III.1 OBSERVATIONS DANS L’ATELIER D’ART-THÉRAPIE 20

III.2 PRÉSENTATION DES CAS CLINIQUES 26

III.2.1 MONSIEUR ROUX 26

III.2.2 MONSIEUR ROUSSEL 28

III.2.3 MONSIEUR BLANC 30

III.2.4 MONSIEUR GRAND 32

III.2.5 MADAME SILENCE 33

III.2.6 MADAME ELÉGANCE 34

III.2.7 MADAME SOURIRE ET MONSIEUR NARCISSE 36

III.2.8 MADAME FLEUR 36

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IV. SYNTHÈSE 39

V. CONCLUSION 42

V.1 PISTES POUR L’AVENIR 43

VI. BIBLIOGRAPHIE 45

VII. ANNEXES 47

VII.1 RAPPORT DE L’INFIRMIÈRE CHEFFE 47

VII.2 TÉMOIGNAGE D’UNE FAMILLE 49

VII.3 TÉMOIGNAGE D’UNE ANIMATRICE DE L’EMS 50

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RÉSUMÉ

Les syndromes cognitivo-mnésiques effraient. Ils véhiculent des images stigmatisées et négatives. Ils sont vus comme des maladies évolutives fatales qui rongent l’âme jusqu’à laisser un corps errant dans un corridor d’institution, que les soignants manipulent comme un objet. Il est certain que la personne atteinte d’un ou de plusieurs de ces syndromes souffre de la détérioration des facultés cognitives et des troubles de la mémoire qui s’aggravent progressivement jusqu’à les perdre quasi totalement. La personne atteinte d’un de ces syndromes risque la chosification et l’exclusion puisqu’elle ne sait plus, ne dit plus, ne connaît plus et qu’elle est dépendante. Michel Personne emploie des mots durs et caricaturaux pour décrire la personne démente « présent-absent, mort-vivant, survivant-déjà mort. »(Personne, 2006, p. 29). Comme si sa mise à mort était anticipée de son vivant. En travaillant auprès de quelques personnes atteintes d’un de ces syndromes, j’ai observé, à travers les différentes séances d’art-thérapie, que les consignes sont vite oubliées, la mise au travail est lente et parfois n’a pas lieu, le matériel proposé doit être limité afin d’éviter l’angoisse du choix, l’échange verbal a parfois lieu partiellement et souvent pas du tout, leur imagination se transforme en hallucinations visuelles ou auditives, néanmoins, elles s’expriment à travers les œuvres créées. Elles réagissent positivement à la stimulation des sens et leurs émotions sont intactes. Elles sont conscientes de leur état qui se détériore et des pertes des facultés que la maladie provoque. Elles ont un passé, un présent et un futur, même si le temps est intemporel dans leur perception temporo-spatiale. Elles ont un vécu et une identité. Elles communiquent parfois dans un langage verbal incompréhensible, et souvent à travers un langage non-verbal que je dois décoder. Elles peuvent profiter de bons moments à travers les petites choses du quotidien. L’atelier d’art-thérapie offre des moments d’émerveillement et de surprises. La personne atteinte d’un syndrome cognitivo-mnésique a un esprit vivant dans un corps vivant. Ce mémoire traite de la pratique de l’art-thérapie auprès de quelques personnes atteintes d’un syndrome cognitivo-mnésique de l’établissement médico-social où je travaille. L’art-thérapie leur permet d’exprimer leur nature humaine et leur humanité. Michel Personne dit que « l’être humain est capable d’émotion, il demeure en état de créativité et de réception d’émotion artistiques. »(Personne, 2006, p. 83). Une chose inattendue s’est produite en travaillant en art-thérapie auprès de certains résidants atteints d’un syndrome cognitivo-mnésique : ils m’ont aidée à mieux connaître la personne démente au-delà de la maladie d’Alzheimer. Ils ont achalandé ma boîte à outils de nouveaux savoir et savoir-faire. Mon savoir-être a été révisé, réajusté et conscientisé. Une réelle transformation de mon être s’est produite à leur côté.

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I.INTRODUCTION

I.1 PRÉAMBULE A l’adolescence, j’étais attirée par deux domaines professionnels : les beaux-arts et les soins infirmiers. D’un côté, la vie d’artiste me projetait plutôt vers une vie de bohème, dépendante de la vente de mes œuvres. De l’autre côté, la vocation du don de soi m’offrait la stabilité financière dont j’avais besoin pour fonder une famille telle que je l’imaginais. En 1989, lors d’une cérémonie célébrant l’obtention du diplôme d’infirmière en soins généraux, j’ai prêté le serment de l’infirmière tiré du code de déontologie du comité international catholique des infirmières et des assistantes médico-sociales (CICIAMS). Les formations postgrades en santé publique, en psychiatrie et en gestion d’équipe se sont ajoutées à mes compétences au fil des années. Durant 20 ans d’activité dans les soins infirmiers, j’ai travaillé auprès de personnes atteintes dans leur santé physique, mentale ou sociale. Parallèlement, la création artistique m’a accompagnée durant toutes ces années. J’ai ouvert, en 2006, un atelier d’expression, où j’accueillais principalement des enfants. Ils exprimaient leurs soucis et leurs peines tout en créant. Certains m’ont fait des confidences douloureuses que je n’ai pas su traiter puisque j’étais la maîtresse de bricolage. J’ai voulu concilier mes deux passions, l’art et les soins. Je me suis inscrite à la formation post-grade en art-thérapie de l’école d’études sociales et pédagogiques (EESP) de la volée 2007-2011 pour laquelle ce travail de recherche a été entrepris. Il se base sur les observations et mon vécu auprès de quelques résidants atteints d’un syndrome cognitivo-mnésique(SCM) vivant dans un établissement médico-social (EMS).

I.2 PRÉSENTATION DE L’OBJET D’ÉTUDE Dans mon travail de deuxième année, j’ai tenté de comprendre par quel processus une séance d’art-thérapie permet au client, en processus créatif, de modifier son vécu interne afin de modifier le regard qu’il porte sur le monde extérieur. Le client illustre, au cours des séances de thérapie, son vécu intérieur par des images, des symboles, des métaphores. La parole permet un temps d’échange entre le client et le thérapeute autour de la production. Dans cet espace, dans ce cadre, l’invisible devient visible pour la personne en création. Dans ce travail de recherche, j’aimerais découvrir si, et comment, l’art-thérapie permet au résidant atteint d’un syndrome cognitivo-mnésique, d’entrer dans un processus de créativité, d’expression et de communication dans le cadre d’une pratique d’art-thérapie.

I.3 CHOIX DE LA RECHERCHE Ce travail de recherche est issu de certaines réflexions par quelques collègues de travail, certains étudiants, des amis et des résidants de l’établissement médico-social qui ne sont pas atteints d’un syndrome cognitivo-mnésique. Ils me disaient : « Que

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penses-tu faire, qu’attends-tu d’eux ? Est-ce que tu ne fais pas plutôt de l’animation ? Est-ce que tu fais vraiment de l’art-thérapie ? Quels sont les éléments qui te font penser que c’est de l’art-thérapie ? Ils sont dans leur monde, ils ne peuvent pas communiquer avec vous. Ils ne s’intéressent à rien. Ils déambulent toute la journée, voilà leur seule activité, alors vous savez l’art-thérapie…. ». J’avais aussi des doutes sur ma fonction d’art-thérapeute. Est-ce que je proposais vraiment de l’art-thérapie ou une activité ludique ? Est-ce que mon futur métier pouvait avoir un sens auprès de cette population ? J’ai aussi cherché à mettre en évidence, au cours de ce travail, ce que l’activité auprès des résidants m’a enseigné.

I.4 DESCRIPTION DE MA DÉMARCHE Mes études et mes expériences m’ont permis d’acquérir un ensemble de connaissances, les résultats obtenus au fil des années ont achalandé ma boîte à outils, permettant à mes qualités personnelles une meilleure adaptation à cette nouvelle pratique. Elles m’ont permis d’évaluer les aptitudes physiques et mentales du résidant en art-thérapie, d’après mes observations pendant les séances, comme des renseignements sur les fonctions visuelles et auditives, la mobilité physique, l’orientation temporo-spatiale et l’anticipation. J’ai élaboré ce travail de recherche en me basant sur deux ans d’expérience auprès de quelques résidants dits de type Alzheimer. Tous les syndromes cognitivo-mnésiques ne sont pas des Alzheimer, mais afin de faciliter la compréhension et la lecture du travail j’emploie l’abréviation DTA lorsque je parle de la maladie d’Alzheimer ou d’un autre type de syndrome cognitivo-mnésique. Je me suis appuyée sur les ouvrages de références ci-après :

Hof, Ch. (2008). Art-thérapie et maladie d’Alzheimer : Quand les couleurs remplacent les mots qui peinent à venir. Lyon : Chronique sociale

Perron, M. (2005). Communiquer avec des personnes âgées : La « clé des

sens ». Lyon : Chronique sociale

Personne, M. (2006). Accompagner la maladie d’Alzheimer : Les médiations de la réussite. Lyon : Chronique sociale

Sudres, JL., Roux, G., Laharie, M., & de La Fournière, F. (2004). La personne âgée en art-thérapie : de l’expression au lien social. Paris : L’Harmattan

Weil, N. (2003). Ma pratique de l’art-thérapie : nos mémoires à fleur de peau. Barret-sur-Méouge : Le souffle d’or

Ces ouvrages mettent en évidence la spécificité de l’art-thérapie, sa pratique et ses techniques. Trois ouvrages concernent plus spécifiquement le travail médiatisé auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

Collaud, Th., & Gomez, C. (2010). Alzheimer et démence : Rencontrer les malades et communiquer avec eux. Saint-Maurice : Saint-Augustin

Bobin, C. (1999). La présence pure. Cognac : Le temps qu’il fait

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Maisondieu, J. (2011). Le crépuscule de la raison : La maladie d’Alzheimer en question. Montrouge cedex : Bayard

Le premier ouvrage s’adresse aux proches. Le deuxième est un livre qui témoigne du chemin que l’auteur a fait en accompagnant son père atteint de cette maladie. Le dernier d’entre eux est une thèse qui émet l’hypothèse que les troubles démentiels sont dus à l’angoisse de mort. Même si mes connaissances du point de vue infirmier sont nombreuses, je me baserai sur l’apport théorique de ces ouvrages et consulterai le site internet de l’Association Suisse Alzheimer.

Gineste,Y., & Pellissier, J.(2007). Humanitude : Comprendre la vieillesse, prendre soin des Hommes vieux. Paris : Armand Colin

Cet ouvrage décrit la « philosophie de l’Humanitude » que l’institution exerce auprès des résidants qui permet un accompagnement dans le respect et la tendresse.

Rogers, C.R., (2005). Le développement de la personne. Paris : InterEditions Cet ouvrage est un guide pour exercer la fonction du savoir-être du thérapeute qui s’engage dans un lien thérapeutique.

Kabat-Zinn, J. (2009). L’éveil des sens : Vivre l’instant présent grâce à la pleine conscience

Ce livre donne des clés d’éveil des sens pour vivre la pleine conscience qui est un terme utilisé par l’auteur. Il me permettra d’identifier ce qui se passait en moi au côté des résidants, comme par exemple, de m’ouvrir à l’instant présent et à remplacer l’agitation par le calme, grâce à la pleine conscience qui est « (…) une qualité d’esprit qui remarque ce qui est présent sans jugement, sans interférence. Elle est comme un miroir qui reflète clairement ce qui est placé devant lui. » (Kabat-Zinn, 2009, p. 12). Je me suis inspirée de mon travail de 2ème année de formation. Dans ce travail j’utilisais, comme Nicole Weil, le mot thérapisant qui fait référence au sujet en thérapie. Ce travail donnait quelques principes de l’art-thérapie. J’utiliserai certains passages pour les besoins de cette recherche. La présentation des questions marquera le point de départ de ma recherche, puis, je commencerai par le contexte institutionnel et sa philosophie basée sur l’approche en humanitude. Je brosserai un bref aperçu de la maladie d’Alzheimer d’un point de vue médical et les différents stades évolutifs, puis d’un point de vue psychologique et en relation avec l’art-thérapie. Je parlerai de la création de l’atelier d’art-thérapie et son application auprès des personnes DTA. Je présenterai les cas cliniques rencontrés lors de séances en atelier d’art-thérapie. La description de la séance fera partie de mon récit dans lequel certains questionnements resteront ouverts. Je tracerai des liens entre les différentes parties lors de la synthèse. Le rapport de l’infirmière cheffe expliquera ses motivations pour cette approche thérapeutique, et la lettre de trois membres d’une famille témoignera de leur ressenti en découvrant les œuvres de leur mère, grand-mère et belle-mère de 93 ans, atteinte d’un syndrome cognitivo-mnésique à un stade avancé.

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I.5 LIMITES DU TRAVAIL L’association Alzheimer suisse n’a pas pu me fournir des adresses d’établissements médico-sociaux employant des art-thérapeutes en fonction que j’aurais aimé contacter afin de connaitre leurs expériences. La secrétaire m’a dit, qu’à sa connaissance, le travail dans ce milieu est peu exploité, dû sans doute au manque de résultats probants et par manque d’intérêt des thérapeutes. Je me suis entretenue au téléphone avec une art-thérapeute de l’Association professionnelle suisse des art- thérapeutes (APSAT), exerçant en milieu gériatrique. Elle m’a dit avoir repris sa fonction d’animatrice, car l’institution dans laquelle elle travaille ne souhaite pas lui accorder une reconnaissance salariale comme art-thérapeute. Les limites de ce travail sont aussi d’ordre documentaire : il existe peu d’ouvrages francophones sur ce sujet. Je présente des cas cliniques où la pratique de l’art-thérapie a été significative sans pour autant déprécier les processus créatifs et thérapeutiques en aval et en amont de ces séances.

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II. DÉVELOPPEMENT

II.1 LES QUESTIONS Les réflexions de mon entourage familial, scolaire et professionnel ont soulevé certaines questions : Est-ce que le résidant atteint d’un syndrome cognitivo-mnésique, bien que

différent en raison des pertes progressives de certaines fonctions biopsychosociales et économiques, est capable d’une expression de soi à travers différentes médiations artistiques ?

L’art-thérapie permet-elle, au résidant DTA, une amélioration des troubles de la relation, de la communication et de l’expression ?

Est-ce une activité ludique ou de l’art-thérapie ?

Ces questions m’ont souvent été posées en sous-entendant que l’activité occupationnelle était prédominante auprès des résidants et que ma fonction d’art-thérapeute n’avait pas de sens. Une question essentielle était sous jacente, puisque la direction évaluait la pertinence et l’efficience de l’art thérapie auprès des résidants DTA : L’art-thérapie a-t-elle son sens auprès du résidant DTA ?

Je résumerai ces différentes questions par les questions suivantes : La pratique de l’art-thérapie est-elle possible avec des personnes atteintes de

la maladie d’Alzheimer ?

Comment pratiquer l’art-thérapie avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ?

