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TENDANCES N° 17 MAI 2012 Les diagnostics les plus contrastés existent sur les rapports des jeunes à la culture : crise des transmissions , faillite de la culture d’un côté , ré-enchantement du monde par les pratiques numériques de l’autre. Pour dépasser les écueils des discours alarmistes annon ant la perte des valeurs culturelles comme ceux de l’angélisme techniciste célébrant un monde nouveau « digital » , Sylvie Octobre propose d’observer les rapports des jeunes à la culture. Pratiques culturelles & jeunes générations Culture CONSEIL DE DÉVELOPPEMENT DE LA LOIRE-ATLANTIQUE Les jeunes et leurs pratiques culturelles, un sujet d’études récent pour les chercheurs teurs des pratiques parentales, soit comme des consommateurs passifs soumis aux flux médiatiques. Les récents travaux menés, notamment la vaste enquête « L’enfance des loisirs 2 » montrent qu’il en va bien différemment. Jeunesse, un objet non identifié Si on parle beaucoup de la jeunesse ou des jeunes, il s’agit d’un objet social bien mal identifié, surtout quand il faut définir des politiques publiques. Nombreux sont les acteurs publics à s’y intéresser : Ministère de l’Education de l’Emploi, de la Famille, des Sports ou de la Justice. Pour autant, il n’en res- sort pas de définition précise, le débat com- mençant sur la défini- tion des bornes d’âge, premier thème de tra- vail de l’Observatoire de la Jeunesse, récemment créé. Quelles sont les pratiques culturelles des jeunes, qu’elles soient déclinantes, stables ou en progression ? Quels sont les effets d’âge et les mutations géné- rationnelles qui les affectent ? La stra- tification sociale des pratiques cultu- relles ne se double-t-elle pas désormais d’une différenciation croissante fille/ garçon ? Comment la pratique des loi- sirs contribue-t-elle à la construction identitaire adolescente ? A quel public adulte de demain conduit-elle ? Pour répondre à ces questions, des chercheurs ont suivi pendant six ans (2002-2008), un panel de près de 4 000 adolescents (soit quand les enfants passaient de 11 ans à 17 ans). Tous les deux ans, ils ont été interro- gés via un questionnaire, leurs parents étant eux même interrogés une fois au début de l’étude. 1 La plus célèbre d’entre elles, l’enquête sur les Pratiques culturelles des français. 2 « L’Enfance des loisirs - Trajectoires communes et par- cours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence », un ouvrage de Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie Berthomier - Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2010. Depuis longtemps, des études appro- fondies sont menées sur les pratiques culturelles des français 1 , mais l’atten- tion portée aux pratiques culturelles des plus jeunes est une affaire plus récente. Jusque-là, les plus jeunes étaient sans doute considérés soit comme des « héritiers » ou reproduc- Jeunes et culture 1

Pratiques culturelles et jeunes générations

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Tendances 17

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Page 1: Pratiques culturelles et jeunes générations

TENDANCES N° 17 MAI 2012

Les diagnostics les plus contrastés existent sur les rapports des jeunes à la culture : crise des transmissions,

faillite de la culture d’un côté, ré-enchantement du monde par les pratiques numériques

de l’autre. Pour dépasser les écueils des discours alarmistes

annon ant la perte des valeurs culturelles comme ceux de

l’angélisme techniciste célébrant un monde nouveau « digital »,

Sylvie Octobre propose d’observer les rapports des

jeunes à la culture.

Pratiques culturelles& jeunes générations

Culture

CONSEIL DE DÉVELOPPEMENT DE

LA LOIRE-ATLANTIQUE

Les jeunes et leurs pratiques

culturelles, un sujet d’études récent pour

les chercheurs

teurs des pratiques parentales, soit comme des consommateurs passifs soumis aux flux médiatiques. Les récents travaux menés, notamment la vaste enquête « L’enfance des loisirs2 » montrent qu’il en va bien différemment.

Jeunesse, un objet non identifié Si on parle beaucoup de la jeunesse ou des jeunes, il s’agit d’un objet social bien mal identifié, surtout quand il faut définir des politiques publiques. Nombreux sont les acteurs publics à s’y intéresser : Ministère de l’Education de l’Emploi, de la Famille, des Sports ou de la Justice. Pour autant, il n’en res-sort pas de définition précise, le débat com-mençant sur la défini-tion des bornes d’âge, premier thème de tra-vail de l’Observatoire de la Jeunesse, récemment créé.

