Pseudonyme a Quebec

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Pseudonyme a Quebec

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    Article

    Marie-Pier LuneauVoix et Images, vol. 30, n 1, (88) 2004, p. 13-30.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/009886ar

    DOI: 10.7202/009886ar

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    Document tlcharg le 16 dcembre 2014 02:34

    Lauteur en qute de sa figure: volution de la pratique du pseudonyme au Qubec, desorigines 1979

  • L A U T E U R E N Q U T E D E S A F I G U R E v o l u t i o n d e l a p r a t i q u e d u p s e u d o n y m e a u Q u b e c ,

    d e s o r i g i n e s 1 9 7 9

    + + +

    MARIE-PIER LUNEAUUniversit de Sherbrooke

    RSUM

    L u s a g e d u p s e u d o n y m e a l o n g t e m p s t c o n s i d r c o m m e u n e

    p r a t i q u e m a r g i n a l e , e t p a r c o n s q u e n t a t p e u t u d i . A u

    Q u b e c , o n co n s t a te to u te fo i s q u e , d e s d b u t s d e l i m p r i m e r i e

    l a u b e d e s a n n e s q u a t r e - v i n g t , 1 1 9 2 l i v r e s o u b r o c h u r e s o n t

    t p u b l i s s o u s u n f a u x n o m . B i e n s r , l a p l u p a r t d e c e s

    s i g n a t u r e s t a i e n t t r a n s p a r e n t e s e t n a v a i e n t p a s p o u r b u t d e

    m y s t i f i e r l e l e c t e u r . P o u r q u o i d o n c c e s a u t e u r s o n t- i l s d c i d

    d u s e r d e f a u x n o m s ? E n m e t t a n t e n r a p p o r t l v o l u t i o n d e

    l u s a ge d u p s e u d o ny m e a u Q u b e c ave c l vo l u t i o n d u s t a t u t d e s

    au teu r s , ce t a r t i c l e p ropose de s p i s te s de r ponse .

    V O I X E T I M A G E S , V O L U M E X X X , N U M R O 1 ( 8 8 ) , A U T O M N E 2 0 0 4

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  • Un auteur, cest avant tout un nom signant une uvre: aux yeux de ses contemporains

    comme au regard de lhistoire, il nexiste dabord que par cette signature. Elle seule lengage,

    lexpose aux sanctions que peut entraner son texte et lui confre le droit de jouir des profits

    quil peut donner. Toute lconomie de la publication sordonne autour de sa valeur,

    aussi bien lconomie marchande ( qui profite la publication?) que lconomie symbolique

    et affective (signer une uvre publie, cest engager une image de soi) 1.

    Le pseudonyme est lternel oubli des tudes littraires. Durant tout le dix-neuvime sicle, user de faux noms, ctait se montrer mal et se cacher mal tout la fois, & par consquent pcher doublement contre la sincrit du cur2. Ainsi, lesseuls sintresser aux pseudonymes taient des bibliographes, justiciers chargs defaire rgner lordre dans le monde des lettres. Au vingtime sicle, aprs quelquestudes qui ont sond les motifs de la pseudonymie 3, les chercheurs se sont arrtsen chemin. Lauteur tait mort, son nom et ses avatars taient devenus accessoires,dlaisss au profit du texte. Laffaire mile Ajar, au dbut des annes quatre-vingt,a illustr en France ces deux tendances : condamnation de la stratgie de RomainGary, puis dsintrt par rapport la question du nom Ajar tait un pseudonymecomme un autre, seule luvre comptait. En ce domaine, Michel Foucault avaitpourtant pos des jalons la fin des annes soixante 4, alors quil tudiait lefonctionnement du nom dauteur. Il a cependant fallu attendre le milieu des annesquatre-vingt pour voir enfin des chercheurs faire du travestissement onomastiqueun objet dtude spcifique (notamment en France, Maurice Laugaa5, Jean-FranoisJeandillou6 et, dans une mesure moindre, Grard Genette7 et Grard Lerclerc 8).

    Au Qubec, lhistoire du pseudonyme reste toujours faire. Except unarticle de Manon Brunet portant sur lanonymat et le pseudonymat au dix-neuvime sicle 9, aucune analyse na tent de prendre lempan de ce phnomnedans une perspective diachronique. La signature demprunt savre pourtant unindicateur prcieux de lvolution du littraire dans la culture. Qui plus est, elleporte la marque des transformations historiques du statut de lauteur. Face cergime de signature singulier, plusieurs questions se posent. Pourquoi, par exemple,

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    1 Alain Viala, Naissance de lcrivain, Paris, ditions de Minuit, 1985, p. 85. 2 Adrien Baillet, Auteursdguisez, empruntez, supposez, feints plaisir, chiffrez, renversez, retournez ou changez dune langue dans uneautre (1690), cit par Jean-Franois Jeandillou, Esthtique de la mystification, Paris, Minuit, 1994, p. 46-47.3 Les tudes de Bernard Offner, Au jardin des pseudonymes (Vie et langage, nos 58 116, 1957 1961) etdAlbert Dauzat, Les noms de personnes (Paris, Delagrave, 1925) en sont des exemples pour le corpus franais.4 Michel Foucault, Quest-ce quun auteur?, Bulletin de la Socit franaise de philosophie, vol. LXIV, 1969,p. 73-104. 5 Maurice Laugaa, La pense du pseudonyme, Paris, Les Presses universitaires de France, 1986.6 Jean-Franois Jeandillou, op. cit. 7 Grard Genette, Le nom dauteur, Seuils, Paris, ditions du Seuil,1987, p. 38-53. 8 Grard Leclerc, Le sceau de luvre, Paris, ditions du Seuil, 1998, p. 232-248.9 Manon Brunet, Anonymat et pseudonymat au XIXe sicle : lenvers et lendroit de pratiques institution-nelles, Voix et Images, no 41, 1989, p. 168-182.

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  • le nom de plume transparent devient-il presque une mode dans les annes vingt ettrente, au point qugidius Fauteux sexclame : Jamais peut-tre le pseudonymene sest panoui dans le jardin des lettres plus largement et plus librementquaujourdhui 10 ? Pourquoi est-il alors de mise de se doter dune fausse identitqui ne mystifie plus personne? Dans quelle mesure le nom suppos a-t-il vritable-ment servi de masque dans lhistoire littraire du Qubec? Comment permet-il auxauteurs de se dplacer? Quelles formes de profits symboliques peuvent escompterles auteurs qui en usent? Quelles stratgies, en rapport avec lacte de cration, les yincitent ? Quelles contraintes hors champ (politiques, religieuses, etc.) les yobligent? En dfinitive, quels en sont les effets sur le littraire?

    Il importe dabord de circonscrire prcisment notre objet sur le plan quan-titatif, puis sur le plan notionnel. Afin dviter de transformer cette tude en toile dePnlope, jai choisi de ne marrter qu lusage du pseudonyme dans les livres etbrochures au Qubec. Grce louvrage Pseudonymes qubcois de Bernard Vinet11,aux bibliographies des six premiers tomes du Dictionnaire des uvres littraires duQubec 12 et au Dictionnaire des auteurs de langue franaise en Amrique du Nord 13,jai rpertori 1192 cas de brochures ou de livres publis sous un nom demprunt auQubec, des origines 1979. Puisque la production littraire totale pour la mmepriode (base sur les bibliographies du DOLQ) compte au bas mot 10 285 publi-cations, notre corpus reprsente donc 12 % des livres ou brochures publis. Depuisles dbuts de limprimerie jusquen 1979, 1192 fois un auteur a choisi, devant unepage couverture vierge, de ne pas inscrire son nom lgal, mais autre chose. Danscette perspective, la question mrite notre attention.