II.2 LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL

II.2.1 L’ÉTABLISSEMENT MÉDICO-SOCIAL L’établissement médico-social est situé au centre ville, proche des commodités et de la vie sociale. Un jardin clos vit au rythme des saisons et accueille les résidants dans leur promenade. L’institution compte 36 chambres et loge 42 personnes. Le 2/3 des résidants de l’établissement médico-social souffre de syndromes cognitivo-mnésiques à des degrés différents ; une unité psycho gériatrique spécialisée pour les résidants atteints de syndrome cognitivo-mnésique ouvre ses portes prochainement. Les couleurs varient selon les étages afin de faciliter l’orientation à l’intérieur de la maison. La maison est médicalisée afin d’éviter les hospitalisations et propose des soins palliatifs. Tout est mis en œuvre pour améliorer le quotidien du résidant. La présence de l’entourage du résidant reste un point primordial que l’établissement encourage en organisant des fêtes et des actions ponctuelles afin de maintenir les

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échanges intergénérationnels. La présence d’animaux comme les perruches, les canaris et les cochons d’Inde jouent un rôle affectif et social. L’institution pratique la philosophie basée sur le concept de l’ humanitude : « Une philosophie de soins : qui puisse lier science et conscience ; qui nous interroge sur ce qu’est une relation de prendre-soin entre des personnes. Pour ne jamais oublier ces précieuses caractéristiques qui permettent à un homme de se sentir humain et de rester un humain dans le regard de ses semblables » (Gineste & Pellissier, 2007, p. 194). Le prendre soin signifie que la personne est mise au centre des préoccupations du soignant et qu’il prend en considération tous les besoins de la personne dans sa globalité biopsychosociale et économique. Une prise en soins en humanitude implique que le soignant accepte d’être un être sensible : « Demander à des soignantes d’ignorer leurs émotions et leur sensibilité pour prendre soin…c’est demander à un chirurgien d’anesthésier sa main pour opérer. » (Gineste& Pellissier, 2007, p, 170) Depuis une quinzaine d’année, le terme prendre-soin est apparu. Ce n’est plus le problème qui est au centre, mais la personne. L’objectif n’est plus de résoudre un problème, mais d’accompagner la personne dans son processus thérapeutique. Le client devient une personne responsable dans son parcours médical. Prendre soin signifie « Penser à, s’occuper de, faire attention à, prendre garde à. » (Le petit Robert, 1993, p.2357). Dans cette approche, la distance thérapeutique ne signifie pas avoir une distance affective. Le thérapeute est compatissant et reconnait le partage des échanges enrichissants entre lui et son client. Même s’il garde la distance thérapeutique, le soignant a de la tendresse, un attachement et de l’affection pour la personne. Dans le conte d’Antoine de Saint-Exupéry, lorsque le Petit Prince prend soin de sa rose, il lui signifie qu’elle est précieuse et unique. Elle est importante à ses yeux « (…) puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (…).Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même parfois se taire. Puisque c’est ma rose. » (Saint-Exupéry, 1993, p.97). Dans mon idée, le Petit Prince symbolise le thérapeute et la rose le client. La philosophie de l’humanitude se base sur la capacité d’un homme à reconnaitre un autre homme comme son semblable et faisant partie de l’humanité. Cette philosophie tente de savoir ce qu’est un être humain : l’Homme ne peut être traduit par une définition universelle puisque chaque être humain est unique de par son vécu et ses expériences. Le livre apporte des éléments de compréhension en disant que l’Homme nait deux fois. La première fois en tant qu’hominidé faisant partie de la

« famille de primates qui comprend les hommes fossiles et les hommes actuels. » (Le petit Robert, 1993, p.1228), et une deuxième fois lorsque « le petit humain entre dans un réseau d’échanges et de stimulations qui vont le conduire à développer les caractéristiques de l’humanitude. » (Gineste& Pellissier, 2007, p, 18).

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La lecture du livre m’a aidée à comprendre la philosophie de l’institution et m’a permis de m’adapter aux différentes techniques d’approches pour une prise en soins efficace auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Comme par exemple, les différentes techniques pour un « toucher-tendresse » (Gineste&Pellissier, 2007, p. 248) qui devient le principal mode de communication avec le résidant DTA ; une approche et un toucher en douceur en sont la clé.

II.2.2 LA MALADIE D’ALZHEIMER

La prise en soins globale d’une personne malade comprend des aspects biologiques, psychologiques, sociaux et économiques. L’aspect biologique de la maladie d’Alzheimer est étudié par les laboratoires scientifiques et pharmacologiques qui essaient de découvrir les causes pathologiques, un remède et même un vaccin.

DU POINT DE VUE MÉDICAL

La maladie d’Alzheimer est une altération des facultés intellectuelles qui entrainent progressivement des symptômes divers, tels que perte de mémoire, aphasie et désorientation spatio-temporelle. Les syndromes cognitivo-mnésiques sont difficiles à diagnostiquer ; les symptômes sont parfois communs à plusieurs maladies comme par exemple, la maladie d’Alzheimer, les démences vasculaires, les démences fronto-temporales et la démence de la maladie de Parkinson. Parfois, deux syndromes se réunissent, comme par exemple la maladie d’Alzheimer et la démence vasculaire, rendant la pose du diagnostic encore plus compliquée. C’est au début du siècle qu’Aloïs Alzheimer, découvrit, lors de l’autopsie du cerveau d’une de ses patientes, des anomalies caractéristiques ; le diagnostic est posé, lors de l’autopsie du cerveau, de la personne décédée, qui montre une nette atrophie de l’organe, des dégénérescences neuronales et des plaques séniles. La dégénérescence du cerveau, qui est un organe difficile à explorer, est sans nul doute la principale caractéristique de cette affection. Certaines zones du cerveau contrôlant des fonctions mentales telles que la mémoire, la mobilité, l’orientation dans le temps, l’espace et le langage, subissent une dégénérescence. De plus, la pharmacologie n’a pas de traitement contre la maladie. On se trouve devant deux problèmes : la difficulté du diagnostic et l’absence de traitement. Ce n’est pas la maladie d’Alzheimer mais les troubles physiques qu’elle génère qui dirigent le malade vers la mort. Selon les chiffres de l’année 2010 de l’association suisse Alzheimer, 107’000 personnes atteintes de DTA vivent en Suisse, néanmoins seul 40% d’entre elles sont en institution. Le risque d’être atteint par la maladie augmente avec l’âge. Le dépistage précoce est important, car la maladie a des conséquences importantes dans la vie du malade et celle des proches. Les stades évolutifs de la maladie en donnent un aperçu. La maladie évolue en moyenne pendant 10 ans. Le médecin évalue l’état cognitif avec des tests, comme un Mini-Mental state(MMS) ou test de Folstein. Un bilan physiologique et sanguin élimine un diagnostic différentiel comme la démence vasculaire, la démence causée par des troubles du métabolisme ou endocrinien. Une évaluation des actes de la vie quotidienne (AVQ) fournira un aperçu des difficultés que la personne rencontre telle une difficulté à la marche avec des chutes

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fréquentes, des insomnies, l’oubli des rendez-vous, des numéros de téléphone et de la prise de médicaments. L’apparition des symptômes dans la maladie d’Alzheimer n’a pas de chronologie ni d’évolution caractéristique et chaque malade réagit différemment. Son évolution dans le temps est également personnelle et peut-être liée à la prise en soins du malade et à son état de santé général. Le site internet de l’Association Suisse Alzheimer (Association Suisse Alzheimer) propose les stades et les symptômes dont souffrent les personnes atteintes de la maladie ; je les retranscris tels quels.

LES STADES ET LES SYMPTÔMES DE LA MALADIE D'ALZHEIMER

Au début la personne atteinte n’a besoin d’aide que d’une manière ponctuelle.

D’abord les activités complexes lui posent des difficultés, comme par exemple le

paiement des factures mensuelles ou l’organisation d’un voyage. Petit à petit les

tâches quotidiennes posent problème, par exemple faire les commissions ou sa

toilette matinale. La perception du temps disparaît et le malade ne se retrouve même

plus dans son propre quartier. On ne peut plus le laisser seul.

Plus tard, il aura besoin de présence et de surveillance 24 heures sur 24. Dès lors, il

ne peut plus manger, ni s’habiller, ni se laver seul. Son langage ne compte plus que

quelques mots ou plus de mots du tout.

La classification par stades permet de mieux comprendre les symptômes : on

distingue le stade initial, modéré et avancé.

LE STADE INITIAL

Défaillances de la mémoire : Ces défaillances concernent surtout la mémorisation de

nouvelles informations. Le malade manque ses rendez-vous, oublie ce qui a été dit.

De plus, si on le rend attentif à ses manquements, il est blessé, irrité ou méfiant.

Difficultés à trouver ses mots : Le malade utilise des formules compliquées et décrit

par périphrases les objets dont il ne retrouve pas le nom. Il lui arrive aussi de ne pas

terminer ses phrases. Déjà à ce stade de la maladie, il arrive parfois que le malade

devienne très taciturne.

Désorientation dans l’espace : Cette désorientation se manifeste principalement dans

un environnement inconnu, en vacances par exemple. Le malade n’arrive plus à

retrouver sa chambre dans un hôtel ou est incapable de se repérer sur un plan de

ville.

Désorientation dans le temps : Le malade éprouve des difficultés à se souvenir de la

date et de l’heure; il confond ses rendez-vous, s’y rend au mauvais moment ou

plusieurs fois de suite.

Sous l’effet de ces symptômes, il devient de plus en plus passif sur le plan

intellectuel, ne s’intéresse plus à ce qui l’entoure, se résigne et perd toute initiative

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ou motivation. Il souffre d’angoisses et/ou de dépression. Certains accusent leurs

proches et les culpabilisent.

Parallèlement, le malade Alzheimer déploie une activité physique croissante: il

s’agite et devient incapable de rester assis longtemps; il a constamment besoin de

bouger et de s’activer. Si on essaie de l’en empêcher, il réagit avec agressivité.

LE STADE MODÉRÉ

La maladie évolue et les troubles deviennent plus évidents et plus gênants pour la

personne atteinte.

Défaillances de la mémoire : Les troubles de la mémoire concernent maintenant

aussi les noms de proches ainsi que les évènements récents. Le malade oublie par

exemple s’il a mangé, s’il s’est lavé ou si quelqu’un lui a rendu visite.

Parler devient difficile : Les difficultés à s’exprimer augmentent, le malade a de plus

en plus de peine à parler de manière compréhensible, mais aussi à comprendre ce

qu’on lui dit. En d’autres termes, s’il entend ce qu’on lui explique, il ne comprend plus

le sens des mots.

Capacités dans le quotidien : Le malade ne peut plus accomplir les actes quotidiens

simples, comme se laver, s’habiller, manger, etc. qu’en présence et grâce aux

indications de la personne soignante et seulement s’il comprend encore ce qu’on lui

dit.

Désorientation dans l’espace : Cette désorientation se manifeste désormais aussi

dans un environnement familier. Cela signifie que le malade s’égare dans

l’appartement: il ne retrouve plus, par exemple, les toilettes.

Désorientation dans le temps : En plus de la date et de l’heure, le malade ne sait

plus dans quel mois ou quelle saison il se trouve.

A ce stade, de nombreux malades atteints de la maladie d'Alzheimer sont sujets à

des hallucinations ou des délires: ils voient des personnes qui n’existent pas ou

entendent des voix ou des bruits. Cette agitation peut amener le malade à errer sans

savoir où il va. Beaucoup de malades quittent leur domicile et ne retrouvent plus le

chemin du retour. D’après les témoignages de proches soignants, le stade modéré

est le plus dur à supporter, par sa durée et la charge sur le plan physique.

LE STADE AVANCÉ

Désormais le malade présente des faiblesses physiques: il devient vulnérable à

diverses infections (grippe, pneumonie, infection des reins et de la vessie, etc.), qui

sont des causes de décès courantes.

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Disparition de la mémoire : Maintenant, la mémoire à long terme est aussi atteinte.

Le malade réagit de moins en moins à des personnes, à des histoires ou à des

chansons de son passé.

De moins en moins de mots : La parole se réduit à quelques mots que le patient

semble dire par hasard ou à un alignement de syllabes. Beaucoup de malades

tombent dans un mutisme total pendant ce stade.

Contact avec le monde : Souvent, à ce stade, le malade ne reconnaît plus les

personnes les plus proches. Il a de la peine à comprendre et à interpréter les

évènements quotidiens.

Difficultés à se nourrir : Les problèmes liés à l’alimentation sont divers: identifier la

nourriture, ouvrir la bouche, mastiquer et l’avaler devient difficile. Le malade risque

d’avoir des quintes de toux et d’avaler de travers. Des corps étrangers peuvent se

glisser dans les poumons, ce qui peut provoquer une pneumonie.

Risques de chutes : Le malade avance à tout petits pas et manque d’assurance: il

multiplie les chutes, les blessures et les fractures sont fréquentes. Il en vient

progressivement à passer ses journées en chaise roulante ou devient grabataire.

Perte de contrôle de la vessie et de l’intestin : Alors qu’au stade précédent, il était

possible de retarder l’incontinence en incitant le patient à aller régulièrement aux

toilettes, ce n’est plus possible au stade avancé.

Selon les zones du cerveau qui s’altèrent, le fonctionnement de l’odorat, de la vue, de l’ouïe, du gout et du toucher diminue. Les symptômes de la maladie s’aggravent progressivement. Le cas clinique de Monsieur Roussel met en évidence la perte du langage dont il souffre. Paradoxalement, il arrive à lire à haute voix et comprend ce qu’il lit. « L e centre cérébral que nous utilisons pour parler est situé à l’arrière du lobe frontal dans une zone dite de Broca et le lobe pariétal inférieur. Ce dernier aiderait le cerveau à classifier et à étiqueter les choses, appréhender les multiples propriétés d’un mot : son aspect visuel, sa fonction, son nom. L’hémisphère droit participe à la compréhension de mots simples, de phrases courtes. La lecture et l’écriture, contrairement à la parole, ne font pas intervenir les zones du langage. Elles utilisent les mêmes mécanismes que la vision(ou le toucher pour le braille, par exemple). » (Hommes et faits, mars 1996).