Quelles sont les pratiques culturelles des jeunes, qu’elles soient déclinantes, stables ou en progression ? Quels sont les effets d’âge et les mutations géné-

rationnelles qui les affectent ? La stra-tification sociale des pratiques cultu-relles ne se double-t-elle pas désormais d’une différenciation croissante fille/ garçon ? Comment la pratique des loi-sirs contribue-t-elle à la construction identitaire adolescente ? A quel public adulte de demain conduit-elle ?

Pour répondre à ces questions, des chercheurs ont suivi pendant six ans (2002-2008), un panel de près de 4 000 adolescents (soit quand les enfants passaient de 11 ans à 17 ans).

Tous les deux ans, ils ont été interro-gés via un questionnaire, leurs

parents étant eux même interrogés une fois au début de l’étude.

1 La plus célèbre d’entre elles, l’enquête sur les Pratiques culturelles des français.

2 « L’Enfance des loisirs - Trajectoires communes et par-

cours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence », un ouvrage

de Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie Berthomier - Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2010.

Depuis longtemps, des études appro-fondies sont menées sur les pratiques culturelles des français1, mais l’atten-tion portée aux pratiques culturelles des plus jeunes est une affaire plus récente. Jusque-là, les plus jeunes étaient sans doute considérés soit comme des « héritiers » ou reproduc-

Jeuneset culture

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Certaines activités fonctionnent comme des marqueurs et des transitions qui expriment la position de l’enfant sur l’échelle des âges, de façon objective (changer de pratique) et subjective, l’enjeu étant de bien se positionner dans son groupe de pairs.

Des pratiques déclinantesParmi les pratiques déclinantes, on identifie avant tout la lecture de romans, la lecture de bandes dessinées et le fait de regarder la télévision.Rien de surprenant concernant cette baisse d’intensité des pratiques de lec-ture, de nombreuses enquêtes l’ont déjà mise en évidence et ce, dès le primaire. Bien que plus prononcée pour les livres et les bandes dessinées que les magazines, elle affecte tous les enfants, avec des amplitudes diffé-rentes selon leurs caractéristiques sociales. Surtout, l’effritement des forts lecteurs s’accompagne d’une très forte progression de la catégorie des non lecteurs. Le décrochage se situe au milieu du collège, vers 13 ans. Concernant les magazines, on note une légère embellie vers 13 ans. Cela cor-respond à une mutation des modes de lecture, au besoin de repères et de références propres au monde de l’ado-

Ici se fait la rupture entre la pratique et le support : l’ordinateur a de multiples usages. S’il peut servir à des recherches et productions scolaires, il est aussi utilisé pour écouter de la musique enregistrée, regarder un film, une série, aller sur les réseaux sociaux, écrire, discuter etc. La possession d’un ordinateur ne dit rien des usages qui en sont faits. Usages toujours plus variés. C’est ainsi que les frontières volent en éclats : on écrit et on fait des photos ou des films pour alimenter un blog, on contourne les interdits parentaux (regarder des séries, films, vidéos inter-dits par les parents), les espaces privés et publics se redessinent avec les réseaux sociaux… on accède à des contenus dans la langue de son choix, à des séries télé-visuelles, des musiques ou des jeux qui ne sont pas distribués dans son propre pays.

En début de collège, l’usage majoritaire de l’ordinateur est le jeu. En deuxième moitié de collège, les usages se diversifient et augmen-tent en fréquence. Les usages commu-nicationnels se démultiplient, la consommation culturelle prend une

lescence. Par contre, plus ils gran-dissent, moins les adolescents sont fidèles à un titre.

L’audience télévisuelle, bien que tou-jours forte, baisse avec l’avancée en âge. Les habitudes télévisuelles qui sont propres à la catégorie des 11 ans vont s’inverser avec l’âge. Tandis que les plus jeunes regardent la télévision surtout le matin et à des moments où ils n’ont pas classe, les plus âgés déclarent la regarder le soir en semaine. Des dessins animés, on passe aux séries télévisées et aux films. Autre facteur à l’influence croissante, l’entrée en force des écrans autres que télévi-suels, ordinateurs, tablettes, autant de supports qui sont actuellement en train de bouleverser la consommation des séries, films et émissions jusque-là exclusivités du « petit écran ».

