3
Rev. Stomatol. Chir. Maxillofac., 2005; 106, 2, 121-123 © Masson, Paris, 2005. 121 LETTRE À LA RÉDACTION Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la Grande Guerre S. Delaporte 16, rue Albéric de Calonne, 80000 Amiens. Tirés à part : S. Delaporte, à l’adresse ci-dessus. E-mail : sdelaportebray@wanadoo.fr La Première Guerre mondiale marque un franchissement des seuils de brutalité au premier rang desquels se situe celle infligée aux corps des combattants. Désormais, la mort à la guerre est une mort violente, presque exclusive- ment, même si le nombre de malade demeure élevé : 86 % des décès se situent sur le champ de bataille et dans sa proximité, contre 14 % par maladie. En moyenne, dans la seule armée française, près de 900 hommes meurent chaque jour entre 1914 et 1918. Les blessures également ont changé de forme. Les bles- sures infligées en 14-18 présentent une variété et une gra- vité sans équivalent dans les conflits précédents. 75 % des blessures sont infligées par les obus. Les coups directs des obus de gros calibre pulvérisent les corps au sens strict du terme, au point que l’on ne puisse plus identifier les restes. Les plus gros éclats peuvent couper littéralement en deux un homme. Le processus de fragmentation des projectiles a été étudié de manière à permettre aux éclats de ne pas perdre trop rapidement leur vitesse et leur force vive après l’explosion. Hérissés d’aspérités, ils provoquent les pires blessures de la guerre, capables d’arracher n’importe quelle partie du corps humain. Les balles modernes par leur forme conique, leur vitesse de rotation et de propul- sion entraînent des dégâts considérables également. Les nouveaux projectiles et la nouvelle intensité du feu expli- quent en grande partie pourquoi les corps des combat- tants n’ont jamais autant souffert qu’en 1914-1918. Le nombre de blessés a changé d’échelle aussi. Même s’il paraît difficile de rendre compte de manière très précise du nombre de blessés au cours de la Grande Guerre, on estime à environ 3 millions le chiffre réel des blessés, ce qui représente près de 40 % du chiffre des mobilisés. La moitié des hommes ont été blessés au moins deux fois, plus de 100 000 l’ont été trois ou quatre fois. Mais il n’existe pas d’épidémiologie du champ de bataille ; les dif- ficultés comptables tiennent au fait que l’on a retenu le nombre de blessures. Surtout, les données ne rendent pas compte de la cause de la mort dans la zone des combats ; ainsi on ignore de quelle manière sont morts les morts sur le champ de bataille. Quoi qu’il en soit, la mutation de la violence guerrière s’inscrit d’abord dans la chair de ceux qui avaient la charge de combattre. Au total, la guerre a laissé plus de deux mil- lions d’hommes souffrant d’une invalidité d’au moins 10 % et au moins 300 000 mutilés. Le bilan humain de la Grande Guerre rend malaisé la question du progrès médical appliquée à la Première Con- flagration du XX e siècle. En quoi peut-on parler ou non de « progrès médical » dans le cas des traumatismes de guerre entre 1914-1918 ? Nous retiendrons plus particu- lièrement ici l’exemple des réponses thérapeutiques apportées aux blessures maxillo-faciales. En effet, les bles- sés de la face représentent l’exemple le plus caractéristi- que de la violence nouvelle du champ de bataille entre 1914 et 1918. Si la Première Guerre mondiale n’a pas généré un type nouveau de blessures, jamais auparavant il n’avait été donné au monde médical d’observer des trau- matismes faciaux d’une telle gravité et en si grand nom- bre. On estime entre 15 000 et 20 000 le nombre de « gueules cassées » de la Grande Guerre. La modernisa- tion de l’armement, la durée du conflit, sa nature même, avec des combattants enterrés « face à face », ont favo- risé l’émergence de cette catégorie particulière de blessés. Confrontés à l’affluence des blessés de la face et à la gra- vité de leurs lésions, les médecins ont tenté d’apporter des réponses thérapeutiques afin de redonner à ces visages meurtris une apparence humaine. Mais en quoi peut-on parler ou non de progrès médical dans le cas des réponses apportées aux blessures maxillo- faciales entre 1914 et 1918 ? En quoi les réponses théra- peutiques apportées aux blessures de la face peuvent-elles se rapporter ou non à la notion de « progrès médical » ? D’emblée, il est permis d’affirmer que le contenu des réponses apportées dans le cas des blessures de la face se situe entre archaïsme et innovations. Ainsi, on entend par réponse archaïque, les thérapeuti- ques qui reprennent des méthodes totalement tombées en désuétude mais qui ont été reprises et appliquées pen- dant la guerre. L’exemple de la greffe italienne, appelée aussi greffe de Tagliacozzi, du nom de son précurseur s’inscrit tout à fait dans cette perspective. Tagliacozzi a décrit dans son traité intitulé « De curto- rum chirurgia » en 1597 sa méthode de greffe. Elle a été reprise par la plupart des chirurgiens pour réparer les per-

Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la grande guerre

  • Upload
    s

  • View
    215

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la grande guerre

Rev. Stomatol. Chir. Maxillofac., 2005; 106, 2, 121-123© Masson, Paris, 2005.

121

LETTRE À LA RÉDACTION

Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la Grande Guerre

S. Delaporte

16, rue Albéric de Calonne, 80000 Amiens.Tirés à part : S. Delaporte, à l’adresse ci-dessus.E-mail : [email protected]

La Première Guerre mondiale marque un franchissementdes seuils de brutalité au premier rang desquels se situecelle infligée aux corps des combattants. Désormais, lamort à la guerre est une mort violente, presque exclusive-ment, même si le nombre de malade demeure élevé :86 % des décès se situent sur le champ de bataille et danssa proximité, contre 14 % par maladie. En moyenne, dansla seule armée française, près de 900 hommes meurentchaque jour entre 1914 et 1918.

Les blessures également ont changé de forme. Les bles-sures infligées en 14-18 présentent une variété et une gra-vité sans équivalent dans les conflits précédents. 75 % desblessures sont infligées par les obus. Les coups directs desobus de gros calibre pulvérisent les corps au sens strict duterme, au point que l’on ne puisse plus identifier les restes.Les plus gros éclats peuvent couper littéralement en deuxun homme. Le processus de fragmentation des projectilesa été étudié de manière à permettre aux éclats de ne pasperdre trop rapidement leur vitesse et leur force vive aprèsl’explosion. Hérissés d’aspérités, ils provoquent les piresblessures de la guerre, capables d’arracher n’importequelle partie du corps humain. Les balles modernes parleur forme conique, leur vitesse de rotation et de propul-sion entraînent des dégâts considérables également. Lesnouveaux projectiles et la nouvelle intensité du feu expli-quent en grande partie pourquoi les corps des combat-tants n’ont jamais autant souffert qu’en 1914-1918.

Le nombre de blessés a changé d’échelle aussi. Mêmes’il paraît difficile de rendre compte de manière très précisedu nombre de blessés au cours de la Grande Guerre, onestime à environ 3 millions le chiffre réel des blessés, cequi représente près de 40 % du chiffre des mobilisés. Lamoitié des hommes ont été blessés au moins deux fois,plus de 100 000 l’ont été trois ou quatre fois. Mais iln’existe pas d’épidémiologie du champ de bataille ; les dif-ficultés comptables tiennent au fait que l’on a retenu lenombre de blessures. Surtout, les données ne rendent pascompte de la cause de la mort dans la zone des combats ;ainsi on ignore de quelle manière sont morts les morts surle champ de bataille.

Quoi qu’il en soit, la mutation de la violence guerrières’inscrit d’abord dans la chair de ceux qui avaient la charge

de combattre. Au total, la guerre a laissé plus de deux mil-lions d’hommes souffrant d’une invalidité d’au moins10 % et au moins 300 000 mutilés.

Le bilan humain de la Grande Guerre rend malaisé laquestion du progrès médical appliquée à la Première Con-flagration du XXe siècle. En quoi peut-on parler ou non de« progrès médical » dans le cas des traumatismes deguerre entre 1914-1918 ? Nous retiendrons plus particu-lièrement ici l’exemple des réponses thérapeutiquesapportées aux blessures maxillo-faciales. En effet, les bles-sés de la face représentent l’exemple le plus caractéristi-que de la violence nouvelle du champ de bataille entre1914 et 1918. Si la Première Guerre mondiale n’a pasgénéré un type nouveau de blessures, jamais auparavant iln’avait été donné au monde médical d’observer des trau-matismes faciaux d’une telle gravité et en si grand nom-bre. On estime entre 15 000 et 20 000 le nombre de« gueules cassées » de la Grande Guerre. La modernisa-tion de l’armement, la durée du conflit, sa nature même,avec des combattants enterrés « face à face », ont favo-risé l’émergence de cette catégorie particulière de blessés.Confrontés à l’affluence des blessés de la face et à la gra-vité de leurs lésions, les médecins ont tenté d’apporter desréponses thérapeutiques afin de redonner à ces visagesmeurtris une apparence humaine.

Mais en quoi peut-on parler ou non de progrès médicaldans le cas des réponses apportées aux blessures maxillo-faciales entre 1914 et 1918 ? En quoi les réponses théra-peutiques apportées aux blessures de la face peuvent-ellesse rapporter ou non à la notion de « progrès médical » ?

D’emblée, il est permis d’affirmer que le contenu desréponses apportées dans le cas des blessures de la face sesitue entre archaïsme et innovations.

Ainsi, on entend par réponse archaïque, les thérapeuti-ques qui reprennent des méthodes totalement tombéesen désuétude mais qui ont été reprises et appliquées pen-dant la guerre. L’exemple de la greffe italienne, appeléeaussi greffe de Tagliacozzi, du nom de son précurseurs’inscrit tout à fait dans cette perspective.

Tagliacozzi a décrit dans son traité intitulé « De curto-rum chirurgia » en 1597 sa méthode de greffe. Elle a étéreprise par la plupart des chirurgiens pour réparer les per-

Page 2: Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la grande guerre

S. Delaporte Rev. Stomatol. Chir. Maxillofac.

122

tes de substances peu étendues de la face, celles du nezen particulier. La difficulté fondamentale de ce procédéréside sur la position extrêmement inconfortable et con-traignante à laquelle le blessé est soumis. Le bras estimmobilisé contre le visage du blessé par un appareilmétallique ou plâtré. Il doit rester dans cette position pen-dant deux ou trois semaines afin de permettre la vasculari-sation des lambeaux. Deux attelles mécaniques placéesdans l’épaisseur du plâtre assurent la fixité de la tête.

Des « retouches » s’avèrent souvent nécessaires unefois l’appareillage ôté. Le lambeau peut également serétracter et donner un résultat sur le plan esthétique trèsmoyen. De plus la coloration, l’élasticité et la texture de lapeau ne sont pas les mêmes que celles du visage. La répa-ration ne fait pas illusion ici, le préjudice initial n’est qu’enpartie atténué.

Dénigré en son temps, Tagliacozzi, qui fit l’objet de per-sécution et condamné par l’Église pour « intromissionsrépréhensibles de l’œuvre du créateur », représenta pourles blessés de la face un précieux recours même si lesrésultats plastiques pouvaient apparaître disgracieux ettrès décevants pour les mutilés qui avaient supporté lescontraintes inhérentes à cette méthode.

En quoi cependant, le recours à des techniques archaï-ques répond à la notion de « progrès médical » ? La ques-tion demeure ouverte.

Le caractère d’innovation se rapporte à des techniquesnées de la guerre. La greffe dite de Dufourmentel consti-tue une innovation majeure dans les autoplasties. Elles’applique aux blessés dont les trop vastes mutilationsétaient jusqu’alors restées au-delà des capacités de la chi-rurgie réparatrice. Son indication relève des mutilationstotales ou partielles de la mâchoire inférieure.

La technique consiste à découper un lambeau cutanéde deux épaisseurs de peau, bi-pédiculé, sur le haut ducrâne, dans la région fronto-pariétale et de le transposerde manière à réaliser une sangle et à éviter les rétractionsde la greffe. La qualité du cuir chevelu se révèle supérieureà celle du bras et le procédé apparaît beaucoup moinscontraignant pour le blessé que la méthode de greffe ita-lienne.

Le lambeau est entièrement détaché de sa région deprise, rabattu en pivotant et inséré sur la région mutilée.Le blessé peut laisser pousser les cheveux de son lambeaude manière à reconstituer une barbe quasi-normale quirecouvre les tissus cicatriciels. Cette méthode permettaitde combler des brèches considérables et de donner uneapparence moins repoussante au blessé.

Mais la méthode préconisée par Léon Dufourmentelintervient au milieu de l’année 1918. L’impact de sa diffu-sion dans l’ensemble du monde médical est difficile àmesurer comme le nombre de blessés de la face qui ontpu bénéficier de cette thérapeutique.

En dépit de son caractère innovant, la méthodedemeure tardive et sa diffusion limitée, au moins en

temps de guerre. On connaît mal son impact dans la chi-rurgie civile de l’après-guerre.

En quoi le caractère d’innovation que l’on prête à cetteméthode suffit-il à l’ériger en « progrès médical » ?

Force est de reconnaître que les réponses apportées auxtraumatismes maxillo-faciaux s’inscrivent dans la conti-nuité des techniques d’avant guerre. C’est le cas tout spé-cialement des greffes dites ostéo-périostiques dont lechamp d’application a été étendu aux blessures maxillo-faciales à partir de 1915.

Les greffes ostéo-périostiques prélevées sur le périoste,qui est la fine membrane qui recouvre l’os, constituentune réponse aux pertes de substances osseuses, àl’absence ou à la mauvaise consolidation osseuse desmaxillaires, les pseudarthroses. L’une des complicationssecondaires observée chez les blessés de la face avec lesconstrictions, très répandues au moins jusqu’en 1916, quiétaient souvent le résultat des lenteurs dans les évacua-tions. La technique employée par le responsable du centrede chirurgie maxillo-faciale du Mans, le docteur Delage-nière, était utilisée avant la guerre pour les pseudarthrosesdes membres ou pour refaire le squelette du nez.

La technique de l’intervention se déroulait suivant troisphases : dans un premier temps, on préparait la régionréceptrice de la greffe, puis on prélevait le greffon sur laface interne du tibia le plus souvent avant de poser legreffon sur la zone à réparer. La durée de consolidation sesituait entre 3 et 5 mois selon l’état du patient et la vitalitédu périoste.

Les résultats thérapeutiques ont été présentés par le doc-teur Delagenière dans son rapport annuel de 1917, avecun certain recul par rapport à la mise en œuvre du pro-cédé, il écrit : « Sur les 26 greffes effectuées pour les seulespseudarthroses du maxillaire inférieur, 3 insuccès sont sur-venus. Nous n’en prévoyons aucun pour toutes celles quiont suivi. Tous les autres opérés sont actuellement consoli-dés ou en très bonne voie. Nous espérons grâce à la géné-ralisation des greffes « ostéo-périostiques » que tous lescentres de chirurgie et de prothèses maxillo-faciales pour-ront comme nous-mêmes, ramener à 15 % et même à10 % le nombre des pseudarthroses définitives du maxil-laire inférieur ».

Si la technique a permis de réduire le nombre des refusde soins dans cette spécialité, elle a également soulevé laméfiance voire dans certains cas, l’hostilité de certains deses confrères, peu convaincus de l’efficacité de laméthode, au grand désarroi de son précurseur : « Nous leregrettons, écrit-il dans l’un de ses rapports, comme l’inté-rêt médiocre que les auditeurs de la Société de chirurgieont paru y attacher à quelques exceptions près. Les autreschirurgiens ont semblé avoir leur opinion faite sur le sujetou indifférente. Leur responsabilité est fortement engagéeà l’égard des mutilés atteints de pseudarthroses desmâchoires, qui suivant leur attitude seront guéris ou infir-mes, et de l’État qui pensionnera ou non ces mutilés et en

Page 3: Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la grande guerre

Vol. 106, no 2, 2005 Progrès médical et chirurgie maxillo-faciale pendant la Grande Guerre

123

assurera à vie l’appareillage plus ou moins compliqué etcoûteux ».

À la fin du conflit, le principe n’était pas encore admisde manière unanime et les réticences ou les incertitudesn’étaient pas complètement brisées.

Le très grand nombre de blessés atteints au visage et lagravité de leurs traumatismes ont posé des questionsnouvelles au monde médical. À côté de la résurgence decertaines techniques archaïques, les réponses thérapeuti-ques apportées par les médecins dans le cas des blessu-res au visage se situent pour l’essentiel, dans lacontinuité des techniques d’avant-guerre. Le champd’application de ces dernières a simplement été élargi àla chirurgie réparatrice de la face. En tout cas, on relèvepeu d’innovations techniques même si comme dans le

cas de la greffe dite de Dufourmentel les résultats demeu-rent spectaculaires. La réponse est aussi tardive et sa dif-fusion limitée.

C’est pourquoi il paraît difficile d’envisager cet ensem-ble de réponses à travers le prisme du progrès médical.C’est d’ailleurs le cas pour l’ensemble des réponses appor-tées aux blessures de l’abdomen, du thorax, des membreset du crâne. Mais si le contenu des réponses apportées àces différentes questions n’a pas subi du fait de la guerrede modification majeure, il n’en va pas de même des atti-tudes médicales qui ont incliné progressivement de l’abs-tentionnisme thérapeutique à l’interventionnisme plusspécialement pour les blessures abdominales, crânienneset thoraciques et de l’interventionnisme à la conservationdes membres entre 1914 et 1918.