DU POINT DE VUE PSYCHOLOGIQUE

La maladie d’Alzheimer ne serait pas seulement d’ordre biologique, mais sans doute aussi d’ordre psychologique et social. Jean Maisondieu parle d’un « naufrage sénile » (Maisondieu, 2011, p.12) provoqué par des causes telles que la dévalorisation et l’exclusion de la personne âgée dans notre société, la solitude, la peur de mourir et un problème existentiel majeur. Un exemple tiré de mon entourage familial me laisse penser, comme Maisondieu, qu’une personne ayant subi un traumatisme d’ordre affectif déconnecterait ses facultés intellectuelles afin que

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l’insupportable ne soit même plus à penser. Ma tante avait une cinquantaine d’année en 1989, lorsque son fils de 23 ans est mort accidentellement, la plongeant dans un immense chagrin d’où elle n’est plus sortie. La dépression faisait partie de sa vie autant que la mort de son fils. Petit à petit, elle perdit pied à la vie réelle et elle se plongea dans l’oubli ; les médecins diagnostiquèrent, en 1990, la maladie d’Alzheimer. Elle meurt en 2009. Je ne sais pas si elle ne pensait plus à la mort de son fils, je ne sais pas non plus si cet isolement psychique était un moyen de se protéger de la douleur ou un moyen pour la supporter. La dimension économique pourrait aussi être une cause puisque les traumatismes d’ordre matériel ou économique existent et font des ravages dans la vie de nombreuses familles, comme aux Etats Unis où de nombreuses familles se sont retrouvées à la rue du jour au lendemain perdant leur maison, leurs économies, la vie sociale de quartier et sans doute l’idéal et la stabilité d’une vie familiale. Notre société aspire à la normativité et les individus sortant des normes, risquent l’exclusion. C’est souvent le cas des personnes DTA. La pose du diagnostic a des répercussions, comme la stigmatisation qui modifie les comportements de la personne DTA comme ceux de son entourage. La maladie d’Alzheimer autant que la personne qui en est atteinte provoquent la crainte et le rejet. Des caractéristiques négatives et dévalorisantes, lui sont attribuées confondant parfois maladie et être humain. Dans une société qui favorise l’autonomie, la santé et l’apparence, la personne DTA représente une charge. Les proches souffrent de voir les changements physiques et psychiques de leurs parents et vivent difficilement la perte de contact. Des sentiments de peur, de honte et de chagrin sont souvent le quotidien des familles. La stigmatisation, attribution d’aspects négatifs, modifie le comportement de la personne atteinte par la maladie, mais aussi la façon dont les proches et l’entourage la perçoivent et l’évaluent. La personne démente perd l’estime de soi parce que le regard des autres a changé. Dire que la personne DTA a « perdu l’esprit » sous entend qu’elle n’a plus rien à dire et qu’elle ne sait plus rien faire, qu’elle est un esprit mort dans un corps vivant puisqu’elle a perdu ses facultés intellectuelles et sa conscience. Un résidant me disait que la seule chose que les personne DTA savent faire c’est « marcher sans but ». J’ai remarqué aussi que les allées et venues rythmaient les journées de certains résidants. Michel Personne parle de « trouble moteur inadéquat ». (Personne, 2006, p.37). La déambulation est une réponse à une cause anxiogène qui remplace les disfonctionnements cognitivo-mnésiques. Selon lui certaines activités telles la musicothérapie et l’art-thérapie peuvent diminuer les angoisses et les troubles moteurs inadéquats. Il parle d’une « stimulation « bien dosée » (Personne, 2006, p.83) organisée en animation ou en ateliers thérapeutiques. Il parle des « espaces Snoezelen », concept anglais basé sur l’éveil des sens par stimulation à travers la musique, les jeux de lumières, la vibration, les sensations tactiles et olfactives. (Cap retraite, 2008). La stimulation des sens éveille des émotions, des réactions et un état de bien-être permettant aux souvenirs vécus de faire surface. Les « espaces Snoezelen » créent des atmosphères relaxantes et douces par des jeux de lumière et musicaux. Les revêtements aux textures

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différentes développent le sens tactile. Le mouvement est encouragé par des jeux moteurs et le sens olfactif est stimulé par des diffuseurs d’huiles essentielles.

L’auteur explique qu’il est difficile de connaitre le niveau de conscience de la personne puisque la perte du langage s’ajoute aux troubles cognitivo-mnésiques. Quand les mots utiles dans une conversation restent introuvables dans sa mémoire, la personne déploie des comportements non verbaux pour rester en lien avec les autres. « L’usage du canal non-verbal permet de solliciter tout le non-dit de la mémoire non-verbale. »(Personne, 2006, p. 98) Ce langage non-verbal permet à la personne une mise en relation avec autrui et une vie sociale. « L’aphasique communique mieux qu’il ne parle. »(Personne, 2006, p. 107). L’auteur dit que la personne DTA s’installe dans les rêves et fuit la réalité et que des médiations efficaces tenant compte « des émotions et des attitudes des malades » rendent l’expression possible. Il dit encore que « nos réticences, notre agacement, voire notre dégoût » (Personne, 2006, p. 11-10), réprime la communication.. En utilisant l’art-thérapie, la personne DTA est orientée dans l’ici et le maintenant, elle est invitée à rejoindre le monde réel dans « un processus de passage de la rêverie à la création partagée ». (Personne, 2006, p.99). En outre, j’ai découvert, une association américaine qui utilise l’expérience artistique comme moyen pour stimuler la cognition et la vie sociale des personnes DTA. Elle a été crée par les docteurs John Zeisel et Sean Caufield. Je reste en contact avec eux pour de plus amples renseignements concernant « ARTZ is Artists for Alzheimer’s ». John Zeisel a écrit sur sa page personnelle «L’Alzheimer ne fait pas disparaitre la mémoire, les souvenirs sont tous là. La partie du cerveau endommagée est la partie qui donne accès à la mémoire. C’est comme si vous mettiez les souvenirs dans un tiroir fermé et que vous en perdiez la clé ; l’art le déverrouille. » (ARTZ is Artists for Alzheimer’s)que j’ai traduit de l’anglais au français. Mathieu Langlais1, psychologue et psychothérapeute, propose de trouver le sens qu’a la maladie pour la personne atteinte, plutôt que d’en chercher seulement les causes biologiques, physiologiques et neurologiques. Pour M. Langlais l’âme est la forme du corps et le corps est la matière de l’âme : « la maladie est une présentation de l’âme ». La maladie est porteuse d’une intention qui ne se limite pas seulement à ses effets, elle travaille elle-même comme âme dans un corps. Pour lui la maladie donne à voir des aspects de l’Ombre, dimension commune à tout être humain et qu’il ne connait pas ou qu’il ne veut pas connaître .La maladie suscite des images, des formes et elle transforme le corps. La maladie a une valeur sur le plan psychologique, ce qui ne veut pas dire que la maladie soit idéalisée. Dans toutes les formes que génère le corps se voit l’action de l’âme, ce qui comprend aussi les œuvres produites en art-thérapie. L’art-thérapie regarde ce qui se passe ici et maintenant, sans chercher les causes. L’art-thérapie considère l’image, l’œuvre comme présentation de l’âme.

1 M. Langlais. Le corps et la créativité. Cours à l’EESP, le 24 mars 2011

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II.3 L’ATELIER D’ART-THÉRAPIE

II.3.1 SA CRÉATION

La directrice et l’infirmière cheffe ont participé à un séminaire consacré aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. De nouvelles thérapies non-médicamenteuses leur ont été proposées telles que l’art-thérapie, les clowns thérapeutiques et la musicothérapie. De retour, elles voulaient évaluer la pertinence de l’art-thérapie auprès des résidants DTA. Elles m’ont permis d’effectuer un premier stage d’octobre 2009 à décembre 2009 en posant les objectifs suivants :

Utiliser une nouvelle méthode de communication en gériatrie

Animer les résidants d’une autre manière puisqu’il existe de l’animation à l’EMS

Lutter contre l’isolement et le repli sur soi par l’éveil des sens

Permettre l’expression des émotions et les représentations mentales

Offrir des thérapies non-médicamenteuses afin de diversifier l’offre en soins Une évaluation orale entre l’infirmière et moi, a été faite à la fin des heures prévues par le stage. Il s’est avéré que la mise en place de cette nouvelle approche prenait du temps. Une deuxième période, s’étalant de février 2010 à octobre 2010, m’a été proposée. Pour la mise en forme du cadre de l’atelier, je me suis référée aux ouvrages de

Domenge Lifschtitz, P. (2006). Le cadre thérapeutique en art-thérapie :

Ses fonctions et ses composantes. Lausanne : haute école de travail

sociale et de la santé- EESP.

Perron, M. (2005). Communiquer avec des personnes âgées : La « clé des

sens ». Lyon : Chronique Sociale

L’un des objectifs de la direction concernant l’atelier d’art-thérapie était de créer une animation à visée thérapeutique, différente des ateliers d’animation existants (concerts de piano ou d’accordéon), qui occupent les résidants et les rassemblent. L’art-thérapie devait «(…) mettre en œuvre des moyens individuels et collectifs pour lui donner envie d’exister jour après jour jusqu’au dernier. »(Perron, 2005, p. 37).

II.3.2 SA DESCRIPTION

L’atelier se trouve au rez-de-chaussée de l’institution. De grandes fenêtres s’ouvrent sur le jardin. Le grand salon se trouve à quelques mètres, mais l’isolation phonique est efficace et permet la confidentialité ainsi que la concentration. Une table de travail, quelques chaises et un point d’eau desservent la pièce. Les différents matériaux permettent la créativité sous toutes ses formes. J’installe un choix restreint de matériel à chaque séance, afin de ne pas angoisser les résidants atteints de troubles cognitifs. Les médiations suivantes sont à portée de main dans une armoire :

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Les arts plastiques : La peinture, le crayon de couleur, le crayon gris, le feutre

Le modelage/sculpture : L’argile

Le collage : Les revues, les cartes postales, les images et les mots prédécoupés

La musique

Les tissus

Quelques huiles essentielles

Les contes

L’ordinateur portable

Dans le jardin, je ramasse certains objets naturels que le résidant utilise dans l’atelier. Les bancs du parc me permettent de m’asseoir avec un résidant pour regarder, sentir la saison et écouter les bruits environnants. Le local n’est pas réservé uniquement à l’art-thérapie. L’animatrice organise des activités diverses, comme la gymnastique du matin, et l’emploie comme bureau. Le rôle de l’animatrice est d’apporter du plaisir aux résidants, d’encourager les échanges inter et extra muros, d’assurer de la compagnie, de favoriser l’estime de la personne âgée et d’offrir une bonne qualité de vie. Ma fonction était d’amener une nouvelle thérapie non-médicamenteuse au sein de l’institution afin de favoriser une communication différente. Je devais être un soutien et une référence pour l’équipe soignante sur le plan de l’art-thérapie. Tout le personnel de la maison, de l’infirmier au cuisinier en passant par les secrétaires ont participé à un atelier de sensibilisation à l’art-thérapie afin de faire connaissance avec cette nouvelle approche thérapeutique. Ils ont pu la différencier de l’animation ou d’une activité ludique ou d’expression. L’atelier est ouvert le mardi de treize à dix-huit heures. Les séances font partie de la vie institutionnelle et du programme de soins. Le résidant retrouve semaine après semaine le même environnement sécurisant, accueillant, protecteur et invitant à la création. Le lieu est calme, loin des bruits de la maison. Durant ces heures, l’atelier vit au rythme des résidants amenés par les soignants ou venus au gré de leur déambulation. Si besoin est, sur demande du résidant, des membres de l’équipe ou du médecin traitant, le résidant peut entreprendre une thérapie individuelle. Les échanges d’observations, le retour des résultats obtenus, la pose d’objectifs thérapeutiques se discutent lors du colloque avec les infirmiers, les animatrices et les aides-soignants. Les questionnements et les hypothèses sont débattus et réutilisés dans la semaine. Je note quelques observations sur le dossier de soins des résidants ayant participé à l’atelier. Les réflexions art-thérapeutiques et les productions sont classées dans un dossier restant à l’atelier. Lorsque le résidant décède, son dossier thérapeutique et ses œuvres sont archivés avec le dossier médical.

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III. ANALYSE DE LA PRATIQUE

III.1 OBSERVATIONS EN ATELIER D’ART-THÉRAPIE J’ai choisi de partager quelques observations de situations vécues dans l’atelier d’art-thérapie avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Cette question mériterait un travail d’observation, de prise de notes, de photos, voir même de vidéos et de recherches plus longues. Dans mon travail au sein de l’établissement médico-social, les résidants sont atteints à des stades différents de la maladie. Ce sont les résidants atteints dans la maladie au stade modéré, voire avancé que j’ai rencontrés le plus fréquemment. Le travail dans l’atelier d‘art-thérapie me permet d‘être présente d’une manière différente, je ne cherche pas un diagnostic infirmier, mais reste néanmoins attentive aux symptômes physiques et psychiques des résidants. Mes connaissances médicales me permettent d’adapter les propositions thérapeutiques dans l’atelier et les objectifs de soins posés par le personnel infirmier, me sont familiers. Par exemple, une dame souffrant d’escarres, sorte de plaie profonde, située au siège lui inflige des douleurs en position assise. Je mets alors sur la chaise, une torche, sorte de coussin gonflable, pour son bien-être, afin que la douleur ne trouble pas le processus créatif. Mes connaissances des difficultés liées aux actes de la vie quotidienne, comme l’angoisse et la perte de la maîtrise des apraxies me permettent d’anticiper des difficultés liées au choix du média ou de la technique, afin que la personne ait un sentiment de contrôle ; ou bien j’éclaire les lieux afin de diminuer les risques de chutes. Les groupes comprennent trois personnes afin que l’espace ne soit pas réduit et qu’il n’y ait pas trop de bruits ce qui favorise les hallucinations auditives. Le but est que chacun bénéficie d’un moment de calme et de plaisir. Le stage m’a permis d’observer la solitude, l’emprisonnement dans le mutisme, l’agitation motrice pour certains et l’apathie pour d’autres, la désorientation temporo-spatiale, l’angoisse et la dépendance que cette maladie inflige à certains résidants. Il m’a permis d’observer que le résidant atteint d’un syndrome cognitivo-mnésique est capable, avec l’appui d’un art-thérapeute, d’exprimer ses sentiments et ses émotions à travers les couleurs, la musique, l’écriture et les senteurs comme le propose Martine Perron. L’important pour moi est que le résidant trouve un terrain de confiance dans l’atelier d’art-thérapie où il pourra se mettre en mouvement vers un processus de créativité, d’apaisement, de jeu, de plaisir, d’expression et de communication. « L’essentiel est que les aînés retrouvent la possibilité d’exprimer leur humanité. » (Sudres, Roux, Laharie & de la Fournière, 2004, p. 46). Comme le dit Michel Perron, l’objectif est de faire retrouver au résidant « le goût de la conation, de faire valoir son droit naturel à l’existence, bref de retrouver le chemin d’un Soi par narcissisme. »(Personne, 2006, p. 82). Les activités réalisées dans l’atelier visent une recherche de la stabilité cognitivo-comportementale, à travers le travail avec les mandalas par exemple, ou une recherche de motivation à aimer la vie. La plupart des résidants proviennent d’une génération où le travail était central, laissant peu ou pas de place au plaisir. L’art était considéré comme une prise de temps sur le labeur journalier. Seuls quelques privilégiés, parmi les résidants, étaient habitués à le côtoyer et les autres l’ont abordé lors de leur scolarité. Dans l’atelier

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d’art-thérapie les deux populations se rejoignent, car la maladie a altéré certaines facultés des uns comme des autres. Des difficultés surviennent, telle que la pauvreté des échanges verbaux ; seules les informations reçues des soignants me permettent d’écrire une histoire de vie et de connaître les habitudes du résidant. La perte des facultés de l’anticipation rend l’application d’un trait difficile, surtout pour ceux qui ont une désorientation temporo-spatiale. Michel Personne explique que la personne DTA a de la difficulté à se situer dans l’espace et d’anticiper le tracé, c’est-à-dire de penser le trait et le geste avant de le dessiner. J’ai observé cette situation mainte fois, lorsque la personne reste en suspension avec le pinceau au-dessus de sa feuille. En lui proposant de toucher la feuille blanche avec la pointe du pinceau, le geste est amorcé. A ceci s’ajoute la modification des perceptions qui entraîne une difficulté à relier les objets familiers à leurs fonctions. Parfois, le résidant ne retrouve plus le graphisme des formes, des lettres ou des chiffres au sens du mot qu’il dit ou qu’il pense. Parfois même, le geste ne correspond pas à l’intention de sa pensée. A ces moments là, je me demande si l’esprit et le corps du résidant ont des connections, si l’esprit commande le corps et si le corps amène à l’esprit les perceptions de l’environnement. Chaque séance ressemble à une découverte nouvelle pour laquelle des adaptations créatives doivent être trouvées autant de la part du résidant que de la mienne, afin que l’art-thérapie donne accès aux souvenirs verrouillés dans les tiroirs de la mémoire. Par mesure de sécurité, je reste très attentive lors de l’utilisation du matériel comme les ciseaux ou même la peinture car le résidant met souvent les objets en bouche. J’enlève le superflu de la table afin de ne pas déconcentrer l’attention sur les objets non usités. Le résidant occupe toujours la même place autours de la table par souci de stabilité. J’adapte les techniques aux aptitudes physiques et psychiques que j’évalue au fur et à mesure des ateliers, mais celles-ci sont changeantes selon l’état de santé et de bien-être de la personne. Par exemple, quelques gouttes de moins de Risperdal®, médicament psychotrope, ou une mauvaise nuit de sommeil auront une influence sur les angoisses et la concentration de la personne. Le dossier infirmier que je consulte à mon arrivée, me donne des renseignements précieux. Selon l’état psychique dans lequel se trouve le résidant, je lui propose la technique de la « peinture magique » qui consiste à choisir deux ou trois couleurs qui « font plaisir », d’en verser quelques gouttes au hasard sur la feuille, de plier la feuille en deux, d’appuyer fortement sur toute la feuille, puis de l’ouvrir. Le résultat obtenu par le mélange des couleurs et par pression les ravit. Ils donnent parfois un sens à la production, permettant un retour aux souvenirs. Un dialogue et parfois une recherche documentaire stimulant la cognition s’engage avec certains. J’obtiens les mêmes observations lorsqu’ils travaillent avec de la peinture diluée sur un papier trempé. Ces deux techniques évitent le recours à la mémoire des objets et leurs fonctions. La gestion du mouvement et de la pensée, n’est pas nécessaire. Les résultats aléatoires sont indépendants de leur savoir-faire. Le résidant donne sens à ce qu’il voit quand les mots et sa pensée le lui permettent. De toute manière, il est revalorisé puisque c’est lui qui a fait l’œuvre, qu’il la trouve belle. Il cherche dans mes yeux et mon attitude l’approbation qu’il a bien fait. L’angoisse l’envahit lorsqu’il pense qu’il ne sait pas bien faire. Il porte une grande importance à l’harmonie des couleurs et à la composition de l’œuvre. Il accorde une grande importance à ce que j’en pense, même si l’art-thérapie ne recherche pas le beau dans la réalisation. Je reconnais que certains résultats sont d’une beauté délicate. Les résidants me font une confiance

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totale lorsqu’ils me demandent de choisir pour eux les couleurs ; c’est une façon détournée de contourner l’angoisse du choix. Je prépare délibérément les couleurs primaires qui, en se mélangeant, donnent des résultats harmonieux, leur procurant satisfaction, plaisir et valorisation de soi. La peinture et l’argile sont les médias de prédilection. Lorsque je leur propose de regarder l’ordinateur, ils sont émerveillés devant ce petit écran qui contient même les chants de leur enfance. Parfois lorsqu’un résidant me parle, par exemple, d’une fleur que je ne connais pas, une recherche sur l’ordinateur s’engage ; la personne DTA m’a appris quelque chose ; elle peut se sentir valorisée et très fière d’elle. L’écriture est possible avec les résidants DTA qui n’ont pas d’atteinte du langage, par contre l’écriture est lente et difficile, gênée par les pertes de mémoire, je suis alors le scribe : j’écris sous leur dictée. Le pouvoir décisionnel des personnes DTA est pris par autrui dans les grandes décisions, telle que la gestion du patrimoine familial. Il se trouve aussi dans les actes de la vie quotidienne, comme le choix des habits, le choix de s’asseoir ou pas. Michel Personne dit que « la personne âgée ne décide pas et obéit passivement à des stimulations. »(Personne, 2006, p.10). Malgré la maladie, Michel Personne sous-tend qu’une « autonomie relative » (Personne, 2006, p. 12) est à découvrir avec chaque personne. L’art-thérapie permet au résidant de venir ou pas aux ateliers, de s’asseoir ou pas, de peindre ou pas et de choisir le média ou pas.

Chaque personne a mille et une façons de se représenter et en art-thérapie « Chaque outil d’expression est une porte d’accès à l’âme. » (Weil, 2003, p.23). Il s’agit de mettre en forme, en image, par le processus créatif, des éléments de soi à travers la production. La production n’est pas considérée comme une œuvre d’art, même si le mot art-thérapie contient le mot art. Ce qui est important dans la démarche de l’art-thérapie c’est l’œuvre en train de se faire, en d’autres mots, c’est le processus créatif qui est important avant le résultat final. L’art-thérapeute tente d’amener le sujet à voir, par un regard neuf, ce que la production exprime. « En art-thérapie, la véritable création vers laquelle s’acheminent thérapeute et thérapisant, ce n’est pas tant l’œuvre, que l’âme de celui qui fait, et c’est pour cette raison que thérapie par la création et thérapie par l’expression ont même valeur car la véritable œuvre est invisible au seul regard extérieur et tient de la réalisation de soi. » (Weil, 2006, p.23). Nicole Weil utilise les sens de l’être humain comme l’ouïe stimulée par la musique, le toucher par l’utilisation de la terre glaise, la vue par la production et l’odorat par un parfum. « (…) Tous nos sens sont des conducteurs du dehors vers le dedans, et …vice-versa. » (Weil, 2003, p.29). Martine Perron utilise une méthode qu’elle a appelé la « Clé des Sens ». « (…) qui sollicite le potentiel sensoriel des personnes âgées afin que celles-ci puissent réactiver leur mémoire ancienne, ouvrir les tiroirs où sont rangés, enregistrés des connaissances, des émotions, des instants vécus… » (Perron, 2005, p. 61). Cette méthode ne vise pas la performance mnésique, mais la mise en communication. L’utilisation de la méthode parait simple puisqu’il s’agit de présenter un objet à la personne. Ces pistes pratiques et ces observations m’ont paru pouvoir s’appliquer aux résidants. J’ai proposé des ateliers d’éveil des sens une fois par mois. La musique classique fait partie des ateliers avec une résidante qui ne fait jamais la sieste. Elle

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peint avec les doigts au rythme des sons et s’endort souvent avant la fin de la séance. Pour l’éveil des sens par le toucher, je propose divers sachets opaques remplis de café, de plumes, de bouchons de liège, de grains de maïs, de galets, de coquillages ou de sable, que le résidant touche en aveugle. Pour l’éveil des sens par l’odorat, je propose des flacons remplis de senteurs comme la rose, la cannelle, le café, la menthe, le géranium et la lavande. Chaque senteur est associée à une image. Le résidant identifie une odeur à une image, ou à l’inverse. Pour l’éveil du goût, de la vue et de l’ouïe je cherche des idées faciles à réaliser et peu coûteuses. Je suis en mesure de dire que les senteurs apaisent le corps, ouvrent l’appétit et stimulent l’esprit des résidants. Je suis attentive à ce qui se passe dans l’atelier afin de rebondir et tenter l’éveil des souvenirs, comme lors de cette séance en présence de trois autres résidants. Monsieur Roussel entre, sans bruit, au grès de ses déambulations et prend une feuille sur le bureau de l’animatrice avec les paroles de la chanson d’Edith Piaf : « Non, je ne regrette rien »(1961). Mon ordinateur portable branché sur un site musical, je mets, en accord avec les trois autres personnes, la chanson et à ma grande surprise et celle des autres résidants, Monsieur Roussel se met à fredonner et à chanter les paroles du refrain distinctement. A la fin du morceau, il dit : « C’était bien ! » sous les applaudissements. Dans mon travail de deuxième année j’ai étudié comment l’être humain se forme et se transforme au gré de ses apprentissages et de ses expériences de vie, il est un être en mouvement. Les informations transmises par la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût activent le réseau neuronal qui se modifie, crée des liens et de nouvelles connections au fil des expériences vécues participant ainsi à la réalisation, à la transformation et à la personnalité de l’être humain au fil de ses expériences propres, n’engageant pas une remise à zéro quotidienne de son identité. La plasticité neuronale introduit la notion que le cerveau n’est pas un organe figé, les neurones continuent de se développer tout au long de la vie d’un homme. C'est-à-dire que plus nous apprenons, plus nous sommes stimulés, plus nos neurones établissent des liens entre eux. Le réseau neuronal se modifie, crée des liens et de nouvelles connections au fil des événements et des expériences vécues. Les mouvements de la plasticité neuronale participent aux mille façons de représenter les images mentales à travers une production issue des connections synaptiques. Lorsque les images mentales sont mises en forme, par exemple sous la forme d’une production en argile, elles passent à nouveau par les sens : elles se laissent toucher par les mains qui lui donnent forme, l’argile lui donne une odeur particulière, l’ouïe est stimulée lors de l’échange verbal avec le thérapeute. Le goût est également stimulé si le thérapisant choisit de porter à la bouche un bout de terre. Les résidants ont tendance à porter les matières à la bouche, une sorte de mise en éveil du sens gustatif, comme lorsque le bébé s’éveille au monde en portant tout ce qu’il rencontre (objet comme être vivant) en bouche. La création d’une œuvre implique un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, puis de l’extérieur vers l’intérieur. Il y a une mise en mouvement de la représentation psychique du dedans vers le dehors, puis une réintégration de la nouvelle expérience du dehors vers le dedans. Le thérapisant n’est plus ce qu’il était, il est un être en devenir, un être en transformation. Les productions sont les témoins du processus créatif et thérapeutique. La production évite subtilement une réalité difficile en dévoilant une

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forme issue de la psyché de la personne. « La révélation va être confiée à un support matériel ostensible, véritable miroir d’une situation encore inconsciente et que la personne va laisser librement émerger. » (Weil, 2003, p.27). La production évite le face à face avec soi-même, entre le sujet et le thérapeute. La production est considérée comme un médiateur qui allège la difficulté de la situation et la souffrance ; c’est elle qui est questionnée. La production mobilise des images qui vont créer des liens entre le monde psychique (de l’âme) et le monde réel dans un processus agissant sur la réalité extérieure. L’art-thérapie mobilise les ressources du sujet en thérapie pour le mettre en processus créatif et thérapeutique. Parfois, les productions représentent l’inattendu et l’inexprimable. Thora Constant (2010)2 commençait la visite de l’exposition des œuvres d’Edward Hopper par une citation de celui-ci : « Si on pouvait le dire avec les mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre. » Hors des ateliers d’art-thérapie, les interventions des soignants se basent sur des objectifs de soins. Les techniques de soin et les paroles accompagnent les gestes accomplis afin que le résidant connaisse les intentions du soignant. J’ai observé que les mêmes questions revenaient, des questions fermées que j’ai également utilisées tout au long de mon activité professionnelle, comme par exemple : « Bonjour, vous avez bien dormi ? », « Comment ça va ce matin ? » ou « Avez-vous pris vos médicaments ? ». Ce langage ne permet pas une discussion ni une mise en communication, car ce sont des questions fermées, ayant comme seul objectif de recueillir des données. Souvent les soignants n’obtiennent pas de réponse, et ils sont dans un monologue quotidien avec les résidants DTA qui semblent amorphes et absents. Les soignants résignés exécutent les gestes nécessaires au maintien des besoins vitaux transformant le résidant « de la personne dépendante(…) à l’objet dépendant. » (Sudres, Roux, Laharie & de la Fournière, 2004, p. 227) « Une étude réalisée par la Communications et Etudes corporelles (CEC), indique que les soignants communiquent en moyenne, avec les personnes grabataires vivant en institution, 120 secondes par 24 heures. » (Gineste& Pellissier, 2007, p. 167) L’un des besoins fondamentaux de l’homme est le besoin de communiquer. L'art-thérapie propose une expérience créatrice qui permet une expression de soi non-verbale, même si, souvent, l’échange verbal entre le sujet, la production et le thérapeute intervient au cours de la séance afin de mettre des mots sur le processus, la réalisation de l’oeuvre et son contenu. Dans un contexte de travail avec des résidants qui ne peuvent plus s’exprimer verbalement ou très peu, je me suis plus particulièrment documentée au sujet de la communication non-verbale. Selon Philippe Turchet, (La Synergologie, 2011), synergologue, la communication verbale est composée de 7% du verbal qui inclut le sens des mots, selon des règles et des définitions grammaticales, de 38% du paralangage qui inclut le timbre de la voix, les coupures de mots, les silences qui expriment des sentiments à travers la façon dont ils sont dits et de 55% de non-verbal qui inclut les gestes, les postures et les mimiques du visage. La communication est une affaire complexe : elle est faite, par exemple, de ce que l’on voulait dire et de ce que l’on a dit, de ce que l’on espère

2 T. Constant. Exposition du peintre Edward Hopper. Visite guidée, Musée de l’Hermitage, le 25 juin 2010

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que l’autre à compris et de ce que l’autre à compris, de ce que l’on dit et de ce que l’on ne dit pas.

Avec un taux de 7%, le verbal n’est donc pas le canal de communication le plus important. Même s’il est plus facile de parler pour exprimer une pensée, les autres canaux prédominent dans la communication pour exprimer les sentiments et les émotions. Dans mon travail avec les personnes DTA, il est essentiel de comprendre la communication non verbale dans les relations interpersonnelles, et de décoder les différents messages avec le risque de se tromper dans l’interprétation. En art-thérapie la production est le vecteur principal de communication. Le processus créatif et thérapeutique s’exprime sans passer par la communication verbale : s’exprimer à travers l’art-thérapie, c’est extérioriser son être, se créer et se recréer, c’est représenter ce qui est indicible, c’est dire ce qui se cachait ou se taisait, c’est sortir de l’intérieur vers l’extérieur, c’est ouvrir des tiroirs. C’est créer des canaux de communication. C’est entrer en lien thérapeutique avec soi, avec un groupe ou avec le thérapeute. La personne s’exprime et devient actrice de son processus, elle trouve une identité à travers la forme créée ; la création revalorise, redonne dignité et humanité. « L’art peut jouer le rôle de stimulus et provoquer, de par son pouvoir expressif et ses effets relationnels, des sensations et des émotions. » (Sudres, Roux, Laharie & de la Fournière, 2004, p. 227). Je m’en suis remise au résidant pour ajuster ma pratique ; j’ai adapté ma pratique à leur besoin. Je me suis mise en position d’écoute, afin de recevoir ce qu’il exprime. J’accueille les présents et les enseignements qu’il m’offre. Pour que ce travail puisse se faire, des liens de confiance, avec le thérapeute doivent être tissés. Le savoir, le savoir-faire et le savoir-être de l’art-thérapeute sont d’une grande importance dans ses fonctions. « La pratique de la thérapie demande un développement constant de la personnalité du thérapeute.» et « faire plus que démontrer mon habilité et mon savoir, j’aurais à m’en remettre au client pour la direction et le mouvement du processus thérapeutique.» (Rogers, 2005, p.10 et 13) Le savoir-être du thérapeute me semble particulièrement important dans le travail auprès des sujets atteints de la maladie d’Alzheimer. « Pour venir à toi j’écarte tous les noms de maladie, d’âge et de métier, comme on écarte un rideau de lamelles

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colorées en plastique, au seuil des maisons, (…) ». (Bobin, 1999, p. 61). Je place la personne au centre de mes préoccupations avant de penser à sa maladie. Mes heures de thérapies médiatisées et verbales m’ont permis de mieux me connaître moi-même. J’accepte mes imperfections et mes qualités, j’ai reconnu mes besoins professionnels et familiaux. « On peut dire, en quelque sorte, que j’ai appris à bien vouloir être ce que je suis. » (Rogers, 2005, p. 15). Michel Personne dit que « l’écoute de l’autre n’est réellement possible que si l’attention à soi-même est aussi visée. » (Personne, 2006, p. 11). J’ai agi avec empathie et congruence lorsque des révélations inattendues ont surgi, me laissant sans mots. Seuls les gestes et une attitude non-verbale adaptée ont signifié à la personne DTA que ses propos avaient de la valeur ici et maintenant. Michel Personne dit que « comprendre la personne perturbée à travers ses préjugés c’est accepter sa réalité historique ». (Personne, 2006, p. 14). C’est considérer que la personne DTA a eu une vie d’homme avant sa vie en établissement médico-social.

III.2 PRÉSENTATION DES CAS CLINIQUES

Dans l’observation du cas clinique, je décris le résidant, afin de lui donner un corps et lui prête un nom fictif afin de préserver l’anonymat. Les personnes concernées par mes observations n’ont pas toutes les facultés pour me délivrer leur accord pour l’utilisation de leurs productions et les observations menées dans cette étude ; j’ai sollicité l’infirmière cheffe. L’utilisation des divers témoignages m’a été autorisée par leurs auteurs. J’utilise le présent qui allège la lecture du travail. Toutes les personnes observées pour les besoins de ce travail, souffrent de DTA ou d’une autre forme de démence. La séance décrite s’inscrit dans un processus créatif que je ne développe pas, j’ai choisi d’illustrer des séances dans lesquelles une chose significative prend forme sans pour autant dévaloriser les précédentes et les suivantes.

III.2.1 MONSIEUR ROUX

Monsieur Roux est un homme de 80 ans. Il a des cheveux blancs parsemés et rebelles et des yeux bleus foncés. Il porte toujours une chemise et un gilet sur des pantalons de ville. Son visage est long, amaigri et l’expression figée donne l’impression qu’il porte un masque. Il a une bonne ouïe, il porte ses lunettes accrochées à une cordelette autours de son cou et marche à l’aide d’une canne. Il fume beaucoup. Il arrive à lire, écrire des mots simples, mais son langage est imprécis. Il déambule dans les corridors et ses pas le guident souvent vers l’atelier où il aime, me dit-il, se reposer et se poser, parfois pendant une heure, à regarder les autres faire. Parfois, il accepte l’une ou l’autre de mes propositions. C’est le cas un jour du mois de juillet 2010. Il peint pendant quelques minutes, sur une feuille blanche A4 avec de la gouache de couleur bleue et de couleur rouge. Il pose le pinceau et me dit : « Il n’y a rien à chanter, ni à écouter de la musique, ni à siffler. » Je lui dis que je ne sais pas chanter, mais que nous pouvons écouter une musique et siffler la mélodie. A la fin du morceau, monsieur Roux me dit qu’il apprécierait volontiers un massage du corps afin de se relaxer.

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Cette situation a questionné les limites de l’art-thérapie et de l’art-thérapeute. Est-ce le rôle d’un art-thérapeute de proposer un massage, par exemple des avant-bras, durant une séance ? Quelles sont ses limites ? Je décide d’en parler à l’infirmière cheffe. L’infirmière cheffe est en séance ; je ne peux pas lui faire part de sa demande, je décide de lui en parler la semaine suivante. Le mardi suivant, à l’entrée de l’institution, une petite bougie est allumée. C’est le rituel de la maison lorsqu’une personne décède. La photographie de Monsieur Roux est posée à côté de la mèche allumée. Je suis attristée, car le temps et la mort n’ont pas attendu que je fasse les démarches auprès de l’infirmière cheffe ; je lui en parle. Elle me dit que le protocole des soins palliatifs de la maison prévoit un massage quotidien à l’huile essentiel des tempes, du thorax et des mains. Technique : Peintures acryliques Sans titre (2010)

Monsieur Roux aime se poser et se reposer à l’atelier à regarder, avec intérêt, l’autre faire. Monsieur Roux n’est pas forcément passif, il est serein, ce qui lui permet une observation et un centrage sur son environnement. Il préserve ainsi son énergie qu’il brûle durant ses heures de déambulation. L’art-thérapie lui permet de goûter au non-agir « au sein duquel il semble que rien ou pas grand-chose ne se passe ni ne se fait, mais où, dans le même temps, rien d’important n’est négligé, permettant ainsi à cette mystérieuse énergie d’un non-agir ouvert et conscient de se manifester de façon remarquable dans le monde de l’agir. »(Kabat-Zinn, 2009, p. 32) Un corps immobile permet à l’âme un centrage sur Soi. Un retour de l’extérieur vers l’intérieur pour vivre l’extérieur de l’intérieur. Monsieur Roux s’est relié à l’espace et au temps dans lequel ni musique, ni chant n’étaient disponibles. Comme N. Weil, j’ai utilisé divers médias, comme la peinture et la musique, afin de stimuler différents sens, comme l’ouïe .A la fin du morceau, il s’est relié à son corps en demandant un massage. Il a repris possession de son corps, et relié au moment présent. A-t-il voulu, par sa demande, me communiquer quelque chose au sujet de sa mort ? A-t-il tenté de me dire que la relaxation qu’il cherchait était sans doute sa fin de vie ? Monsieur Roux connaissait implicitement le rituel de l’EMS lors des soins palliatifs ; il s’est débrouillé pour trouver la relaxation qu’il cherchait.

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Les fonctions et le cahier des charges d’un art-thérapeute délimitent ses actions au sein d’une institution. Si j’avais connu les habitudes et les rites de l’institution, j’aurais sans doute reconnu la symbolique de ce message. Un art-thérapeute ne propose pas de massage thérapeutique, mais un toucher affectif (Hof, 2008, p.41) qui a des vertus thérapeutiques : le toucher apaise et rassure.

III.2.2 MONSIEUR ROUSSEL

Le deuxième exemple est tiré de l’analyse de situation écrite lors de la 3 ème année de formation. Monsieur Roussel est un homme de 80 ans. Il a des cheveux blancs bouclés coiffés et coupés avec soin. Sa tenue vestimentaire est impeccable. Son visage est tout en rondeur avec des yeux bleus, un large sourire l’illumine lorsqu’il croise quelqu’un. Il a une bonne ouïe, porte des lunettes de lecture dans sa poche de chemise. Il tient toujours dans ses mains des revues, des journaux, des images, des photos, des cartes postales ou des dessins qu’il contemple pendant la journée et les montre à qui s’intéresse. Il arrive à lire et sait faire la lecture à voix haute ; ce qui peut paraître étonnant puisqu’il est aphasique. La communication est difficile puisque les mots ne viennent pas à sa bouche. Ceci le rend nerveux parfois ou dépité la plupart du temps. Il se déplace seul dans les corridors. Il vient à l’atelier tous les mardis de son plein gré, en profitant des moments où je suis seule, comme s’il voulait partager un moment personnel loin de la vie de groupe. J’arrive, comme tous les mardis, et Monsieur Roussel, assis à la salle du salon me voit passer dans le corridor et semble heureux de me revoir. Il se lève et vient à l’atelier. Il m’aide à porter les tables et observe l’installation, il s’assied à la même place que les autres fois. Il a de la peine à marcher et semble avoir mal aux jambes. Il a perdu quelques acquis, il peint avec moins d’assurance et sa main droite semble plus faible. Je l’observe et me demande s’il n’a pas fait un léger accident vasculaire. Les infirmières me le confirment plus tard. Je lui prépare du bleu et du rouge. Il les utilise, se lève et part. Il revient quelques minutes plus tard, je lui prépare du jaune. Il interagit avec les deux autres personnes : l’une peint et l’autre regarde une revue avec moi pour en découper les images afin de les coller sur une feuille. Il peint en leur présence, leur parle, les regarde, se remet au travail. Il repart. Il revient 10 minutes plus tard avec une revue à la main. Il repart voyant que je suis occupée. Il revient 15 minutes plus tard alors que je fais de l’ordre afin d’accueillir les prochaines personnes. Il s’assied devant sa peinture avec la revue à la main. Il l’ouvre et s’arrête sur une page. Je suis affairée aux rangements. Il me regarde. Je m’assieds auprès de lui et lui propose de regarder ensemble cette revue qui paraît lui plaire. Il feuillette le magazine en m’observant, mais revient sur une page en la caressant ; puis il tourne à nouveau les pages, revient de nouveau sur la même page en la caressant. Je lui propose de la découper. Il est d’accord. Elle est d’une seule couleur avec une phrase vers la droite. Je la découpe sans la lire et la laisse de côté afin de continuer la recherche. Il n’a plus l’air de s’intéresser à cette activité. Je lui propose de coller la phrase découpée sur sa feuille, il la positionne au-dessus du dessin qu’il avait fait. Nous la lisons et je reste sans voix : « Je suis emprisonné dans ma conscience ! »

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Je ne m’attendais absolument pas à ce que Monsieur Roussel partage ce message avec moi. Je me sens désarmée, je suis privée de mots. Nous nous regardons, je lui prends la main sans rien dire. Il contemple la feuille avec un air satisfait, il se lève tranquillement et part. Pour un autre atelier, je récolte dans la forêt diverses natures mortes pour en faire un arrangement, mon objectif étant d’éveiller les sens. Il y avait des couleurs, des odeurs et diverses textures végétales. J’avais également scotché sur le tableau blanc des images de la nature aux différentes saisons, en insistant sur la saison en cours. Monsieur Roussel a observé, touché et senti toutes les feuilles, les branches, les champignons et les mousses. Il semble aimer particulièrement les champignons et les branches. Il aime les images qui contiennent un lac, des arbres verts, un ciel bleu et des montagnes enneigées. Après avoir fait le tour des objets, il se lève et part, emportant quelques lierres et des plumes d’oiseaux. Il revient quelques minutes plus tard et je lui propose de s’asseoir afin de peindre. Je lui donne du bleu. Il entreprend de peindre et s’arrête en regardant par la fenêtre. Il me fait signe en montrant le dehors. Je ne comprends pas tout de suite, c’est lorsqu’il commence à tracer dans l’air les contours du paysage vus à travers la fenêtre que je comprends que c’est ce qu’il veut peindre. Il n’arrive pas à le reproduire sur la feuille, mais il le reproduit dans le vide de la salle de l’atelier, en disant parfois des mots incompréhensibles sur un ton doux et paisible. Il semble avoir fini ; il se lève et part. Techniques : Peintures acryliques et collage

Monsieur Roussel a exprimé ce qu’il n’arrivait pas à dire puisque les mots manquaient. Monsieur Roussel m’a laissé entendre ce qu’il vivait et ressentait en s’exprimant en une seule phrase. L’art-thérapie lui a offert un mode de communication non-verbal qu’il a su exploiter pour formuler l’inexprimable. Il a pris la décision de s’exprimer avec créativité, en choisissant lui-même le média pour le dire et en décidant librement d’exprimer sa souffrance. Il a créé un lien social entre sa vie dans l’EMS et l’atelier en apportant dans la séance d’art-thérapie le magazine qui se trouvait probablement sur une table du salon. Mon toucher affectif (Hof, 2008, p.41) a

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remplacé les mots et a renforcé la communication, il a atténué les angoisses et a rappelé que Monsieur Roussel existe comme personne, il s’est probablement senti reconnu dans sa souffrance. Monsieur Roussel est, selon le médecin, à un stade avancé de la maladie, néanmoins il reste conscient de la pénibilité et de la souffrance que la perte des facultés engendre. Lors de l’atelier nature, les images ont stimulé le sens de la vue et l’échange verbal entre les résidants a stimulé l’ouïe de Monsieur Roussel. La connexion a été éphémère, mais elle a permis à Monsieur Roussel de s’exprimer. Ses capacités sensorielles et émotionnelles sont préservées. Le besoin de communication est préservé et l’art-thérapie a pu lui ouvrir des tiroirs. La stimulation des sens a permis à Monsieur Roussel une connexion avec son processus créatif. Il a peint une œuvre, certes invisible aux yeux et éphémère, représentant le monde qui l’entoure. C’est l’œuvre en train de se faire avant le résultat final qui a été importante à observer : il a en quelque sorte peint une image invisible. Monsieur Roussel aimait beaucoup les promenades dans la nature. Il a peint le cadre dans lequel il aimait se promener, et peut-être dans lequel il aurait aimé se promener. Il a utilisé un langage analogique pour relier son passé de promenades en montagne à son présent de promenades en montagne en rêve. Il a pris contact avec l’ici et le maintenant. Nous sommes en juillet 2010. La maladie de Monsieur Roussel a évolué et les symptômes ont augmenté. Il ne veut plus peindre mais prend du plaisir à regarder des revues ou des images de paysages de montagne tout en écoutant des chants d’oiseaux et des bruits de la nature. Un moment d’échange est encore possible de cette façon : juste un moment de quiétude et de plaisir. Lors d’une séance du mois cité, Monsieur Roussel m’a dit en toute lucidité alors que nous étions tous les deux à l’atelier : « Je perds la mémoire….c’est difficile ! »Il pose son front contre le mien et nous restons ainsi quelques minutes. Comme le dit l’infirmière cheffe, ces moments là sont « des moments de grâce et de bonheur », même si je ne les recherche pas à tout prix, ils restent magiques et inattendus. Bobin dit que « (…) soigner c’est aussi dévisager, parler-reconnaître par le regard et la parole la souveraineté intacte de ceux qui ont tout perdu. » (Bobin, 1999, p. 13)

III.2.3 MONSIEUR BLANC

Monsieur Blanc est un homme de 89 ans. Il est chauve. Ses habits sont parfois tachés car il mange avec des tremblements dans les mains. Son visage est rond et petit. Il porte des lunettes plutôt grandes. Son ouïe est déficiente malgré un appareil auditif. Il fait des va-et-vient dans le salon, assis sur sa chaise roulante. Il aime jouer aux cartes. Son langage est imprécis et les mots lui font défaut. Il trouve des astuces gestuelles pour se faire comprendre. Monsieur Blanc a manqué les ateliers pendant deux semaines consécutives car il était alité. Le médecin le traite avec des antibiotiques. Lorsqu’il revient à l’atelier d’art-thérapie, il tousse encore et se sent fatigué. Il désire peindre et me demande de lui verser de la peinture rouge. Il entreprend sa création sur une feuille blanche A3. Après quelques instants, il me demande encore de la peinture rouge. Il l’étale au même endroit, comme s’il voulait donner de

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l’épaisseur. Il me demande du jaune. Il laisse couler la peinture sur l’épaisseur de la couleur rouge. Il s’arrête et semble attendre mon intervention. Je m’assieds à ses côtés et lui demande s’il veut en parler. Une discussion s’engage : - Comment faire pour soigner ça ? - Que représente ça ? Il me répond agacé : - C’est pourtant évident ! Comment on fait pour le soigner ? Je lui réponds en décrivant ce que je vois : - Je vois une forme de couleur rouge qui semble épaisse, et la couleur jaune sur la couleur rouge. À ce moment-là Monsieur Blanc me regarde en face et me montre sa langue. Monsieur Blanc a pris des antibiotiques pendant quelques semaines et il a une mycose buccale. Technique : Peintures acryliques

Le média a permis à Monsieur Blanc d’exprimer la partie corporelle douloureuse. Il a exprimé par la peinture les sensations et les perceptions internes de son corps. De plus, il m’a interpellé en me regardant de face, en imposant un lien direct et intense afin que je comprenne ce qu’il avait à me dire. « La présence vraie face à autrui est ce qui nous permet d’exister ensemble, c’est-à-dire d’être dans la pleine humanité. »(Collaud & Gomez, 2010, p.111) Cette création lui a permis de ressentir, de reconnaître et d’imager ses perceptions corporelles afin de les partager avec le thérapeute dans l’espoir qu’il saurait soulager sa souffrance. Ses yeux se sont plongés dans les miens afin de mieux capter mon attention, mes yeux se sont laissés capter afin de comprendre ce qu’il me disait. Deux humains se sont rencontrés à travers le regard, une communication s’est instaurée recréant un lien.