Des pratiques stablesParmi les pratiques stables, on trouve le sport et les pratiques artistiques, des pratiques d’engagement, de liens aux autres ou d’expériences personnelles, des terrains favorables à l’expérimen-tation de soi. Le sport occupe donc une place importante dans l’agenda des enfants et concerne au quotidien

place importante (musique, films). On assiste aussi à un développement de la création (dessin, photo…) alors que ces pratiques, dans leur version « traditionnelle », sont en déclin. La demande scolaire entraine une intensification des recherches sur internet. L’ordinateur joue ainsi de la porosité des registres, à la fois ludique et éducatif tandis que les usages se démultiplient. Des usages démultipliés et simultanés. Les adoles-cents sont polyactifs sur leurs écrans : ils écoutent une émission ou de la musique, discutent sur un réseau social, jouent à un jeu tout en faisant un

travail scolaire, et tout cela en même temps.

Les adolescents ont aussi adopté de nou-veaux compagnons au quotidien, objets qui ont fait leur entrée en

force au collège et lycée ces toutes dernières

années : téléphones de xième génération multi support de com-

munication, recelant jeux, musiques, vidéos, sans oublier les tablettes qui arrivent dans les foyers et vont encore bouleverser les usages et brouiller les frontières. D’autant que ces nou-

un enfant sur cinq. Les pratiques artis-tiques concernent en moyen quatre enfants sur dix.

Des pratiques en progression, emblématiques du passage adolescentElément emblématique de la culture adolescente, l’écoute de musique enre-gistrée. Cette activité prend une place croissante dans la vie des adolescents.L’écoute de la radio connaît, elle, un pic à la seconde moitié du collège. Les émissions répondant aux questions des jeunes de façon très libre sur des sujets cruciaux au moment de cette construction adolescente ont toute leur place dans la sphère privée ; 8 adoles-cents sur 10 écoutent seuls la radio.

L’ordinateur devient au fil du temps un objet incontournable sans que l’on puisse vraiment distinguer l’effet de l’âge ou de généralisation de l’équi-pement. En deuxième partie de collège, plus d’un adolescent sur cinq possède un ordinateur personnel. Au lycée, c’est un sur trois. La pratique croissante avec l’âge est aussi de plus en plus autonome. Ces résultats attestent de la « r-évolution » numérique au sein de la population française.

veaux supports nomades effacent les limites spatiales ; l’écran n’est plus dans la chambre ou à la maison, il est dans la poche.

Stratification sociale et différenciation croissante fille / garçonLe poids du genre et de l’origine sociale viennent se conjuguer au facteur d’âge. Les jeux vidéos sont une activité de garçon et ce à tous les âges, le carac-tère masculin de la pratique s’affirmant avec le temps. La lecture de livres, elle, obéit d’abord à une stratification sociale. Ce sont les enfants de cadres qui lisent le plus et parmi eux les filles sont de plus grandes lectrices que les garçons. Concernant les pratiques artistiques, on observe une combinai-son des deux phénomènes : la diffé-rence de genre est plus marquée chez les enfants d’ouvriers que de cadres, quel que soit l’âge. Dans une pratique partagée par tous comme l’écoute de musique, on voit comment les goûts se construisent corrélés au genre et à l’origine sociale. Avec le temps, une double transformation s’opère : la dif-férence de goûts entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadre se creuse, et quasiment tous les genres se féminisent.

Des pratiques déclinantes, stables ou en progression

Quand les frontières volent en éclat

Cartographie des univers culturels

Des supports nomades multi

fonctions, des usages démultipliés,

simultanés

Pratiques et attachements typiques de chaque âge

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lle d

e fr

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nce

moy

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prat

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Échelle d’attachement moyen

Source : DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2011

0

1

2

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11 13 15 17ans ans ans ans10 0 0 01 1 12 2 2 2

ACTIVITÉ 11 ans 13 ans 15 ans 17 ans

Regarder la télévision 81,0 % 79,5 % 78.5 % 66,0 %

Ecouter de la musique enregistrée

37,0 % 36,0 % 57,5 % 68,5 %

Ecouter la radio 35,0 % 43,5 % 50,5 % 46,5 %

Lire des livres 33,5 % 18,0 % 14,0 % 9,0 %

Faire du sport 22,0 % 25,5 % 21,0 % 17,5 %

Jouer à des jeux vidéo 21,5 % 22,0 % 20,0 % 16,5 %

Utiliser un ordinateur 14,5 % 26,6 % 57,0 % 69,0 %

Source : DEPS, Ministère de la Culture et de la Communication, 2011

Consommations culturelles quotidiennes et avancée en âge

2 I loire-atlantique 2030 • Tendances N°17 • AVRIL 2012 3

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zoo

m

Directeur de la publication : Patrick Mareschal , Alain SauvourelRédaction : Isabelle Thoumin , Sylvie Octobre Mise en page et impression : Conseil général de Loire-Atlantique Crédits photo : olly - Jacek Chabraszewski - Uwe Annas - Masson - Gautier Willaume / Fotolia