    Mais quest-ce, au demeurant, quun pseudonyme ? Question en apparencebanale, vite expdie par Genette dans Seuils, qui dfinit le pseudonymat comme le fait, pour un auteur, de signer son uvre dun nom qui nest pas, ou pasexactement, ou pas compltement son nom lgal 14 . Cette dfinition a peut-tre lemrite de ne rien laisser au hasard, par contre elle cre rapidement des problmes defrontires qui lempchent dtre opratoire. Marie de lIncarnation, le frre Marie-Victorin, ne sont pas exactement les noms lgaux de ces auteurs. La question secomplique par exemple lorsque les auteurs du DOLQ accolent au patronymeMalouin la mention pseudonyme de Reine Voizelle15, alors quil sagit plutt dunom de son mari.

    De tous les thoriciens, Jean-Franois Jeandillou est celui qui a dfini le plusrigoureusement les travestissements onomastiques. Pour lui, le nom rel peut subirdes modifications : sil reoit la caution dune autorit publique, il devient alors un

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    10 gidius Fauteux, Prface, Francis-J. Audet et Grard Malchelosse, Pseudonymes canadiens, Montral,G. Ducharme, libraire-diteur, 1936, p. 7. 11 Bernard Vinet, Introduction , Pseudonymes qubcois,Qubec, Garneau, 1974, p. xi-xiii. 12 Maurice Lemire et Gilles Dorion (dir.), Dictionnaire des uvreslittraires du Qubec, t. I VI, Montral, Fides, 1980 1994. Dsormais ce dictionnaire sera nomm DOLQ.13 Rginald Hamel, John Hare et Paul Wyczynski, Dictionnaire des auteurs de langue franaise en Amrique duNord, Montral, Fides, 1989. 14 Grard Genette, op. cit., p. 48. 15 Maurice Lemire (dir.), Dictionnaire desuvres littraires du Qubec, t. V, op. cit., p. 997.

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  • nouvel orthonyme. partir de ce postulat, on rejettera les noms attribus par lescommunauts religieuses ou par le mariage. Jeandillou qualifie par contre de nomsuppos 16 toute appellation quun individu substitue lui-mme son nom lgal(sans recevoir la caution dune autorit publique). Sil dcide de changer didentit,lauteur se retrouve donc devant deux avenues : usurper le nom de quelquundautre (un allonyme) ou en inventer un nouveau (les noms forgs plaisir). Cesderniers se subdivisent leur tour : lhtronyme, accompagn souvent dune bio-graphie invente, de faux manuscrits, veut mystifier et laisser croire en lexistencedun autre crivain (cest le cas dmile Ajar) ; le pseudonyme ne consiste quen unesubstitution de signature qui semble relle, mais il nest pas assorti dun discoursbiographique fictif (comme pour Pauline Rage). Enfin, une dernire notion trans-versale sajoute ces deux catgories : le cryptonyme. Diffrent des deux autres parsa nature, il comporte en lui-mme une cl pour rsoudre lnigme. Le cryptonymepeut aussi bien tre htronyme que pseudonyme, ou nentrer dans aucune de cescatgories. Jeandillou range sous cette appellation les anagrammes, initialismes,apocopes et, finalement, tous les noms qui apparaissent comme manifestementcrypts 17 , notamment les priphrases. Cette dernire distinction nous sera utilepour dcrire lusage du nom suppos car la signature manifestement crypte, dontle caractre apocryphe est patent, prdomine largement au dix-neuvime sicle. Lepseudonyme apparat quant lui vers 1860, se rpand vers 1880, mais son usage nedevient majoritaire quau dbut du vingtime sicle.

    En tudiant la pratique du nom suppos dans une perspective diachronique,on peut dgager cinq grandes priodes, qui ont tout intrt tre analyses enregard de lvolution de la fonction-auteur. Pour Foucault, la fonction-auteursexerce dabord par lappropriation du texte. Cette proprit est toutefois histori-quement seconde par rapport lappropriation pnale. Comme le note Foucault, les textes, les livres, les discours ont commenc avoir des auteurs [] dans lamesure o lauteur pouvait tre puni, cest--dire dans la mesure o les discourspouvaient tre transgressifs 18 . Deuxime caractristique, la fonction-auteur nesexerce pas dune faon universelle et constante sur tous les discours. Foucaultdonne lexemple du discours scientifique qui devait, au Moyen ge, saccompagnerde la caution dun nom dauteur, alors que la littrature tait, prtend Foucault, bienreue dans lanonymat. Les rles seraient maintenant inverss et, ajoute-t-il, lanonymat littraire ne nous est pas supportable ; nous ne lacceptons qu titrednigme 19 . De plus, la fonction-auteur ne se forme pas spontanment commelattribution dun discours un individu. Elle est le rsultat dune srie doprationscomplexes desquelles merge un certain tre de raison , une figure construitequon appelle lauteur. Ajoutons que cet tre de raison nest pas uniquement laborpar lcrivain, mais plutt par lensemble des agents qui participent la vie litt-raire. Enfin, dernire caractristique, la fonction-auteur est prsente dans le texte

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    16 Jean-Franois Jeandillou, op. cit., p. 72. 17 Ibid., p. 84. 18 Michel Foucault, op. cit., p. 84.19 Ibid., p. 85.

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  • par des signes qui renvoient lauteur, cette icne qui nest incarne ni par lcri-vain rel ni par le narrateur 20. On verra que les cinq priodes de lusage du nomsuppos rpondent directement lvolution gnrale de la fonction-auteur danslhistoire littraire du Qubec, par consquent de la figure et du statut de lauteur.

    LAUTEUR COLLECT IF (1809-1839 ) : 22 CAS

    Dans les livres et brochures, lusage du nom suppos commence, au Qubec, en1809 avec la publication des Considrations sur les effets quont produit en Canada,la conservation des tablissements du pays, les murs, lducation, etc. de seshabitans ; et les consquences quentraneroient leur dcadence par rapport auxintrts de la Grande Bretagne 21. Le titre lui seul est vocateur, autant que lasignature, Un Canadien , derrire laquelle se cache Denis-Benjamin Viger. Lamajorit des noms supposs de cette priode sont des cryptonymes, plus particuli-rement des cryptonymes dont la facticit apparat une simple lecture. Lauteuradmet demble quil se cache, et lappellation priphrasique choisie le dsignevaguement. En mme temps quelle sert de masque, la cryptonymie est un gage devrit. Semblable lanonymat, le cryptonyme se prsente paradoxalement commeun mensonge honnte, puisque lauteur ne cherche pas camoufler sa dissimulation.La pratique de la cryptonymie plutt que de lanonymat signifie nanmoins unecertaine prise de possession par rapport au nom, puisque le signataire utilise uneexpression qui le caractrise. Un Canadien , Un loyal Canadien , Un ami dupays symbolisent une appartenance et agissent comme arguments discursifsservant appuyer le propos, annonant demble les couleurs des signataires.Comme lont remarqu les auteurs de La vie littraire au Qubec, le journal LeCanadien donne, partir de 1806, une voix propre aux Canadiens dans la luttepour lhgmonie sur lopinion publique en servant de creuset pour la formationdun nouveau projet collectif 22 . Le projet collectif est clair puisque plusieursfausses signatures appartiennent au paradigme nationaliste. Enclos dans un lexiqueidentitaire, le nom suppos se prsente comme un outil pouvant servir au nationa-lisme, au mme titre que lest par exemple la posie publie dans Le Canadien. En cesens, le nom dauteur reste alors entirement subordonn la cause. Que le premiernom suppos apparaisse en 1809 nest pas un hasard. La pratique existait aupara-vant dans les journaux ainsi que lont montr Pierre Hbert et Jacques Cotnam dansleur article sur les pseudonymes dans La Gazette littraire 23. Aprs la fondation du

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    20 Maurice Couturier explicite cette piste dans son ouvrage La figure de lauteur, Paris, dition du Seuil, 1995.21 Un Canadien [Denis-Benjamin Viger], Considrations sur les effets quont produit en Canada, la conservationdes tablissements du pays, les murs, lducation, etc. de ses habitans ; et les consquences quentraneroientleur dcadence par rapport aux intrts de la Grande Bretagne, Montral, James Brown, 1809. 22 MauriceLemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littraire au Qubec, t. IV, Je me souviens, Qubec, Les Presses delUniversit Laval, 1999, p. XV. 23 Pierre Hbert et Jacques Cotnam, La Gazette littraire (1778-1779) :notre premire uvre de fiction?, Voix et Images, no 59, 1995, p. 294-312.

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  • Canadien, lapparition du nom suppos sur la couverture de livres et brochuresillustre bel et bien lappropriation dune voix et dun projet collectifs. La cryptony-mie devient ici une variante de ce que Grard Leclerc a nomm la signatureinstitutionnelle : Lauteur, travers lidentit collective quil a choisie, ne signe pasen son nom individuel, mais au nom du groupe quil reprsente 24. Bien sr, il nefaudrait pas perdre de vue les vertus protectrices du masque. Cette premirepriode est certes celle qui entretient le lien le plus troit avec la censure. Lauteur,la plupart du temps aussi diteur et imprimeur, dfend seul la responsabilit delimprim devant lautorit censoriale. De 1809 1839, 22 publications sur un totalde 37 sont coiffes dun faux nom (cest--dire 59 % de la production totale, selonle DOLQ). On pense Denis-Benjamin Viger et Ludger Duvernay, emprisonnspour leur action mais aussi pour leurs crits, pour se convaincre des dangers inh-rents lengagement de lintellectuel au sein de la cause nationaliste. Lusage dunom suppos est ce point tributaire du champ politique quon ne peut pas direquil sagisse encore dune pratique propre au champ littraire ou dune facetteparticulire du nom dauteur. Il faut donc lier labondance des noms supposs laquestion de lappropriation du texte. Foucault affirme, en effet, que

    [le] discours, dans notre culture (et dans bien dautres sans doute), ntait pas,

    lorigine, un produit, une chose, un bien; ctait essentiellement un acte un acte

    qui tait plac dans le champ bipolaire du sacr et du profane, du licite et de

    lillicite, du religieux et du blasphmatoire. Il a t historiquement un geste charg

    de risques avant dtre un bien pris dans un circuit de proprit25.

    Pendant cette premire priode, lusage du nom suppos au Qubec est presqueexclusivement rattach une parole transgressive. On peut en dduire que lacaractristique premire de la fonction-auteur, la question de lappropriation dutexte par son auteur, ne se pose pas encore et ne surgira que beaucoup plus tard.Essentiel, le masque nen est pas moins fugace et fragile puisque, tt ou tard, lescoupables rpondent publiquement de leurs actes. Moins les agents sont nombreux,plus les sanctions risquent de frapper directement les malfaiteurs ; or, en cettepremire moiti du dix-neuvime sicle, la poigne dhommes qui savent crire etposent leur tte sur le billot au nom du patriotisme sont facilement identifiables.

    LAUTEUR MODERNE EN COULISSES (1840-1879 ) : 88 CAS

    La production sous nom suppos concide, pour cette priode, avec lvolution dulittraire telle quelle a t observe par lquipe de La vie littraire au Qubec. Eneffet, lchec

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    24 Grard Leclerc, op. cit., p. 237. 25 Michel Foucault, op. cit., p. 84.

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  • des Patriotes, que vient sceller lunion des Canadas, favorise la monte du clerg,

    qui profite de la conjoncture pour accrotre son emprise sur lenseignement, la

    presse et lassistance publique. [] La lutte dborde bientt la simple politique

    pour envahir le terrain religieux26.

    Licne de Papineau, dans limaginaire populaire, est remplace par celle deMgr Bourget. Relgue aux oubliettes, la question nationale cde la place aux pol-miques religieuses, ce que reflte lusage du cryptonyme. Ce ne sont plus de loyaux Canadiens ou des amis du pays qui signent, mais Un chrtien , Unmembre du clerg canadien, Labb Ste-Foi, Un catholique, etc. En fait, 18 des62 cryptonymes de cette priode appartiennent au vocabulaire religieux, et plusque 3 rappellent les luttes nationalistes. Pendant cette priode, 42 % des auteurs ducorpus sont des religieux. Ce pourcentage tmoigne bien de lessor du pouvoirclrical, qui aura des effets tangibles sur plusieurs aspects sociaux, dont la littra-ture. Le tribut payer, en change de cette position de force, sera de devoir sup-porter la contestation: sort invitable car, dit-on, les poques sans hrtiques sontdes poques sans croyants 27 . La fausse signature a pourtant ceci de particulierquelle mane justement des croyants et non des hrtiques, contrairement ce quon serait port penser a priori.

    Les dbats opposant Louis-Antoine Dessaulles aux abbs Alexis Pelletier etAlphonse Villeuve sont exemplaires de cet tat de fait. Dessaulles, en gage dau-thenticit, signe ses pamphlets de son propre nom et dplore vertement que sesopposants, tous du ct du pouvoir tabli, ressentent le besoin de se masquer. Ont-ils ce point honte de leurs opinions ? Dans Quelques observations sur une aversedinjures moi adresses par quelques savants dfenseurs des bons principes, ilscrie, indign:

    Quun homme srieux se prsente moi sous son nom et crive comme les gens

    bien levs doivent le faire, je tiendrai mon engagement tel que formul. Ce nest

    pas moi qui crains de lutter visire leve ! Et il est bien remarquable que ce soient

    les gens qui prtendent couvrir la religion de leur corps qui nosent pas se

    nommer28 !

    En clair, Dessaulles en appelle lauthenticit et la transparence; lusage dunom suppos lui apparat mensonger et condamnable. Mais Dessaulles soulve cettequestion sans tenir compte du statut de ses adversaires. Il faut interroger la libertdont jouit un Alexis Pelletier, certainement le champion camlon de cette priodepuisquil utilise lui seul 8 noms supposs pour 16 brochures publies. Pour

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    26 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), op. cit., t. IV, p. XV. 27 Tmoignage dun ecclsiastiqueparu dans Le Devoir, cit par Pierre Hbert, Le contrle du livre et de la lecture , Jacques Michon (dir.),Histoire de ldition littraire au Qubec, vol. 2 Le temps des diteurs 1940-1959, Montral, Fides, 2004, p. 401.28 Louis-Antoine Dessaulles, Au public clair. Quelques observations sur une averse dinjures moi adressespar quelques savants dfenseurs des bons principes, Montral, [s..], 1873, p. 3.

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  • Pelletier, un boutefeu suscitant lire de ses suprieurs par son ardeur combative, lemasque est indispensable, puisquil sagit du seul expdient qui lui permet de d-fendre son point de vue sans tre billonn. Il publie sous le voile de lanonyme,afin de se soustraire aux perscutions qui nauraient pas manqu de svir contre lui,sil et t connu29. Le masque lui fournit une libert telle que lorsque Mgr Baillargeoncondamne par circulaire les brochures de George Saint-Aim (Alexis Pelletier) etenjoint lauteur (dont il ne connat pas lidentit) de se rtracter publiquement, debrler ses manuscrits et de ne plus rien crire sur le sujet, Pelletier ne se sent pas lemoins du monde concern. Il crit mme plus tard quil croyait nulles les peinesportes contre lui, puisquil ntait pas connu comme lauteur des brochures con-damnes, et que rien ne lobligeait se conduire publiquement comme censur 30Le nom suppos lui fournit donc un sauf-conduit qui le soustrait temporairement lautorit clricale. En se renommant, Pelletier se met au monde : je devient autre . La lame a pourtant deux tranchants, car en troquant son nom contre unsimulacre, Pelletier renonce son autorit dauteur. Le masque enlve de la crdibi-lit sa signature. Signer ou ne pas signer, telle est la question qui se pose dsor-mais. La signature du texte est une garantie ; en apposant son nom, lauteurendossera ses propos comme on peut endosser un chque. Ne pas signer quivautpour Dessaulles une sorte de dsaveu du texte. La distance entre le texte et lau-teur, palpable chez les Patriotes de la premire priode qui nadoptaient que timide-ment un nom collectif, samenuise. Lauteur moderne, semblable Montaigneclamant le fameux Je suis moi-mme la matire de mon livre 31 , lauteur donc quivoudra affirmer haut et fort le lien intime qui lattache son texte, se prpare quitter les coulisses.

    LAUTEUR ENTRE EN SCNE (1880-1919 ) : 215 CAS

    Au tournant du sicle, les opuscules de protestation contre la pendaison de LouisRiel et les tracts contre lalcool reprsentent la majorit des titres publis sousnoms supposs. Sur 215 titres rpertoris, 144 appartiennent la prose dides(67 %) et sont encore arrims aux sphres religieuse ou politique. On dnombrecependant de plus en plus de romans, contes, recueils de posie et pices dethtre publis sous noms supposs. Vers les annes 1880, on voit poindre unnouveau phnomne, soit ladoption dun pseudonyme permanent 32. Si 125 titressont signs de cryptonymes, le pseudonyme accompagne en revanche 90 titres. Lenom suppos nest plus purement pisodique, utilis dans le feu de polmiques quisteignent rapidement. La fausse signature est maintenant vraisemblable, elleaccompagne divers genres littraires, et revient, en plusieurs occurrences, au fil despublications dun auteur.

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    29 Un catholique [Alexis Pelletier], La source du mal de lpoque en Canada, [s.l., s..], 1881, p. 33.30 Ibid., p. 36. 31 Montaigne, cit par Alain Brunn, Lauteur, Paris, Garnier-Flammarion, coll. Corpus,2001, p. 51. 32 Manon Brunet, loc. cit., p. 178.

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  • Cela peut vouloir dire essentiellement deux choses. Dabord, lun des avan-tages publier sous un nom suppos plutt quanonymement reste de pouvoirtablir plus facilement ses droits de proprit sil y a contrefaon. Le piratage taitdevenu, la fin du dix-neuvime sicle, un vritable flau. Lucie Robert situe vers1860 une tendance de plus en plus marque chez les auteurs signer leursuvres, de leur nom rel ou non 33 . Ensuite, dans une perspective moins prag-matique, le choix dun pseudonyme permanent peut signifier que, dans le mondedes lettres, la signature sert maintenant tablir une distinction entre lindividusocial et limage de lauteur. Le choix dun nom suppos peut ainsi permettrelmergence dune voix qui, sans cette mise en scne, naurait pu se frayer unchemin. On peut penser par exemple aux femmes, mal acceptes dans la sphrepublique et pourtant de plus en plus prsentes. Pour cette priode, elles publient elles seules 19 % des titres, contre un titre seulement pour la priode prcdente(en 1879, Un amour vrai de Laure Conan). Les lda Gonneville, Josette, Franoise,Madeleine, Colombine, Atala, Gatane de Montreuil, Fadette, Michle Le Normand,Andre Jarret se sont cr des masques transparents, des loups qui ne les cachentgure, mais qui tablissent une barrire symbolique entre les sphres publique etprive. Pour la priode de 1870 1894, lquipe de La vie littraire au Qubecpropose un chantillon de 16 auteures reprsentatives : seulement 4 dentre ellesne signent pas dun nom suppos 34 ! On sait que Laure Conan devra insister plusieurs reprises pour que Henri-Raymond Casgrain ne fasse pas allusion sonidentit dans la prface dAngline de Monbrun. Pourquoi ? Elle avoue Casgrainavoir dj assez honte de se faire imprimer 35 . Elle revient la charge le 14 jan-vier 1884, et encore le 18 mars, dans une lettre incisive o elle scrie : Jaimecent fois mieux que le livre ne soit jamais publi 36 , plutt que de voir son identitrvle. Fait noter, cette lettre est signe Laure Conan : il sagit bien duneidentit distincte de la personne civile, icne charge de reprsenter lauteure dansle monde littraire. Sans cet adjuvant quest le pseudonyme, Flicit Angersoserait-elle tenir ainsi tte linfluent Pre de la littrature canadienne ? Par-del les vellits de protection, le pseudonyme implique ici une rupture avec lasocit, comme le note encore Grard Leclerc :

    Le pseudonyme peut signifier galement : je suis dans et par lcriture autre que

    celui que jai t avant lcriture. Je suis celui que me fait lcriture de luvre. Ce

    que je suis pour les autres, ce que je suis pour ltat civil, cest mon nom de famille,

    le nom de mon pre, de mes anctres. Par le pseudonyme, je signe dun nom

    propre, dun nom que jai choisi, le texte qui mest propre. [] [P]ar le pseudo-

    nyme, je quitte la socit pour la culture, la vie civile pour la Littrature37.

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    + + +

    33 Lucie Robert, Linstitution du littraire au Qubec, Qubec, Les Presses de lUniversit Laval, 1989, p. 51.34 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), op. cit., t. IV, p. 105-108. 35 Laure Conan labbCasgrain, 1er octobre 1883 (Laure Conan, Jai tant de sujets de dsespoir. Correspondance 1878-1924, recueillieet annote par Jean-Nol Dorion, Montral, Les ditions Varia, 2002, p. 161). 36 Ibid., p. 181. 37 GrardLeclerc, op. cit., p. 243.

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  • Dans cette perspective, lusage du pseudonyme comme naissance symbolique peutdonner lire le roman Angline de Montrbrun comme une singulire mise en abyme.La qute dAngline, qui tente de saffranchir de la tutelle patriarcale pour accder,dans son journal, une voix autonome, nest-elle pas elle aussi une seconde nais-sance dans la Littrature? Malgr tout, sil est laborieux dcrire dans la maison dupre 38 , pourquoi ces femmes nont-elles pas choisi dadopter des pseudonymesmasculins ? Laure Conan y avait mme song. Pour ces tranges cratures qui sepiquent dcrire, il nexiste quun espace limit et prcis : on leur rserve les sujetslis la sphre prive, dont elles deviennent en quelque sorte les spcialistes. Celaest vrai au point que Benjamin-Antoine Testard de Montigny utilise, la fin du dix-neuvime sicle, le cryptonyme Lisette pour signer la chronique La politiquedune mre de famille dans Ltendard. Lusage de lidentit fminine est ici parti-culirement perverse ; Lisette ne se fait pas porte-parole de lmancipation de lafemme, mais conforte au contraire celle-ci dans son rle au foyer. Elle conspue lesbas-bleus et signe sa chronique avec la permission de son mari 39 , quand sesnombreux enfants sont endormis.

    Mme si le sujet est fondamental pour cette priode, il ne faut pas restreindreltude du nom suppos lusage quen ont fait les femmes crivaines. En dfinitive,des hommes aussi ont dcid de publier romans, contes, posies et essais, sous unnom suppos. Au carrefour o apparaissent de plus en plus duvres littrairesaccompagnes de faux noms, une question est incontournable : pourquoi le nomsuppos ntait-il pas plus rpandu, en littrature, avant 1880? Avant le tournant dusicle, pourquoi reste-t-il surtout rserv aux querelles politiques et religieuses? loppos, quelles transformations soprent et lui permettent alors de se rpandre?

    Dans son article sur lanonymat et le pseudonymat au dix-neuvime sicle 40,Manon Brunet soulevait une hypothse intressante en avanant que ldition parsouscription, (modle ddition dominant au dix-neuvime sicle, au moins jus-quaux annes 1870) force lauteur se faire connatre et donc dcourage lusage depseudonymes. Difficile, en effet, de passer incognito lorsque lon doit soi-mmerecueillir les fonds ncessaires pour limpression dun livre. Il faut ajouter cettepremire piste la question du statut de lauteur, dont le travail est socialement dva-loris pendant une bonne partie du dix-neuvime sicle. Comme la bien not DanielMativat 41, crire, pendant la premire moiti du dix-neuvime sicle, quivaut perdre son temps. Ainsi, il vaut mieux pour lcrivain soit de garder lanonymat, soitdadopter un discours justificateur qui le ddouane discours souvent prsent dansles prfaces des romans de lpoque. Joseph Doutre, dans la prface des Fiancs de1812, soulve la question du nom dauteur. Il prtend que la signature est accessoireau Canada, puisque peu dcrivains jouissent dune assez puissante clbrit pour

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    38 Voir Patricia Smart, crire dans la maison du pre. Lmergence du fminin dans la tradition littraire duQubec, Montral, Qubec Amrique, 1990. 39 Lisette [Benjamin-Antoine Testard de Montigny], La politique dune mre de famille , Ltendard, 23 janvier 1883, [s.p.]. 40 Manon Brunet, loc. cit.41 Daniel Mativat, Le mtier dcrivain au Qubec (1840-1900). Pionniers, ngres ou piciers des lettres ?,Montral, Triptyque, 1996, p. 235.

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  • navoir besoin dautre recommandation que celle de leur nom 42 . Autrement dit, lenom dauteur naurait pas de rsonance, et la fonction-auteur, telle quelle est conuepar Foucault, nagirait daucune faon. Le nom serait un bocal vide, sans tiquette :pourquoi sen embarrasser? Pas plus que lorthonyme, le nom suppos ne peut avoirsa raison dtre dans le champ littraire. On touche ici la deuxime caractristiquede la fonction-auteur: celle-ci ne sexerce pas universellement et de faon constantesur tous les discours. Lexemple de Dessaulles protestant contre lanonymat est rv-lateur : dans le discours polmique, la signature est primordiale. Si lauteur nosesigner, cest quil est couard ! Or, parce quelle est peu valorise, lactivit littrairesaccommode bien de lanonymat, et la fonction-auteur est consquemment nulle.Si Joseph Doutre signe, cest pour lui assez grand effort 43 . La prface de G. H.Cherrier Charles Gurin illustre toutefois lamorce dun changement dans le statutde lauteur : En mme temps quil sest form des crivains qui nont pas eu hontede signer leurs crits (chose trs rare autrefois: pendant prs de vingt ans toute notrelittrature a t anonyme), il sest aussi form un public qui commence apprcier et encourager leurs travaux44. Le public se cre peu peu des habitudes de consom-mation. Le lecteur qui a apprci un roman voudra vraisemblablement en lire undeuxime du mme auteur. Le lecteur commence se faire une image de lauteur, parune srie de descriptions qui renvoient aux titres des uvres lues. Joseph Marmettese sert prcisment de son statut de littrateur et voque le succs de ses deuxderniers romans pour justifier une demande de hausse salariale son suprieur, en1872 45. Joseph Marmette, ce nest plus une simple dsignation, cest maintenantune description du type X est lauteur de. Paralllement, on sait que des chan-gements importants sbauchent, pour les auteurs, au tournant du sicle. Grce untaux danalphabtisme de plus en plus bas, la distribution de livres de prix dans lescoles et aux amliorations des imprimeries, il devient peu peu payant toutesproportions gardes de publier des livres. Les auteurs sorganisent progres-sivement (fondation de revues, nouvelles pratiques associatives, etc.) et osent par-fois, mme pas timors, revendiquer leurs droits devant la cour (preuve en est leprocs perdu intent par Laure Conan contre Leprohon et Leprohon). Commela bien not Lucie Robert, lauteur prend conscience, au tournant du sicle, de lancessit de signer. Elle cite notamment Jules Fournier qui, ulcr davoir vu sa proseanonyme reproduite dans divers journaux, dcide de signer de son propre nom, demanire apposer sur son texte une tiquette, car ce quil crit, dit-il, lui appartienttout autant qu lpicier du coin lhuile lampe quil vend 46. Il y a l une transfor-mation notable: le discours nest plus uniquement, pour reprendre Foucault, un acte.Il devient un bien qui sinsre dans un circuit de proprit.

    Indniablement, la fin du dix-neuvime sicle, le nom dauteur possde uncapital symbolique qui lui faisait auparavant dfaut. En 1893, Sylva Clapin met en

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    + + +

    42 Joseph Doutre, cit par Daniel Mativat, op. cit., p. 235. 43 Ibid. 44 G. H. Cherrier, cit par GuildoRousseau, Prface des romans qubcois du XIXe sicle, Sherbrooke, ditions Cosmos, 1970, p. 32. 45 VoirDaniel Mativat, op. cit., p. 352. 46 Jules Fournier, cit par Lucie Robert, op. cit., p. 52.

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  • uvre une des rares mystifications de lhistoire littraire du Qubec en publiant lepastiche dun rcit de voyage que Paul Bourget aurait rdig lors de sa venue auQubec. Lorsquelle dmasque lauteur rel, la critique pousse des cris dorfraie.Clapin devient un vil plagiaire, un malheureux dbris, un noy et son larcinest dcrit comme un innommable attentat la proprit littraire47 . Un journalistedu Courrier de Saint-Hyacinthe commente pourtant le dbat avec lucidit. Il constateque l o on passait lponge Bourget, considr dabord comme lauteur du rcit,on semonce vertement Clapin: Lautorit des noms et des rputations pse dcid-ment beaucoup dans les plateaux du critique littraire en notre pays 48. La vertuclassificatoire du nom dauteur, qui en fait une description (du type X est lauteurde telle uvre), sexerce maintenant : un nouvel lment de la fonction-auteur esten place. Lattribution dun discours son auteur est le rsultat dune srie dopra-tions complexes, relayes par les divers agents. Ainsi, la dcouverte de la super-cherie vient altrer le fonctionnement du nom dauteur : on ne reconnat pas Clapin les mmes droits ni la mme autorit qu Bourget. Cest dire que le nom delauteur nest plus un bocal vide. Chaque auteur a son bocal, son contenu propre, etchaque bocal est dment identifi. Quon mlange les contenus ou les tiquettes etla critique proteste, car, par le fait mme, on invalide une mthode de rangementsavamment organise, privant ainsi le nom dauteur de sa fonction classificatoire.

    LAUTEUR, AUTEUR DE LUI -MME, EN APART (1920-1959 ) :549 CAS

    Pour que la fonction-auteur agisse pleinement, lauteur doit entrer en contact avecles autres agents du champ. Sans eux, il nexiste pas. Aspire-t-il la renomme? Ilaura besoin que la critique le consacre, cest une lapalissade. Mais encore? Veut-ilprojeter limage mythique du crateur pur, au-dessus de toute proccupation mat-rielle ? Il ne pourra le faire sans le secours de lditeur, qui assumera alors le ctmarchand, souvent occult, de lactivit intellectuelle.

    Dans les annes vingt et trente, plusieurs changements majeurs influencentla production sous nom suppos. Il est clair que le processus dautonomisation dulittraire, amorc au tournant du sicle, sacclre. Les socits littraires se multi-plient, les premiers diteurs indpendants apparaissent, la critique littraire se sp-cialise. Jose Vincent voyait dans ces changements des indices tangibles du dbutde la fermeture du champ littraire sur lui-mme 49 . On doit, bien sr, ajoutercomme autre signe (et Jose Vincent en fait lobjet de sa thse) la fondation de lasection franaise de la Canadian Authors Association, en 1921, qui saffranchit de sa

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    47 La rdaction, Protestation curieuse. M. Clapin fait parler de lui. Menaces et platitudes, Le Rveil, 10 aot1895, p. 373-374. 48 Anonyme, [s.t.], Le Courrier de Saint-Hyacinthe, 25 avril 1895, p. 1. 49 JoseVincent, Les professionnels du livre la conqute de leur march. Les associations professionnelles dans lechamp littraire au Qubec (1921-1960), thse de doctorat, Universit de Sherbrooke, 2002, f. 121.

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  • contrepartie de langue anglaise en 1936 en devenant la Socit des crivainscanadiens.

    Lusage du nom suppos, dans les annes vingt, se rvle un autre indice dela clture progressive du champ littraire sur lui-mme. Au cours de cette priode, lacritique se dote de son premier dictionnaire de pseudonymes 50, dans lequel onconstate que le pseudonyme fleurit dans le jardin des lettres canadiennes commejamais auparavant. Dsormais peru comme une coquetterie, le pseudonyme est unmensonge inoffensif qui ne trompe plus personne. Accept par les agents, le nomsuppos perd sa valeur subversive. Signe certain de linstitutionnalisation de cettepratique, la critique se lapproprie : les annes vingt et trente voient paratre desrecueils de Louis Dantin, de Valdombre et dHenri dArles, trois noms supposs.

    Toutes poques confondues, cest dans les annes vingt et trente que les nomssupposs sont les plus nombreux au Qubec et, cependant, ils ne masquent que trsrarement les auteurs. Pour tenter dexpliquer cette pratique en apparence inutile, ona souvent parl de mode du pseudonyme. Une hypothse plus intressante nousest fournie par lvolution du littraire. Dans le processus dautonomisation duchamp littraire, trois phnomnes principaux sont impliqus, savoir la diffren-ciation (la constitution dunivers qui ont des lois fondamentales propres), la spcia-lisation des agents et leur hirarchisation. Lusage du nom suppos dans les annesvingt et trente est un bel exemple du processus de diffrenciation, car la tendancequi se dessinait au tournant du sicle dans lusage du pseudonyme transparentatteint ici son apoge. Les littraires se constituent un univers qui possde ses lois,jusque dans la cration du nom dauteur. Ainsi, plusieurs crivains dcident en mmetemps dadopter une identit qui les reprsente dans le monde littraire et qui favo-rise la cration dune figure auctoriale quasi mythique. Dans le cas de Lionel Groulx,pour ne donner que cet exemple, lallonyme Aloni de Lestres (totalement trans-parent en 1932 lors de la publication dAu Cap Blomidon) permet la critique declasser hirarchiquement les uvres dun crivain prolixe qui inonde de sa pro-duction la scne littraire. Limage de lcrivain dhistoire ne doit pas tre conta-mine par celle, plus frivole, du romancier, aussi non seulement implore-t-il lacritique, dans la prface de luvre, de ne pas soccuper de ce divertissement devacances , mais encore interpose-t-il, entre lauteur, le public et la critique, uneombre de Chine : le nom suppos. La reprsentation est symbolique, mais elle segnralise chez plusieurs auteurs prcisment parce que le littraire sest autonomisdavantage. On le voit trs nettement, le nom suppos, cette poque, a moins deliens avec les sphres politique et religieuse. Il sapparente de plus en plus unepratique proprement littraire et devient un jeu. Tout doucement, on voit germer laquatrime caractristique de la fonction-auteur. Lauteur, cette construction, nest nilcrivain rel ni le narrateur, mais un intermdiaire qui court en marge du texte etcorrespond une pluralit dego. Ainsi sexplique lusage transparent du pseudo-nyme, qui semblait premire vue gratuit. Comme le souligne Nathalie Heinich:

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    50 Francis-J. Audet et Grard Malchelosse, op. cit.

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  • Du masque au choix, cette nuance manifeste ce qui, dans le pseudonyme, relve

    non dune contrainte (tre oblig de prendre un faux nom) mais dun choix positif

    (vouloir se donner un autre nom), par o un sujet sort de son identit assigne

    pour se donner une identit dont il soit, pour ainsi dire, lauteur, au sens o de son

    propre gr il la cre, puis rendue publique51.

    En jouant sinventer, lauteur nest plus uniquement auteur de son texte ; il de-vient auteur de lui-mme.

    Dernier indice du rapatriement du nom suppos des fins typiquementlittraires, pour la premire fois, le roman domine dans le corpus. Qui plus est, le nomsuppos investit littralement la sphre de grande production (dans la littraturejeunesse, dune part, avec les Maxine, Joyberte Soulanges, Marjolaine, et dautrepart, dans la collection Le roman canadien ddouard Garand 52). Comme lementionne Franois Landry, jusquen 1920, la lgislation sur les droits dauteurlaissait la voie libre au piratage ditorial53. Aprs cette date, les diteurs ne peuventplus contrefaire les feuilletons europens: Garand fonde donc la premire collectionde romans populaires canadiens. Voil un autre aspect majeur des transformations dulittraire autour des annes vingt. La nouvelle lgislation permet lclosion duneproduction locale de littrature de grande diffusion, existante avant cette date maisdifficile dvelopper devant la concurrence europenne. Ce nest donc qu partirdes annes vingt que le champ commence vraiment se polariser : apparaissent lasphre de grande production et la sphre de production restreinte. loppos de laproduction de masse, une littrature rsolument plus bourgeoise utilise aussi le nomsuppos. Cest lge dor du pseudonyme transparent, faon Bertrand Vac, FranoisHertel, Claire France ou Claire Martin. La professionnalisation croissante du mtierdditeur entrane dans son sillon la mythification de la figure de lauteur, dontlusage du nom suppos nest quune manifestation parmi dautres. La statue ducrateur est progressivement place sur un socle rig au nom de la gratuit de lartet de la puret des principes. Dans ce systme, lditeur devient peu peu ce quePascal Durand appelle le garant ngatif de lauteur. En acceptant dassumer lapartie moins noble de lactivit de lcrivain laspect conomique , lditeurendosse la peau dne du marchand et permet lauteur de communier lidologiedu dsintressement54. partir de lentre-deux-guerres, on note des modificationsdans le discours dauteurs comme Groulx, par exemple, qui prend bien soin, lorsquilrclame des droits dauteur, de mettre des gants blancs. Il rpugne parler dargentparce que, dit-il, il entend rester un auteur et se refuse devenir un marchand55.

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    51 Nathalie Heinich, tre crivain. Cration et identit, Paris, La Dcouverte, 2000, p. 173. 52 lui seul,douard Garand publie 56 titres sous nom suppos entre 1923 et 1937, la plupart attribuables son auteur-vedette, Jean Fron, pseudonyme de Joseph-Marc-Antoine Lebel, surnomm lAlexandre Dumas canadien.Cit dans Franois Landry, ditions douard Garand , Jacques Michon (dir.), Ldition du livre populaire,Sherbrooke, Ex Libris, 1988, p. 46. 53 Ibid., p. 44. 54 Pascal Durand, Quest-ce quun diteur?, Texte,nos 31/32, 2002, p. 47. 55 Lionel Groulx Dominique Beaudin, 31 juillet 1949, Fonds Lionel-Groulx, P1,Centre de recherche Lionel-Groulx, Outremont.

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  • LE R IDEAU TOMBE SUR LAUTEUR MORT (1960-1979 ) : 318 CAS

    La publication des Insolences du frre Untel en 1960 marque un tournant danslhistoire des noms supposs au Qubec. Dinoffensive quelle tait, la signaturedemprunt recouvre temporairement son statut subversif. Je passerai rapidementsur une gense somme toute bien connue 56. Andr Laurendeau choisit le pseudo-nyme de Jean-Paul Desbiens, publie ses lettres qui font boule de neige et ouvrentun dbat sur lducation. La plupart des participants la polmique, qui publientdans Le Devoir, nosent pas signer. Qui plus est, le cryptonyme est surutilis. Dansun article fondamental, Andr Laurendeau se demande Pourquoi cette peur ? :Chacun a son pseudonyme tout prt 57. Force lui est de constater que la censureexiste encore (quoi quen dise Guillaume Untel, alias Lionel Groulx, dans son articlesur La grande peur 58 ), et Jean-Paul Desbiens, aprs la publication de ses Inso-lences en recueil, sera effectivement forc lexil. On se croirait, en fait, revenu lafin du dix-neuvime sicle, puisque se conjuguent dans ce cas les lments typiquesde la deuxime priode: sphre religieuse, censure et cryptonymes.

    En mme temps quil rinstaure la subversion dans la signature, le frre Untelest atypique son poque. Au dbut de la Rvolution tranquille, le pseudonymetransparent domine toujours. Il doit pourtant rivaliser de nouveau avec le crypto-nyme, qui cette fois dconstruit compltement la sacro-sainte inscription du nomdauteur, dont Roland Barthes 59 proclame dailleurs la mort au mme moment. Enrevisitant le nom dauteur, Foucault rve de son ct dune socit o tous lesdiscours se drouleraient dans lanonymat. Cest dans une perspective de mise mort de lauteur quil faut apprhender des noms supposs comme PapartchuDropatt, Lichpou la mallche eassuit , Dersem, Snoute, Effaime Stro,Voukirakis, Gazounaud, Duguay Yaugud Raoul Luoar, Berith, Oslovik, etc. Lin-fluence du mouvement de la contre-culture est claire, le pied de nez aux institu-tions, vident, et le dsir de mystification est prsent, notamment travers CamilleBilodeau, un htronyme model sur la figure de Rjean Ducharme. En 1979 paraten effet Une ombre derrire le cur, aux ditions Quinze. Les auteurs du DOLQ 60

    lattribuent Wilfrid Lemoine, mais Mario Pelletier, dans La traverse des illusions,prcise quil sagissait en fait dun collectif dcrivains runissant Andr Major,Franois Ricard, Gilles Archambault, Wilfrid Lemoine, Jacques Brault et NicoleDeschamps:

    Nous lavons publi aux Quinze sous le pseudonyme de Camille Bilodeau, en

    souhaitant que cet auteur pluriel puisse mystifier le public autant que Rjean

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    + + +

    56 Voir Alain Fournier, Un best-seller de la Rvolution tranquille. Les insolences du frre Untel, Qubec,CRELIQ, 1988. 57 Candide [Andr Laurendeau], Pourquoi cette peur ? , Le Devoir, 8 avril 1960, citdans Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frre Untel, Montral, Les ditions de lHomme, 2000, p. 68.58 Guillaume Untel [Lionel Groulx], De quoi ont-ils peur ? , LAction nationale, vol 50, no 5, janvier 1961,p. 434-442. 59 Roland Barthes, La mort de lAuteur, Le bruissement de la langue, Paris, ditions du Seuil,1984 [1968], p. 61-67. 60 Manon Poulin, Une ombre derrire le cur, DOLQ, t. VI, p. 852.

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  • Ducharme. Mais cette petite mascarade est tombe plat, dans le grand dsert

    dindiffrence du public qubcois61.

    Si la mystification choue, ce nest pas faute de lavoir alimente : Jacques Braultlui-mme en fait une critique complaisante dans Spirale, et peut se permettre despropos objectifs puisque, dit-il, lauteur lui est inconnu62 . La fausse biographie dela quatrime de couverture voque effectivement celle de Ducharme. CamilleBilodeau est [n] quelque part au Qubec dans le milieu des annes quarante, ilse rfugie dans le rcit pour chapper sa biographie . On voit que la fiction seprolonge, au-del du texte, dans le paratexte, et le jeu ludique du nom dauteurpeut tre peru comme une caractristique postmoderne. Papartchu Dropatt,auteur de romans police-tiques comme Lhistoire louche de la cuiller potage ouLes noires tactiques du rvrend Dum, en est un autre exemple. Papartchu est unnarrateur autodigtique qui signe ses propres livres sans autre mention de lauteurrel ; la fiction et la personnalit de lauteur sont donc intimement enchevtres.Dans une entrevue accorde Lettres qubcoises, Franois-Marie Grin-Lajoie, lepre de Papartchu, a expos les raisons de ses nombreux cryptonymes. Il voulait,semble-t-il, faire une entre fracassante dans la littrature en crant non pas unmonde peupl de personnages, comme Balzac, mais un monde peupl dauteurs :

    Il y avait donc dans mon esprit un Papartchu Dropatt, qui crivait ses propres

    aventures policires ; un Papartchu Alfrade [], le pote du clan ; une Papartchu

    Madeleine [] autrice de romans psychologiques ; un Papartchu Montciel, auteur

    de mlodrames, etc. 63.

    Grin-Lajoie abandonne vite son projet car, selon son constat, les lecteurs achtent dabord un nom 64 ; la stratgie intellectuelle savre compltementdsastreuse du point de vue commercial. Comme dans le cas de Camille Bilodeau, ilsagit pourtant dun projet de cration dauteur aussi important que le texte defiction. Jaurais pu donner dautres exemples, qui nous auraient mens la mmeconclusion : ces projets dauteurs fictifs et ces noms dauteurs insolites mettent envidence la mort de lauteur, car en crant une personnalit auctoriale factice, ilspointent du doigt lincohrence dune explication du texte par la vie de lauteur,celle-ci tant fictive. En fait, lusage du nom suppos au Qubec dans les annessoixante et soixante-dix fait cho au fameux Critiques, vous tes des veaux 65 ! lanc en 1948 par Boris Vian. La cration de Vernon Sullivan par Boris Vian dmon-trait quel point lexplication des textes littraires par la biographie de lauteur taiterrone. Nanmoins, tous les critiques ont lu Jirai cracher sur vos tombes comme un

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    + + +

    61 Mario Pelletier, La traverse des illusions, Montral, Fides, 1994, p. 184. Je remercie sincrement FranoisDumont davoir port ce cas mon attention. 62 Jacques Brault, Une ombre derrire le cur de CamilleBilodeau, Spirale, no 7, mars 1980, p. 13. 63 Franois-Marie Grin-Lajoie, Grin-Lajoie contre Papartchu?,Lettres qubcoises, no 26, t 1982, p. 59. 64 Ibid. 65 Boris Vian, Les morts ont tous la mme peau, Paris,Le Livre de poche, 1973 [1947], p. 150.

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  • livre de Vian, malgr les prtentions de celui-ci au seul titre de traducteur des textesde Sullivan. Indign, Vian pose des questions fondamentales, en insistant sur lana-lyse du texte au dtriment de lauteur :

    Quand donc ferez-vous votre mtier de critique ? [] Quand cesserez-vous de

    vous demander, au pralable, si lauteur est pruvien, schismatique, membre du

    P.C. ou parent dAndr Malraux ? Quand oserez-vous parler dun livre sans vous

    entourer de rfrences sur lauteur, ses tenants et aboutissants66 ?

    Lauteur est une figure construite, ni crivain ni narrateur ; lusage du nom supposde la dernire priode illustre loquemment la quatrime caractristique de lafonction-auteur. En mme temps que les crivains faonnent des sculptures dau-teurs fictifs, ils sempressent de leur faire hara-kiri en les sabordant.

    Banal, inintressant, marginal, lusage du nom suppos? Presque exclusive-ment li aux sphres politique et religieuse pendant plus de la moiti du dix-neuvime sicle, il est peu peu appropri par les littraires comme une pratiquepropre. Amorc vers 1880, le renversement se complte au cours des annes vingtet trente. Pendant la dernire priode, le rapport est inversement proportionnel : lenom suppos devient lapanage de la littrature et a de moins en moins de liens exception faite du frre Untel avec dautres sphres, politique ou religieuse.Les crivains sen servent dans un but ludique qui na de sens quen regard des loisinternes au littraire. Qui est, par exemple, ce Papartchu ? Personne. Il na dexis-tence que par la littrature.

    Les spcialistes du nom dauteur sentendent sur un point : lauteur modernenarrive, dans lhistoire, quau moment o le rdacteur revendique un lien indisso-ciable et unique avec son texte. La notion dauteur moderne est inextricablementnoue celle de loriginalit ; ainsi, lauteur moderne est celui qui produit unnonc porteur dinnovation 67 . Lauteur moderne dfend certes ses droits dauteurau sens lgal, mais il est galement jaloux de son individualit ; il dveloppe sonpropre style. En France, cette volution se fait progressivement, partir du dix-septime sicle. Au dix-neuvime sicle, pour rsumer outrance, la figure delauteur romantique reprsentera le mythe du crateur individuel son apoge. AuQubec, il en va autrement. Dans la pice de thtre qui met en scne lvolution dustatut de lauteur, le nom suppos peut tre vu comme les didascalies qui nousinforment, entre autres, des dplacements des acteurs. Ainsi, lauteur est dabordcollectif, utilisant une signature institutionnelle qui lui permet de prendre la paroleau nom dun groupe et de servir la cause nationale. Il revendique loriginalit, maisne peut toutefois assumer seul la parole. La fausse signature semble collective etreste la mme, quelques variables prs. Un Canadien rsume et englobe lauteurainsi que ses prtentions. Progressivement, toutefois, la signature sindividualise,

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    66 Ibid., p. 149. 67 Rmy Ponton, Auteur , Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Ledictionnaire du littraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 31.

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  • marquant un pas de plus vers lautonomie de lauteur. Lacte mme de signer ou dene pas signer se charge de sens. Ainsi, celui qui use dune fausse signature perd dela crdibilit et se prive de lautorit auctoriale. Dans les polmiques de la fin dudix-neuvime sicle, signer devient une question dhonneur. Puis, au tournant dusicle, lauteur moderne entre en scne. Le march de la littrature se dveloppe etfait natre des enjeux conomiques. Daccessoire, la signature devient imprative ;Jules Fournier lapprend ses dpens. Pour des raisons matrielles, mais aussisymboliques, le cryptonyme tend laisser de plus en plus la place au pseudonyme,qui a lavantage de ressembler un vrai nom. Laure Conan, Henri dArles ouLouis Dantin : ces signatures ne dvaluent en rien le propos de lauteur, contraire-ment des inscriptions comme Un illumin ou Luigi, automatiquement contes-tes parce quelles sont perues comme mensongres. De fil en aiguille, lauteur secre donc une identit fictive, charge de reprsenter lindividu social dans lemonde parallle de la Littrature. La fausse signature perd son contenu subversif auprofit de lmancipation de la figure auctoriale. Lauteur devient son propre auteur,affichant une radicale autonomie ; il se met lui-mme au monde. Quy a-t-il dton-nant au fait que, dans la dernire priode, lcrivain tue sa cration de sa main, enprsentant ouvertement lauteur comme un personnage factice, issu dune purefiction ? Le mythe de lAuteur-Dieu, avec A majuscule et pidestal, se dgonfle,pour laisser toute la place au texte, comme le souhaitait Barthes. Aux aurores duvingt et unime sicle, chaque rentre littraire entrane encore dans son ressac uneplthore dauteurs fictifs. Un des derniers arrivs, Jsus K., auteur des Misres deBanane, est n en 1773 et mort en 1789 aprs avoir dcouvert le tire-bouchon, ledmarreur distance, la piscine hors terre, etc. 68 En interrogeant le statut apo-cryphe de luvre, la quatrime de couverture pose lun des enjeux actuels de lafausse signature : Le prsent ouvrage lui est attribu, mais peut-on vraiment trecertain de son authenticit ? Peu importe : lessentiel est de saisir loccasion pourcrer un hros, ce qui est trs rentable et tout le monde aime bien les hros 69. Aprs avoir dconstruit le personnage de lauteur, lcrivain daujourdhui tire lerideau.

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    68 Jsus K., Les misres de Banane, Montral, Lanctt diteur, 2003, 4e de couverture. 69 Ibid.

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