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III.2.4 MONSIEUR GRAND

Monsieur Grand est un homme de 94 ans, grand et svelte. Il a des cheveux blancs abondants. Il est souvent habillé d’un pantalon et d’une jaquette. Il a un visage allongé. C’est un homme instruit qui aimait lire. Il entend et voit bien. Il se déplace en chaise roulante et il est dépendant du personnel soignant pour tous les déplacements ainsi que pour ses soins corporels. Il est conduit par le personnel soignant tous les mardis à l’atelier. Il aime la peinture. Il a une grande capacité d’expression verbale et picturale. Ce jour-là, sa femme lui a rendu visite plus tôt dans l’après-midi. Il vient à l’atelier à sa demande, après son départ. L’infirmière cheffe m’avait raconté que les échanges avec sa femme étaient compliqués, et qu’il se sentait infantilisé et opprimé par son comportement. Il arrive à l’atelier très énervé, agité et semble fatigué. Il s’installe à la table de l’atelier et me demande du rouge. Il trace très vite une ligne horizontale pratiquement au-milieu de la feuille et pose le pinceau satisfait de son œuvre. Nous échangeons : Monsieur Grand commence par me dire :- C’est une barrière. - Elle sert à quoi cette barrière ? - Elle sert à empêcher que les deux se mélangent. - C’est quoi les deux ? - D’un côté les femmes et de l’autre les hommes. - Chacun vivrait séparé par cette barrière ? - Oui, mais parfois on pourrait passer d’un côté ou de l’autre en cas de besoin. Voilà, maintenant je peux aller dormir tranquille. - Avant d’aller dormir voulez-vous mettre un titre à cette œuvre ? Monsieur Grand écrit en rouge La belle vie et quitte l’atelier souriant et apaisé. Techniques : Peintures acryliques Titre : La belle vie (2010)

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Monsieur Grand a symbolisé une sorte de mise à distance en traçant une barrière qui place la femme et l’homme dans deux espaces définis. Chacun a ses limites dans l’espace créé, et chacun peut agir indépendamment de l’autre. Monsieur Grand laisse la possibilité de passer selon les besoins, la barrière d’un côté ou de l’autre, « la vraie vie humaine se vit dans la dépendance des uns par rapport aux autres, c’est-à-dire dans l’interdépendance » (Collaud & Gomez, 2010, p.92). Monsieur Grand a symbolisé cette mise à distance souhaitée entre sa femme et lui. Il a exprimé ce qu’il avait au fond de lui et qui l’exténuait. « La vraie liberté humaine c’est la capacité de faire du neuf, de l’inédit dans une situation de contraintes. Et dans ce sens-là on peut être libre dans la dépendance. » (Collaud & Gomez, 2010, p.92). Il s’est allégé d’un fardeau en le déposant dans l’atelier ce qui lui permet le repos. J’ai pu comprendre ce lien car je connaissais l’histoire de vie de Monsieur Grand ; il est important d’avoir accès à l’histoire de vie et l’anamnèse du résidant lors d’une prise en soin à l’atelier, autant qu’il était important de connaître les rites de l’institution dans le cas de Monsieur Roux.

III.2.5 MADAME SILENCE

Madame Silence est une personne qui parle très peu mais observe beaucoup. Elle participe à l’atelier pour la première fois. Elle semble méfiante et distante, mais elle suit des yeux tous mes déplacements. Elle me fait penser à un petit animal caché sous les feuillages. Je lui présente une boite remplie de cartes postales et lui demande d’en choisir une. Elle regarde avec minutie les images, et finalement elle en colle une sur une feuille A3. Elle prend un crayon bleu, puis un rose et trace des traits. Elle ne souhaite pas continuer. Technique : Collage Titre : Renardeau (2009)

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Avec doigté et créativité, Madame Silence m’indique à travers sa première création, l’approche que je dois exercer avec elle. J’ai immédiatement fait un lien avec l’histoire du Petit Prince et me suis approprié le concept pour toutes les personnes venant à l’atelier. « Il faut être patient, répondit le renard. Tu t’assoiras un peu loin de moi, comme ça dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près.» (St.Exupéry, 1993, p.94). Madame Silence s’est exprimée à travers cette image. Elle est entrée en relation avec moi. J’avance peut-être seulement une hypothèse, mais elle m’a demandé, sans le dire, d’être patiente, de faire un arrêt dans le temps et l’espace, comme une mise en suspension. Elle m’a suggéré de prendre le temps, de laisser faire le temps, d’être là. J’ai tenté d’habiter le lieu avec mon corps et mon esprit.

III.2.6 MADAME ELÉGANCE

Madame Elégance est une dame célibataire de 85 ans. Elle est tirée à quatre épingles ; ses cheveux blancs sont coupés et coiffés impeccablement et sa tenue vestimentaire est composée d’un blaser et d’une jupe droite de couleur intense comme le vert pomme ou le fuchsia. Elle a une bonne ouïe et une excellente vision. Elle lit les magazines et commente les textes si quelqu’un la sollicite. Elle était gouvernante dans des maisons de maîtres. Elle déambule sans cesse dans les corridors et c’est pour cette raison que le personnel soignant la conduit à l’atelier en me disant que Madame Elégance erre dans les corridors à la recherche d’on ne sait quoi, comme un animal perdu. Elle est dans son monde. Lors de cette première séance, je lui propose de la peinture acrylique. Elle choisit la couleur bleue et une grande feuille A3. Elle commence son dessin au bas droit de la feuille. Elle dessine une petite forme qui prend peu de place, et semble perdue sur ce grand espace blanc. Je lui demande de me décrire sa production. Elle me dit que c’est la bête qui rôde dans la campagne à la recherche de quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Peut-être son petit. Elle prend le pinceau et rajoute deux traits qui représentent les pattes de devant. Lorsque je lui pose la question concernant la race de cet animal, elle me répond : « Elégance ». Je lui demande de quoi il aurait besoin ? Elle regarde sa montre, me dit qu’elle est pressée, elle doit rentrer. Elle se lève et part.

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. Technique : Peintures acryliques Titre : La bête Elégance (2009)

En quelques traits de peinture, Madame Elégance m’a peint une sorte de portrait telle qu’elle se voyait ; mais ce qui m’a frappée, c’est qu’elle emploie les termes que le personnel soignant a employés pour me la décrire. Comme si elle était victime de l’effet Pygmalion. Il m’apparaît dès lors qu’elle a une présence au monde réelle et reste attentive aux discussions faites dans les corridors lors de ses errances. Souffre-t-elle de la stigmatisation ? Serait-il possible de lever la stigmatisation que la société porte sur les personnes DTA ? Est-elle en quête de ce qu’elle a perdu, c’est-à-dire sa mémoire ? Le « petit » qu’elle cherche, est-ce sa condition humaine ? Dans sa déambulation, dans son errance, elle cherche la personne qu’elle a été. Si l’espace blanc symbolisait les blouses blanches, demande-t-elle aux soignants (à moi aussi) de prendre le temps de chercher, de trouver cette personne et de la reconnaître comme telle ? La maladie d’Alzheimer masque la personne qui en souffre. Si le thérapeute enlève ce masque, il découvrira l’être humain qui se trouve derrière. Le résidant DTA est certainement perdu, mais il est retrouvable en prenant le temps et la peine de le chercher. Il s’agit de se laisser surprendre par le résidant et non pas projeter sur lui les stigmates de la maladie. Pour que le résidant DTA se découvre, le thérapeute se sert de son savoir-être afin de se laisser toucher, afin de créer une rencontre entre deux humains.

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III.2.7 MADAME SOURIRE ET MONSIEUR NARCISSE

Monsieur Narcisse, 73 ans, atteint physiquement dans sa santé, doutait de l’efficience de l’art-thérapie auprès des personnes DTA. Il les considérait comme des êtres insipides et sans intérêt. Madame Sourire, 85 ans, est atteinte de la maladie d’Alzheimer. . Après une année et demie, le dialogue entre Madame Sourire et Monsieur Narcisse m’a permis d’envisager ou de poser l’hypothèse que son regard avait changé. Monsieur Narcisse peint sur une feuille en toute quiétude lorsque Madame Sourire entre dans l’atelier au gré de sa promenade. C’est la première fois qu’elle vient. Sans hésiter, elle prend place et regarde les arbres du jardin. Un dialogue s’instaure entre Madame Sourire et Monsieur Narcisse : -Vous voyez les arbres ? dit Madame Sourire -Oui. Dit Monsieur Narcisse. -Pourquoi certains arbres bougent et d’autres arbres ne bougent pas ? -Les arbres qui bougent racontent des histoires, et ceux qui ne bougent pas les écoutent, lui répond Monsieur Narcisse à ma grande surprise. Le processus créatif et thérapeutique dans un atelier ouvert dans lequel la personne DTA entre et sort au gré de ses déambulations a sans doute transformé le regard que Monsieur Narcisse portait sur une personne telle que Madame Sourire. Sa réponse m’a paru une bonne métaphore sur la fonction de l’art-thérapie et de l’art-thérapeute : Les arbres seraient les processus créatifs et thérapeutiques, l’écoute inconditionnelle, l’empathie, la congruence, les silences, les échanges verbaux et non-verbaux, l’agir et le non-agir, la temporalité et l’intemporalité, le mouvement des images psychiques de l’intérieur vers l’extérieur et de l’extérieur vers l’intérieur. Madame Sourire a permis, comme le dit Michel Personne que se remettent « à communiquer les imaginaires, les désirs ou les bonnes volontés. »(Personne, 2006, p.96). Monsieur Narcisse a utilisé son imaginaire pour donner de la poésie à Madame Silence, il avait le désir de lui apporter une réponse « d’atelier d’art-thérapie » et il a eu la bonne volonté de prendre en considération cette question, qui aurait pu sembler farfelue hors contexte. Il s’est créé, dans l’ici et le maintenant, « un entre-deux relationnel authentique ». (Personne, 2006, p. 97)

III.2.8 MADAME FLEUR

Madame Fleur a 93 ans. Elle a des cheveux gris et frisés. Elle a une bonne ouïe, mais ses yeux s’irritent lorsqu’elle les sollicite trop longuement. Il lui manque deux doigts à la main droite depuis sa plus jeune enfance. Elle se déplace à l’aide d’un rollator, sorte de déambulateur avec roues. Elle a eu une vie de labeur surtout auprès d’un enfant atteint d’une infirmité motrice cérébrale (IMC). Elle vient tous les mardis à l’atelier d’art-thérapie avec plaisir. Elle utilise volontiers les techniques tout en disant qu’elle n’a jamais appris à « faire ces choses » et que « d’autres sauraient mieux faire qu’elle ». Elle commence et termine à chaque séance une production, même si ses yeux se mettent à couler. Elle est très concentrée durant le processus créatif. Les quatre illustrations montrent une partie de son travail qu’elle a produit tantôt avec des peintures acryliques, tantôt avec la

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technique de la peinture magique ou avec «la technique du papier trempé. Les séances se passent toujours de la même façon : un temps de préparation, un temps de création et un temps d’échange où elle commente parfois certains souvenirs qui restent assez flous. Elle donne un titre à chaque production, C’est seulement lorsque sa famille a voulu voir ses créations que j’ai pu faire certains liens.

Technique : Peinture magique Technique : Peintures Acryliques Titre : Joséphine du village (2011) Titre : Le jardin (2011)

Technique : Papier trempé Technique : Peinture magique Titre : La jeune fille enceinte sous la fleur (2011) Titre : Le papillon (2011)

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Les trois témoignages familiaux, en annexe, me permettent de dire que l’art-thérapie a permis de retrouver à travers les œuvres une maman, une grand-maman et une belle-mère. Les productions témoignent d’émotions profondes intactes et questionnent l’imagination des proches qui perçoivent des faits et des personnages, telle qu’une voisine et le jardin familial, ou liés à des souvenirs d’enfance comme l’écrit le fils de Madame Fleur qui découvre à travers les talents artistiques, comme il dit, une âme sensible.

L’aquarelle de « la jeune fille enceinte sous la fleur » laisse une sorte de mystère et de fascination puisque cette œuvre coïncide exactement avec le début de grossesse de sa petite-fille. Ce qui a fait l’objet de nombreuses questions de la part de cette famille sur le ressenti et les perceptions des personnes DTA puisque personne n’était au courant de ce début de gestation. L’art-thérapie a tissé des liens d’une façon différente entre trois générations : une grand-mère, un fils et une petite-fille qui aime peindre. La jeune fille aimait les histoires du passé que sa grand-maman lui racontait, aujourd’hui, elle lui conte, dit-elle, des histoires de couleurs, d’émotions et de matière qui sont les plus belles. Grâce à l’art-thérapie, une belle-fille découvre un autre monde que le sien, qui se multiplie à l’infini dans l’imaginaire de sa belle-mère. Elle rajoute que « les ailes du papillon l’aident à s’envoler dans l’espace de la création et surtout dans le cœur de ses enfants ».

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IV. SYNTHÈSE Le cadre institutionnel, son contexte et sa philosophie de soins centrés sur la personne, ont certainement contribué au fonctionnement de l’atelier d’art-thérapie, mais aussi aux différentes formes d’expression qui ont surgi lors des séances. Je pense que le travail en amont et en aval de l’atelier reste une des conditions importantes pour celui-ci. Le rapport de l’infirmière, en annexe, relève les points importants pour la réussite d’un tel projet : la mise en place de l’atelier, la place donnée à l’art-thérapie, l’implication de la direction, l’intégration d’une nouvelle profession dans l’EMS auprès des résidants, des soignants et des familles. Les informations et les diverses actions ont permis une meilleure compréhension de la démarche. De plus, les médecins de famille et certains psychiatres ont été informés de la présence d’un art-thérapeute dans l’établissement. Comme le décrit l’infirmière cheffe, l’un deux a fait une demande de suivi hebdomadaire pour la résidante « présentant des troubles cognitifs assez importants mais étant dans le déni et la persévération ».L’infirmière cheffe m’a transmis la philosophie de soins utilisée. De mon côté, j’ai partagé mes connaissances sur l’approche art-thérapeutique. Les observations qu’elle a faites concordent avec les miennes : les effets thérapeutiques durent en dehors de l’atelier. Des liens de confiance se sont tissés au fil des mois entre la direction, l’infirmière cheffe, le personnel soignant, les animatrices, les résidants, les familles et moi. L’identité art-thérapeutique a trouvé une place légitime dans l’institution et le cadre thérapeutique, mon savoir, mon savoir-faire et mon savoir-être ont peut-être participé aux processus créatifs et thérapeutiques des résidants venus aux ateliers.

L’utilisation des médias proposés dans l’atelier a permis au résidant DTA un accès à la créativité, il a accédé à l’art qui est un moyen de communication. Dans l’atelier, je propose des expériences à travers différentes médiations et je porte beaucoup d’attention aux moindres traits, changements de comportements ou de langage verbal ou non-verbal. L’estime de la personne est ainsi revalorisée à travers sa production puisqu’une attention particulière est posée sur chaque production. Je suis à l’affût de chaque petit signe. Avec le résidant DTA, l’échange verbal est partiel ou nul, les mots manquent ou n’ont plus de sens pour moi. L’échange verbal introduisant le thérapeute vers une compréhension de l’œuvre, à sa signification, aux représentations, aux symboles et aux métaphores est rarement possible. Mes observations de la communication non-verbale me permettent d’accéder à des informations porteuses de messages comme par exemple, des besoins, des idées, des émotions que le résidant tente de communiquer. La patience, l’observation et l’écoute sont des conditions importantes dans cette approche. Je prends le temps d’apprivoiser chaque résidant et je lui donne de l’espace afin qu’il se familiarise avec l’endroit, les matériaux et ma présence. Je ne cherche plus à tout maîtriser : les horaires que j’avais fixés, pour les différents groupes, ont été réorganisés par les allées et venues des résidants ; je me suis mise à leur rythme. Lorsque je prends soin d’un résidant, je l’accueille dans un endroit serein, comme une mise sous globe. Je l’écoute dire et parfois je l’écoute dans son silence. Il est précieux et unique, il est important à mes yeux puisque j’ai choisi d’en prendre soin. Il m’apprend à vivre l’instant présent, le ici et le maintenant ; j’ai l’impression que le temps n’est plus le temps, que le passé n’a plus de sens et que le futur n’est pas

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accessible. J’interprète le présent au sens figuré, lié à ma présence, à une présence authentique. J’ai laissé la place pour recevoir un échange mutuel du don de la présence. Je pense que ma totale présence a aussi été l’outil qui a permis à Monsieur Roussel de trouver parfois le chemin des mots. L’une des clés qui rend une totale présence à l’autre est l’écoute des autres, mais également l’écoute de soi ; c’est-à-dire être présent à soi par le ressenti et prendre conscience de se qui se passe sur le plan physique, mental et émotionnel. « Etre présent à soi et à l’autre, c’est à la fois être centré et attentif : c’est ouvrir ses antennes intérieures et extérieures. »3(Randegger&Oudart, 2008, p.4). Le regard que je porte sur la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer est que des possibles sont encore à envisager ; le résidant est capable d’entreprendre une action et une relation lorsque le thérapeute s’implique. J’ai évalué et favorisé « l’autonomie relative » dont parle Michel Personne. Je lui ai laissé l’espace pour qu’il puisse s’exprimer ; un espace géographique constitué par l’institution et l’atelier, un espace émotionnel constitué par nos sensations et sentiments, un espace de dialogue constitué par le verbal et le non verbal et un espace amoureux constitué par la bienveillance et la présence pure. Comme le relève l’infirmière cheffe, l’important est « de donner sens à la vie jusqu’au bout en usant de créativité et permettant aux résidants l’expression de leurs émotions ». J’ai observé que les regards des soignants changeaient lors des colloques en voyant ce que le résidant DTA avait produit et exprimé. Le témoignage d’une des animatrices souligne la souffrance, l’impuissance des familles, mais aussi leur focalisation sur les pertes cognitives en oubliant de regarder la personne. Elle dit qu’elle doit « un peu revaloriser ses résidants aux yeux des autres ». Elle ajoute que l’art-thérapie permet « de présenter cette résidante non pas comme une personne souffrant de troubles cognitifs mais comme une artiste exprimant ses émotions et ses ressentis à travers la peinture et l’argile ». Les quelques lignes que l’animatrice a écrites sont d’autant plus émouvantes que mes premières questions touchaient la frontière entre son métier et le mien. Nous avons reconnu, compris et accepté nos activités respectives, ce qui a permis une sorte de complicité et de complémentarité entre nous. Le témoignage de la famille de Madame Fleur montre aussi que l’art-thérapie a apporté une nouvelle dimension, un nouveau regard, une nouvelle forme de communication avec leur proche atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce qui est encore plus encourageant c’est que le regard entre les résidants non atteints par la maladie change et qu’ils prennent en considération les résidants DTA. De plus, les utilisateurs de l’atelier d’art-thérapie font connaissance entre eux et ne sont plus des étrangers vivant dans une même maison ; ils communiquent, échangent des souvenirs et se complimentent mutuellement sur leurs œuvres. Ils remarquent que chacun a eu une vie bien remplie avant cette vie qui continue et qui se finira pour eux, sous le même toit. En quelque sorte l’atelier d’art-thérapie donne la possibilité aux aînés d’exprimer

3 M.Randegger & CL.Oudart.(2009) Mise en jeu du corps Cours à l’école d’études sociales et pédagogiques,

2008.

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leur humanité, mais aussi de redevenir humain aux yeux des différents membres de l’EMS. L’atelier d’art-thérapie s’est mis en place petit à petit à l’aide de tous les acteurs de l’institution, comme si tous avaient mis la main à la pâte. L’institution voulait permettre aux résidants, à travers l’art-thérapie, l’expression de leurs émotions et de leurs représentations mentales. Les résidants ont fait preuve de créativité pour exprimer et matérialiser des images psychiques comme par exemple, la représentation de la barrière de Monsieur Grand. Le résidant utilise la créativité comme nouvelle voie de communication comme dans les productions de Monsieur Blanc et de Monsieur Roussel. Certains résidants improvisent la médiation lors du travail dans l’atelier, comme par exemple, lorsque Monsieur Roussel apporte le magazine. L’institution était à la recherche d’une nouvelle méthode de communication en gériatrie. Comme le relève l’infirmière cheffe, certains résidants proviennent de pays étrangers ; si le français les a accompagnés durant leur séjour en Suisse, leur langue maternelle reste très présente. L’art-thérapie permet au sein de l’institution un langage commun comme la peinture, les pinceaux, les couleurs et l’argile ; elle offre un langage universel au sein de l’établissement, tout comme l’art universel. Les observations faites lors des ateliers et leur analyse confirment que le résidant s’exprime à travers la production qu’il a réalisée, il a donné un nouveau corps à son âme qui a pris forme à travers l’œuvre se présentant à nous. La représentation prend corps, comme une présence nouvelle, qui nous ouvre aussi l’âme de l’auteur. M. Langlais reprend une phrase de Thomas Moore(1992) : « (…) Le corps, c’est l’âme qui se donne à voir sous sa forme la plus riche et la plus expressive. Dans le corps, nous voyons l’âme déclinée en gestes, en vêtements, en mouvements, en formes, en expression, en température, en éruption cutanées, en tics, en maladie. » La maladie d’Alzheimer serait-elle une déclinaison de l’âme du résidant qui se laisse percevoir à travers son corps, ses troubles et ses symptômes ? L’institution voulait offrir des thérapies non-médicamenteuses afin de diversifier l’offre en soins : La pratique de l’art-thérapie est non seulement possible avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, mais elle ouvre des pistes d’observations et des perceptives.

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V. CONCLUSION La découverte la plus importante et la plus émouvante pour moi lors de cette expérience a été la découverte de mon savoir-être. Je n’avais pas conscience qu’il était essentiel dans les relations thérapeutiques, dans ma fonction art-thérapeutique et la mise en place des bases de l’art-thérapie. J’ai agi selon ma sensibilité, mes émotions et mon affection tout en gardant à l’esprit les protocoles, les règles, mon savoir et mon savoir-faire. Cette façon d’être en relation thérapeutique a été d’une grande importance dans ma vie professionnelle et dans mes relations interpersonnelles. J’ai aiguisé une écoute attentive de mes sens et de mes perceptions afin d’être authentique lors des contacts avec autrui. J’ai confiance en ce que je suis devenue en partie grâce au contact des résidants DTA. Les résidants atteints de la maladie d’Alzheimer, ceux de qui l’on dit qu’ils ont perdu la conscience, m’ont fait prendre conscience. Michel Bobin utilise le terme de : « La présence pure » titre de son livre. Cette expression m’a fait comprendre les nombreuses questions que je me posais lors des échanges avec l’infirmière cheffe et ma superviseuse. Je leur parlais d’un sentiment étrange que je n’arrivais pas à définir. Je tentais des explications comme : « Je ne sais pas, j’ai l’impression qu’ils ne me reconnaissent pas, mais qu’ils me ressentent. J’ai l’impression qu’avec eux je suis dans l’essence même de l’être humain, mais qu’est-ce que l’humain et qu’est-ce que l’essentiel ? Comme dit le renard : « (…) on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » (St.Exupéry, 1993, p.97) J’ai l’impression de vivre un autre rythme, une autre manière d’être en relation, une autre manière d’être au monde. L’infirmière cheffe utilise une phrase de Michel Bobin dans son texte : « La maladie d’Alzheimer enlève ce que l’éducation a mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface ». Michel Personne explique que la communication des personnes DTA s’ouvre « vers un lien humain situé au-delà de la compréhension, et donc de la maitrise de la relation, de la convention qui unit verbalement et non verbalement les échanges, où se situe(nt) la confiance et l’être-avec. » (Personne, 2006, p. 96).La personne DTA a agi sur moi en utilisant des canaux de communications qui m’étaient inconnus. Elle m’a permis d’évoluer dans ma fonction d’art-thérapeute en m’enseignant des notions que je n’avais pas envisagées. Comme le dit Michel Personne, « (…), les expériences doivent être « vécues pour être acquises ». »(Personne, 2006, p. 130). Mon travail de 2ème année avait mis en évidence que le processus créatif modifie le vécu interne du thérapisant, ce qui modifie son regard sur le monde extérieur. Mon mémoire a mis en évidence la notion de la stigmatisation et du regard portés sur cette maladie. Je savais que les malades, les familles, les soignants et même les institutions qui accueillent les personnes cognitivo-mnésiques en sont frappés. J’ai pu observer qu’à travers l’art-thérapie les regards extérieurs peuvent être modifiés. Cette recherche a mis en surbrillance cette notion, sur les familles, sur les soignants, sur les résidants, et sur moi : les familles redécouvrent l’être aimé, les soignants sont sensibles lors des échanges d’observations, les autres résidants moins réticents à l’approche d’une personne DTA. Mon regard a changé en travaillant dans l’atelier

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d’art-thérapie avec mes émotions, mon corps et mon âme en lien avec leurs émotions, leur corps et leurs âmes.

V.1 PISTES POUR L’AVENIR

Je souhaite développer les ateliers d’éveil des sens auprès des résidants afin de créer une remise en communication avec le personnel soignant, les animatrices et les familles. Cette mise en communication aurait peut-être une conséquence positive sur l’isolement et le repli sur soi comme défini dans un des objectifs de l’institution. L’ouvrage de Martine Perron donne beaucoup de pistes qui sont intéressantes à exploiter lorsqu’elle écrit que « La Clé des Sens constitue un outil important pour la prévention de la perte d’autonomie de la personne âgée. »(Perron, 2005, p. 62). Chaque partenaire utiliserait des clés tel un objet, une image, une musique qui ouvre le tiroir des souvenirs. Les membres des familles pourraient apporter des objets familiers afin de stimuler l’éveil des sens et entrer en communication avec leur parent. « Si vous confiez la clé des sens à vos enfants ils en feront des baguettes magiques pour traverser le temps et découvrir un monde ancien qui fait partie de leur histoire. » (Perron, 2005, p. 104). Avant de solliciter le personnel soignant, l’infirmière cheffe et moi envisageons de créer un dossier d’évaluation des capacités comportementales et cognitives en complément aux évaluations des actes de la vie quotidienne afin d’exploiter les aptitudes existantes. L’histoire de vie et des questions relatives aux activités et hobbies de la personne, avant sa maladie, fourniraient également des renseignements utilisables dans le cadre de l’atelier et de l’institution afin d’ajuster les propositions d’activités, des médias et des clés. Nous souhaitons que cette méthode soit considérée comme un outil de soin. Toutes les découvertes que j’ai faites au long de ce travail me donnent une nouvelle vision des personnes atteintes d’un syndrome cognitivo-mnésique. Elles me donnent aussi une direction quant à ma vie professionnelle auprès de ces personnes. Les ouvrages de Michel Personne, de Maisondieu, de Bobin, ainsi que l’association Artz me semblent être de bonne référence quand à l’exploitation de l’art- thérapie auprès des personnes souffrant d’un syndrome cognitivo-mnésique. Les « espaces Snoezelen » qui utilisent la stimulation des cinq sens et qui ont fait leurs preuves me confortent dans l’idée que j’avais d’utiliser certains médias et des objectifs que je m’étais fixés en créant l’atelier d’art-thérapie. L’idée que la pathologie n’est pas seulement d’ordre biologique, physiologique et neurologique me stimule dans la quête de nouvelles idées. Il est certain que je suis sur le seuil de la porte, et qu’il reste beaucoup de choses à entreprendre. Je souhaite rester en contact avec les associations qui œuvrent pour le développement de l’art-thérapie auprès des personnes atteintes d’un syndrome cognitivo-mnésique. L’association suisse Alzheimer est véritablement une ressource et j’espère trouver, avec l’association ARTZ des conseils et des expériences à partager puisqu’ils œuvrent aux Etats Unis, en Espagne, en Allemagne, en France et en Australie, pourquoi pas en Suisse ? J’espère avoir l’occasion de connaitre plus spécifiquement un « espace Snoezelen ». Ma réfèrente de mémoire m’a enseigné la méthodologie en « entonnoir » ; elle a utilisé une métaphore qui illustre l’organisation méthodique d’une recherche. J’ai trié et réorganisé le brouhaha intérieur et le foisonnement de ma pensée, lecture après lecture, supervision après supervision et étapes après étapes. Il m’était impossible

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d’exprimer cette arborescence d’idées sans me connecter dans l’ici et le maintenant. J’ai écrit, effacé, copié-collé le texte maintes fois jusqu’au résultat final. C’est comme si j’avais préparé et voyagé dans un pays inexploré: j’ai étudié la carte géographique, les lieux à visiter, les traditions, les cultures et les précautions d’usage. En survolant le pays, le paysage était flou, le panorama s’est dessiné lors de l’atterrissage. L’immersion dans une partie du pays, les visites des différents sites et les échanges avec certains habitants ont élargi mon champ de vision. Le délai de retour m’a contrainte à reprendre l’avion. La soute à bagage et mes pensées étaient remplies de souvenirs et de nouvelles connaissances. Les images qui me restent, me laissent entrevoir des perceptives de retour pour découvrir d’autres zones du pays. Grâce à cette recherche, j’ai découvert que l’écriture, mais surtout la mobilisation de ma pensée, appuyée d’ouvrages de penseurs me fascine et me façonne. Avec l’infirmière cheffe, nous avons le projet de réaliser un ouvrage, elle a des années d’expériences auprès de ces personnes et ambitionne de les partager avec le grand public. En utilisant les outils de l’art-thérapie et les fonctions de l’art-thérapeute, l’âme tapie dans le corps du résidant atteint de la maladie d’Alzheimer se dévoile, telle la fée vivant dans le tronc d’arbre. C’est ce que j’ai vu apparaître dans l’image de la page de garde faite lors d’un stage en Land’art. Nous voyons ce que nous sommes prêts à voir. « Nous ne retrouverons la personne perdue que quand nous serons prêts à la voir en tant que personne à côté des symptômes démentiels. » (Collaud & Gomez, 2010, p.83). Je pense que la préparation de toutes ces années avant la formation et pendant la formation m’a préparée à voir une personne souffrant d’une maladie plutôt qu’une maladie faisant souffrir une personne.

Après ces quatre années de formation intense et cette dernière épreuve du mémoire, je vais mettre en pratique un apprentissage important que je dois aux résidants de type Alzheimer : je resterai un moment dans l’espace du non-agir, où il est permis de prendre le temps de ne rien faire et de rester immobile.

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VI.2 SOURCES INTERNET ARTZ is Artists for Alzheimer’s : Dr Jonh Zeisel .Récupéré de

http://www.artistsforalzheimers.org/johnzeisel.html

Association professionnelle suisse des art-thérapeutes. (2009). Récupéré de http://www.art-therapeute.ch/infos.php?id=1

Association Suisse Alzheimer : Les stades et symptômes. Récupéré de http://www.alz.ch/f/html/alzheimer+29.html

Cap retraite. (2008, 15 janvier) Maison de retraite : la méthode Snoezelen. Récupéré de http://blog.capretraite.fr/2008/01/15/la-methode-snoezelen-de-plus-en-plus-utilisee-en-maison-de-retraite/

Hommes et faits. (1996, 3 mars). Images et société. Récupéré de http://www.hommes-et-faits.com/Livres/Cs_Femme_MlvF.htm

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La Synergologie : Le site officiel. (2011). La communication non-verbale. Récupérée de http://synergologie-qc.ca/.

VI.3 SUPPORTS DE COURS Randegger, M. & Oudart, CL. (2009) Mise en jeu du corps : Approche

expérientielle et théorique. Lausanne : HES-SO, Ecole d’études sociales et pédagogiques.

VI.4 TABLE DES ILLUSTRATIONS Page de garde : Torrent, M. (2010, 26 mai). Land’ art. Photographie

personnelle

Les autres illustrations sont des photographies personnelles prises en atelier.

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VII. ANNEXES

VII.1 RAPPORT DE L’INFIRMIÈRE CHEFFE

En juin 2008, j’ai participé avec la directrice du home à un congrès à Paris qui traitait de l’approche non médicamenteuse dans la prise en soins de personnes souffrant de troubles cognitifs. Ce séminaire fort intéressant nous conforta dans l’idée de poursuivre l’introduction et le développement d’autres concepts de prise en charge dans notre institution. L’art-thérapie, la musicothérapie, ainsi que d’autres domaines nous ont été présentés et nous ont conduit à déterminer ce qui pourrait être mis en place dans l’EMS. C’est pourquoi lorsque Maribel Torrent nous sollicita, en octobre 2009, pour un stage en EMS dans le cadre de sa formation, nous fûmes vivement intéressées. Nous lui avons permis dans un premier temps d’effectuer 50 heures. Durant cette période il a fallu expliquer au personnel et aux résidents ce qu’était l’art-thérapie, car de nombreuses fausses idées circulaient sur ce sujet. Le personnel devait comprendre cette démarche, en avoir une notion claire et agir en partenariat dans sa mise en place, par exemple en accompagnant les personnes à mobilité réduite sur le lieu où se déroule l’activité. Maribel a donc organisé en collaboration avec la direction, un après-midi de sensibilisation à l’art-thérapie à l’attention de tout le personnel du home. En ce qui concerne les résidents, le processus était plus compliqué car 2/3 des personnes âgées qui vivent dans l’institution sont atteintes de troubles cognitifs à des degrés divers, et la méthode utilisée a été de les faire participer peu à peu en leur donnant des exemples sur le moment. Pour certaines personnes possédant encore de bonnes capacités intellectuelles, il a fallu leur démontrer l’aspect thérapeutique de cette démarche et leur expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une activité récréative qui doit produire quelque chose pouvant être jugé et exposé au regard d’autrui. Les familles ont été aussi informées au fur et à mesure du stage et le personnel était à même de répondre à des questions simples car il avait reçu auparavant une information. Nous avons constaté des changements et un intérêt grandissant de la part des résidants, mais lors des évaluations hebdomadaires avec Maribel, nous nous sommes rendus à l’évidence qu’il fallait du temps pour initier une telle démarche dans un EMS. Et c’est ainsi que le nombre d’heures de stage a été augmenté et s’est poursuivi jusqu’en octobre 2010. Actuellement et depuis novembre 2010 les séances d’art-thérapie se poursuivent, hors stage, car nous commençons à percevoir des effets positifs sur le comportement de certains résidants. Dans une institution telle que la nôtre se côtoient des personnes âgées très différentes à l’image d’une micro société, des gens atteints dans leur intégrité physique ou psychique, à des degrés divers. Mais aussi avec des âges différents allant de 70 à 101 ans, provenant de différents milieux ou parfois même de pays étrangers. Pour moi l’art-thérapie propose à chacun un moyen d’expression privilégié, privé ou collectif, qui s’inscrit dans une démarche « d’animation », évoquant le fait de donner de la vie. Depuis l’introduction de cette démarche, j’ai constaté par exemple qu’une résidante présentant des troubles cognitifs assez importants mais étant dans le déni et la persévération, a pu peu à peu trouver du

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plaisir à dessiner et exprimer ses émotions lors de ses séances. Elle a d’abord participé à la demande du psychiatre qui la suit, nous avons du insister pour qu’elle s’y rende, mais malgré tout elle tenait à ce rendez-vous et l’intégrait dans son planning hebdomadaire. Mais aussi cet homme de 75 ans, dépressif, très handicapé physiquement, et qui trouve dans ces rencontres hebdomadaires un espace où il peut s’exprimer librement face à une personne formée et réceptive, mais surtout hors du contexte institutionnel. Il s’est senti écouté sans jugement et a retrouvé beaucoup d’estime de soi. Il peut même faire des projets de vie. Jacques Salomé a écrit dans son ouvrage : « Notre corps garde la mémoire de tout ce qui nous arrive et aussi de tout ce qui nous manque. Nous relier à cette mémoire nous permet parfois de réconcilier notre présent avec notre passé. » (Salomé, 2007, p.237). Cette phrase illustre bien à mon sens un des aspects de l’art-thérapie en milieu gériatrique où il est important de ne pas rompre la chaîne de vie des résidants et de laisser une place principale à l’histoire de ces aînés que nous accompagnons sur ce chemin de fin de vie. Par la multiplicité des moyens d’expression qu’apporte cette activité, elle permet à chacun des participants de trouver la matière propice à sa thérapie. Dans un autre extrait du livre précité, j’ai relevé encore ceci : « Donnez-moi un symbole et je soulèverai quelques-uns des mystères du monde, je relierai l’infini de l’imaginaire aux horizons multiples de la réalité. C’est avec des symboles que nous pouvons accéder aux dimensions les plus cachées de notre être. » (Salomé, 2007, p.15). En travaillant depuis de nombreuses années en gériatrie, j’ai appris l’humilité, car chaque jour je découvre de nouvelles choses qui me forcent à me remettre en question et surtout à croire que si les capacités mentales diminuent les sentiments eux restent bien présents. Si je fais référence au concept d’humanitude que nous appliquons au home, c’est aussi pour constater la complémentarité de l’art-thérapie dans la prise en soins des résidants. Je pense à ce monsieur atteint d’une démence de type Alzheimer à un stade avancé et qui souffre d’aphasie ; lors d’une séance il a pu exprimer une phrase complète traduisant sa souffrance morale ou même réagir avec émotion à une chanson de son époque. Ces moments de grâce et de bonheur ont pu exister après plusieurs rencontres avec l’art-thérapeute, mais aussi parce qu’une relation de confiance et de respect avait pu s’établir entre eux. Avec ces personnes il faut du temps et il faut surtout comme en humanitude s’appuyer sur des expériences positives et qui procurent du plaisir. Ce qui me conduit à citer une phrase du livre de Christian Bobin : « La maladie d’Alzheimer enlève ce que l’éducation a mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface ».(Bobin, 1999, p.46). En conclusion, je dirai que l’expérience que nous avons menée en permettant à l’art-thérapie de trouver sa place dans notre institution a été très enrichissante et qu’elle laisse entrevoir une réelle opportunité d’offrir aux résidants une prise en charge de qualité. Elle demande du temps et de la patience. Elle constitue un des éléments qui permet aux personnes âgées de s’exprimer, de percevoir leurs émotions, de garder un contact avec la vie et le monde qui les entoure. Car il faut sans aucun doute donner de la vie aux années. Infirmière cheffe de l’EMS Le 6 juillet 2011

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VII.2 TÉMOIGNAGES D’UNE FAMILLE

Auteur : fils de Madame Fleur Merci à Maribel Torrent de nous permettre de retrouver, grâce à l’art-thérapie, de nombreuses facettes de la personnalité de notre maman. Sa mémoire défaillante ne nous permet plus d’avoir une conversation suivie et approfondie avec elle. Ces dessins et aquarelles questionnent notre imagination et témoignent, à défaut de souvenirs défaillants, de la persistance d’émotions profondes et troublantes à la fois… Il me semble, en effet, percevoir des faits et des personnages liés à mes souvenirs d’enfance dans mon village, à …. (Joséphine, le jardin et les fleurs, les nattes de sa jeunesse). Sa vie, assez difficile, ne lui ayant pas permis de partager plus tôt ses talents artistiques, il m’aura fallu attendre son entrée au home du … pour découvrir enfin une âme sensible et artistique… Aucune piste ne nous permet, par contre, d’expliquer le côté prémonitoire de son dessin « femme enceinte sous une fleur ». Sa petite fille, même si elle lui apporte assez souvent de magnifiques bouquets de fleurs, ne lui avait pas encore dévoilé son état de future maman qui correspond exactement avec la date du dessin. Le mystère persistera et nous souhaitons que l’Art-thérapie nous réserve encore beaucoup d’autres satisfactions et le plaisir de vous rencontrer souvent au Home du …. Auteur : petite-fille de Madame Fleur J’ai toujours eu beaucoup d’affection et d’admiration pour ma grand-mère ! Lors de mon retour d’un voyage en Russie, mon père m’a montré ses dessins et j’ai été très vite fascinée par les couleurs qu’elle employait, ainsi que les thèmes qui évoquaient ses souvenirs (évidemment, celui de la jeune femme enceinte sous la fleur m’a le plus touchée) Même enfouis au plus profonds de sa mémoire et même si l’oiseau picore toujours quelques bribes de rêves, elle a tout de même des moments (petits certes) où elle émerge du fond de son Océan et où le scaphandre de sa mémoire ouvre de petits tiroirs de vieux-rêves-souvenirs. Ces moments de lucidité, je les cueille très vite pour pouvoir les garder le plus longtemps possible au chaud sur mon cœur, car je sais qu’ils s’étiolent comme les traces d’aquarelle teintées d’eau sur la feuille blanche. Ma grand-mère a de nombreuses qualités et elle s’est découverte une passion, avec l’Art-thérapie : la peinture. Cela me touche particulièrement car moi aussi je peins. J’ai toujours aimé les histoires de son passé, ses racines, la montagne, le chalet, mon père et mon grand-père. Je les écoutais encore et encore et nous riions beaucoup ensemble. Maintenant, elle raconte des

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histoires de couleurs, d’émotions et de matières et je crois que ce sont les plus belles… Auteur : belle-fille de Madame Fleur A travers l’art-thérapie, nous avons découvert la face cachée d’une maman ! Les peintures et aquarelles surprenantes en couleur, demandant à l’auteur une concentration démesurée, nous révèlent une sensibilité et un sens artistique étonnant. Grâce à cet art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier à l’infini dans l’imaginaire d’une personne rare, attachée à la terre. Sa sensibilité artistique, jusque-là insoupçonnée, peut finalement laisser libre court à une imagination haute en couleur. Remercions la thérapeute qui, avec beaucoup de douceur et de patience, aura ouvert les ailes d’un papillon l’aidant à s’envoler dans l’espace de la création et surtout dans le cœur de ses enfants.

8.3 TÉMOIGNAGE D’UNE ANIMATRICE DE L’EMS

Je fais maintenant partie de l’équipe d’animation de l’EMS depuis une année et j’aimerais souligner en quoi l’art-thérapie peut être un outil plus qu’utile autant pour les résidants que pour leurs familles. Les proches et les familles des résidants souffrants d’Alzheimer se sentent souvent impuissants face à la progression de la maladie d’un être aimé. Avec le temps, la famille et les proches ont tendance à se focaliser sur les oublis et les pertes de reflexes plutôt que sur la personne en elle-même. Parfois, j’ai comme l’impression que je dois un peu revaloriser mes résidants aux yeux des autres. Certes la mémoire des résidants compte de plus en plus de failles, mais en contre partie leur mémoire émotionnelle vient en quelque sorte combler certaines de ces lacunes. L’art-thérapie permet de mettre tout se qui touche aux sentiments en avant. Elle donne un moyen aux sentiments de s’exprimer à travers divers moyens comme le dessin. Grâce à Maribel et à l’art-thérapie, une famille a réalisé l’importance non pas de la mémoire cognitive mais de la mémoire émotionnelle de leur mère. Ils ont découvert que leur maman possédait une grande sensibilité artistique, que se soit dans la manière de peindre ou dans le choix de couleurs. Ils ont étés touchés de constater que certaines des valeurs telles que la famille, la vie, la tendresse étaient des thèmes récurrents dans ses dessins. En effet, toute sa vie durant cette résidante a été une mère très aimante se préoccupant beaucoup de ses enfants. Elle n’arrive peut-être plus à accéder à certains de ses souvenirs, toutefois, l’art-thérapie lui permet d’exprimer certains ressentis liés à ces souvenirs. Je pense que l’art-thérapie permet de présenter cette résidante non pas comme une personne souffrant de troubles cognitifs mais comme une artiste exprimant ses émotions et ses ressentis à travers la peinture, l’argile etc. Animatrice de l’EMS Août 201