Conseil de Développement de la Loire-Atlantique 21 bd Gaston Doumergue - 44 200 Nantes Tél : 02 40 99 60 73 Courriel : [email protected] Site web : www.codela.fr/media/CDLA/FLASH/INDEX.html

CONSEIL DE DÉVELOPPEMENT DELA LOIRE-ATLANTIQUE

Et demain ?

Pour aller plus loin

Les temps de mutation s’accélé-rant, on peut imaginer que les

profils des jeunes vont très vite muter, et ce pour deux

raisons majeures : la mise à disposition de nouveaux

out i ls , access ib les , nomades et multi usages et de nouvelles généra-tions de parents qui ont grandi eux- mêmes avec un ordinateur et qui intègrent facile-

ment nouveaux outils et nouveaux usages dans leurs vies quotidiennes. On voit autour du numérique émerger des éléments clefs de rupture, de nou-velles pratiques qui dessinent la consommation culturelle de demain. D’où une question pour les émetteurs culturels : comment capter l’attention et l’intérêt du jeune public via ces écrans du quotidien ?

Les bébés numériquesUne récente enquête d’Aegis Media était consa-crée à la génération des « born digital », soit les plus jeunes, entre 3 et 12 ans et de leurs rapports « naturels » avec la toile. La fréquence de connexion à Internet est importante dès le plus jeune âge (68,1% des 3-6 ans et 89% des 7-12 ans se connectent chaque semaine à Internet). Il ne s’agit plus d’une technologie qui demanderait des compétences techniques poussées. Les écrans sont des objets du quoti-dien et les usages se multiplient tandis que les outils se font toujours plus ergonomiques et intuitifs surtout avec l’introduction du tactile. Les très jeunes enfants surfent désormais. Selon l’étude Aegis, les 3-4 ans sont plus de 50% à surfer une fois ou plus par semaine. La durée de connexion progresse avec l’auto-nomie de l’enfant sur le web. Parmi les usages, les enfants regardent des vidéos, jouent et écoutent de la musique en ligne. Les activités se diversifient avec l’âge et le surf devient plus actif tandis que le contrôle parental décroît. Les enfants s’intéressent aux sites de marques, que ce soit via un réseau social ou directement sur les sites des marques.

Une histoire de transmission La comparaison des pratiques éduca-tives de trois générations montre une évolution des modèles éducatifs vers des formes moins hiérarchiques, plus égalitaires et plus relationnelles où la culture prend une place croissante. Les parents des enfants interrogés dans l’enquête déclarent faire plus souvent différentes activités avec leurs enfants que leurs propres parents ne le faisaient avec eux. La transmission en matière culturelle est beaucoup plus une affaire de « cli-mat familial » que de projet éducatif explicite, la transmission se faisant par imprégnation, de façon implicite. On peut aussi observer que le partage est plus égalitaire, les enfants faisant aussi découvrir à leurs parents de nouveaux univers, de nouvelles pratiques, ces derniers se montrant plus ouverts et réceptifs que leurs propres parents ne l’ont été.

« L’Enfance des loisirs Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence »Un ouvrage de Sylvie Octobre, Christine Détrez, Pierre Mercklé et Nathalie BerthomierParis, Ministère de la Culture et de la Communication, La Documentation française, coll. « Questions de culture », 2010

Les publications Etudes et Prospectives du Ministère de la Culture et de la Communicationwww.culturecommunication.gouv.frdont : - « L’enfance des loisirs, Éléments de synthèse », Sylvie Octobre et Nathalie Berthomier, juin 2011- « Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, éléments de synthèse 1997 – 2008 », Olivier Donnat, mai 2009- « Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmission : un choc de cultures ? » Sylvie Octobre, janvier 2009.

Numéro 226 de la revue Sciences Humaines, mai 2011, « Le Monde des ados ».Pour découvrir en détail les études autour des pratiques culturelles des français www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr